- Mercredi 17 mars 2021
- Jeudi 18 mars 2021
- Questions diverses
- Justice et affaires intérieures - Désinformation en ligne : communication et avis politique de Mmes Florence Blatrix Contat et Catherine Morin-Desailly
- Justice et affaires intérieures - État de droit dans l'Union européenne - Rapport d'information, proposition de résolution européenne et avis politique de MM. Philippe Bonnecarrère et Jean-Yves Leconte
Mercredi 17 mars 2021
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Institutions européennes - Session d'hiver de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe du 24 au 26 février 2021 : communication de M. Pascal Allizard, premier vice-président de la délégation française
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, notre commission se réunit aujourd'hui pour entendre notre collègue Pascal Allizard rendre compte devant elle de la récente session de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, dite AP-OSCE. Il est en effet le vice-Président de la délégation parlementaire française au sein de cette assemblée, la députée Sereine Mauborgne étant présidente de cette délégation. Celle-ci comprend quatre autres sénateurs. Deux d'entre eux sont aussi membres de notre commission : André Gattolin et Jean-Yves Leconte. Les deux autres membres sont Valérie Boyer et Stéphane Demilly qui n'ont pu se joindre à nous aujourd'hui.
Cette assemblée a son origine dans la relance du processus de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), relance décidée en 1990 lors du « sommet » de Paris qui se tenait un an après la chute du mur de Berlin.
La « Charte de Paris pour une nouvelle Europe » adoptée lors de ce « sommet » prévoyait en effet la création d'une Assemblée parlementaire de la CSCE, composée de représentants des parlements de tous les États participants. La dénomination actuelle de l'Assemblée résulte de la transformation de la CSCE en OSCE le 1er janvier 1995.
Pascal Allizard m'a fait observer que ses collègues députés comme ses collègues étrangers restituent régulièrement leurs travaux au sein de cette assemblée devant leur parlement respectif. Il m'a proposé de rendre compte devant notre commission des différentes sessions annuelles de l'AP-OSCE et de ses travaux en plénière, en commission, ainsi qu'occasionnellement lors des missions d'observation électorale. De plus, en tant que Vice-président français de l'Assemblée parlementaire, il participe au Bureau et, en qualité de Représentant spécial pour les affaires méditerranéennes, il préside le Forum méditerranéen annuel et participe au volet gouvernemental des travaux.
Aussi j'ai accueilli très favorablement cette demande. Cela permettra de mieux faire connaître, au sein du Sénat, les activités de l'AP-OSCE et, en matière méditerranéenne, de favoriser des synergies utiles avec nos collègues François Calvet et Didier Marie, chargés pour notre commission de suivre les pays de la rive Sud de la Méditerranée. J'espère ainsi créer une nouvelle habitude, à l'instar de celle déjà installée avec nos collègues membres de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, qui nous rendent régulièrement compte de leurs travaux. Je suis donc très heureux de céder la parole à Pascal Allizard.
M. Pascal Allizard. - Monsieur le Président, merci d'avoir accepté le principe de cette présentation. La délégation sénatoriale de l'AP-OSCE est rattachée administrativement à la commission des affaires européennes et il m'a semblé naturel de renouer avec cet usage de rendre compte devant vous de notre mandat.
L'OSCE regroupe 57 États d'Amérique, d'Europe et d'Asie et l'AP-OSCE 323 parlementaires issus des Parlements de ces 57 États membres. L'OSCE est issue de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe qui a abouti à l'Acte final d'Helsinki signé le 1er août 1975.
Quelques mots sur l'institution : l'acte d'Helsinki ne comporte que peu de dispositions concrètes. Il est avant tout une énumération de principes et d'intentions : égalité souveraine, respect des droits inhérents à la souveraineté, non-recours à la menace ou à l'emploi de la force, inviolabilité des frontières, intégrité territoriale des États, règlement pacifique des différends, non-intervention dans les affaires intérieures, respect des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, y compris la liberté de pensée, de conscience, de religion ou de conviction, égalité de droits des peuples et droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, coopération entre les États, exécution de bonne foi des obligations assumées conformément au droit international.
Les États participants déclarent leur résolution de tenir dûment compte des dispositions de l'Acte final de la Conférence et de les appliquer. Toutefois, l'Acte final n'a pas la force d'un traité obligeant ses signataires. Pourtant, il a participé indirectement à l'issue de la Guerre froide. En effet, les Soviétiques ont signé l'Acte parce qu'à leurs yeux, il figeait une fois de plus les frontières issues de Yalta et les Occidentaux ont espéré de leur côté que des rencontres annuelles seraient l'occasion de dénoncer les manquements aux Droits de l'Homme perpétrés de l'autre côté du Rideau de Fer. Les Soviétiques n'avaient probablement pas imaginé que le seul fait d'égrener tous les ans la liste des prisonniers politiques et de ceux qu'on allait appeler les « dissidents » aurait un tel impact sur l'opinion publique des deux côtés du Mur. La suite est connue.
Ainsi les pères fondateurs ont essentiellement confié à l'OSCE la sécurité de l'Europe et la coopération entre les différents pays qui composent notre vieux continent. Ce sont les deux missions principales de l'organisation. Malgré les conflits et les tensions existant entre les États membres, nous cherchons à ne pas trop nous en écarter, sinon nous prendrions le risque de perdre notre « raison d'être » ou tout simplement notre « raison sociale ». Pourtant on peut observer une inflexion depuis deux décennies : les questions de sécurité et les enjeux politico-militaires semblent passer au second plan, tandis que prennent le dessus la promotion des droits de l'Homme, des libertés fondamentales, de l'égalité des genres et quelque peu aussi de la coopération économique et environnementale.
L'AP-OSCE se réunit en plénière trois fois par an, en hiver, en été et à l'automne. Elle est dotée de trois commissions générales : affaires politiques, affaires économiques, démocratie et Droits de l'Homme. Celles-ci se réunissent lors des réunions statutaires, mais elles peuvent aussi se réunir à tout autre moment à l'initiative de leurs présidents. Des commissions ad hoc sont également constituées et peuvent organiser des missions sur le terrain. Actuellement il existe deux commissions ad hoc : migrations, dont j'ai pu être quelque temps vice-président, et terrorisme. Enfin il existe un groupe de travail informel sur les Routes de la Soie.
L'organe dirigeant, le Bureau, est composé du Président, des vice-présidents, du Trésorier et des membres du bureau des trois commissions générales ainsi que du Président émérite, c'est-à-dire l'immédiat prédécesseur du président en titre. Les représentants spéciaux sont nommés à la discrétion du Président et sont invités au bureau si leur sujet doit être évoqué lors de la réunion. Le Bureau de l'AP-OSCE se réunit une ou deux fois par an à Copenhague en tant que de besoin, et, chaque année, il se réunit dans le pays exerçant la présidence, lors de la réunion du Conseil ministériel. C'est là que se décident les grandes orientations. J'ai l'honneur d'être vice-président de l'AP-OSCE depuis 2018.
Depuis mars 2020, l'AP-OSCE a renoncé à toute réunion physique en raison du contexte sanitaire, mais elle a en revanche organisé régulièrement et sans difficulté l'ensemble des réunions statutaires par visio-conférence. De même, les trois commissions permanentes ainsi que toutes les commissions ad hoc ont organisé des webinaires si bien qu'aucune des réunions prévues en 2020 n'a été annulée à ce jour, permettant ainsi un fonctionnement quasi normal de l'institution. En outre, la présidence de l'AP-OSCE a lancé avec succès des webinaires consacrés à des sujets d'actualité touchant en particulier aux conséquences de l'épidémie sur les droits de l'Homme et l'État de droit, sujet qui préoccupe aussi notre commission. À côté de ces activités statutaires, l'AP-OSCE participe régulièrement à des missions d'observation électorales, comme peuvent le faire également les membres de l'APCE. Nous avons dû renoncer à l'observation des élections américaines de novembre en raison de la crise sanitaire. Début avril, les élections législatives bulgares feront l'objet d'une mission d'observation que je présiderai.
La délégation du Sénat à l'Assemblée parlementaire de l'OSCE compte 5 membres qui s'ajoutent aux 8 membres de l'Assemblée nationale pour former la délégation française à l'AP-OSCE. La présidente est une députée, Sereine Mauborgne. Les présidences suivent une alternance entre majorité et opposition, ainsi qu'entre assemblées.
Lors de la dernière réunion statutaire de l'AP-OSCE, le constat a été fait d'un recul du multilatéralisme. Les 26 et 27 février dernier, l'AP-OSCE s'est réunie en visioconférence pour sa 20e session d'hiver et nous avons débattu des conflits actuels en Europe, de la crise ukrainienne, de la situation au Nagorny-Karabakh, de la sécurité économique et environnementale, des Droits de l'Homme et des conséquences de l'actuelle pandémie.
Lors des débats, il a ainsi surtout été question du nécessaire retour au multilatéralisme. La crise du multilatéralisme que nous traversons déjà depuis plusieurs années est préoccupante. Le multilatéralisme à vocation universelle a connu une ascension continue jusque vers la fin du 20è siècle, puis il a décliné et, curieusement, ce déclin va de pair avec la montée de l'insécurité internationale que nous connaissons.
Dans la première moitié du XXe siècle, les Nations Unies ont vu le jour après la guerre mondiale et la Charte des Nations Unies est devenue une norme fondamentale reconnue des relations d'État à État. C'est sur la base d'un système international avec l'ONU comme noyau central et un ordre international fondé sur le droit international et s'appuyant sur le fonctionnement efficace des institutions multilatérales, que des progrès considérables ont été accomplis dans le domaine de la gouvernance mondiale. Nous nous en écartons désormais, même en Europe.
Premièrement, les États-Unis, jusqu'à une date récente, nous ont montré qu'ils tournaient le dos au multilatéralisme en se retirant de certaines instances multilatérales et de certains traités et en relâchant les liens qui les attachent à notre continent, mais cette crise du multilatéralisme est loin de tenir à la seule politique américaine. Nous verrons quelle inflexion l'administration Biden donnera à sa politique internationale.
Dès 2014, la Russie annexait la Crimée au mépris du droit international et menait une guerre en Ukraine en pleine Europe. La Turquie, pourtant membre de l'OTAN, menace d'autres membres de l'OTAN. Enfin, la Chine qui, quant à elle, prêche le multilatéralisme, développe en attendant - et de manière subreptice - ses propres instances parallèles. Qui peut encore croire que les Routes de la Soie - la fameuse « Belt and Road Initiative » - constituent une enceinte multilatérale quand, en réalité, elles permettent à Pékin de conclure des accords bilatéraux avec chaque pays pour développer son influence internationale ? Dans notre rapport sur les Routes de la soie fait au nom de la commission des affaires étrangères, Gisèle Jourda et moi avions utilisé à ce sujet le terme de « bilatéralisme de masse ». La Chine a même enfoncé un coin dans l'Union européenne avec son format 17+1, sans que l'Union européenne ne réagisse ni remette en cause la signature du traité sur les investissements.
Cette crise du multilatéralisme s'installe avec un hégémon libéral américain en retrait et un hégémon autoritaire chinois en pleine ascension. Aux États-Unis, le retour progressif à l'isolationnisme peut être analysé comme une tendance lourde de moyen terme depuis l'appel du Président Barack Obama en 2015 à « en finir avec les guerres sans fin », renforcé par la volonté politique du Président Donald Trump. La présidence démocrate pourrait peut-être renverser la vapeur. D'ailleurs, le Président Biden n'a-t-il pas déjà annoncé que les États-Unis reviendraient dans l'Accord de Paris ? C'est un symbole. Ira-t-il au-delà du symbole ?
Quant à la diplomatie européenne, elle cherche à s'affirmer au service de la « méthode multilatéraliste ». Mais on voit qu'elle a du mal à imposer son modèle démocratique, concurrencée par des alternatives autoritaires à travers la planète entière, prise entre la montée du national populisme, les ingérences étrangères, et l'affaissement plus général de l'idéal de la démocratie représentative. En outre, l'UE n'est pas une puissance au sens étatique et régalien du terme, d'autant qu'elle jugule elle-même les aspirations régaliennes de ses propres États membres.
Il est clair que l'UE peine à se projeter comme un acteur international capable de mettre en oeuvre une politique étrangère, ambition dont la crédibilité nécessiterait une capacité à user de la force. L'UE apparaît tout au plus comme un « soft power » qui veille en paroles à l'équilibre des puissances dans les régions déstabilisées. Elle s'engage parfois dans des « opérations de désescalades des tensions » par communiqués, résolutions et même sanctions diplomatiques et commerciales. À l'OSCE, il est difficile voire impossible de parler de la politique de l'UE : très vite, nos partenaires nous rétorquent que ce sont des questions qui ne concernent qu' « une fraction des États membres de l'OSCE ».
Le poids des conflits gelés et des autres contentieux empêche un climat serein à l'OSCE. Ce qui perturbe le bon fonctionnement de l'Institution, c'est l'impossible résolution des « conflits gelés » et l'impossible apaisement des tensions entre États membres issues pour l'essentiel de la Russie, de la Turquie et de l'Azerbaïdjan.
Quand on regarde la carte politique de la « Grande Europe », celle de l'Atlantique à l'Oural, on s'aperçoit qu'en son centre, du Nord au Sud, et même jusqu'à la rive Sud de la Méditerranée, elle est traversée par une grande ligne de faille : une zone de tensions plus ou moins vives. On peut les prendre dans l'ordre en commençant par le Nord.
L'enclave russe de Kaliningrad est la tête de pont de la Russie sur la Mer baltique. Elle est devenue, avec 225 000 militaires, une de premières bases militaires et un des premiers arsenaux russes, considérée comme un avant-poste de la menace russe contre l'Occident. Je l'ai vue de mes propres yeux en avion. C'est proprement effrayant tant est dense la concentration de soldats et d'armes.
La « cyber-guerre » menée par la Russie contre les États baltes déstabilise aussi régulièrement les systèmes informatiques.
La Biélorussie, alliée de la Russie - en particulier pour les exercices militaires qui s'y déroulent face à la Pologne - est actuellement déstabilisée par l'agitation née des irrégularités de la dernière élection présidentielle.
L'Ukraine est, depuis l'annexion de la Crimée, le principal sujet traité par l'Assemblée parlementaire de l'OSCE. L'Ukraine est désormais menacée d'être privée des revenus des gazoducs transportant le gaz russe d'Est en Ouest si le projet Nordstream 2 est achevé.
La Transnistrie - « conflit gelé » et territoire que la Russie cherche à détacher totalement de la Moldavie - est également un formidable arsenal russe, car même s'il est obsolète, il s'y trouve encore des armes chimiques.
L'Abkhazie et l'Ossétie du Sud en Géorgie sont également considérées comme des « conflits gelés ». Ces deux territoires séparatistes de la Géorgie sont occupés par la Russie qui déplace constamment la ligne de démarcation à son profit.
Le Nagorny-Karabakh en Azerbaïdjan est longtemps resté un « conflit gelé », mais la guerre de 2020 entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan a prouvé que les conflits gelés peuvent s'enflammer à tout moment. Depuis le cessez-le-feu du 9 novembre 2020, la Russie est en charge de la sécurité du Nagorny-Karabakh et occupe le territoire avec l'accord tacite mais contraint de la Turquie qui a participé indirectement à cette guerre en déplaçant des djihadistes irakiens et syriens vers l'Azerbaïdjan avant l'intervention.
La problématique de la partition de Chypre reste un point de crispation qui vient de connaître une nouvelle acuité avec la découverte d'hydrocarbures dans ses eaux territoriales et les prétentions de la Turquie sur ces matières premières. La tension permanente qui existe entre la Turquie et la Grèce s'en trouve renforcée.
Enfin la déstabilisation de la Syrie par le djihad a permis à la Russie de devenir un acteur de premier plan au Proche Orient, puisqu'elle a désormais deux bases en Syrie, et permis à la Turquie d'avancer ses pions dans cette région confuse et explosive.
Cette ligne de faille du Nord au Sud où l'on mène des guerres sans le dire ouvertement n'est plus du tout maîtrisée par les puissances occidentales européennes et sert de ballons d'essais pour la Russie et la Turquie qui, ainsi, mesurent le degré de tolérance ou d'apathie de l'Occident et testent jusqu'où elles peuvent aller sans provoquer une déflagration continentale.
Cette situation conflictuelle grave qui n'est pas prise à bras le corps par le clan occidental ni par l'UE fournit à l'Assemblée parlementaire de l'OSCE d'interminables débats entre tour à tour les Russes, les Polonais, les Baltes, les Ukrainiens, et les Moldaves, les Turcs, les Grecs et, les Chypriotes, les Russes et les Géorgiens, les Azerbaïdjanais et les Arméniens.
L'OSCE et son Assemblée parlementaire apparaissent comme des forums où s'expose souvent sans fard la réalité des conflits armés qui traversent l'Europe : véritables guerres qui ne disent pas leur nom et dont on mesure mieux la gravité dans ces enceintes, du fait sans doute de l'absence complète de compréhension entre les protagonistes et de l'impossibilité de tout consensus.
Parallèlement, on mesure parfaitement à l'OSCE un consensus plus facile qui s'installe au contraire sur une nouvelle acception de l'État de droit, l'hostilité à la laïcité, les droits de l'Homme, le dé-colonialisme, la parité et la théorie du genre...
En cela l'OSCE, et a fortiori son assemblée parlementaire, reflète mieux que beaucoup d'enceintes internationales la réalité de notre monde contemporain. C'est un de ses mérites.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci. Je m'interroge sur la puissance de l'Europe dans le monde et son influence. La reconnaissance du marché unique européen ne s'accompagne pas de reconnaissance politique.
M. Claude Kern. -Nous retrouvons les mêmes problématiques à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE), en particulier sur la Géorgie et la Turquie.
M. Pascal Allizard. - Sur la Turquie, la controverse relative au plateau continental est un vrai sujet de fragilité de l'Union européenne.
M. Claude Kern. - J'avais une question sur le suivi des rapports : l'APCE produit un grand nombre de rapports mais assure peu leur suivi. En est-il de même pour l'Assemblée parlementaire de l'OSCE ?
M. Pascal Allizard. - La situation est différente, car la partie gouvernementale de l'OSCE joue un rôle important. La représentation y est certes de niveau très hétérogène suivant les pays, ce qui prive l'outil d'une pleine efficacité mais l'OSCE agit sous mandat de l'ONU et les missions d'observation - vérification des lignes de front par exemple - sont des actions de terrain où nous exerçons un suivi concret. Au sein de l'assemblée parlementaire, la prise de décisions n'appartient pas directement aux parlementaires, le travail se fait par motions et souvent les lignes de fracture que j'ai pu exposer précédemment réapparaissent. Cependant, le dialogue y est toujours maintenu.
Lors de la session annuelle de l'Assemblée parlementaire de l'OSCE qui s'était tenue en juillet 2015 à Helsinki, la Finlande avait interdit son territoire aux diplomates et parlementaires russes. Nous étions alors encore dans la suite de la crise de Crimée et l'Union européenne venait de prendre des sanctions. Une telle situation n'est pas tolérable. L'Assemblée parlementaire de l'OSCE est avant tout une instance de dialogue et elle doit le rester.
Mme Marta de Cidrac. - Je souhaitais revenir sur une zone qui n'a pas été évoquée : la question de l'Arctique est-elle un sujet pour l'OSCE ?
M. Pascal Allizard. - C'est un sujet émergent mais ce n'était pas une priorité jusqu'à présent, mais il y a désormais un représentant spécial.
Mme Gisèle Jourda. - Merci pour cette présentation exhaustive. J'ai été interpellée par la faiblesse des États de l'Union européenne au sein de l'Assemblée parlementaire de l'OSCE. Sur les conflits gelés, notre commission mène une réflexion depuis longtemps. Au sein de l'Union européenne, les missions se multiplient mais les résultats ne suivent pas. Je m'interroge sur cette multitude de déplacements et de rapports de constat qui ne changent rien, comment aller au-delà ? L'exemple de l'Ukraine est en cela particulièrement parlant.
M. Pascal Allizard. - La logique de résultats imposerait un recours à la force qui n'a pas lieu d'être. L'OSCE est avant tout une instance de dialogue. En tant que pays tiers, nous avons un rôle d'apaisement dans ces conflits.
M. André Gattolin. - En tant que membre des deux assemblées parlementaires APCE et AP-OSCE, je vois peu de différences entre elles. Il y a effectivement plus de missions électorales et d'observation à l'Assemblée parlementaire de l'OSCE et le périmètre est plus large, plus de pays y étant représentés, dont les États-Unis et le Canada. L'Assemblée parlementaire de l'OSCE n'a cependant pas de prolongement en droit positif international contrairement aux rapports de l'APCE adoptés à la majorité qualifiée qui ont une incidence sur le comité des ministres et la production de normes internationales. Les sujets de préoccupation des deux assemblées ont dérivé de sujets comme la pacification, la démocratie ou les droits de l'Homme vers d'autres comme l'écologie, la théorie du genre, la défense des minorités LGBT+ où leur intervention me semble moins légitime. Quand la France a présidé le Conseil de l'Europe, elle a d'ailleurs tenté de recentrer les débats sur les fondamentaux.
M. Pascal Allizard. - C'est exact. Avant la crise ukrainienne, ces assemblées s'éloignaient de leur raison d'être. Les conflits actuels ont replacé les Assemblées parlementaires, et surtout celle de l'OSCE, dans leur rôle traditionnel d'instance de dialogue et de promotion de la paix.
M. André Gattolin. - Je note aussi que la délégation russe est identique dans ces deux assemblées, ce qui peut contribuer à lui donner une plus grande « force de frappe ».
M. Jean-François Rapin, président. - Comme nous en étions convenus lors de notre réunion du 22 octobre 2020, sur proposition du Bureau de la commission, je souhaite constituer le groupe de travail interne à notre commission pour formuler des propositions sur les questions institutionnelles susceptibles d'être abordées par la Conférence sur l'avenir de l'Europe, qui pourrait enfin être lancée au printemps prochain. J'ai proposé que chaque groupe politique y soit représenté afin d'associer le plus largement possible les diverses sensibilités de la commission à ce travail qui portera sur des thèmes à fort impact politique.
Le groupe socialiste avait déjà désigné Laurence Harribey pour l'y représenter. Elle et moi, en notre qualité de représentants des deux forces politiques principales du Sénat, serons co-rapporteurs de ce groupe de travail. Il comprendra donc 8 membres - un par groupe - et ces 8 membres seront invités à participer à toutes les auditions et à contribuer à l'élaboration des propositions que Laurence Harribey et moi formaliserons dans un rapport d'information que nous soumettrons in fine à l'approbation de la commission.
Tous les groupes m'ont fait leurs propositions aussi je suis en mesure de vous soumettre aujourd'hui la composition suivante pour ce groupe de travail :
Ces désignations sont approuvées à l'unanimité.
Comme vous le savez, la présidence tournante du Conseil de l'Union européenne reviendra à notre pays à partir du 1er janvier prochain, et pour six mois.
Le Président du Sénat a organisé hier une réunion de lancement des préparatifs du Sénat à cet événement. Il a ainsi réuni le vice-président Karoutchi, les Questeurs et les présidents de commissions et de délégations pour échanger sur les réunions interparlementaires que le Sénat pourrait organiser à cette occasion et les thèmes qu'il pourrait porter, en coordination avec l'Assemblée nationale et en tenant compte des priorités de la présidence française autour des notions englobantes de « relance, puissance et appartenance ». Les thèmes proposés sont : l'autonomie stratégique européenne incluant les questions de concurrence, de commerce, de politique industrielle et de politique énergétique mais aussi un volet santé au titre de la recherche ; la politique migratoire européenne en incluant le pacte asile/migration et sans ignorer la dimension aide au développement ; la mise en oeuvre de l'accord de Paris et la politique environnementale ; le modèle culturel européen en y intégrant une dimension État de droit. Deux sujets seront traités au Sénat et deux à l'Assemblée.
Les deux assemblées devraient par ailleurs se répartir ainsi les réunions : l'Assemblée, si elle l'accepte, organiserait la COSAC plénière et le groupe de contrôle conjoint d'Europol ; le Sénat se propose d'organiser la Conférence interparlementaire pour la politique étrangère et de sécurité commune et pour la politique de sécurité et de défense commune et la « petite » COSAC, qui réunit la troïka présidentielle et les présidents des commissions des affaires européennes des parlements nationaux des 27. Enfin, le Président Larcher envisage d'accueillir à Paris une réunion extraordinaire de l'ensemble des sénats des États membres de l'Union européenne.
La réunion est close à 15 h 00
Jeudi 18 mars 2021
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Questions diverses
M. Jean-François Rapin, président. - Le Gouvernement nous a demandé hier de lever la réserve parlementaire d'ici ce soir pour plusieurs textes. Certains sont techniques et ne nécessitent donc pas que notre commission s'en saisisse, mais, parmi ces textes, figure un projet de décision concernant la facilité européenne pour la paix. Étant donné l'importance de ce texte, j'ai préféré vous soumettre la levée de réserve.
La décision du Conseil 5212/21 qui nous est soumise établit la facilité européenne pour la paix, ligne de 5 milliards d'euros prévue pour financer les coûts communs d'opérations et missions militaires relevant de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et, dans les cas où le Conseil a décidé de les mettre à la charge des États membres, les dépenses opérationnelles liées à des mesures d'assistance visant à renforcer les capacités d'États tiers et d'organisations régionales et internationales dans le domaine militaire et de la défense, ou soutenir les aspects militaires d'opérations de soutien de la paix dirigées par de tels États ou organisations.
Pour la première fois, cette facilité pour la paix permettra à l'Union de compléter les activités de ses missions et opérations PSDC dans les pays hôtes par des mesures d'assistance, qui peuvent inclure la fourniture d'équipements, d'infrastructures ou d'assistance en matière de défense, à la demande de pays tiers ou d'organisations régionales ou internationales.
Cette facilité permettra à l'Union européenne de contribuer au financement d'opérations de soutien de la paix menées par des partenaires n'importe où dans le monde. Elle remplacera donc deux instruments : le mécanisme Athena, précédemment utilisé pour financer les coûts communs opérationnels des différentes missions et opérations militaires de l'Union au titre de la PSDC, et la facilité de soutien à la paix pour l'Afrique, qui se limitait à ce continent.
Le financement de toute action au titre de la facilité nécessitera l'adoption préalable par le Conseil, statuant à l'unanimité, d'un acte de base établissant une telle action.
Le texte de la décision règle techniquement le mode de fonctionnement, la structure et l'organisation de la facilité ainsi que ses aspects budgétaires. Le financement reposera sur des contributions des États membres selon la clé du produit national brut, et sous réserve de la possibilité pour un État membre de présenter une déclaration formelle afin de ne pas participer au financement d'une action.
Dans la mesure où, en tout état de cause, le financement de toute action au titre de la facilité nécessitera l'adoption préalable par le Conseil, statuant à l'unanimité, d'un acte de base établissant une telle action, je vous propose de ne pas intervenir plus avant sur cette proposition.
M. André Gattolin. - Je souscris à cette proposition. Je le dis comme rapporteur du programme 105 (« Action de la France en Europe et dans le Monde »), à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, conscient que nous avons mis bien des moyens dans les organisations de maintien de la paix. On nous reproche trop souvent de conduire des opérations extérieures sans consacrer assez aux mécanismes promouvant la paix, il est donc très pertinent de nous associer pleinement à ces mécanismes à l'échelon européen, d'autant qu'ils pourront financer non seulement des infrastructures de développement mais aussi des capacités militaires. Le mécanisme, reposant sur l'unanimité, prévoit un droit de retrait : c'est le seul moyen d'avancer parce que certains pays sont réticents à se sentir liés.
M. Didier Marie. - Le Gouvernement saisit le Parlement la veille pour le lendemain, ce n'est pas de bonne méthode, ni respectueux de nos travaux. Sur le fond, je ne vois pas de difficulté à lever la réserve parlementaire, sous réserve d'inventaire.
M. Jean-François Rapin, président. - Effectivement, d'autant que le texte qui nous est soumis ne date pas d'avant-hier...
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je me joins à ce propos. Cependant, on ne peut que se féliciter de ce texte. Voilà des années que nous demandons que les forces de la paix soient mobilisées, car on ne gagne jamais la guerre par les seules armes.
La commission émet un avis favorable à la levée de la réserve parlementaire.
Justice et affaires intérieures - Désinformation en ligne : communication et avis politique de Mmes Florence Blatrix Contat et Catherine Morin-Desailly
M. Jean-François Rapin, président. - Nous allons parler d'un sujet qui est au coeur du projet européen : l'État de droit. Nous en avons récemment débattu avec nos partenaires allemand et polonais, lors d'un colloque organisé à l'occasion du 30e anniversaire du triangle de Weimar.
Il y a un mois, le président Larcher a pu échanger avec ses homologues polonais et allemand sur cette notion d'État de droit, qui est difficile à cerner et qui dépasse la seule indépendance de la justice, et sur les mécanismes que l'Union européenne a mis en place pour protéger l'État de droit, qui semble sur la sellette trente ans après la réunification de l'Europe. Jean-Yves Leconte et moi-même avons pu aussi participer à ces échanges intéressants. Le sujet est revenu au coeur de l'actualité européenne la semaine dernière, puisque la Hongrie et la Pologne ont saisi la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) pour demander l'annulation du nouveau mécanisme de conditionnalité, mis en place sous l'impulsion du Conseil européen en juillet et décembre 2020 et visant à priver de fonds communautaires un État membre qui ne respecterait pas l'État de droit. Nous y reviendrons certainement avec les rapporteurs Philippe Bonnecarrère et Jean-Yves Leconte, qui ont mené un travail très approfondi sur plusieurs mois et qui nous présenteront leur rapport.
Le respect de l'État de droit implique aussi le pluralisme des médias et la liberté de l'information. À ce titre, il nous a paru opportun de discuter également des projets de la Commission européenne pour mieux lutter contre la désinformation en ligne, projets qui prennent la forme d'un plan d'action pour la démocratie européenne et de nouvelles propositions législatives pour réguler les services numériques et, bientôt, la publicité politique.
Fin février, un rapport du ministère de l'intérieur a attiré l'attention sur les nouvelles formes de dérives sectaires. Les désinformateurs d'aujourd'hui sévissent sur de nouveaux terrains : Internet, blogs, chaînes vidéo, podcasts, réseaux sociaux... autant de lieux où se développent de nouveaux obscurantismes qui posent la question de la responsabilité des plateformes numériques y donnant accès, sans être à proprement parler éditeurs de ces contenus. La règlementation semble en retard pour lutter contre la désinformation. Hier encore, dans une tribune parue dans un grand quotidien, un collectif de citoyens, journalistes ou vulgarisateurs, qui s'attellent à un travail d'information et d'éducation en ligne, a lancé un appel. Ils se disent souvent menacés et harcelés et regrettent de ne pas être mieux accompagnés dans leur résistance contre la manipulation numérique, qui s'appuie sur des moyens financiers colossaux et menace nos processus démocratiques.
Je cède la parole à nos rapporteures, Florence Blatrix Contat et Catherine Morin-Desailly, qui vont nous fait part de leur analyse et nous proposeront un avis politique destiné à faire connaître à la Commission européenne nos priorités dans la perspective du nouvel encadrement juridique envisagé pour lutter contre la désinformation.
Mme Florence Blatrix Contat, co-rapporteure. - L'actuelle Commission européenne a fait de la régulation des plateformes l'une de ses priorités politiques. Elle a présenté le 15 décembre dernier deux propositions de règlements, le Digital Services Act (DSA) et le Digital Market Act (DMA), qui visent à revoir les règles du marché unique du numérique. Le premier texte définit les responsabilités des acteurs du numérique - en particulier des grandes plateformes - quant aux contenus qu'ils diffusent, et le second encadre leurs comportements anti-concurrentiels.
Nos travaux sur ces deux textes, commencés dès le début du mois de janvier, sont bien engagés : nous avons déjà réalisé une quinzaine d'auditions. Ils se poursuivent, et nous vous proposerons, dans les prochains mois, de prendre position sur l'ensemble des sujets abordés par ces textes, avec sur chacun d'eux un rapport d'information, assorti d'une proposition de résolution européenne et d'un avis politique à la Commission.
Mme Catherine Morin-Desailly, co-rapporteure. - Compte tenu du très large spectre embrassé par ce paquet numérique, nous souhaitions faire un premier point sur la façon dont y est traitée la question de la désinformation en ligne. En effet, la Commission européenne a également présenté, le 3 décembre dernier, un plan d'action pour la démocratie européenne, qui comporte un important volet numérique : il aborde en particulier la problématique du maintien de la sincérité du débat public et de l'intégrité des élections, au regard de la numérisation croissante de notre environnement.
À titre personnel, je me réjouis que l'Union européenne s'empare enfin pleinement de ces sujets ; certains d'entre vous se rappellent peut-être que c'était là l'une des préconisations que je faisais lors des débats dans notre hémicycle sur le projet de loi Infox, en 2018, dont j'ai été rapporteure : comme sur beaucoup d'autres sujets, l'échelon européen est le plus pertinent, sur des sujets par nature transfrontière.
Le plan d'action pour la démocratie européenne aborde également des questions de cybersécurité, d'ingérence étrangère, de lutte contre le cyberharcèlement de journalistes, etc., toutes questions très intéressantes et sur lesquelles nous aurons probablement l'occasion de revenir avec nos collègues rapporteurs, mais nous avons souhaité ici interroger spécifiquement la manière dont les modèles de fonctionnement et de financement des plateformes en ligne, et notamment des réseaux sociaux, affectent nos processus démocratiques. En effet, le projet de Digital Services Act comprend déjà d'importantes propositions sur ce sujet ; par ailleurs, dans le cadre de la mise en oeuvre du plan d'action, la Commission européenne prépare une proposition de législation sur la publicité politique ciblée en ligne, qui devrait être présentée à l'automne 2021, et sur laquelle nous vous soumettrons dès aujourd'hui quelques suggestions.
Mme Florence Blatrix Contat, co-rapporteure. - Par bien des aspects, les plateformes en ligne sont désormais assimilables à des espaces publics ; elles jouent un rôle de plus en plus important dans l'accès à l'information, et sont même devenues un moyen privilégié de communication avec les citoyens, pour les partis politiques comme pour les pouvoirs publics. Les récents événements en Australie ont bien montré à quel point Facebook, contrairement à ses dires, est devenu un canal de diffusion de l'information irremplaçable, y compris pour certaines autorités et certains services publics.
Il est vrai que la défiance envers les médias traditionnels est de plus en plus grande : selon le dernier baromètre du Cevipof, seuls 16 % des Français déclareraient faire confiance aux médias traditionnels. De plus en plus de personnes se tournent vers les réseaux sociaux pour accéder à l'information. L'encadrement des contenus publiés sur les plateformes en ligne et la lutte contre la désinformation apparaissent donc comme des enjeux majeurs.
L'Union européenne s'intéresse à ce sujet depuis déjà plusieurs années. Le code européen de bonnes pratiques contre la désinformation en ligne, cadre d'autorégulation mis en place en 2018, présente, de l'aveu général, un bilan plutôt positif : il a permis d'engager un dialogue entre les acteurs économiques et les autorités européennes et nationales pertinentes. Ce dialogue s'est, par exemple, montré particulièrement efficace pendant la crise de la covid-19 : les plateformes signataires, encouragées par la Commission, ont montré leur capacité à lutter contre la désinformation et à promouvoir des contenus fiables, issus de sources journalistiques ou gouvernementales. En particulier, les récents progrès de leurs algorithmes d'analyse des contenus leur permettent de détecter rapidement une très grande proportion des contenus douteux, y compris en tenant compte des nuances de contexte.
En ce qui concerne la promotion de contenus fiables, un certain nombre de grandes plateformes pratiquent déjà le marquage de contenus publiés par des autorités, ou vérifiés par des fact checkers. Il conviendrait d'encourager plus largement le recours à des vérificateurs de faits agréés. Nous pensons que les journalistes, en particulier, ont un rôle à jouer dans ce processus. Le projet de DSA institutionnalise un statut de « signaleurs de confiance » - trusted flaggers -, principalement pour le signalement de contenus illicites et de produits contrefaits, qui offrirait un cadre pour une coopération renforcée dans le domaine de la lutte contre la désinformation.
Le cadre non contraignant du code n'est plus suffisant, au regard de l'ampleur prise par le phénomène de désinformation en ligne. Facebook affirme, par exemple, bloquer chaque jour automatiquement des millions de tentatives de création de faux comptes. Et les outils désormais à la disposition des plateformes ont prouvé leur efficacité. Ce constat n'est pas fait seulement en Europe : après l'attaque du Capitole, début janvier, les parlementaires américains ont constaté que « l'autorégulation a échoué » et ont convoqué les PDG de Facebook, Twitter et Alphabet pour qu'ils répondent de leur rôle et de leur responsabilité dans la diffusion de fausses informations.
De fait, comme le scandale Cambridge Analytica il y a quelques années, la récente affaire du Capitole illustre les risques pour le fonctionnement réel de nos démocraties, qu'induit le modèle économique des plateformes, fondé sur l' « économie de l'attention », nourrie par l'exploitation abusive des données à caractère personnel. Car si ces plateformes sont devenues des lieux inévitables de débat public, il ne faut jamais perdre de vue qu'elles demeurent des acteurs économiques privés à but lucratif, dont la vertu n'excédera jamais les limites de leur intérêt économique : leur modèle de financement quasi exclusif par les revenus publicitaires aboutit à une recherche systématique d'exposition maximale des utilisateurs à la publicité, et il est désormais bien établi que cette logique favorise les contenus les plus clivants et radicaux, qui retiennent l'attention, au détriment des informations pondérées.
À cet égard, la Commission européenne, dans son projet de Digital Services Act et dans la nouvelle mouture en préparation du code de bonne conduite, continue de tabler sur le risque réputationnel encouru par les plateformes, pour les encourager à améliorer spontanément leurs comportements en matière de régulation des contenus - notamment les contenus préjudiciables et de désinformation. Il faut être bien naïf pour penser que cela suffira à faire bouger significativement les lignes, quand on pense à l'impact dérisoire sur son chiffre d'affaires qu'a eu le boycott de Facebook par plus de 400 grands annonceurs, à l'été 2020.
Plus fondamentalement, s'il faut évidemment empêcher que la diffusion de contenus illégaux, préjudiciables ou trompeurs ne rapporte gros, il nous faut aussi refuser, quand bien même la pression de l'opinion publique obligerait les plateformes à s'acheter une vertu, que le débat public puisse être orienté uniquement par des principes de rentabilité, à rebours de tous les principes et garanties établis en France : c'est bien d'une régulation propre à assurer la pluralité des opinions en ligne dont nous avons besoin. Mais quelle régulation ?
La proposition de Digital Services Act maintient le principe de responsabilité limitée pour les hébergeurs : cela implique qu'ils ne peuvent être tenus responsables des contenus illicites publiés sur leurs services que si, une fois informés, ils n'agissent pas pour les retirer. Des obligations additionnelles sont prévues pour les plateformes en matière de transparence et d'obligations de moyens, et plus encore pour les très grandes plateformes. Ces dernières sont tenues de procéder à une évaluation des risques systémiques posés par l'utilisation de leurs services, par exemple en matière d'atteinte aux droits fondamentaux, et de prendre des mesures d'atténuation de ces risques. C'est dans ce dernier cadre qu'entre le traitement de la désinformation.
Nous ne pouvons que saluer le fait que le texte traite de la question des algorithmes d'ordonnancement des contenus : ces derniers favorisent la visibilité et l'accessibilité, voire la viralité de certains contenus, et leur permettent de toucher un très large public en un temps record. Ils constituent donc un enjeu majeur en matière de lutte contre la désinformation. Cette caractéristique de la diffusion de l'information sur internet fait que poser le débat en termes de respect de la liberté d'expression n'est pas adéquat, ou en tout cas pas suffisant : on peut encadrer les modalités de diffusion - ce que les Anglo-Saxons appellent « freedom of reach » - sans attenter à la liberté d'expression - « freedom of speech » - des individus qui utilisent les services de médias sociaux.
Il est essentiel que les acteurs privés que sont les plateformes ne disposent pas d'un pouvoir arbitraire de suppression des contenus, en particulier en matière de contenus douteux, moins aisés à qualifier ; mais le déclassement algorithmique de certains contenus, en réduisant considérablement leur visibilité, s'apparente déjà à une sorte de censure de fait. Il convient donc d'envisager une responsabilité des plateformes sur ce qu'elles maîtrisent, à savoir les modalités d'ordonnancement algorithmique.
Le projet de DSA prend partiellement en compte cet aspect, en assurant une meilleure accessibilité de ces algorithmes aux chercheurs et aux régulateurs, aux fins d'évaluation des risques systémiques. Il demande aussi aux très grandes plateformes de prendre en compte le fonctionnement de leurs algorithmes dans l'évaluation des risques et, le cas échéant, dans les mesures prises en vue de les atténuer. Il offre en outre aux utilisateurs la possibilité, à laquelle nous sommes très favorables, de modifier les paramètres du système de recommandation, voire de le désactiver, même si nous aurions préféré que cette désactivation soit imposée par défaut.
Mme Catherine Morin-Desailly, co-rapporteure. - Ces mesures de transparence nous paraissent bien insuffisantes : nous avons interrogé de nombreux acteurs et experts du numérique sur la possibilité et l'opportunité d'introduire un statut spécifique pour les plateformes, caractérisé par une redevabilité accrue pour les contenus illicites qui sont diffusés, ou même seulement préjudiciables ou de désinformation. En effet, nous considérons que l'usage d'algorithmes d'ordonnancement des contenus et, plus encore, la détermination des paramètres de ces algorithmes, est assimilable à une éditorialisation. L'opinion quasiment unanime, à l'exception, bien entendu, des représentants des très grandes plateformes, globalement très satisfaites du projet de règlement en l'état, c'est que l'introduction d'un tel statut serait parfaitement justifiée. Nous invitons donc la Commission à évaluer et considérer cette option sans préjugés.
Le texte, même s'il cherche à en atténuer les effets, échoue à affronter directement la question du modèle de fonctionnement et du modèle économique des plateformes : aucune mesure concrète n'est en effet proposée pour assécher la monétisation des fausses informations via la publicité. Les effets négatifs d'un tel modèle sur le débat public et les processus démocratiques ne sont pas mentionnés parmi les facteurs potentiels de risques systémiques qui doivent être pris en compte par les très grandes plateformes lors de leurs évaluations.
Le second pilier sur lequel repose le modèle de fonctionnement des plateformes en ligne est l'exploitation des données personnelles de leurs utilisateurs, qui sert de base à la publicité ciblée qui les finance : il peut s'agir de données fournies sciemment par l'utilisateur, ou de données observées par le réseau social, ou même inférées à partir d'autres données - comme les likes, les traces de connexion ou encore l'historique de recherche.
Dans tous les cas, des obligations de transparence et, la plupart du temps, de recueil du consentement s'imposent à l'intermédiaire, au titre du règlement général sur la protection des données (RGPD) et aussi de la directive ePrivacy de 2002, mais elles ne sont clairement pas observées de manière satisfaisante. En particulier, toute personne faisant l'objet d'opérations de profilage devrait pouvoir s'y opposer, en vertu de l'article 22 du RGPD.
Il faut d'ailleurs attirer l'attention sur le rôle particulièrement néfaste, dans ce processus, des data brokers - les courtiers en données -, qui possèdent des dizaines de milliers de données sur chaque individu, données que les plateformes utilisent pour consolider les profils des utilisateurs. Ces data brokers, qui ont largement contribué à rendre possible le scandale Cambridge Analytica, commencent à intéresser les régulateurs, tant aux États-Unis qu'en Europe.
Le RGPD a déjà fortement encadré leur activité, et la proposition d'acte sur la gouvernance des données publiée par la Commission européenne en novembre dernier présente d'intéressantes propositions pour aller plus loin. J'espère que nous pourrons travailler sur ce sujet lorsque le deuxième volet de cette réglementation - la proposition d'acte sur les données - sera publié à l'automne prochain.
Force est cependant de constater que, malgré la défiance grandissante observée dans l'opinion publique envers les réseaux sociaux et le pistage généralisé, nous n'assistons pas pour l'instant, concrètement, à des refus massifs de ces pratiques par les utilisateurs ; certes, ils peuvent abandonner temporairement les réseaux sociaux ou les plateformes, mais ils ont tendance à y revenir.
L'obligation faite aux plateformes, dans le projet de DSA, d'informer clairement les utilisateurs sur le caractère publicitaire des communications commerciales auxquelles ils sont exposés, et de fournir des informations sur l'annonceur et les critères de ciblage utilisés, est tout à fait bienvenue. Cette proposition est conforme aux garanties de transparence imposées par le RGPD et la directive ePrivacy, et va même, pour ce qui est des critères de ciblage, au-delà du RGPD.
Cela devrait sensibiliser les utilisateurs au fonctionnement de ces systèmes de profilage, et aux atteintes potentielles à leur intimité et à leurs droits fondamentaux. Cependant, cela ne doit en aucun cas se substituer à la nécessité d'une application pleine et entière des règles européennes en matière de protection des données à caractère personnel.
Dans son avis sur le projet de DSA, le Contrôleur européen de la protection des données, que nous avons longuement auditionné, appelle la Commission à aller bien au-delà des mesures de transparence prévues dans le texte. Il suggère même d'aboutir in fine à la suppression de la publicité ciblée basée sur le profilage. Pour s'assurer de l'accord des utilisateurs au traitement de leurs données à des fins commerciales, conformément au RGPD, nous recommandons donc que les plateformes soient tenues de mettre à disposition des utilisateurs une option de désactivation de la publicité ciblée.
Sur la question du cadre de protection des données personnelles, la situation est contrastée. L'Europe dispose de l'une des législations les plus protectrices dans ce domaine, et la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) comme le Comité européen de la protection des données (CEPD) - qui rassemble les « CNIL » européennes - estiment que le bilan du RGPD, entré en vigueur en 2018, est largement positif. Preuve de son efficacité, la totalité des grands acteurs du numérique a fait, ces deux dernières années, l'objet de plaintes au niveau européen à ce sujet, dont la plupart sont encore en cours de traitement.
Cependant, le consensus est également général pour estimer qu'il est indispensable de renforcer encore, d'une part, les moyens dont disposent les autorités nationales de protection des données, et, d'autre part, la coopération entre ces autorités nationales, afin de faire mieux vivre le système des autorités cheffes de file et harmoniser concrètement le niveau de protection dans les différents États membres.
La question de la publicité ciblée est, en outre, particulièrement sensible lorsqu'elle est utilisée à des fins de communication politique, aussi bien par les partis politiques traditionnels, dans le cadre de campagnes électorales, ou par des acteurs tiers, afin de déstabiliser des opinions. Toutefois, les modalités de manipulation des opinions sont différentes de celles que ma collègue a décrites concernant la diffusion des fausses nouvelles ; dans le cas de la publicité politique, les informations diffusées le sont en effet sciemment.
C'est le même modèle économique qui permet la diffusion de ce modèle néfaste, et les conséquences sur le fonctionnement des processus démocratiques sont similaires. Les techniques d'analyses massives de données à caractère personnel et de micro-ciblage créent « des asymétries extrêmes des connaissances et du pouvoir qui découle de ces connaissances », comme l'écrit l'universitaire américaine Shoshana Zuboff dans L'âge du capitalisme de surveillance.
Cela confère un pouvoir d'influence considérable sur les utilisateurs aux plateformes, et parfois à leurs annonceurs - pouvoir d'influence susceptible d'affecter gravement la liberté et la sincérité de leurs choix politiques. En outre, la diffusion de communications politiques uniquement auprès d'un cercle restreint de personnes, spécifiquement ciblées grâce aux techniques de profilage, empêche la vérification par des tiers de la véracité des faits allégués, et fait obstacle à tout débat contradictoire.
Là encore, une pleine application du RGPD devrait conduire à une atténuation considérable du risque. Les données susceptibles de révéler des opinions politiques relèvent, aux termes du RGPD, de la catégorie des données dites « sensibles », qu'elles soient recueillies directement ou qu'elles soient inférées, par profilage, à partir d'autres données -socio-économiques, de localisation, d'habitudes de consommation... On peut songer aux controverses autour du compteur Linky. La collecte et le traitement de ces données sont en principe interdits, sauf si celles-ci ont été manifestement rendues publiques par la personne concernée, ou que cette dernière a donné son consentement pour leur utilisation.
Ce champ de régulation est encore quasiment vierge. Il existe un relatif consensus sur la nécessité d'adapter le droit, et en particulier le droit électoral, à l'utilisation désormais massive des outils numériques, mais il n'existe pas actuellement de définition claire du concept de « publicité politique ». La Commission s'interroge d'ailleurs, en vue de sa future proposition législative, sur l'opportunité de faire entrer dans le champ de la publicité politique les communications sponsorisées sur des sujets d'intérêt général, sans qu'il s'agisse de communications émises par des partis politiques durant les campagnes électorales. Cette définition large est par exemple retenue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui inclut dans la publicité politique les publicités « thématiques » traitant de « questions d'intérêt général », qui peuvent être financées, par exemple, par des groupes d'intérêt privé ou des ONG.
Considérant qu'il est urgent de réguler le débat public et le débat politique en ligne, nous encourageons la Commission en ce sens. Cette initiative viendra assurément compléter de manière utile les dispositions horizontales sur la publicité ciblée déjà contenues dans le projet de DSA. Notre commission aura sans doute l'occasion de se prononcer plus précisément sur ce texte, quand le détail de la proposition sera connu, et il faudra alors être attentif à ce que la mise en place de règles au niveau européen n'aboutisse pas à un affaiblissement du haut niveau de protection qui existe actuellement dans certains États membres, et notamment en France, où la publicité politique sponsorisée est interdite, en ligne comme hors ligne.
Nous espérons que notre communication a permis de mettre en lumière, plus globalement, les effets néfastes du modèle de fonctionnement et de financement des grandes plateformes, les avancées et aussi les insuffisances des premiers remèdes proposés dans le projet de DSA. Ces éléments pourront également alimenter nos débats sur les propositions de textes sectoriels ultérieurs ; ils nourriront en tout cas notre rapport sur le projet de DSA, que nous vous présenterons dans les prochains mois.
M. Jean-François Rapin, président. - Deux éléments me touchent particulièrement. Le premier, c'est l'absence d'évocation de la « diffamation » dans vos propos. Comment l'Europe s'organise-t-elle aujourd'hui juridiquement à cet égard ? On dispose d'un outil juridique - la loi de 1881 - qui est peut-être dépassé. Les bases législatives, sur lesquelles s'appuie actuellement la diffamation, nécessitent que l'on pousse la réflexion.
Le deuxième élément concerne l'implication des plateformes dans la propagation de la diffamation. Si vous diffusez un tract diffamatoire, l'imprimeur n'est pas responsable de ce qui est écrit...
M. André Gattolin. - Pour peu qu'il mentionne les renseignements légaux...
M. Jean-François Rapin, président. - Bien sûr... Concernant les plateformes, jusqu'à quel point peuvent-elles être impliquées dans la diffusion d'une information qui serait juridiquement considérée comme diffamatoire ? Y-a-t-il eu des recours ? Dispose-t-on de statistiques ? Qu'en est-il de la responsabilité des plateformes ?
Autre point que je souhaite évoquer : la forme de schizophrénie des utilisateurs. D'une part, on observe une défiance envers les réseaux sociaux et, d'autre part, de plus en plus de gens les utilisent ; c'est un sujet sociétal important à décrypter.
M. André Gattolin. - On parle d'une législation européenne. Sommes-nous dans un système mixte, avec des adaptations selon les pays ?
Nous ne traitons qu'une partie des choses. En plus des attaques extérieures, un État peut également, par le contrôle complet du marché publicitaire, empêcher le pluralisme d'expression, comme le montre l'exemple hongrois.
M. Didier Marie. - Sur un sujet techniquement très complexe, j'aurai plusieurs questions. La première concerne la taille et la situation de trust de certains opérateurs numériques. Jusqu'à quel point peut-on accepter les phénomènes de concentration ? Cette question, bien sûr, ne se pose pas uniquement à l'échelle européenne.
Je m'interroge également sur les moyens des autorités de contrôle et la coopération entre les organismes nationaux et européens. Quels sont les moyens dédiés à l'échelle européenne pour assurer la coordination et les contrôles ? Quelles en sont les modalités ?
Enfin, en matière de publicité, un certain nombre de dispositions sont envisagées. Je m'interroge sur la position à tenir concernant le micro-ciblage publicitaire. Est-ce envisageable d'aller jusqu'à son interdiction ? Les règles de la concurrence permettent-elles cela aujourd'hui ?
Mme Florence Blatrix Contat, co-rapporteure. - La sémantique française parle de législation européenne, mais il s'agit bien d'un règlement.
Concernant le démantèlement des grandes plateformes, le sujet est sur la table aux États-Unis. Dans le DMA, en cas de non-respect des règles, des possibilités existent afin de faire pression sur les plateformes.
Mme Catherine Morin-Desailly, co-rapporteure. - Désinformation et diffamation sont les deux grands maux du siècle, et la viralité permise par les plateformes en accélère la diffusion. Nous devons interroger la capacité de la justice à s'emparer de ce sujet, en application de lois déjà existantes. Lors de son audition, Christiane Féral-Schuhl, l'ancienne présidente du Conseil national des barreaux (CNB), a insisté sur le fait que nous disposons des textes sans savoir les appliquer. Tout est question de formation au numérique. Parfois, les juges et les magistrats n'ont pas les compétences nécessaires.
Concernant la schizophrénie des utilisateurs, souvent ceux-ci ne sont pas conscients de l'écosystème toxique dans lequel ils évoluent ; d'où l'importance de l'éducation à l'école. Dans le cadre de la loi pour une école de la confiance, nous avons introduit des amendements pour prévoir de former les formateurs, puis de sensibiliser les élèves à ces questions.
Au moment de l'affaire Cambridge Analytica, beaucoup d'utilisateurs de Facebook se sont désabonnés de la plateforme. Plus récemment, des utilisateurs ont quitté l'application WhatsApp, liée à Facebook, et migré vers l'application Signal.
Sur ces sujets, l'éducation et la montée en compétences de tous doivent être une cause nationale. Progressivement, nous parviendrons à acculturer nos concitoyens.
Mme Florence Blatrix Contat, co-rapporteure. - J'ai lu récemment un article expliquant que les moins de 25 ans repéraient plus facilement les fake news. Le numérique est leur environnement depuis toujours...
Mme Catherine Morin-Desailly, co-rapporteure. - Pour répondre à Didier Marie, nous avons laissé se développer cette situation de trust des géants américains dans les années 1990. Le débat monte actuellement aux États-Unis, avec, notamment, la démocrate Elizabeth Warren, qui a mis sur la table l'hypothèse d'un démantèlement des plateformes. Thierry Breton a également parlé d'un démantèlement possible. Sachant la puissance de feu de ces entreprises, nous en sommes encore loin.
Il convient de s'interroger sur le modèle économique de ces plateformes. Ce modèle est très toxique, avec une forte rentabilité. Il ne faut donc pas compter sur la seule autorégulation.
Les autorités de contrôle travaillent très bien ensemble. La France, avec le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) à l'époque, a lancé le groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels. Les « CNIL européennes » se coordonnent également. Ces autorités, auxquelles on confie de nouvelles missions, ont maintenant besoin de moyens ; il faut des chercheurs, des développeurs...
Mme Florence Blatrix Contat, co-rapporteure. - Lors de nos auditions, la Commission nous a indiqué disposer de 80 personnes pour répondre à ces problématiques.
Concernant la publicité ciblée, la volonté est d'aller vers une interdiction.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Sur l'éducation, l'exemple de France 24, qui est leader en matière de repérage de la désinformation, me paraît très intéressant.
Concernant la diffamation, le problème de l'application au quotidien est considérable, avec notamment la création de faux comptes, pour créer des sites diffusant de fausses informations. Nous avons besoin de légiférer sur ce sujet.
Mme Catherine Morin-Desailly, co-rapporteure. - Au-delà de l'éducation, face aux GAFAM - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft -, il est nécessaire de soutenir les audiovisuels publics européens - Delphine Ernotte, la présidente de France Télévisions, est, depuis quelques mois, la présidente de l'association des audiovisuels publics européens - et de conforter le modèle économique des médias traditionnels. C'est le défi auquel s'attache notamment France 24, dans le cadre d'une mission conjointe avec la Deutsche Welle.
M. Jean-François Rapin, président. - C'est un sujet passionnant ; un smartphone, je l'appréhende comme un couteau suisse - c'est-à-dire, comme l'indique d'abord le terme « couteau », comme une arme. La question de la formation est, dès aujourd'hui, quelque chose de fondamental.
La commission des affaires européennes adopte l'avis politique qui sera adressé à la Commission européenne et disponible en ligne sur le site internet du Sénat.
Justice et affaires intérieures - État de droit dans l'Union européenne - Rapport d'information, proposition de résolution européenne et avis politique de MM. Philippe Bonnecarrère et Jean-Yves Leconte
M. Jean-François Rapin, président. - Nous examinons maintenant le rapport d'information de nos collègues Jean-Yves Leconte et Philippe Bonnecarrère sur l'État de droit dans l'Union européenne, et notre commission se prononcera sur la proposition de résolution européenne et l'avis politique qui en découlent.
M. Jean-Yves Leconte, co-rapporteur. - Si, dans l'esprit des Pères fondateurs de l'Union européenne, la construction européenne était un projet essentiellement politique, elle se traduisit d'abord par une entreprise de nature économique. Elle a toutefois accordé progressivement une large part au droit et il existe toute une jurisprudence sur la notion de Communauté puis d'Union de droit. Ainsi, dans une décision du 29 mai 1974, le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe avait indiqué se réserver la possibilité de mesurer à l'aune des droits fondamentaux inscrits dans la Loi fondamentale allemande les actes de la Communauté que la Cour de justice aurait déclarés licites. Cet arrêt constituait une réponse à un arrêt de la Cour de Justice des Communautés Européennes de 1970, qui avait confirmé que la primauté du droit communautaire s'exerçait même à l'égard des règles constitutionnelles des États membres. Dès lors que la primauté du droit européen était conditionnée par l'Allemagne au respect par l'Union européenne des bases constitutionnelles de la République fédérale d'Allemagne, et notamment à la garantie des droits fondamentaux, il fallait que l'ordre juridique communautaire garantisse une protection des droits fondamentaux équivalente à celle assurée par la Constitution allemande pour que la saisine du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe n'ait plus lieu d'être : « aussi longtemps que » cette condition ne serait pas remplie, des recours contre une disposition de droit communautaire invoquant la violation d'un droit fondamental reconnu par la Constitution allemande resteraient recevables.
C'est le traité de Maastricht de 1992 qui, au lendemain de l'effondrement du bloc soviétique, marque une césure en intégrant des valeurs européennes, dont l'État de droit. Le traité de Lisbonne de 2007, dans l'article 2 du traité sur l'Union européenne (TUE), a consacré cette évolution en faisant de ces valeurs le fondement de l'Union européenne et en rappelant qu'elles sont « communes aux États membres ». Sur cette base, l'Union européenne s'est dotée, plus particulièrement depuis une dizaine d'années, d'une véritable politique publique de l'État de droit, dans un contexte où de sérieuses atteintes aux droits fondamentaux sont portées dans plusieurs États membres.
L'État de droit fait l'objet de normes juridiques internes et internationales qui demeurent très générales et qui ne donnent pas de définition précise de cette notion. Au niveau européen, la Charte des droits fondamentaux et le TUE mentionnent l'État de droit, à la fois comme valeur et principe, mais sans le définir. Néanmoins, les valeurs européennes dessinent les contours d'un modèle de société démocratique. La consécration de l'État de droit comme un principe et comme une valeur de l'Union a une double signification : d'une part, l'Union se définit en tant qu'Union de droit régie par la prééminence du droit, donc ses institutions et ses États membres ne peuvent échapper au contrôle de la conformité de leurs actes à la « charte constitutionnelle » que constituent les traités, selon la formule désormais classique retenue par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans un arrêt du 23 avril 1986 ; d'autre part, l'Union est une Union d'États de droit.
Le Conseil de l'Europe et ses organes, à commencer par la Commission de Venise, ont joué un rôle central dans la formalisation de la notion d'État de droit - l'Organisation de Strasbourg utilise plus volontiers le terme de « prééminence du droit » -consacrée par la convention européenne des droits de l'Homme de 1950, appliquée et interprétée par la Cour européenne des droits de l'Homme. La Commission de Venise a contribué à définir le contenu de l'État de droit puis à évaluer son respect, ce qui a conduit à rehausser la place de l'État de droit au sein de la « trilogie » dans laquelle il figure aux côtés de la démocratie et des droits de l'Homme. Je voudrais notamment citer son rapport de 2011, complété et précisé cinq ans plus tard, sur la prééminence du droit. Selon la Commission de Venise, « il semble qu'il existe désormais un consensus sur le sens profond de la prééminence du droit et sur les éléments qui la composent ». Ces éléments sont au nombre de six : (1) la légalité, qui suppose l'existence d'une procédure d'adoption des textes de loi transparente, responsable et démocratique ; (2) la sécurité juridique ; (3) l'interdiction de l'arbitraire ; (4) l'accès à la justice devant des juridictions indépendantes et impartiales, qui procèdent notamment à un contrôle juridictionnel des actes administratifs ; (5) le respect des droits de l'Homme ; (6) la non-discrimination et l'égalité devant la loi.
L'État de droit est devenu un critère d'adhésion à l'Union européenne. Dès 1993, l'adhésion à l'Union européenne a été conditionnée au respect, de la part du pays candidat, de critères politiques, tels que des institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l'Homme, et le respect des minorités et leur protection. Ces critères dits « de Copenhague » ont été intégrés à l'article 49 du TUE, selon lequel « tout État européen qui respecte les valeurs visées à l'article 2 [dont l'État de droit] et s'engage à les promouvoir peut demander à devenir membre de l'Union ».
Toutefois, si ces critères furent instaurés à cette date, c'est dès l'adhésion de la Grèce, en 1981, qu'une adhésion marquait l'ancrage du nouveau pays membre dans la famille des pays démocratiques. Ce fut le cas aussi du Portugal et de l'Espagne en 1986. En revanche, après 1989, alors que les nouvelles démocraties d'Europe centrale abordaient l'adhésion de cette manière, les années 1990 ont été pour elles assez douloureuses dans leur rapport à la construction européenne. Elles voulaient parler démocratie, intégrer l'Union avec cette motivation au coeur. On leur répondait qu'il fallait d'abord négocier la manière de mesurer la circonférence des tomates... Et qu'elles devaient former des fonctionnaires aptes à mener ce type de négociations. Je me rappelle de cette tristesse qui transparaissait de la part de certains « anciens combattants de la liberté » face à cette attitude. Ce que nous vivons aujourd'hui en est, partiellement, la conséquence.
À partir de 2011, l'État de droit est placé au coeur du processus d'adhésion avec la proposition par la Commission d'une nouvelle approche en matière d'État de droit, de justice, de liberté et de sécurité. Cette nouvelle approche a consisté à placer ces sujets au coeur de la politique d'élargissement : ils avaient vocation à être abordés de manière précoce dès l'ouverture des négociations et clos en fin de processus, afin de s'assurer de l'adoption des réformes nécessaires et de pouvoir s'appuyer sur des résultats effectifs en la matière. L'avancée des négociations devait également dépendre des progrès accomplis. La nouvelle méthodologie adoptée en 2020 renforce encore la place de l'État de droit dans le processus d'élargissement : le sujet devient transversal puisqu'en dépend notamment l'accès à certains bénéfices concrets (programmes ou politiques de l'Union avant même l'adhésion par exemple). De plus, une réversibilité du processus a été introduite et permettra de suspendre les négociations en cas de recul ou de violation persistante des valeurs européennes. Enfin, la promotion de l'État de droit, et plus largement des valeurs de l'Union européenne, est aussi une composante de ses relations extérieures, en particulier avec son voisinage, même si notre manière d'aborder la question migratoire avec nos voisins réduit une partie de nos efforts et notre crédibilité en la matière.
Bien que la Commission ait adopté une approche restrictive de l'État de droit, plusieurs de ses axes de travail illustrent sa volonté de promouvoir aussi les droits de l'Homme et la démocratie, dans l'esprit de la « trilogie » du Conseil de l'Europe.
La Commission a ainsi présenté, le 25 mars 2020, un plan d'action 2020-2024 en faveur des droits de l'Homme et de la démocratie - le troisième depuis 2012 - qui constitue en quelque sorte le volet extérieur de sa politique dans ce domaine. Ce plan d'action identifie plusieurs priorités, dans un contexte marqué par l'émergence de nouveaux défis tels que le changement climatique, la transition numérique ou la réduction de la place de la société civile.
Par ailleurs, le 18 septembre dernier, la Commission a présenté un plan d'action 2020-2025 contre le racisme. Celui-ci n'a pas vocation à s'inscrire formellement dans le cadre des travaux sur l'État de droit, mais réévalue le précédent plan d'action qui visait déjà à promouvoir l'échange de bonnes pratiques avec les pays partenaires en ce qui concerne les stratégies et les politiques de lutte contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance. Le nouveau plan d'action vise plus particulièrement les discours et crimes haineux et préconise une coopération accrue entre l'Union européenne et les États membres, mais aussi les médias et la société civile. Les États membres sont encouragés à s'assurer que le droit de l'Union est pleinement transposé et correctement appliqué sur leur territoire, et à adopter des plans d'action nationaux contre le racisme et la discrimination fondée sur la race d'ici la fin 2022.
Les droits fondamentaux font l'objet d'un suivi régulier par les institutions et les organes de l'Union européenne. En tant que gardienne des traités, la Commission assure le suivi de la bonne mise en oeuvre de la législation de l'Union européenne. Pour ce qui concerne l'État de droit, elle assure cette fonction de monitoring sur la base de différents outils et avec le soutien de l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne.
Cette agence, créée en 2007 et qui siège à Vienne, a un rôle essentiellement informatif. Elle assiste les institutions européennes et nationales dans le domaine des droits de l'Homme et des libertés, en s'assurant que les mesures prises et les législations adoptées respectent les droits fondamentaux et ne présentent aucune discrimination. Ses partenaires peuvent solliciter une demande d'avis, mais l'Agence est libre d'en rendre de son propre fait. Toutefois, ses travaux restent peu connus et son mandat, antérieur au traité de Lisbonne, est restreint et mériterait sans doute d'être révisé de façon à ce que l'Agence exerce des activités plus opérationnelles.
Par ailleurs, dans le cadre du Semestre européen, destiné à la gouvernance économique de l'Union, les États membres sont appelés à mettre en oeuvre des réformes structurelles, parmi lesquelles figurent celles des systèmes judiciaires. Ceux-ci sont évalués par le tableau de bord de la justice dans l'Union européenne, une base de données comparatives portant sur trois caractéristiques : l'indépendance, la qualité et l'efficacité de la justice d'un État membre.
Enfin, lors de l'adhésion, le 1er janvier 2007, de la Bulgarie et de la Roumanie, l'Union européenne avait institué un mécanisme spécifique, le mécanisme de coopération et de vérification (MCV), pour aider ces deux pays à pallier leurs lacunes et à vérifier régulièrement les progrès accomplis au regard de critères de référence spécifiques (6 pour la Bulgarie et 4 pour la Roumanie). Le MCV permet de traiter les questions relatives à l'État de droit comme un sujet post-adhésion, et non plus comme un critère justifiant un report de l'adhésion. Sur la base d'un rapport de la Commission, le Conseil adopte des conclusions sur le respect des critères de référence.
Alors que le MCV a été conçu comme un dispositif provisoire, il reste toujours en vigueur, plus de 14 ans après l'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie. Ces deux pays n'ont d'ailleurs pas progressé au même rythme ni de manière linéaire. La Commission a ainsi recommandé de mettre fin au MCV pour la Bulgarie, mais porté une appréciation moins positive sur la Roumanie. Sur ce point, je voudrais faire deux remarques. Premièrement, un pays éprouve nécessairement des difficultés à réussir une réforme de la justice lors de sa transition politique. Il est dangereux d'affirmer l'indépendance de la justice dans une nouvelle démocratie, sans l'avoir préalablement réformée profondément, ce qui implique nécessairement une intervention politique sur l'autorité judiciaire. Deuxièmement, la lutte contre la corruption, qui fait aussi partie des principes de l'État de droit, ne saurait se faire au détriment de l'indépendance de la justice ou du respect de la présomption d'innocence. Parfois, certaines procédures, elles-mêmes soutenues par l'Union européenne, pouvaient s'apparenter à une « loi des suspects ».
Les atteintes à l'État de droit au sein même de certains États membres ont suscité des inquiétudes grandissantes de la part des institutions européennes, de la Commission en particulier. En 2013, Viviane Reding, alors commissaire européenne à la justice, avait évoqué une crise de l'État de droit révélant des problèmes de nature systémique, tandis que la Commission Juncker comprenait, pour la première fois, un vice-président chargé de ces questions.
Face à cette situation, la Commission a d'abord adopté une démarche de nature précontentieuse reposant sur le dialogue : en mars 2014, elle a proposé un nouveau cadre pour renforcer l'État de droit, prenant la forme d'un outil d'alerte précoce permettant de réagir de façon préventive. Ce nouveau cadre doit précéder la procédure contentieuse de l'article 7 du TUE. Comportant trois étapes - évaluation, recommandation et suivi -, ce nouveau cadre ne concerne que les menaces ou violations systémiques - notions dont le contenu n'est toutefois pas précisé - affectant l'État de droit, et non les violations mineures ou ponctuelles.
On notera que le Conseil, au mois de décembre suivant, a instauré en son sein un dialogue annuel sur l'État de droit. Il y avait sans doute meilleure façon de soutenir la proposition de la Commission que d'instaurer un outil parallèle et concurrent...
À ce jour, le nouveau cadre pour l'État de droit a été utilisé une seule fois, à l'encontre de la Pologne, à partir du 13 janvier 2016 : le dialogue avec ce pays porte sur la situation du Tribunal constitutionnel et sur les modifications apportées à la loi concernant la radio et la télévision publiques. Faute de progrès, la Commission a adopté pas moins de quatre recommandations, alors que seule la première, celle de juillet 2016, était véritablement prévue par le nouveau mécanisme. De son côté, le Parlement européen a adopté plusieurs résolutions sur la situation en Pologne.
Au total, le nouveau cadre pour l'État de droit a certes permis d'exposer publiquement et de façon transparente les problèmes systémiques affectant l'État de droit en Pologne. Il comporte cependant une faiblesse intrinsèque : il ne repose que sur le dialogue dont le succès est présupposé. Il n'a pourtant pas permis d'éviter le déclenchement de la procédure de l'article 7 du TUE à l'encontre de la Pologne.
Avant de laisser la parole à Philippe Bonnecarrère, je souhaiterais souligner quelques points :
- en matière d'État de droit, nos exigences évoluent avec le temps. Ainsi en France, nous n'imaginons plus vivre sans cet outil de protection de l'État de droit qu'est la question prioritaire de constitutionnalité qui ne date pourtant que de 2008. Aujourd'hui, la question de l'indépendance du parquet reste posée et la réforme constitutionnelle visant à l'améliorer n'a pas encore abouti ;
- l'État de droit, incluant l'indépendance de la justice, est le coeur de la construction européenne car il assure la protection de la liberté, il garantit la sécurité et il permet la mise en place de dispositifs tels que le mandat d'arrêt européen reposant sur une bonne mise en oeuvre du droit européen par l'ensemble des juridictions des États membres ;
- il faut saluer la démarche de la Commission d'engager un suivi de la situation dans l'ensemble des États membres. En effet, au-delà de la situation en Pologne et en Hongrie, la liberté de la presse en Slovénie, les situations à Malte, depuis peu en Grèce ou en Croatie, méritent aussi une attention soutenue ;
- enfin, il est essentiel que les mécanismes de protection développés par l'Union soient efficaces pour protéger l'État de droit, mais aussi ceux qui se mobilisent pour lui dans les pays concernés, je pense en particulier au juge Igor Tuleya en Pologne. À défaut, nous risquons une « fatigue » des militants les plus engagés et une perte de crédibilité des institutions de l'Union européenne.
M. Philippe Bonnecarrère, co-rapporteur. - L'absence de résultats d'une démarche reposant sur le dialogue a conduit la Commission à se montrer plus déterminée.
L'article 7 du TUE prévoit un mécanisme de sanctions à l'encontre d'un pays qui contreviendrait au respect des valeurs mentionnées à l'article 2 dudit traité. Il se compose d'un volet préventif, qui peut être enclenché en cas de « risque clair de violation grave » de l'État de droit dans un État membre, et d'un volet répressif, qui ne peut être déclenché qu'en cas de constatation de « l'existence d'une violation grave et persistante par un État membre des valeurs visées à l'article 2 ». L'application de ce volet répressif requiert une décision unanime du Conseil européen, à l'exception de l'État visé par la procédure. Une fois ce vote acquis, le Conseil peut décider, à la majorité qualifiée, de suspendre certains droits de l'État membre concerné, « y compris les droits de vote » au Conseil.
Cette procédure, souvent qualifiée d' « option nucléaire », est cependant lourde et, en réalité, inefficace. Non seulement, l'unanimité requise au Conseil européen la rend quasi impossible à réunir en pratique, mais encore il n'y aucun calendrier contraignant, ni le Conseil ni le Conseil européen n'étant soumis à une quelconque injonction. De surcroît, l'article 7 souffre d'un vice congénital : l'absence d'une étape intermédiaire permettant sa mise en oeuvre plus graduelle. Des sanctions moins lourdes, mais réalistes et donc potentiellement effectives, devraient être prévues.
Vous le savez, le volet préventif de la procédure de l'article 7 du TUE a été pour l'instant déclenché à deux reprises, mais selon des modalités différentes :
- le 20 décembre 2017, la Commission, après dix-huit mois de dialogue infructueux et trois recommandations, a déclenché la procédure à l'encontre de la Pologne, motivée essentiellement par les réformes du système judiciaire touchant la Cour constitutionnelle, la Cour suprême, certains aspects des juridictions ordinaires et l'organisation du Conseil national de la magistrature et de l'École nationale de la magistrature ;
- le 12 septembre 2018, c'est le Parlement européen qui, après sept résolutions conçues de façon graduelle, a activé l'article 7 à l'encontre de la Hongrie qui, contrairement à la Pologne, n'avait pas fait l'objet d'une activation du nouveau cadre pour l'État de droit. Notre commission ayant adopté un rapport d'information sur la situation dans ce pays en novembre dernier, je rappelle simplement que les atteintes à l'État de droit, apparues dès 2011, concernent principalement la place de la société civile et la liberté d'association, la diversité déclinante du paysage médiatique, le recul de l'indépendance du système judiciaire, les insuffisances de la lutte contre la corruption, ainsi qu'une politique migratoire non conforme à la convention européenne des droits de l'Homme et au droit de l'Union européenne. J'indique que la Hongrie a contesté la validité de cette décision devant la CJUE. L'affaire n'a pas encore été jugée, mais l'avocat général, dans ses conclusions, a proposé à la Cour de déclarer le recours recevable, mais de le rejeter comme étant non fondé.
Dans ces deux cas, le Conseil n'a pas encore statué : il n'a donc pas constaté l'existence d'un risque clair de violation grave de l'État de droit. La Pologne et la Hongrie ayant fait savoir qu'elles seraient solidaires l'une de l'autre au Conseil européen, la procédure de l'article 7 est aujourd'hui dans l'impasse.
Pour autant, d'autres États membres que la Pologne et la Hongrie rencontrent des difficultés à respecter l'État de droit, mais le niveau de gravité n'y est pas le même ; les atteintes y sont ponctuelles, mais néanmoins pointées par le Parlement européen. C'est le cas pour Malte, la Roumanie, la Bulgarie et la Slovaquie.
Par ailleurs, la quasi-totalité des États membres ont été amenés à prendre des mesures d'urgence pour faire face aux conséquences de la crise sanitaire provoquée par la pandémie de covid-19. Ces mesures ont pu conduire à des atteintes, nouvelles ou amplifiées, à l'État de droit. Notre commission avait d'ailleurs adopté, en mai dernier, à mon initiative, un avis politique sur ce sujet.
Devant l'impasse de l'article 7 du TUE, l'Union européenne a cherché à renforcer ses mécanismes pour faire respecter l'État de droit.
Les difficultés sur le terrain politique ont conduit la Commission à investir le terrain juridique, sur lequel ont été jusqu'à présent obtenus les seuls résultats. La Commission a en effet activé la procédure d'infraction pour non-respect de la réglementation européenne et a, dans plusieurs cas, saisi la CJUE de recours en manquement.
Ainsi, en juin et novembre 2019, la Cour a condamné la Pologne en manquement à deux reprises pour l'adoption de deux législations relatives aux conditions d'admission à la retraite des juges, d'abord pour ce qui concerne les juges de la Cour suprême, puis s'agissant des juges des juridictions ordinaires. La question préjudicielle a également permis à la Cour de remédier à certaines violations de l'indépendance de la justice polonaise. Dans une affaire qui n'a pas encore été jugée, la Cour, par une ordonnance en référé d'avril 2020, a ordonné des mesures provisoires tendant à la suspension de l'activité de la très controversée chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise.
La Hongrie a également fait l'objet de condamnations de la CJUE, par exemple pour non-respect de ses obligations juridiques en matière de relocalisation de demandeurs d'asile au titre du programme européen temporaire de relocalisation d'urgence de 2015, ou pour sa législation relative aux ONG bénéficiant de capitaux étrangers ou encore pour sa loi sur l'enseignement supérieur, qui, en réalité, visait l'Université d'Europe centrale fondée par George Soros.
Toutefois, le recours en manquement n'est efficace que dans le cas d'une violation d'une disposition spécifique du droit de l'Union - par exemple le principe d'égalité dans le cas de certaines réformes de la justice polonaise. Or, il existe parfois des situations préoccupantes qui ne relèvent pas du champ d'application de ce droit ou ne constituent pas une violation d'une disposition juridique, tout en représentant une menace systémique pour l'État de droit, l'article 2 du TUE étant rédigé en termes trop généraux pour être invocable devant la CJUE. En cas de menace systémique, le recours à la procédure en manquement n'est pas possible. La Commission devra alors lancer autant de procédures en manquement qu'elle relève de violations spécifiques du droit de l'Union.
Il n'en demeure pas moins que ces décisions de la justice européenne constituent autant de « preuves » de violations de l'État de droit en Pologne et en Hongrie. Il devient donc difficile d'admettre la passivité du Conseil.
De surcroît, l'utilisation du recours en manquement et de la question préjudicielle démontre le rôle acquis par la CJUE dans la protection de l'État de droit, sa jurisprudence apportant un éclairage progressif sur le sens et la portée de ce dernier. Elle consacre en effet la dimension formelle, mais aussi matérielle de l'État de droit. D'un point de vue formel, l'Union européenne est une union de droit dans laquelle les justiciables ont le droit de contester en justice la légalité de toute décision ou de tout acte national relatif à l'application à leur égard d'un acte de l'Union. D'un point de vue matériel, l'État de droit ne signifie pas la soumission à n'importe quel droit, mais à un droit protecteur des droits fondamentaux. Désormais, la CJUE est susceptible de tirer des conséquences majeures de la violation des principes de l'État de droit dans un État membre. À cet égard, je rappelle l'importance d'un arrêt du 27 février 2018, dit des « juges portugais » : la Cour estime que la valeur de l'État de droit est consacrée par l'article 19 du TUE sur le droit au contrôle juridictionnel, qui implique l'indépendance des juges, et qui peut directement servir de fondement, tant à un recours en manquement de la Commission qu'à une contestation du droit par la voie d'une question préjudicielle. Le juge français à la CJUE, Jean-Claude Bonichot, nous l'a rappelé : les différentes mesures prises par le gouvernement polonais ne sont pas toutes critiquables prises individuellement, mais le contexte dans lequel elles interviennent et leur combinaison peuvent faire apparaître une atteinte à l'indépendance de la justice. Et notre juge a conclu : face à l'impossibilité de fait de mettre complètement en oeuvre des mécanismes pourtant prévus à cet effet par les traités, la Cour apparaît comme l'ultime rempart.
Par ailleurs, l'Union européenne a mis en place une stratégie globale pour promouvoir et protéger les droits et valeurs fondamentaux sur lesquels elle est fondée. Je rappelle la proposition du Parlement européen d'un mécanisme approfondi pour la démocratie, l'État de droit et les droits fondamentaux, qui reposerait sur un accord interinstitutionnel impliquant le Conseil, la Commission et le Parlement européen, dont les chances de prospérer paraissent toutefois très minces.
Je mentionne également le plan d'action présenté en 2019 par la Commission, dont la principale innovation tient à un suivi plus régulier et approfondi de l'État de droit dans les États membres, dans le cadre d'un cycle d'examen de l'État de droit. Il repose notamment sur un rapport annuel, présentant une synthèse des principales évolutions nationales. Le premier rapport annuel a été présenté le 30 septembre dernier par la Commission. Après une large consultation, il prend en compte quatre aspects de l'État de droit : les systèmes de justice nationaux, les cadres de lutte contre la corruption, le pluralisme et la liberté des médias, et l'équilibre des pouvoirs.
La Commission a également présenté une stratégie décennale visant à renforcer l'application de la Charte des droits fondamentaux, ainsi qu'un plan d'action pour la démocratie européenne comportant un volet sur la désinformation en ligne, que nos collègues Florence Blatrix Contat et Catherine Morin-Desailly viennent de nous présenter.
Dès mai 2018, au titre de ses propositions pour le cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027, la Commission avait proposé un règlement relatif à la protection du budget de l'Union en cas de défaillance généralisée de l'État de droit dans un État membre.
Cette question, dite de la « conditionnalité État de droit », a sans doute été l'une des plus délicates des négociations sur le CFP et le plan de relance européen. Lors du long Conseil européen de juillet 2020, les chefs d'État et de gouvernement avaient certes acté le principe de la « conditionnalité État de droit », mais les conclusions sur ce point étaient rédigées de façon ambiguë pour aboutir à un compromis. À l'issue de longues négociations, un texte de compromis avait été conclu début novembre 2020, mais la Hongrie et la Pologne ont estimé qu'il n'était pas conforme aux conclusions du Conseil européen de juillet et ont annoncé qu'elles ne pourraient accepter ni le CFP ni le plan de relance européen si le texte restait en l'état. Elles se sont également opposées à l'adoption de la décision « ressources propres » et du règlement sur le CFP, pour lesquels l'unanimité est requise. Pour débloquer ces négociations sans rouvrir le règlement relatif à la « conditionnalité État de droit », la présidence allemande a proposé une déclaration interprétative, intégrée aux conclusions du Conseil européen des 10 et 11 décembre 2020 : elle donne des assurances sur la manière dont le règlement sera interprété. Ces conclusions ont reçu valeur normative dans un règlement du 16 décembre 2020 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l'Union. Son objet est d'établir les règles nécessaires à la protection du budget de l'Union en cas de violation des principes de l'État de droit dans un État membre.
Toutefois, pour être pleinement opérationnelle, la « conditionnalité État de droit » requiert la publication par la Commission d'orientations sur la manière dont elle appliquera le règlement, y compris une méthode pour procéder à son évaluation. Tant que ces orientations n'auront pas été définitivement mises au point, la Commission ne proposera pas de mesures au titre du règlement. Or, ces orientations n'ont, à ce jour, pas été publiées. Il est donc essentiel qu'elles le soient dans les meilleurs délais, sans quoi le caractère dissuasif de la conditionnalité ainsi établie n'est pas garanti. À défaut, ce nouveau dispositif de nature financière serait dépourvu d'efficacité et la crédibilité de l'Union européenne à défendre ses valeurs serait grandement écornée.
Voici à grands traits les éléments d'information que comprend notre rapport et qui motivent la proposition de résolution européenne et l'avis politique que nous vous soumettons.
M. Jean-François Rapin, président. - On sait que ces négociations ont été menées sous la pression de l'urgence, car il fallait adopter le CFP et le plan de relance européen. On peut aujourd'hui s'interroger sur la crédibilité d'un tel mécanisme de conditionnalité lié à des considérations budgétaires alors que le pacte de stabilité est suspendu jusqu'en 2022...
M. André Gattolin. - La question du respect de l'État de droit déborde du cadre de l'Union européenne. Cette question relève aussi du Conseil de l'Europe, de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), de la Cour européenne des droits de l'Homme, etc.
En reconnaissant la primauté du droit européen sur les droits nationaux, on a bâti l'Union européenne sur la reconnaissance de l'État de droit. C'est le seul principe de légitimité dont dispose l'Union européenne : celle-ci n'est pas fondée sur le suffrage, mais constitue une communauté fondée sur le droit, un gouvernement par le droit - Rule of Law - et non par la décision politique. Transformer la « Communauté » en « Union » européenne a été une supercherie, car celle-ci manque singulièrement d'éléments d'unité, à l'exception de la primauté du droit.
M. Philippe Bonnecarrère, co-rapporteur. - Je remercie le président de nous avoir donné plusieurs mois pour travailler sur ce sujet, dans une perspective de long terme. La démocratie est peut-être moins établie que nous ne le pensions. Les Pères fondateurs pensaient que, dès lors qu'un pays avait goûté à la démocratie, il n'y avait plus de régression possible. Ce n'est pas vrai et l'État de droit est attaqué, menaçant le principe fondateur de confiance mutuelle. Le système du mandat d'arrêt européen, par exemple, ne peut fonctionner si l'indépendance de la justice est remise en cause dans certains pays.
Certains pays assument de manière décomplexée d'utiliser à leur profit la règle de l'unanimité au Conseil et de faire ce qu'ils veulent chez eux : cela ne va pas nécessairement jusqu'à l'empoisonnement des opposants, comme celui de M. Navalny, mais cela passe par la multiplication de règles techniques qui enserrent la société, restreignent la liberté de la presse ou l'indépendance de la justice, etc. La Pologne ou la Hongrie n'acceptent pas notre définition de l'État de droit, qu'ils jugent individualiste, subjective, organisée autour de la protection de l'individu. Ils préfèrent une définition objective, fondée sur les valeurs collectives, la préservation du contrat social. Ce dialogue n'est pas simple.
M. Gattolin a raison sur le rôle du droit : l'Union européenne est un marché, une monnaie et un système juridique coiffé par une juridiction unique. C'est notre joyau. La CJUE est un outil précieux. J'ai eu l'occasion d'exprimer devant vous mes réserves sur l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'Homme. Je dois reconnaître que le rôle de la CJUE est essentiel pour l'État de droit et qu'il faut absolument préserver sa plénitude de juridiction. En France, nous avons souvent le sentiment que notre action est entravée par le juge et que le Parlement n'est plus souverain. C'est en partie vrai, mais lorsque l'on regarde au-delà de nos frontières, on constate que le rôle du juge est essentiel. Lors de l'élection présidentielle, certains candidats proposeront certainement de modifier la Constitution pour modifier le régime de l'asile ou de l'immigration, par exemple. Mais il n'est pas sûr que cela suffise, car l'État de droit repose sur un système d'interdépendances : contrôle de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel, contrôle de la Cour européenne des droits de l'Homme - l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'Homme fait ainsi obstacle à la suppression du regroupement familial -, et contrôle de la CJUE au regard de la Charte des droits fondamentaux. Même si on peut parfois trouver le corset trop serré, il est aussi protecteur !
M. Jean-François Rapin, président. - J'espère que le thème de l'État de droit, que nous avons identifié avec le président du Sénat, sera à l'agenda de la présidence française du Conseil de l'Union européenne. Les visions de l'État de droit ne sont pas les mêmes selon les pays et varient en fonction des cultures.
M. André Gattolin. - Viktor Orbán oppose, en effet, collectivité et individualité.
M. Didier Marie. - Cette dichotomie entre les pays fondateurs et ceux qui ont rejoint l'Union européenne plus récemment pose la question de l'élargissement : l'économie a précédé la politique. Il faut aussi s'interroger sur l'équilibre des institutions. Le Conseil européen a pris le pas sur le Parlement européen, pourtant élu par les citoyens, et c'est à ce niveau que les grandes décisions sont prises. La Commission en est dépendante. Cela a des conséquences sur l'État de droit. Dès lors que les divergences originelles n'ont jamais été surmontées, la vision de certains pays de l'Est continuera à s'opposer à la vision des pays fondateurs. Espérons que la Conférence sur l'avenir de l'Europe permettra d'avancer. Tant que l'unanimité prévaudra, les rapports de force l'emporteront.
Le caractère immuable des traités est un autre problème. Le traité de Lisbonne, en dépit de ses avancées, a ses limites. La question est de savoir si nous pourrons les dépasser en donnant la parole aux citoyens européens. C'est la seule manière de parvenir à construire une Union politique.
M. Jean-Yves Leconte, co-rapporteur. - Le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe a joué un rôle central dans l'installation des droits fondamentaux au coeur de l'Union européenne. C'est bien parce que le système n'était pas hiérarchisé que le dialogue des juridictions a pu se mettre en place, au profit de l'État de droit. En outre, lorsque les pays de l'Est, qui venaient de devenir des démocraties, ont voulu adhérer à la Communauté économique européenne (CEE), ils avaient l'esprit européen, mais on leur a parlé de politique agricole commune, de fonds structurels, etc. On a eu une attitude comptable. On a parlé d'économie, alors qu'ils voulaient nous rejoindre parce que l'Europe représentait pour eux la liberté. Il ne faut pas s'étonner du résultat aujourd'hui ! Nous devrons revoir la manière de négocier les élargissements.
La prééminence du droit international, reconnu par l'article 55 de notre Constitution, est essentielle pour agir dans un cadre international, dès lors que l'on ne croit pas qu'à la force. Cela vaut aussi au niveau européen. C'est pour cela que l'État de droit est au coeur du droit européen. Les différentes juridictions nationales doivent le faire respecter.
La Pologne et la Hongrie ne participent pas au Parquet européen, créé pour combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union. Il était donc logique, au vu du défaut d'indépendance de leur système judiciaire, d'instaurer une conditionnalité pour accompagner le plan de relance européen. Je rappelle que le parquet polonais peut poursuivre des juges qui envisagent de poser une question préjudicielle à la CJUE ! L'article 7 du TUE pourrait aussi jouer un jour, en cas de changements politiques dans ces pays.
Les acteurs de la société civile qui se battent pour le respect de l'État de droit en Pologne et en Hongrie sont fatigués, et commencent à ne plus croire à l'engagement de l'Union européenne sur le sujet. Attention à une rupture comparable à celle que nous avons connue dans les années 1990. Ne décevons pas à nouveau ceux qui considèrent que l'Union européenne rime avec État de droit et démocratie.
M. André Reichardt. - Le rapport montre bien les difficultés et l'ampleur des progrès à réaliser. Je comprends la fatigue et la déception des acteurs de la société civile face aux lenteurs des avancées en Europe. Je regrette que le Conseil de l'Europe se soit couché face à la Russie. Sa position n'est pas à la hauteur de ce que les partisans de l'État de droit pouvaient attendre ! La Hongrie et la Pologne contournent l'unanimité requise à l'article 7 en se soutenant mutuellement. Dans ce contexte difficile et exigeant, j'espère que nos préconisations permettront d'avancer.
- Présidence de M. Cyril Pellevat, vice-président -
M. Jacques Fernique. - En cas de violation de l'État de droit, la suspension des fonds européens sera-t-elle prononcée à la majorité qualifiée ?
M. Philippe Bonnecarrère, co-rapporteur. - La procédure se décompose en plusieurs étapes. D'abord un dialogue préventif. Puis, en cas d'échec, décision, à l'unanimité, d'appliquer le volet répressif de l'article 7. Ce n'est qu'une fois ce vote acquis, que le Conseil se prononce, à la majorité qualifiée, sur les sanctions. Il faut donc franchir la haie de l'unanimité avant d'arriver à la majorité qualifiée !
C'est pour cela que nous proposons d'utiliser plutôt la procédure en manquement, mais celle-ci ne peut viser que des manquements ponctuels sur des dispositions techniques, et n'a pas de portée systémique comme l'article 7.
M. Jean-Yves Leconte, co-rapporteur. - Le mécanisme de conditionnalité est presque une substitution à l'absence de la Pologne et de la Hongrie dans le Parquet européen.
Concernant la mise en oeuvre de l'article 7, on ne peut pas prendre pour acquis qu'il n'y aura jamais d'alternance en Pologne ou en Hongrie. Dès lors, l'accord entre le Fidesz et le PiS ne peut pas tenir.
Il est essentiel que les parlements nationaux se saisissent de la question de l'État de droit dans l'Union européenne. Invitons Didier Reynders, commissaire à la justice, à échanger avec nous. Montrons que le Sénat français s'est saisi du sujet, afin d'inciter nos homologues européens à faire de même.
M. Cyril Pellevat, président. - Je soumettrai cette proposition au président.
Venons-en au vote de la proposition de résolution européenne.
M. André Gattolin. - À l'alinéa 86, il est écrit : « Approuve pleinement l'introduction de la « conditionnalité État de droit » dans le cadre financier pluriannuel ». Puisque c'est une approbation de compromis, je suggère d'enlever le « pleinement ». Pour ma part, je ne l'approuve pas « pleinement ».
M. Philippe Bonnecarrère, co-rapporteur. - C'est une logique de cliquet. Nous voulions prendre acte de ce que nous pouvons.
M. André Gattolin. - À l'alinéa 88, il est écrit : « Appelle à une révision du mandat de l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne de façon, notamment, à ce que son activité soit mieux articulée avec celle des institutions nationales des droits de l'Homme et à ce qu'elle puisse être impliquée dans le déclenchement et le suivi de la procédure de l'article 7 du TUE ». Que signifie exactement être « impliquée dans le déclenchement » ?
M. Philippe Bonnecarrère, co-rapporteur. - L'idée est d'objectiver les infractions à l'État de droit. On a parlé d'une définition culturelle commune de l'État de droit. Nous avons une première base. Jusque-là, l'Union a plutôt sous-traité le sujet au Conseil de l'Europe et à sa Commission de Venise, ce qui arrangeait tout le monde - reconnaissons que leur travail est honorable. L'idée serait de s'appuyer davantage sur l'Agence des droits fondamentaux, en particulier via son rapport annuel. On voudrait éviter qu'il relève uniquement du name and shame. En revanche, il pourrait représenter un élément indicatif objectivant les situations et renforçant la démonstration de telle ou telle infraction.
M. André Gattolin. - Pourquoi ne pas écrire « puisse participer pleinement à l'instruction et au suivi de la procédure de l'article 7 » à la place de « puisse être impliquée dans le déclenchement et le suivi de la procédure de l'article 7 » ? Le mot « déclenchement » sous-entend une saisine de l'Agence.
M. Philippe Bonnecarrère, co-rapporteur. - Votre rédaction est plus satisfaisante que la nôtre. Je ne vois pas de difficulté.
M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Je n'ai pas non plus d'objection. Merci pour la suggestion.
M. Cyril Pellevat, président. - Nous sommes donc d'accord sur la modification des alinéas 86 et 88.
Il en est ainsi décidé.
La commission des affaires européennes autorise la publication du rapport d'information et adopte la proposition de résolution européenne dans la rédaction issue de ses travaux, ainsi que l'avis politique disponible en ligne sur le site du Sénat qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.
La réunion est close à 10 h 35.