Mercredi 13 janvier 2021
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Audition de MM. Patrick Artus et Olivier Pastré, économistes et auteurs de L'économie post-Covid
Mme Sophie Primas, présidente. - Je souhaite à chacun d'entre vous une très belle année 2021. J'espère que notre pays pourra se débarrasser rapidement de la Covid-19 et que notre économie renouera avec la croissance.
L'année 2021 s'annonce intense, notamment sur le plan législatif. C'est en effet la dernière année du quinquennat où l'on pourra voter des réformes utiles, le dernier semestre de l'année étant traditionnellement réservé aux exercices budgétaires.
Sur le plan économique, nous sortons d'une période noire, sans précédent depuis 1945, et entrons dans une période incertaine dont il faut espérer qu'elle sera marquée par une reprise économique aussi importante que possible.
L'incertitude sur le court terme ne doit pas nous empêcher de poursuivre des travaux plus prospectifs, au contraire. Pour demeurer fidèle à un Sénat qui réfléchit avec sagesse aux évolutions à long terme, il nous faut à la fois penser les conditions de la relance, mais aussi les réformes économiques structurelles utiles pour notre pays.
C'est en ce sens nous accueillons aujourd'hui M. Patrick Artus, ici présent, et M. Olivier Pastré, en visioconférence.
Vous êtes tous deux économistes. Vous avez publié il y a quelques mois un ouvrage commun qui nous intéresse au plus haut point, intitulé L'économie post-Covid.
En tant que parlementaires, nous partageons bien évidemment l'interrogation centrale de votre livre, qui porte sur l'avenir de notre économie.
Si nous souhaitons tous que, dans le monde d'après, la vie soit meilleure que celle d'auparavant, ce sont surtout les conséquences destructrices de la crise qui sont aujourd'hui évidentes aux yeux de nos concitoyens : chute du PIB, réduction de notre croissance potentielle - qui est pourtant l'une des pistes sur laquelle compte le Gouvernement pour rembourser notre dette -, rythme de reprise plus lent que prévu.
Les annonces des plans sociaux se multiplient. Ils ne sont pas seulement le fait de la crise, mais le résultat d'une situation dans laquelle l'industrie française manquait probablement de compétitivité, la crise n'ayant fait qu'accélérer les choses.
Au niveau international, certains craignent que ceci ne constitue un facteur d'accélération d'un déclin industriel français et peut-être européen, notamment face à la Chine.
De vos points de vue d'économistes, quelles doivent être les priorités de la politique économique pour reconstruire notre croissance potentielle ? Quel calendrier peut-on se fixer ? Comment concentrer la politique publique et la dépense publique sur les actions à plus fort impact ?
Le plan de relance du Gouvernement est-il compatible avec votre vision de l'économie post-Covid ?
Dans l'une de vos interventions publiques, vous avez estimé que la crise est à l'origine d'une « déformation de la structure sectorielle de l'économie française ». Comment les secteurs de l'économie, le commerce et l'industrie notamment, vont-ils selon vous se restructurer ou se réorganiser ? Quel sera l'impact de la situation sur notre balance commerciale voire, plus profondément, sur notre société et comment accompagner cette transformation ?
Je vous adresse également quelques questions plus précises liées aux thématiques mises en avant par notre commission lors de la dernière période budgétaire.
Ne pensez-vous pas que l'épargne conséquente accumulée durant l'année passée peut être mise au service du renforcement des fonds propres de nos entreprises ? Si c'est le cas, quelles modalités suggérez-vous ?
Par ailleurs, faut-il renforcer les véhicules d'investissement public stratégique - le sujet, à titre personnel, me passionne - ou est-il préférable de mobiliser cette épargne en faveur d'une consommation accrue ?
Comment mettre en oeuvre la relocalisation des activités stratégiques ou essentielles, ou même maintenir l'attractivité de notre pays dans un contexte où les incitations à délocaliser sont fortes et la concurrence internationale exacerbée ? Que pensez-vous des incitations actuelles ? Faut-il une politique plus volontariste en la matière ?
L'année 2020 a constitué un record dans les fusions-acquisitions, en plein coeur de la pandémie et de la crise économique. Ces opérations traduisent-elles selon vous une recomposition nouvelle des entreprises face aux contraintes de la crise ou s'agit-il de comportements prédateurs profitant de la fragilisation générale ? Comment limiter les excès, sans pour autant empêcher l'ajustement des économies ?
M. Patrick Artus, économiste. - Je laisserai Olivier Pastré se concentrer sur la partie politique et économique des questions ainsi que sur les propositions, pour m'attacher plutôt à la partie relative aux problématiques et aux perspectives.
On ne pourra parler d'économie post-Covid que lorsqu'environ 25 millions de Français auront été vaccinés. Si l'on s'en tient au rythme prévu de 2 millions par mois, nous n'atteindrons jamais ce stade, car il faudra effectuer un rappel chez les premiers patients avant que d'autres aient pu être vaccinés une première fois. Tous les économistes se sont manifestés dans les médias pour dire que si l'on voulait connaître la reprise au deuxième semestre, il fallait prévoir de vacciner bien davantage.
Nous ne savons donc pas quand débutera la période post-épidémique. La Banque de France a ce matin revu sa prévision de croissance à hauteur de 5 % et émet l'hypothèse que cette phase commencera au deuxième semestre 2021. Si l'on perd du temps à cause des problèmes de vaccination, on n'aura que 2 % de croissance cette année et non pas 5 %. À 2 %, nous nous situerons toujours cinq points de PIB en dessous du niveau de la fin 2019, et enregistrerons probablement un taux de chômage à 13 ou 14 %.
Toutes les prévisions qui circulent s'agissant de la France s'établissent entre 4 et 6 %. Probablement une révision à la baisse interviendra-t-elle en cours de route, à supposer que l'économie post-Covid démarre cet été, ce qui est pour l'instant une hypothèse extrêmement optimiste.
La vraie question est la suivante : qu'est-ce qui sera irréversiblement différent de « l'avant-Covid », et qu'est-ce qui va simplement se normaliser ? La situation de certains secteurs, comme le tourisme, la restauration, l'aérien - se normalisera-t-elle ? Dans bien des cas, nous ne savons pas répondre à cette question.
En Chine, où l'on est dans l'économie post-Covid depuis le mois d'avril, on assiste à une normalisation complète de la consommation, mais l'épargne forcée n'est, elle, pas consommée. La France, pour sa part, a retrouvé un rythme de consommation courant, sans avoir toutefois entamé l'épargne accumulée pendant la crise, qui a été investie. On observe en France, comme partout, un grand dynamisme de la consommation dès que l'on déconfine. Le sujet n'est donc pas tant le consommateur que l'affaiblissement du bilan des entreprises.
On sait que certains secteurs sont en forte croissance et vont continuer dans cette voie - Tech, moyens de paiement, sécurité. Certaines activités sont à l'opposé durablement affaiblies, comme la distribution traditionnelle - la part de marché de la distribution en ligne, en France un peu inférieure à 10 %, a considérablement augmenté - ou l'immobilier de bureau à cause du télétravail. La baisse des voyages d'affaires a fortement affecté les compagnies aériennes. Il existe un nouveau point d'interrogation concernant les secteurs du tourisme et de la restauration. En Chine, les avions sont pleins, mais ce sont plutôt les entreprises qui inquiètent. Le secteur des biens d'équipement risque d'être également touché si l'investissement des sociétés s'avère durablement plus faible.
Cette déformation sectorielle est très supérieure à celle que l'on a connue lors des récessions passées. Elle pose un problème de compétences et de qualifications. Selon nos calculs, un million de Français vont devoir changer de métier, ce qui va bien au-delà des capacités d'absorption des systèmes de formation et de requalification. Le problème de transformation des compétences n'a jamais été aussi important. Il n'est pas évident de transformer un steward d'Air France en salarié d'une société de services informatiques. Ce sont des problèmes compliqués et lourds, et on n'est aujourd'hui absolument pas équipés pour traiter de sujets de cette taille.
Vous avez, Madame la présidente, évoqué la croissance de long terme. Il existe là un débat entre économistes. Philippe Aghion, par exemple, soutient la thèse schumpetérienne selon laquelle la crise va générer de la croissance par deux biais : la digitalisation de l'économie et la disparition des entreprises les plus faibles. J'aimerais que ce soit vrai, mais je n'y crois pas. L'expérience montre que des crises profondes et longues conduisent à une destruction de la croissance potentielle, par la destruction de capital humain chez les personnes dont les compétences ne sont plus adaptées aux métiers qui créent des emplois, et par la destruction de capital, les entreprises baissant fortement leurs investissements voire disparaissant. La crise des subprimes a coûté presqu'un point de croissance potentielle à l'OCDE et plus d'un demi-point à la France.
Bien sûr, il existe des estimations plutôt positives du Trésor quant à l'effet du plan de relance sur la croissance de long terme de la France. C'est très compliqué à établir, mais j'exprime certains doutes. Je ne crois absolument pas aux relocalisations et à la réindustrialisation. Je pense au contraire qu'on va connaître une vague de délocalisations et de désindustrialisation, comme ce fut le cas après 2009.
Les entreprises cherchent à restaurer le plus rapidement possible leurs résultats. Après une récession, la variable qui se normalise le plus vite concerne les profits. Tout le reste met beaucoup plus de temps. Pour normaliser les profits après chaque crise, les entreprises, quand elles le peuvent, freinent les salaires, mais c'est aujourd'hui compliqué. La marge de manoeuvre est, on le voit, assez faible. Les entreprises s'établissent surtout dans des régions où les coûts salariaux sont plus faibles qu'en France - mais ce que je dis est vrai pour d'autres pays.
Je crains que l'on assiste à une vague de délocalisations, plutôt en Europe d'ailleurs - car les chaînes de valeur vont tendre à devenir plus européennes - vers des pays comme le Portugal, voire le Maroc - dont on peut dire qu'il fait partie de l'Europe - ou l'Europe centrale. Je pense que la tendance spontanée va pousser le capital vers les pays européens périphériques à faibles salaires.
On peut toujours subventionner des relocalisations - c'est une autre logique, qui a été choisie avant la crise pour la batterie électrique. Cela peut se faire pour le médicament, l'hydrogène, etc., mais il s'agit d'une logique de subventionnement qui ne peut aller très loin. Le mouvement va sans doute se faire en fonction de la baisse des coûts.
Chaque crise freine la croissance potentielle et accélère la désindustrialisation, on le voit régulièrement.
La question qui se pose aujourd'hui, si l'on veut éviter une trop forte dégradation des bilans, est celle des fonds propres des entreprises. Toutes les banques, à travers la Fédération bancaire française (FBF), ont contribué aux prêts participatifs. Il s'agit d'un montage particulièrement intelligent. C'est une garantie en « first loss » de l'État : on transforme des prêts participatifs en actifs sans risque. On aimerait que les assureurs se battent un peu plus pour investir dans ce domaine - c'est pour l'instant un peu poussif, mais je pense que cela viendra. Les assureurs n'ont pas encore reçu de réponses à toutes leurs questions : par exemple, comment le fonds dans lequel ces prêts seront logés sera-t-il géré ? Ils ne souhaitent en effet pas se charger de la gestion des défauts, mais veulent que quelqu'un le fasse pour eux.
Je pense que cela va fonctionner, mais cela ne concernera que les grosses PME et les entreprises de taille intermédiaire (ETI). Il reste tout le champ des autres PME. Il est impossible de consentir des prêts participatifs à des centaines de milliers de PME.
L'initiative qui nous paraît pertinente est celle de Bpifrance, qui investit en fonds propre dans des PME très diversifiées. Ce fonds doit compter 1 500 entreprises. Nous suggérons que toutes les grandes banques de réseau fassent de même en injectant des fonds propres dans les bilans des PME.
Le vrai sujet post-crise, comme le montrent l'examen statistique et l'observation de la Chine, est celui de l'affaiblissement induit et continuel des bilans en matière d'investissement dans les entreprises, de R&D, etc.
Par ailleurs, la question de la dette et de la monnaie me paraît importante. J'ai dit récemment dans les médias qu'il n'existe pas de « dette Covid ». Elle est logée dans le bilan de la Banque centrale, elle est perpétuelle et elle est gratuite. Ce matin, la Réserve fédérale américaine va reverser 90 milliards d'euros de profit à l'État américain, comme le font toutes les banques centrales vers leurs États. Cette dette perpétuelle et gratuite n'a aucun rapport avec le niveau des taux d'intérêt. Même si la France payait 25 % de taux d'intérêt, la dette détenue par la Banque de France serait quand même gratuite.
Cependant, il existe une monnaie liée à la Covid-19. Les déficits publics, qui vont continuer d'exister, vont être entièrement financés en 2021 voire 2022 par la création monétaire, plus encore qu'en 2020.
Il faut donc s'interroger sur ce qui se passe lorsqu'on
crée une montagne de monnaie. Le vrai taux d'endettement de la France
s'élevait fin décembre à environ 89 % du PIB, dette
qui n'est pas détenue par le système européen de banques
centrales
- essentiellement la Banque de France d'ailleurs.
Dans les économies contemporaines, lorsque l'on inonde le pays de monnaie - le portfolio rebalancing en bon français, c'est-à-dire le rééquilibrage de portefeuilles - on fait monter fortement le prix des actifs. On va donc assister à une hausse des prix de l'immobilier, des cours boursiers et de la valeur des entreprises, une hausse qui a déjà commencé. Ce qu'il faudra gérer du point de vue de la politique économique, ce sont les inégalités de patrimoine. On assistera à un très fort enrichissement patrimonial à un moment où des centaines de milliers de personnes devront changer de métier. Ce n'est pas simple.
Il faut donc clarifier le débat sur la dette. Tant que les banques centrales achètent toutes les dettes qui ont été émises, les choses se passent comme si l'on finançait directement les déficits par la création monétaire. La question réside donc dans la monnaie.
Enfin, cette crise révèle un trait extrêmement profond des économies contemporaines : on trouve de plus en plus de rendements croissants dans les entreprises. Ceux-ci sont liés à l'apparition de coûts fixes importants : R&D, sécurité, cybersécurité, déontologie, analyse des risques... Les banques comptent un grand nombre de services de ce type, comme partout ailleurs.
Quand on a énormément de coûts fixes, on est d'autant plus efficace qu'on est gros. La crise renforce cet aspect des choses. Il va y avoir davantage de dépenses de sécurité, de recherche, d'innovation, de changement de technologie... C'est une prime énorme aux grandes entreprises et aux grands marchés. Cela change énormément l'analyse économique : les entreprises sont d'autant plus performantes qu'elles sont importantes et ont accès à de grands marchés unifiés. Pour dire les choses simplement, c'est la ruine du Brexit, même si les Anglais ont accès au marché européen ! C'est un élément qui va s'accentuer avec la crise.
M. Olivier Pastré, économiste. - Quand nous avons décidé, au mois de mai, d'écrire ce livre, nous étions les premiers à nous lancer dans une telle aventure.
Nous avions l'intuition que cette crise était d'une ampleur sans précédent par rapport à celle des subprimes - en comparaison, une « crisette » - qui avait fait l'effet d'une bombe en s'abattant sur la finance. Dans le cas présent, il s'agit d'une bombe à fragmentation, qui touche tous les pays et tous les secteurs en même temps. Son ampleur est telle que les réformes n'ont pas servi à grand-chose, même s'il était nécessaire de les réaliser. Ce qu'il faut, ce sont des ruptures, un changement de monde, de paradigme. Or nous ne constatons l'amorce de cette réflexion dans aucun pays développé.
Face à cette crise, il convient de demeurer modeste et nuancé. L'incertitude est en effet à son comble sur le plan médical comme économique. Il n'y a pas de solution miracle dans l'un ou l'autre cas.
Nous avons très vite été convaincus que cette crise allait être sans précédent, et nous sommes donc très pessimistes.
Le rôle du Sénat est d'attirer l'attention sur les nécessaires ruptures à accomplir dans un certain nombre de domaines, même si le calendrier parlementaire complique l'exercice. Le Sénat étant immortel, les graines plantées aujourd'hui germeront peut-être demain...
Un bref rappel historique : durant notre ère, seules cinq pandémies ont fait plus d'un million de morts. De ce point de vue, le SRAS ou Ebola ne représentent pas grand-chose. La première pandémie n'est pas la plus connue. Il s'agit de la peste antonine qui a sévi en 166. Cette forme de variole a fait 2 millions de morts, accentuant le déclin de l'empire romain. La peste de 1347 a ensuite tué 23 millions de personnes en Europe, soit le tiers de la population. En 1918, la grippe espagnole, que tout le monde commence maintenant à connaître a fait 30 millions de morts dans la seule Europe. Puis vinrent, en 1956, la grippe asiatique et, en 1960, la grippe de Hong Kong.
Une pandémie de l'ampleur de celle que nous vivons se déclenche une fois tous les 400 ans, alors qu'on connaît des crises économiques graves, comme celle de 1929 ou celle des subprimes, tous les cent ans. On va donc être obligé de changer de paradigme, c'est notre conviction.
La durée de gestion de ces pandémies ne se calcule pas en années, mais en décennies. Il faut donc penser les réformes à cette échelle, d'où notre idée de rupture et de changement de paradigme.
Par ailleurs, on assiste à une accélération des pandémies, qui comportent désormais plusieurs vagues. Je ne suis pas sûr qu'on ait aujourd'hui déjà saisi l'ampleur du « potentiel pandémique ». Si l'Afrique s'en tire mieux qu'on ne le pensait face à la Covid-19, je ne suis pas sûr que cela dure.
Voici pour la partie historique, qui doit éclairer nos pensées. Vous avez, Madame la présidente, insisté sur la nécessité de se projeter dans le futur : c'est ce que nous avons fait.
Je voudrais dire quelques mots à propos des entreprises et du secteur social, qui constituent deux dimensions majeures. Il n'existe pas qu'un seul type d'entreprise. Les grandes entreprises, d'une manière ou d'une autre vont dans leur grande majorité traverser la crise - au prix d'un certain nombre de licenciements - ce qui ne sera pas le cas des PME. Ce sont deux univers différents. Il faut, à propos des entreprises, principalement parler des PME car, sur le fond, le problème des grandes entreprises n'est pas majeur.
Pour ce qui est des PME, nous avons la certitude que l'on va assister à un « bain de sang ». Il faut arrêter de dire que l'État peut subventionner indéfiniment tous les secteurs et toutes les entreprises. Il faut s'attendre, en 2021 ou 2022, à une explosion des dépôts de bilan parmi les petites entreprises. Il va falloir l'assumer.
Le niveau d'endettement des entreprises va exploser. Je suis d'accord avec ce qui a été dit au sujet de l'endettement de la Banque centrale européenne, qui ne constitue pas un sujet d'inquiétude, mais l'endettement des acteurs privés, des entreprises et des ménages constitue un problème majeur. Il faut renforcer les fonds propres des entreprises, or, on est aujourd'hui incapable de le faire.
Bpifrance fait son travail, et notre but n'est pas d'être critique à l'égard du Gouvernement. En bons économistes, nous constatons qu'on n'est pas aujourd'hui, à la hauteur des enjeux, en partie en raison de carences en matière de formation et du fait du cadre réglementaire dans lequel évoluent les acteurs financiers. Il est clair que Bâle III, pour les banques, et Solvency II, pour les assureurs, empêchent toute reprise de la croissance. Nous proposons la suspension de ces deux réglementations, parfaitement adaptées à une période de croissance mais qui ne le sont absolument pas à la situation actuelle. Si l'on ne change pas ces règles, on est sûr de ne pas trouver de solution.
Sur le plan social, le « bain de sang » économique va produire un effet de bipolarisation. Les diplômés s'en sortiront d'une manière ou d'une autre, mais les autres ne pourront pas s'adapter. Le sujet majeur est celui de la formation professionnelle, dont le dispositif actuel est totalement sous-dimensionné et inadapté pour assurer le brassage attendu des populations professionnelles.
Par ailleurs, 800 000 jeunes arrivent sur le marché du travail sans aucun espoir. Là aussi, face à cet enjeu social, une rupture est nécessaire. Il faut rétablir un minimum de confiance, sans quoi l'on connaîtra la révolte et le désespoir, formes dégradées de violence. Le sujet central est celui de l'ascenseur social. On a arrêté l'ascenseur social et il faut absolument se concentrer sur ce point. Si l'on crée des emplois, mais sans mobilité sociale, on créera du revenu mais cela ne règlera rien.
Nous proposons huit mesures de rupture à mettre en oeuvre.
La première rupture consiste à soutenir les catégories le plus fragiles à l'aide du revenu minimum, les jeunes en particulier.
Il convient en deuxième lieu de réaliser une réforme profonde du système de retraites. Ce n'est peut-être pas politiquement correct, mais il faut commencer à préparer l'avenir.
Troisièmement, il faut créer un choc de compétences en multipliant au moins par deux les moyens de la formation professionnelle, et garantir que les formateurs soient d'un niveau suffisant. Attribuer de l'argent à la formation professionnelle si les formateurs ne sont pas bons, c'est jeter l'argent par les fenêtres ! Il faut donc envisager une refonte complète de ce domaine. Par exemple, au sujet des fonds propres, les banques et les assurances doivent former des spécialistes. Un assureur ou un banquier n'est pas un investisseur en fonds propres, et un certain temps est nécessaire pour le devenir. Le système de formation professionnelle tel qu'il existe aujourd'hui n'est pas adapté.
La quatrième rupture concerne les relations entre l'État et les entreprises. Elles sont aujourd'hui insuffisantes. Un véritable travail de fond reste à entreprendre à ce sujet, comme au Japon ou aux États-Unis. Cela nécessite une certaine planification, sans laquelle, aucune sortie de crise n'est possible. Les plus vieux d'entre nous se rappellent la richesse des débats qui ont eu lieu à l'occasion du 8e Plan, ainsi que les réformes qui en sont nées. La planification permettait une forme de dialogue social.
La cinquième rupture porte sur Bâle III et Solvency II, non que je pense qu'il faille tout jeter - encore que -, mais il convient à tout le moins de les suspendre et réfléchir à un dispositif qui protège le système financier et qui n'empêche pas les banques et les assureurs de financer les entreprises, notamment s'agissant des fonds propres.
Sixième rupture : on doit adopter une taxe carbone. Il faut arrêter le débat ! Tous les économistes sont d'accord. Il convient donc de la mettre en place, seul ou à plusieurs. Tout cela est naturellement plus facile à dire qu'à faire, mais elle est indispensable à la transition énergétique.
La septième rupture va vous faire plaisir, même si elle n'est pas faite pour cela : elle porte sur la décentralisation. Il faut impérativement changer le modus operandi. Les sénateurs, les députés, les maires doivent pouvoir proposer des textes de loi. Il faut inverser la réflexion. Dans ce domaine, le bottom-up est majeur.
Enfin, huitième et dernière rupture : il faut modifier le financement des syndicats. Aujourd'hui, les syndicats sont peu représentatifs, éclatés et politisés. Pour le dialogue social, ce n'est pas ce qu'il y a de mieux ! Les syndicats doivent recevoir un financement suffisant, peu importe la forme, pour être des partenaires responsables, comme dans d'autre pays. Ceci n'engage que moi, mais je ne suis pas hostile à un financement public-privé. Ouvrons donc le débat ! Il n'y aura pas de dialogue social sans syndicats forts et pas de syndicats forts sans soutien financier.
Toutes les ruptures que nous proposons sont un appel à la réflexion. Elles ne constituent ni une critique de telle ou telle décision gouvernementale ni une incitation au repli sur soi. Ce n'est ni le tempérament de Patrick Artus ni le mien.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci beaucoup. Vos propos vont faire réagir ! La parole est aux commissaires.
M. Serge Babary. - La présentation de votre ouvrage, Messieurs, ouvre aux élus que nous sommes un certain nombre de pistes.
Vous finissez par ces mots : « Vaste mais indispensable programme ! » et concluez en vous projetant en 2035. L'application de vos préconisations a été salutaire, ouvrant la voie à une économie plus forte et moins inégalitaire, mais ceci n'est pas garanti, car deux conditions sont à remplir selon vous : accepter d'opérer les ruptures décrites dans le livre - cela peut faire mal - et agir très vite.
Il reste 600 jours, dites-vous, pour réussir à l'horizon 2035. C'est le temps qu'il faut pour modifier les logiciels et les rendre opérationnels. Votre livre ayant été édité en septembre 2020, 120 jours se sont déjà écoulés. Sommes-nous sur la bonne voie ? Je pose la question, car votre dernière injonction nous est adressée : « À vous de jouer. Bon courage, Mesdames et Messieurs les politiques ! ». Nous aimerions donc savoir si nous sommes sur la bonne voie.
M. Jean-Claude Tissot. - Vous indiquez dans votre ouvrage que cette crise va provoquer un capitalisme plus dur, moins inclusif et surtout plus agressif. Pour répondre à ce constat glaçant, vous appelez à une refonte complète et urgente de notre système de formation professionnelle.
Dans une période où les emplois continuent à se transformer massivement, quelles peuvent être, selon vous, les premières mesures pour enclencher ce renouveau de la formation professionnelle ? À plus long terme, comment pouvons-nous concevoir financièrement et concrètement la formation professionnelle dans un contexte de transition écologique et de conversion des industries ?
Par ailleurs, en cette période de grave crise sanitaire, je souhaiterais connaître votre analyse sur l'idée de démarchandisation de l'offre de soins et de protection sociale. Tout au long de cette crise, nous avons malheureusement constaté les dégâts politiques successifs produits sur les hôpitaux et sur notre système de santé. Cette pandémie ne doit-elle pas nous conduire à repenser en profondeur notre approche de ce secteur ?
Enfin, l'année 2021 débute au Sénat par plusieurs débats sur la politique énergétique de notre pays. Nous avons eu hier un échange sur le risque de black-out énergétique qui se poursuit aujourd'hui, avec un nouveau débat sur l'avenir d'EDF et du projet Hercule.
Quelle est votre analyse sur la stratégie que mène le Gouvernement en appelant au démantèlement d'un opérateur historique de la filière électrique ?
M. Laurent Somon. - Vous avez dit que les consommateurs chinois avaient repris leur comportement de consommation d'avant la crise. A-t-on une idée des comportements que vont adopter les consommateurs aux États-Unis et en Europe et dans quel délai ils vont réagir ?
Imagine-t-on un retour au niveau de 2019 en matière de transport aérien, l'aéronautique étant l'un des domaines les plus fragilisés par la crise ? D'autre part, la logistique aérienne est-elle une voie de résilience de cette filière en période intermédiaire ? A-t-elle un avenir pour les années à venir ?
Les PME et les ETI sont, en France, particulièrement fragiles en termes d'exportations. Voit-on apparaître les prémisses d'une mise en commun des moyens leur permettant d'être plus fortes à l'exportation ?
Peut-on espérer une stratégie nationale qui promeuve la souveraineté énergétique ou l'industrie du médicament ?
Enfin, quel pourrait être le rôle de l'État dans la mise en place d'un plan Marshall, tel que celui qui a existé après la Seconde Guerre mondiale ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Dans votre ouvrage, vous prédisez un « bain de sang » pour les entreprises françaises, notamment certaines PME et TPE. Celles-ci sont particulièrement nombreuses au sein de l'économie française, avec les commerçants, artisans, professions libérales...
Vous conseillez de suspendre Bâle III et Solvency II de façon à permettre des investissements dans les fonds propres des entreprises, dont l'endettement ne cesse d'augmenter, alors même que cette réglementation a été mise en place pour empêcher que ne survienne à nouveau une crise comme celle des subprimes. N'est-il pas risqué de revenir en arrière ? Faut-il craindre davantage la dette publique ou la dette privée ?
Par ailleurs, j'aimerais connaître votre avis à propos du chômage partiel. Certes, ceci permet aux salariés de toucher la quasi-totalité de leur salaire, mais on sait très bien que cela ne pourra durer et qu'ils ne retrouveront pas les mêmes salaires à l'issue de cette période. Ces mesures vont-elles pouvoir durer encore longtemps ?
M. Daniel Salmon. - Ne croyez-vous pas que la crise engendrée par le réchauffement climatique fera passer l'épisode de la Covid-19 pour une « grippette » ?
Par ailleurs, la taxe carbone est effectivement un élément clé pour réorienter notre économie. Comment imaginez-vous vous la relance, sans revenir au monde d'avant, qui a été assez destructeur pour notre planète, surtout au niveau de la biodiversité et du climat ? Existe-t-il d'autres moyens pour arriver à une résilience et éviter le « bain de sang » que vous prophétisez ? Vous ne nous rassurez guère en ce début d'année !
Vous nous avez d'autre part expliqué que la dette liée à la Covid-19 n'est qu'une simple création monétaire. Il reste cependant une dette structurelle. Qui mettre à contribution pour l'éponger ?
M. Patrick Artus. - Fait-on ce qu'il faut ? S'agissant des politiques défensives, oui. En 2000, le revenu disponible des Français avait baissé de 0,3 % en termes réels, alors que le PIB avait baissé de 9 %. Nos politiques défensives avaient donc été assez efficaces. Les défauts d'entreprises sont de 34 % plus bas que ceux de l'année dernière. Ceci est lié au fait qu'on a changé les règles, mais cela a quand même été assez efficace.
Quant aux politiques offensives, quelques secteurs ont été mis en avant en matière de transition énergétique, d'intelligence artificielle, etc., mais ce qui nous pénalise considérablement, c'est la question des compétences. Selon l'enquête TIMSS qui porte sur le niveau en sciences des jeunes Français, notre pays est dernier ou avant-dernier, avec des scores terrifiants. Seuls 2 % des jeunes Français ont un niveau élevé en sciences, contre 50 % des jeunes Singapouriens et 30 % des jeunes Finlandais. La population a un énorme problème de compétences et ceci alimente les difficultés de recrutement que connaît l'industrie.
Les politiques macroéconomiques - baisse des impôts des entreprises, investissement d'argent public dans un certain nombre de secteurs d'activité - sont une bonne chose, mais nous avons néanmoins un énorme problème de compétences au sein des pays de l'OCDE. Or, ces compétences sont liées à tout : à l'effort de R&D, à la robotisation, au poids de l'industrie et à la balance commerciale.
Ces problèmes évidents relèvent du système éducatif, et l'on sait à peu près ce qu'il faudrait faire. Yann Algan a écrit un livre à ce sujet il y a un certain nombre d'années. On sait que notre système n'est pas le bon et que les enseignants ne sont pas formés aux bonnes matières. Ils sont très littéraires et mal à l'aise lorsqu'il s'agit d'enseigner des matières scientifiques. On ne donne pas confiance aux enfants, on ne les fait pas suffisamment travailler en groupe. Beaucoup de choses sont bien documentées par les travaux de l'OCDE au sujet de l'éducation, mais on ne change rien. Je pense que l'on va se heurter à l'impossibilité d'en faire plus avec les politiques macroéconomiques - on ne peut pas annuler tous les impôts - et il nous faudra traiter la question des compétences.
Le problème est que nous sommes en train de fabriquer énormément d'hétérogénéité. Certains pays, secteurs, entreprises et individus vont bien, d'autres mal. La réponse est compliquée à apporter. Les politiques globales répondent très mal à l'hétérogénéité. Lorsqu'on baisse les impôts des entreprises, certains considèrent qu'on donne de l'argent à des personnes qui n'en ont pas besoin.
Comment réaliser des politiques économiques adaptées à l'hétérogénéité ? Olivier Pastré évoquait nos pistes : il faut décentraliser les décisions, négocier et dialoguer au plan social, développer des politiques sectorielles et s'adapter au fait que l'hétérogénéité sera importante.
La consommation a l'air de se normaliser, même en France : dès que l'on rouvre les magasins, elle explose.
Quant au transport aérien, l'Association internationale du transport aérien (IATA) et Air France prévoient de revenir au mieux au trafic de 2019 en 2024-2025. Cela me paraît raisonnable. L'IATA vient de réviser à la baisse ses prévisions pour 2021 et estime maintenant que le trafic ne sera qu'à 35 % de celui de 2019 en 2021. C'est une industrie durablement touchée dans la partie de son trafic qui dégageait les plus grosses marges, les voyages d'affaires. Le fret fonctionne très bien, mais cela ne concerne que peu de compagnies aériennes.
Concernant les PME, il est très facile pour un banquier de travailler avec une ETI sur son bilan, de lui consentir un prêt participatif, de lui trouver un investisseur en capital ou un fonds de private equity. On sait le faire. Mais on ne peut en faire autant pour des milliers de PME. C'est impossible. Accorder un prêt participatif dépend du risque de l'entreprise, de son bilan. On ne peut procéder ainsi pour des milliers de cas. On sait bien traiter les problèmes de bilan des grandes entreprises des ETI ou des grands groupes, et on le fera, mais pas ceux des plus petites. Les taux de défaut de ces deux premières catégories d'entreprises sont assez faibles, les agences de rating commencent d'ailleurs à avouer qu'elles se sont trompées et qu'il y aura beaucoup moins de défauts parmi les entreprises qui vont sur les marchés financiers. Nous suivons le taux de défaut high yield des entreprises sur le marché obligataire - aujourd'hui, une entreprise française qui ne paye pas ses impôts ou ne rembourse pas ses crédits n'est pas considérée comme en défaut, les tribunaux de commerce ne sont donc pas un bon indicateur. Le taux de défaut high yield présente la vertu d'être homogène dans le temps. Il est de 4,3 %. Les agences de rating avaient estimé qu'il monterait à 8 %. Il était à 12 % en 2009. Il commence aujourd'hui à baisser. On voit donc bien que la situation des grandes et moyennes entreprises s'améliore, car elles cherchent à restaurer très vite leurs profits.
Le problème vient des TPE, où les choses sont très compliquées. Je ne sais pas comment faire pour y injecter des fonds propres, à part généraliser l'initiative de Bpifrance et de faire en sorte que toutes les grandes banques du réseau constituent des fonds avec 10 000 ou 20 000 PME. D'ailleurs, que sont réellement les fonds propres des PME ? Ce n'est pas simple. En général, un dirigeant de PME n'aime pas voir arriver un investisseur en fonds propres.
Les entreprises qui ont accès aux marchés financiers ne vont pas voir leur situation se dégrader fortement. Les profits des entreprises cotées que l'on étudie seront, à la fin de cette année, au niveau de 2019, mais les plus petites risquent de connaître de très gros problèmes. Nous, banquiers, ne pouvons pas proposer un prêt garanti par l'État (PGE) en fonds propres. On ne peut prêter à tout le monde à 0,5 % sans précautions. La gestion des fonds propres étant forcément spécifique à chaque entreprise, les choses sont très compliquées.
À quel moment va-t-on retrouver le PIB de 2019
s'agissant du chômage partiel ? C'est d'ailleurs un objectif a
minima : l'idéal serait de retrouver celui qu'on aurait
dû avoir sans la crise, que nous ne retrouverons jamais. Le plus probable
est que nous y parviendrons fin 2022 ou début 2023, avec un
retour à un taux de chômage plus élevé qu'avant la
crise
- car nous avons perdu de la croissance - mais à peu
près acceptable fin 2022.
La plupart de mes confrères sont d'accord pour dire que le pic du chômage risque de se situer fin 2021. Quand les scénarios s'établissaient à 5 % ou 6 % de croissance, on pensait que le pic du taux de chômage serait d'environ 10,5 %. Avec un scénario à 3 % ou 4 %, on arrive à 12 %. Il va donc falloir prolonger le chômage partiel pendant l'année 2022.
Concernant la politique énergétique, je viens d'achever la rédaction d'un article en collaboration avec des ingénieurs. L'Europe peut respecter la trajectoire définie, comprise entre 1,5 ° et 1,7 °, à condition de consacrer pendant les trente prochaines années 1,2 point de PIB à l'investissement dans la transition énergétique, sachant que le taux d'investissement de l'Europe est de 26 % du PIB.
On a vérifié cent fois les calculs : ce ne sont pas des sommes colossales. On est, dans ce cas, tout à fait capable de rester sur la trajectoire à 1,5 °, d'avoir des émissions nettes de CO2 nulles en 2050 et de créer de la croissance en transformant les importations d'énergies fossiles en productions domestiques d'énergies renouvelables - c'est-à-dire en relocalisant - partant du principe que l'on fabrique les matériels. 97 % des éoliennes construites en Europe sont en effet fabriquées en Europe, même si c'est au Danemark et en Allemagne.
Je ne crois pas qu'il faille être très pessimiste. Je ne vois pas du tout la transition énergétique comme une source de soucis supplémentaires. Le seul point qui apparaît clairement quand on fait les calculs, c'est la question redistributive.
Selon nos calculs, en euros constants, le prix de l'électricité en 2050 sera trois fois plus élevé qu'aujourd'hui en termes relatifs, à cause de l'intermittence de la production et des coûts d'électrolyse et de stockage en hydrogène. Cela ne réduit pas le pouvoir d'achat, puisqu'il s'agit d'une énergie domestique. Cela n'a aucun effet négatif, mais cela crée des effets redistributifs en fonction du poids de l'énergie dans les budgets de consommation. C'est finalement le seul problème qui reste. On n'a pas du tout besoin de freiner la croissance et cela ne représente pas des besoins d'investissement énormes : c'est donc la bonne stratégie. Je rappelle qu'elle emporterait une relocalisation massive : on arrête d'importer des énergies fossiles et on fabrique des énergies renouvelables domestiques.
Pour finir, le bon modèle de coopération privée-publique me semble être celui de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) ou de la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA) américaines. L'État se déclare très intéressé par certaines percées technologiques et lance des appels d'offres. Certaines entreprises se portent candidates et l'État y investit de l'argent sous forme de co-financements.
Ce modèle fonctionne par exemple extrêmement bien dans le domaine du médicament. Allez sur le site de la DARPA : vous verrez ce qu'ils financent. C'est hallucinant. Au départ, seul le Pentagone était concerné. Cela englobe maintenant le médicament, le transport, les énergies renouvelables... Il s'agit d'un cofinancement intelligent. C'est le cas des recherches de Moderna autour du vaccin contre la Covid-19 : l'initiative vient de l'entreprise, mais l'État a investi énormément dans cette percée technologique.
M. Olivier Pastré. - Pour moi, le Sénat, depuis que j'ai cinq ans, représente l'Assemblée des Sages. Je pense que son rôle n'a jamais été aussi important. Cette assemblée doit se projeter dans l'avenir.
Est-on sur la bonne voie ? Le Gouvernement propose des réformes et gère les choses au plus pressé. Je pense qu'on est bien placé en matière défensive, mais pas sur le plan offensif en matière de projets d'investissement à long terme. Je ne vois rien en ce sens.
S'agissant des fonds propres, il faut obliger les banques et les assurances à réaliser une analyse des fonds propres de leur clientèle. Cela paraît être du bon sens, mais elles ne le font plus. C'est pourquoi il convient de mener également un effort de formation.
Par ailleurs, concernant Bâle III et Solvency II, la question n'est pas de supprimer les règles de sécurité du système financier, mais de les adapter à des conditions exceptionnelles. De ce point de vue, aujourd'hui, Solvency II et Bâle III empêchent objectivement les institutions financières d'investir en fonds propres dans les PME, les TPE. Il faut modifier les règles.
Je serai encore plus provocateur : pourquoi ne pas recréer les sociétés de développement régional (SDR) ?
Mme Sophie Primas, présidente. - J'allais justement vous parler de capitalisme territorial. Vous répondez par avance à ma question.
M. Olivier Pastré. - Les SDR ont été supprimées par M. Bérégovoy parce qu'elles ont commis un certain nombre d'erreurs dans certaines régions. Il s'agissait d'un véritable investissement à long terme, en fonds propres ou en quasi-fonds propres. Il existe peu, malgré Bpifrance, de compétences en matière d'investissement en fonds propres dans le capital des PME dans les régions. Il faut donc agir vite. Cela peut se faire dans l'année qui vient. Il faut demander à la Bpifrance d'établir une proposition de plan avec un zéro de plus !
Ceci me permet de répondre aux questions sur la formation professionnelle : le système est comme il est. On sait qu'il est totalement inadapté aux enjeux futurs. On peut très vite renforcer nos moyens, mais il faut le faire, comme on l'évoque dans notre livre, en évaluant les formations et en formant les formateurs, sans quoi cela ne sert à rien. Tout ceci, encore une fois, est plus facile à dire qu'à faire, mais on peut très vite amorcer les choses. Il n'y a aucun fatalisme parmi les sujets que l'on a évoqués.
Je terminerai par l'écologie. Il y a là aussi des choses à faire. C'est parfaitement possible, encore faut-il changer de logiciel. Il faut le faire au niveau européen, mais si ce n'est pas possible, il faut agir autrement et accompagner cette mutation par des moyens financiers adaptés, sachant que la taxe carbone est un point de passage obligé.
Mme Sophie Primas, présidente. - La parole est aux commissaires pour une seconde série de questions.
M. Laurent Duplomb. - Je pense qu'un élément manque dans cette analyse, la compétitivité de notre pays face aux autres pays, en particulier européens.
Avant la crise de la Covid-19, les chiffres étaient déjà alarmants : balance commerciale déficitaire de 70 milliards d'euros face à une Allemagne excédentaire de près de 250 milliards d'euros ; déficits budgétaires de près de 100 milliards d'euros alors que l'Allemagne est excédentaire ; chiffres de l'endettement doubles par rapport à l'Allemagne.
Les autres pays ont pu venir en aide aux filières en difficulté grâce à des sommes extrêmement importantes. La France, elle, a mis 25 millions d'euros à la disposition de la filière horticole, alors que les Pays-Bas ont mis 600 millions d'euros ! Nous n'avons pas les mêmes politiques que nos voisins en termes de soutien de nos entreprises.
J'ai pris bonne note de vos huit recommandations. S'agissant de la réforme des retraites, nous n'avons rien fait, alors que les Allemands se sont attelés à ce sujet depuis plusieurs années déjà. Le choc de compétences, les Allemands l'ont réalisé, contrairement à nous. Quant aux différentes règles que vous évoquez, d'autres pays sont en avance sur bien des points.
Certes, il nous faut faire quelque chose, mais n'est-ce pas déjà trop tard, d'autres pays ayant accompli les réformes nécessaires avant la crise ? Durant vingt ou trente ans, nous avons refusé de voir la réalité. Comment allons-nous régler tous ces problèmes, même si l'endettement ne croît pas avec l'augmentation des intérêts, ainsi que vous le dites ?
Notre pays va s'endetter à hauteur de 3 000 milliards d'euros, et je pense qu'un vrai choc est nécessaire. Beaucoup de personnes expliquent ce qu'il faudrait faire, sans véritablement dire comment entraîner tous les Français dans ce projet. Il serait préférable de ne pas monter sans cesse les gens les uns contre les autres s'agissant de l'environnement, de l'alimentation, etc.
M. Christian Redon-Sarrazy. - Une des conséquences de la crise est la situation critique que connaît aujourd'hui notre jeunesse, en particulier la population étudiante. Ce qui est en train de se passer aura des conséquences à moyen terme en matière de recrutement. Les nouveaux diplômés, dans bien des cas, n'auront pas eu le parcours de formation qu'ils espéraient, et les entreprises ne trouveront pas toujours les compétences qu'elles attendent.
Que faudra-t-il faire pour que l'offre et la demande se rencontrent ? L'apprentissage, qui avait connu une forte croissance fin 2019 et début 2020, est actuellement à l'arrêt à cause de la baisse d'activité des entreprises. Beaucoup de jeunes ne trouvent pas d'entreprise pour signer leur contrat. De plus, dans le domaine de la formation, et tout particulièrement dans celui de la formation initiale, on s'inscrit dans le temps long.
M. Joël Labbé. - Cette présentation permet de prendre de la hauteur par rapport à la situation. La crise est à la fois un accélérateur et un révélateur. Cela fait un moment qu'un certain nombre d'économistes estiment que les ruptures que vous évoquez sont nécessaires. Comment les mettre en place ?
Vous avez parlé des lacunes de l'enseignement
français, que l'on dénonce depuis un moment sans jamais constater
d'amélioration. La formation des formateurs apparaît
également comme une nécessité absolue. Celle des
enseignants en est une autre, ainsi que l'appréhension des nouveaux
métiers. Vous avez estimé que le revenu minimum était
incontournable. En effet, il n'y aura bientôt plus de travail
conventionnel pour tout le monde
- c'est déjà le cas. Il faut
donc réorienter certaines professions, notamment en matière
d'aide à la personne et de santé. Il y a là des gisements
d'emplois indispensables à développer.
Cela signifie que des politiques publiques et des moyens sont nécessaires. Pensez-vous que la rupture peut être mise en place dans un système qui continue à être extrêmement libéral et dans une économie dérégulée ? Il y a là aussi, à mon sens, une nécessité de rupture du système, voire de changement de civilisation. Ce que vous prônez peut-il être mis en place sans que l'on fasse bouger le système ?
M. Michel Bonnus. - Je voudrais en revenir à la décentralisation. Chaque collectivité possède sa spécificité et ses propres compétences. Certains départements sont axés sur le tourisme, d'autres sur l'aéronautique, etc.
Dans le Var, il existe un tourisme de loisirs. Selon vous, les compétences de nos collectivités ne doivent-elles pas évoluer en fonction de ces éléments ?
Vous avez également évoqué l'impact social. Or mon département est très concerné par les revenus sociaux.
Chaque collectivité ne doit-elle pas disposer de facilités pour agir ?
Mme Sophie Primas, présidente. - C'est le grand retour de la compétence générale !
M. Daniel Gremillet. - Vous avez un fait un choix audacieux en proposant votre projet. Il est en général plus facile de faire des commentaires que d'étudier les solutions pour s'en sortir.
Pensez-vous que les entreprises soient aujourd'hui capables de rembourser les PGE ? Ne faut-il pas, comme un certain nombre de collectivités le réclame, que l'on envisage autre chose qu'un remboursement ?
Par ailleurs, les banques n'ont pas été touchées par la crise. Elles n'ont pris aucun risque, et leurs capacités d'intervention n'ont absolument pas été altérées. Ce sont les collectivités, l'État et l'Europe qui ont porté ce risque.
L'épargne, en France, n'a jamais été aussi importante. Comment organiser l'utilisation de cette réserve en faveur du plan de relance et éviter le « bain de sang » ? Je n'aime d'ailleurs pas ce terme. Je viens d'apprendre qu'un jeune cafetier des Vosges, qui a dû affronter une fermeture administrative, vient de se suicider. Je pense que nous allons connaître d'autres situations similaires partout dans nos départements.
Prenons soin de notre jeunesse ! J'ai apprécié que vous mentionniez ce sujet. Il nous faut la préserver pour ne pas hypothéquer l'avenir de notre pays. C'est un point sur lequel je souhaiterais vous entendre plus longuement.
D'autre part, avec quels moyens peut-on mettre en oeuvre la décentralisation ? On a aujourd'hui ôté toute capacité de dynamique fiscale aux communes, départements et régions. Il faut donc aller plus loin.
Enfin, s'agissant de l'énergie, j'ai été surpris que vous n'évoquiez pas le nucléaire. Personnellement, je ne me réjouis pas que les éoliennes soient fabriquées en Allemagne ou dans le nord de l'Europe, même si je crois en l'Europe. La France a besoin de se lancer dans une nouvelle conquête industrielle. Le nucléaire en fait partie. Vous avez indiqué que les prix de l'énergie allaient tripler à l'horizon 2050. La France ne pourra pas s'en sortir sur le plan industriel avec une telle évolution : on ne peut pas cumuler tous les handicaps. Or les bas coûts dans ce domaine ont longtemps constitué l'un des atouts fondamentaux de notre économie.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Vous dites qu'il n'existe pas de « dette Covid ». Quelle est la part de la création monétaire dans les 300 milliards qui ont été mis sur la table et la part des prêts souscrits auprès des banques privées ? Ceux-là devront bel et bien être remboursés.
Quand l'humanité a été confrontée à des catastrophes, elle a souvent réagi de façon collective. Or vous ne parlez pas de l'Europe, de sa place ni de la mission qu'elle pourrait remplir dans la reconstruction d'un nouvel ordre mondial.
M. Franck Montaugé. - Marc Bloch, grand résistant fusillé en 1944 par la Gestapo, avait écrit que l'incompréhension du présent naît fatalement de l'ignorance du passé. Je vous remercie tous deux d'avoir mis en perspective historique la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Dans un rapport que j'ai rédigé il y a peu pour la commission sur le budget de l'industrie de la loi de finances 2021, nous avons pointé du doigt le mur de la dette. Nous n'avons pas reçu de réponses de la part du Gouvernement quant à la façon de gérer cet enjeu, qu'il s'agisse des entreprises ou des particuliers.
Nos sociétés, me semble-t-il, ne peuvent éluder la question du sentiment d'inutilité que ressentent beaucoup d'hommes et de femmes, que l'on désigne sous le nom de « chômeurs » depuis des décennies. Par ailleurs, la montée des populismes dans le monde occidental menace de nous submerger. Cela s'ajoute aux questions économiques que vous avez évoquées.
Pierre-Noël Giraud, professeur à Mines ParisTech, polytechnicien par ailleurs, que nous avons auditionné, propose de mesurer l'efficacité des politiques à l'aune de cet objectif afin de faire en sorte qu'il n'existe plus d'hommes et de femmes « inutiles ».
Votre première proposition consiste à soutenir les catégories fragiles. Comment s'y prendre, sur la base d'une inclusion par l'activité économique au sens large ? Existe-t-il d'autres voies pour inclure le plus grand nombre de personnes dans le circuit de création de valeur et les faire reconnaître par la société ?
Mme Sylviane Noël. - Votre état des lieux est assez angoissant, mais également très stimulant face aux nombreux défis qui nous attendent pour tenter de reconstruire un monde que nous espérons tous meilleur.
De nombreuses voix s'élèvent actuellement pour réclamer la mise en place d'un revenu universel, sujet explosif qui suscite souvent des positions assez tranchées, tant du côté des opposants que du côté des tenants de cette proposition. Avez-vous un avis sur la question ? Nous aimerions l'entendre.
Mme Patricia Schillinger. - Sénatrice du Haut-Rhin, j'ai une vision quotidienne de l'Allemagne et de la Suisse. L'Allemagne va-t-elle selon vous passer à une loi Hartz V après la Covid-19 ? Ce pays est en effet très discipliné en matière budgétaire et très offensif en cas de déficit ou lorsque le marché ne fonctionne pas. La France sera-t-elle tenue de participer à ces restrictions, face à un déficit et à une dette publique énormes ?
L'emploi constitue un enjeu pour notre pays. On sait que certaines personnes ne trouveront jamais un emploi ou seront cantonnées dans des emplois très précaires. Je suis, comme mes collègues, très sensible au revenu universel. Il faut en effet sortir ces personnes de la pauvreté. 9 millions de familles très pauvres ou extrêmement pauvres nous poussent à agir. Comment ciblez-vous les profils ? Il s'agit souvent de salariés qui travaillent dans les services à la personne, d'intermittents du spectacle ou autres.
Il faut également un soutien européen afin de trouver des solutions ensemble.
M. Jean-Marc Boyer. - Vous avez fortement remis en cause le système éducatif et particulièrement insisté sur la question des compétences. Or tous les ministres de l'éducation nationale, de quelque tendance politique qu'ils soient, se gargarisent de 90 % de réussite au baccalauréat. Ils sont très satisfaits de leur système éducatif, mais on sait que ces pourcentages ne signifient plus grand-chose.
On constate également une surprotection des parents vis-à-vis de leurs enfants. Face à cette remise en cause du système pédagogique, quelles évolutions et modifications des contenus envisagez-vous en matière de fondamentaux - parler, écrire, lire, compter. Comment les enseignants, l'administration et le ministre de l'éducation nationale peuvent-ils se comporter ?
M. Yves Bouloux. - Votre ouvrage nous ouvre diverses perspectives dans ce contexte inédit. Vous évoquez une réforme de la formation des agents territoriaux, ce qui est certainement judicieux, mais à aucun moment vous ne détaillez la réforme des services de l'administration centrale et déconcentrée. Des événements récents ont pourtant mis en évidence l'incapacité de l'État en matière d'achats - masques, tests, vaccins, une organisation chaotique, une planification approximative et une mobilisation tardive.
Le politique est-il encore en mesure de réformer l'administration et de gérer une culture de prévention que l'on peut qualifier d'outrancière, pour aller vers l'acceptation d'un minimum de risques, inhérents à toute civilisation ?
Mme Martine Berthet. - L'écosystème économique du tourisme en montagne est quasiment anéanti par la crise, quels que soient le secteur et la taille des entreprises. Comment en voyez-vous l'évolution ?
Par ailleurs, ces régions exercent leurs compétences économiques à travers leurs agences. En Savoie, l'antenne départementale fait un travail de dentelle remarquable auprès des TPE et des PME. Pensez-vous, pour prévenir le « bain de sang » que vous nous annoncez pour ces entreprises, et alors que vous préconisez impérativement une décentralisation, qu'il faille revenir à une compétence départementale ?
Mme Florence Blatrix Contat. - Vous avez évoqué un retour aux habitudes de consommation, notamment en vous basant sur ce qui se passe en Chine. Faut-il y voir un retour à long terme ou un effet rebond ? Peut-on envisager que cette crise puisse produire des changements structurels dans les habitudes des consommateurs ?
Vous avez également évoqué la situation dramatique des PME, dont certaines étaient déjà en difficulté avant la crise. Les tribunaux de commerce enregistrent aujourd'hui très peu de défaillances - et pour cause, les PME bénéficient actuellement des PGE. Le pire est donc à venir. Peut-on faire évoluer notre appareil productif en développant davantage les ETI, comme en Allemagne ?
D'autre part, vous avez évoqué une réforme du financement des syndicats, dont vous fustigez le fonctionnement. Est-ce la seule solution ou convient-il de faire évoluer le dialogue social en France ? Je pense en particulier à la cogestion, qui permettrait de l'améliorer.
Enfin, la France connaît un tassement des rémunérations, le SMIC représentant 83 % du salaire médian. C'est un particularisme qui n'encourage pas forcément à investir lourdement dans la formation. Je pense que la question salariale ne doit pas constituer un tabou.
Mme Sophie Primas, présidente. - Selon vous, il est urgent de réaliser une réforme profonde de l'État, et vous donnez 600 jours pour le faire. On dénonce sur tous les bancs un État obèse, devenu trop normatif, trop présent, trop centralisé. Est-il possible de réaliser cette réforme ?
Par ailleurs, considérez-vous, compte tenu de notre organisation démocratique, du temps qu'il nous reste et du fait que ces crises surviennent tous les 400 ans, que nous sommes bien organisés d'un point de vue politique ? Le quinquennat répond-il au besoin structurel des réformes nécessaires ? L'organisation politique de la prise de décision européenne permet-elle d'agir en 600 jours ? N'est-ce pas la cause des difficultés à réformer pour les 400 prochaines années ?
M. Patrick Artus. - Le livre propose d'instaurer un revenu universel pour les jeunes. Tout comme Olivier Pastré, je suis enseignant. Nous sommes donc bien placés pour constater les problèmes que rencontrent nos étudiants. Ce revenu universel pour les jeunes fait sens. Les jeunes ne doivent pas avoir besoin de passer leurs nuits derrière un comptoir pour se faire un peu d'argent afin de financer leurs études. Cela leur éviterait de dormir le lendemain matin dans les amphithéâtres.
Ce serait une sorte d'extension de la garantie jeunes : tous les jeunes qui sont dans un parcours d'éducation et de formation devraient avoir un revenu assuré par l'État. La garantie jeune constitue un très bon système. Environ 150 000 jeunes en bénéficient aujourd'hui. Il faudrait l'étendre à tous ceux d'entre eux qui sont en formation.
Concernant les PME, la grande difficulté provient du fait qu'il n'existe pas d'instruments financiers simples pour y investir des fonds propres. Je pense qu'il faut essayer de gérer le risque en se diversifiant énormément sur les plans géographique et sectoriel. On arrive à obtenir des rendements extrêmement attrayants pour les assureurs, même si on se heurte ensuite à la question des règles qu'ils ont mises en place.
Il existe aujourd'hui dans Solvency II un statut d'action à long terme. Un euro d'action à long terme ne nécessite que 22 centimes de fonds propres, alors qu'une action vaut normalement 39 centimes de fonds propres. On arrive ainsi à mettre davantage de fonds propres dans les bilans des assureurs. Je passe beaucoup de temps avec eux et avec le Trésor : on essaie de faire avancer les choses.
Les ratios des banques sont quelque peu contracycliques. La France a retiré les 50 points de base des coussins de fonds propres contracycliques pour que les banques aient plus de facilités pour prêter. Les ratios des assureurs, eux, ne sont pas contracycliques. Ce sont les mêmes en période de crise ou de croissance. Il serait souhaitable d'y remédier.
Une partie de vos questions portaient sur le modèle
économique et les bas salaires. Le vrai sujet, qui est l'objet de mon
prochain livre, est de savoir si le modèle du capitalisme assorti
d'incitations peut suffire. L'État instaure des dispositifs incitatifs
pour les entreprises
- bonus-malus en cas de licenciements, prix du
CO2... - tout en conservant une structure capitaliste. C'est
l'ordolibéralisme allemand, un capitalisme où l'État
définit des contraintes incitatives qui changent les comportements des
entreprises.
Doit-on aller beaucoup plus loin et instaurer une vraie intervention dans la gouvernance ? C'est un débat très intéressant et extrêmement important. Faut-il que l'État ou les syndicats interviennent directement ou suffit-il de trouver les bonnes incitations par le biais de politiques économiques ? Je fais partie de ceux qui pensent qu'on peut faire beaucoup par ce biais. Jean Tirole, quant à lui, propose le bonus-malus depuis vingt ans.
On présente souvent Milton Friedman comme le pape du capitalisme néolibéral. Ce n'est absolument pas vrai. Milton Friedman disait que le travail de l'État est de laisser les entreprises maximiser les profits, mais en introduisant énormément de contraintes incitatives correspondant aux besoins de la société.
30 % des Américains n'ont enregistré aucun gain de pouvoir d'achat depuis 1990. Proposer de faire passer le salaire minimum américain à 15 dollars est donc parfaitement légitime : cela va faire du bien à l'économie, doper le pouvoir d'achat et la demande, comme lorsque les Allemands ont créé le salaire minimum.
En France, le SMIC représente 62 % du salaire médian, mais c'est le plus haut de l'OCDE. Augmenter le SMIC sans précaution est extrêmement dangereux pour l'emploi peu qualifié. On a jusqu'à présent utilisé la prime d'activité comme substitut au SMIC. On arrive à une limite de ce système.
La seule solution est d'accepter que les bas salaires soient plus élevés, de monter les minima des branches qui offrent des bas salaires et d'admettre que les entreprises augmentent leurs prix.
J'ai eu à ce sujet des discussions avec des entreprises de nettoyage qui aimeraient bien augmenter les salaires, mais qui estiment ne pouvoir augmenter leurs tarifs. Or, si toutes augmentent les salaires, elles pourront monter leurs prix, c'est simplement que l'on paiera le nettoyage plus cher. Il faut rogner sur le pouvoir d'achat de tous pour augmenter les plus bas salaires. Si vous augmentez les bas salaires sans toucher aux prix, ce sera un désastre en termes d'emplois.
Quant à l'épargne en Allemagne, je ne crois pas une seule seconde que les 130 milliards d'euros d'épargne forcée de 2020 seront consommés. Le mieux que l'on peut espérer, c'est le retour du taux d'épargne à la normale. Il ne va cependant pas descendre à zéro en 2021 ou 2022 - contre 26 ou 27 % en 2020.
Cette épargne sera réinvestie. L'objet est de faire en sorte qu'elle le soit utilement pour l'économie. Il faut donc éviter les investissements purement spéculatifs pour éviter de déclencher une gigantesque spéculation immobilière. C'est pourquoi il faut pomper intelligemment cette épargne au profit des fonds propres des entreprises. C'est en ce sens que l'initiative de Nicolas Dufourcq et de Bpifrance est très bonne, mais il faut que toutes les banques le fassent pour des montants beaucoup plus gros. Sans cela, je redoute une énorme bulle immobilière : 130 milliards d'euros représentent un apport personnel exceptionnel pour le locatif.
Aux États-Unis, en un an, les prix de l'immobilier ont grimpé de 14,5 %. En général, ce qui passe aux États-Unis précède ce qui arrive en Europe. C'est normal : aux États-Unis, jamais les ménages n'ont eu autant de revenus. L'État américain leur a donné beaucoup plus que ce qu'ils perdaient. Ils achètent donc des logements et spéculent. Les prix de l'immobilier sont en train d'exploser. Il faut donc absolument solliciter cette épargne en proposant des placements intelligents en faveur des entreprises.
Vos questions sur l'Allemagne et l'Europe sont très intéressantes. Cette crise va accélérer la tendance des dix dernières années, qui veut que l'hétérogénéité des pays européens s'accroisse. C'est endogène dans une union monétaire. Il existe une citation de Jean-Claude Trichet que j'aime beaucoup, car c'est la chose la plus fausse que l'on ait jamais dite ! Il a prétendu qu'ayant la même monnaie, on aurait les mêmes économies. Or on sait que c'est l'inverse qui se passe : Paul Krugman le dit depuis longtemps. C'était probablement un voeu pieux : c'est dommage, car cela a trompé les gens. Quand on a la même monnaie, il n'existe plus de risque de change et les pays se spécialisent différemment, et les différences nationales s'accroissent. La Grèce ne fait plus que du tourisme, la Slovaquie des automobiles, etc. Cette crise va accélérer la divergence entre les pays. En France, certains de nos secteurs les plus forts en ont subi le contrecoup - aéronautique, tourisme, etc. Il nous reste le luxe et la pharmacie. On a perdu un secteur fort sur deux.
Il faut donc absolument accroître le fédéralisme en Europe. La seule bonne piste réside dans la pérennisation du plan de relance européen, qui doit devenir un outil d'investissement permanent. Tout dépendra du prochain chancelier allemand, sujet extrêmement important que les marchés financiers commencent à étudier de près. Le futur chancelier souhaitera-t-il continuer à financer avec nous le chômage, à faire des investissements et de la politique industrielle ou conduira-t-il une politique allemande non-coopérative de retour au libéralisme et aux normes budgétaires, et de nouvel ajustement à la baisse des salaires pour redonner de la compétitivité à l'Allemagne ? Les candidats offrent les deux profils. Le sujet de la pérennisation du fonds de relance européen est central. Sans cela, on aura une incroyable divergence de situations entre les pays.
M. Olivier Pastré. - Il n'est jamais trop tard. Arrêtons de nous dire qu'on ne peut pas mener des réformes d'ampleur sur le long terme.
Ne sous-estimons pas la capacité des Français à accepter des réformes importantes, mais ce à deux conditions : qu'elles soient bien expliquées et qu'ils les considèrent justes. Objectivement, lors des précédentes décennies, le volet pédagogique n'a pas brillé par son éclat - mais rien n'est définitif.
La compétitivité passe par la formation. Quelle réforme entreprendre dans le primaire, le secondaire, à l'université ? Dans ce dernier domaine que nous connaissons bien, la période qui arrive va être extrêmement difficile. 800 000 jeunes vont arriver sur le marché, et il y en aura presque autant l'année prochaine. Le revenu minimal n'est donc pas qu'un symbole : il est destiné à réinstaurer la confiance. La jeunesse en a besoin, et le revenu minimal - même s'il n'est pas le seul - est un élément qui y contribue.
Quant au tourisme, je ne suis pas spécialiste. Je vis dans les Bouches-du-Rhône, et je constate aussi le « bain de sang » évoqué tout à l'heure, malheureusement parfois au sens propre.
Si on veut s'en sortir, il faut, comme dans l'agriculture, une double mutation de l'industrie - qui a débuté - et de l'État, afin de simplifier les procédures.
Concernant les compétences de l'État et des collectivités, il me paraît cependant nécessaire d'opérer une division régionale du travail. Tout le monde ne peut avoir compétence sur tout. Le problème du partage des compétences entre structures décentralisées me paraît aller bien au-delà de la crise.
Un mot sur l'Europe, dont nous parlons dans notre ouvrage. Nous défendons la thèse selon laquelle l'Europe peut s'en sortir mieux que les États-Unis ou la Chine. Dans ce domaine, il n'y a pas de fatalité. Il se trouve par ailleurs, quels que soient les dirigeants, que l'Europe ne progresse que lors des crises. On n'y peut rien, et la mécanique européenne s'est beaucoup perfectionnée depuis un an à un an et demi. Ce n'est pas visible pour le citoyen, mais on peut espérer que cette crise amène l'Europe à se réformer encore davantage. L'Europe n'est pas hors-jeu : elle a la possibilité de faire beaucoup de choses.
Par ailleurs, nous avons été quelque peu provocateurs concernant le financement des syndicats. Le problème n'est pas les syndicats, c'est le dialogue social : il faut le réintroduire dans toutes les entreprises. Il n'existe pratiquement plus en France. Or c'est a priori le métier des syndicats. Pourquoi ne pas les aider et l'améliorer artificiellement ? Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas d'autres formes de dialogue social mais, sans dialogue social, on n'y arrivera pas !
Le temps politique est un sujet majeur et doit être étudié dans une perspective longue. Nous trouvons en effet qu'il existe trop de débats portant sur le court terme, alors que l'ampleur de la crise justifie qu'on traite des problèmes de long terme. Si l'on veut par exemple réformer en profondeur le système de formation professionnelle, il faut commencer tout de suite. Un peu de planification ne peut pas nuire. Les pays qui le font intelligemment recourent au dialogue social. On doit pouvoir éclairer l'avenir et trouver une articulation entre le court terme et le long terme. Les réformes telles qu'elles sont présentées aujourd'hui - et pas seulement en France - ne règlent pas les problèmes à long terme.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci pour vos réflexions qui nous permettent de prendre du recul.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Désignation d'un rapporteur
La commission désigne M. Jean-Baptiste Blanc, rapporteur de la proposition de loi n° 217 rect. (2019-2020) de M. Rémy Pointereau et plusieurs de ses collègues visant à sécuriser la procédure d'abrogation des cartes communales dans le cadre d'une approbation d'un plan local d'urbanisme (PLU) ou d'un plan local d'urbanisme intercommunal (PLUi) et à reporter la caducité des plans d'occupation des sols (POS).
Mme Sophie Primas, présidente. - L'inscription de ce texte à l'ordre du jour sera actée par la prochaine Conférence des Présidents, avec une demande d'examen selon la procédure de législation en commission (LEC). La date de réunion de cette LEC devrait être fixée au mercredi 27 janvier à 8 h 30 en salle Médicis. Le délai de dépôt des amendements est le lundi 25 janvier à 12 h 00.
Par ailleurs, dans le cadre de la reconstitution du groupe de travail sur l'espace, qui est commun avec la commission des affaires européennes et la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, notre commission doit nommer trois membres. Je vous propose les candidatures de Franck Montaugé, Anne-Catherine Loisier et moi-même pour siéger au sein de ce groupe de travail. Il en est ainsi décidé.
Je vous remercie.
La réunion est close à 11 h 30.