- Mardi 24 novembre 2020
- Mercredi 25 novembre 2020
- Projet de loi de finances pour 2021 - Mission « Aide publique au développement » - Programmes 110 « Aide économique et financière au développement » et 209 « Solidarité à l'égard des pays en développement » - Examen du rapport pour avis
- Projet de loi de finances pour 2021 - Mission « Action extérieure de l'État » - Programme 105 « Action de la France en Europe et dans le monde » - Examen du rapport pour avis
- Projet de loi de finances pour 2021 - Mission « Action extérieure de l'État » - Programme 185 « Diplomatie culturelle et d'influence » - Examen du rapport pour avis
- Projet de loi de finances pour 2021 - Mission « Action extérieure de l'État » - Programme 151 « Français à l'étranger et affaires consulaires » - Examen du rapport pour avis
- Contrat d'objectifs et de performance (COP) 2020-2022 de l'Institut français - Examen du rapport d'information
- Projet de loi de finances pour 2021 - Mission « Sécurités » - Programme 152 « Gendarmerie nationale » - Examen du rapport pour avis
Mardi 24 novembre 2020
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Audition de S. E. Mme Hasmik Tolmajyan, ambassadrice d'Arménie en France
M. Christian Cambon, président. - Chère Hasmik Tolmajyan, merci d'avoir répondu à notre invitation. L'Arménie traverse une période sombre de son histoire et nous voulons, avant toute chose, vous exprimer notre soutien dans ces moments de gravité.
Vous le savez, le Sénat examinera demain, à la demande du président Gérard Larcher, une résolution présentée par les présidents de cinq groupes politiques du Sénat « tendant à reconnaître la République du Haut-Karabagh ».
L'exposé des motifs indique, mieux que je ne saurais le faire, la philosophie de cette résolution : « Les populations arméniennes, auxquelles notre pays est lié par une amitié séculaire, sont à nouveau martyrisées dans le Haut-Karabagh. La France ne peut plus ignorer que seule l'indépendance pleine et entière du Haut-Karabagh constituera leur premier rempart. »
Madame l'ambassadeur, j'ai souhaité vous donner l'opportunité de vous exprimer devant nous afin de permettre à nos collègues de se préparer à ce débat. L'ambassadeur d'Azerbaïdjan sera également entendu par la commission après votre audition.
En tant que parlementaires chargés du contrôle de la politique étrangère de la France, nous nous interrogeons sur le rôle qu'a joué, ou plutôt que n'a pas joué, la France dans cette triste affaire. Le groupe de Minsk, même s'il se réunit encore, ne nous paraît pas très loin de l'état de « mort cérébrale », pour reprendre une expression du Président de la République à propos d'une autre institution, et la position d'arbitre que la France a souhaité y jouer en dépit des atrocités commises nous a finalement cantonnés à une impuissance coupable, laissant libre jeu à la violence, au bénéfice d'un axe turco-russe. Nous avons laissé les armes parler, c'est sans doute une faute. La France n'a d'ailleurs pas été associée à l'accord tripartite de cessez-le-feu du 10 novembre dernier, ce qui en dit long.
Je suis de ceux qui auraient souhaité une condamnation plus ferme par la France de l'offensive azérie dès ses débuts, des bombardements de civils, de l'utilisation d'armes prohibées par le droit de la guerre, et de la présence de combattants étrangers.
Je l'ai dit à l'ambassadeur turc à Paris : la Turquie porte atteinte à la sécurité du Caucase en même temps qu'elle menace l'architecture de sécurité européenne dans son ensemble. Où s'arrêtera-t-elle ? Le degré de violence extrême employé au Haut-Karabagh nous a tous très profondément choqués. J'ai dit aussi notre déception à nos amis russes, à qui nous allons finir par nous lasser de tendre la main. Leur devoir est d'oeuvrer pour la stabilité, plutôt que de laisser s'installer par milliers des combattants terroristes à leurs portes.
Madame l'ambassadeur, je vous laisse la parole pour une quinzaine de minutes. Je vous ai donné la possibilité de projeter un diaporama. Certaines images peuvent être violentes, mais vous avez été confrontés à une guerre sale et les choses ne sont pas toujours belles à voir.
Mme Hasmik Tolmajyan, ambassadrice d'Arménie en France. - Monsieur le président, je tiens à vous remercier chaleureusement pour vos propos d'introduction, et pour votre amitié et votre solidarité avec le peuple arménien qui nous sont très précieux.
Je remercie également le président Larcher d'avoir porté ce projet de résolution et la majorité des groupes politiques de l'avoir soutenu.
Aujourd'hui, ce qui se joue au Haut-Karabagh, c'est la survie du peuple arménien sur ses terres ancestrales. Les Arméniens font face à une menace d'extermination réelle et conjointe de la Turquie et de l'Azerbaïdjan.
Le président turc, Recep Tayip Erdogan, a appelé à plusieurs reprises à en finir « avec les restes de l'épée », c'est-à-dire avec les descendants du génocide arménien. Il a appelé l'Arménie à tirer des leçons du passé : ce sont des menaces à peine voilées d'un deuxième génocide.
Pour sa part, le président de l'Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, a publiquement déclaré : « J'avais dit qu'on chasserait les Arméniens de nos terres comme des chiens, et nous l'avons fait. » Ces propos expriment la propagande de haine anti-arménienne à l'oeuvre en Turquie et en Azerbaïdjan. D'ailleurs, ces deux pays se décrivent comme faisant partie d'une seule nation. Je rappelle que la Turquie possède la deuxième armée de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN).
Cette propagande anti-arménienne n'est pas nouvelle, mais elle devient de plus en plus inquiétante car le discours reproduit une rhétorique qui avait conduit au génocide de 1915.
L'ONG Genocide Watch, qui jouit d'une notoriété internationale en la matière, a alerté il y a quelques semaines sur le risque de génocide que fait peser l'Azerbaïdjan sur la population arménienne au Haut-Karabagh : sur une échelle de 1 à 10, ce risque est estimé à 9. En matière de négationnisme, le risque est à 10.
Cette propagande est relayée en Europe par les Loups gris, un mouvement armé ultranationaliste, néofasciste, qui vient d'être dissout en France à la suite des violences commises à l'encontre de la communauté arménienne en France.
Dans le projet de résolution que vous examinerez demain, il est noté, à juste titre, que « le soutien militaire apporté par la Turquie à l'Azerbaïdjan est à l'origine de l'agression ». La Turquie et l'Azerbaïdjan s'y étaient soigneusement préparés : début août, les deux pays avaient organisé des manoeuvres militaires conjointes de très grande échelle qui, en réalité, consistaient à transférer en Azerbaïdjan un impressionnant arsenal militaire turc en toute transparence. Cet arsenal n'a jamais été rapatrié : il est resté à la disposition de l'Azerbaïdjan pour servir pendant la guerre qui allait être déclenchée quelques semaines plus tard.
Le président français a été le premier chef d'État qui, dès le lendemain de la guerre, a nommé l'agresseur. Il a aussi dénoncé l'expansionnisme de l'État turc et le soutien apporté à l'Azerbaïdjan par la Turquie, en soulignant que ce soutien « décomplexe l'Azerbaïdjan dans ce qui serait une reconquête du Haut-Karabagh, et ça nous n'accepterons pas ». Il a enfin été le premier à alerter l'opinion sur la présence des djihadistes, lesquels avaient quitté le théâtre syrien pour combattre contre les Arméniens en Azerbaïdjan, en transitant par Gaziantep en Turquie. Les hauts responsables russes, américains et iraniens ont, par la suite, confirmé la présence de plus de 2 000 djihadistes dans la région.
Le soutien politique de la Turquie a été déterminant tout au long de cette guerre qui a duré six semaines. Ce pays a organisé et orchestré l'ensemble des actions militaires. Plus de 600 conseillers militaires turcs étaient venus en Azerbaïdjan pour conseiller l'état-major et pour coordonner les opérations sur le terrain. Plus de 200 représentants des forces spéciales turques étaient à la manoeuvre en Azerbaïdjan. Les drones turcs ont donné une suprématie aérienne à l'Azerbaïdjan, en permettant de changer la donne militaire.
On sait que l'expansionnisme turc est le facteur majeur de déstabilisation dans tout le Proche et le Moyen-Orient : Syrie, Libye, Méditerranée orientale et Caucase du Sud. Cela faisait déjà plusieurs mois que l'on sentait l'étau turc se resserrer autour de l'Arménie. Cet expansionnisme est fondé sur des visées néo-ottomanes et panturquistes.
Pendant la reconversion de la basilique Sainte-Sophie en mosquée, le président Erdogan avait publiquement déclaré que son objectif était la restauration du monde turc, de « Boukhara à l'Andalousie ». Il suffit de regarder une carte pour constater que le Haut-Karabagh et l'Arménie sont le seul obstacle à l'unité du monde turcophone.
Supprimer ce verrou, qui empêche la jonction géographique entre la Turquie et l'Azerbaïdjan, entre les deux parties du monde turcophone, est un enjeu stratégique, géopolitique, pour la Turquie. En 1921, c'est précisément au nom de ces visées panturquistes que le Haut-Karabagh avait été sacrifié.
Que le Haut-Karabagh soit une terre ancestrale arménienne qui a toujours fait partie de l'Arménie historique - la région compte plus de 12 000 monuments arméniens chrétiens datant du IVe siècle - ne fait aucun doute pour personne, sauf pour les Turcs et les Azéris. Ces monuments splendides sont maintenant en danger. Le Haut-Karabagh compte une seule mosquée construite sous la domination perse au XVIIIe siècle.
En 1921, le Haut-Karabagh, alors peuplé d'Arméniens à 95 %, est attribué à l'Azerbaïdjan par une décision du bureau caucasien du Parti communiste sous la pression de Staline, à l'époque commissaire du peuple aux nationalités. La décision de Staline devait permettre de sceller une alliance avec la Turquie, au détriment de l'Europe qui lui paraissait hostile ; il s'agissait aussi de courtiser l'Azerbaïdjan, qui regorgeait d'hydrocarbures, et les pays musulmans de l'Asie centrale.
Les Arméniens ont tout de suite contesté cette décision. Car, ils craignaient, qu'en se retrouvant sous la domination turco-azérie, ils seraient confrontés de nouveau, comme il l'a été à maintes reprises au cours de leur histoire, à une menace d'extermination et à un rétrécissement drastique de l'espace arménien. Ils avaient aussi dans leur mémoire les horreurs du génocide de 1915 quand le peuple arménien a été décimé, avec 1,5 million de victimes, et a perdu une très grande partie de sa patrie historique.
Les Azéris, qu'on appelait plutôt à l'époque des Turcs ou des Tatars caucasiens ; avaient participé au génocide et avaient commis des massacres contre les Arméniens dans le Caucase en 1905, 1918 et 1920. Les Arméniens du Karabagh ont été soumis à une sévère discrimination raciale, à une désarménisation de la région : ils ne représentaient plus que 75 % de la population dans les années 1980 à la suite de la politique menée par Bakou.
Pour comprendre la revendication indépendantiste du Karabagh, il est important d'étudier le cas du Nakhitchevan, province arménienne dotée d'un très riche patrimoine en partie détruit en 2004 par l'Azerbaïdjan. Cette province a été attribuée à l'Azerbaïdjan en 1921 toujours pour les mêmes raisons, sous la pression de la Turquie.
Les Arméniens qui constituaient en 1921 la moitié de la population du Nakhitchevan - l'autre moitié étant composée d'Iraniens, d'Azéris, de Tatars, de Kurdes - ne représentaient plus que 1 % de la population dans les années 1980. Pour avoir une frontière terrestre avec le Nakhitchevan, donc avec l'Azerbaïdjan, la Turquie a procédé à un échange territorial avec l'Iran.
En 1921, quand le Haut-Karabagh est incorporé comme région autonome au sein de l'Azerbaïdjan, il a naturellement un lien territorial avec l'Arménie, puisqu'il est une province arménienne. Mais, au début des années 1930, les frontières du Haut-Karabagh sont remodelées : il est amputé de deux parties, l'une dans la partie septentrionale et l'autre dans la partie occidentale, pour couper définitivement le Haut-Karabagh de l'Arménie et accentuer sa situation d'enclave.
En 1988, le Haut-Karabagh, profitant de la liberté de la perestroïka gorbatchévienne, demande son détachement de l'Azerbaïdjan et sa réunification avec l'Arménie, en respectant à la lettre la Constitution et les lois soviétiques en vigueur. La réponse de l'Azerbaïdjan, ce furent des pogroms ; d'abord, à Soumgaït, pendant trois jours, un pogrom déploré à l'époque par la communauté internationale ; puis à Bakou, à Kirovabad...
En 1990, le Haut-Karabagh fait sécession en toute conformité avec la législation en vigueur. Il proclame son indépendance en se référant à la loi soviétique d'avril 1990 selon laquelle les entités autonomes d'une république soviétique qui quitte l'URSS ont le droit de décider de leur sort : elles peuvent soit quitter l'URSS en restant au sein de la république soviétique, soit rester au sein de l'URSS, soit proclamer à leur tour leur indépendance. Le Haut-Karabagh choisit la troisième option en toute légalité, d'abord par la voix de ses parlementaires puis en faisant entériner cette décision par un référendum - 99 % de la population a voté en faveur de l'indépendance.
La réponse de l'Azerbaïdjan fut la guerre, qui a duré plusieurs années. Les Arméniens ont connu au début des revers militaires, mais sont parvenus à changer la donne, à sécuriser le Haut-Karabagh et à reprendre les districts avoisinants. Un cessez-le-feu est signé en 1994, à la demande de l'Azerbaïdjan, entre l'Arménie, le Haut-Karabagh et l'Azerbaïdjan. Cet accord a ouvert la voie à des négociations de paix, placées sous l'égide du groupe de Minsk de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), composé de la France, de la Russie et des États-Unis.
Les médiateurs ont fait de grands efforts pour parvenir à un règlement. À plusieurs reprises, ils ont très proches d'aboutir à une solution : d'abord en 2001 à Paris, sur la base de négociations organisées sur l'initiative du président Chirac ; puis en 2011 en Russie par le président russe. Ces négociations n'ont pas abouti parce qu'à la dernière minute l'Azerbaïdjan a fait marche arrière, notamment en raison du soutien, militaire et politique, de la Turquie.
La guerre qui a commencé le 27 septembre dernier et qui a duré 6 semaines était une guerre totale sur un périmètre extrêmement limité, avec le déploiement de milliers de chars et l'usage d'artillerie. C'était aussi une guerre inégale, menée par les Arméniens seuls contre l'Azerbaïdjan, la Turquie et les mercenaires djihadistes. Elle a été gagnée par la coalition turco-azérie au prix de crimes de guerre : bombardements des populations civiles - des journalistes français du journal Le Monde ont été grièvement blessés -, utilisation de bombes à sous-munitions et de bombes à phosphore, qui font des dégâts environnementaux importants, décapitations, mutilations de cadavres, tortures des prisonniers de guerre, profanations et destructions du patrimoine religieux et culturel.
Puisque vous m'y avez autorisée, monsieur le président, je vous montrerai quelques extraits de photographies ou de vidéos prises par les Azéris eux-mêmes et relayées sur les réseaux sociaux, afin d'exalter leur fibre nationaliste.
C'est une épuration ethnique qui s'est produite au Haut-Karabagh. La communauté internationale doit se mobiliser, porter une voix forte, pour dénoncer ce qui s'est passé, prévenir le désastre, et mettre la population du Haut-Karabagh sous la protection du droit international.
Pour prévenir l'extermination, il faut une reconnaissance du Haut-Karabagh. C'est la seule solution. Le droit à l'autodétermination du peuple prime l'inviolabilité des frontières ou l'intégrité territoriale parce qu'une extermination physique est envisagée. La sécession apparaît comme la solution pour prévenir un nouveau génocide.
Une reconnaissance internationale du Haut-Karabagh serait le message fort qui garantirait un règlement définitif de ce conflit et empêcher le déclenchement d'une nouvelle guerre. C'est le seul moyen qui permettrait d'éviter que le Haut-Karabagh ne se retrouve pas, comme le président turc en brandit la menace, dans le Croissant rouge.
Je vous remercie de votre attention. Je voudrais terminer en projetant quelques extraits vidéos, qui ont été filmées par les Azéris eux-mêmes et montrent l'exécution de combattants arméniens. Ils sont durs à regarder, ils peuvent choquer, ils montrent l'aspect sale de cette guerre, je vous prie de bien vouloir m'en excuser. Les photographies attestent de l'utilisation de bombes à phosphore et de la destruction de monuments historiques arméniens par l'armée azerbaïdjanaise. (Mme l'ambassadeur fait projeter des extraits de vidéos et des photographies.)
M. Christian Cambon, président. - Merci pour votre témoignage qui replace le conflit dans son contexte historique. Dans cette affaire complexe sur le plan diplomatique, il est important de se rappeler le passé.
Vous avez évoqué les souffrances que le peuple arménien continue à endurer, qui ont certainement justifié l'initiative du président du Sénat. Cette initiative est un symbole fort : nous nous doutons bien que le vote de ce texte n'arrêtera pas les manifestations que vous avez évoquées, mais elle permet de montrer que nous sommes à vos côtés.
M. Gilbert Bouchet. - Il est très difficile de prendre la parole après les images que nous venons de voir. La longue tradition d'amitié qui unit nos pays est précieuse : elle doit nous permettre d'envisager les meilleures solutions pour la paix et pour le respect du droit international, de l'intégrité physique des Arméniens et de l'intégrité de leur héritage culturel.
En tant que parlementaires, nous sommes profondément inquiets des modalités de l'application du cessez-le-feu dans la région du Haut-Karabagh. Je souhaiterais aborder la situation politique intérieure et les graves conséquences de cette crise démocratique et politique.
Le service national de sécurité arménien a annoncé, il y a quelques jours que le Premier ministre Nikol Pachinian aurait échappé à une tentative d'assassinat. Celui-ci vient d'annoncer un plan en 15 points pour sortir des crises qui menacent la stabilité politique, laquelle est pourtant nécessaire au moment où il faut veiller à l'établissement de conditions de paix acceptables et durables.
Ce plan devrait contenir une réforme électorale, une réforme militaire, ainsi qu'un volet social et sanitaire. Quelles précisions pouvez-vous nous apporter à ce sujet ? Comment ce plan est-il accueilli par la population ? Enfin, quelles mesures seront prises en faveur des habitants de la région du Kalbajar, district qui, selon les accords, doit retourner aux Azéris ?
M. Rachid Temal. - Je veux réaffirmer l'amitié entre nos deux peuples et la nécessité de respecter le droit international. Quelle est votre attente quant à l'adoption par le Sénat de cette proposition de résolution qui vise à reconnaître l'indépendance du Haut-Karabagh ? Jusqu'à présent, l'Arménie n'avait pas reconnu cette indépendance. Quelle est la position de l'Arménie concernant les territoires occupés ? Quid des populations déplacées et des réfugiés ? Quelle est votre vision des relations avec la Russie, qui est le parrain de l'accord de cessez-le-feu ? Au-delà de l'initiative du Sénat, qu'attendez-vous de la France ?
M. Olivier Cadic. - Au nom de mon groupe, je vous adresse un message d'amitié et de soutien. Nous pensons aux milliers de victimes arméniennes de ce conflit, notamment ces jeunes conscrits de 18 ou19 ans qui constituent le contingent le plus important de victimes.
Ce conflit territorial est dépassé par un conflit géopolitique entre la Russie et la Turquie. Le recours à la force pour régler des problèmes territoriaux est inacceptable. Cela pose la question du rôle de l'ONU.
Quand une délégation parlementaire s'est rendue à Erevan, le Premier ministre arménien n'a pas évoqué la question de la reconnaissance de la République du Haut-Karabagh. Cette reconnaissance ne constituera d'ailleurs pas une garantie pour les Arméniens qui y vivent : la reconnaissance de la Bosnie-Herzégovine par l'ONU en 1992 n'avait pas empêché les massacres de Srebrenica en 1995...
L'accord de cessez-le-feu prévoit des corridors extraterritoriaux, qui devront être mis en place dans un délai de trois ans. Qu'en pensez-vous ? Ne devrait-on pas travailler à une solution diplomatique ?
M. Bernard Fournier. - Je tiens à vous témoigner notre soutien dans le moment difficile que traverse votre pays. Depuis septembre dernier, il y a eu plus de 1 300 morts qui s'ajoutent aux 30 000 morts de la décennie 1990.
Le cessez-le-feu du 10 novembre dernier, conclu sous l'égide de la Russie et de la Turquie, a surpris la communauté internationale et a montré les limites du groupe de Minsk. Il révèle la nouvelle polarité entre la volonté turque de renouer avec la grandeur ottomane et une Russie dont la diplomatie repose sur le pragmatisme, qu'il s'agisse du Haut-Karabagh, de la Syrie ou de l'Ukraine.
L'Arménie a toujours pu compter sur la France et la singularité de sa vision diplomatique. Qu'attend la diplomatie arménienne de notre pays ? Et dans quelle enceinte diplomatique ?
Outre le volet diplomatique, le Président de la République Emmanuel Macron a promu le fonds d'entraide au profit des Arméniens déplacés. Quels seraient les autres leviers de la France ?
Au sein de l'Union européenne, la France est une nation qui a souhaité maintenir le dialogue avec la Russie, qu'elle considère comme un partenaire historique. Après avoir entendu certaines déclarations inacceptables, notamment de l'Azerbaïdjan, l'urgence est à la garantie de la sécurité physique des Arméniens dans la région. Le nouveau ministre des affaires étrangères Ara Ayvazyan, s'est entretenu avec son homologue russe, Serguei Lavrov. Quelles sont les modalités envisagées pour protéger les citoyens de la région face aux violences et à la volonté d'effacer tout héritage culturel arménien dans ces districts ?
M. André Vallini. - Les questions que je souhaitais poser l'ont été par Bernard Fournier.
M. André Gattolin. - C'est une guerre sale, comme l'a dit le président Cambon. Mon groupe est à vos côtés.
On constate une inanité des forces concernées extrarégionales : la France, mais aussi les États-Unis. Des responsables du Gouvernement nous disaient attendre une forte initiative américaine, ce pays étant une terre d'accueil pour la diaspora arménienne. Que pensez-vous de la position des États-Unis, et de son absence d'initiative ?
La presse française a évoqué les Arméniens de France retournés là-bas pour se battre aux côtés de leurs frères. Récemment, l'ambassade d'Azerbaïdjan a dénoncé la présence de « mercenaires » français. Sont-ils nombreux ? Transitent-ils par vos services diplomatiques ? Quel est leur sort ? A-t-on trace d'exactions commises à leur encontre ?
M. Pierre Laurent. - J'exprime ma totale solidarité au peuple arménien durement éprouvé. La résolution que nous allons adopter demain est un pas significatif qui, je l'espère, conduira à des évolutions importantes de la position française.
Nous nous étions déclarés favorables à la reconnaissance du Haut-Karabagh il y a un an. La prise en compte du danger qui menaçait les Arméniens a été extrêmement tardive. Je me souviens du dîner des associations arméniennes de France l'an dernier : le Président de la République avait été très directement interpellé sur la signature de chartes d'amitié parfaitement pacifiques par plusieurs communes, rejetées par les préfets à la demande du Gouvernement et du Président de la République, et sur la demande de reconnaissance du Haut-Karabagh. Le Président de la République avait réfuté ces deux possibilités en évoquant la nécessité de préserver le rôle de la France dans le groupe de Minsk.
La France est dans une situation de conflit avec la Turquie sur de nombreuses questions. Néanmoins nous sommes membres de la même alliance militaire, l'OTAN. Les armes israéliennes ont servi durement, et nous entretenons des relations, y compris militaires, avec ce pays. Nous avons vendu des armes à l'Azerbaïdjan.
J'espère que la résolution que nous adopterons demain nous aidera à réfléchir à cette situation, et à la manière dont nous devrons peut-être réviser des éléments importants de notre politique. Cette résolution peut-elle, selon vous, jouer un rôle positif ? Qu'attendez-vous de la France, y compris à l'ONU ou au sein de différentes organisations internationales ?
M. Jean-Noël Guérini. - Je peux vous témoigner au nom de mon groupe notre soutien et notre amitié. Beaucoup de questions que je souhaitais vous poser l'ont déjà été, mais je voudrais vous interroger sur trois points.
Quinze jours après un cessez-le-feu qui a provoqué des manifestations à Erevan, est-il possible de dresser un bilan humain des combats qui se sont déroulés dans le Haut-Karabagh ?
De manière plus pragmatique, quels sont aujourd'hui les besoins de l'Arménie, qui doit accueillir des milliers de réfugiés ayant tout abandonné ?
Concernant le groupe de Minsk, votre gouvernement estime-t-il toujours cette instance crédible ?
M. Joël Guerriau. - Je voudrais souligner tout l'intérêt de votre intervention, dans laquelle vous avez mis de la passion : vos propos sont sincères et reflètent des émotions liées à vos convictions.
Le recours à la force est inadmissible. La résolution que nous adopterons demain risque de ne pas nous prémunir de tout risque, comme l'a dit Olivier Cadic. Quelles autres mesures pourraient garantir la paix ? Le président azerbaïdjanais a proposé aux Arméniens du Haut-Karabagh une autonomie culturelle dans le cadre constitutionnel de l'Azerbaïdjan. Cette intention qui semble très positive va-t-elle dans le bon sens ? Cette perspective serait-elle acceptable pour les Arméniens du Haut-Karabagh ? Pourrait-elle devenir une solution alternative à la reconnaissance de l'indépendance de ce territoire ?
M. Guillaume Gontard. - Au nom de mon groupe, je vous adresse un message d'amitié, de soutien et de solidarité, en souhaitant que la résolution qui sera débattue demain permette de faire évoluer la situation.
Outre l'instabilité politique liée à la défaite militaire, on sait que l'Arménie est confrontée à une crise économique et humanitaire d'ampleur : un tiers de la population vivait sous le seuil de pauvreté avant la guerre ; plusieurs dizaines de réfugiés vont quitter le Haut-Karabagh pour rejoindre l'Arménie : à cela s'ajoute la crise du covid, alors qu'on sait que les hôpitaux sont surchargés. Comment le gouvernement arménien s'apprête-t-il à gérer cette crise ? Quels sont vos besoins à ce titre ?
Sur le statut des réfugiés du Haut-Karabagh qui vont rejoindre l'Arménie, seront-ils faits citoyens arméniens ou auront-ils un statut spécial ?
Mme Hasmik Tolmajyan. - Je vous remercie de vos questions. Je pense que le moment de la guerre a été soigneusement choisi : le contexte du covid a été certainement pris en compte, sachant que toutes les sociétés, notamment occidentales, étaient concentrées sur la gestion de la crise sanitaire et ses conséquences économiques et sociales.
Le moment de la guerre a été aussi choisi parce qu'il correspondait aux élections américaines, et que les États-Unis étaient concentrés sur la préparation des élections, puis sur le comptage des voix. Pendant cette période, l'administration américaine était inactive, sachant que ce pays aurait pu avoir un certain rôle pour contenir, à la fois, l'Azerbaïdjan et surtout la Turquie.
Nombreux, étaient ceux en Arménie qui étaient étonnés d'apprendre les termes de cessez-le-feu. Le choix a été non pas entre le bien et le mal, le mieux et le pire, mais entre le pire et l'enfer.
La France a salué non pas les termes de cessez-le-feu, mais l'arrêt des combats en indiquant qu'il ne s'agissait pas d'un règlement définitif, que le processus de paix devait continuer sous l'égide de la coprésidence du groupe de Minsk, de nombreuses questions restant à régler. Elle a évoqué les personnes déplacées. La question du statut est anéantie dans les 9 points du cessez-le-feu.
Aujourd'hui, le souhait de l'Arménie, c'est de reprendre, sous la coprésidence du groupe de Minsk, le processus politique qui pourrait nous conduire à un règlement définitif. Le cessez-le-feu a été fait au détriment des intérêts arméniens ; la situation reste extrêmement dangereuse pour l'ensemble des Arméniens.
Après tous les crimes de guerre et les violations du droit international commis par ce pays, l'Azerbaïdjan n'a, me semble-t-il, moralement pas le droit d'évoquer le droit international. Utiliser le droit international pour justifier des crimes de guerre est une interprétation très azerbaïdjanaise...
Pourquoi l'Arménie n'a-t-elle pas jusqu'à présent reconnu le Haut-Karabagh ? D'une part, parce que la reconnaissance par l'Arménie seule de la République du Haut-Karabagh n'aurait qu'une portée restreinte si elle n'était pas suivie d'une plus large reconnaissance internationale. D'autre part, parce que l'Arménie voulait donner une chance au processus de paix. Comme la question de la reconnaissance du Haut-Karabagh était le sujet central de la négociation - le ministre des affaires étrangères français l'a encore rappelé il y a deux jours -, l'Arménie ne voulait pas préjuger de cette question avant même que le processus arrive à son terme. C'est pour montrer sa bonne foi et sa fidélité au processus de négociations que l'Arménie n'a pas procédé à cette reconnaissance.
En ce qui concerne les « mercenaires » français - j'ai du mal à utiliser ce mot ! -, il est vrai que des Français d'origine arménienne se sont rendus sur place. Il s'agissait pour la plupart d'artistes, de musiciens, d'écrivains venus pour réconforter, épauler les Arméniens et pour témoigner. Aux nombreux appels reçus dès les premiers jours de la guerre de la part des Français d'origine arménienne et de binationaux installés en France qui souhaitaient se rendre au Haut-Karabakh, le message de l'ambassade a toujours été très clair : nous n'encourageons pas les Arméniens vivant à l'étranger à se rendre sur place. Au contraire, ce sont des messages apaisants qui ont été transmis indiquant que la situation est maîtrisée et en proposant d'apporter leur contribution à travers l'aide humanitaire. Certes, il y a eu des initiatives personnelles des Franco-arméniens - d'une dizaine - à ma connaissance - qui s'y sont rendus pour être aux côtés de leurs compatriotes dans leur lutte pour la survie du peuple d'Artsakh, mais ceci n'a pas été coordonné avec l'ambassade.
Le lien entre l'Arménie et la France est extrêmement fort. La France est vraiment le pays ami par excellence pour l'ensemble des Arméniens. La visite des parlementaires français a été perçue comme une marque de solidarité pendant ces moments graves de guerre.
Vous m'avez demandé mon avis sur la proposition de résolution qui sera examinée demain. Je ne me permettrai pas d'intervenir dans le processus politique français, mais l'inscription de ce texte à l'ordre du jour est déjà un message extrêmement fort. Cette résolution porte un message d'espoir, de solidarité et d'amitié, qui protège la population arménienne.
Vous avez évoqué le retour des réfugiés et des personnes déplacées. Comment aborder ce sujet sans perspective de stabilité et de paix ? La reconnaissance de la république est le moyen le plus sûr pour donner cette perspective, parce que la paix et la sécurité en dépendent.
M. Guerriau a demandé si l'Arménie pouvait envisager l'autonomie culturelle proposée par le président Aliyev. La politique de xénophobie, de haine contre les Arméniens, est érigée au niveau de politique d'État en Azerbaïdjan. Le président Aliyev a déclaré que le peuple arménien était l'ennemi numéro 1 de l'Azerbaïdjan : il n'est question ni des Arméniens du Karabagh ni des Arméniens de l'Arménie, mais du peuple entier arménien tout entier !
Cette haine est tournée aussi contre sa propre population, contre les intellectuels azéris qui ont osé élever la voix pour dire la vérité, évoquer les pogroms commis par les Azéris contre les Arméniens. Je pense notamment à un écrivain célèbre, Akram Aylisli : son oreille a été mise à prix.
Exemple encore plus flagrant : « l'affaire Safarov ». Ramil Safarov est un officier azerbaïdjanais qui, en 2004, suivait à Budapest des cours d'anglais avec un officier arménien, dans le cadre du programme Partenariat pour la paix de l'OTAN. L'officier arménien a été assassiné dans son sommeil à la hache par l'officier azéri. À son retour en Azerbaïdjan, non seulement il n'a jamais été puni pour ce crime, mais il a été héroïsé, glorifié, et a reçu les décorations suprêmes de l'Azerbaïdjan.
Le président azerbaïdjanais l'a dit avant la guerre, pendant la guerre et même après la signature de cessez-le-feu : « Comme je vous l'avais promis, on a chassé les Arméniens de nos terres comme des chiens. » Après cela, comment imaginer qu'une personne raisonnable puisse retourner vivre au Karabagh s'il n'a pas un statut fort, s'il n'est pas protégé par le droit international ?
On parle d'autonomie culturelle, mais regardez ce qu'il advient du patrimoine culturel arménien !
Le président Aliyev a été récemment interviewé par la BBC. La réponse aux questions du journaliste est toujours : « C'est faux. » Il affirme que c'est par erreur que l'église Saint-Sauveur à Choucha a été bombardée à deux reprises, mais dit ensuite que toutes les attaques sont minutieusement préparées. Aux questions sur les agressions, les crimes de guerre et les djihadistes, il répond que c'est complètement faux ou que ce sont des inventions arméniennes. Il est parfois très difficile de démentir des contrevérités.
Il faut un statut fort du Haut-Karabagh qui passe par la reconnaissance internationale de son indépendance. Cette république existe de fait ; certes, elle n'est pas reconnue internationalement, mais elle a une organisation démocratique, avec de vraies élections, un président, une alternance...
Les intellectuels, les spécialistes du droit international, ont appelé ces derniers jours à la reconnaissance de l'indépendance du Haut-Karabagh, seule possibilité de prévenir le pire. Le Conseil de sécurité des Nations unies pourrait entériner un accord qui permette d'apporter des réponses aux nombreuses questions restées pendantes avec la conclusion du cessez-le-feu.
Un principe fondamental du droit international est le non-recours à la force. L'Azerbaïdjan a déclenché une guerre d'agression, accompagnée de crimes de guerre. Peut-on vraiment envisager le maintien du Haut-Karabagh dans le giron de ce pays ?
La France apporte un soutien humanitaire à l'Arménie. Un avion est parti dimanche dernier, un autre partira vendredi, pour apporter une aide humanitaire qui sera très appréciée. Des localités au Haut-Karabagh sont complètement détruites ; on parle de retour des personnes déplacées, mais on ne sait pas dans quelles conditions.
Aujourd'hui, la question est non pas la survie des Arméniens dans le Haut-Karabagh, mais celle de tout le peuple arménien sur sa terre.
M. Jean-François Rapin. - Nous sommes touchés par vos propos très sensibles et empreints d'émotion. Nous entendons également votre angoisse face aux événements.
Vous n'avez pas évoqué les pertes humaines que vous avez subies sur votre territoire. Nous recevons un certain nombre d'informations sur le sujet, mais elles ne sont pas toutes crédibles. Avez-vous des chiffres à nous livrer ?
Demain, le Sénat français prendra une position très forte, qui sera certainement commentée. Dans vos propos, vous avez indiqué votre souhait de voir le groupe de Minsk être désigné comme l'autorité qui présidera le processus de paix.
Je doute fort que les Turcs reçoivent le message français de façon apaisée et suis à peu près certain qu'ils demanderont, dans les jours qui viennent, à devenir un interlocuteur incontournable de ce processus.
M. Gilbert Bouchet. - Je réitère ma question : quelles précisions pouvez-vous nous apporter en ce qui concerne la réforme électorale, la réforme militaire et le volet social et sanitaire ? Comment est-il accueilli par la population ?
M. Christian Cambon, président. - Madame l'ambassadrice, quelles précisions pouvez-vous nous apporter sur la présence de mercenaires djihadistes aux côtés de l'Azerbaïdjan ?
Quel est, selon vous, l'intérêt pour la Russie à voir se constituer sur son flanc sud une domination turque, avec toutes les conséquences qu'elle peut entraîner ? Dans certains conflits, ces deux pays coopèrent, dans d'autres, comme en Syrie, ils s'affrontent.
Comment interprétez-vous cette séquence ? S'agit-il, pour la Russie, de faire jouer sa zone d'influence dans cette partie du Caucase du Sud ? Ces deux pays sont-ils liés dans ce conflit ?
Des responsables russes indiquent être opposés à la présence de soldats turcs dans leur contingent de 2 000 soldats.
Mme Hasmik Tolmajyan. - S'agissant des djihadistes, le nombre de 2 000 a été confirmé par plusieurs sources internationales - 300 auraient trouvé la mort durant les combats. Nous disposons également de vidéos dans lesquelles certains affirment être venus combattre pour 100 euros par jour. Ces djihadistes n'ont pas été rapatriés, ils restent dans les régions passées sous le contrôle de l'Azerbaïdjan et où la Turquie envisage une vraie politique de peuplement, de colonisation, notamment en favorisant le regroupement des familles de ces djihadistes. Ce poids démographique va devenir extrêmement dangereux.
Ce n'est donc pas uniquement la présence de 2 000 djihadistes que nous dénonçons, mais bien cette présence forte et renforcée.
La Turquie et l'Azerbaïdjan vont sans aucun doute réagir à la suite du vote de la résolution.
M. Christian Cambon, président. - Ils l'ont déjà fait.
Mme Hasmik Tolmajyan. - Cela montre à quel point ce message est important.
Vous me demandez, monsieur le président, quel est l'intérêt pour la Russie d'avoir des djihadistes à sa frontière : aucun ! Ils sont une menace, non seulement pour la Russie, mais également pour l'Europe.
Voilà quelques jours, le Parlement turc a voté une résolution visant à envoyer des troupes au Karabagh. Mais la réalité est autre : les troupes sont déjà sur place. Ce vote permet seulement de leur donner un statut officiel.
Il est aujourd'hui très naïf de penser qu'un cessez-le-feu pourra être instauré, que la guerre est terminée. Ce n'est pas le cas ! La prochaine guerre sera encore plus cruelle. Il pourrait s'agir d'une guerre par procuration, dont la région serait simplement le théâtre. Cent ans après la disparition de l'Empire ottoman, la Turquie se renforce, avec une présence politique et militaire dans le Caucase.
La présence politique et militaire turque dans le Caucase du Sud est une réalité. Cela préoccupe également la Russie.
Ce sont les raisons pour lesquelles la reconnaissance de la République du Haut-Karabagh est la solution qui sauvera ce bout de terre arménienne et sa population de souche et permettra le retour de ses habitants.
Il m'est parfois demandé s'il s'agit d'un affrontement entre deux civilisations. Mais la barbarie n'est pas une civilisation !
L'Europe se trouve face à un choix : laisser perdurer l'expansionnisme turc ou s'opposer à la barbarie ? L'étau se resserre.
Enfin, l'Arménie traverse aujourd'hui une période extrêmement difficile et les événements du Karabagh ont une répercussion directe sur sa politique intérieure. L'Arménie est, et restera, une démocratie, et les processus qui seront instaurés iront toujours en ce sens. Les réformes nécessaires pour garantir la stabilité intérieure du pays, sans remettre en cause les libertés fondamentales et la vie démocratique, seront poursuivies dans les meilleures conditions.
M. Christian Cambon, président. - Madame l'ambassadeur, je vous remercie. Les nombreuses informations que vous nous avez livrées permettront à chacun - j'en suis persuadé - de se faire une idée plus précise de la situation : vous avez replacé ce conflit dans son histoire et sa géographie.
Le Sénat adoptera très vraisemblablement cette résolution qui ne vise pas à mettre en cause le Gouvernement français, mais qui lui envoie un message afin qu'il s'investisse davantage et reprenne toute sa place au sein du groupe de Minsk. Nous n'avons jamais cru, dans ce conflit comme dans bien d'autres, à des solutions militaires, même si elles s'imposent aujourd'hui dans leur dureté.
Sachez par ailleurs que nous sommes attentifs à la situation intérieure de l'Arménie. Une crise politique ferait le lit de vos adversaires, même si nous pouvons comprendre la réaction des Arméniens à l'égard de leur gouvernement, après la violence des événements. La communauté arménienne doit comprendre que la stabilité intérieure conditionne l'action des pays amis.
Mme Hasmik Tolmajyan. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je souhaiterais vous remercier de nouveau de votre invitation, de votre disponibilité et de toutes les questions que vous m'avez posées. Je vous prie d'ailleurs de m'excuser si toutes n'ont pas reçu de réponses.
Ce qui se passe en France est suivi de près en Arménie, avec beaucoup d'émotion, d'espoir et d'optimisme.
Audition de S. E. M. Rahman Mustafayev, ambassadeur d'Azerbaïdjan en France
M. Christian Cambon, président. - Monsieur l'ambassadeur, le Sénat examinera demain, à la demande du président Gérard Larcher, une résolution présentée par les présidents de cinq groupes politiques du Sénat, tendant à reconnaître la République du Haut-Karabagh.
Je me doute bien que vous ne trouverez pas cette résolution, qui n'emploie pas la langue de bois, très opportune. Elle sera très largement soutenue dans nos rangs.
Je vous remercie de venir devant nous : nous ne craignons pas le débat au Sénat, et j'ai souhaité vous donner l'opportunité de vous exprimer publiquement devant les membres de la commission. Mme l'ambassadeur d'Arménie a également été entendue.
Je veux rappeler les liens qui unissent nos deux pays. Les relations franco-azerbaïdjanaises connaissent de brillantes réussites, notamment dans les domaines éducatif, universitaire, culturel et scientifique. L'Azerbaïdjan est le premier partenaire commercial de la France dans le Caucase du Sud. Le président Aliyev a été accueilli à l'Élysée il y a quelques mois et les deux chefs d'État entretiennent des relations très suivies - de même que nos ministres des affaires étrangères.
S'agissant du Haut-Karabagh, vous savez combien l'opinion publique française et nous-mêmes, parlementaires, avons été choqués par la violence extrême qui a été employée dans ce conflit. Des crimes de guerre ont été commis : bombardements de civils, bombes à sous-munitions, mutilations et exécutions filmées de prisonniers de guerre, utilisation alléguée de phosphore. Nous souhaitons que ces crimes soient identifiés et, le cas échéant, punis.
Par ailleurs, nous sommes très inquiets par la présence de combattants étrangers, djihadistes, notamment en provenance de Syrie.
Nous sommes nombreux ici à regretter l'impuissance du groupe de Minsk, qui a laissé les armes parler et la force s'imposer. Nous aurions souhaité qu'il trouve une solution autre que par les armes.
Vous connaissez la position française sur l'attitude de la Turquie - avec qui nous avons des relations historiques, et gardons des liens commerciaux -, que nous jugeons profondément déstabilisatrice. Je l'ai dit à votre collègue turc, il y a quelques jours.
Nous souhaitons entendre votre analyse sur l'origine de ce conflit, sur les derniers événements, mais aussi réfléchir avec vous à une solution durable et pacifique, ce conflit ayant déjà entraîné trop de souffrances.
Nous souhaitons également vous interroger sur l'influence renforcée de la Russie dans le Caucase, qui disposera, aux termes de l'accord de cessez-le-feu du 10 novembre, d'un contingent de 2 000 soldats dans la zone. Est-ce une bonne chose selon vous ?
Que pensez-vous de la présence de combattants étrangers, au nombre de plusieurs milliers, aux côtés de la Turquie : quelle est la position de votre gouvernement à ce sujet ? Est-ce un élément favorable pour la pacification de cette région ?
M. Rahman Mustafayev, ambassadeur d'Azerbaïdjan en France. - Monsieur le président, je vous remercie de me donner la possibilité de m'exprimer. C'est un honneur d'être parmi vous, alors même que le projet de résolution que vous vous apprêtez à soumettre au vote est fondé sur de fausses informations, totalement détachées des réalités juridiques, politiques et diplomatiques.
Cependant, en me conviant, le Sénat fait montre de valeurs républicaines, contrairement à l'Assemblée nationale, où aucun responsable de groupe politique n'a trouvé le temps de me recevoir pour entendre notre point de vue, alors que l'ambassadrice arménienne a souvent été invitée.
De même, lorsque la presse française publie des propos défavorables à mon pays, elle ne m'accorde jamais de droit de réponse.
Je n'ai pas préparé de propos liminaire, je répondrai simplement à plusieurs points évoqués dans l'exposé des motifs de la résolution.
Tout d'abord, il est écrit, dans le troisième paragraphe : « l'agression perpétrée par la République d'Azerbaïdjan à l'encontre de la population du Haut-Karabagh ».
On ne peut pas être agresseur dans son propre territoire. Lorsque la guerre a été déclenchée dans cette région, en 1992-1993, près de 20 % du territoire de la République d'Azerbaïdjan étaient occupés par les forces armées arméniennes, la région de Haut Karabakh et 7 districts avoisinants. Le Conseil de sécurité avait alors adopté quatre résolutions - en avril, juillet, octobre et novembre 1993 - exigeant le retrait immédiat, complet et inconditionnel des troupes arméniennes de toutes les zones occupées d'Azerbaïdjan.
Le processus de paix a été lancé en 1992 avec la constitution du groupe de Minsk. Malheureusement, ses efforts n'ont pas permis de trouver une solution. Au contraire, l'Arménie a tenté, en juillet 2020, d'élargir la zone de conflit selon un nouveau concept de défense et de sécurité nationale - créé par elle - prévoyant la « consolidation de la guerre de libération ». Le ministre arménien de la défense s'est exprimé à de nombreuses reprises sur ce sujet, indiquant que "nous devions prévoir de nouvelles guerres pour de nouveaux territoires". Ces déclarations et provocations arméniennes militaires ont déclenché un conflit en septembre, avec la riposte de l'armée azerbaïdjanaise.
Il n'est donc pas juste, aujourd'hui, d'utiliser les termes « l'agression perpétrée par la République d'Azerbaïdjan ». Nous avons simplement appliqué notre droit résultant des dispositions des quatre résolutions du Conseil de sécurité.
Par ailleurs, l'Azerbaïdjan, qui n'a pas réussi à libérer ses territoires par les moyens diplomatiques, du fait notamment de la passivité du groupe de Minsk, dispose d'un droit naturel de défense légitime, découlant de l'article 51 de la charte de l'Organisation des Nations unies.
Toujours dans le troisième paragraphe, il est indiqué : « n'hésitant pas à déployer sur le théâtre d'opérations des groupes djihadistes venus de Syrie ».
Nous avons répété, à plusieurs reprises, que nous n'avions jamais fait appel à des djihadistes. Notre président a dénoncé ces accusations comme injustes et irréalistes et demandé de lui adresser les preuves de la présence d'éventuels djihadistes ou de s'excuser devant le peuple azerbaïdjanais. Or, contrairement à ce qui est publié dans les médias français, aucune preuve n'a été apportée.
Contrairement aux renseignements français, les renseignements azerbaïdjanais ont élaboré un rapport de 49 pages dans lequel vous pourrez trouver la preuve de la présence de mercenaires étrangers dans les forces armées arméniennes : noms et prénoms des combattants, cartes d'identité, pays d'origine et même numéros de portable.
Vous trouverez, page 28, les noms de 14 mercenaires français, la majorité étant d'origine arménienne. Ces derniers sont appelés, conformément au droit international, des « militants étrangers ». Si vous le souhaitez, monsieur le président, vous pouvez les appeler, de cette salle, et ainsi vérifier la véracité de nos dires. Contrairement à la France, qui n'a pas été capable, jusqu'à présent, de nous livrer la preuve de la présence de djihadistes dans les rangs des forces armées azerbaïdjanaises.
Nous avons saisi les autorités judiciaires françaises en vue de l'ouverture d'une enquête sur les crimes de guerre et exactions commis par des militants français et militants des autres pays.
Non seulement l'Azerbaïdjan n'a pas fait appel à des djihadistes, mais elle a proposé à la France de lutter conjointement contre le terrorisme. En effet, en février 2020, le conseiller diplomatique du président Ilham Aliyev s'est rendu à Paris pour rencontrer son homologue de l'Élysée et proposer à la France notre contribution avec les projets humanitaires, sociales et économiques pour les zones, libérées par les militaires français dans la région du Sahel - une proposition historique et stratégique. Or nous n'avons jamais reçu de réponse. J'ai renouvelé cette proposition, en septembre, lors de mon entretien avec le coprésident français du groupe de Minsk, M. Visconti ; celui-ci l'a évalué comme très sérieuse et intéressante et a promis de se renseigner et de revenir vers nous. Aucune réponse officielle.
Par ailleurs, en octobre 2019, l'Azerbaïdjan a pris la présidence pour trois ans du Mouvement des pays non-alignés, regroupant 120 pays. Nous avions alors proposé à la France la coopération avec ce Mouvement dans le cadre de notre présidence, considérer dans l'agenda du Mouvement ses préoccupations politiques, ses enjeux internationaux, régionaux, dont nous aurions pu débattre. Pour la paix, sécurité et développement de l'Afrique et autres régions. De la même façon, nous n'avons reçu aucune réponse. Un silence qui marque, peut-être, le peu d'importance que représente cette organisation pour la France.
Nous avons proposé donc à la France de considérer cette opportunité de travailler avec nous, dans le cadre de cette Organisation, en faveur de la prospérité de cette région. Nous avons toujours été ouverts pour la coopération, nous avons proposé des initiatives.
Je voudrais revenir sur le quatrième paragraphe de votre exposé des motifs, qui fait référence au Haut-Karabagh comme au « berceau de la civilisation arménienne », « peuplé presque exclusivement d'Arméniens tout au long de son histoire ». Un territoire qui aurait ainsi été « détaché arbitrairement de l'Arménie au profit de l'Azerbaïdjan ».
Je suis en désaccord avec cette façon de voir les choses. Au XIXe siècle, cette région (khanat) de Karabagh a été rattachée à la Russie comme le territoire musulman azerbaidjanais. Et le premier rapport officiel sur la composition ethnique de cette région préparé par l'administration caucasienne de l'Empire en juillet 1811 est clair et net. Ce document signale: "12 000 familles sont recensées dans notre possession dans la province du Karabagh, les arméniennes comptant jusqu'à 2 500 familles, toutes les autres étant des azerbaïdjanaises de religion musulmane". Douze ans plus tard, en 1823, un autre document officiel fait état de plus de 15 000 familles azerbaïdjanaises sur un total de 20 000.
Et puis, en 1911, alors qu'une politique de colonisation arménienne avait été mise en oeuvre par l'empire tsariste dans la région, les responsables russes rédigent un rapport "Nouvelle menace pour la politique russe dans le Transcaucasie", dans lequel ils notent que "sur 1,3 million d'Arméniens transcaucasiennes, plus de 1 million n'appartiennent pas aux peuples autochtones de la région et ont été installés par nous", et qu'ils "ont eu recours à de faux témoignages pour se saisir de vastes espaces de terres appartenant à l'État".
Des responsables français ont également témoigné de l'appartenance azerbaïdjanaise de Karabagh. En février 1917, Aristide Briand, alors président du Conseil chargé des affaires étrangères de la France en guerre, a créé un "Comité d'études" qui devait produire des documents en vue de la fin de la guerre et Conférence de la Paix. En fin 1918, deux rapports préparés par ce Comité se concentraient sur la région et témoignaient du fait que, "depuis l'effondrement de l'empire tsariste, une République arménienne (...) comportait des minorités telles que les Tatars [Azerbaïdjanais]. Les Arméniens étaient nombreux dans le Karabagh, situé hors des limites de la République arménienne ».
La thèse selon laquelle Staline aurait rattaché le Haut-Karabagh à l'Azerbaïdjan est très populaire dans les médias français et résolutions parlementaires et, chaque fois que je tente de répondre à cette fausse affirmation, je suis confronté à un réel blocage et ne parviens pas à faire entendre une opinion contraire dans les journaux qui publient cette information mensongère. Les termes du décret proclamant l'autonomie du Haut-Karabagh du 5 juillet 1921 sont clairs: "Partant de la nécessité d'une paix nationale entre musulmans et les Arméniens, des liens économiques entre le Karabagh supérieur et inférieur, et ses liens constants avec l'Azerbaïdjan, maintenir le Haut-Karabagh dans la République soviétique d'Azerbaïdjan, tout en lui conférant une large autonomie régionale". Les mots « liens constants » et « maintenir » sont sans ambiguïté, et prouvent bien que cette région était déjà dans le cadre de l'Azerbaïdjan ; le régime bolchévique n'a fait que lui assurer une large autonomie.
Dans le cinquième paragraphe, vous faites référence au « référendum d'autodétermination tenu le 10 décembre 1991 ». Or je tiens à signaler que ce scrutin a eu lieu après le nettoyage ethnique de ce territoire par l'Arménie. Il convient de mentionner, qu'avant la chute de l'Union soviétique, la région de Haut Karabagh dans le cadre de l'Azerbaïdjan était une région prospère, multiethnique et multiconfessionnel et, selon un dernier recensement réalisé en 1989 avant le début du conflit, les Azerbaïdjanais y représentaient 22 % de la population, les Arméniens 74 %. Par ailleurs - et ce fait est toujours négligé par les médias et les rapports officiels -, pas moins de 48 minorités ethniques et religieuses étaient présentes dans la région, parmi lesquelles des Russes, des Ukrainiens, des Juifs, des Bulgares, des Hongrois, des Grecs, des Kurdes, des Allemands, des Polonais et des autres ethnies, qui représentaient près de 4 % de sa population. Aujourd'hui c'est la région majoritairement, pour 95 %, peuplée d'arméniens, comme dit la presse française. Mais je crois que c'est 100 %. Donc, avant la proclamation de soi-disant indépendance du territoire, l'armée séparatiste arménienne a chassé toutes ces minorités. C'est à dire, et c'est un fait historique, il y avait 48 minorités ethniques et religieuses dans le Haut Karabagh à l'époque de l'Azerbaïdjan musulmane, tolérante, mais sous tutelle l'Arménie chrétienne, chauvine il n'en reste aucune.
Les faits historiques et démographiques démontrent donc le caractère erroné d'une thèse de "Haut-Karabagh historiquement arménien", et je voudrais à présent aborder l'aspect juridique du sujet. Dans le droit international, le principe d'autodétermination est l'un des plus importants. Cependant, selon la résolution adoptée par l'Assemblée générale de l'ONU le 24 octobre 1970, intitulée « Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations », il est prévu que le principe des peuples à disposer d'eux-mêmes "ne doit pas autoriser ou encourager une action, quelle qu'elle soit, qui démembrerait ou menacerait, totalement ou partiellement, l'intégrité territoriale ou l'unité politique de tout État souverain et indépendant". De même, selon cette même déclaration, les États doivent "s'abstenir de toute action visant à rompre partiellement ou totalement l'unité nationale et l'intégrité territoriale d'un autre État". L'Arménie a violé ce principe, elle a participé à un nettoyage ethnique et à des crimes de guerre.
M. Christian Cambon, président. - Je vous invite à en venir aux faits les plus récents, pour que vous n'épuisiez pas le temps qui vous est imparti et que nous puissions avoir une discussion.
M. Rahman Mustafayev. - Dans le cinquième paragraphe de l'exposé des motifs, vous évoquez « un territoire non autonome dépourvu de statut juridique définitif ». Cependant, le statut est défini dans les résolutions correspondantes du Conseil de sécurité et de l'Assemblée générale de l'ONU, qui lient la région du Haut-Karabagh à la République d'Azerbaïdjan. Par exemple, la résolution 884 du 12 novembre 1993 "demande au gouvernement arménien d'user de son influence pour amener les Arméniens de la région du Haut-Karabagh de la République azerbaïdjanaise à appliquer les résolutions 822, 853 et 874, et de veiller à ce que les forces impliquées ne reçoivent pas les moyens d'étendre leur campagne militaire".
Par ailleurs, la thèse selon laquelle cette soi-disant absence du statut juridique aurait alimenté « discordes et tensions géopolitiques que les tentatives de médiation menées depuis 1994 n'ont pas réussi à dissiper » contredit le coprésident français M. Visconti qui a dit, ici même et au mois de janvier: "ce format du groupe de Minsk fonctionne parfaitement. Je ne sais pas, s'il serait aujourd'hui possible de réunir un Russe, un Américain et un Français... Cette collaboration offre un exemple unique, avec l'exploration de l'espace, où les États-Unis, la Russie et la France travaillent conjointement, sans tenir compte des contingences géopolitiques".
Vous évoquez également les « bombardements massifs de la ville de Khankendi ou Stepanakert, qu'aucun motif stratégique ne justifiait ». Les bombardements n'ont pas visé Khankendi - ou Stepanakert, elle-même, mais ses alentours. Par ailleurs, les troupes arméniennes y étant largement concentrées, quelques lignes de défense, ces bombardements s'ils avaient eu lieu auraient pu avoir un motif stratégique. Ce qui n'était pas le cas des opérations menées par les Arméniens contre des villes azerbaïdjanaises situées jusqu'à 200 kilomètres de la zone de conflit. Ainsi, comme vous pouvez le voir, des zones résidentielles ont souffert de bombardements arméniens à Gandja, deuxième ville du pays, qui se trouve à plus de 60 kilomètres du Haut-Karabagh. (M. l'ambassadeur fait projeter des photographies.) Les Arméniens ont notamment lancé sur la ville des missiles stratégiques SKUD (300 km de distance et 5 tonnes de poids), dont l'utilisation requiert l'autorisation du chef de l'État. C'est à dire, le premier-ministre Pachinian a personnellement autorisé le tir de ces missiles sur les civils azerbaïdjanais.
Cette guerre a fait 95 morts civils du côté azerbaïdjanais, soit davantage que du côté arménien qui en compte 45. Pourtant, aucun civil azerbaïdjanais ne se trouvait dans le Haut-Karabagh. Nos attaques n'ont visé que les forces armées quand la riposte arménienne s'est dirigée contre les quartiers résidentiels de nos villes, éloignées de la zone du conflit. L'évocation des bombardements massifs de Khankendi - ou Stepanakert - n'est donc ni juste ni correcte. D'ailleurs, les Arméniens reviennent aujourd'hui dans cette ville, parce qu'elle n'a pas été bombardée.
M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur l'ambassadeur, pour cette présentation. Mes collègues vont à présent vous poser quelques questions. Je vous rappelle ma propre question sur le sujet des combattants étrangers qui se sont rendus dans votre pays avec l'aide de la Turquie.
M. Alain Houpert. - Je suis président du groupe d'amitié France-Azerbaïdjan depuis trois ans, je me suis rendu deux fois dans ce pays, et je voudrais témoigner modestement de ce que je ressens. J'ai fait partie des 127 sénateurs ayant voté la loi qui pénalisait la négation du génocide arménien le 23 janvier 2012, et nous ne sommes pas nombreux à l'avoir fait au sein de mon groupe politique.
Je suis triste de voir deux peuples voisins se déchirer. L'ambassadeur a bien montré la complexité du Caucase et, comme au Proche-Orient, il faut y avancer avec des idées simples. Le général de Gaulle est revenu de Bakou avec l'idée d'instituer le droit de vote des femmes car l'Azerbaïdjan avait été le premier État à le faire, dès 1917. De plus, si nous avons gagné la Seconde Guerre mondiale, c'est notamment parce que l'armée allemande a été arrêtée dans le Caucase grâce aux résistants azerbaïdjanais, dont 300 000 ont perdu la vie. En 1992, l'Arménie a envahi le Haut-Karabagh, 280 000 Azerbaïdjanais ont été expulsés d'Arménie et 800 000 du Haut-Karabagh et des sept provinces occupées, soit environ 1 million de personnes déplacées ayant trouvé refuge en Azerbaïdjan. Aujourd'hui, il n'y a pas d'Azerbaïdjanais en Arménie, alors que 40 000 Arméniens vivent en paix en Azerbaïdjan, qui est l'un des États les plus laïcs qui soient. Dans ce pays de confession musulmane, on n'entend pas le muezzin des mosquées, les cloches des églises sonnent le dimanche, et le pape Jean-Paul II a inauguré une cathédrale. Une ville juive se trouve également dans le pays depuis plus de 2000 ans.
Il y a quelques jours, le président Macron a dit devant des donateurs arméniens que le Haut-Karabagh et les sept régions occupées étaient des territoires azerbaïdjanais, propos repris et précisés par notre ministre des affaires étrangères lors d'une interview.
Par ailleurs, en 1993, lorsque le groupe de Minsk a été formé, quatre résolutions ont été adoptées qui donnaient l'injonction à l'Arménie de quitter le Haut-Karabagh et les régions occupées. Nous sommes aujourd'hui dans l'émotion, et la diaspora arménienne présente en France est très importante. J'ai beaucoup de respect pour les Arméniens, j'ai voté pour la reconnaissance du génocide arménien, mais je trouve que l'on va trop loin. Après cette guerre, ces quatre résolutions sont finalement appliquées, et un accord de paix est en train d'être élaboré, qui n'humilie pas l'Arménie et dans le cadre duquel l'Azerbaïdjan lui fait des propositions économiques.
Je rappelle que, il y a quelques années, l'Azerbaïdjan avait proposé à l'Arménie de faire passer un gazoduc sur son territoire, ce qu'Erevan avait refusé. L'été dernier, les Arméniens ont bombardé une ville située à plus de 100 kilomètres de la zone de conflit pour essayer de toucher les infrastructures gazières de l'Azerbaïdjan. Leur missile est tombé sur une maison arménienne. Il me semble que cette résolution met de l'huile sur le feu alors qu'un accord de paix est en train d'être élaboré. Je ne suis ni d'un côté ni de l'autre, mais je sais que deux endroits au monde sont particulièrement fragiles : le Caucase et le Moyen-Orient.
Enfin, la Turquie étend ses intérêts en Méditerranée, a commis le génocide arménien, maltraite le peuple kurde, et j'ai l'impression que nous faisons ici de l'Azerbaïdjan un bouc émissaire, ce qui ne me semble pas très juste.
M. Rachid Temal. - Quelles sont les relations que votre pays entretient avec la Turquie, notamment en termes de coopération militaire ? Plus particulièrement et dans le cas qui nous intéresse, la Turquie a-t-elle soutenu militairement les opérations menées par votre pays ? Confirmez-vous la présence de militaires et paramilitaires turcs, ainsi que de mercenaires de de djihadistes syriens ? En outre, votre pays accepterait-il de coopérer à une éventuelle enquête internationale sur les crimes de guerre commis au Haut-Karabagh ? Par ailleurs, quelle est votre position quant au retour des populations arméniennes ayant quitté le Haut-Karabagh à la suite de l'offensive menée par votre pays ? Enfin, quelles sont les étapes à venir après le cessez-le-feu et l'accord du 10 novembre dernier ?
M. Olivier Cigolotti. - Vous avez effleuré la question de la participation de la France au groupe de Minsk. Aujourd'hui, en Azerbaïdjan, un certain nombre de personnalités politiques, dont des députés, remettent en cause le rôle joué au sein du groupe par la France. Je cite ici les propos tenus : « La France n'a aucun lien avec la région et a profité à une certaine période de la faiblesse de l'Azerbaïdjan pour prendre part en tant que coprésidente au groupe de Minsk. À la France nous préférons la Turquie, qui a des frontières avec l'Arménie et l'Azerbaïdjan, et qui possède un grand potentiel et les moyens nécessaires pour assurer la sécurité de la région. Nous souhaitons que la Turquie devienne coprésidente du groupe de Minsk car la Turquie est un pays stable et prospère. Quant à la France, elle ne fait qu'attiser les tensions. »
Quelle est la position de votre gouvernement sur ces propos quelque peu diffamatoires ? Comme l'a rappelé notre ministre des affaires étrangères, notre coprésidence nous impose impartialité et neutralité, mais reconnaissez qu'il y a de quoi être choqué par les propos que je viens de rapporter.
M. Pierre Laurent. - Monsieur l'ambassadeur, vous avez confirmé l'existence d'un litige historique, et nous avons entendu une version bien différente de la vôtre juste avant votre intervention. Cependant, vous n'avez pas répondu aux questions qui nous occupent aujourd'hui. Pourquoi la guerre a-t-elle été déclenchée par l'Azerbaïdjan et pourquoi maintenant ? Pourquoi a-t-elle été si violente, et pourquoi des crimes de guerre ont-ils été commis ? Quel rôle a joué la Turquie ? Vous avez évoqué la présence de combattants étrangers qui n'étaient pas djihadistes ; de quels pays venaient-ils alors ?
M. Rahman Mustafayev. - Merci pour ces questions importantes. Il est vrai qu'il règne en ce moment, en Azerbaïdjan, une atmosphère de méfiance à l'égard de la France. Au Parlement, des débats ont eu lieu il y a quelques jours sur le rôle de votre pays. Cependant, le sujet était non pas celui d'un éventuel remplacement de la France par la Turquie à la coprésidence du groupe de Minsk, mais celui du manque de partialité de la France, qui ne joue pas son rôle de médiatrice objective. Votre pays s'est aujourd'hui engagé du côté arménien.
Nous ne sommes pas en faveur d'un retrait de la France du groupe de Minsk, dont notre président a confirmé l'importance, mais il faut que la France soit impartiale. Certes, la Russie a joué un rôle plus important dans la dernière phase de ce conflit mais nous continuons à dialoguer avec les trois coprésidents et, pendant le conflit, le président de mon pays s'est entretenu avec les dirigeants de trois pays-coprésidents, et le ministre des affaires étrangères azerbaïdjanais s'est entretenu à plusieurs reprises avec son homologue français.
Cependant, l'ordre régional évolue et à côté du format défini par le groupe de Minsk s'en impose un autre, avec la Russie et la Turquie. Que vous le souhaitez ou non, la Turquie est aujourd'hui l'un des trois acteurs importants de la région, aux côtés de la Russie et de l'Iran. Enfin, un troisième format de discussion se met en place, rassemblant la Russie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, qui ont conclu un accord le 9 novembre.
Je pense que l'on aurait tort d'ignorer ces faits, il faut regarder les choses en face et reconnaître l'efficacité dont fait preuve ces deux formats. Nous continuons néanmoins à dialoguer avec tous, afin de trouver une solution diplomatique à ce conflit.
Je voudrais confirmer une fois encore qu'il n'y a pas de djihadistes syriens au sein des troupes azerbaïdjanaises ; nous n'en avons nul besoin. Notre armée compte 100 000 soldats, officiers et sous-officiers, et nous avons prouvé son efficacité dans les champs de bataille. Aujourd'hui, des militaires des États-Unis ou de l'OTAN affirment qu'il faudra tirer les leçons de cette guerre, dans laquelle l'armée azerbaïdjanaise a usé de nouvelles technologies et mis en oeuvre de nouvelles stratégies.
Pourquoi maintenant ? Si vous aviez demandé au général de Gaulle pourquoi les forces alliées débarquaient à ce moment-là en Normandie et en Provence, il vous aurait répondu que les forces et l'armée étaient prêtes, et que c'était le moment de libérer le pays et le peuple français de l'occupation nazie. C'est la même chose pour nous : nous avons équipé notre armée de façon moderne et, après avoir passé 30 ans à attendre une solution diplomatique qui n'est pas venue, nous étions prêts à libérer notre territoire, utilisant l'article 51 de la Charte de l'ONU.
Dans les régions libérées du Haut-Karabagh, nous avons trouvé des fortifications, des réseaux souterrains, des ouvrages militaires dans lesquels les Arméniens ont investi des millions de dollars, et qui prouvent bien qu'ils n'ont jamais compté rendre ces territoires, malgré leurs affirmations. Cinq lignes de défense protégeaient la ville d'Aghdam, cette ville entièrement détruite lors du premier conflit. La nouvelle stratégie de sécurité nationale adoptée par le Parlement arménien en juillet 2020 prévoyait la consolidation des résultats obtenus lors de la première guerre, ce qui montre aussi que le pays n'avait nullement l'intention de rendre ces territoires.
Je rappelle que le Premier ministre arménien a déclaré que "le Haut-Karabagh c'est l'Arménie et point", méprisant le processus de paix en cours. Comment continuer à dialoguer dans ces conditions ?
De plus, au mois de juillet, l'Arménie a attaqué la ville de Tovuz, située à plus de 200 kilomètres du Haut-Karabagh et dans laquelle se trouvent de nombreuses infrastructures pétrolières et gazières. Le message était clair : si nous ne renoncions pas au Haut-Karabagh, le coeur de nos installations énergétiques pouvait être menacé. Ce sont toutes ces raisons qui nous ont poussés à la contre-offensive.
En décembre 2010, nous avons signé avec la Turquie un "Traité de partenariat stratégique et de l'assistance mutuelle". Selon le deuxième article de ce traité, l'Azerbaïdjan pouvait solliciter la Turquie pour intervenir militairement en cas d'attaque extérieure, mais nous ne l'avons pas fait. Si la Turquie nous a apporté un soutien diplomatique, politique et moral importante, nous n'avons reçu ni troupes, ni mercenaires.
Concernant l'enquête internationale pour crimes de guerre, nous l'appelons de nos voeux. Inviter une commission d'enquête à vérifier les faits sur le terrain est aujourd'hui à notre avantage. Nous voulons montrer au monde entier comment cette barbarie, ce fascisme, ce chauvinisme a détruit la région du Haut-Karabagh et 7 districts avoisinants ! Vous pouvez voir une église orthodoxe détruite par les Arméniens dans un village libéré par l'Azerbaïdjan. (M. l'ambassadeur fait projeter de nouvelles photographies.) Ils n'ont pas seulement détruit les mosquées et nous invitons chacun à venir vérifier et constater ce qu'il est advenu de l'Azerbaïdjan prospère et multiculturel ! Il y a eu crimes de guerre, mais aussi destruction du patrimoine.
Mme Azoulay a proposé que des experts de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) se rendent sur le terrain pour assurer la conservation du patrimoine culturel et religieux. Nous les accueillerons, certes, il faudra définir le format et le statut d'une telle mission et s'entendre sur les zones à couvrir, non seulement le Haut-Karabagh, mais tous les 7 districts avoisinants, qui étaient occupés. Notre objectif principal est d'accueillir ces missions et de monter un dossier pour la Cour internationale de justice, afin de montrer par qui sont commis les crimes de guerre dans cette région depuis trente ans.
Enfin, le président du pays a affirmé à plusieurs reprises que le retour des Arméniens serait la prochaine étape, après l'arrêt des combats et le retrait des forces d'occupation. Nous considérons les Arméniens de cette région comme des citoyens d'Azerbaïdjan, et tous nos citoyens sont égaux, quelles que soient leur ethnie et leur religion. D'ailleurs, quelques milliers d'Arméniens sont déjà revenus. Bien sûr, les Azerbaïdjanais reviendront eux aussi. Il faudra ensuite rétablir les liens sociaux, économiques et culturels entre les deux communautés, et travailler à retrouver une vie normale. J'espère que nous parviendrons à trouver la bonne formule pour établir une paix durable.
M. Ronan Le Gleut. - La négociation du cessez-le-feu s'est faite en dehors du groupe de Minsk et sous l'égide des puissances régionales turque et russe. L'arrêt des hostilités était une priorité au regard des conséquences dramatiques pour les populations, au sujet desquelles nous nourrissons de profondes inquiétudes. Sur l'avenir des populations des districts devant être restitués, nous avons regretté certaines déclarations faites sur les Arméniens le jour même du cessez-le-feu. Nous espérons que les principes de liberté, de droit, de laïcité et d'égalité, sur lesquels reposent les fondements de l'Azerbaïdjan, auront un écho dans le suivi de l'application des dispositions de cessez-le-feu.
Ce suivi doit être assuré par la Russie et la Turquie, mais pourriez-vous donner davantage d'indications à ce sujet ? Par ailleurs, quels moyens seront mis à disposition d'une éventuelle mission de l'Unesco ? Enfin, le positionnement idéologique et expansionniste de la Turquie ne risque-t-il pas d'altérer les fondations de l'Azerbaïdjan ?
M. André Gattolin. - Le groupe du Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants auquel j'appartiens n'a pas été associé à l'élaboration de cette résolution, et prendra donc sa propre initiative sur le sujet. La reconnaissance de la République du Haut-Karabagh ne me paraît pas être un objectif politique pertinent dans la situation actuelle. En tout cas, il faudrait alors que notre assemblée fasse preuve du même courage devant la situation en cours à Hong Kong, ou qu'elle adopte une résolution pour reconnaître Taïwan mais, compte tenu des rapports de force, cela semble peu probable.
Certains mots m'ont choqué. Le président azerbaïdjanais a déclaré très récemment que des mercenaires étrangers - parmi lesquels des Français - se trouvaient aux côtés des combattants arméniens. Cette information a été reprise par votre ambassade et vous-même employez à la fois les termes « mercenaire » et « militant ». Je rappelle que mercenaire, qui vient du latin mercenarius, désigne une personne payée pour agir. Vous avez proposé - et je vous en remercie - de fournir une liste de personnes que vous avez identifiées, mais pouvez-vous prouver qu'elles ont été payées ? Je n'ai aucun doute sur le fait que certains militants d'origine arménienne, vivant en France ou ailleurs, se soient rendus sur le territoire du Haut-Karabagh. Je ne les félicite pas, mais je fais la différence avec des mercenaires sans état d'âme, inspirés par le seul profit.
M. Jean-Noël Guérini. - L'Arménie est une terre chrétienne. Quels gages apportez-vous pour que ce conflit millénaire qui oppose Azéris et Arméniens ne soit pas envenimé par des oppositions culturelles et religieuses ? « Malheur au vaincu », dit-on au lendemain des conflits ; allez-vous accepter que la communauté internationale fasse mentir cet adage, et serez-vous aux côtés de celles et ceux qui entendent sauver le patrimoine culturel arménien du Haut-Karabagh ?
Enfin, pourriez-vous expliquer les propos tenus par le président Aliyev sur la chaîne Al-Arabiya le 5 octobre dernier, invitant le président Macron à élever la ville de Marseille, où j'habite depuis 1956, en République du Haut-Karabagh ? A-t-il été mal traduit ? Est-ce de l'humour azéri ou du mépris pour les Français, les Marseillais et les Arméniens ?
M. Joël Guerriau. - Vous représentez un beau pays et je sais combien votre histoire est complexe. L'irruption de la guerre en 1988 a été particulièrement marquante et a bouleversé la vie de nombreuses familles azerbaïdjanaises. Toute une génération a été élevée dans le souvenir de cette guerre, parfois instrumentalisé par des responsables politiques qui s'égaraient et tenaient des propos quelque peu haineux à l'égard des Arméniens, propos que l'on pouvait aussi entendre à l'école ou dans les médias, et qu'il faut comprendre au regard de ce qu'a été ce conflit.
La haine perdure, et elle semble avoir conduit dans le conflit récent à des tortures, des exactions commises contre civils et militaires, diffusées sur les réseaux sociaux par les criminels eux-mêmes. Ces actes barbares sont d'autant plus effrayants qu'ils illustrent une sorte de pugnacité à exprimer cette haine ethnique. C'est bien là ce qui nous fait peur, et nous a poussés à tenter de trouver une solution pour faire renaître un climat de paix. Comment envisagez-vous que les populations arméniennes du Haut-Karabagh puissent vivre en sécurité si ce contexte de haine ethnique perdure ?
M. Guillaume Gontard. - Dans une guerre, les choses sont complexes et rarement binaires. Vous avez expliqué avoir fait cette guerre pour récupérer ce territoire, mais pourquoi alors avoir signé un accord de paix y limitant de facto votre progression, si votre domination militaire était si évidente ? Faut-il voir là un lien avec la Turquie ? Quel sera le statut administratif attribué par l'Azerbaïdjan au Haut-Karabagh ? Les institutions démocratiques qui y fonctionnent depuis vingt-cinq ans seront-elles maintenues ? Enfin, vous avez évoqué votre souhait d'un retour des réfugiés ; comment votre pays compte-t-il intégrer les populations du Haut-Karabagh, et comment peut-il faire en sorte que la cohabitation soit pacifique et que la sécurité de tous soit assurée ?
M. Rahman Mustafayev. - Le sujet du retour concerne toutes les populations déplacées, qu'elles soient azerbaïdjanaises ou arméniennes.
Quant à la mission de l'Unesco, il faut réfléchir à ses modalités. En tout cas, nous sommes disponibles pour accueillir cette délégation, pas pour soutenir l'inventaire, mais pour identifier des dommages subis pour les biens culturels, dans les lieux de culte notamment, églises et mosquées, dans tous les districts.
Vous évoquez la question de notre alliance avec la Turquie. La République azerbaïdjanaise est une République laïque et présidentielle, tout comme la Turquie, et nous sommes partenaires dans plusieurs domaines, l'Azerbaïdjan étant notamment l'investisseur important dans l'économie turque. Nous réalisons de nombreux projets dans le domaine de la culture, des sciences, de la défense, deux pays disposent de nombreux traits communs. L'Azerbaïdjan cohabite et coopère avec divers pays de cette région : l'Arabie saoudite, Israël, l'Iran, le Pakistan, la Russie.
Je rappellerai que la capitale de l'Azerbaïdjan, Bakou, a été choisie par les états-majors américains et russes pour leur rencontre annuelle en 2017 et 2018. Ces deux pays nous respectent. Ils apprécient notre politique étrangère équilibré, qui vise à maintenir la stabilité dans la région.
La France peut soutenir le processus de paix et de coopération dans cette région, non pas en adoptant une résolution injuste, comme celle que vous allez soumettre au vote demain, mais par votre volonté de créer une ambiance de coopération, de dialogue et de développement. La France est une grande puissance européenne, membre de l'OTAN, de l'Union européenne (UE) et du Conseil de sécurité des Nations unies. Elle dispose du potentiel et des ressources nécessaires pour aider à la stabilité et à la sécurité de cette région. Mais il faut impartialité.
Nous sommes préoccupés non pas par le résultat du vote, mais par le fait que la France peut perdre l'Azerbaïdjan, alors qu'elle a toujours été appréciée et respectée par mon pays. Nous avons créé une université et un lycée franco-azerbaïdjanais et un quartier de la ville de Bakou est de type haussmannien. Notre respect pour la France était visible partout en Azerbaïdjan.
Nous ne devons pas mettre à mal cette amitié scellée en décembre 1993, par le président François Mitterrand et notre président Heydar Aliyev, lors de la signature d'un Traite d'amitié, d'entente et de coopération entre nos deux pays.
Nous devons suivre ce chemin de la confiance et de la coopération. Perdre cette confiance serait une tragédie. La France peut encore sauver la situation, en démontrant son impartialité et en agissant en médiatrice objective en vue d'instaurer un dialogue, une coopération et la stabilité régionale.
Nous avons saisi les autorités judiciaires françaises afin d'ouvrir une enquête sur les Français d'origine arménienne et les Français d'extrême droite qui ont combattu dans les forces arméniennes, en violation du droit français. Je ne connais pas les raisons qui ont poussé ces personnes à combattre, mais quoi qu'il en soit, participer à des combats dans un pays étranger est un crime de guerre selon le code pénal de la République française.
Par ailleurs, quelles garanties pouvons-nous apporter quant à la coexistence de nos deux peuples ? Je rappellerai d'abord que quelque 30 000 Arméniens vivent en paix en Azerbaïdjan. Qu'un missile arménien ait détruit une maison où habitaient des Arméniens est une ironie. Tout comme le fait que ce soit un médecin azerbaïdjanais qui ait sauvé la vie d'un vieil homme blessé. Ensuite, une communauté arménienne vit à Bakou, où une église arménienne se situe dans le centre-ville.
Je sais qu'il faudra du temps pour que disparaisse ce sentiment de haine et de mépris entre nos peuples. Mais nous pouvons y arriver, car nous avons une histoire commune. Avant le conflit, l'Azerbaïdjan était le deuxième pays au monde à accueillir la plus grande communauté arménienne, après les États-Unis - environ 400 000 Arméniens. Ils ont quitté le pays lorsque les séparatistes ont déclenché le conflit. Ces Arméniens ont contribué au développement de l'Azerbaïdjan et sont nostalgiques de cette époque.
M. Christian Cambon, président. - Nous vous remercions d'avoir accepté cet exercice, et d'avoir noté que le Sénat a souhaité vous recevoir. Il s'agit d'une marque particulière de cette maison, qui consiste à parler à tout le monde et à offrir la possibilité de s'expliquer.
Concernant l'amitié franco-azerbaïdjanaise, je l'ai dit dans mon propos liminaire, les relations entre nos deux pays sont importantes et concernent de nombreux domaines.
Nous souhaitons que l'Arménie et l'Azerbaïdjan signent un jour un accord de paix, malgré l'histoire très complexe qui vous unit et les drames et les tragédies qui vous ont touchés. Tous ces monuments qui ont été détruits de part et d'autre sont de nature à nous inquiéter.
Nous souhaitons que le Sénat aiguillonne le Gouvernement français pour qu'il devienne un acteur de la paix. Voilà presque trente ans que le groupe de Minsk a été créé ; malheureusement, aucune solution satisfaisante n'a été trouvée. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons pousser l'exécutif français à prendre des initiatives. Tel est l'objectif de cette résolution.
Nous sommes attachés à maintenir des relations de qualité avec votre pays, comme avec l'Arménie, et à contribuer autant que faire se peut à la paix. Le monde traverse une crise terrible, avons-nous vraiment besoin d'une nouvelle source de conflit, alors que nous devrions nous unir pour lutter ensemble contre la pandémie ?
Monsieur l'ambassadeur, vous aurez l'occasion de revenir devant cette commission pour faire le point sur la situation. Nous espérons sincèrement que des éléments viendront alimenter vos souhaits de voir s'instaurer la paix. La démarche pacifique du Sénat va en ce sens.
La réunion est close à 18 h 20.
Mercredi 25 novembre 2020
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 15.
Projet de loi de finances pour 2021 - Mission « Aide publique au développement » - Programmes 110 « Aide économique et financière au développement » et 209 « Solidarité à l'égard des pays en développement » - Examen du rapport pour avis
M. Hugues Saury, co-rapporteur. - Les crédits de la mission « Aide publique au développement » vont connaître une nouvelle progression en 2021, de près de 70 millions d'euros, soit 20 %. En particulier, les crédits de paiement délégués à l'agence française de développement (AFD) augmenteront de 154 millions d'euros, soit 26 %. Nous allons ainsi dépasser les 0,55 % du RNB visés pour 2022, il est vrai surtout grâce à la crise qui fait mécaniquement augmenter ce ratio.
Sur cette toile de fonds plutôt positive, je vais néanmoins évoquer trois préoccupations sérieuses :
D'abord un constat que nous avons maintes fois formulé et que la Cour des comptes a confirmé au début de l'année : il y a un manque de pilotage de l'AFD. Elle s'est trop autonomisée, devenant une sorte de « super-banque » très tournée vers les grands émergents. Sa puissance de frappe de plus de 11 milliards d'euros explique en partie cette évolution, face à une double tutelle qui a dû, au contraire, se « serrer la ceinture », surtout côté ministère des affaires étrangères.
Pour y remédier, il conviendrait, selon nous, de nommer un membre du Gouvernement en charge de la politique d'aide publique au développement. Ceci permettrait d'incarner cette politique publique et de nous doter d'un interlocuteur ministériel sur ce sujet. La démocratie et l'efficacité y gagneraient !
Il faut également simplifier l'empilement d'instances qui prétendent encadrer l'AFD, et renforcer les capacités de la Direction générale de la mondialisation (DGM) du Quai d'Orsay, afin qu'elle exerce une vraie tutelle.
Enfin et surtout, une double étape doit désormais être rapidement franchie pour consolider cette reprise en main : la présentation du nouveau Contrat d'objectifs et de moyens aux deux assemblées (le précédent s'arrête en 2019) ; l'examen de la future loi d'orientation sur la solidarité internationale, qui a failli être déposée il y a trois semaines. Cette loi doit notamment prévoir la mise en place d'une commission d'évaluation véritablement indépendante : nous y veillerons.
Deuxième préoccupation, l'AFD est désormais en difficulté du fait de son modèle fondé essentiellement sur les prêts. D'une part, la crise a fait baisser drastiquement son résultat financier. Elle ne peut donc plus le capitaliser pour augmenter ses fonds propres. D'autre part, la majorité des pays africains frôlent le surendettement et l'agence ne pourra bientôt plus leur proposer de prêts car cela mettrait leurs finances en danger (doctrine Lagarde). Côté fonds propres, le Gouvernement réfléchit à une mesure de recapitalisation de l'AFD, mais elle coûterait 500 millions d'euros. Nous sommes favorables à ce que, le cas échéant, elle fasse l'objet de contreparties importantes de la part de l'agence : maîtrise des charges, notamment salariales, voire, pour les deux ou trois années à venir, une réduction du plan d'affaires. Ce serait sans doute l'occasion de se désengager en partie des grands émergents comme la Turquie et la Chine.
La France doit aussi continuer à travailler au problème de la dette au sein du G20 et du club de Paris, au-delà du moratoire actuel qui court jusqu'en juin 2021. Une des priorités est de s'assurer que la Chine joue le jeu, car elle est à l'origine d'une partie importante de l'endettement africain. À plus long terme, il sera impératif de trouver de nouvelles modalités de financement des pays les plus pauvres pour ne pas les acculer périodiquement à une situation d'endettement insoutenable.
Dernière préoccupation : les conséquences de la fin du Fonds européen de développement (FED), qui va être fusionné dans un instrument unique dit de « Voisinage, de Développement et de Coopération Internationale ». Je rappelle que nous versons actuellement 713 millions d'euros au FED. D'après nos informations, cette réforme pourrait aboutir à une moindre focalisation sur l'Afrique subsaharienne, au profit des Balkans. La négociation est en cours et notre Gouvernement doit s'assurer que le prochain cadre financier pluriannuel (2021-2027) de l'Union soit bien en ligne avec les priorités géographiques de notre aide publique au développement.
Nous avons donc des réserves importantes sur ce budget. Les crédits augmentent, mais seulement un quart de notre APD bénéficie aujourd'hui aux pays les moins avancés : c'est encore trop peu. Ensuite, un renforcement du pilotage de l'AFD est en cours, mais nous attendons de voir les résultats. Enfin, la loi d'orientation qui devait nous permettre d'améliorer le cadre de cette politique ne nous a toujours pas été présentée.
Après beaucoup d'hésitation, je vous propose compte tenu de l'augmentation des moyens alloués et des perspectives possibles de la future loi d'orientation et de programmation de donner un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission, tout en considérant formellement que l'année 2021 pour l'APD sera une année de probation !
M. Rachid Temal, co-rapporteur. - Le budget de l'aide publique au développement est en augmentation, ce qui nous permet progressivement de reprendre notre rang en la matière aux côtés du Royaume-Uni et de l'Allemagne : il faut nous en féliciter. Quelques remarques cependant.
Je souhaiterais d'abord évoquer la question de l'affectation de la taxe sur les transactions financières (TTF). Celle-ci a été créée dans l'objectif explicite d'alimenter l'aide publique au développement en y faisant contribuer les « gagnants de la mondialisation ». Or, seulement un tiers de son produit, qui sera de 1,6 milliard en 2020, en forte augmentation, est aujourd'hui fléché vers l'APD. Le reste va au budget général. Parallèlement, on assiste à l'effondrement du produit de la taxe sur les billets d'avions (TSBA), qui alimente aussi pour partie l'APD. Ne serait-il pas cohérent de compenser cette baisse de la TSBA par une augmentation de la part de TTF consacrée à cette politique ? Le Gouvernement s'y oppose au nom du principe de non-affectation des taxes et au motif qu'il faut attendre la création d'une TTF européenne. Cela ne me paraît pas fondé : d'une part, affecter la plus grande partie de la TTF à l'APD apporterait beaucoup plus de lisibilité budgétaire ; d'autre part, la TTF européenne est un serpent de mer qui ne semble pas près d'aboutir.
C'est d'ailleurs le sens d'un amendement que j'ai déposé à titre personnel sur la première partie du budget. Du fait de l'article 40, la seule possibilité qui m'était ouverte était d'attribuer une part de TTF à l'AFD, ce qui n'était pas mon intention première : c'est pourquoi j'ai retiré cet amendement. Mais je pense que le Gouvernement devra bouger sur cette question.
Je souhaite évoquer dans un second temps le projet de relocalisation du siège social de l'AFD. Les chiffres donnent un peu le vertige : 50 000 mètres carrés, un coût total de 836 millions d'euros. En cette période de crise, et compte tenu de l'état des finances de l'AFD, souligné par Hugues Saury, cela ne peut qu'interroger. D'abord, la cession des bâtiments actuels risque d'être compliquée. Ensuite, le projet avait été défini sur la base d'une croissance des effectifs, ce qui est peu réaliste au regard des efforts qui vont être demandés à l'Agence en matière de réduction de ses charges. Le projet compte ainsi au moins 10 000 m² de trop, qu'il faudra revendre ou louer, une opération qui n'a rien d'évident compte tenu de la crise. Si ce projet est maintenu, nous devrons donc le suivre avec la plus grande vigilance pour nous assurer que les intérêts financiers de l'État soient préservés.
Enfin, je voudrais souligner les efforts que fait notre pays pour lutter contre le changement climatique. La France a massivement contribué au Fonds vert créé en 2015 pour lutter contre le changement climatique à l'échelle mondiale, avec un apport de 774 millions d'euros sur la période 2015-2018. A l'occasion du G7 de Biarritz en août 2019, le président de la République a annoncé que la France doublerait sa contribution, à hauteur de 1,5 milliard d'euros, dont 1,2 milliard en dons.
Or, le Fonds Vert a mobilisé au total 10,3 milliards de dollars de ressources, dont 6,2 milliards engagés à ce jour et 1,2 milliard décaissés. Mais ce montant comprend 2 milliards des États-Unis non versés à ce jour. On peut espérer que le résultat des élections américaines conduise à un respect de cet engagement en même temps qu'à un retour des États-Unis au sein de l'Accord de Paris de 2015.
En outre, la France devrait co-présider le Fonds vert en 2021. À cette occasion, il serait souhaitable que notre pays plaide pour que la part dévolue à l'adaptation au changement climatique, notamment dans les pays africains, soit rééquilibrée par rapport à la part consacrée à son atténuation. Actuellement, seulement 25 % en effet des projets visent l'adaptation.
M. Christian Cambon, président. - Je partage les doutes des rapporteurs sur le sujet. L'augmentation des crédits est positive mais il y a des difficultés de pilotage de l'agence française de développement (AFD) et certaines dépenses sont hors sujet. Il est regrettable qu'il n'y ait pas de ministre pour piloter ces crédits très conséquents. Il faut rappeler que l'AFD a plus de 12 milliards d'engagements. Il y a là un problème de représentation devant le Parlement : nous n'avons pas d'interlocuteur spécifique sur l'aide publique au développement, notamment pour les questions au Gouvernement. En outre le projet de nouveau siège n'est pas forcément bienvenu dans le contexte économique actuel. Les augmentations de personnel envisagées et qui justifiaient en partie cette opération sont désormais aléatoires ! Il est impératif que le Gouvernement s'explique sur cette opération avant de proposer une recapitalisation de l'agence.
M. Alain Cazabonne. - Il y a effectivement un vrai problème avec le pilotage de l'AFD.
M. Jean-Pierre Grand. - Il serait préférable de consacrer davantage de crédits à la sécurisation de nos postes à l'étranger.
Mme Michelle Gréaume. - Je m'abstiendrai mais je suis d'accord avec les critiques qui ont été émises. Il faut aussi rappeler que le produit de la taxe sur les billets d'avion (TSBA) s'est effondré et que l'attribution de la TTF au Fonds de solidarité pour le développement reste plafonnée à 528 millions d'euros, soit le tiers du produit de cette taxe. Le recours aux prêts est toujours trop important.
M. Christian Cambon, président. - Les rapporteurs sont donc missionnés pour intervenir sur cette question du nouveau siège de l'AFD. La recapitalisation de l'agence, si elle est décidée par le Gouvernement, sera une opportunité pour traiter ce sujet.
Les crédits de la mission « Aide publique au développement » sont adoptés par la commission.
Projet de loi de finances pour 2021 - Mission « Action extérieure de l'État » - Programme 105 « Action de la France en Europe et dans le monde » - Examen du rapport pour avis
M. Jean-Pierre Grand, co-rapporteur. - Monsieur le Président, chers collègues, les défis de sécurisation du réseau français, 3e réseau diplomatique au monde, sont immenses. Outre l'étendue du réseau, la politique étrangère de la France, cohérente avec sa politique de défense, se traduit par des interventions extérieures, et fait de la France, ses emprises et les personnels qui y travaillent une cible privilégiée. La modulation des moyens affectés à chaque poste s'appuie sur le « concept de sécurité du réseau diplomatique » basé sur la classification des pays en 5 catégories en fonction du niveau de menace. Il prévoit un socle minimal à partir duquel des mesures de protection additionnelles sont ajoutées en fonction des niveaux de menaces.
Les crédits affectés à la sécurisation des emprises à l'étranger s'élèvent à 204 millions depuis 2015. L'avancement du plan quadriennal exceptionnel de 179 M€ pour la période 2017-2020, étendu à 2021 en raison de la pandémie de Covid, est encourageant, puisqu'en en 2021, la totalité des emprises dans les pays à risque sera sécurisée. Deux points d'attention doivent toutefois faire l'objet du suivi attentif de la commission dans les années à venir : le financement de la sécurité passive et son champ d'application.
Ce financement par avance du compte d'affectation spéciale 723 a permis de répondre à l'urgence, mais présentait trois inconvénients majeurs : il ne permet de financer que les dépenses relatives à l'immobiliser de l'État, ce qui a rendu quasiment impossible l'utilisation des crédits dédiés à l'AEFE. Les dépenses éligibles ne comprenaient notamment pas les systèmes de vidéo-surveillance, ou tout autre outil numérique, pourtant essentiels à la mise en sécurité des emprises à l'étranger. Enfin, et ce n'est pas le moindre défaut, ces avances doivent être remboursées par versement de 50 % du produit des cessions immobilières entre 2021 et 2025. Le retour à 100 % des produits de cession n'est pas inscrit dans la loi mais doit être absolument garanti au ministère et le rythme de remboursement doit être adapté aux possibilités de ventes effectives. Je souhaite interroger le Ministre sur la liste des futures cessions envisagées, pour 143 M€. Cette liste déjà conséquente ne couvre pas l'avance de 100 M€ et devrait à mon sens être diminuée pour tenir compte de la surcontribution de 207 millions d'euros du MEAE au désendettement de l'État entre 2014 et 2017.
Le rebasage budgétaire engagé en 2021, tant pour les dépenses de sécurisation que pour les dépenses d'immobilier, n'est pas à la hauteur des besoins et notre commission devra soutenir les efforts du ministère pour obtenir l'augmentation de ces crédits.
Enfin, le champ d'application des travaux de sécurisation des emprises ne doit pas se limiter aux plus hauts degrés de menaces identifiées par la doctrine de la sécurité diplomatique. Les atteintes subies par notre réseau, comme les attentats récents à Vienne, rappellent la nécessité de ne pas négliger la sûreté de nos emprises et de nos personnels en Europe et dans le monde occidental en général.
Enfin, je terminerai par un hommage sincère aux personnels, titulaires, contractuels et agents de droit local, qui se dévouent depuis des mois, sans retour vers leurs familles et leurs proches, pour porter au plus haut notre diplomatie et je veux leur assurer de notre reconnaissance. La pandémie a montré à quel point leur engagement était essentiel, et a pointé les limites des politiques de restriction imposées depuis des années.
Mes chers collègues, je vous propose d'adopter les crédits du programme 105.
M. André Gattolin, co-rapporteur. - Monsieur le Président, chers collègues, les deux tiers des dépenses du P105 sont fléchées pour financer le réseau diplomatique et les contributions internationales obligatoires, alors que l'environnement international est de plus en plus imprévisible et instable. La pandémie de Covid s'est ajoutée à l'affaiblissement du multilatéralisme, l'exacerbation des revendications nationalistes, et aux crises dans notre voisinage immédiat, notamment en méditerranée orientale ou dans le Haut-Karabagh.
Sur le triennium 2017-2019, La France n'est plus qu'au 10e rang des contributeurs des agences onusiennes, avec une participation annuelle de 1,1 milliard. Les États-Unis, au premier rang, contribuent 10 fois plus, l'Allemagne, et le Royaume-Uni 4 fois. Les Pays-Bas contribuent plus que nous avec 1,2 milliard par an.
Parallèlement à l'érosion de notre rang de contributeur, plusieurs États annoncent augmenter leurs contributions dans les organisations internationales, avec l'ambition, affichée ou non, d'obtenir en contrepartie des postes de responsabilités dans ces organisations.
Ces évolutions ont un impact négatif sur la capacité de la France à peser à l'avenir sur les orientations des organisations internationales. Un décalage existe entre l'activisme diplomatique français et notre contribution réelle, réduisant notre capacité d'entrainement vis-à-vis de nos partenaires européens alors qu'elle est cruciale dans le cadre de nos OPEX.
Le MEAE a saisi l'occasion d'un effet de change positif, diminuant de 16 M€ les contributions obligatoires de la France, pour négocier, de haute lutte, avec Bercy une mesure nouvelle de 17,2 M€ au bénéficie des contributions volontaires du P105. Elle sera principalement consacrée au renforcement de l'influence de la France dans les organisations dédiées à la sécurité internationale, pour 15 M€, et à la préparation de l'avenir pour 2,2 M€.
Pour la sécurité internationale, des crédits seront dédiés à l'AIEA (agence internationale à l'énergie atomique) pour financer des missions de vérifications supplémentaires en Iran telles qu'elles sont prévues par l'accord, et renforcer la lutte contre le terrorisme nucléaire dans des pays tiers. Le concours supplémentaire à l'OIAC (Organisation pour l'interdiction des armes chimiques) sera dédié en priorité au fonds spécial pour les missions en Syrie en vue de la destruction du programme chimique syrien. Enfin, les crédits dédiés à l'OSCE financeront la participation française aux missions d'observations électorales, notamment en Ukraine. Le fonds de consolidation de la paix de l'ONU bénéficiera de 7,5 M€ au profit d'interventions flexibles et ciblées en fonction des besoins du terrain, dans le Sahel notamment, et dans les Balkans.
Le programme des jeunes experts associés (JEA) de l'ONU financera de jeunes chercheurs ou professionnels français pour les mettre à disposition des institutions onusiennes, à hauteur de 1,2 M€. Enfin, 1 M€ sera alloué aux organes juridiques des Nations unies pour promouvoir la conception française du droit.
Grâce au travail de priorisation du MEAE, les crédits supplémentaires sont orientés vers des actions phares porteuses d'un réel sens politique et d'un effet de levier efficace en termes d'influence. La commission dressera un bilan de l'impact de ces contributions supplémentaires, s'il est à la hauteur des promesses, il plaidera pour le renforcement et surtout l'inscription dans la durée de cette politique de contribution volontaire supplémentaire dans le champ du programme 105, car c'est un signal très positif en faveur du multilatéralisme et de la sécurité.
Mes chers collègues, je vous propose également d'adopter les crédits du programme 105.
M. Christian Cambon, président. - Je suis étonné de voir que nous augmentons notre contribution à l'AIEA pour mener à bien des missions de contrôle en Iran, alors que le traité est mal en point.
M. Olivier Cadic. - Je souhaite appeler à la plus grande vigilance lorsque nous posons un diagnostic sur les modalités de communication à l'égard des Français à l'étranger lorsque des attaques se produisent, comme cela a été le cas à Djeddah. Dans la boucle des Français à l'étranger, l'information a circulé tôt car une élue française était présente sur les lieux, dans le cimetière où a eu lieu l'attentat. Les ressortissants américains qui vivent en Arabie saoudite ont reçu en très peu de temps, moins d'une heure, un message sur l'application WhatsApp donnant des informations précises sur l'évènement. Une heure plus tard un tweet de l'ambassadeur américain précisait les lieux à éviter. Nos ressortissants n'ont pas eu d'information. Une information est passée dans les médias et ensuite, il a été diffusé un avis de vigilance « urbi et orbi » dans le monde entier. J'ai proposé lors de la réunion du bureau de notre commission que nous nous penchions sur ce sujet. Chaque rapporteur peut se pencher sur cette question. Pour ma part, dans mon champ de compétence, je m'interroge sur les moyens techniques de communication choisis. Pourquoi précédons-nous par SMS, au lieu d'utiliser des applications ? Nous devrions nous pencher sur les procédures américaines qui gèrent depuis longtemps un niveau de menace très élevé, pour favoriser la mise en oeuvre d'une solution d'alerte mieux construite et plus efficace. Les différents rapporteurs des programmes budgétaires peuvent travailler à cette solution. Il est intéressant de partir de l'expérience vécue par les Français sur le terrain et de ne pas se limiter aux discours tenus depuis Paris.
M. Christian Cambon, président. - C'est un point tout à fait important et rien n'empêcherait d'ailleurs à terme qu'il y ait une étude plus approfondie sur ce sujet.
M. Joël Guerriau. - Nos rapporteurs ont-ils connaissance du rang de la Turquie au titre de ses contributions aux institutions onusiennes ? Je me pose pour ma part des questions sur l'efficacité de l'ONU dans la gestion des crises contemporaines dramatiques, notamment celle du Haut Karabagh. Nous devons nous interroger sur le niveau de nos contributions à l'ONU, mais aussi sur l'efficacité des efforts ainsi consentis.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Il me semble qu'un rapport sur les milliards investis dans l'aide au développement et dans les contributions internationales de la France et la façon dont ils sont dépensés serait utile. Ce pourrait être sous la forme d'une étude courte et rapide. On a souvent l'impression, sur le terrain, que l'action de la France n'est pas assez visible. La France intervient par le biais de l'AFD, avec les questions de pilotage qui ont été soulevées plus tôt dans notre réunion. Dans le multilatéral, l'apport français est peu lisible, nous avons là une réflexion à mener. J'aimerais savoir si une mission sur ce sujet est possible.
M. Christian Cambon, président. - Il faudra en saisir le bureau de la commission. Les missions où le Sénat va vérifier sur place la situation se multiplient et sont très intéressantes. On voit que sur la sécurité des Français à l'étranger, les sénateurs français de l'étranger sont en suffisamment grand nombre pour faire les déplacements, lorsque cela sera de nouveau possible, et mesurer comment les choses se passent. J'ai eu, pour ma part, l'occasion de voir, lorsque j'ai accompagné Jean-Yves Le Drian récemment, aussi bien en Égypte qu'au Maroc, que lorsqu'une crise se produit, telle que celle consécutive à la publication des caricatures, les Français de l'étranger et nos agents consulaires sont les premiers visés. La tension ne diminue pas dans ces pays sur cette affaire. Il y a sans doute des choses à faire pour améliorer la rapidité de la transmission de l'information lorsqu'il se passe quelque chose intéressant la sécurité des Français.
M. Jean-Pierre Grand, co-rapporteur. - Sur ce sujet, nous sommes satisfaits de la qualité de l'échange avec la direction de la sécurité diplomatique, mais nous ne nous sommes pas prononcés sur les procédures d'information mises en oeuvre. Il nous a été dit que les Français inscrits sur Ariane avaient reçu des messages d'information.
M. Olivier Cadic. - Cela concerne les Français en voyage, pas ceux qui sont installés à l'étranger.
M. Jean-Pierre Grand, co-rapporteur. - Il me semble qu'il serait intéressant que la commission visite le centre de crise et de soutien pour travailler sur ces sujets.
M. André Gattolin, co-rapporteur. - La question du délai et des modalités d'information des ressortissants français en cas d'attaque a été posée. Nous avons soulevé ce problème lors de nos auditions. Je défends pour ma part la mise en oeuvre d'une technique de « pushing », c'est-à-dire d'envoi actif d'information. La publication de communiqué de presse n'est pas satisfaisante, elle ne saurait suffire.
Nous allons également creuser la question du classement de la France en tant que contributeur aux organisations internationales. On a parfois des surprises, j'ai découvert il y a quelques années que la France était le premier contributeur au Conseil de l'Europe. En ce qui concerne les instances onusiennes, les contributions obligatoires sont fonction du PIB par habitant. Le développement des pays émergents diminue mécaniquement la contribution de la France. Il nous a été précisé que pour maintenir le dixième rang de contributeur lors des prochains triennats, il faudrait consentir un effort qui se chiffre en centaine de millions d'euros. Pour autant, je dois dire que je m'interroge lorsque je constate que la France est classée après les Pays-Bas.
Il faut bien sûr regarder de près, comment sont utilisées les participations de la France, en distinguant les contributions obligatoires du programme 105, des contributions volontaires du programme 209 et l'aide au développement. Décider cette année de verser des contributions volontaires au titre du programme 105, c'est mettre en oeuvre une politique d'influence. Je rappelle qu'en 2022, le mandat de chef des opérations de paix des Nations Unies traditionnellement dévolu à la France arrivera à échéance. Augmenter notre contribution volontaire permet de prouver notre volonté de rester engagés dans ce domaine qui aiguise les appétits.
M. Christian Cambon, président. - Il faut que soient intégrées dans ces calculs comparatifs les dépenses supportées par la France au titre de nos OPEX qui contribuent à la sécurité collective. Leur prise en compte change singulièrement les résultats.
M. André Gattolin, co-rapporteur. - Nous avons souligné ce point, mais les services nous ont parlé d'un décalage perçu entre nos activités extérieures et nos contributions internationales qui pourrait nuire à notre capacité de mobilisation, notamment de nos partenaires européens. Je souscris à votre remarque, il faut voir les OPEX et les contributions internationales comme un ensemble.
M. Christian Cambon, président. - C'est un message essentiel qu'il nous faut porter, chaque fois que la commission se déplace à l'ONU.
Projet de loi de finances pour 2021 - Mission « Action extérieure de l'État » - Programme 185 « Diplomatie culturelle et d'influence » - Examen du rapport pour avis
M. Ronan Le Gleut, co-rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, nos trois premiers points d'attention, sur le programme consacré à la diplomatie culturelle et d'influence, sont les suivants.
La sécurisation du réseau des établissements scolaires et culturels français à l'étranger doit être une priorité absolue. L'AEFE bénéficie de 9 M€ à ce titre. Nous pensons que ce montant doit être réévalué au regard de deux éléments : d'une part, en raison des dysfonctionnements du financement par le compte d'affectation spéciale, qui s'est révélé inadapté pour des besoins hors domaine de l'État, ou des projets de cybersécurité par exemple. L'AEFE n'a pratiquement pas pu utiliser son droit de tirage sur le CAS. D'autre part, l'accroissement très récent de la menace à l'encontre des citoyens et intérêts français à l'étranger doit être pris en compte. Les crédits de sécurisation doivent être revus à l'aune de ces circonstances nouvelles.
Nous comptons sur le gouvernement pour ajuster en gestion ou abonder en cours d'année en fonction de l'évaluation des besoins Cette question de la sécurité, en plus de la crise sanitaire, a des conséquences fortes sur l'attractivité du réseau de l'enseignement français à l'étranger. Plus de 200 postes sont non pourvus et l'AEFE perd 71 ETPT... la situation est critique.
Notre deuxième point d'attention porte sur le système de garantie des prêts aux établissements scolaires, bloqué depuis 2 ans. L'article 49 du projet de loi de finances crée un nouveau système de garantie qui vient se substituer à l'ANEFE (l'Association nationale des écoles françaises de l'étranger). Ce système est moins favorable que le précédent pour des raisons que nous détaillons dans notre rapport. Il est notamment mis fin à la mutualisation des risques entre établissements. Nous proposerons des amendements à cet article 49.
Enfin, l'année 2021 sera celle de tous les dangers pour l'ensemble de nos réseaux. La LFR 3 a ouvert des crédits et avances pour l'AEFE et pour le tourisme. Les avances devront être remboursées par les établissements scolaires, alors que 60 % d'entre eux ont perdu des effectifs. Hors nouvelles homologations, le réseau perd 8000 élèves. La diminution touche surtout les élèves français, et le premier degré, ce qui est préoccupant.
La fongibilité du programme a permis de dégager des moyens en faveur des instituts français et alliances françaises. Mais les fonds de roulement ont déjà été vidés... Et la crise est loin d'être terminée. Nous craignons donc de façon générale des dommages importants sur nos réseaux l'an prochain, ce qui nécessiterait un nouveau plan de sauvetage tel que celui adopté en LFR 3.
À titre personnel et pour toutes ces raisons, je suis très réservé sur ce budget du programme 185 mais mon avis sera néanmoins favorable sur la Mission Action extérieure de l'Etat.
M. André Vallini, co-rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, ce programme 185 appelle trois remarques supplémentaires. En premier lieu, la situation des Alliances françaises doit être suivie de très près.
Leur enveloppe est strictement identique à celle de l'an dernier alors que la crise sanitaire les met en grande difficulté. Le réseau compte 832 alliances qui en assurent l'universalité. À défaut d'un suivi très étroit, et de crédits supplémentaires, des fermetures sont très probables.
La situation est particulièrement critique pour les Alliances françaises situées sur le territoire national, qui ne relèvent pas du programme 185. Certaines d'entre elles ont déjà cessé leurs activités. Les ministères en charge de l'éducation nationale, du tourisme, se renvoient la balle... Une solution doit être trouvée car ces alliances situées en France jouent un rôle important et leurs élèves sont potentiellement de futurs ambassadeurs de la France à l'étranger.
En deuxième lieu, les politiques en faveur du tourisme et de la mobilité étudiante devront pouvoir remonter en puissance dès que les circonstances sanitaires le permettront. Une réflexion globale est indispensable : la France a récemment été rétrogradée à la 9e place pour l'accueil d'étudiants européens... nous arrivons après la Turquie, l'Italie et la Pologne.
Un effort important a été réalisé pour continuer à accueillir des étudiants cette année, malgré la crise. Le nombre d'étudiants en mobilité internationale dans les universités françaises chute néanmoins de 30 %.
Les bourses jouent un rôle essentiel dans un environnement international très concurrentiel. Ces bourses devront remonter rapidement en puissance, et les crédits être intégralement consommés.
Enfin, notre dernier point d'attention porte sur le soutien aux établissements scolaires libanais.
Les écoles francophones au Liban jouent un rôle essentiel dans le maintien du pluralisme culturel et religieux dans ce pays. Le réseau libanais de l'enseignement français à l'étranger est le premier mondial en termes d'effectifs. À la rentrée 2020, il perd plus de 3 000 élèves sur 62 000. Environ 20 M€ d'aides ont été attribuées. Il faudra continuer à suivre la situation de très près.
Nous souhaitons également que l'aide au réseau des écoles chrétiennes francophones, non homologuées, soit reconduite. Il s'agit de plus de 300 écoles. Un Fonds de soutien a été institué, financé à hauteur d'1,1 M€ en 2020 par le ministère. Ce soutien doit perdurer.
En conclusion, l'année 2021 sera difficile, mais il me semble qu'il faut encourager le ministère qui a été actif, en 2020, pour soutenir nos réseaux.
Mon avis sur la Mission « Action extérieure de l'Etat » sera favorable.
M. Richard Yung. - La baisse des effectifs de l'enseignement français à l'étranger, de l'ordre de 1 %, est plus faible que ce que nous craignions. C'est une bonne surprise. Les Français qui sont rentrés en France devraient revenir à l'étranger à moyen terme.
S'agissant des aides à la scolarité, Bercy a autorisé le report des crédits pour répondre aux besoins.
Je partage vos craintes concernant la politique immobilière de l'AEFE. Ce sera une vraie difficulté l'an prochain.
M. Ronan Le Gleut, co-rapporteur. - 14 nouveaux établissements ont été homologués. Par conséquent, la baisse de 1 % ne reflète pas la réalité. À périmètre constant, le réseau perd 8 000 élèves, et non 3 000. Nous n'avons pas évoqué les aides à la scolarité car elles ne sont pas inscrites au programme 185 mais au programme 151.
M. Olivier Cadic. - L'augmentation des effectifs du réseau est présentée chaque année en intégrant les nouveaux établissements homologués. Nous avons craint un moment que l'évolution ne soit bien plus défavorable que ce que nous observons actuellement.
Quelles sont vos orientations concernant l'ANEFE ?
M. Ronan Le Gleut, co-rapporteur. - Pour la justesse de l'analyse, il est nécessaire de comparer les effectifs à périmètre constant. Un tiers des établissements ont perdu plus de 5 % de leur effectif.
S'agissant de l'ANEFE, le ministère nous a confirmé qu'elle continuera à gérer l'encours existant. L'article 49 du projet de loi de finances crée un nouveau système de garantie. L'ANEFE aura un rôle de conseil et d'expertise dans l'attribution des garanties sur les nouveaux prêts. Ce schéma sera précisé par arrêté. Le nouveau dispositif plafonne l'encours total garanti à 80 % ou 90 % du montant du capital et des intérêts. Nous souhaiterions que ce plafond soit porté à 95 %, ce qui pourrait faire l'objet d'un amendement, compte tenu du fait que l'encours total des garanties est plafonné.
Projet de loi de finances pour 2021 - Mission « Action extérieure de l'État » - Programme 151 « Français à l'étranger et affaires consulaires » - Examen du rapport pour avis
M. Christian Cambon, président. - Nous poursuivons nos travaux par l'examen des crédits du programme 151 « Français à l'étranger et affaires consulaires ».
M. Bruno Sido, co-rapporteur. - M. le Président, chers collègues, je voudrais rappeler que le programme 151 a pour objet de fournir au Français établis ou de passage hors de France des services essentiels et de participer à la définition et à la mise en oeuvre de la politique d'entrée des étrangers en France, avec les visas.
Pour cet exercice budgétaire, nous avons choisi de resserrer la focale sur deux sujets. Le premier focus porte sur le réseau consulaire, qui a été mis sous tension par la crise sanitaire et pour lequel, dans ce contexte, les moyens budgétaires sont un enjeu renforcé. Le deuxième focus, qui sera traité par mon collègue Guillaume Gontard, concerne la situation des très nombreux résidents français eu Royaume-Uni à la veille de la mise en oeuvre du Brexit, le 1er janvier 2021 : elle est globalement clarifiée, mais des interrogations demeurent, qui supposeront un suivi attentif début 2021.
La crise sanitaire a été un véritable test de résilience, en bon français, un « stress test », pour le réseau consulaire. Je dirai que ce test a réussi : le réseau consulaire est parvenu à organiser au printemps - chacun s'en souvient - le rapatriement de 370 000 voyageurs français, et des mesures ont été prises en faveur des 2 millions et demi de Français qui vivent à l'étranger pour les accompagner pendant cette période difficile.
Des ajustements ont bien sûr été nécessaires. Les élections consulaires de mai 2020 sont reportées en mai 2021. Le soutien au tissu associatif des Français à l'étranger, le STAFE, qui recouvre divers domaines d'action allant de l'éducation au rayonnement de la France en passant par l'insertion socio-économique, est décalé à 2021. Le déploiement du centre d'accueil administratif mondial, tant attendu, est lui aussi reporté à l'année prochaine.
Par ailleurs, 100 M€ additionnels ont été ouverts en juillet dernier sur le programme 151, dont 50 M€ pour le financement d'un secours occasionnel de solidarité - le SOS - et 50 M€ pour les bourses scolaires. Représentant 27 % de l'enveloppe initiale, cette majoration est un signal bienvenu, mais elle doit être bien plus que cela. En effet, ces 100 M€ seront faiblement consommés en 2020 - peut-être à hauteur de 3 ou 4 M€ pour les secours occasionnels et autour de 7 M€ pour les bourses - malgré l'élargissement des critères d'éligibilité.
Pour 2021, nous approuvons la hausse de 17 % de la dotation pour l'aide sociale, qui atteint 16,2 M€. Mais, dans un contexte encore incertain, le principal enjeu reste que les quelque 90 M€ non utilisés de la « rallonge » de 100 M€ puissent être reportés en 2021. Lors des auditions il nous a été dit que les crédits du secours occasionnel de solidarité ne seraient pas intégralement reportés. La négociation doit se poursuivre, sachant que le programme 151 est le seul, parmi ceux de la mission, dont les crédits n'augmentent pas en 2021. En effet, c'est bien dans la perspective de ces reports que le budget n'augmente pas...
Par ailleurs, la crise sanitaire a renforcé l'intérêt de la dématérialisation de l'administration consulaire. La possibilité de recourir au vote électronique pour les élections consulaires de mai 2021, enfin sécurisée avec la reprise de l'entreprise attributaire qui était devenue insolvable, pourrait s'avérer très utile.
Toutes les dématérialisations de formalités et de procédures, outre certaines économies et facilitations pour les usagers, ne pourront que renforcer la résilience des administrations consulaires.
Parmi les chantiers en cours, citons en 2021 la poursuite de la dématérialisation de l'état civil, la montée en puissance de l'application France-Visas et le centre d'accueil administratif mondial joignable à toute heure. La dématérialisation est à la fois retardée, et rendue plus urgente par la crise sanitaire....
Sous un autre angle, bénéficier d'un réseau consulaire parmi les plus denses au monde s'est révélé un trésor inestimable pour nos compatriotes. Et naturellement tous les chantiers concourant au « consulat numérique » doivent être encouragés.
M. Guillaume Gontard, co-rapporteur. - J'en viens donc à la situation des résidents français au Royaume-Uni à la veille de la mise en oeuvre du Brexit. Ils forment la plus importante des communautés françaises à l'étranger, avec 300 000 personnes. À la veille du Brexit, leur situation mérite que l'on s'y attarde, dans le prolongement de la veille constructive qu'exerce depuis 2016 le groupe de suivi de la nouvelle relation euro-britannique du Sénat - initiative de notre commission et de celle des affaires européennes.
En vertu de l'accord de retrait d'octobre 2019, les citoyens de l'Union européenne arrivés au Royaume-Uni avant la fin de la période de transition peuvent demander un nouveau statut de résident.
Ainsi, un citoyen français arrivé au Royaume-Uni avant le 31 décembre 2020, et voulant y rester au-delà, doit demander ce statut au Royaume-Uni. Il a jusqu'au 30 juin 2021 pour le faire ; après, sa résidence serait illégale.
S'il est fait droit à sa demande, ce résident obtient le « statut de résident permanent », le « Settled status », si sa durée de résidence est supérieure à 5 ans ; en deçà lui est attribué le « statut de résident provisoire », le « Pre-Settled status », qui l'autorisera à demander le « Settled status » dès 5 ans de résidence.
La moitié des Français concernés auraient déjà formulé une demande de statut, sachant que la procédure, gratuite, dématérialisée et généralement rapide, est ouverte depuis le 30 mars 2019.
Hélas, cette procédure entièrement numérisée, impliquant le scannage du passeport et du visage, voire le téléchargement de pièces justificatives, n'est pas accessible à tous ! Et si une demande en format papier reste possible, c'est au prix d'un détour procédural plutôt alambiqué, que nous détaillons dans notre rapport écrit. La principale inquiétude concerne donc les personnes vulnérables, âgées, isolées ou précaires, ainsi que les enfants placés en famille d'accueil.
Heureusement, le consulat s'emploie très activement à identifier toutes les personnes concernées. Par ailleurs, les autorités britanniques viennent de garantir que le butoir du 30 juin 2021 sera apprécié avec souplesse et bienveillance.
Seconde difficulté, la preuve de l'obtention du statut est également dématérialisée - ce que la commission avait déjà déploré l'an dernier. Et si, jusqu'au 30 juin 2021, nul n'est supposé vérifier qu'un ressortissant de l'Union européenne dispose de ce statut de résident, il semblerait que des attestations aient déjà été demandées...
Mais le vrai point d'attention concerne l'après 1er janvier 2021, quand les droits seront différents selon la date d'arrivée - avant ou après le 31 décembre 2020 - au Royaume-Uni.
De ce point de vue, la mise en place de l'Independent Monitoring Authority, instance de suivi de l'application des dispositions relatives aux droits des citoyens européens à partir de 2021, pourra faciliter certains échanges avec les représentations diplomatiques et consulaires.
Quoi qu'il en soit, nous comptons sur le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, sous couvert de l'Union européenne, pour veiller à ce que soit respectée la date du 30 juin 2021 et, surtout, qu'aucun aléa ne pèse sur l'administration de la preuve de sa qualité de résident européen.
En conclusion, nous proposons un avis favorable à l'adoption de ces crédits du programme 151.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Je m'étonne de l'importante sous-consommation des crédits de dépense sociale. Les crédits supplémentaires ont été accordés à la suite d'une forte pression des élus représentant les Français de l'étranger. De fait, les profils professionnels de nombreux Français de l'étranger - autoentrepreneurs, artisans, travaillant notamment dans le domaine du tourisme - font qu'ils sont les premiers à être touchés par la crise, avec de nombreuses fermetures et pertes d'emploi. Il y a donc un décalage important entre l'importance des besoins apparents, en raison d'une précarité grandissante, et le fait que ces crédits ne soient pas consommés. Avez-vous pu, au cours de vos auditions, obtenir des éclaircissements sur les raisons de ce décalage ?
M. Bruno Sido, co-rapporteur. - La consommation des crédits du secours occasionnel de solidarité a heureusement connu une forte accélération dans la dernière période, à la faveur d'une communication adéquate et d'un assouplissement des règles d'éligibilité. 2 M€ étaient consommés au 1er novembre, et déjà 2,5 M€ à la mi-novembre. Certes, nous déboucherons sur une importante sous-consommation des crédits en 2020 et Bercy a fait savoir que l'intégralité de l'enveloppe de 50 M€ ne pourrait être reportée. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères estime, de son côté, qu'il faudrait reporter au moins la moitié de ces crédits. Quoi qu'il en soit, le secours occasionnel de solidarité est une mesure bien ressentie, mais qui a probablement souffert d'un défaut d'information. Ce qui recoupe la nécessité, que j'ai évoquée, de maintenir un réseau consulaire dense.
M. Richard Yung. - J'étais hier au conseil d'administration de l'AEFE, et il est prévu que, sur les 50 M€ de l'enveloppe supplémentaire concernant les bourses, 30 M€ soient reportés, avec un total de crédits disponibles en 2021 s'élevant à 132 M€. Le problème est, ici aussi, le manque de demandes de la part des parents dû à un problème de circulation de l'information. Mais cela n'a pas été le cas des aides exceptionnelles aux élèves étrangers relevant du programme 185, qui représentent pourtant les deux tiers des élèves scolarisés dans le réseau d'enseignement français à l'étranger.
M. Christian Cambon, président. - S'il n'y a pas d'autres demandes d'intervention, je vais mettre aux voix...
La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a donné un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Action extérieure de l'État », le groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste s'abstenant.
Contrat d'objectifs et de performance (COP) 2020-2022 de l'Institut français - Examen du rapport d'information
M. Christian Cambon, président. - La parole est aux rapporteurs, que je remercie de leur travail extrêmement rapide.
M. Ronan Le Gleut, rapporteur. - Monsieur le président, mes chers collègues, depuis sa création, en 2011, l'Institut français est un acteur important de la diplomatie culturelle et d'influence française à l'étranger. Il a su imposer sa marque, malgré l'abandon du projet initial de rattachement du réseau culturel public à l'opérateur.
La commission est aujourd'hui saisie pour avis, en application de la loi du 27 juillet 2010, sur le contrat d'objectifs et de performance (COP) de l'Institut français pour la période 2020-2022.
Ce COP s'inscrit dans la continuité des précédents. Il pérennise les missions de l'opérateur, tout en prenant en compte les mutations de la diplomatie culturelle et d'influence, ce qui est positif.
Les orientations du COP nous paraissent donc devoir être approuvées, sous réserve des quelques recommandations suivantes.
Tout d'abord, le COP 2017-2019 de l'Institut français est arrivé à échéance depuis bientôt un an. Le nouveau COP 2020-2022 couvre une période déjà en partie écoulée. Ce retard dans l'examen par les commissions parlementaires des COP est courant et regrettable.
Pour que le contrôle du Parlement soit effectif et pour le bon fonctionnement de l'Institut français, il est indispensable que le prochain COP soit examiné par le Parlement fin 2022, pour une entrée en vigueur au 1er janvier 2023.
Notre deuxième remarque concerne le format de ce COP, qui énonce des objectifs et des indicateurs de performance sans aucun engagement de la part de l'État en termes de moyens. Il s'agit davantage d'une lettre de mission que d'un contrat. La pluri-annualisation des objectifs perd beaucoup de son intérêt si elle n'est pas accompagnée d'un minimum de certitudes en termes de ressources publiques. L'Institut français a besoin de visibilité dans ce domaine, d'autant que ses ressources propres seront très affectées par la crise actuelle.
Une croissance des moyens est d'autant plus légitime que le contexte post-Covid nécessitera un soutien énergique au secteur culturel et aux réseaux de la diplomatie d'influence française à l'étranger.
Dans le projet de loi de finances pour 2021, la subvention à l'Institut français s'élève à 28,8 millions d'euros. Elle est de même montant qu'en 2018, avant la présentation par le Président de la République de son plan en faveur de la langue française et du plurilinguisme.
Ce plan comporte pourtant trente-trois objectifs, dont dix-sept relèvent en tout ou partie de l'Institut français.
En troisième lieu, la subvention du ministère de la culture à l'Institut français reste vingt fois inférieure à celle du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Elle s'élève, dans le PLF 2021, comme l'an dernier, à 1,36 million d'euros. L'Institut français est pourtant placé, depuis 2016, sous la double tutelle des deux ministères. Dans le cadre de son action culturelle internationale, le ministère de la culture doit consacrer davantage de moyens à l'Institut français.
M. André Vallini. - La quatrième observation porte sur l'articulation entre les missions de l'Institut français et celle de la Fondation des alliances françaises.
Cette articulation a récemment été clarifiée dans le cadre d'une convention tripartite entre l'Institut français, la Fondation des alliances françaises et le ministère, convention qui remonte au 2 octobre 2019.
Le soutien au français langue étrangère, la professionnalisation des agents du réseau public et du réseau des agences françaises sont confiés à l'Institut français. Les missions de la Fondation des alliances françaises sont recentrées sur la régulation et l'animation du réseau des alliances françaises. La Fondation est notamment propriétaire de la marque Alliance française.
Le chantier de la colocalisation des deux organismes reste toutefois en instance.
Nous préconisons d'inscrire dans le COP des indicateurs permettant de mesurer la part d'activité de l'Institut français s'adressant au réseau culturel public et la part venant en soutien des Alliances françaises.
Cette répartition doit en effet être connue et tendre vers un certain équilibre, car ces deux réseaux sont indispensables à l'universalité de notre diplomatie culturelle.
La cinquième observation porte sur la prise en compte des mutations de la diplomatie culturelle et d'influence au regard d'une compétition internationale de plus en plus forte et des conséquences de la crise sanitaire.
L'innovation, la mise en place de plateformes numériques sont des priorités bienvenues, mais il nous paraîtrait aussi intéressant de développer les manifestations hybrides, à la fois en présentiel et en distanciel. Ces manifestations sont dites aussi co-modales. Le COP ne les favorise pas particulièrement, et nous le regrettons.
De telles manifestations seraient utiles non seulement pour répondre à la crise mais aussi, plus généralement, pour élargir la diffusion des événements.
Enfin, nous regrettons que le COP ne prévoie aucun indicateur qui permettrait d'évaluer l'impact en termes d'audience de l'action de l'Institut français dans le domaine de la promotion et de la création artistique contemporaine. De tels indicateurs seraient en effet précieux. L'action de l'opérateur est envisagée et évaluée essentiellement en termes d'offre, avec des indicateurs tels que la part du budget consacrée à la jeune création, la part consacrée au soutien aux industries culturelles et créatives.
Il serait aussi utile de pouvoir révéler le nombre et les effets du partenariat entre l'Institut français et les opérateurs de l'audiovisuel extérieur. Ces partenariats existent, mais ils ne sont pas mentionnés par le COP. Ils doivent se développer, car ils sont susceptibles de démultiplier l'impact des actions de l'Institut français en favorisant leur diffusion vers de plus larges publics.
Moyennant ces quelques remarques, nous approuvons les orientations générales de ce COP, comme l'a dit tout à l'heure Ronan Le Gleut.
Projet de loi de finances pour 2021 - Mission « Sécurités » - Programme 152 « Gendarmerie nationale » - Examen du rapport pour avis
M. Philippe Paul, co-rapporteur. - Monsieur le président, mes chers collègues, si on additionne la loi de finances rectificative, le présent PLF et le plan de relance, la gendarmerie va pouvoir acquérir au total près de 6 000 véhicules, dont 48 véhicules blindés, ainsi que dix hélicoptères H-160. C'est donc un renouvellement sans précédent des moyens mobiles des gendarmes.
L'immobilier est un sujet plus important encore. Il constitue peut-être la première préoccupation des gendarmes aujourd'hui. En 2021, le PLF prévoit seulement 95 millions d'euros pour les investissements, contre 95 millions d'euros en 2020.
Toutefois, ces crédits devraient être complétés par ceux du plan de relance à hauteur de 440 millions d'euros pour la rénovation énergétique des bâtiments, par le biais d'appels à projets France relance. Environ 500 projets ont ainsi été proposés par la DGGN.
Toutefois, je voudrais faire trois remarques.
À ce stade, nous ne savons pas quel sera le nombre de projets effectivement retenus ni la somme totale qui sera engagée. Les projets doivent en principe être livrés dans les deux ans, ce qui sera trop court pour certains projets complexes.
Surtout, cette opération et ponctuelle : comme les années précédentes, il n'y a pas de visibilité à moyen et long terme pour l'immobilier de la gendarmerie. Le nouveau Livre blanc sur la sécurité intérieure, publié le 16 novembre 2020, ne fait que reprendre le constat habituel en indiquant qu'il est nécessaire de mettre à niveau les crédits consacrés à l'entretien du parc, très inférieurs aux niveaux nécessaires pour éviter la dégradation des bâtiments.
Ce serait en effet une somme d'environ 300 millions d'euros qu'il serait nécessaire de dégager chaque année. Sans une programmation financière pluriannuelle réalisée à partir d'un état des lieux de l'ensemble des besoins, il est à craindre que l'ambition de remettre à niveau le parc reste donc lettre morte.
Or le futur projet de loi sur la sécurité intérieure, qui pourrait comporter une telle programmation, n'est annoncé que pour 2022.
Au total, 2021 sera donc une bonne année pour l'immobilier de la gendarmerie, mais rien n'est encore acquis pour le retour à une situation normale à moyen et long termes.
En second lieu, la réserve opérationnelle est devenue essentielle à la gendarmerie nationale, que ce soit durant la période estivale dans les zones d'influences saisonnières, lors de certains grands événements nationaux - tour de France cycliste, Euro 2016, etc. -, mais aussi dans la lutte contre l'immigration illégale.
Or il y a une constante contradiction entre les priorités affichées et les données budgétaires : d'un côté, l'importance du rôle de la réserve est reconnue par tous. On évoque le passage de 30 000 à 40 000 voire 50 000 réservistes dans la perspective de l'empilement des missions à l'horizon 2024 : coupe du monde de rugby en 2023 et Jeux olympiques de 2024. D'un autre côté, les crédits stagnent à 70 millions d'euros, alors qu'ils étaient de près de 100 millions d'euros il y a deux ans.
Le manque de crédits retarde l'emploi des réservistes déjà recrutés, et certains ne sont plus disponibles lorsqu'il est fait appel à eux. Dès lors, il est impératif d'assurer une remontée en puissance des crédits de la réserve opérationnelle et d'offrir à celle-ci une visibilité à moyen-long terme. Pour cela, il est nécessaire de sanctuariser son financement au sein de la future loi d'orientation et de programmation de la sécurité intérieure.
Sous réserve de ces remarques, et compte tenu de l'important effort d'investissement accompli cette année, notamment pour les véhicules, je vous propose de donner un avis favorable aux crédits du programme « Gendarmerie nationale ».
Mme Gisèle Jourda, co-rapporteure. - Je partage à la fois la satisfaction de mon collègue Philippe Paul sur l'augmentation des effectifs et des crédits d'investissement de la gendarmerie, mais aussi toute son inquiétude sur l'absence de visibilité pour les prochaines années. Nous voyons bien que nous restons dans une logique de remise à niveau ponctuelle qui n'est pas soutenable à long terme.
Je voudrais pour ma part d'abord évoquer la question du maillage territorial de la gendarmerie nationale. Le ministre de l'intérieur a déclaré, le 16 novembre dernier, à l'occasion de la publication du Livre blanc sur la sécurité, qu'il était nécessaire de revoir la répartition géographique police-gendarmerie. Le Livre blanc précise qu'il s'agit essentiellement d'adapter la répartition des forces en zone périurbaine en fonction de la nature des problèmes rencontrés et non plus seulement en fonction des seules données quantitatives que sont la population et les statistiques de la délinquance.
Par ailleurs, les départements ruraux qui ne comptent aucune agglomération importante pourraient passer intégralement en zone gendarmerie. Même si le directeur général de la gendarmerie nationale nous a assurés la semaine dernière qu'il n'y avait pas de projet de fermeture systématique de brigades, je pense qu'il est nécessaire d'observer la plus grande prudence vis-à-vis de ce genre de réforme.
Premièrement, elle supposerait la consultation préalable des élus locaux concernés afin de bénéficier de leur connaissance des caractéristiques de la délinquance sur leur territoire et des besoins de sa population.
Deuxièmement, il faut se rappeler que l'implantation territoriale de la gendarmerie a déjà évolué au cours des dernières années, notamment dans le cadre de la révision générale des politiques publiques entre 2008 et 2012, avec la fermeture de nombreuses casernes.
Or ces évolutions ont parfois remis en cause une adaptation fine aux réalités de la délinquance, obtenue grâce à un travail accompli sur de longues années. C'est notamment le cas lorsque des brigades de gendarmerie ont laissé la place à la police dans des zones périurbaines.
Au total, je crois qu'il faut donc que nous fassions preuve d'une grande vigilance pour éviter toute future dégradation du service rendu en matière de sécurité.
Le deuxième sujet que je voudrais aborder concerne les problèmes d'à-coups budgétaires, particulièrement dommageables dans la gendarmerie.
C'est le cas pour la réserve opérationnelle, déjà évoquée par Philippe Paul. Les crédits de la réserve constituent trop souvent une variable d'ajustement en cas de tensions sur la masse salariale, au risque de décourager les réservistes et de se priver de la cible que constituent les jeunes étudiants, seulement libres en période de vacances scolaires. Lorsque les crédits sont débloqués, ces étudiants ont trouvé un travail dans des hypermarchés ou des supermarchés faute d'avoir pu être recrutés à la période voulue.
Surtout, chaque année, la mise en réserve de 4 % des crédits du hors titre et le surgel ministériel de 1 % perturbent gravement l'exécution budgétaire.
En 2020, et de manière exceptionnelle, la réserve a certes été dégelée pour faire face aux conséquences de la crise du coronavirus. Celle-ci y a engendré un surcoût de 30 millions d'euros, dont 21 millions d'euros pour les équipements.
Toutefois, en temps normal, ce gel des crédits a de graves conséquences. En effet près de deux tiers des dépenses de la gendarmerie sont obligatoires, avec notamment un montant massif de loyer. Dès lors, le taux de mise en réserve sur les dépenses manoeuvrables est en réalité de 11 %.
À l'issue de sa rencontre avec le conseil de formation militaire de la gendarmerie nationale, le ministre de l'intérieur a annoncé qu'il s'engageait à solliciter à ce sujet le ministre délégué aux comptes publics.
À ce jour, nous n'avons pas d'écho sur les éventuels résultats de cette démarche, mais il serait souhaitable que cette situation évolue enfin.
Je m'associe à la conclusion de Philippe Paul. Je suis, sous réserve et avec vigilance, favorable à l'adoption de ces crédits, sachant que nous n'avons pas la visibilité voulue. À mon sens, nous nous devons donc d'être prudents pour les années à venir.
La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits du programme 152 « Gendarmerie nationale » de la missions « sécurités ».
La réunion est close à 10 heures 50.
(La commission adopte le rapport d'information et en autorise la publication).