Mercredi 13 janvier 2021
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 14 heures.
Institutions européennes - Programme de travail de la Commission européenne pour 2021 : communication et avis politique de MM. Jean-François Rapin et Didier Marie
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Nous allons examiner aujourd'hui un avis politique que Didier Marie et moi-même vous proposons d'adopter sur le programme de travail de la Commission européenne pour 2021. Je propose à Didier Marie de prendre la parole, je lui succéderai.
M. Didier Marie, rapporteur. - Le 19 octobre dernier, la Commission européenne a présenté son programme de travail pour 2021, intitulé « Une Union pleine de vitalité dans un monde fragile ». Le programme de travail 2020 était particulièrement ambitieux. Il visait en effet à mettre en oeuvre, pour la première fois, les orientations politiques que la Présidente Ursula von der Leyen avait présentées au Parlement européen, dans le contexte du renouvellement des institutions européennes consécutif aux élections du printemps 2019. Mais, vous le savez, la crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid-19 a conduit la Commission à revoir ses priorités. C'est pourquoi je dresserai un bilan de l'activité de la Commission au cours de cette année 2020, marquée en outre par son premier rapport de prospective stratégique.
Comme l'a indiqué la Commission en réponse à notre avis politique sur son programme de travail 2020, « la pandémie de Covid-19 impacte profondément notre travail ». En effet, la Commission a cherché à apporter « une réponse européenne globale et coordonnée » à la crise. Aussi, le 27 mai dernier, a-t-elle présenté plusieurs initiatives, dont le remaniement de son programme de travail, une modification du cadre financier pluriannuel 2021-2027 et un plan de relance.
Dans son programme de travail remanié, la Commission indique qu'elle « n'avait jamais autant fait usage de la souplesse des règles en matière budgétaire et d'aides d'État ». Elle cite aussi ses nombreuses propositions pour faire face à la crise, en matière de transports, de commerce, d'aide aux pays tiers, de gestion des frontières, de droits des passagers, etc. Au total, plus de 800 décisions et actes non prévus au programme de travail initial ont été pris par la Commission.
Tout en cherchant à respecter les engagements pris, la Commission a été contrainte de revoir le calendrier de certaines de ses initiatives. Ainsi, fin mai, sur les 96 initiatives annoncées pour cette année :
- 25 initiatives avaient été présentées ou adoptées, dont le Pacte vert pour l'Europe et le plan d'investissement qui lui est lié, le fonds pour une transition juste, les stratégies « De la ferme à la table », en faveur de la biodiversité, pour une Europe adaptée à l'ère du numérique, sur les données, en faveur des PME, en faveur de l'industrie ou encore avec l'Afrique, ainsi que le régime européen de réassurance chômage ou encore le plan d'action en faveur des droits de l'Homme et de la démocratie ;
- 41 initiatives restaient programmées aux mêmes échéances, par exemple les stratégies pour une intégration intelligente des secteurs et pour une mobilité durable et intelligente, la législation sur les services numériques, le plan d'action sur les marchés de capitaux, la mise en place d'un espace européen d'éducation ou encore le plan européen de lutte contre le cancer. Je note que certains textes ont été présentés depuis le remaniement du programme de travail 2020, comme la proposition sur les salaires minimaux, le Pacte sur la migration et l'asile, le premier rapport sur l'État de droit ou encore la stratégie pour l'union de la sécurité ;
- enfin, 30 initiatives étaient reportées, éventuellement en 2021, dont le Pacte européen pour le climat, la stratégie pour les forêts, le suivi du livre blanc sur l'intelligence artificielle, le réexamen du règlement concernant l'itinérance ou encore la communication sur la fiscalité des entreprises pour le XXIe siècle.
Par ailleurs, la Commission a présenté, le 9 septembre dernier, son premier rapport de prospective stratégique, annoncé par son programme de travail 2020. Son objectif, sur la base d'un recensement des nouveaux défis, est de placer la prospective stratégique au coeur du processus d'élaboration des politiques européennes. Le thème central de ce premier rapport est la résilience - le terme y est cité plus de cent fois -, devenue centrale depuis la crise sanitaire. Il s'agit de renforcer la résilience de l'Union dans quatre dimensions interdépendantes, les dimensions socio-économique, géopolitique, écologique et numérique. Pour chacune de ces dimensions, le rapport expose les capacités, les vulnérabilités et les perspectives ouvertes. Il est illustré de plusieurs études de cas, sur les matières premières critiques, la stratégie climatique de l'UE à l'horizon 2050 ou encore les emplois verts. Pour en assurer le suivi, la Commission propose de mettre en place des tableaux de bord de la résilience, dont son rapport propose des prototypes, et comprenant des indicateurs élaborés avec les États membres et d'autres parties prenantes. In fine, cette stratégie prospective alimenterait les discours annuels sur l'état de l'Union et les programmes de travail de la Commission.
J'en viens au programme de travail de la Commission européenne pour 2021. Comme l'écrit la Commission en introduction de celui-ci, « pour des raisons très différentes, 2020 sera à la fois une année à oublier au plus vite et une année à graver pour toujours dans nos mémoires ». En effet, en dépit de la pandémie et de ses conséquences, « l'Europe a montré qu'elle pouvait agir rapidement lorsqu'il le faut, faire preuve d'une réelle solidarité lorsque c'est nécessaire et changer les choses collectivement lorsqu'elle le veut ».
En 2021, la Commission aura deux principaux axes de travail : d'une part, continuer de gérer la crise et en tirer les leçons, par exemple pour ce qui concerne le financement et l'obtention d'un vaccin sûr et accessible, et, d'autre part, mettre en oeuvre le plan de relance Next Generation EU. Elle continue de mettre en avant l'indispensable transition écologique et numérique. Elle considère aussi qu'il est « plus important que jamais d'entamer le débat sur la conférence sur l'avenir de l'Europe ». Enfin, elle souligne l'importance de la prospective stratégique.
Le programme de travail comporte 44 actions, soit une de plus qu'en 2020, réparties selon les six grandes ambitions définies dans les orientations politiques d'Ursula von der Leyen : le Pacte vert pour l'Europe (4 actions), l'Europe adaptée à l'ère du numérique (9), l'économie au service des personnes (10), l'Europe plus forte sur la scène internationale (7), la promotion de notre mode de vie européen (7) et un nouvel élan pour la démocratie européenne (7).
Au total, ces 44 actions devraient être mises en oeuvre à travers 89 initiatives, selon un calendrier prévisionnel établi de façon trimestrielle - la Commission prend bien soin de préciser que ces informations restent indicatives. Le nombre d'initiatives prévues en 2021 est globalement similaire à celui de cette année (96). En revanche, la place des initiatives législatives sera beaucoup plus importante l'année prochaine, soit 59, contre 29 en 2020 ; logiquement, la part des initiatives non législatives diminue sensiblement, passant de 67 à 30 en 2021. Je laisserai le président Rapin préciser le contenu de ces diverses initiatives.
Par ailleurs, le programme de travail présente également les révisions, évaluations et bilans de qualité auxquels la Commission envisage de procéder en 2021, au titre du programme REFIT de simplification. 41 initiatives sont prévues dans ce cadre, après 44 en 2020, dont 15 au titre d'une Europe adaptée à l'ère du numérique et 12 pour ce qui concerne le Pacte vert pour l'Europe. Je peux ainsi citer de nombreux travaux annoncés sur les aides d'État, en particulier : la révision des lignes directrices sur les aides d'État à finalité régionale et celles concernant la protection de l'environnement, l'énergie, les secteurs agricole et forestier, le secteur de la pêche et de l'aquaculture et les zones rurales ; la révision de l'encadrement des aides d'État à la recherche, au développement et à l'innovation ; l'évaluation des règles en matière d'aides d'État pour le déploiement des infrastructures à haut débit et en faveur des services sociaux et de santé. Feront également l'objet d'une révision les lignes directrices sur le financement des risques et le règlement général d'exemption par catégorie (RGEC). La définition du marché pertinent dans le droit de la concurrence européen sera évaluée, ainsi que la directive de 2014 sur la compatibilité électromagnétique. Dans le domaine environnemental, de nombreux textes seront également révisés tels que la protection des indications géographiques, le règlement sur la protection de la couche d'ozone et celui concernant les transferts de déchets, la directive relative aux emballages et aux déchets d'emballages et celle relative aux émissions industrielles ou encore le règlement relatif aux additifs destinés à l'alimentation des animaux.
La Commission dresse également la liste des 50 textes déjà présentés, il y a parfois plus de dix ans, et considérés comme prioritaires, mais encore en attente, leur examen législatif restant en cours. Il y en avait 126 en 2020, ce chiffre élevé tenant alors aux nombreux textes relatifs au cadre financier pluriannuel 2021-2027. En 2021, ces propositions prioritaires en attente concerneront principalement les transports, le numérique, les secteurs financier et fiscal, la migration et l'asile ou encore le retrait des contenus terroristes en ligne.
Enfin, le programme de travail indique que seront retirées, dans un délai de six mois, 14 propositions législatives - il y en avait eu 32 en 2020. Ces retraits sont motivés, pour la plupart d'entre eux, par l'obsolescence. C'est le cas de deux propositions de règlement portant sur l'Union économique et monétaire, puisqu'une nouvelle proposition établissant une facilité pour la reprise et la résilience a été présentée. Je peux aussi citer deux propositions de règlement dont les dispositions ont été adaptées par le récent Pacte sur la migration et l'asile. Ces retraits sont également motivés par l'absence de perspective d'accord, par exemple sur l'introduction d'une carte électronique européenne de services.
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Mes chers collègues, après la présentation générale de Didier Marie, je souhaiterais vous donner des précisions sur les initiatives que la Commission devrait prendre en 2021 pour chacune de ses six priorités politiques, en centrant mon propos sur les principales d'entre elles.
Le Pacte vert pour l'Europe comporte de nombreuses propositions, dont la plupart sont de nature législative. Le principal axe consistera à aligner la réglementation européenne en matière climatique et énergétique sur l'objectif de l'Union de réduire les émissions de gaz d'au moins 55 % par rapport à leur niveau de 1990. Les différentes mesures proposées seront regroupées dans un paquet spécifique, présenté pour l'essentiel au deuxième trimestre, qui portera sur le système d'échange de quotas d'émission, le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, les énergies renouvelables, l'efficacité énergétique, la taxation de l'énergie ou encore le développement des carburants alternatifs. Tout au long de l'année, sera déclinée la stratégie en faveur de la biodiversité à l'horizon 2030, au moyen à la fois d'initiatives législatives, par exemple pour lutter contre la déforestation, et de textes non législatifs, par exemple des plans d'action en faveur de la production biologique et de la lutte contre la pollution de l'eau, de l'air et du sol. Le second semestre sera l'occasion de traiter le sujet de la mobilité durable, avec la révision des textes sur les systèmes de transport intelligents et sur le réseau transeuropéen de transport, l'élaboration de nouvelles normes d'émission pour les véhicules à moteur et des initiatives sur le transport ferroviaire, voyageurs et fret. En fin d'année, un autre paquet sera consacré à l'économie circulaire, qui mettra l'accent sur les produits durables et l'écoconception et sur le matériel électronique.
Sur l'objectif d'une Europe adaptée à l'ère du numérique, la Commission prévoit d'importantes nouvelles mesures législatives échelonnées sur 2021. Je peux citer plusieurs de ces projets : une loi sur les données et un réexamen de la directive sur les bases de données ; une redevance numérique, y compris en tant que ressource propre ; une nouvelle identité électronique européenne fiable et sécurisée pour favoriser les activités en ligne et mieux maîtriser le partage et l'utilisation des données ; l'amélioration des conditions de travail des employés des plateformes ; des conditions de concurrence équitables, y compris au titre des marchés publics, en cas de subventions étrangères ; des évolutions du droit des consommateurs en matière électronique. Ce dossier numérique donnera également lieu à des textes non législatifs, en particulier, dès le début 2021, une feuille de route pour la décennie numérique de l'Europe, assortie d'objectifs pour 2030 en matière de connectivité, de services publics, de droit au respect de la vie privée, de liberté d'expression, de libre circulation des données ou encore de cybersécurité. Je voudrais également mentionner l'actualisation de la stratégie industrielle pour l'Europe, rendue nécessaire par l'intensification de la concurrence et les conséquences à tirer de la pandémie, ainsi qu'un plan d'action sur les synergies entre les industries civile, spatiale et de la défense.
Le programme de travail de la Commission au titre d'une économie au service des personnes est chargé. Sa première initiative législative en 2021 devrait être consacrée à un paquet de mesures visant à lutter contre le blanchiment des capitaux. L'approfondissement de l'union des marchés de capitaux donnera lieu, au fil de l'année, à la mise en place d'un cadre de protection et de facilitation des investissements, ainsi qu'à une révision des règles prudentielles pour les entreprises d'assurance, dites Solvabilité II, et de la réglementation relative aux marchés d'instruments financiers. Les modifications prévues du cadre pour la gestion des crises bancaires et la garantie des dépôts contribueront à parachever l'union bancaire. La gouvernance d'entreprise durable ferait l'objet de mesures visant à encourager les entreprises à adopter un comportement durable et responsable sur le long terme. Dans le même temps, une norme européenne en matière d'obligations « vertes » sera également établie. Dans le domaine fiscal, le régime général d'accises sera réformé, ainsi que la directive sur la taxation du tabac. À la fin de l'année, la Commission devrait proposer un dispositif permettant de décourager et contrer les mesures coercitives de pays tiers. Plusieurs initiatives non législatives seront présentées pour rendre l'économie plus équitable. Je peux citer deux plans d'action, l'un sur le socle européen des droits sociaux, prévu pour constituer l'instrument-clef du volet social de l'après-crise, et l'autre sur l'économie sociale, destiné à renforcer l'investissement social et à soutenir la création d'emplois et l'innovation sociale ; la garantie européenne pour l'enfance, pour réduire la pauvreté des enfants et leur donner accès aux services de base que sont la santé et l'éducation ; enfin, un nouveau cadre stratégique en matière de sécurité et de santé au travail.
Concernant l'objectif d'une Europe plus forte sur la scène internationale, il paraît assez logique qu'il soit surtout poursuivi au moyen d'initiatives non législatives. La Commission, qui se veut géopolitique, présentera plusieurs communications qui concerneront :
- le renforcement de la contribution de l'Union européenne au multilatéralisme basé sur des règles, l'objectif affiché étant de prendre la tête du mouvement de réforme de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et de celle du commerce (OMC) pour les adapter au nouveau contexte ;
- l'Arctique, territoire très exposé au changement climatique et aux pressions environnementales ;
- le partenariat renouvelé avec les pays du voisinage méridional ;
- le désarmement, la démobilisation et la réintégration des anciens combattants, dans un objectif de stabilisation des pays touchés par des conflits ;
- une approche globale de la recherche, de l'innovation, de l'éducation et de la jeunesse ;
- l'aide humanitaire européenne dans le contexte de la pandémie de Covid-19, de façon à moderniser les partenariats et les méthodes de travail.
La seule initiative législative portera, à la fin de l'année, sur la révision des règles européennes relatives à la protection consulaire pour renforcer la solidarité européenne et mieux protéger les citoyens européens à l'étranger, notamment en période de crise.
La promotion de notre mode de vie européen constituera un axe important du programme de travail 2021, avec des propositions attendues. Un paquet « Schengen », fondé sur une stratégie redéfinissant l'avenir de cet espace de libre circulation des personnes, donnera l'occasion de modifier le mécanisme d'évaluation existant, de réviser le code frontières Schengen et de numériser les procédures de visa. Plusieurs textes législatifs donneront consistance à la stratégie européenne de sécurité : ils concerneront la lutte contre les abus sexuels contre les enfants en ligne, la révision de la réglementation sur le gel et la confiscation des produits du crime et l'établissement d'un code de coopération policière au sein de l'Union européenne. Une communication sur la lutte contre la criminalité organisée et un programme antiterroriste constitueront le volet non législatif de cette stratégie européenne de sécurité. En fin d'année, la santé fera aussi l'objet de deux initiatives législatives tirant les leçons de la crise sanitaire, avec la création d'une nouvelle agence européenne de recherche et de développement dans le domaine biomédical et la constitution d'un espace européen des données de santé. Le nouveau Pacte migratoire, présenté en septembre dernier, sera complété par des textes non législatifs : un plan d'action contre le trafic de migrants et une stratégie sur les retours volontaires et la réintégration. Une autre stratégie européenne, sur la lutte contre l'antisémitisme, sera également présentée, à la fin de l'année, pour soutenir l'action des États membres.
Enfin, plusieurs initiatives, y compris de nature législative, seront prises, au second semestre en faveur d'un nouvel élan pour la démocratie. Ce sera le cas en matière de violence sexiste et de lutte contre les crimes et discours haineux, auxquels la liste des infractions pénales européennes sera étendue. La coopération judiciaire numérique fera l'objet d'un paquet de mesures comprenant un échange d'informations sur les affaires de terrorisme transfrontières, une plateforme de collaboration destinée aux équipes communes d'enquête et un chantier de numérisation de la coopération judiciaire transfrontière. Plusieurs mesures législatives viendront également renforcer la transparence et la démocratie, par exemple la révision du statut et du financement des partis et fondations politiques européens, la réforme de la publicité politique payante, la lutte contre les recours abusifs visant les journalistes et les défenseurs des droits, ainsi que l'amélioration des droits électoraux des citoyens européens mobiles. Parmi les initiatives non législatives, je peux mentionner deux stratégies européennes, en début d'année, sur les droits de l'enfant et en faveur des personnes handicapées, ainsi qu'une communication sur la vision à long terme pour les zones rurales, qui sont parfois négligées par la politique de cohésion.
Vous le voyez, un programme très nourri et marqué, comme l'indique d'ailleurs l'intitulé de la communication de la Commission, par un volontarisme ou une certaine résilience dans le vocabulaire bruxellois.
Sur la base de cette présentation générale, Didier Marie et moi-même vous proposons de faire quelque peu évoluer l'approche que notre commission avait retenue l'année dernière. En effet, le programme de travail 2020 étant le premier de la Commission von der Leyen, notre commission avait adopté une proposition de résolution européenne très complète portant sur chacune des six priorités politiques de la Commission. Nous considérons, Didier Marie et moi, que cette résolution européenne du Sénat, destinée au Gouvernement, avait une portée programmatique pour l'ensemble de la législature européenne.
C'est pourquoi nous ne vous soumettons pas de proposition de résolution européenne cette année. En revanche, nous pensons nécessaire d'adresser à la Commission un avis politique, qui vous a été préalablement diffusé, qui présenterait la position de notre commission sur un nombre limité de points prioritaires, que la Commission serait appelée à prendre en compte dans ses propositions législatives et non législatives en 2021. Elle devra en effet apporter une réponse à notre avis politique sous trois mois.
Mme Gisèle Jourda. - Je souscris pleinement aux propos de nos rapporteurs, qui s'inscrivent dans le droit fil des travaux de notre commission. Cependant, après une remarque générale, je proposerais quelques ajustements.
Actuellement, les contours européens bougent et la stabilité européenne a été frappée de plein fouet, notamment à ses frontières. Pourtant, nulle part dans l'avis politique que vous nous présentez, cette notion de frontières et les défis liés aux migrations n'apparaissent. La semaine dernière, lors de notre déplacement à Calais et Boulogne, nous avons observé les conséquences du retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne. Lier la crise migratoire et la crise sanitaire exige une réflexion européenne qui s'inscrive dans un cadre large. Je regrette que cette dimension soit absente de l'avis politique.
La réforme de la politique agricole commune (PAC), dont il est question à l'alinéa 16, est une source d'inquiétude pour de nombreux agriculteurs et pour l'ensemble de ce secteur économique. Pour nos ultramarins, je souhaiterais que soit ajouté un alinéa indiquant qu'une vigilance accrue doit être portée au suivi du Programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSÉI). C'est un enjeu fort et une réelle fragilité du dispositif, comme nous l'avons constaté lors de l'audition de M. Julien Denormandie, ministre de l'agriculture et de l'alimentation, le 26 novembre dernier.
Je souhaiterais aussi qu'un alinéa soit ajouté sur l'exigence d'une vigilance accrue en matière d'aide aux filières agricoles en difficulté (élevage, filière viticole, etc.). Sur ces sujets, notre commission a notamment adopté en 2018 une proposition de résolution européenne sur les indemnités compensatoires de handicaps naturels (ICHN) et, en 2019, une proposition de résolution européenne tendant à garantir, au sein de la PAC, le système d'autorisation préalable de plantation viticole jusqu'en 2050. De même, n'oublions pas la filière bois et les forêts.
L'alinéa 36, qui porte sur les questions de défense, est équilibré et bien rédigé. Mais il faut réfléchir à notre stratégie de défense, même si certains États sont partis... Il me semblerait utile de manifester un voeu qui pourrait être exprimé ainsi : « entend réfléchir sur l'importance d'une coopération privilégiée en matière de défense avec le Royaume-Uni ».
Par ailleurs, nous avons des accords de voisinage avec les pays du Partenariat oriental qui ne sont pas membres de l'Union européenne. Je m'inquiète de ce à quoi nous assistons : je pense à la guerre au Haut-Karabakh en novembre dernier, mais aussi à la Géorgie et à la Moldavie, où l'on observe des évolutions des lignes de frontières, des conflits gelés qui n'en sont pas et qui sont proches de l'implosion. Cette situation justifierait, selon moi, de compléter l'alinéa 38 par les mots suivants : « entend que soit menée une réflexion sur les contours de la politique de voisinage de l'Union avec l'Est du continent ».
Je terminerai par une interrogation sur l'alinéa 43 relatif à la stratégie européenne de sécurité. Je suis tout à fait favorable à l'idée de conduire une « réflexion approfondie sur les voies et moyens d'une extension du champ de compétences du Parquet européen à la lutte contre la cybercriminalité ». Mais pourquoi n'étendrait-on pas cette compétence au terrorisme et aux crimes environnementaux ?
Après ces quelques suggestions, je tiens à saluer à nouveau le travail que vous avez réalisé.
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Sur la question transfrontalière, nous observons effectivement un amalgame contrariant entre la crise migratoire et la crise sanitaire. Sur la crise migratoire, comme nous l'avons rappelé dans le texte, nous attendons des avancées avec et sur le Pacte sur la migration et l'asile. Le 22 octobre dernier, le Bureau de notre commission a entendu sur le sujet M. Margaritis Schinas, vice-président de la Commission européenne, chargé des migrations et de la promotion du mode de vie européen.
Sur l'alinéa 16 et la question de l'agriculture, je ne suis pas opposé à le modifier à la marge, mais je ne suis pas convaincu que cela soit réellement opportun, car il ne faut pas perdre de vue que l'objet de notre avis politique est le programme de travail de la Commission européenne pour 2021.
M. Didier Marie, rapporteur. -Sur la question migratoire, nous attendons effectivement le Pacte sur la migration et l'asile. Il y a d'ailleurs des travaux en cours sur le sujet par nos collègues André Reichardt et Jean-Yves Leconte.
Sur la PAC, je suis favorable à la proposition de Gisèle Jourda d'insister sur les filières en difficulté car c'est un élément que la Commission pourrait prendre plus spécifiquement en compte.
Nous n'avons pas spécifiquement fait référence au programme POSÉI dans l'avis politique car il figure déjà dans le programme de la Commission, ainsi que dans la résolution européenne de l'année dernière.
Pour le Partenariat oriental, il est également spécifiquement mentionné dans le programme de travail de la Commission.
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Sur la question soulevée par Gisèle Jourda sur la coopération en matière de défense avec le Royaume-Uni, je tiens à vous indiquer que ce fut l'un des éléments de mon propos à la COSAC qui s'est tenue lundi. Auprès des présidents des commissions des affaires européennes des 27 parlements de l'Union européenne, j'ai défendu que nous ne pourrons pas nous priver de l'expertise du Royaume-Uni, tant en matière de défense qu'en matière de politique spatiale.
Nous pouvons effectivement ajouter une mention sur les filières agricoles en difficulté.
Mme Gisèle Jourda. - Je tiens à ce que l'exigence d'une réflexion sur les contours politiques du voisinage qui est source de tensions à l'Est soit intégrée à l'avis politique.
M. Pierre Laurent. - Je vous remercie de nous avoir communiqué l'avis politique en avance afin que nous puissions nous forger une idée. Nous ne pouvons donner notre aval à cet avis politique qui approuve d'emblée un programme de travail largement insuffisant pour éteindre les effets de la grave crise sociale qui gagne la France et l'ensemble de l'Union européenne. Cette crise sociale a déjà déclenché toute une série de crises politiques en Europe et mérite une réflexion ambitieuse pour repenser en profondeur le modèle social européen. Malheureusement, l'avis politique se contente d'effleurer la question. L'alinéa 29 se résume à une énumération de voeux pieux sur la question du socle des droits sociaux européens.
Par conséquent, je ne peux me ranger à la tactique qui consiste à dire que notre commission approuve le programme de travail de la Commission européenne pour ensuite émettre quantité de réserves. Si je partage en partie ces réserves, leur formulation me semble trop générale et aucune n'insiste sur les sujets qui fâchent. En matière de politique de concurrence par exemple, l'avis insiste sur le besoin de réviser les règles actuelles alors même que le projet Hercule fait débat et que la stricte mise en oeuvre des règles de concurrence affaiblit les outils industriels européens.
Concernant les politiques de santé, les alinéas 41 et 42 mériteraient d'être précisés : ils révèlent une exigence opportune et donc, en creux, une certaine inquiétude quant à la transparence des politiques d'évaluation en matière de santé en Europe. Ce sujet fondamental est d'actualité, avec le développement d'une politique de santé et d'une politique vaccinale européennes. Les rapporteurs peuvent-ils nous préciser ce qu'il en est ?
Enfin, même si je n'approuverai pas l'avis politique, la dernière partie concernant la question démocratique me paraît très importante. Faute de rénover les méthodes de construction démocratique de l'Union, nous ferons face à des problèmes croissants de défiance et d'adhésion des populations européennes aux politiques mises en oeuvre. Au-delà de l'avis politique que nous proposons, nous devrions être à l'origine, pour notre propre pays, d'initiatives nouvelles dans la manière d'organiser le débat européen et notamment, de préparer la Conférence sur l'avenir de l'Europe.
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - La première partie de votre exposé reflète une vision très politique de l'Europe. Je ne peux que constater que l'élaboration du programme de travail de la Commission suit une procédure bien définie sur laquelle nous n'avons pas de prise.
Sur la question très importante de la politique de santé, nous nous montrons très exigeants car nous savons que tout est à construire. Pour l'heure, il n'existe pas de politique de santé européenne. Il aura fallu la crise sanitaire que nous connaissons pour que, pour la première fois, des lignes budgétaires soient dédiées à la santé.
Sur l'aspect démocratique enfin, votre réflexion ne me semble pas appeler de modification de l'avis politique, d'autant qu'il est acquis que vous vous exprimerez contre cet avis.
M. Didier Marie, rapporteur. - Pour lever toute ambiguïté, je souhaite indiquer à notre collègue Pierre Laurent que la formulation « approuve le programme de travail » est peut-être un peu large ; elle signifie en fait que l'on prend acte du programme de travail de la Commission et, bien que nous émettions un avis sur ce programme, nous n'avons en effet pas la faculté législative de le modifier. L'intervention de Mme von der Leyen se traduit par une perspective législative sur laquelle, l'année dernière, nous nous sommes prononcés en émettant un avis politique et en adoptant une proposition de résolution européenne. Aujourd'hui, nous proposons un nouvel avis politique en insistant sur certains points pour demander des améliorations et la prise en compte des considérations qui ont été, la plupart du temps, émises tout au long de l'année par notre commission sur un certain nombre de thèmes - notamment la santé. Si, déjà, la Commission accédait à nos demandes, nous aurions beaucoup avancé ! Pour résumer notre démarche : nous prenons acte du programme de travail de la Commission et, sans pouvoir toucher à tous les thèmes, nous réitérons l'ensemble des propositions déjà faites par notre commission et qui n'ont malheureusement pas encore prospéré.
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Comme je l'ai dit précédemment, notre avis ne fera pas changer le programme de travail de la Commission ; il insiste simplement sur certains points.
Mme Marta de Cidrac. - Comme Pierre Laurent, j'ai été interpellée par l'usage du terme « approuve » le programme de travail de la Commission ; la proposition de Didier Marie, consistant à simplement « prendre acte » du programme me convient mieux - ce qui ne signifie pas que nous ne sommes pas d'accord sur le fond - , mais en tant que commission souveraine, nous avons le droit d'exprimer notre propre avis. Il me semblerait donc approprié de substituer le terme « prend acte » au terme « approuve ».
Mme Gisèle Jourda. - M. le Président, qu'en est-il des propositions que j'ai pu faire concernant les différents alinéas, notamment l'alinéa 16, de l'avis politique ?
M. Didier Marie, rapporteur. - Les remarques de notre collègue concernaient l'alinéa 16 qui a trait aux secteurs en difficulté : secteur viticole, bois et forêts, sucre, élevage, mais également un rappel sur le Royaume-Uni, puis les alinéas 36 et 38.
Concernant l'alinéa 36, relatif à la coopération avec le Royaume-Uni en matière de défense, le président Rapin a souligné tout à l'heure, comme il l'a fait lors de la dernière COSAC, qu'il n'y a pas de modification à apporter à notre texte. La Commission affiche en effet sa volonté de poursuivre ses relations avec le Royaume-Uni, lesquelles relèvent d'accords toujours en cours. L'alinéa 38 relatif au Partenariat oriental pourrait, avec l'accord du Président, être enrichi d'une formule pour renforcer l'idée qui y est exprimée.
M. Laurent Duplomb. - J'aurais deux remarques à formuler. Tout d'abord, l'énumération des filières agricoles en difficulté ne me semble pas opportune ; nous risquerions d'en oublier... Ensuite, il me semble important de mentionner, au titre de la réforme de la PAC, l'introduction du système des éco-régimes et leur impact potentiel. Comment la Commission européenne va-t-elle prendre en compte ces éco-régimes, définis par chacun des pays en vertu du principe de subsidiarité, et faire contrôler leur bonne application ? Une disparité dans la définition et la mise en oeuvre effective de ces éco-régimes est à craindre, au détriment de la compétitivité de nos agriculteurs et au bénéfice de ceux des pays de l'Est. Soumis à des règles moins contraignantes et à des contrôles moins rigoureux, les produits issus de ces pays pourraient inonder nos marchés à bas coût, causant la perte de nos agriculteurs. Je pense donc que le problème des éco-régimes devrait être évoqué dans l'avis politique.
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Sur le fond, ces arguments sont valables. Nous devons retenir une formulation large sur les filières en difficulté, faute de pouvoir les citer de manière exhaustive. Si vous en êtes d'accord, je propose de remplacer le terme « approuve » le programme de travail de la Commission par le terme « reçoit ».
M. Didier Marie, rapporteur. - Concernant les filières agricoles, afin d'adopter une rédaction conciliant précision et exhaustivité, je suggère d'évoquer de façon générale les filières agricoles en difficulté, en en citant quelques-unes, de manière non-exhaustive. Pour l'alinéa 38 sur le Partenariat oriental, nous proposerons une rédaction tenant compte des remarques exposées plus tôt.
Mme Gisèle Jourda. - Très bien, car je sais que nous devons passer au vote sur l'avis politique. J'insiste toutefois vraiment sur cet enjeu crucial : le Partenariat oriental a failli être détruit en raison de la déstabilisation des provinces qui le composent.
La commission des affaires européennes adopte l'avis politique ainsi modifié, M. Pierre Laurent votant contre.
La réunion est close à 15 heures.
Jeudi 14 janvier 2021
- Présidence de M. Jean-François Rapin -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Justice et affaires intérieures - Audition de Mme Dunja Mijatovic, commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous auditionnons ce matin, par visioconférence, Mme Dunja Mijatovic, commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe.
Notre commission se penche en ce moment sur la situation de l'État de droit au sein de l'Union européenne ; fragilisée depuis déjà quelques années, cette situation est aujourd'hui plus menacée encore par la crise sanitaire. L'Union européenne s'est d'ailleurs saisie du sujet : elle a publié à l'automne dernier son premier rapport annuel sur la situation de l'État de droit en son sein, puis a présenté, en décembre, un plan d'action destiné à renforcer les démocraties de l'Union européenne.
Toutefois, l'enjeu des droits de l'Homme en Europe déborde les frontières de la seule Union européenne et se pose à l'échelle du continent. Au reste, les récents événements aux États-Unis montrent que la démocratie est en danger partout, même là où elle semblait acquise.
Le Conseil de l'Europe, qui réunit quarante-sept pays européens, est le gardien en Europe de la sécurité démocratique, fondée sur les droits de l'Homme, la démocratie et l'État de droit. Votre point de vue de commissaire aux droits de l'Homme et votre analyse des relations qu'entretiennent en cette matière le Conseil de l'Europe et l'Union européenne seront très éclairants pour notre commission, en particulier pour nos deux rapporteurs sur le sujet, Philippe Bonnecarrère et Jean-Yves Leconte. Dans un rapport publié en juin dernier, ils ont dressé un bilan des perspectives d'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'Homme.
Nous avons également invité à vous entendre les sénateurs membres de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.
L'actualité nous donne plusieurs motifs précis d'inquiétudes.
Je pense, d'abord, à la situation de l'État de droit dans les pays de l'Union européenne confrontés à la pandémie. Leurs réponses à cette crise vous paraissent-elles proportionnées ? Certains États membres vous semblent-ils tentés d'invoquer la situation pour justifier des entorses croissantes à l'État de droit et des restrictions excessives aux libertés ?
Ensuite, le Conseil européen s'est mis d'accord, en décembre dernier, sur un cadre financier pluriannuel jusqu'en 2027, incluant un plan de relance destiné à favoriser le rebond économique après la pandémie. Un mécanisme est prévu qui conditionne le versement des fonds européens au respect des principes de l'État de droit. Qu'en pensez-vous ? Un tel système de conditionnalité financière vous semble-t-il un instrument efficace pour garantir le respect de l'État de droit dans l'Union européenne, celle-ci semblant impuissante à faire jouer les mécanismes prévus par les traités, notamment l'article 7 du traité sur l'Union européenne ?
Enfin, nous voyons les grandes plateformes sur Internet prendre un pouvoir croissant. C'est un sujet que vous connaissez bien en tant qu'experte reconnue de la régulation des médias. Ces plateformes laissent libre cours à une désinformation en ligne qui menace les démocraties européennes. L'Union européenne entend mieux réguler les réseaux sociaux, devenus une forme d'espace public où se joue la liberté d'expression. La récente éviction de Donald Trump de ces réseaux soulève de nouvelles interrogations sur les limites à apporter par la loi à la puissance qu'ils ont acquise. Que préconisez-vous dans ce domaine ? L'action engagée par l'Union européenne vous semble-t-elle appropriée ?
Mme Dunja Mijatovic, commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe. - Je suis honorée de m'adresser à votre commission dans le cadre du travail important que vous menez sur l'État de droit en Europe. Dans ma fonction de commissaire du Conseil de l'Europe, j'attache une grande importance au dialogue avec les assemblées parlementaires des États membres. Plus largement, le dialogue avec les représentants des trois branches du pouvoir est au coeur de mon mandat.
Le commissariat aux droits de l'Homme est une institution indépendante, non judiciaire, qui promeut le respect effectif des droits de l'Homme, mais aussi l'éducation et la sensibilisation aux droits de l'Homme au sein des États membres. Mon rôle consiste à veiller à ce que les États prêtent attention à ce qui pourrait restreindre la capacité des citoyens à jouir pleinement de leurs droits et à aider à trouver des solutions améliorant la protection et la mise en oeuvre des droits de l'Homme. J'ai aussi mandat pour faciliter les activités des structures nationales chargées des droits de l'Homme. Enfin, je dois travailler à la protection des défenseurs des droits de l'Homme.
Je commencerai par vous présenter les instruments à ma disposition pour aider les États membres à identifier les problèmes en matière de droits de l'Homme et à y apporter des solutions.
D'abord, je me déplace - nécessairement peu actuellement - dans les différents pays, où je rencontre un large éventail d'acteurs, parmi lesquels des victimes de violations des droits de l'Homme, des représentants d'organisations de la société civile, les structures nationales chargées des droits de l'Homme et diverses autres autorités. Ces visites sont suivies de rapports dans lesquels je présente mes conclusions et recommandations. Quand cela est nécessaire, je procède à des missions ad hoc, comme je l'ai fait en France en janvier 2019 dans le cadre du mouvement des « gilets jaunes ».
Mon dialogue constructif avec les États membres du Conseil de l'Europe prend aussi la forme de réunions bilatérales avec les membres des gouvernements, d'échanges de lettres avec les ministères et les assemblées parlementaires, de réunions régulières avec les délégations nationales à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe et, comme aujourd'hui, d'auditions organisées par les parlements nationaux.
En outre, je suis en contact étroit avec les structures nationales chargées des droits de l'Homme et je suis très attentive à leurs éclairages sur les évolutions au sein de leur pays. Compte tenu de leur expertise sur le contexte national, ces structures peuvent m'aider à formuler des recommandations bien ciblées aux autorités. Je m'appuie sur elles également pour faire mieux comprendre mon action et pour faire appliquer mes recommandations dans les différents pays. Je rencontre régulièrement leurs représentants, au cours de mes visites dans les pays ou à Strasbourg, et je participe à des événements et réunions qu'elles organisent, individuellement ou dans le cadre de leur réseau.
Mon Bureau organise régulièrement des événements pour partager informations et priorités avec les structures nationales chargées des droits de l'Homme. Le dernier événement a réuni, en juin 2019, trente organismes de promotion de l'égalité, issus de toute l'Europe, pour débattre de la discrimination algorithmique. Il s'est tenu à Paris, où nous avons été très aimablement accueillis par le Défenseur des droits d'alors, M. Jacques Toubon.
Je poursuis une coopération très étroite avec le Défenseur des droits français et je coopère régulièrement avec la Commission nationale consultative des droits de l'Homme ; dernièrement, j'ai participé à un webinaire que celle-ci a organisé sur les droits des femmes vingt-cinq ans après la conférence de Pékin. J'ai également rencontré la nouvelle Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, voilà deux jours seulement.
Mon Bureau est aussi en contact étroit avec les défenseurs des droits de l'Homme, les représentants de la société civile et de ses organisations et d'autres organisations internationales et chercheurs ; ils nous aident à identifier les défis en matière de droits de l'Homme et parfois nous apportent leur expertise.
Par ailleurs, je dispose de pouvoirs particuliers au sein du système de la Convention européenne des droits de l'homme : je suis habilitée à intervenir en tant que tierce partie devant la Cour européenne des droits de l'Homme, sur ma propre initiative, comme je l'ai fait dans un certain nombre d'affaires de harcèlement des défenseurs des droits de l'Homme. Je peux aussi soumettre des observations au Comité des ministres du Conseil de l'Europe dans le cadre du suivi de l'exécution des arrêts de la Cour.
Je mène un travail de sensibilisation en participant à des conférences, entretenant des relations avec la presse et publiant des tribunes libres et des documents thématiques sur les droits de l'Homme, y compris par le biais des réseaux sociaux.
À ma prise de fonction, en avril 2018, j'ai décidé de poursuivre le travail entrepris par mon Bureau dans des domaines variés, dont la protection des droits des femmes, des migrants et des personnes LGBT. J'ai également fixé de nouvelles priorités, en particulier la protection des droits de l'Homme dans le contexte du développement de l'intelligence artificielle.
Le commissariat aux droits de l'Homme est une institution qui doit rester souple, pour pouvoir réagir à de nouveaux défis - la pandémie avec ses conséquences sur les droits de l'Homme en est un exemple typique - en même temps qu'aux résurgences de problèmes de long terme, comme le terrorisme et les menaces sur la liberté d'expression.
Dans ces attributions larges, un certain nombre d'éléments sont invariants. L'effectivité des droits de l'Homme requiert toujours un certain nombre de préconditions, dont la sauvegarde de l'État de droit. Les droits de l'Homme peuvent-ils être effectifs sans un juge indépendant et impartial capable de sanctionner les violations et d'ordonner leur réparation ? À l'évidence, non. Pour que les citoyens puissent jouir de leurs droits, un système de pouvoirs et contre-pouvoirs est nécessaire, qui intègre une justice indépendante et impartiale, mais aussi la protection des droits parlementaires, des structures chargées des droits de l'Homme robustes et indépendantes, des médias pluralistes et professionnels et une société civile active.
Mon devoir est de sonner l'alarme quand l'État de droit est menacé et, de ce fait, la protection des droits de l'Homme mise en péril.
Depuis le début de mon mandat, j'ai observé un certain nombre d'améliorations en matière de droits de l'Homme. En particulier, un certain nombre d'États membres ont renforcé la transparence et la redevabilité en adoptant des lois sur l'accès aux documents publics et en adhérant à la convention du Conseil de l'Europe sur l'accès aux documents publics, entrée en vigueur à la fin de l'année dernière.
L'indépendance et l'impartialité de la justice sont des questions particulièrement sensibles, par exemple en Turquie. Après m'être penchée dans le détail sur la situation en Turquie, j'ai conclu que la situation actuelle représente une menace existentielle pour l'État de droit, donc pour le respect des droits de l'Homme, dans ce pays.
Au sein de l'Union européenne, la Hongrie et la Pologne sont des cas importants.
En décembre 2018, j'ai appelé le président hongrois à renvoyer devant le parlement une législation établissant un système de cours administratives qui donnait des pouvoirs importants au ministre de la justice et soulevait un certain nombre de questions sur l'indépendance du pouvoir judiciaire. J'ai exprimé des inquiétudes similaires en novembre 2019, quand le parlement hongrois a ouvert la possibilité pour les autorités administratives de déposer des recours constitutionnels contre les décisions défavorables des juridictions ordinaires, sapant ainsi les garanties d'un procès équitable pour les justiciables. Combinées aux changements en matière de qualifications et de nominations des juges et d'uniformité de la jurisprudence, ces mesures législatives risquent de réduire l'indépendance des juges dans l'accomplissement de leurs devoirs essentiels et d'instaurer des hiérarchies excessives au sein du système judiciaire.
L'indépendance et l'impartialité de la justice ont également été au coeur de notre travail en Pologne. J'ai formulé des recommandations à différentes étapes de la réforme judiciaire engagée dans ce pays, qui a eu un impact très important sur le fonctionnement et l'indépendance de la justice. J'ai ainsi soulevé des interrogations quant à la composition et à l'indépendance du Conseil national de la justice, au renvoi et au remplacement de juges et de procureurs, à l'usage arbitraire de procédures disciplinaires contre eux, à l'extension des pouvoirs déjà très larges du ministre de la justice, qui cumule ces fonctions avec celles de procureur général. Je continue à suivre les derniers développements dans ce domaine, comme les tentatives récentes de lever l'immunité de certains juges. Plus récemment, j'ai signalé le retard pris dans la nomination d'un nouveau médiateur de la justice. En octobre 2020, j'ai appelé les autorités à assurer l'indépendance et l'effectivité de cette institution nationale.
Plus généralement, les institutions nationales de défense des droits de l'Homme jouent un rôle pivot, signalant l'impact sur les droits de l'Homme de différentes décisions, alertant sur les évolutions négatives, commentant les projets de loi, formulant des recommandations en faveur du respect de l'État de droit. Elles sont également un indicateur de la santé de cet État de droit dans un pays.
J'ai aussi pu observer que l'espace accordé au travail des ONG, des défenseurs des droits de l'Homme et des journalistes s'était considérablement rétréci dans plusieurs États membres du Conseil de l'Europe, dont la Hongrie, où ils ont été victimes de campagnes de diffamation, visés par une législation sur les financements étrangers et la promotion de l'immigration et soumis à des impôts punitifs afin de restreindre leur activité. Dans mon rapport de février 2019, j'ai instamment invité le gouvernement hongrois à inverser cette évolution préoccupante, à abroger cette législation délétère et à restaurer un environnement plus favorable au travail des défenseurs des droits de l'Homme, des ONG et des médias indépendants.
Dans la Fédération de Russie, les défenseurs des droits de l'Homme font face à un harcèlement judiciaire. Plusieurs lois sur les ONG qui reçoivent des financements étrangers ou les organisations internationales étrangères ont conduit à des violations des droits des militants des ONG et de la société civile. Les restrictions sur les libertés de réunion, d'expression et de la presse sont également un souci de longue date.
En Turquie, les organisations de la société civile et les défenseurs des droits de l'Homme évoluent dans un environnement très négatif, marqué par des actions judiciaires partiales et biaisées. Dans mon rapport rédigé après ma visite de juillet 2019, j'ai souligné l'usage détourné des enquêtes criminelles, procédures, détentions et peines de prison pour les réduire au silence et décourager l'engagement dans la société civile.
Les États membres de l'Union européenne ne sont pas exempts de menaces et de restrictions à la liberté d'expression et de réunion. Après une série de manifestations massives entre 2011 et 2013, l'Espagne a ainsi adopté, en 2015, une loi sur la sécurité des citoyens introduisant la possibilité de sanctions administratives et d'amendes contre certains types de comportements dans un contexte de rassemblements publics. J'ai insisté, dans une lettre de novembre 2018 au parlement espagnol, sur l'effet délétère de ce texte sur le droit de réunion et de rassemblement pacifique.
Dans ma note de février 2019 sur le maintien de l'ordre et de la liberté de réunion dans le contexte des « gilets jaunes », en France, j'ai exprimé des inquiétudes sur un projet de loi qui pourrait avoir un effet dissuasif sur l'exercice du droit de rassemblement pacifique. J'ai plus récemment adressé un courrier à votre commission des lois pour l'inviter à lever l'interdiction, prévue par l'article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale, de diffuser des images du visage de membres de forces de l'ordre engagées dans des opérations, sans intention claire de leur nuire sur le plan physique ou psychologique. Cette atteinte à la liberté d'expression, qui inclut la liberté de transmettre de l'information, pourrait aggraver la crise de confiance entre une partie de la population et certains éléments des forces de l'ordre.
Autre source de préoccupation : les attaques contre les journalistes. Le nombre de ceux qui ont été tués dans l'exercice de leurs fonctions est en augmentation, y compris dans l'Union européenne. Je songe bien sûr au massacre de Charlie Hebdo, ainsi qu'aux meurtres de Lukasz Masiak, Kim Wall, Daphne Caruana Galizia, Jan Kuciak et Lyra McKee. Ces événements ont fait voler en éclats l'illusion que la sécurité des journalistes n'était pas un sujet de préoccupation dans l'Union européenne.
Depuis quelques années, la pandémie de la Covid-19 a accéléré l'érosion du tissu démocratique de notre société, dont dépend la protection des droits de l'Homme. Cette pandémie a bouleversé nos vies, comme les attentats du 11 septembre ou la crise de 2008, et peut-être davantage, mais elle a aussi donné à nombre de gouvernements un prétexte idéal pour exploiter les peurs et réprimer l'expression des oppositions, restreindre les droits de la population et faire passer des législations d'urgence aux conséquences de long terme. Ainsi, la lutte contre la désinformation, qui nourrit la méfiance à l'égard des gouvernements et des autorités de santé publique, a été prise pour prétexte par certains gouvernements, parlements et autorités locales pour entraver le travail des journalistes et professionnels des médias, restreignant ainsi le droit du public à accéder à l'information.
Le terrorisme est une menace grave pour les droits de l'Homme et la démocratie. Il est nécessaire de prévenir et réprimer les actes terroristes, mais tous les moyens ne sont pas justifiés. Les États ont le devoir de protéger la sécurité publique et l'État de droit sans mettre en péril ce qui constitue le noyau des droits de l'Homme. En Turquie, les mesures prises par les autorités dans le sillage de l'état d'urgence ont eu des conséquences dévastatrices sur l'impartialité de la justice. Plus largement, en Europe, l'usage abusif de la législation antiterroriste a entraîné des menaces sur la liberté d'expression et des médias.
Il convient de renouveler notre engagement en faveur des droits de l'Homme face à une relative apathie, un retour en arrière et parfois une hostilité ouverte. Élevons la voix et travaillons encore davantage à leur mise en oeuvre.
Je vois aussi des raisons d'espérer. D'abord, il y a toujours des États qui ratifient des conventions, adoptent des plans d'action, établissent des organisations de défense des droits de l'Homme, appliquent des jugements de la Cour européenne des droits de l'Homme et des recommandations des organisations nationales et internationales de défense des droits de l'Homme.
Autre motif d'optimisme, je rencontre, dans tous les pays que je visite, des ONG, des journalistes, des défenseurs des droits de l'Homme, des institutions nationales ou médiateurs et des activistes qui entretiennent le flambeau des droits de l'Homme en dépit des dangers auxquels ils sont parfois exposés. J'ai aussi rencontré des parlementaires qui travaillent en faveur des droits de l'Homme et surveillent étroitement l'action de leur gouvernement dans ce domaine.
Aussi sombre que puisse sembler la situation, il ne faut donc pas perdre de vue les progrès que les droits de l'Homme, la démocratie et l'État de droit ont connus en Europe. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le tableau était radicalement différent : la peine de mort était en vigueur dans beaucoup de pays, des centaines de milliers d'Européens attendaient d'être rapatriés, des milliers de réfugiés s'échappaient derrière le Rideau de fer, l'homosexualité était encore un crime. Si les choses ont changé, c'est en très large part grâce à la codification des droits de l'Homme dans la loi, qui a apporté une protection contre les abus des États et permis des changements sociétaux. Il y a assez d' « anticorps » dans nos sociétés pour aller de l'avant et faire de l'Europe le lieu de la liberté, de la justice et de la dignité humaine. Cette année a été sombre et compliquée pour les droits de l'Homme, mais nous pouvons continuer à oeuvrer ensemble.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie pour cet exposé précis. Vous avez parlé d'un rétrécissement de la liberté d'expression et du droit de réunion. Est-ce à dire que vos recommandations ne sont pas entendues ?
Vous avez également évoqué le sujet des « gilets jaunes ». Ce mouvement était respectable en tant que tel, mais les actions des Black Blocs ont posé un problème de sécurité publique. En tant que Français, j'ai été très choqué de découvrir, le 1er décembre 2018, que l'Arc de Triomphe avait été saccagé. On ne peut laisser faire cela. Il faut distinguer la reconnaissance que l'État et les élus de la Nation apportent au droit de manifester et les actions des casseurs qui ont contraint le Gouvernement à faire voter des lois très restrictives.
Mme Dunja Mijatovic. - Je suis consciente de la situation et très reconnaissante aux autorités publiques françaises de m'avoir permis de rencontrer, lors de ma visite en France, différents interlocuteurs représentant notamment les organisations de défense des droits de l'Homme. Je me félicite également des remarques du président Macron devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, reconnaissant le bien-fondé de mes recommandations et soulignant la nécessité de travailler à une doctrine concernant la liberté de rassemblement pacifique. Il est important de pouvoir parler aux autorités et, en France, la porte m'a toujours été ouverte.
M. François Calvet. - Vous avez fait un tour exhaustif des problèmes de protection des droits de l'Homme en Europe et au-delà. Je souhaite vous interroger sur une question spécifique touchant à la justice espagnole. Le 7 janvier dernier, la justice belge a confirmé son refus d'extrader l'ancien ministre catalan Lluis Puig vers l'Espagne. Je ne me prononce pas sur le bien-fondé de l'indépendantisme catalan, mais sur le processus judiciaire qui a conduit à la condamnation de neuf personnalités politiques légitimement élues à des peines allant de sept à neuf ans de prison, après deux ans de détention provisoire. Ces personnalités bénéficiaient d'un régime aménagé leur permettant de travailler pendant la journée ; or, malgré leur conduite exemplaire, la Cour suprême espagnole a annulé ce régime de semi-liberté. Le groupe de travail de l'ONU sur les détentions arbitraires a demandé leur libération immédiate en 2019, en vain ; c'est la première fois qu'une telle recommandation n'est pas exécutée par un État.
Au moment où nous fêtons le 70e anniversaire de la Convention européenne des droits de l'Homme, cette violation de son article 6 relatif aux droits de la défense et au droit à un procès équitable me semble particulièrement choquante. Qu'allez-vous faire pour que les droits de l'Homme soient respectés dans cette affaire ?
M. André Gattolin. - Membre, au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, de la commission des questions juridiques et des droits de l'Homme, j'ai eu l'occasion de vous rencontrer en 2018 pour évoquer la question des « gilets jaunes ». La délégation française avait apprécié votre qualité d'écoute et de discussion, alors que la France se trouvait sous la menace d'une procédure de monitoring du Conseil de l'Europe. Le président Rapin a rappelé les actions des Black Blocs. L'absence de service d'ordre et de déclaration légale des manifestations avaient conduit à des violences des manifestants contre les policiers, et réciproquement.
Le Conseil de l'Europe doit aussi inciter ses membres à signer et ratifier certaines conventions de l'ONU et de l'Organisation internationale du travail. Je participais, avant-hier, à la réunion du comité des Nations unies contre les disparitions forcées, en ma qualité de rapporteur sur cette question au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Seuls 21 États membres du Conseil, sur 47, et 13 membres de l'Union européenne, sur 27, ont signé et ratifié la convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Nous avons besoin de votre aide sur ce sujet. Une convention européenne pourrait être envisagée, mais, au vu de la lenteur du processus, il serait préférable de passer par une ratification de la convention des Nations unies. De plus en plus de disparitions forcées, orchestrées par des services étrangers, ont lieu dans des démocraties consolidées comme la France, l'Allemagne ou les Pays-Bas.
M. Jean-Yves Leconte. - La liberté de la presse est un sujet plus subtil que la simple liberté de dire publiquement ce que l'on pense. Ainsi, en Hongrie, les médias peuvent dire ce qu'ils veulent, mais le marché publicitaire est contrôlé par l'État, ce qui permet à ce dernier de les sanctionner financièrement. C'est un sujet sensible en Hongrie, en Serbie et dans d'autres États membres du Conseil de l'Europe. Êtes-vous en mesure d'exercer une surveillance sur ce point précis ?
L'indépendance de la justice n'est pas tout : en Pologne, les décisions de justice ne sont pas motivées et les condamnés doivent parfois payer pour les obtenir après coup ! De telles pratiques entrent-elles dans les critères évalués par le Conseil de l'Europe ? Le discours sur l'indépendance laisse parfois dans l'ombre les problèmes de fonctionnement de la justice.
Enfin, je souhaite connaître votre analyse du problème de respect du droit des réfugiés que pose la pratique du push back à la frontière entre la Grèce et la Turquie, ainsi que des poursuites dont sont victimes Selahattin Demirtas, chef du parti HDP, en Turquie, et Igor Tuleya, en Pologne. M. Demirtas est en prison depuis quatre ans. La capacité d'action des institutions de défense des droits de l'Homme n'est-elle pas remise en cause si nous ne sommes pas capables de protéger ces personnalités ?
Mme Dunja Mijatovic. - Je n'ai pas répondu à la question de savoir si les États membres tenaient compte de mes recommandations. Je trouve que le niveau de coopération entre les États et mon Bureau est en général très bon. Une grande majorité essaie de travailler avec moi, alors que les sujets et les questions que j'aborde avec eux sont sensibles. Je ne fais rien d'extraordinaire, simplement j'écoute, j'observe. Les effets de ces discussions ne peuvent être évalués que sur le long terme, même s'il peut être parfois possible de remédier à certains problèmes rapidement en changeant certaines pratiques. Je m'efforce de maintenir en permanence le dialogue avec les 47 États membres, mais je peux aussi utiliser d'autres leviers, en intervenant en tant que tierce partie devant la Cour de Strasbourg, ou en mobilisant la société civile ou les structures de défense des droits de l'Homme des États. Je n'hésite pas à parler haut et fort quand je constate des violations des droits de l'Homme, ou quand je remarque qu'un système institutionnel est préjudiciable à ses citoyens. Je n'hésite pas non plus à rappeler aux États qu'ils doivent respecter les règles s'ils veulent rester membres du Conseil de l'Europe.
J'ai travaillé sur l'Espagne et la Catalogne au début de mon mandat : j'ai fait une déclaration sur le droit de rassemblement pacifique ; j'ai discuté avec le Gouvernement espagnol et les forces de l'ordre, ainsi qu'avec le président du parlement catalan. En ce qui concerne les procès, nous suivons la situation de très près, effectuons de nombreuses visites en Espagne et maintenons un dialogue constructif avec les autorités. Le sujet est sensible. L'indépendance de la justice et la transparence des procès devront être garanties. Si j'ai des inquiétudes, je les exprimerai publiquement.
Pour inciter certains pays à ratifier les conventions internationales, j'effectue des visites sur place, leur adresse des courriers, échange avec eux pour comprendre pourquoi ils ne les ont pas mis en oeuvre. Je mentionne régulièrement la convention d'Istanbul, très importante pour les droits des femmes et la lutte contre les violences domestiques. Je déplore qu'un certain nombre d'États membres n'évoluent pas vers une ratification. J'appelle aussi l'attention des États sur d'autres conventions qui ne sont pas ratifiées. J'espère obtenir des résultats positifs à terme. Je suis reconnaissante à la délégation française à Strasbourg, car elle est toujours disposée à discuter avec moi du respect des droits de l'Homme en France.
Pourriez-vous préciser votre question sur le lien entre la liberté de la presse et la publicité ?
M. Jean-Yves Leconte. - Pour apprécier la liberté de la presse, il faut aussi évaluer la diversité du marché publicitaire, car elle a un lien direct avec la liberté des médias. Si 80 % des annonceurs sont publics, les médias, qui dépendent des recettes publicitaires, sont directement ou indirectement soumis à l'État, comme c'est le cas en Hongrie.
M. André Gattolin. - Nous nous sommes rendus en Hongrie, en septembre dernier. Le pouvoir ou les proches du pouvoir contrôlent les revenus publicitaires. On a aussi observé les tracasseries administratives permanentes subies par les médias d'opposition. Une radio sera suspendue en février car elle a remis des documents en retard... Avec toutes ces pratiques, les médias sont muselés.
Mme Dunja Mijatovic. - Je suis la question de la liberté d'expression de près, en Hongrie et ailleurs. La pluralité des médias est cruciale pour la démocratie : malheureusement, elle n'est pas assurée dans tous les États membres du Conseil de l'Europe. Je m'efforce de comprendre l'environnement dans lequel évoluent les médias, les actions gouvernementales pour les réguler ou les influencer. En Hongrie, la question remonte à 2010, avec l'adoption du « paquet média » ; l'Union européenne porte une part de responsabilité, car elle n'a pas réagi à l'époque ; certes, elle a réagi par la suite, mais il était déjà trop tard ! La Commission européenne s'est finalement saisie de cette question.
Des push back violents aux frontières ont eu lieu dans plusieurs pays en Europe : entre la Grèce et la Turquie, en Bosnie-Herzégovine, etc. J'ai soulevé cette question devant la Cour de Strasbourg. Je me suis rendue en Turquie et dans les îles grecques de Lesbos et Samos. Nous avons diffusé une publication qui traite des enjeux au sud de la Méditerranée, pas seulement du sort des migrants, mais aussi de celui de toutes les personnes en danger. La manière dont l'Europe résoudra ce problème brûlant déterminera son avenir et sa configuration : celle-ci veut-elle devenir une forteresse ou bien évoluera-t-elle vers plus de solidarité ?
J'ai soulevé le cas de M. Demirtas, comme celui d'autres prisonniers, devant la Cour. J'espère que le Comité des ministres du Conseil de l'Europe fera une déclaration claire à ce sujet. Certains pays n'appliquent pas les décisions de la Cour, c'est problématique. Un nouvel instrument adopté en 2017 me donne la possibilité de soumettre des textes appelant un État à respecter les jugements. J'ai déjà eu l'occasion de l'utiliser s'agissant de M. Kavala en Turquie.
M. Pierre Laurent. - Terrorisme, crise sanitaire, les états d'urgence se succèdent en France. Le Gouvernement légifère de plus en plus par ordonnances. Les lois d'exception se multiplient et finalement leurs dispositions perdurent dans le droit commun. Observe-t-on une dérive similaire dans d'autres pays européens ?
L'avis que vous avez adressé au président du Sénat sur le texte de sécurité globale est très réservé, rejoignant d'ailleurs la position du Défenseur des droits ou de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme. Pensez-vous, au travers de vos échanges avec le Gouvernement français, que vous remarques seront entendues ?
Mme Dunja Mijatovic. - Nous suivons de près les mesures d'exception liées à la pandémie. Celle-ci a fourni un prétexte à certains gouvernements pour réprimer certains droits de leurs populations. D'autres pays que la France ont prolongé ces mesures d'urgence. Il est important que des contre-pouvoirs puissent se manifester et que des organismes impartiaux puissent s'assurer qu'il n'y a pas d'abus dans le temps, au motif de lutter contre la pandémie. Tout régime exceptionnel devrait être limité dans le temps ; il faut vérifier sans cesse s'il est proportionné et l'abroger si cela n'est plus le cas. L'avenir dira si l'on a abusé de ce régime.
J'ai exprimé dans ma lettre mes inquiétudes sur le texte de sécurité globale. J'ai reçu une réponse me disant que mes préoccupations avaient été entendues. Il appartient désormais au Sénat de se prononcer. Je garde espoir que les mesures adoptées respecteront l'intérêt général et les droits de la population.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie, Madame la Commissaire. Vous pouvez compter sur le Sénat pour faire valoir ces préoccupations lors de l'examen de ce texte.
Désignation de rapporteurs
M. Jean-François Rapin, président. - Fin novembre, j'ai été saisi par notre collègue Christophe-André Frassa, dans le prolongement de l'audition par notre commission de la cheffe du Parquet européen : il a proposé de se pencher sur la politique menée par certains États membres de l'Union européenne pour attirer des investisseurs étrangers en leur octroyant la nationalité contre un investissement substantiel, ce que l'on nomme communément par l'expression anglaise : Citizenship by Investment, la citoyenneté par investissement, ou encore les golden visas.
Sans les contrôles nécessaires, ce système peut servir à des délinquants pour fuir la justice, recourir à la corruption ou blanchir de l'argent. Je souscris donc à la demande de notre collègue et vous propose de le charger, en trinôme avec les deux rapporteurs en charge des questions de citoyenneté et de sécurité dans notre commission, André Reichardt et Jean-Yves Leconte, d'approfondir le sujet et d'en faire rapport devant notre commission sous forme d'une communication : ils pourraient ainsi nous présenter, au printemps, des propositions pour mettre fin au dévoiement du système actuel.
M. Jean-François Rapin, président. - Notre groupe de travail sur la subsidiarité a émis des réserves sur trois propositions de textes issus de la Commission européenne pour lutter contre les menaces transfrontières graves dans le domaine de la santé. Je vous propose que Laurence Harribey et Pascale Gruny étudient cette question de manière plus approfondie au nom de notre commission.
Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 10 h 25.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.