Mercredi 4 novembre 2020
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 13 h 30.
Justice et affaires intérieures - Audition de Mme Laura Kövesi, Premier chef du Parquet européen
M. Jean-François Rapin, président - Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui Mme Laura Kövesi, qui a été nommée il y a un an à la tête du Parquet européen.
Mme Kövesi, nous vous entendons par visioconférence depuis Luxembourg, puisque le contexte sanitaire nous empêche malheureusement de vous recevoir physiquement à Paris, mais ce n'est que partie remise. Merci d'avoir bien voulu accepter cette audition par visioconférence.
Le Parquet européen est une création récente : il est censé entrer en fonctionnement dans trois semaines. Nous sommes donc particulièrement curieux de vous entendre à la veille de la mise en oeuvre de ce projet que le Sénat a soutenu de longue date.
En effet, la mise en place d'un Parquet européen est une grande avancée pour l'Union européenne. La coopération en matière de justice s'y est construite progressivement : un premier pas décisif fut franchi il y a vingt ans, avec la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires ; une deuxième étape importante fut ensuite la mise en oeuvre du mandat d'arrêt européen ; c'est le traité de Lisbonne de 2009 qui a ouvert la voie vers un nouveau degré de coopération judiciaire, passant notamment par la création d'un Parquet européen compétent pour la protection des intérêts financiers de l'Union.
Cette idée remonte à plusieurs décennies : l'objectif est de s'assurer que l'argent issu du budget de l'Union européenne est utilisé correctement. Or les cadres juridiques des États membres diffèrent et les enquêtes transfrontalières se heurtent à plusieurs entraves. La lutte contre la fraude, le blanchiment et la corruption n'est donc pas efficace. À elle seule, la fraude à la TVA représenterait 50 milliards d'euros de pertes par an pour les budgets des États membres.
Une première réponse fut apportée en 1999 avec la création de l'Office européen de la lutte anti-fraude, l'OLAF, muni d'un pouvoir d'enquête indépendant. Mais il n'émet que des « recommandations », non contraignantes. En outre, il est limité aux enquêtes administratives et ne peut directement mener des poursuites à l'échelle nationale.
D'où la nécessité de créer un Parquet européen. C'est finalement par le biais d'une coopération renforcée qu'il a vu le jour. Aujourd'hui, 22 des États membres y participent et, dans chacun d'eux, a été nommé pour six ans un Procureur européen. Pour la France, il s'agit de M. Frédéric Baab, qui vous accompagne aujourd'hui. Les 22 procureurs européens sont réunis dans un collège qui doit permettre au Parquet européen de travailler main dans la main avec les autorités nationales, et avec Eurojust et Europol.
En tant qu'ancienne procureure en chef de la Direction nationale anticorruption de Roumanie, vous êtes apparue pleinement légitime pour être la première à diriger le nouveau Parquet européen. Pouvez-vous nous faire part de l'état d'avancement des préparatifs pour sa prochaine mise en service et nous indiquer comment vous concevez son rôle et son avenir ?
Vous avez reçu une liste de questions qui vous permettront d'orienter vos propos, puis mes collègues vous poseront leurs questions.
Je vous remercie.
Mme Laura Kövesi, Premier chef du Parquet européen. - Merci beaucoup de me donner l'opportunité d'engager un dialogue avec vous. Aux côtés de la Cour européenne de justice, le Parquet européen renforcera le pilier judiciaire communautaire. Lorsqu'il sera opérationnel, le Parquet européen protégera de manière efficace les valeurs, les citoyens et les intérêts financiers de l'Union européenne.
Pour la première fois, un organe européen mènera ses propres enquêtes, poursuivra et fera traduire en justice les atteintes criminelles aux intérêts financiers de l'Union. Contrairement à Eurojust, le Parquet européen n'est pas seulement un instrument pour améliorer la coopération judiciaire entre les États membres. Contrairement à l'OLAF, il n'émettra pas de recommandations aux services judiciaires, sur la base d'enquêtes administratives. En tant que parquet spécialisé, la compétence du Parquet européen sera obligatoire : nous aurons l'obligation légale d'enquêter sur toute fraude impliquant des fonds européens ou toute fraude grave à la TVA transfrontalière commise dans les États participants depuis novembre 2017.
En pratique, le Parquet européen sera composé de 22 procureurs européens basés au Luxembourg, qui superviseront les enquêtes ouvertes par les procureurs européens délégués dans les États membres participants. Les procureurs européens délégués feront pleinement partie du système judiciaire national de chacun de leur État membre et mèneront les poursuites devant les tribunaux nationaux. La mise en place de ce système constitue un défi sans précédent pour un magistrat de ma génération.
Le but de la Commission est que le Parquet européen soit opérationnel à partir de la fin 2020. Pour ma part, j'ai pris mes fonctions le 4 novembre 2019 mais j'ai dû attendre septembre 2020 que le collège des 22 procureurs européens soit composé. Nous nous sommes immédiatement mis au travail.
Tout d'abord, nous avons alerté sur le déficit de financement du Parquet européen prévu dans le projet de budget pour 2021 et dans le prochain cadre financier pluriannuel proposé par la Commission européenne : il manque presque 18 millions d'euros par rapport à ce dont nous avons besoin pour fonctionner, et nous n'avons pas de marge pour des développements ultérieurs de notre activité. Avec cette proposition de budget, il existe un risque de blocage du Parquet européen au niveau central, risque qui ne peut être réduit que par un soutien opérationnel aux procureurs européens.
De plus, en quelques semaines, nous avons arrêté les conditions applicables aux contrats de travail des procureurs européens délégués, pour que les États membres puissent lancer les procédures de sélection ; en effet, en l'absence d'un nombre suffisant de procureurs européens délégués dans tous les États participants, nous ne pourrons pas commencer les opérations. Conformément au règlement établissant le Parquet européen, et même si plusieurs États membres, dont la France, contestaient ce point, le collège a décidé de laisser aux États participants le soin d'assumer les dépenses afférentes au maintien des droits de sécurité sociale et de retraite des procureurs européens délégués. Cette question de principe, soulevée par certains États membres, devra être traitée lorsque le statut des procureurs européens délégués sera redéfini, de même que les responsabilités budgétaires des différentes parties prenantes, dans le cadre de la prochaine révision du règlement fixant le statut des fonctionnaires et autres agents européens, et du règlement établissant le Parquet européen.
Dans ce contexte, je regrette que la France fasse partie des États avec lesquels nous n'avons pas, pour l'instant, d'accord formel sur le nombre de procureurs délégués, et qui n'ont pas encore adapté leur législation interne. Je compte donc sur votre aide pour accélérer ce processus.
Dans l'intervalle, nous continuerons bien entendu à travailler de manière indépendante et déterminée ; nous travaillons d'arrache-pied pour rattraper le temps perdu. Nous prenons notre rôle extrêmement au sérieux et nous avons l'intention de commencer nos opérations le plus rapidement possible.
Mesdames et messieurs, la question que nous devons nous poser aujourd'hui est très simple : voulons-nous un Parquet européen uniquement pour pouvoir dire que nous en avons un ou voulons-nous un Parquet européen qui soit une institution efficace ? En ce qui me concerne, je souhaite que le Parquet européen soit une institution réellement indépendante, efficace et forte, une institution en laquelle les citoyens auront confiance, un centre d'excellence capable d'oeuvrer à la confiscation des avoirs d'origine criminelle et au recouvrement des dommages et intérêts, et qui apporte une vraie plus-value en matière de fraude à la TVA transfrontalière.
Enfin, il est clair, selon moi, que le Parquet européen revêt un sens plus profond pour les citoyens européens : ils le considèrent comme le premier instrument réellement efficace pour défendre l'État de droit dans l'Union européenne. Ils ont, à raison, des attentes élevées concernant le Parquet européen.
J'espère que je pourrai aussi compter sur votre soutien dans ce moment crucial qu'est la mise en place du Parquet européen. Je vous remercie pour votre attention et répondrai volontiers à toutes vos questions.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci Madame Kövesi pour votre exposé. Je souhaiterais vous poser une question et revenir sur l'une de vos remarques concernant le nombre de procureurs en France.
Ma question porte sur le choix de votre langue de travail. Notre commission a adopté un avis politique en début d'année concernant l'usage du français dans les institutions européennes. Le français n'a pas été la langue retenue pour le travail du Parquet européen. Quel est votre avis sur la question ? Comment les décisions ont-elles été prises à ce sujet ?
Concernant le nombre de procureurs délégués, j'entends écrire au Premier ministre au sujet des blocages éventuels freinant leur nomination et des incidences des arbitrages afférents qu'il va rendre. Ce matin - et je parle sous le contrôle de l'ancien président de la commission, Jean Bizet - je suis intervenu en commission des finances pour que nous ayons une vigilance particulière, y compris au sein de la commission des finances du Sénat à ce sujet, notamment au regard de l'effort budgétaire engagé par la France au bénéfice de la mission justice.
Mme Laura Kövesi. - En ce qui concerne la langue de travail, l'article 1 de la décision du collège du Parquet européen concernant les langues de travail stipule que la langue de travail pour le fonctionnement courant et les activités administratives du Parquet européen est l'anglais, mais que le français peut lui aussi être utilisé dans les relations avec la Cour de justice de l'Union européenne. Le collège du Parquet européen a pris une décision pragmatique : certains membres du collège parlent français, certains parlent d'autres langues, mais tous sont capables de comprendre l'anglais et de s'exprimer et écrire dans cette langue, donc nous avons choisi l'anglais.
Je voudrais souligner la particularité du Parquet européen, chargé de mener des enquêtes au sein de 22 États membres différents. Nous sommes avant tout soucieux d'assurer l'efficacité et la régularité des procédures judiciaires. Nous ne pouvons pas nous permettre d'allonger les délais à cause de règles procédurales internes. Je vais vous donner un exemple.
Le Parquet européen doit décider d'exercer ou non son droit d'évocation dans les cinq jours après réception des dossiers communiqués par les autorités nationales. Dans ce délai, le procureur européen délégué compétent doit vérifier l'information et préparer une décision dans la langue de travail du Parquet européen et la chambre permanente doit l'examiner. Traduire ce rapport dans une langue supplémentaire nous exposerait à ne pas pouvoir respecter les délais procéduraux légaux.
Nous devons également considérer l'implication financière potentielle qu'aurait l'ajout d'une seconde langue de travail. Les enquêtes du Parquet européen seront menées dans chacune des langues des 22 États participants, et de nombreux documents devront être traduits dans la langue de travail du Parquet européen. Nous avons estimé que le coût de traduction minimal, en travaillant avec une langue unique, serait de 8,3 millions d'euros par an. Au vu du budget annoncé par la Commission européenne pour le Parquet européen, nous disposerions au maximum de 5,2 millions d'euros par an pour la traduction. Il est donc évident que nous ne pouvons pas nous permettre d'ajouter une deuxième langue de travail.
Concernant le deuxième point, tant que nous n'aurons pas des procureurs délégués nommés par chaque État membre, nous ne pourrons pas commencer à travailler.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous propose de passer aux questions.
Mme Marta de Cidrac. - Merci Madame, j'ai deux questions à vous poser.
Alors que les géants du numérique sont en moyenne deux fois moins imposés que les entreprises traditionnelles en Europe, la France et l'Union européenne plaident pour plus de justice fiscale sur le sujet. Par exemple, Google n'a déclaré qu'un chiffre d'affaires de 411 millions d'euros en 2018 et n'a payé en France que 17 millions d'euros d'impôts. Pourtant, les seules recettes publicitaires réalisées en France auraient rapporté à Google environ 2 milliards d'euros, selon le syndicat des régies internet.
En moyenne, dans l'Union européenne, les entreprises du numérique sont soumises à un taux d'imposition effectif deux fois moins élevé que celui applicable aux entreprises traditionnelles, ce qui crée des conditions de concurrence défavorables et prive les États membres d'importantes recettes fiscales, encore plus en période de confinement, où les ventes sur internet sont dopées.
La Commission a par ailleurs prévu de dédier une enveloppe de 1,8 milliard d'euros pour la lutte contre le réchauffement climatique sur la période 2021-2027. Il s'agit là d'un montant significatif. La mission du Parquet européen est de contrôler également la distribution des fonds européens, afin de lutter contre la fraude. Ainsi, le Pacte Vert européen peut être vu comme une aubaine pour des fraudeurs.
Quels sont les outils dont le Parquet européen dispose pour lutter plus efficacement contre les fraudes et plus particulièrement la fraude à l'impôt des géants du numérique ?
Quelles seront les mesures pour contrôler la chaîne de distribution des fonds du Pacte Vert ?
Mme Laura Kövesi. - Le Parquet européen a été créé pour enquêter sur les fraudes aux fonds européens portant sur des montants supérieurs à 10 000 euros et sur toutes les opérations de fraude à la TVA transfrontalière de plus de 10 millions d'euros. Nous avons ce pouvoir d'enquête, mais uniquement pour les affaires constatées après 2017.
Nous sommes bien sûr conscients que des groupes de crime organisé utilisent le marché unique et les opérations transfrontalières, y compris concernant les fonds européens, pour faire du profit et blanchir leur argent.
D'après une étude du Kiel Institute for the World Economy, on observe chaque année dans l'Union 30 à 60 milliards d'euros de pertes sur les recettes de TVA qui ne peuvent être expliquées autrement que par les activités d'organisations criminelles spécialisées dans la fraude à la TVA transfrontalière. Or qui est mieux à même de combattre ces crimes qu'une structure supranationale comme le Parquet européen ? En effet, notre rôle est bel et bien de lutter contre les fraudes transfrontalières à la TVA et les fraudes au financement au niveau européen.
Selon la réglementation européenne, le Parquet européen aura accès à des bases de données nationales comme européennes. Les procureurs européens délégués auront accès à leurs bases de données nationales, puisqu'ils feront partie des systèmes judiciaires nationaux. La valeur ajoutée du Parquet européen sera d'agréger les informations et de les analyser à l'échelle européenne. Bien sûr, pour être capable d'enquêter sur ces crimes qui relèvent de notre juridiction, il nous faudra avoir accès à tous les outils numériques disponibles à l'échelle européenne, mais pour pouvoir le faire, nous avons besoin d'avoir les ressources suffisantes.
À l'heure actuelle, nous n'avons pas le budget suffisant pour constituer une équipe adéquate au niveau central, au Luxembourg. Notre budget ne nous permet pas de recruter enquêteurs financiers et analystes. Nous avons pourtant besoin de ces ressources pour faire le lien entre tous les éléments auxquels nous aurons accès, pour relier des informations en provenance de 22 États ; nous en avons besoin pour travailler de manière efficace.
Nous sommes actuellement en négociation avec Europol, Eurojust et l'OLAF pour arrêter une méthode de travail conjointe, et j'espère que cela débouchera également sur la possibilité d'accéder à leurs bases de données - celles du moins qu'ils seront en mesure de partager, tout cela dans le respect de la réglementation européenne concernant la protection des données individuelles et les droits fondamentaux des citoyens.
M. Richard Yung. - Les fraudes à la TVA sont essentiellement menées par des groupes internationaux de grand banditisme. Comment allez-vous coordonner votre action contre cette fraude fiscale avec les autres aspects de procédure qui auront lieu soit au niveau des États membres, soit au niveau international ?
Mme Laura Kövesi. - Ce sera un enjeu pour nous de travailler avec 22 codes pénaux et codes de procédure pénale différents, dans chacun des États membres. Il est important de rappeler que nous aurons 22 procureurs européens basés au Luxembourg qui définiront des priorités et élaboreront des stratégies conformément à ces priorités. Pour la France, il s'agit par exemple de M. Frédéric Baab. Nous pourrons débattre de manière collégiale sur les différents aspects juridiques nationaux et sur les différentes procédures nationales.
Bien sûr, quand on parle de crime organisé, ce n'est pas uniquement le niveau national qui est concerné. Nous devrions également avoir 140 procureurs européens délégués : c'est une grande nouveauté. Ils pourront bénéficier de la capacité unique du Parquet européen à obtenir des informations et des données agrégées et analysées au niveau européen, ainsi qu'à enquêter simultanément dans les différents États membres. Ils pourront utiliser les preuves qui seront détenues par d'autres États membres sans avoir besoin de passer par des procédures administratives complexes. En généralisant les méthodes d'enquête les plus efficaces, j'ai vraiment confiance en la capacité du Parquet européen à faire la différence dans la lutte contre le crime organisé.
M. Philippe Bonnecarrère. - Pouvez-vous préciser le nombre de dossiers que le Parquet européen devra traiter par an ?
Le règlement instituant le Parquet européen est d'application directe mais chaque pays doit organiser le cadre procédural dans lequel vont intervenir les procureurs européens dits délégués. La France est en train d'établir ce cadre procédural. Le Sénat a délibéré il y a quelques mois à ce sujet et nous attendons maintenant la position de l'Assemblée nationale. Sur les 22 pays embarqués dans le Parquet européen, quels sont les pays qui ont terminé leur organisation procédurale ? À l'inverse, combien n'ont pas encore terminé cette transcription procédurale ?
Vous avez évoqué les problèmes financiers rencontrés par le Parquet et le besoin de recruter des enquêteurs financiers. Cependant, selon moi, l'organisation du Parquet européen repose sur des enquêteurs nationaux placés sous le contrôle des procureurs délégués et sous la supervision du Parquet général. Je ne comprends donc pas pourquoi le Parquet européen aurait à recruter des enquêteurs financiers.
Mme Laura Kövesi. - La première lettre que j'ai envoyée aux États membres en 2019, lors de ma prise de fonction, demandait justement combien d'affaires susceptibles de relever du Parquet européen avaient été traitées au cours des quatre dernières années. Les réponses des différents États membres ont été très intéressantes, et parfois surprenantes. En effet, des États membres de taille comparable et recevant des volumes de financements européens comparables affichent des différences flagrantes. D'après ces réponses, nous estimons que nous allons recevoir environ 3 000 affaires dès le début de notre activité, mais je suis sûre que l'activité du Parquet européen conduira à mener davantage d'enquêtes et que nous constaterons une réduction des différences entre les États membres.
Pour répondre à votre deuxième question, il est évident que le règlement européen devrait être d'application directe, mais, dans les droits des différents États membres, il peut exister des spécificités qui exigent une transcription dans la loi nationale. D'après les échanges que nous avons concernant les nominations de procureurs délégués, je constate que certains États ont déjà adopté de telles législations tandis que d'autres n'ont pas encore terminé ce processus. En revanche, ce n'est pas mon rôle de préciser le nombre exact d'États membres qui sont en conformité, ce rôle revenant à la Commission européenne. Je peux simplement indiquer que l'Allemagne et la Slovaquie ont déjà envoyé des propositions en vue de nommer leurs procureurs délégués, car leur droit national a été adapté. En Roumanie, pays que je connais très bien, la situation est identique à celle de la France puisque le projet de loi est en cours d'examen et d'adoption.
Nous avons besoin de davantage de personnel dans trois domaines. Le premier est l'enregistrement des informations, notamment des plaintes et des rapports que nous recevons de la part des États membres. La deuxième catégorie de personnel à recruter est celle des analystes de cas, car nous allons utiliser des outils d'analyse statistique pour analyser de grandes bases de données d'éléments récoltés lors des enquêtes, mais également pour analyser les risques liés à l'octroi et à l'utilisation des fonds européens et prévenir la criminalité qui peut s'y associer. La troisième catégorie est celle des enquêteurs financiers, car l'une des priorités du Parquet européen sera d'obtenir des dommages et intérêts. Les enquêteurs financiers, parallèlement aux enquêtes en cours, enquêteront, à la demande des procureurs européens délégués, pour identifier les actifs qui pourront être saisis dans le cadre des demandes de dommages et intérêts, pour augmenter le montant potentiel des recouvrements. Leur travail sera donc complémentaire de celui mené par les enquêteurs nationaux, aussi bien par les officiers de police que par les procureurs européens délégués.
D'expérience, d'après ce que j'ai vu lors de mes précédentes fonctions, j'ai pu constater que les criminels détiennent très régulièrement des comptes bancaires et des actifs dans plusieurs États membre pour éviter d'être détectés. Ces enquêteurs financiers auront pour tâche de récupérer les actifs, d'établir leurs profils financiers, leur provenance et leur destination, d'identifier les flux et leur nature, ainsi que la structure de leur propriété. Ils devront aussi élaborer un corpus de bonnes pratiques dans ce domaine.
M. Jean-Yves Leconte. - Vous allez avoir compétence sur la défense des intérêts financiers de l'Union européenne mais ne risque-t-il pas d'y avoir un double standard entre les 22 pays qui font partie de la coopération renforcée et les autres ? Dans le cadre de la négociation du cadre financier pluriannuel, nous avons eu toute une discussion sur les conditionnalités à l'État de droit, qui sont finalement surtout centrées sur des pays qui ne sont pas membres de cette coopération renforcée. Comment percevez-vous ce double standard au regard de votre mission ?
Quels sont les États qui n'ont pas encore désigné les procureurs délégués ? Ne craignez-vous pas que le Parquet européen soit limité par les moyens d'investigation qui seront dans chaque cas prévus par la loi nationale en fonction des capacités de la justice nationale ?
D'une manière plus générale, compte tenu de votre passé et compte tenu de ce qu'il se passe dans certains pays d'Europe mais aussi en Ukraine, considérez-vous que la lutte contre la corruption est toujours complémentaire de la défense de l'État de droit ? Au contraire, peut-il exister des contradictions ?
Mme Laura Kövesi. - Je ne peux pas répondre à votre question sur la conditionnalité liée à l'État de droit, car je suis moi-même procureur, mais il est certain que le Parquet européen appliquera la règle dans tous les États participants. Il est vrai que cinq États membres ont décidé de ne pas rejoindre le Parquet européen.
Le Parquet européen doit exercer ses compétences de la manière la plus large possible et, parfois, ses compétences pourraient s'appliquer même hors des frontières des États participants. Des enquêtes parallèles pourraient être conduites par le Parquet européen et par des autorités d'États membres qui ne participent pas au Parquet européen. Nous pourrons aussi solliciter des preuves détenues dans des États membres non participants au Parquet européen. Dans ces cas de figure, le Parquet européen utiliserait les formes classiques de la coopération judiciaire entre États membres, et pourra aussi demander la collaboration d'Eurojust pour faciliter cette coopération. De mon point de vue, nous n'appliquerons pas de double standard, nous essaierons d'appliquer les règles, en utilisant tous les outils de coopération judiciaire à notre disposition.
En réponse à votre deuxième question, je ne peux que répéter quels sont les États membres ayant déjà nommé leurs procureurs délégués : ce sont l'Allemagne et la Slovaquie. Certains États membres n'ont pas encore initié la procédure ; d'autres l'ont lancée mais elle n'a pas encore abouti.
En réponse à votre question relative à la limite de nos travaux imputable aux moyens nationaux, l'instrument principal que nous utiliserons sera la directive PIF, qui vise à défendre les intérêts financiers européens et qui malheureusement n'a pas encore été transposée par tous les États membres. C'est toutefois le devoir de la Commission de s'assurer que cette directive sera bien transposée dans les droits des différents États membres.
Concernant votre dernière question, on peut voir un lien entre la corruption et l'État de droit, car, quand l'État de droit est attaqué, il y a généralement des suspicions de fraude et de corruption systémique.
Mme Gisèle Jourda. - Cinq pays européens ne participent pas au Parquet européen. Avez-vous connaissance d'avancées dans ces pays sur ce sujet ? Les Pays-Bas qui étaient opposés au démarrage de l'initiative l'ont finalement rejoint. Pouvons-nous espérer que d'autres pays suivent le même cheminement, par exemple la Suède, le Danemark ou l'Irlande ?
Vous avez évoqué le rôle d'Eurojust, mais le retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne ne risque-t-il pas d'affaiblir Eurojust ? Quel est l'état de vos pourparlers avec le Royaume-Uni pour mener les investigations qui seraient nécessaires ?
Mme Laura Kövesi. - Les cinq États membres qui ne font pas partie du Parquet européen ont pris une décision politique et je ne sais pas si ces États décideront à terme de nous rejoindre, mais je souhaite évidemment que tous les États membres contribuent au Parquet européen. J'espère que nos actions les convaincront de nous rejoindre. Pour l'instant, nous essayons d'établir des protocoles de coopération avec ces cinq États non participants. Nous sommes déjà parvenus à un accord avec la Pologne et la Hongrie, nous espérons faire de même avec le Danemark, l'Irlande et la Suède. J'espère que cela permettra d'améliorer notre coopération avec les États non participants.
En ce qui concerne le Royaume-Uni, nous utiliserons les outils de coopération internationale dont nous disposons. Pour la résolution des problèmes transfrontaliers, nous pourrons demander le soutien d'Eurojust en vue de la transmission de documents et de demandes d'assistance juridique, aussi bien en ce qui concerne les États membres non participants que les pays tiers comme le Royaume-Uni.
M. Patrice Joly. - J'ai eu l'occasion l'année dernière d'examiner les enjeux de la fraude sur les opérations financées par la Commission européenne : j'avais relevé une sous-estimation évidente avec 775 irrégularités ou fraudes identifiées en 2017 pour un montant de 390 millions d'euros, soit 0,29 % des dépenses européennes. À titre de comparaison, les fraudes constatées en matière d'assurance sont évaluées à 10 % du montant total des sinistres en Europe. Selon la Cour des comptes européenne, pour mieux appréhender le niveau réel de la fraude, il aurait fallu lancer des recherches s'appuyant sur des données sociologiques, au travers de sondages et d'enquêtes pour avoir une évaluation plus juste de la fraude dans ce domaine dans chacun des pays. Par exemple, en France, il n'y a eu aucune déclaration de fraude à l'échelle européenne en 2017. En revanche, la Slovaquie a identifié que 10 % des dépenses européennes auraient fait l'objet d'une fraude.
Comment percevez-vous cette sous-estimation de la fraude ? Quelles pistes sont envisageables pour que les estimations soient plus conformes à la réalité des actes frauduleux ?
Quelle stratégie voulez-vous mettre en place pour mieux identifier ces fraudes ? Quelle coordination doit être mise en place avec les autres structures européennes de lutte contre la fraude, notamment l'OLAF, et les structures nationales compétentes ?
Mme Laura Kövesi. - Les chiffres de la fraude sont basés sur le nombre d'affaires traitées. Comme précisé précédemment, nous estimons que nous recevrons 3 000 affaires par an, mais je suis sûre que ce nombre sera au final plus important, car tous les États membres n'ont pas forcément de statistiques précises sur le nombre d'affaires. Par ailleurs, le nombre d'enquêtes devrait augmenter, car nous recevrons, en plus des affaires enregistrées au niveau des parquets nationaux, des plaintes de la part de particuliers, d'entreprises, d'institutions et autorités nationales. Le Parquet européen offrira une valeur ajoutée par une approche commune de la lutte contre la fraude.
La détection des fraudes relève principalement de la police et des autorités financières, qui effectuent des contrôles. Les procureurs européens auront, eux, pour mission d'enquêter sur ces fraudes et de poursuivre. Pour autant, la Cour des comptes a pu établir que l'OLAF pouvait améliorer le niveau de détection des fraudes à l'échelon européen, tant en terme de rapidité de résolution des affaires que de volume des affaires traitées.
Concernant notre travail avec les institutions européennes, nous voulons établir des protocoles de coopération avec toutes les institutions. Il est de notre intérêt de travailler étroitement avec elles. Nous allons donc nous rapprocher de l'OLAF, mais aussi d'Eurojust et Europol. En ce qui concerne l'OLAF en particulier, si le Parquet européen enquête sur une affaire, l'OLAF n'ouvrira pas une enquête administrative, sauf si nous le lui demandons à titre complémentaire. L'OLAF continuera de coopérer avec les États membres non participants et les pays tiers.
M. Jean-François Rapin, président. - Il reste deux questions pendantes, que nous vous ferons parvenir par écrit. Je vous remercie pour le temps que vous nous avez accordé.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 heures.
Jeudi 5 novembre 2020
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Justice et affaires intérieures - Audition de Mme Ylva Johansson, commissaire européenne chargée des affaires intérieures
M. Jean-François Rapin, président. - Nous accueillons aujourd'hui Mme Ylva Johansson, Commissaire européenne chargée des affaires intérieures. Merci d'avoir accepté cette audition par visioconférence.
Le 23 septembre dernier, la Commission européenne a présenté un nouveau Pacte sur la migration et l'asile, après plusieurs mois de report, dus non seulement à la crise sanitaire, mais aussi à la sensibilité du sujet. La précédente Commission, qui a été confrontée à une arrivée massive de migrants sur nos côtes, n'est pas parvenue à faire adopter ses propositions de réformes de l'asile, tant le sujet divise les États membres. Aujourd'hui, vous nous présenterez un nouveau pacte dans un contexte différent : la pression démographique aux portes de l'Europe est moins forte, ce qui peut être propice pour trouver le compromis espéré entre responsabilité et solidarité entre États membres.
Le bureau de notre commission a reçu, il y a quelques jours, le vice-président de la Commission Margaritis Schinas à ce sujet : il a jugé que les situations inacceptables comme les camps de migrants dans les îles grecques ou dans l'ancienne « jungle » de Calais n'étaient pas le fait de l'Europe, mais résultaient de la « non-Europe ».
Comment refonder un système européen efficace d'asile et de migration ? Cela doit se faire à différents niveaux : dans les pays tiers, pour que l'émigration n'y apparaisse pas comme la seule issue possible ; aux frontières extérieures de l'Union européenne, pour accueillir dignement ceux qui sont légitimes à recevoir l'asile et pour reconduire efficacement les immigrés irréguliers, ce qui exige des moyens supplémentaires aux frontières ; entre États membres enfin, en répartissant mieux la charge et en organisant une solidarité, au besoin de manière volontariste.
Pensez-vous que le nouveau projet de pacte permettra d'agir sur ces trois plans ? La solidarité entre États membres pourrait-elle n'être que financière ? Les moyens budgétaires que le cadre financier pluriannuel prévoit d'affecter au nouveau pacte seront-ils suffisants, notamment pour assurer la montée en puissance nécessaire de l'agence Frontex ?
Mme Ylva Johansson, Commissaire européenne chargée des affaires intérieures. - Merci pour votre invitation à présenter la proposition de la Commission pour un nouveau pacte sur la migration et l'asile. Avant toute chose, je tiens à vous dire combien je suis choquée par les attaques terroristes que la France a subies à Conflans-Sainte-Honorine, Nice et Lyon : l'Union européenne pleure avec vous et reste avec vous dans la lutte contre la violence terroriste. Ce qui affecte la France affecte l'ensemble de l'Union.
Chaque année, 2 à 3 millions de migrants arrivent en Europe et obtiennent un permis de séjour, 1 million pour le travail, la majorité pour des motifs personnels, y compris pour le regroupement familial ; dans le même temps, 1 à 1,5 million d'étrangers quittent notre continent : nous enregistrons donc un solde positif compris entre 1 et 2 millions d'étrangers qui s'établissent chaque année en Europe. C'est une bonne chose car nous en avons besoin, compte tenu de notre population vieillissante. Chaque année aussi, 700 000 étrangers sont naturalisés et l'on peut penser qu'ils resteront toute leur vie sur notre continent. L'an dernier, environ 140 000 étrangers sont arrivés irrégulièrement et quelque 450 000 personnes sont arrivées sans visa et demandent l'asile - le problème se pose alors d'organiser le retour des irréguliers dans leurs pays d'origine. C'est à cette difficulté que nous nous adressons dans le nouveau pacte sur la migration et asile.
En préparant ce pacte, nous avons dialogué avec le Parlement européen, les États membres, les parlements nationaux, les Nations unies, avec des organisations non gouvernementales (ONG), pour mieux comprendre les problèmes à régler et évaluer les solutions utilisées jusqu'à ce jour.
La migration a toujours existé ; c'est un phénomène mondial qui prend ses sources à l'extérieur de notre contient et c'est pourquoi nous avons besoin d'une politique globale, à l'échelle européenne : aucun État membre ne peut le régler seul, ni sans partenariat avec les pays d'origine. Il nous faut travailler avec les pays d'origine pour les aider à maîtriser les flux de population, à mieux contrôler leurs frontières, à lutter contre les réseaux criminels organisés et les trafics d'êtres humains, et nous devons aussi coopérer pour qu'ils reprennent leurs nationaux qui ne sont pas admis à rester en Europe. Nous devons les soutenir dans leur développement économique pour s'attaquer aux causes fondamentales des migrations et des trafics d'êtres humains.
L'Union européenne doit montrer qu'elle prend sa part dans ces politiques migratoires et faire preuve de leadership en matière de droit d'asile, car c'est un droit fondamental correspondant à nos valeurs. Les réfugiés ont un droit à l'accueil et à l'installation sur notre continent. Les conditions dans lesquelles nous faisons appliquer ce droit fondamental nous engagent. Le monde nous regarde, nous devons montrer que nous accueillons et aidons ceux à qui nous reconnaissons le droit à l'asile. Il y a donc un enjeu dans l'application de ce droit fondamental d'accueil et d'intégration des réfugiés et des migrants légaux, pour lesquels nous devons stabiliser nos règles juridiques, pour qu'elles soient claires et effectives et qu'elles facilitent l'entrée des migrants que nous accueillons comme réfugiés ou que nous sommes prêts à accueillir pour d'autres motifs. Il y a ainsi un double mouvement, consistant à conforter, en la garantissant, la protection des étrangers qui entrent sur notre continent par des voies légales, qui se voient reconnaître leur place dans notre économie et dans notre société, et ceux qui entrent par des voies illégales, pour lesquels nous devons adopter des procédures plus rapides et plus effectives.
À cette fin, le nouveau pacte prévoit de soumettre les arrivants à une procédure d'examen approfondie et sérieuse dans un délai de cinq jours à la frontière européenne, destinée à contrôler le profil de l'arrivant, sa situation personnelle, en particulier au regard de la sécurité, et à vérifier également, dans la base de données Eurodac, si la personne adresse une première demande d'accueil ou bien si elle a déjà fait une demande par le passé. Les empreintes digitales seront alors prises et cet examen limité à cinq jours devra déterminer quel pays est responsable de la procédure en cas de demande d'asile. S'il n'y a pas de demande d'asile et si la personne n'a pas le droit de rester sur notre continent, la procédure de cinq jours devra alors déboucher sur un retour immédiat dans le pays d'origine.
Nous voulons une procédure plus courte et plus efficace. Actuellement, un migrant qui demande l'asile en Grèce dispose de dix-huit mois avant d'obtenir une réponse définitive, et il peut ensuite tenter sa chance dans un autre pays de l'Union. Nous voulons changer ce système pour savoir plus rapidement si la personne est susceptible d'être accueillie et agir en conséquence. Nous souhaitons qu'un examen de demande d'asile puisse, à la frontière même, être conduit en douze semaines, de façon que, s'il débouche sur un refus, la personne puisse être reconduite dans son pays d'origine avant qu'elle n'ait eu le temps, comme cela se passe aujourd'hui, de s'installer dans nos sociétés. L'examen actuel de la demande à la frontière est limité à quatre semaines. En passant à douze semaines, le délai donne ses chances à une procédure plus complète, où la personne reçoit une réponse claire, ce qui rend plus crédibles des retours plus massifs dans les pays d'origine.
Actuellement, les deux tiers des migrants irréguliers qui demandent l'asile se voient refuser le statut de réfugié. Cependant, les flux sont encouragés par les trafiquants qui font croire que la simple arrivée en Europe autorise à y rester. Nous voulons inverser les choses, en montrant que, sans besoin reconnu de protection internationale, le retour est organisé dans le pays d'origine. Il y a aussi beaucoup de progrès à faire dans les politiques de retour : en moyenne, environ 30 % des décisions de retour sont exécutées, et environ 14 % seulement en France. Nous pouvons faire mieux ! Les procédures sont aujourd'hui si longues que les migrants ont le temps de s'ancrer dans les sociétés européennes avant de recevoir la décision définitive ; cet ancrage rend le retour plus difficile. En prenant des décisions plus rapides, nous éviterons ces difficultés en nous assurant plus rapidement que seuls les éligibles à notre droit d'asile peuvent rester.
Nous devons travailler sur les retours, établir un meilleur système sur les réadmissions, négocier pour parler d'une seule voix avec les pays d'origine. Nous avons besoin d'être plus efficaces. C'est le rôle d'un coordonnateur européen qui travaille en lien avec les responsables nationaux sur les retours. Nous ne devons pas perdre de vue que, si nous avons une responsabilité collective, avec le droit d'asile, et des devoirs liés à nos engagements internationaux aussi bien que des devoirs moraux, comme le sauvetage des gens en mer, il nous faut aussi assurer une solidarité au sein de l'Union européenne. Certains États membres sont en effet en première ligne, plus exposés à l'arrivée de migrants. Ce principe de solidarité entre les États membres doit jouer sur l'ensemble de la politique migratoire - cela inclut l'aide au retour aussi bien que le sauvetage des vies humaines en mer.
Quand un État membre est sous pression, comme Malte en ce moment, alors nous avons besoin d'un mécanisme obligatoire d'aide, car nous constatons que les contributions volontaires ne suffisent pas. Le nouveau mécanisme laisserait le choix aux États membres entre une aide à la relocalisation et une aide au retour, ou encore à la combinaison des deux, la Commission étant chargée d'établir dans quelle mesure le pays soumis à la pression doit être aidé. Un pays refusant la relocalisation devra prendre la responsabilité de conduire la procédure de retour. Il lui reviendra d'instruire le dossier individuellement, Frontex intervenant ensuite pour l'aider dans les modalités pratiques du retour - l'instruction des procédures individuelles ne peut revenir à la Commission.
Cette répartition des tâches, avec des responsabilités clairement établies, nous aidera à être collectivement plus efficaces dans la politique de retour et apportera une aide concrète aux pays qui sont en première ligne et qui n'ont pas toujours les ressources, en particulier diplomatiques, pour négocier avec les pays d'origine. Le pays qui refuse la relocalisation, dans cette répartition, ne pourra donc se contenter d'une aide monétaire pour assumer sa responsabilité : il recevra un mandat plus précis et ciblé sur des dossiers individuels.
J'ai le sentiment que les citoyens européens sont d'accord pour accueillir les migrants qui ont besoin de protection individuelle et ceux qui sont utiles à notre économie, mais qu'ils veulent que notre droit assure le retour des migrants qui n'entrent pas dans les critères d'accueil. En tout état de cause, nous devons garantir un traitement digne à tous ceux qui se présentent sur notre continent, une dignité à laquelle ils ont droit en tant qu'êtres humains.
J'espère que ces règles seront acceptées par l'ensemble des États membres et que nous parviendrons rapidement à un plan d'action. Il faut établir un dialogue rapproché entre les États membres - leur réaction a d'ores et déjà été très constructive. Je suis optimiste, nous avons besoin de dédramatiser le débat sur les migrations. La situation des migrants peut être dramatique, mais, comme législateur, nous devons être pragmatiques et parvenir, comme pour d'autres secteurs, à avancer pas à pas vers un compromis satisfaisant. Je ne crois pas aux systèmes parfaits ; notre objectif est de parvenir à des règles acceptées par tous les États membres. Je n'ignore pas les difficultés, mais j'espère que nous parviendrons à un accord. Le diable est dans les détails, c'est vrai, mais les possibilités aussi, et il y a de la place pour la négociation ; notre projet peut être amendé. L'accueil très favorable que j'ai reçu me rend optimiste.
Le calendrier est difficile à prévoir. La crise sanitaire y ajoute des contraintes, les négociations nécessaires devant se faire en présentiel plutôt qu'à distance. Mais la plus grande difficulté reste la situation de blocage à laquelle nous sommes parvenus - s'il y a la volonté politique d'en sortir, nous pourrions aboutir rapidement. Le travail a commencé et il se déroule bien jusqu'à présent.
M. Jean-François Rapin, président. - J'allais vous poser la question du calendrier, vous y avez répondu. Je note votre optimisme notamment sur la solidarité des États membres, c'est important. Je crois en la volonté commune de maintenir les migrants dans leurs pays d'origine, de renforcer les contrôles aux frontières, mais la solidarité entre États membres me semble beaucoup plus difficile à obtenir, tant les points de vue divergent sur la question.
M. André Gattolin. - Je suis étonné que vous ne mentionniez pas la situation de la pandémie de covid-19 et ses impacts économiques et sociaux. Notre économie recule et je ne suis pas certain que les perspectives de reprise soient celles qu'évoque la Commission. En revanche, les conséquences sont là, en particulier l'augmentation du chômage et des retours en Europe de centaines de milliers de nos concitoyens qui ne savent pas s'ils pourront retourner vivre à l'étranger et qui vont rechercher du travail dans nos pays. Il y a aussi le Brexit, avec pour conséquence que les demandes d'asile se réorientent vers la France. Vos propositions ne devraient-elles pas reconsidérer le niveau d'entrées en Europe pour raisons économiques ? Comment tenez-vous compte de cette situation consécutive à la pandémie ?
M. Jean Bizet. - Je salue la réactivité, l'organisation entre États membres ces dernières années pour gérer le défi de l'immigration, car le moins qu'on puisse dire, c'est que l'Union européenne n'était pas préparée à une vague migratoire de cette ampleur. Sachant que le taux de retour n'est que de 14 % dans notre pays, on comprend le manque de confiance dans l'opinion et la crispation populiste - on le voit aussi en Italie. Je souhaiterais une politique européenne plus coercitive. Des voix demandent à coupler la politique d'aide au développement à l'acceptation d'un niveau de retour : qu'en pensez-vous ? Vous ne mentionnez pas, ensuite, l'idée qu'avait émise Jean-Claude Juncker d'un grand plan Marshall pour l'Afrique : est-ce que l'idée a été abandonnée ?
M. Philippe Bonnecarrère. - Votre proposition repose sur le traitement des demandes d'asile à la frontière en douze semaines pour les migrants originaires des pays à faible taux de protection. Comment organiser concrètement les choses ? Nous avons le problème des demandeurs d'asile refusés dans un pays, qui se présentent dans un autre - par exemple, en France, les Afghans qui demandent l'asile. Quelles sont vos propositions pour diminuer ces « rebonds » ? Ensuite, si la Commission est chargée de la négociation d'accords avec les pays d'origine, envisagez-vous une conditionnalité de l'aide au développement économique ?
Mme Ylva Johansson. - La pandémie de covid-19 affecte considérablement la situation : le nombre d'arrivées a diminué cette année et les retours sont plus difficiles à organiser. Il y a cette urgence que nous devons traiter. Le pacte que je propose ne s'inscrit pas dans le même calendrier : il ne sera pas appliqué l'an prochain ; nous avons encore besoin de temps pour le négocier. L'immigration économique, ensuite, relève de la compétence nationale, pas européenne, alors que, pour le droit d'asile, nous avons des engagements communs. Et je pense, pour ma part, que, même avec notre taux de chômage, notre démographie fait que nous aurons longtemps besoin de migrants dans notre économie.
Le faible taux de retour nourrit effectivement le populisme en Europe. Notre manque d'efficacité ravive l'opposition aux politiques européennes. C'est pourquoi nous voulons mieux distinguer les migrants qui sont éligibles à l'asile de ceux qui ne le sont pas, ceux qui peuvent rester de ceux qui doivent rentrer dans leur pays d'origine. Comment négocier avec les pays d'origine ? Je crois que tous les outils sont utiles pour obtenir le meilleur partenariat de réadmission, ce qui inclut le commerce, les visas, le programme Erasmus, aussi bien que l'aide au développement. Nous avons, par exemple, introduit de nouvelles règles sur les visas : elles prévoient que la Commission évalue la coopération sur la réadmission ; le lien est ainsi établi avec la politique de visas. Nous avons des outils, il faut les utiliser. Nous serions plus forts, cependant, si les États membres et la Commission travaillaient ensemble, mais certains préfèrent travailler seuls. Je crois aussi que, dans l'établissement d'un partenariat, inspirer de la peur n'est pas la bonne voie. Nous devons obtenir une coopération mutuellement bénéfique, mais pas par la menace.
Qu'en est-il de l'idée d'un plan Marshall pour l'Afrique ? La Commission a fait la proposition de soutenir le continent africain, dans le cadre de Next Generation EU. Nous avons dû réduire nos moyens du fait de compromis budgétaires nécessités par le plan de relance, mais il ne fait aucun doute que l'Afrique a toute son importance dans la stratégie de la Commission.
Comment mieux organiser la procédure à la frontière ? Les États membres doivent apporter leurs ressources et les agences européennes y contribuer. Il faut une procédure rapide : la lenteur tient aussi au manque de ressources, alors que nous pouvons aller beaucoup plus vite en particulier avec les migrants qui proviennent de pays qui posent peu de problèmes en termes de protection. Dans l'examen individuel, si le délai de douze semaines ne suffit pas, il pourra être prolongé. Mais nous voulons poser cette limite pour éviter que les demandeurs ne soient oubliés dans les limbes de la procédure comme c'est le cas actuellement : les choses peuvent durer des années, causant ensuite des problèmes bien plus difficiles à régler.
Les États conserveront la faculté d'accepter qu'un candidat refusé à l'asile par un autre État membre dépose sa demande sur son territoire, mais la législation européenne ne l'obligera pas à accepter ces « rebonds ». Si un pays veut être plus généreux, il le pourra. Le fort taux d'Afghans présentant en France une demande d'asile en « rebond » tient d'ailleurs à ce que la France se montre plus ouverte que d'autres pays européens pour la reconnaissance de l'asile aux Afghans. Le nouveau pacte propose une plus grande harmonisation des procédures, mais la compétence du droit d'asile reste une compétence nationale.
M. André Reichardt. - Vous voulez développer les entrées régulières et diminuer les entrées irrégulières de migrants en Europe. Un temps, la Commission avait proposé d'organiser des hotspots hors de l'Union européenne : abandonnez-vous cette idée ? Ensuite, vous parlez d'une obligation pour les États membres d'aider un autre État membre sous pression, la Commission décidant le niveau d'obligation en la matière. Une telle perspective a déjà conduit au blocage, comment pensez-vous que cela puisse fonctionner ?
Mme Catherine Fournier. - Le hotspot hors de l'Union européenne est difficile à mettre en oeuvre, la solidarité est bien souvent une posture morale, et la géographie place les pays du sud de l'Europe en première ligne, d'où se tiennent loin les pays du Nord. Dans ces conditions, quels sont les leviers pour forcer la solidarité ? Quelle est la part des migrants irréguliers dans les procédures d'asile et d'immigration en général ? Que reste-t-il des négociations avec le président turc qui a ouvert un temps sa frontière avec la Grèce pour laisser passer des migrants ?
Enfin, vous évoquez douze semaines de délai pour l'instruction des demandes d'asile à la frontière : si la personne est libre de circuler, cela lui laisse largement le temps d'arriver au bord de la Manche, par exemple. Dans ces conditions, que pensez-vous de l'idée d'instaurer des centres de résidence temporaire pour accueillir ces migrants ? De tels centres permettraient de retrouver les demandeurs et leur éviteraient la situation sanitaire épouvantable qu'ils ont souvent à connaître.
M. Jean-Yves Leconte. - Attention à ne pas parler de l'Afrique seulement comme une menace migratoire pour l'Europe ! Le continent présente bien des opportunités économiques et connaît des migrations internes bien plus fortes qu'il n'envoie de migrants de l'autre côté de la Méditerranée. Que pensez-vous de la protection des données enregistrées sur la base de comparaison d'empreintes digitales Eurodac ? Est-il réaliste de l'étendre sur l'ensemble du territoire européen, incluant par exemple les outre-mer français ? Comment, ensuite, garantir une solidarité sans reconnaissance mutuelle, entre États membres, des décisions d'éloignement ? Le magazine allemand Der Spiegel a récemment dénoncé le push back de certains pays contre les migrants : pensez-vous qu'un contrôle doive être confié à une autorité indépendante ? Faut-il, enfin, qu'une partie du budget européen finance spécifiquement les politiques d'accueil des migrants en lieu et place des États membres ?
Mme Ylva Johansson. - Je dois être sommaire pour répondre, dans le temps imparti, aux questions importantes et nombreuses que vous me posez.
Les hotspots dans les pays tiers ne peuvent pas fonctionner, non seulement parce qu'il pourrait s'y présenter des foules sans commune mesure avec ce que nous connaissons en Europe, mais aussi parce qu'il faut respecter le droit de demander l'asile dans les pays européens. Il vaut mieux traiter les demandes sur notre continent et améliorer notre efficacité, en particulier sur les retours.
La solidarité est actuellement volontaire ; elle n'est pas suffisante. Nous avons besoin de mécanismes obligatoires, c'est le prix de la régulation. Aujourd'hui, nous manquons de régulation et nous constatons que nos mécanismes ne suffisent pas. C'est le sens du pacte d'apporter des solutions.
Les relations avec la Turquie sont allées dans la mauvaise direction : nous avons des difficultés sur bien des sujets, mais nous avons besoin de coopérer sur les questions migratoires. Nous continuons de soutenir la Turquie pour les réfugiés syriens qui ont besoin d'aide - la Turquie est le pays qui accueille le plus de réfugiés syriens au monde.
Sur la rétention des demandeurs d'asile dans des centres, je rappelle que le droit n'autorise pas la détention sur le seul fondement de la demande d'asile, mais seulement s'il y a un risque de fuite.
La reconnaissance mutuelle des décisions de retour est effectivement indispensable à l'équilibre de la politique européenne.
Eurodac a beaucoup de lacunes. On y enregistre les demandes d'asile, par les demandeurs d'asile, ce qui permet plusieurs demande par personne. C'est pourquoi nous voulons réformer le système. En particulier, nous ne disposons pas véritablement de fichiers individuels ; il faut y remédier.
Le push back aux frontières n'est pas acceptable. Nous devons assurer, protéger le droit de demander l'asile. Il revient à chaque État membre d'instituer une agence de contrôle indépendante pour vérifier l'accès au droit d'asile. Nous allons proposer des conseils de méthode pour le travail de telles agences.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci encore, Madame la Commissaire, nous ne manquerons pas de vous inviter de nouveau pour le suivi de votre action.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Questions diverses
M. Jean-François Rapin, président. - Il nous faut désigner plusieurs rapporteurs : d'abord, notre collègue Catherine Morin-Desailly a déposé une proposition de résolution européenne pour la localisation européenne des données personnelles. Notre commission doit l'examiner dans le mois suivant son dépôt. Ce texte touche à la question de la protection des données personnelles mais aussi à la stratégie industrielle de l'Union européenne, et finalement à celle de la souveraineté numérique de l'UE, à laquelle le Sénat a consacré une commission d'enquête en 2019. Je vous propose de confier l'instruction de ce texte à nos collègues Laurence Harribey et Christophe-André Frassa, que nous avons récemment chargés du suivi des sujets relatifs à la protection des données.
Par ailleurs, je vous propose quelques aménagements dans la composition du groupe de travail sur la Politique agricole commune, qui est commun à notre commission et à celle des affaires économiques : Pierre Médevielle a accepté de céder la représentation du groupe des Indépendants dans ce groupe de travail à Franck Ménonville qui sera désigné par la commission des affaires économiques ; aussi, je vous propose de désigner à sa place notre collègue Henri Cabanel, qui représentera le groupe RDSE. En outre, le nouvel effectif du groupe de travail ayant été porté à 19, le groupe Union centriste peut y avoir un 3ème représentant : je propose à cet effet la nomination de notre collègue Pierre Louault.
Nous avions aussi évoqué la création de deux groupes de travail internes à notre commission. Il est temps d'en nommer les membres pour leur permettre de se mettre à l'ouvrage.
Concernant le groupe sur Strasbourg, capitale européenne, je vous propose d'y inclure les Alsaciens de la commission : MM. Fernique, Haye, Kern, Reichardt et Mme Schalck, ainsi que Pascale Gruny, ancienne députée européenne. Didier Marie et moi-même en serions également membres et serions coprésidents de ce groupe de travail.
Il en est ainsi décidé.
Concernant le groupe sur les questions institutionnelles dans la perspective de la conférence sur l'avenir de l'Europe: je propose qu'il se compose d'un membre par groupe politique, comme le suggérait André Gattolin qui représenterait donc le groupe RDPI. Laurence Harribey pour le groupe socialiste et moi-même assurerions la coprésidence de ce groupe de travail. Naturellement, en serait membre Jacques Fernique, seul représentant de son groupe à la commission. Catherine Morin-Desailly y représenterait le groupe UC et Pierre Laurent le groupe CRCE. Les groupes RDSE et Indépendants ont-ils chacun un nom à proposer ?
Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 10 h 20.