Mardi 22 septembre 2020
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président-
La réunion est ouverte à 9 h 10.
Audition de M. Xavier Bertrand, ancien ministre des solidarités et de la santé
M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Xavier Bertrand, ancien ministre, des solidarités et de la santé de juin 2005 à mars 2007, puis du travail, de l'emploi et de la santé de novembre 2010 à mai 2012.
M. Bertrand est accompagné de Mme Mélanie Blond et de M. Mathieu Gressier, ancien chef de cabinet et conseiller sécurité sanitaire du ministre de la santé.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
Monsieur Bertrand, vous avez été chargé de la santé à deux reprises. Vous avez été confronté, la première fois, à l'épidémie de grippe aviaire H5N1 qui a donné lieu à l'élaboration d'une doctrine d'emploi et de stockage des masques dans notre pays. Cette doctrine d'emploi très large devait être servie par l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus), créé par une loi du 5 mars 2007.
Sur cette question de la doctrine d'emploi des masques, votre deuxième expérience ministérielle est marquée par l'avis du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) de 2011, qui opère un premier retour d'expérience et préconise de réserver l'emploi des masques FFP2 aux seuls soignants et non plus aux professionnels dits, dans la crise sanitaire que nous connaissons actuellement, « de deuxième ligne ».
Nous avons eu l'occasion d'évoquer ces périodes avec les professeurs Didier Houssin, alors directeur général de la santé et délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire, puis Jean-Yves Grall, ancien directeur général de la santé.
Vous avez été entendu longuement, pendant près de trois heures, par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale le 2 juillet dernier. Vous y avez développé une vision très régalienne des questions de santé et de la responsabilité de l'État en cas de crise sanitaire. Vous avez plaidé pour un certain volontarisme politique, rappelant que vous aviez, en particulier en matière d'arbitrages budgétaires, reçu le soutien sans faille du Président de la République pour constituer des stocks de masques.
J'aurais, pour ma part, quatre remarques et interrogations en écho à vos déclarations.
Même si nous sommes toujours dans la crise, nous nous interrogeons sur ce que doit être la préparation du pays « par temps calme ». En l'absence de pandémie, où en présence d'épisodes moins aigus que prévu, n'y a-t-il pas une forme de fatalité à désarmer, notamment dans un pays dont les finances publiques sont très dégradées ? Ne faut-il pas, dès lors, imaginer un système où le stockage des équipements de protection serait davantage décentralisé ?
L'action très volontariste de la gestion de H5N1, qui s'est notamment traduite par l'envoi aux professionnels libéraux de kits de protection, n'a-t-elle pas envoyé à tous le message suivant : « quoi qu'il arrive, l'État est là » ? Nous avons constaté que d'autres anciens ministres avaient une vision différente sur ce point, qu'il s'agisse de Roselyne Bachelot ou de Marisol Touraine.
Vous avez déclaré : « Logisticien, c'est un sacré métier. » Nous ne pouvons que vous rejoindre, et nous avons constaté que, même lorsqu'il y avait des masques, l'État et ses agences ont été incapables de les acheminer sur le terrain. Pensez-vous que l'Éprus, qui n'a jamais eu à le faire en grandeur réelle, aurait su faire ?
Enfin, vous avez évoqué le changement de doctrine du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) en 2013, que d'aucuns rendent responsable de la pénurie de masques. Il semble que cette doctrine du SGDSN maintient la responsabilité de l'État « en présence d'une maladie infectieuse hautement contagieuse à transmission respiratoire ». Est-ce un changement de doctrine ou un recul des priorités en l'absence de menace immédiate ?
Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Monsieur Bertrand, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Xavier Bertrand prête serment.
M. Xavier Bertrand, ancien ministre des solidarités et de la santé. - Monsieur le président, je vous prie d'excuser mon retard dû aux conditions de circulation. Je vous propose de répondre directement aux questions des rapporteurs et des commissaires, sans faire de propos liminaire.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - M. le président vous a déjà posé des questions !
M. Xavier Bertrand. - J'y répondrai à la fin de l'audition.
M. René-Paul Savary, président. - J'y veillerai.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Lorsque vous étiez chargé de la santé, vous avez eu à gérer des épisodes d'épidémie. Sur quels organismes vous êtes-vous appuyé pour prendre vos décisions ? Je vous interroge sur ce point parce que si un conseil scientifique a été mis en place, la ministre de la santé a aussi très tôt déclaré qu'il y avait peu de risque que le virus arrive en France. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons connaître les organismes qui auraient pu lui fournir les éléments lui permettant de faire une telle affirmation. Lorsque vous étiez ministre, quels liens - normalement étroits - aviez-vous avec la Direction générale de la santé (DGS) ?
Ma deuxième question s'adresse au président de région. Les auditions ont montré un manque de retour d'expérience de l'État sur ce qui s'est passé pendant la crise. L'épidémie n'est pas passée, elle est encore en activité. Quel retour d'expérience avez-vous pu faire au niveau de votre région ? Quelle en a été la traduction en termes d'action régionale ? Nous avons vu la place importante jouée par les collectivités locales au cours de cette crise, aux côtés des agences régionales de santé (ARS) et des préfets. Votre expérience de président d'une grande région, qui a connu des foyers importants, est intéressante pour les préconisations que nous pourrions faire.
M. Xavier Bertrand. - Nous nous appuyions principalement sur la Direction générale de la santé et son directeur. J'ai eu la chance de travailler avec un directeur remarquable, Didier Houssin. J'ai toujours veillé dans mes différentes fonctions ministérielles à ce que mon cabinet ne fasse pas écran entre les directions et moi-même. Sur différentes questions clés, particulièrement en gestion de crise, il faut une interpénétration entre le cabinet et la DGS. À l'époque, les cabinets ministériels n'avaient pas la même taille qu'aujourd'hui. Philippe Douste-Blazy et moi-même avons eu jusqu'à 7 conseillers dans le domaine de la sécurité sanitaire. Avoir réduit à ce point les effectifs des cabinets a été non pas une erreur, mais une faute. Les conseillers doivent avoir le temps d'entretenir un dialogue non seulement avec la DGS, mais avec d'autres organismes. Nous avons surtout travaillé avec l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) et le HCSP.
Ensuite, on a deux possibilités : soit on décide de créer une nouvelle instance, mais cela fragilise celles qui existent en remettant en cause leur légitimité, alors qu'elles n'ont pas été créées sur un coup de tête ; soit on met en place un dispositif informel pour avoir une vision à 360 degrés. J'ai affronté différentes crises sanitaires, même si elles n'étaient pas de l'ampleur de celle que nous connaissons : le chikungunya, qui a touché les habitants de La Réunion, la dengue en Guyane et aux Antilles. Mais j'ai eu surtout à préparer le pays - telle était la responsabilité qui m'avait été confiée par Dominique de Villepin et Jacques Chirac - à une épidémie de grippe H5N1, qui touchait l'Asie. Roselyne Bachelot a joué un rôle remarquable au moment du virus H1N1 mais, là, ce n'était pas la même chose : le taux de létalité était tel qu'il fallait prendre des mesures draconiennes.
Quand j'ai été nommé ministre en juin 2005, nous avions un plan qui avait fort belle allure sur le papier. Les professeurs Jean-Philippe Derenne et François Bricaire ont donné une interview au Journal du dimanche dans laquelle ils déclaraient que notre plan ne tiendrait pas la route en cas d'épidémie. On m'a déconseillé de les rencontrer, sous prétexte qu'il s'agissait de « râleurs », pour le dire poliment. Lors de notre entretien, Jean-Philippe Derenne a commencé par me poser une série de questions auxquelles je n'avais pas les réponses, alors même que j'avais travaillé le dossier. Je me suis rendu compte que ce plan n'était pas hauteur des professionnels de santé et des patients. C'était un excellent plan sur le papier, mais nous devions étoffer son ossature, le rendre concret et efficace. Il fallait traiter la question des déplacements par exemple. Comment les professionnels de santé - à l'époque, il n'y avait pas Zoom, Skype, etc. - pouvaient-ils à distance garder des relations avec leur famille sans rentrer chez eux ? Quid des risques de contagion, de la prise en charge des patients avec un système qui risquait d'être très vite submergé ? Ils m'ont ouvert les yeux sur ces questions.
Un ministre ne part pas d'une page blanche - je pense notamment au rapport de Didier Raoult sur d'autres risques que les seuls risques épidémiques. Nous avons complètement revu l'architecture et le contenu du plan. De la sorte, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a pu dire, à un moment donné, que la France était l'un des pays les mieux préparés. Mais personne n'aurait pu traverser l'épidémie sans qu'il y ait de victimes, de fortes tensions et des difficultés. À partir du moment où il y a des disparitions, des malades, des soignants submergés de travail, cela ne peut pas bien se passer. Il faut être dans l'anticipation et la protection.
Je n'ai pas voulu créer d'entité, mais un groupe placé à mes côtés, auquel participaient Didier Houssin et mon cabinet, était chargé d'imaginer ce qui ne semblait pas forcément très rationnel. Même en faisant cela, vous n'avez pas la réponse à 100 % des problèmes. Voilà comment nous avions voulu fonctionner.
Quels que soient les comités, la responsabilité politique ne se partage pas et ne se délègue pas. Vous disposez des avis des scientifiques qui ne savent pas tout, mais, au final, c'est le politique qui décide et qui doit assumer ses responsabilités. Notre système politico-administratif français a été marqué par certains drames et scandales, qui ont donné l'impression que le politique s'exonérait de sa responsabilité. La responsabilité est une et indivisible.
Ensuite, sur la question du retour d'expérience, vous touchez du doigt l'un des véritables problèmes politico-administratifs français. Nous n'avons pas la culture de l'évaluation, de la correction de trajectoire. Même s'il est plus facile d'en parler que de la mettre en oeuvre, l'anticipation, c'est la clé. J'aimerais savoir quel a été le retour d'expérience après la première vague - je ne sais pas si des informations nous seront communiquées sur ce sujet -, et si à partir de là de nouveaux protocoles ont été établis pour l'ensemble de professionnels de santé, qu'il s'agisse d'établissements - hôpitaux publics comme cliniques - ou des professionnels en cabinet.
Le retour d'expérience sera particulièrement utile en cette rentrée. Certaines circonstances peuvent sembler inquiétantes. Je pense à la reprogrammation des interventions qui ont été différées : les personnes qui en ont besoin ne doivent pas subir une perte de chance. Je pense aussi à l'arrivée de la grippe saisonnière : en automne et en hiver, nos établissements et professionnels de santé sont déjà normalement surchargés par les patients touchés par cette infection.
Je plaide pour que nous anticipions le plus possible la coordination entre médecine de ville et établissements, mais aussi le dispositif de vaccination contre la grippe, en termes non seulement de commandes de vaccins, mais aussi de mise en oeuvre de la politique vaccinale. Il faut qu'un maximum de personnes se fassent vacciner, parce qu'avoir la grippe ou la covid, ce n'est pas du tout la même chose pour des raisons de contagiosité.
Je sais que les vaccins posent question, mais il faut clairement que le Gouvernement et l'assurance maladie engagent tout de suite une campagne de vaccination positive, en expliquant pourquoi la vaccination vaut la peine cette année encore plus que les autres. Si ce n'est pas le cas, les médecins libéraux vont être encore plus surchargés que d'habitude. Dans le système hospitalier, au moment des pics de grippe saisonnière, beaucoup de lits de réanimation sont occupés par ces malades. On connaît aussi les ravages en termes de décès liés à la grippe saisonnière.
J'en viens à la région. Il faut savoir que les présidents de région ne sont pas les seuls à s'être engagés aux côtés de l'État : les présidents de département et de nombreux maires ont fait la même chose. Nous n'avons pas agi à la place de l'État : nous voulions simplement aider et protéger les habitants de nos territoires respectifs. Mais nous n'avons pas de compétences en matière de santé : je souhaiterais que nous en ayons davantage. En revanche, la veille sanitaire et la sécurité sanitaire, c'est l'affaire de l'État. Sinon, il existerait de vraies différences de prise en charge. Regardez ce qui s'est passé en Italie : dans certaines provinces, le gouverneur n'a pas voulu engager une politique de prévention pour ne pas pointer du doigt telle ou telle catégorie de sa population. C'est la raison pour laquelle il faut l'autorité de l'État, pour garantir les mêmes chances à chacun et prendre les mesures qui s'imposent.
Nous avons fait un retour d'expérience sur la façon dont nos services se sont adaptés, notamment par le télétravail. Le télétravail, c'est bien, mais il a fallu aussi assurer la livraison des ordinateurs à ceux qui restaient confinés chez eux. Comment gérer ceux qui ont des affections de longue durée, qui sont fragiles ? J'ai moi-même fait un grand nombre de Facebook live avec l'ensemble des agents pour les informer de ce que nous savions et de ce que nous ne savions pas.
Sur la question de la mise à disposition des masques, j'ai lancé l'opération « Un masque pour chacun » : dans la région, j'ai souhaité que nous puissions mettre à disposition une première dotation de masques réutilisables ou jetables pour l'ensemble de la population. Nous n'aurons l'occasion de parler de ce virus au passé que quand nous aurons le vaccin contre la covid.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Vous avez déclaré début juillet à l'Assemblée nationale : « Tout un système s'est fait bouffer la tête par une logique court- termiste et budgétaire. » Avec votre expérience de ministre de la santé, j'aimerais que vous reveniez sur la question de la gestion des stocks et de la logique budgétaire. N'avez-vous pas le sentiment que nous payons aujourd'hui beaucoup plus cher les économies faites les années précédentes ?
Vous avez évoqué la nécessité d'une autorité de l'État qui soit transversale. En tant que président de région, que pensez-vous du pilotage par les ARS et les préfectures ?
Vous avez parlé de la nécessaire articulation entre la médecine de ville et l'hôpital qui n'a pas existé pendant la gestion de cette crise. J'aimerais aussi recueillir votre avis sur ce point.
M. Xavier Bertrand. - Sur l'articulation entre les ARS et les préfectures, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle perfectible ! En réalité, cela n'a pas marché. Lorsque j'étais ministre de la santé, mes interlocuteurs étaient les agences régionales de l'hospitalisation. J'étais membre du gouvernement qui a mis en oeuvre la réforme des ARS, et en étais donc à ce titre solidaire.
Cette réforme a posé un problème : elle a dépossédé le préfet de prérogatives en la matière. Selon moi, il devrait y avoir un représentant de l'État. J'irai même plus loin : l'éducation nationale ne devrait pas être gérée dans les régions, les départements et les académies sans rendre compte au préfet. Pour moi, le représentant de l'État dans un territoire, c'est le préfet.
M. René-Paul Savary, président. - Le préfet de département ?
M. Xavier Bertrand. - Le préfet de région et les préfets de département, mais au niveau d'une académie, d'un rectorat, le correspondant est le préfet de région, avec son équipe, les préfets de département. La base de tout, c'est le préfet.
La préfectorale est une institution qui tient dans ce pays : elle a non seulement le sens de l'État, mais aussi l'approche de terrain. On n'a pas beaucoup d'opérateurs de l'État comme cela : il faut non pas les affaiblir en leur enlevant des prérogatives, mais les renforcer.
Cela correspond davantage à ma vision. Je suis bien évidemment un fervent partisan de la décentralisation, mais la déconcentration a également du sens.
Le retrait de la compétence sanitaire du préfet a débouché sur une double commande. J'ai la chance d'avoir un écosystème assez particulier dans ma région, avec un directeur général d'ARS qui a aussi une expérience des rouages de l'État en tant qu'ancien directeur de cabinet du ministre, et un préfet de région exceptionnel. Nous avons eu un véritable dialogue entre nous, peut-être aussi parce que je suis un ancien ministre de la santé, même s'il n'y a qu'un ministre de la santé en exercice : Olivier Véran. Dans ma région, je suis resté dans ma logique de président de région. Notre dialogue nous a permis d'éviter une guerre de tranchées entre le public et le privé. Nous avons assisté à de réelles coopérations : à Saint-Quentin, pour l'accès aux urgences, la clinique était, avant même l'arrivée des patients covid, dans la cour de l'hôpital pour permettre un travail commun. Nous avons travaillé avec SOS médecins et les médecins libéraux tant qu'ils ont pu pratiquer.
Notre région a été la première touchée, avec le premier cluster. Je ne vous cache pas que je craignais le pire et que nous avons vraiment essayé d'anticiper au maximum. Même si ce n'était pas mon rôle, je suis venu, parfois à l'improviste, dans des cellules de crise de certains hôpitaux pour ensuite passer des messages. J'estimais que c'était mon rôle, sans prendre la place de qui que ce soit. Très vite, nous avons organisé dans la région une réunion bihebdomadaire, le lundi et le jeudi : une conférence stratégique zonale, avec le préfet de région, les cinq préfets de département, l'ARS, les présidents de département, le président de région, les présidents des associations des maires et bien évidemment les représentants de l'État, pour expliquer la situation afin que nous puissions faire remonter un certain nombre de points et y apporter des solutions. Nous sommes ensuite passés à un rythme hebdomadaire, et avons relancé les réunions depuis déjà quelques semaines.
Sans ce cadre de dialogue efficace, à qui s'adresser ? Vous savez comment les choses se passent : s'il y a deux pilotes, il n'y a pas de pilote. Je plaide pour que la sécurité sanitaire soit de nouveau placée sous l'autorité de l'État. Dans les conclusions de la commission d'enquête, il y aura certainement un pan sur le retour d'expérience et les évolutions à proposer s'agissant du rôle des ARS. Je travaille sur cette question, et des directeurs généraux d'ARS ont d'ailleurs des idées en la matière. Le système actuel, dans une crise comme celle-ci, ne fonctionne pas comme il le devrait.
S'agissant de l'autorité transversale, même si les États-Unis ne constituent pas pour moi un modèle pour de nombreuses raisons, il faut reconnaître que la FEMA - Federal Emergency Management Agency - est un modèle intéressant en termes de sécurité des personnes. Pour faire le plan, je m'étais rendu aux États-Unis et en Asie pour voir ce qui fonctionnait bien. La FEMA est un organisme transversal qui permet, à la fois, de prendre des décisions et d'assurer la partie logistique. C'est un Éprus « plus », alors qu'en France on a un Éprus « moins ». Même avec le soutien bienveillant du président Chirac, il était compliqué de mettre en place une telle structure ; nous avons donc créé l'Éprus. Il faut se pencher sur la FEMA, car cette agence est d'une opérationnalité remarquable. C'est ce type de structure qu'il aurait fallu faire, en donnant à l'Éprus une vision plus transversale.
J'espère que nous allons tirer des enseignements de tout ce qui s'est passé en termes de sécurité des personnes, notamment de sécurité civile et sanitaire. Il ne s'agit pas de se dire qu'on attend tout de l'État, mais on n'a pas donné aux Français les clés pour être dans la prévention sur les questions sanitaires et épidémiques ; on pourrait également parler des accidents de la vie courante, qui conduisent l'équivalent d'une ville un peu plus importante que ma ville de Saint-Quentin à disparaître chaque année, soit 60 000 décès. La prévention permettrait la responsabilisation, et d'éviter de tels drames dont on ne parle quasiment jamais.
Sur la logique de court-termisme, cela fait des années que nous sommes confrontés à des équations budgétaires particulièrement douloureuses. En 2004, je suis entré au gouvernement pour mener la réforme de l'assurance maladie. Il faut évoquer la toute-puissance de Bercy. Les fonctionnaires de Bercy disent qu'ils sont là pour « tenir la baraque », année après année, exercice budgétaire après exercice budgétaire, dans une vision court-termiste. Les dépenses supplémentaires qui présentent un caractère exceptionnel bousculent les fameux équilibres financiers. Il faut alors avoir soit des circonstances exceptionnelles - « quoi qu'il en coûte » -, soit un défi à relever - préparer le pays au risque pandémique -, soit le soutien du Président de la République lui-même, voire du Premier ministre.
J'ai bénéficié de cet écosystème : nous devions préparer le pays face à un risque aviaire qui était, sur le papier, terrifiant en termes de taux de létalité ; et le Président de la République estimait que les questions de santé ne devaient pas être traitées comme les autres - le rapport de Jacques Chirac à l'humain n'est plus à démontrer. Lors des passes d'armes avec le budget, j'ai toujours gagné grâce non pas à mon talent, mais à Jacques Chirac. Nicolas Sarkozy a suivi la même logique parce qu'il a compris les risques avec la grippe H1N1 et qu'il est dans l'anticipation. Mais si tout le monde ne se met pas en ligne, c'est Bercy qui l'emporte sur Ségur - le ministère de la santé n'a pas le même poids politique que le ministère des finances. Des conseillers budgétaires de Bercy sont présents dans chaque ministère, mais il n'y a pas des conseillers du ministère de la santé à Bercy ! C'est cette logique court-termiste qui l'a emporté. Chassez le naturel, il revient au galop. J'ai eu la chance de pouvoir mettre en place ce plan, et Roselyne Bachelot a disposé des moyens nécessaires pour faire face à H1N1. Les débats des commissions parlementaires à l'Assemblée nationale et au Sénat ont été mémorables : on lui a reproché d'avoir trop dépensé, d'en avoir trop fait... Cela a marqué les esprits : ne fallait-il pas réduire la voilure ?
On a donc une logique budgétaire, parce que l'argent n'est pas si facile que cela à trouver, une logique court-termiste, parce que les exercices se succèdent. Je plaide pour une loi pluriannuelle sur la sécurité sanitaire. La loi votée, c'est bien ; mais il faut aussi la faire respecter. J'avais fait inscrire une disposition aux termes de laquelle, chaque année, le ministre de la santé ou son représentant doit veiller à l'inscription dans le budget des crédits nécessaires au renouvellement des stocks de masques. C'est la loi, mais comment les choses se sont passées ensuite ? Se pose la question du contrôle qui, sur ces sujets, est indispensable. L'important, c'est d'éviter que de telles choses se reproduisent.
J'évoquerai la place du ministère de la santé : si la santé est ô combien importante pour nos concitoyens, elle n'a pas toujours bien placée dans la hiérarchie gouvernementale ou les priorités politiques. Quand nous avons préparé le plan et mis en place l'Éprus, en ayant carte blanche de Dominique de Villepin et de Jacques Chirac, cela a fait tousser. Nous avons travaillé de façon partenariale avec ce qui était à l'époque le Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), mais certains étaient contents à notre départ que celui-ci reprenne sa place et joue un rôle transversal. En cas de crise sanitaire, la santé gère jusqu'à un certain point, puis c'est l'intérieur qui prend la main. Nous étions allés certainement au-delà du rôle traditionnel de la santé, au-delà des disponibilités budgétaires qui lui sont dévolues. Il fallait revenir à une certaine norme.
La maison Ségur n'a pas vu d'un oeil très bienveillant que l'Éprus ait son indépendance. Réintégrer l'Éprus s'est inscrit dans la même logique. Il ne s'agit pas seulement de question budgétaire et de court-termisme : il y a aussi le problème de la logique systémique, qui est très éloignée de l'efficience.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Mes questions porteront sur votre ancienne fonction de ministre.
Vous avez évoqué la gouvernance en santé publique et sa confrontation à l'équation budgétaire. On est quand même marqué par le sous-investissement, très ancien, de notre pays sur la question. Il a fallu attendre 2016 pour que commence à émerger une agence nationale de santé publique, et le processus n'est pas achevé. Il est fondamental qu'un pays ait une culture de santé publique, pour être capable de répondre rapidement à une épidémie par exemple. Pouvez-vous développer votre revendication d'apporter une réponse régalienne en matière de santé publique ?
Cette crise a montré que l'efficacité était bien souvent dans la réponse territoriale, mais que l'égalité due à nos concitoyens devant toute situation et tout risque se joue au niveau de l'État. Notre réponse à l'épidémie n'a pas permis de conjuguer de façon satisfaisante efficacité et égalité républicaine. Quelles sont vos réflexions à ce sujet ?
Le conseil de défense est présenté comme le lieu où se pilote l'épidémie. Une ancienne ministre de la santé nous a dit crûment qu'il s'agissait surtout d'une instance permettant au chef de l'État d'assister aux réunions. Comment évaluez-vous ce mode de pilotage et son articulation avec une politique de santé publique ?
On brandit sans arrêt la question budgétaire, mais une fois qu'on a dit cela on en revient à l'équilibre des comptes publics, à l'endettement de la France... Quand les textes arrivent au Parlement, les voix ne manquent pas pour dire qu'il faut faire des économies. Lorsque vous étiez ministre, des décisions de sécurité sanitaire ont-elles été remises en cause par le ministère du budget ?
M. Bernard Jomier, rapporteur. - L'argument budgétaire n'est donc pas si problématique... Il y a probablement autre chose : je pense à la place qu'occupe la santé dans notre gouvernance et dans les préoccupations de notre administration, notre personnel politique, etc.
Si vous aviez été ministre en octobre 2018, estimez-vous que votre directeur général de la santé aurait dû vous informer de ce qui était quasiment un changement de doctrine, en tout cas une décision lourde de conséquences, sur les masques ? Ou était-ce une décision de son ressort ?
M. Xavier Bertrand. - Il aurait dû en informer la ministre, d'autant qu'il était l'auteur d'une note, quelques années auparavant, particulièrement alarmiste.
Je n'ai pas renoncé à des opérations pour des raisons budgétaires, mais j'ai bénéficié d'un alignement des planètes quasi exceptionnel : la préparation d'une épidémie H5N1, un Président de la République qui a totalement conscience de ce qu'il faut faire et qui me demande de faire au mieux et un Premier ministre, Dominique de Villepin, convaincu de l'importance des questions de santé. J'aurai d'ailleurs tout son soutien quand je réussirai à mettre en place l'interdiction de fumer dans les lieux publics. On a reproché aux gouvernements successifs d'en faire trop, mais pas d'en faire trop peu parce qu'il n'y avait pas de moyens. On n'a jamais manqué de masques, de matériels, de doses vaccinales...
Il existait deux médicaments pour la grippe aviaire. Je me suis rendu en Suisse pour rencontrer le PDG de Roche afin d'obtenir des livraisons de tamiflu. Comme tout ne pouvait pas nous être livré sous forme de gélules, j'ai obtenu que nous soyons livrés en vrac- c'est la pharmacie des armées qui a fait un remarquable travail de transformation. L'autre médicament était le relenza, produit par Glaxo. Il a fallu aussi sortir de l'orthodoxie et notre système en est capable : il faut rechercher l'efficacité.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - À quelles conditions notre système en est-il capable ?
M. Xavier Bertrand. - C'est une question de volontarisme. Il ne faut pas traverser dans les clous. Si l'on prend l'exemple des masques, on a pu les commander rapidement parce que nous avons été capables de bousculer l'ordre des choses. Mais en France on en est capable seulement quand on est au coeur de la crise ! Il faut aussi le faire pour éviter la crise, c'est le rôle de l'anticipation.
Sur le conseil de défense, il est en train de remplacer le conseil des ministres ! On a le sentiment que le conseil des ministres n'est plus là et que le conseil de défense décide de tout. Il faut respecter les institutions.
Sur la question de la gouvernance et du rôle de l'État, jusqu'où le ministère de la santé est-il compétent ? À partir de quand faut-il passer le relais au ministère de l'intérieur, qui est mieux « staffé » ? Se posent également des questions liées à l'ordre public, à la préfectorale... Le monde de la santé est là pour organiser les soins, mais à un moment donné on entre dans une logique sociétale, et il est normal que le ministre de l'intérieur pilote le tout.
L'Éprus et la question de la réserve sanitaire doivent relever de la gouvernance de l'État, avec une déclinaison territoriale qui devrait être organisée par les préfets. Mais pour ne pas se réfugier derrière l'État qui s'occuperait de tout, il faut une articulation avec les autres acteurs, notamment médicaux mais aussi territoriaux.
Si je n'ai renoncé à rien, je peux vous dire que Bercy était clairement opposé à la création de l'Éprus. En effet, cette création nous permettait d'éviter la question des plafonds d'emplois.
M. René-Paul Savary, président. - Quel est votre avis sur l'inclusion de l'Éprus dans Santé publique France ?
M. Xavier Bertrand. - C'est une erreur. On pense faire des économies d'échelle en noyant les structures dans de très grandes organisations. Sur les questions des fonctions support, il est possible de s'organiser différemment, mais il ne faut pas nier la spécificité de tel ou tel acteur.
Au moment du mediator, j'avais eu la tentation de créer une agence qui aurait tout regroupé. Certains m'en ont dissuadé en montrant que l'on risquait de perdre un certain nombre de spécificités.
M. Jean-François Rapin. - Vous avez évoqué la vaccination saisonnière de la grippe. Pensez-vous que l'on devrait reprendre le schéma d'une vaccination collective adopté en 2009 pour la grippe H1N1 dans la cadre d'une éventuelle pandémie ? Il serait important de réaliser une telle vaccination à la fois pour des raisons sanitaires, mais aussi pour faire en quelque sorte une répétition d'une future grande vaccination contre le covid.
M. Xavier Bertrand. - Dans votre esprit, cette vaccination serait-elle obligatoire ?
M. Jean-François Rapin. - Oui.
M. Jean-François Husson. - Nous sommes engagés dans une politique préventive contre le virus : nous portons des masques, nous limitons les rassemblements, nous appliquons les gestes barrières, même s'il y a eu des atermoiements.
En tant qu'ancien ministre de la santé, quelles failles avez-vous pu constater dans la politique de prévention ? Quels manques identifiez-vous aujourd'hui ? Quelles seraient les évolutions possibles pour demain ?
Vous avez beaucoup insisté sur la place des territoires dans la mise en oeuvre de la politique sanitaire. Vous avez affirmé la prééminence de l'État en ce qui concerne la sécurité sanitaire. Mais sur la politique sanitaire, vous estimez que nous pourrions avoir une politique beaucoup mieux articulée avec les territoires pour être efficiente. Quelles sont les collectivités qui sont pour vous au coeur du dispositif ?
M. Olivier Henno. - On a le sentiment que l'État a baissé la garde sur la pandémie. Est-ce pour des raisons accidentelles, conjoncturelles, budgétaires, structurelles ? N'a-t-on pas sous-estimé le risque de pandémie ?
Aviez-vous des échanges lorsque vous étiez ministre avec vos homologues européens ? Une politique européenne de la santé fait-elle sens ? Quel pourrait être son périmètre ?
M. Olivier Paccaud. - Vous avez insisté sur la mission régalienne protectrice de l'État et sur le rôle des collectivités. Dans les Hauts-de-France, la région, les départements et les communes ont eu un rôle essentiel. Je vais prendre un exemple qu'on ne cite jamais : c'est l'aide qui a été apportée aux personnes âgées isolées pour les approvisionner. Ce sont d'ailleurs souvent des élus qui se sont mis au travail.
Vous avez également insisté sur le retour d'expérience et sur l'évaluation. Effectivement, il faut tirer des leçons ! Nous avons entendu les ambassadeurs de Corée du Sud et de Taïwan, deux États qui ont su tirer des leçons des diverses pandémies qu'ils ont eu à affronter en mettant en place des plans très précis. En Corée, il y a eu 350 morts ; à Taïwan, moins de 10 morts.
Quel rôle peuvent jouer les collectivités dans un plan de lutte contre une pandémie ? On ne peut pas faire sans elles. Certes, il y a le préfet, mais les collectivités, parce qu'elles sont au plus proche, ont un rôle à jouer.
Mme Victoire Jasmin. - Vous avez parlé de l'Éprus et des actions que vous avez menées contre la dengue et le chikungunya, lesquels ont touché particulièrement les outre-mer. Les collectivités doivent être en première ligne pour ce type de crise, puisqu'elles s'occupent de la prévention. Pour les maladies que je viens de citer, il faut éliminer les moustiques et les gîtes larvaires. Comment appréciez-vous, au regard de l'expérience qui a été la vôtre, la réponse apportée aujourd'hui à la pandémie dans les différents territoires d'outre-mer ? Avez-vous des conseils à nous donner, puisque l'épidémie est toujours là ?
Mme Michelle Meunier. - Vous avez parlé de logique sanitaire systémique, mais avouez qu'il y a quand même des absents dans ce système : les médecins de ville ont été très peu sollicités et le sont maintenant tardivement. Quand vous étiez ministre de la santé, vous aviez fait en sorte que les médecins libéraux soient au centre des préoccupations sanitaires. Que s'est-il passé entre 2006 et 2020 ?
Mme Angèle Préville. - Les personnes âgées ont payé un lourd tribut durant cette pandémie. Vous avez insisté sur la fonction régalienne et protectrice de l'État. Estimez-vous que nous les avons suffisamment protégées ? À cette même question, un professeur que nous avons auditionné la semaine dernière me répondait, lorsque je faisais la comparaison avec l'Allemagne, qui a eu avec quatre fois moins de décès de personnes âgées, qu'il existait dans ce pays une priorité absolue. Avez-vous des solutions qui nous permettraient d'améliorer la protection de ces personnes ?
M. Jean Sol. - Je suis tout à fait d'accord avec vous : nous n'avons pas de culture de l'évaluation en France. Cela ne pourrait-il pas changer si nous sortions de cette culture de contraintes, avec la certification et les normes qui tombent sur les épaules de nos professionnels de santé ?
M. Xavier Bertrand. - Monsieur Rapin, je ne pense pas qu'il faille rendre la vaccination obligatoire. Il y a de plus en plus de réticences sur la question des vaccins. Je continue à croire en une pédagogie non infantilisante, démontrant l'intérêt de la vaccination, pour qu'il n'y ait pas de confusion entre la grippe saisonnière et la covid. Le Gouvernement a dû y penser. Il faudrait diffuser très rapidement des spots pédagogiques. La campagne vaccinale doit commencer mi-octobre. Quand arrivent les vaccins ? Comment la campagne de vaccination va-t-elle être organisée ?
J'ai dit ce que je pensais de la façon dont l'affaire des masques avait été « gérée ». Mais on n'a pas le droit de se louper sur le vaccin covid ! L'épidémie ne sera terminée que lorsqu'il y aura un traitement, et le traitement c'est le vaccin. Je ne suis pas non plus favorable à rendre obligatoire le vaccin covid. Il faut inciter, expliquer. On nous dit qu'un vaccin sera disponible en 2021. Comme nous sommes un grand pays, nous devons être servis en premier, d'autant que nous avons des laboratoires pharmaceutiques sur notre territoire. Mais il faut préparer la logistique de la vaccination. Dans les ministères, des équipes devraient déjà être dans la prospective et l'anticipation sur la question du vaccin.
M. René-Paul Savary, président. - M. Rapin évoquait aussi l'idée de « s'entraîner » en organisant une vaccination collective contre la grippe.
M. Xavier Bertrand. - Pour organiser une vaccination collective, il faut avoir suffisamment de doses. Je ne sais pas combien de doses ont été commandées, auprès de qui et à quel moment elles seront disponibles...
M. Jean-François Rapin. - La grande différence entre la maxi-vaccination de 2009 et la vaccination grippale aujourd'hui, c'est qu'on a aujourd'hui de l'unidose en seringue pour la vaccination grippale, alors que les doses étaient en flacons pour H1N1. Peut-on aujourd'hui reproduire la même chose ?
M. Xavier Bertrand. - Monsieur Husson, on a beaucoup entendu l'État parler de l'articulation maire-préfet. C'est une évidence, puisque la commune est la cellule de base de la démocratie, mais d'autres niveaux de collectivités peuvent aussi apporter leur concours.
Si l'on parle de la continuité de l'État, il faut prendre en compte non seulement la dimension sanitaire, mais aussi les dimensions économique et sociale. Les élus ont apporté un concours remarquable. Le rôle des maires a été salué, mais il ne faut pas oublier toutes celles et ceux qui se sont bénévolement engagés pour distribuer des repas, faire des courses... En France, c'est toujours le système D. Les liens humains, c'est ce qui fait la différence entre notre pays et les autres. À tous ceux qui disent qu'il y a trop de communes en France, on peut rétorquer qu'heureusement que les élus, bénévoles de la République, étaient là ! Il faut aussi évoquer les associations, les voisins, les parents... Quand les élus allaient dépanner leurs administrés, ils avaient aussi peur de ramener ce satané virus chez eux.
L'articulation peut se faire au travers des compétences existantes, mais les collectivités doivent être considérées comme des partenaires. On a parfois le sentiment que l'accès à l'information est compliqué. Si le département ne sait pas ce qui se passe dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), il ne peut pas apporter l'aide nécessaire.
Les collectivités locales sont-elles vraiment considérées comme des partenaires à part entière, et pas comme des empêcheurs de tourner en rond ? Dans les plans stratégiques que nous devrons mettre en place dans les mois et les années à venir, il faut davantage intégrer les différents niveaux de collectivités locales. Si l'on veut établir des règles sanitaires dans les collèges, il est préférable d'en discuter avec les départements, plutôt que de les laisser découvrir au dernier moment la notice qui a été établie. Sur la date de réouverture des classes, le dialogue a parfois été musclé, car je voulais qu'on puisse organiser.
Que ce soit par temps calme ou par tempête, les Français veulent être protégés. C'est la mission première de l'État. S'est posée la question des masques et des équipements. Encore aujourd'hui, dans un centre hospitalier du Pas-de-Calais, une notice a été envoyée pour indiquer qu'il fallait faire attention à la consommation de gants. J'ai fait remonter le problème hier au préfet et à l'ARS, mais cela fait déjà quelques semaines que j'avais signalé ces questions.
Nous devons nous doter de stocks stratégiques suffisants. Personne ne veut revenir au système D qui a conduit à utiliser des sacs poubelle ! On doit penser à tous les éléments, et pas seulement aux masques : surblouses, blouses, gants, visières...
C'est la culture de la confiance qui est, selon moi, la clé.
Monsieur Henno, oui, l'État a baissé la garde, mais la France n'est pas la seule. Si Taïwan et la Corée du Sud s'en sont bien sortis, l'Allemagne qu'on nous donne beaucoup en exemple a connu des difficultés. Son système industriel lui a permis de s'adapter très vite. Nous avons mobilisé l'industrie pour les respirateurs, mais pourquoi ne l'avons-nous pas fait pour la confection de masques ? Heureusement qu'on a eu le système D avec des couturières improvisées ou professionnelles. Dans ma région, on a lancé une filière avec les masques Résilience. Toyota et Valeo en ont produit également. Il nous manque une culture de la prévention et du risque. L'anticipation n'est pas toujours dans l'ADN des décideurs politiques, et plus largement publics. On s'est souvent moqué de mon ancien métier d'assureur. C'est pourtant un très beau métier, et l'assureur doit aussi prévoir et garantir le pire.
Sur la question de la politique européenne en matière de coopération et de recherche, il ne faut pas se marcher sur les pieds pour le vaccin. Si l'on parle de l'accès aux frontières, on reste dans la dimension régalienne. J'ai rencontré mes homologues européens, mais pas seulement - chinois, américain. En politique, vous pouvez reprendre les bonnes idées des autres, il n'y a pas de droits d'auteur à payer !
M. Paccaud a raison : la santé fait partie des missions régaliennes. On dit toujours que le régalien, c'est la sécurité, la justice, la défense, le respect de la laïcité, mais l'éducation et la santé font aussi partie des priorités régaliennes.
L'articulation avec les collectivités est indispensable. Elle se fait dans certains secteurs et il faut l'étendre. En cas de risque nucléaire, ce sont les collectivités qui sont chargées de la distribution des pastilles d'iode.
Madame Jasmin, je me souviens m'être rendu dans les Alpes-Maritimes après l'épisode du chikungunya pour expliquer que la situation que La Réunion avait connue pouvait aussi survenir en métropole. Les acteurs doivent être les collectivités locales. Il faut clairement dire qui fait quoi : définition par l'État, articulation avec les collectivités. En matière d'anticipation, c'est la question du vaccin covid qui est maintenant le sujet important.
Madame Meunier, on m'a beaucoup reproché pendant mes différentes fonctions de m'appuyer sur les médecins généralistes. Mais ce sont les médecins de famille en qui on a confiance. Notre système de santé est tourné vers les défis et les besoins de l'hôpital public. Mais comment faire sans les médecins ? Personne ne souhaite qu'il y ait une deuxième vague de la même ampleur, mais il faudra alors davantage s'appuyer sur les établissements privés et sur les médecins qui ne demandaient que cela.
Madame Préville, les anciens ont été insuffisamment protégés, mais ce n'est pas tout à fait nouveau : souvenez-vous de la canicule de 2003. J'ai eu à gérer l'épisode de canicule en 2006, et nous avons pu mesurer les progrès qui avaient été faits. La situation s'explique aussi par le regard que porte la société sur les anciens. Depuis combien de temps parle-t-on d'une réforme de la dépendance ? La solidité et l'honneur d'une société tiennent à l'attention qu'elle porte à l'aube et au crépuscule de la vie. Il faut que ces questions soient des priorités de l'État. Se pose aussi la question des moyens, notamment humains.
Monsieur Sol, les commissions parlementaires doivent s'assurer du suivi. La fonction de contrôle - pas de censeur ou de critique - légitime totalement le rôle d'une commission comme la vôtre.
On a essayé à un moment donné - je ne suis dupe de rien - de me faire porter le chapeau du changement de doctrine et de stratégie. J'ai de nombreux défauts, mais je ne suis pas naïf. La commission d'enquête à l'Assemblée nationale m'a permis de rétablir la vérité. Je ne voudrais exonérer personne de ses responsabilités, mais quand j'ai quitté mes fonctions ce n'est ni le ministère de la santé ni la ministre qui a voulu changer la doctrine. Je répondrai avant le 7 octobre prochain aux questions écrites que vous m'avez posées. Entre le fait que la culture du risque et de l'anticipation n'a pas toujours été la marque de fabrique de notre pays et les logiques budgétaire et systémique, on comprend pourquoi on en est arrivé là.
Il faut que des professeurs, comme MM. Derenne, Bricaire, Raoult - quand il a fait son rapport -, et des acteurs publics et politiques prennent ce dossier à bras-le-corps. Sinon on n'est pas préparé et l'État n'assure pas sa mission première, qui est de protéger les citoyens. En 2013, le SGDSN prend la décision de changer de doctrine et la fait avaliser. Ce n'est pas un ministre qui prend cette décision : aucun n'accepterait d'endosser la responsabilité de faire des économies en protégeant moins nos concitoyens. On peut penser ce qu'on veut des politiques, mais ils cherchent plutôt à bien faire qu'à mal faire.
Se pose la question des consignes claires. Nous devons rompre avec cette tradition où c'est l'État qui agit en matière de sécurité civile et de sécurité sanitaire. Il ne faut pas en arriver au chacun pour soi, mais regarder comment l'État se prépare, anticipe et protège et quelle part peut être demandée à chacun - collectivités locales comme individus. Des pays savent le faire, le Japon notamment pour un certain nombre de risques comme les tremblements de terre. Nous devons l'envisager sous toutes ses formes, par rapport à la panoplie des risques qui peuvent exister. Les masques que nous portons aujourd'hui, ce ne sont pas des masques FFP2. Le changement de doctrine dont il est question avait pour objet non pas de diminuer le nombre de masques, mais de déterminer ce qui était le plus adapté aux uns et aux autres. On a fait une confusion terrible entre les masques FFP2 et les masques chirurgicaux. On m'avait dit qu'on en avait trop fait parce qu'à l'époque nous avions prévu également des masques pour les caissières, les routiers, les forces de sécurité... Au final, il y avait non pas 600 millions de masques, mais 1,4 milliard !
Nous avons voulu nous doter de capacités de production pour nous mettre à l'abri de la dépendance vis-à-vis des Chinois. Le ministre de la santé chinois m'avait dit que son pays en produisait beaucoup pour nous, mais que si l'épidémie les touchait, nous passerions après eux, qu'il ne fallait pas lui reprocher puisque nous ferions exactement la même chose. Il avait raison ! On a la mémoire courte : la grande distribution a démarché les producteurs locaux et nationaux pour être fournie. Puis, dès que la première vague a été derrière nous, on a repris l'habitude d'acheter moins cher, en Asie. Y a-t-il ou non une préférence nationale ? La grande distribution n'est pas tenue par les règles des marchés publics : elle peut acheter un peu plus cher. Des fabricants se sont engagés et se retrouvent avec des stocks.
C'est de la responsabilité de l'État de définir les stocks dont nous aurons besoin, épidémie ou pas. Les pics de pollution que nous pourrons connaître dans certaines grandes métropoles nous conduiront à changer notre rapport au masque : on en aura à la maison, dans la voiture... Nous aurons ce réflexe. J'ai voulu lancer l'opération « Un masque pour chacun » dans la région pour que chacun ait une première dotation. Avec des masques qui coûtent 30 à 50 centimes l'unité, le coût pose problème à certaines familles nombreuses. Même les masques en tissu ne sont pas éternels. La logique de protection de l'État n'empêche pas la responsabilisation des citoyens. Il faut changer de culture.
M. René-Paul Savary, président. - La stratégie d'envoi de kits de protection pendant la grippe H5N1 n'a-t-elle pas été contreproductive par rapport à votre volonté affichée de responsabiliser nos concitoyens ? Peut-on en tirer comme conclusion qu'il faut territorialiser les stocks plutôt que d'avoir des stocks nationalisés ?
M. Xavier Bertrand. - Cette fameuse doctrine concernait les stocks stratégiques et les stocks tactiques. C'était une bonne idée pour avoir une disponibilité plus rapide, mais à l'époque les masques n'étaient pas concernés. Ceux-ci restaient du ressort du national parce que c'était stratégique. Le vrai changement, c'est quand il a été décidé en 2013 que chaque employeur devait assurer la fourniture de masques. Mais qui est l'employeur des médecins libéraux ? À l'époque, en tant que ministre de la santé, j'ai eu l'idée de fournir un premier kit d'urgence aux professionnels.
En 2013, le SGDSN prévoit que dorénavant les employeurs paieront. Qui a effectué le contrôle ?
L'Académie de médecine a supposé qu'une circulaire interministérielle avait indiqué aux professionnels de santé libéraux et aux responsables d'établissements de santé qu'il leur incombait de se doter de masques FFP2 pour la protection des professionnels susceptibles d'être exposés.
M. René-Paul Savary, président. - Cela confirme des informations que nous avons déjà obtenues.
M. Xavier Bertrand. - Prendre des décisions, c'est bien ; s'assurer de leur exécution, c'est bien aussi.
M. René-Paul Savary, président. - Merci d'avoir participé à cette audition.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 30.
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -
La réunion est ouverte à 10 h 35.
Table ronde sur les aspects numériques
M. René-Paul Savary, président. - Pour cette audition consacrée aux outils numériques dans la gestion de cette crise, je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département. Nous allons entendre M. Bruno Sportisse, président directeur général de l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), ainsi que trois représentants de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam), Mme Annelore Coury, directrice déléguée à la gestion à l'organisation des soins, Mme Carole Blanc, directrice du réseau administratif et de la contractualisation, et Mme Annika Dinis, directrice opérationnelle du numérique et de l'innovation santé. Nous chercherons à comprendre au cours de cette audition comment les outils numériques ont été conçus et comment ils sont désormais mobilisés.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.
Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Sportisse, Mme Annelore Coury, Mme Carole Blanc et Mme Annika Dinis prêtent serment.
M. Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria). - Dès le 20 mars, de nombreuses équipes de l'Inria se sont engagées auprès d'établissements hospitaliers, que ce soit de manière spontanée ou bien à la demande de la direction, afin d'exploiter davantage les outils numériques pour gérer la crise. Nous avons alors mis en place une mission Inria Covid-19 pour soutenir ces projets d'ingénierie numérique de court terme. Plus de trente-cinq projets ont été engagés dans ce cadre, sur la base d'un autofinancement de l'institut, et je tiens à saluer l'engagement exceptionnel de tous les chercheurs, ingénieurs et fonctions d'appui qui ont répondu présents.
À la fin du mois de mars, nous nous sommes impliqués aux côtés de l'Allemagne dans un consortium européen de recherche et développement, en vue d'étudier les possibilités d'une application mobile d'exposition aux risques.
Le 8 avril, le Premier ministre a précisé la mission confiée à l'Inria, sous la supervision du secrétariat d'État au numérique, afin de mettre en place un consortium public-privé pour développer une telle application, d'abord sous la forme d'un prototype, en amont de toute décision politique de déploiement éventuel.
Au sein du consortium, avec nos partenaires allemands, nous avions recommandé une certaine classe de systèmes pour développer des applications dites centralisées, afin de pouvoir répondre à trois exigences : le respect de la vie privée et des données de santé, la cybersécurité, et, enfin, la maîtrise pleine et entière du système par l'autorité de santé, qu'il s'agisse des paramètres de l'application, de son développement ou bien de son impact. De notre point de vue, la solution développée par Apple et Google ne répondait pas à ces trois exigences, ce qui ne nous a pas empêchés de mener plusieurs cycles de discussions avec les propriétaires des systèmes d'exploitation concernés.
Le 18 avril, nous avons dévoilé la première version du protocole de transmission des données Robert - ROBust and privacy presERving proximity Tracing - développé conjointement par une équipe française de l'Inria et une équipe allemande de la Fraunhofer- Gesellschaft, pour répondre aux trois exigences fixées.
Le 26 avril, nous avons rendu public un consortium public-privé construit en moins de deux semaines pour développer le prototype d'un système fondé sur ce protocole. Aux côtés de l'Inria et d'autres acteurs publics comme l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), Santé publique France ou l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), cinq entreprises privées - Capgemini, Dassault Systèmes, Lunabee Studio, Orange et Withings - se sont engagées, via un cadre contractuel simplifié, pour développer pro bono publico un prototype. Le développement de ce système n'a donné lieu à aucun financement spécifique, ni pour les acteurs publics ni pour les acteurs privés. Plus de 150 personnes se sont mobilisées pour le développement de cette application, sans compter le concours des forces armées et de la RATP pour des campagnes de tests. Le coût total de ce développement est estimé à 2,5 millions d'euros.
Le 9 mai, nous avons dévoilé le protocole Désiré, évolution du protocole Robert, destiné à proposer pour l'interopérabilité au niveau européen une solution alternative au standard de fait développé par Apple et Google. Une preuve de concept de ce protocole a été développée, que nous avons présentée à nos partenaires européens au début du mois de juillet, dans le cadre du réseau eHealth-Network, groupe d'experts sur le numérique et la santé placé sous l'égide de l'Union européenne. Toujours dans l'idée de développer une solution européenne souveraine, nous avons lancé à la mi-mai une action de standardisation, portée notamment par l'action d'Orange au sein de l'Institut de standardisation des télécommunications européen.
En parallèle d'un cycle de développement extrêmement court - moins de 6 semaines - nous avons mené plusieurs phases de tests, dont certains sur le terrain, avec trois jours de campagne sur le site de l'Inria, à la fin du mois de mai, pour lesquels nous avons bénéficié du concours des forces armées. Nous avons également mené une soirée de campagne dans des rames de la RATP.
Le 2 juin, après décision politique, la première version de StopCovid a été déployée de manière opérationnelle. Y parvenir en moins de six semaines est un exploit inédit dans le monde numérique et je tiens à rendre hommage à l'engagement exceptionnel de toutes les personnes impliquées dans le projet. Mon seul regret est de ne pas avoir réussi à instaurer un dialogue serein, qui aurait permis à la société de sortir de la naïveté et des fantasmes sur le numérique. Notre responsabilité d'institut de recherche sera à l'avenir de porter des actions majeures en ce sens.
Un accord-cadre passé le 2 juin avec la Direction générale de la santé (DGS) a prévu que l'Inria pourrait agir comme assistant à maîtrise d'oeuvre dans la mise en exploitation de l'application StopCovid.
À ma connaissance, la France est le seul pays européen à avoir mené de bout en bout un projet de R&D de ce type, et il est essentiel qu'elle puisse continuer à la faire. C'est un gage d'autonomie stratégique dans la gestion de pandémies futures. Les retours d'expérience permettent d'améliorer le système qui reste pleinement sous contrôle de notre société démocratique, comme l'ont montré les interventions de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Il est également maîtrisé par notre autorité de santé. Rappelons combien le secteur des données de santé est sensible à l'heure où plusieurs grands acteurs technologiques se lancent dans une activité d'assurance santé.
Mme Annelore Coury, directrice déléguée à la gestion et à l'organisation des soins (Cnam). - Pendant la crise, le Gouvernement a confié à l'Assurance maladie la responsabilité de participer au traçage de la population, ce qui l'a conduite à développer l'outil Contact Covid.
Pour le dépistage, c'est-à-dire le recueil de l'ensemble des résultats de tests, la DGS a développé le système d'information SI-DEP avec l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) comme sous-traitant. Rempli par les laboratoires, il permet de colliger l'ensemble des données nécessaires pour identifier les gens qui ont des tests positifs.
Pour notre activité de traçage, Contact Covid vise à identifier les personnes qui sont positives, mais surtout leurs contacts en période où elles sont potentiellement contagieuses. Nous devons appeler ces contacts et les informer afin qu'ils se fassent dépister et qu'ils s'isolent puisqu'ils sont susceptibles d'avoir été contaminés. Il n'a pas été possible d'interconnecter ces deux outils, de sorte que l'Assurance maladie doit vérifier chaque jour que les gens déclarés positifs dans SI-DEP figurent bien dans Contact Covid. Si ce n'est pas le cas, nous rappelons les personnes dans un délai de vingt-quatre heures pour enclencher le tracing.
L'Assurance maladie n'est pas la seule à utiliser l'outil Contact Covid. Les médecins participent de l'opération de traçage et y ont aussi recours pour déclarer qu'un patient est potentiellement porteur de la Covid. Nous pouvons ensuite recenser les cas contacts et les rappeler pour les informer sur la nécessité du dépistage.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Monsieur Sportisse, combien d'utilisateurs de StopCovid a-t-on recensés et combien de notifications sur le risque de contamination ont été envoyées ?
Dans le cadre de son audition, Mme Hidalgo, maire de Paris, a déploré que toutes les informations relatives aux clusters recueillies dans les systèmes d'information n'aient pas été transmises aux élus locaux. Envisage-t-on de faire évoluer le système pour y remédier ?
Vous souhaitez que les Français sortent de « la naïveté et du fantasme » concernant le numérique. Il existe pourtant suffisamment de dangers pour expliquer les réticences et les craintes fondées des Français sur l'utilisation des applications. Le système est, selon vous, sous maîtrise. Comment garantissez-vous la sécurité des données ?
Enfin, il semblerait pour l'instant que StopCovid soit un échec, car l'application n'est pas assez utilisée. À l'heure d'un rebond de l'épidémie, on n'en entend plus du tout parler. Vous êtes convaincu de son bien-fondé. Pourquoi le Gouvernement ne communique-t-il plus sur ce système ?
M. Bruno Sportisse. - À cette heure, plus de 2,5 millions d'applications ont été téléchargées pour un peu plus de 1 million de désinstallations et un peu plus de 300 000 réinstallations, soit au total 1,8 million d'applications installées.
Il nous est impossible de connaître le nombre d'utilisateurs effectifs de l'application StopCovid, car le système est tenu par une exigence de respect total de la vie privée. Un utilisateur peut télécharger l'application sans jamais l'activer, et nous ne le saurons pas.
Pour ce qui est de la gestion sanitaire, le système StopCovid donne lieu à une déclaration de positivité de la part d'une personne qui a été testée positive. Si elle décide de partager son historique de contacts avec d'autres smartphones, les personnes possédant ces appareils sont identifiées comme potentiellement à risque et sont remontées sur un serveur central sécurisé. À ce jour, 5 100 QR codes présents sur les résultats d'analyses médicales ont été scannés par des utilisateurs pour un calcul d'exposition au risque par le serveur central, calcul qui se fait de manière anonyme. Quelque 307 décisions de notifications ont été prises, dont 268 ont été effectuées. Le différentiel s'explique par le fait que certaines personnes ont désinstallé l'application, rendant impossible la notification.
L'application StopCovid a été conçue de manière qu'il n'y ait absolument aucune géolocalisation, car il s'agit de se montrer extrêmement strict sur le respect de la vie privée. Nous n'avons donc aucune donnée à partager avec les élus locaux.
Quant à l'expression de « naïveté et de fantasmes » sur le numérique, elle exprimait surtout un regret de ma part. Sur un sujet aussi compliqué, il faudrait prendre le temps d'expliquer les risques et les avantages des solutions techniques mises en place, pour apaiser les craintes légitimes de nos concitoyens. Je regrette que le débat n'ait pas trouvé de cadre serein pour se développer. Et je comprends tout à fait les craintes qui s'expriment.
Le fait que l'application ne produise aucune donnée de géolocalisation est un élément de réassurance. S'y ajoute que StopCovid a été très scrutée par la CNIL, l'autorité administrative indépendante chargée du respect de la protection de la vie privée et des données numériques. Elle a émis plusieurs avis selon lesquels le système n'entrait pas en contradiction avec le cadre démocratique dans lequel nous évoluons.
Quant à la cybersécurité, l'Anssi s'est impliquée dès le début dans le projet et a mis en place avec nous un programme de 60 points à respecter. Nous avons même organisé une ouverture du système à une communauté de hackeurs blancs, c'est-à-dire des pirates informatiques qui acceptent de travailler du bon côté pour déceler les failles d'un système. La société YesWeHack a opéré en toute transparence avec le concours de l'Anssi et aucune faille importante n'a été détectée.
Je n'ai pas à commenter la politique de communication globale du Gouvernement dans le cadre de la stratégie générale de gestion de la crise sanitaire. Cependant, l'application StopCovid sera d'autant plus efficace qu'elle sera largement utilisée. En théorie, le nombre de notifications, c'est-à-dire le nombre de contacts détectés par l'application, croît comme le carré du nombre des utilisateurs. Nous avons 2 millions d'applications téléchargées ; il y en a 20 millions en Allemagne. Il suffirait que nous multipliions par 5 le nombre d'utilisateurs, pour multiplier par 25 le nombre de contacts traités pour calculer une exposition au risque, et partant, probablement de notifications. Le sujet est clef, dans une stratégie globale de santé.
Mme Annelore Coury. - Sur la transmission aux collectivités territoriales des informations concernant les clusters, les textes nous interdisent de passer ce type d'informations.
Mme Carole Blanc, directrice du réseau administratif et de la contractualisation à la Cnam. - Les médecins et les établissements de santé interviennent au premier niveau du tracing. L'Assurance maladie prend le relais. Les agences régionales de santé (ARS) interviennent au troisième niveau. Dimanche soir, Contact Covid avait enregistré 224 000 personnes positives et 826 000 personnes contacts. L'ensemble de ces données a été transmis à l'ARS, de façon qu'elle puisse remplir sa mission de détection des clusters et de veille sanitaire et épidémiologique. L'agrégation des données permet aux autorités sanitaires de détecter les chaînes de contamination qui s'apparentent à un cluster et de prendre les mesures d'ordre public nécessaires. Mais nous ne sommes autorisés à communiquer ces informations qu'à l'ARS.
M. René-Paul Savary, président. - Si ces informations étaient communiquées aux collectivités locales, les décisions seraient-elles prises plus rapidement ?
Mme Carole Blanc. - Quoi qu'il en soit, ces informations sont extrêmement sensibles.
Mme Annelore Coury. - Il s'agit de données de santé. La loi les encadre très fortement. Lors du traçage, les médecins et l'Assurance maladie doivent repérer les personnes qui ont besoin d'un accompagnement social, en fonction de certains critères de vulnérabilité - femme enceinte, surpoids, logement insalubre... Les textes sont clairs : même cette information, nous ne pouvons pas la communiquer aux cellules territoriales d'appui à l'isolement. Nous ne pouvons que donner à la personne concernée le numéro de téléphone de la cellule et lui recommander de l'appeler.
M. René-Paul Savary, président. - Mais vous vérifiez le suivi ?
Mme Annelore Coury. - Ce n'est pas le rôle de l'Assurance maladie.
Mme Carole Blanc. - L'ARS a mis en place un dispositif de suivi de l'isolement qui prévoit des rappels réguliers de la personne.
M. René-Paul Savary, président. - Mais si la personne ne suit pas vos conseils, elle reste isolée ?
Mme Annelore Coury. - Elle est relancée par l'ARS.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - La stratégie tester-tracer-isoler est en relatif échec. Beaucoup se concentrent sur la première étape, et il est désormais bien établi que les délais d'accès aux tests et de retour des résultats dépassent souvent la période de contagiosité, ce qui met en échec toute la suite de la stratégie.
Les difficultés sont également importantes en matière de traçage. Une information a été publiée il y a quelques jours, établissant que, parmi les personnes qui ont été trouvées positives dans la deuxième semaine de septembre, quatre sur cinq n'avaient pas été identifiées comme cas contacts. Les chaînes de transmission échappent donc largement à la stratégie du tracing. À quelle proportion de personnes dépistées positives estimez-vous celles pour lesquelles un tracing a réellement été effectué ? Êtes-vous actuellement en capacité de répondre à la hausse de la circulation du virus en procédant au tracing pour l'ensemble des personnes positives ? Le Premier ministre a annoncé 2 000 recrutements. Quelle est la situation ?
On n'entend plus du tout parler de lieux qui seraient proposés à des personnes positives pour s'isoler si leurs conditions de logement ne le leur permettent pas. Peut-être se réveillera-t-on dans deux mois ?
Quand on a un téléphone portable sous le système iOS et qu'on le met à jour pour migrer vers iOS 13.7, un message vous indique qu'il est possible d'activer le système de notifications d'exposition à la covid-19 sans avoir à télécharger d'application. La disponibilité du système dépend de la prise en charge par l'autorité de santé publique. Est-ce que les autorités sanitaires ne seraient pas en train de se faire troller par Apple ?
M. René-Paul Savary, président. - Combien de jours après le test contactez-vous les personnes contacts d'une personne qui a été testée positive ?
Mme Carole Blanc. - Si nous formulons autrement les chiffres avancés par le rapporteur, 20 % des cas contacts deviennent des personnes infectées par la covid, ce qui veut dire qu'il existe des chaînes de transmission que nous ne savons pas retracer. Nous ne sommes pas en capacité de tracer 100 % des personnes contacts nominativement, de façon à pouvoir les rappeler derrière.
En outre, la levée de la prescription médicale a généré une accélération du recours aux tests, avec pour effet que certaines personnes arrivent à un statut de personnes infectées comme patients zéro (P0) avant même de passer par le stade de cas contact. Ces deux effets cumulés font effectivement que 20 % des patients zéro sont d'anciens cas contacts.
Lorsque cette mission a été confiée à l'Assurance maladie, au mois de mai, nous avons formé 3 000 personnes, puis 6 000. Nous avons un peu revu notre organisation au mois de juin, période où l'épidémie était dans une période basse. Nous avons réactivé notre organisation départementale dès la mi-juillet et elle ne cesse de monter en puissance de sorte que 10 000 personnes collaborent désormais au dispositif de tracing au sein des caisses primaires d'assurance maladie.
Ces personnes ont bénéficié du renfort de personnel en contrat à durée déterminée (CDD). Sur les plateformes, le personnel travaille sept jours sur sept, avec une autorisation réglementaire pour le travail du dimanche, qui se fait néanmoins sur la base du volontariat. Pour assurer la soutenabilité du dispositif dans la durée, nous faisons appel à du personnel en CDD pour compléter nos effectifs.
Nous pouvons désormais gérer près de 40 000 appels par jour, et nous nous préparons à augmenter la cadence, puisque chacun a bien compris que l'épidémie n'était pas encore à son pic.
Le délai moyen entre le moment où l'on a identifié une personne infectée par la covid et celui où l'on rappelle les cas contacts est de 1,7 jour pour un appel abouti, car il faut entre trois et quatre rappels pour réussir à joindre les personnes.
M. Bruno Sportisse. - Je suis d'accord avec vous, monsieur le rapporteur, en ce qui concerne le système d'exploitation iOS développé par Apple. Un système d'exploitation est cette couche logicielle qui permet de rendre intelligent un smartphone. Quand on a développé StopCovid, on a fait le choix de ne pas faire reposer l'application sur cette fonctionnalité que fournit le système d'exploitation d'Apple, parce que l'on voulait répondre à une exigence de maîtrise du dispositif par l'autorité de santé.
La science a progressé sur le sujet, donnant lieu à des publications, mais aussi à un développement en Open source, c'est-à-dire avec des codes logiciels tous disponibles, ce qui n'est pas forcément le cas dans tous les systèmes d'exploitation. Nous avons parlé tout à l'heure des niveaux de sécurité, du respect de la vie privée, du contrôle par les autorités administratives indépendantes. J'ai également répondu à vos questions concernant les données métriques que l'on ne peut pas forcément transmettre. En revanche, nous sommes capables de vous donner le nombre de déclarations de positivité qui ont transité par notre application et le nombre de notifications. Un système fondé sur la brique logicielle développée par Apple et Google ne permettrait pas aux hautes autorités de santé de connaître ces éléments.
Il reste beaucoup à faire pour améliorer le dispositif. Il faudrait notamment savoir, tout en respectant les contraintes de vie privée, combien de personnes viennent se faire tester avec une notification StopCovid, et combien sont effectivement déclarées positives. Cette boucle de rétroaction serait extrêmement intéressante.
Au-delà de la gestion de la crise sanitaire, il apparaît clairement que les systèmes d'exploitation sont des infrastructures immatérielles, sans doute plus difficiles à appréhender que les autres, routes ou système bancaire, mais qui façonnent notre économie et notre société. Il faudrait un débat sur leur régulation, et cette crise sanitaire pourrait l'éclairer.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Merci pour votre réponse, même si elle renvoie bien évidemment à celle des autorités politiques.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Hier, le rapport global de la CNIL sur le fichier Contact Covid faisait état d'anomalies importantes, comme l'envoi de données de santé effectué par des caisses primaires d'assurance maladie à l'autorité régionale de santé, via des messageries non sécurisées, ou encore l'envoi par un établissement de santé de données de santé relatives au covid, inscrites sur un fichier distinct, à l'instruction, même de la CNAM. Comment corriger ces anomalies ?
Avez-vous connaissance d'applications similaires à StopCovid, qu'auraient développées d'autres pays d'Europe confrontés à la même problématique de tester, tracer et isoler ?
Une pétition figure sur le site du Sénat, qui interroge le fait que le Health data hub ait été confié à Microsoft plutôt qu'à un hébergeur européen. Nous avions organisé une audition sur ce sujet avec René-Paul Savary. Est-il certain que pour le système actuel, le choix s'est porté sur un hébergeur européen ?
Mme Carole Blanc. - Lorsque nous repérons une personne infectée qui aurait eu des contacts particulièrement à risque, par exemple au sein d'un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ou d'une crèche, ou bien qui aurait participé à un rassemblement, avec un nombre de contacts très important, cette personne est enregistrée dans la base et signalée à l'ARS. Ce signalement qui se fait par messagerie simple ne comporte aucune donnée nominative ni aucune donnée de santé, puisque nous utilisons un numéro de fiche pour alerter l'ARS. Les messages sont donc du type : « Merci de bien vouloir analyser la fiche numéro X22-34 pour évaluation des risques de cluster », sans données nominatives ni médicales.
Quant aux établissements médico-sociaux, ils disposent désormais d'un accès direct à Contact Covid pour enregistrer les personnes infectées, ce qui n'était pas le cas au démarrage du processus, car le système n'était pas opérationnel. Nous avions alors demandé aux établissements de remplir un fichier Excel et de nous l'adresser par messagerie sécurisée de santé. Une fois les données récupérées, nous nous substituions à l'établissement pour la saisie dans Contact Covid. Aujourd'hui encore, certains établissements, notamment les plus petits, ne sont pas forcément équipés pour utiliser l'application en accès direct. Ils continuent donc d'utiliser ce biais pour nous faire des signalements, mais toujours via la messagerie sécurisée de santé.
M. Bruno Sportisse. - La plupart des pays européens se sont dotés d'applications de traçage. Nous avons travaillé avec des équipes européennes dès le début du projet, l'application StopCovid étant initialement une initiative franco-allemande. Une décision politique a ensuite ouvert d'autres voies à l'Allemagne. Certains pays européens ont fait le choix d'utiliser la boîte à outils proposée par Apple et Google.
Il n'y a pas de compatibilité simple entre les deux systèmes, car la nature des informations qui circulent dans chacun d'eux diffère totalement. Dans le système d'Apple et Google, le statut de positivité d'une personne peut se retrouver sous une forme indirecte dans le smartphone des autres utilisateurs, ce qui enfreint les principes de respect de la vie privée et de cybersécurité, comme l'ont montré récemment plusieurs articles scientifiques. Dans le système français, l'information sur la positivité d'une personne reste dans son smartphone et il y a un partage des contacts à risque de manière pseudonymisée avec un serveur central.
M. René-Paul Savary, président. - Et qu'ont fait nos amis allemands ?
M. Bruno Sportisse. - Ils ont choisi de s'appuyer sur le système développé par Apple et Google.
M. René-Paul Savary, président. - Ils n'ont pas souhaité construire un système à l'allemande comme nous avons construit un système à la française.
M. Bruno Sportisse. - La décision politique a choisi une autre voie. Il ne m'appartient pas de la commenter.
Quant à votre question sur le Health data hub, elle renvoie à la réversibilité des solutions d'hébergement choisies, sujet sur lequel l'Inria a souvent pris position, notamment comme membre fondateur de ce hub.
En ce qui concerne l'hébergeur de StopCovid, le choix s'est porté sur Outscale de Dassault Systèmes, qui est la seule solution d'hébergement certifiée SecNumCloud par l'Anssi, c'est-à-dire au plus haut niveau de sécurité.
M. René-Paul Savary, président. - Il s'agit bien d'un hébergeur entièrement français ?
M. René-Paul Savary, président. - Avez-vous identifié les blocages qui freinent l'utilisation de StopCovid ?
M. Bruno Sportisse. - Plusieurs enquêtes sont en cours. Tout développeur d'applications sait qu'il faut communiquer dans la durée pour faire adopter une application. On constate une très grande élasticité du taux de téléchargement de StopCovid selon que des personnes éminentes en font la promotion ou pas. Lorsqu'il y a deux ou trois semaines, le Premier ministre et le ministre de la santé et des solidarités ont refait la promotion de StopCovid en conférence de presse, le taux de téléchargement de l'application s'est multiplié par quatre ou cinq, déclinant à nouveau le lendemain. Vous savez comme utilisateurs combien le monde du numérique doit marteler ses messages pour faire adopter un objet nouveau, d'autant plus lorsqu'il suscite des craintes légitimes qui mériteraient un débat serein.
Des bugs techniques continuent à remonter et les systèmes doivent être améliorés, ce qui peut aussi expliquer les réserves de certains.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Vous avez indiqué que 20 millions d'applications avaient été téléchargées en Allemagne. Faut-il expliquer ce taux plus élevé par une différence de communication ?
M. Bruno Sportisse. - Je ne suis pas du tout légitime pour répondre à cette question. Cependant, il est certain que la politique de communication n'a pas forcément été la même d'un pays à l'autre. Mais la question de la relation du citoyen à son État doit aussi jouer un très grand rôle, même si encore une fois je ne suis pas légitime pour livrer ce genre d'analyse.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - L'Allemagne a développé une politique de tests très rapides, qui a prouvé son efficacité en termes de mortalité, inspirant ainsi confiance aux citoyens. Cela n'a pas été le cas chez nous, où les revirements sur les tests et l'application ont créé beaucoup d'angoisse et d'interrogations. La comparaison doit être globale et porter sur le lien de confiance des citoyens à la parole publique plutôt que de se restreindre aux seuls tests ou à tel autre aspect.
M. René-Paul Savary, président. - Les Allemands utilisent le système d'Apple et Google, ce qui signifie qu'ils n'ont pas besoin de télécharger l'application, mais qu'ils en disposent directement ?
M. Bruno Sportisse. - Dans un premier temps, Apple et Google ont proposé une boîte à outils, ce qu'on appelle dans le jargon informatique une interface de programmation applicative (API), pour les développeurs d'applications. À ma connaissance, les pays européens ayant utilisé cette boîte à outils ont développé des applications qui, avec tout le respect que je dois aux autres équipes techniques, comportaient de fait beaucoup moins d'éléments.
Dans un deuxième temps, Apple et Google ont fait descendre ces fonctionnalités dans le système d'exploitation. Cela permet de tracer indépendamment de l'existence d'une application de santé, ce qui pose des questions.
À ma connaissance, les Allemands continuent d'utiliser une boîte à outils.
M. René-Paul Savary, président. - Ils doivent donc télécharger une application ?
M. Bruno Sportisse. - Effectivement, et cette application repose sur le système d'Apple et Google.
Mme Angèle Préville. - Monsieur Sportisse, vous avez évoqué des garanties relatives au respect de la vie privée. D'après ce que je sais, en matière de cybersécurité, il n'y a jamais de garantie à 100 %. La moitié des données de santé des Norvégiens ont par exemple été piratées. Dans quelle mesure le respect de la vie privée est-il garanti ?
J'ai cru comprendre que le système utilisé en Allemagne et celui proposé par Apple et Google ne reposaient pas sur les mêmes modalités de stockage des données. Je ne suis pas technicienne, mais il me semble que, même si elles n'apparaissent pas, les données de géolocalisation sont quelque part. Ma question est sans doute naïve, mais est-ce qu'un hacker ne pourrait pas remonter jusqu'à ces données ?
Mes autres questions s'adressent à Mmes Coury, Blanc et Dinis. Les personnes que vous contactez pour les prévenir qu'elles sont des cas contacts et qu'elles doivent se faire tester sont-elles prioritaires ? Leur fournissez-vous un rendez-vous ou sont-elles laissées à elles-mêmes ?
Vous avez évoqué les problèmes sociaux liés à l'isolement, mais il peut aussi être impossible de s'isoler, notamment du fait de l'exiguïté des appartements dans les métropoles. Des moyens sont-ils mis en oeuvre pour remédier à ce problème ?
Mme Laurence Cohen. - M. Cédric O expliquait hier que l'échec de ce système était dû à un problème de pédagogie, que les Françaises et les Français n'auraient pas bien compris... À chaque fois que le Gouvernement est défaillant, c'est toujours une histoire de pédagogie. C'est à croire que nos concitoyennes et nos concitoyens auraient un pouvoir de compréhension limité !
Je ne partage pas cette analyse, car j'estime que c'est un tout, et que les difficultés liées à la mise en place des tests, l'attente trop longue pour l'obtention des résultats et les inégalités territoriales extrêmement fortes participent de la perte de confiance des Françaises et des Français. Les craintes liées à la protection des données et à la remise en cause éventuelle des libertés expliquent aussi leur défiance.
On m'a interrogée hier sur le plateau de Public Sénat sur l'éventuelle faiblesse du système made in France pour lequel nous avons opté par rapport à d'autres systèmes « clés en main » qu'ont choisis d'autres pays européens. Personnellement, je ne crois pas que ce soit la cause de l'échec du système. Quelle est votre appréciation ? Jugez-vous le système défaillant ?
Mme Victoire Jasmin. - L'implication des laboratoires de biologie vétérinaire pose problème, car contrairement aux laboratoires de biologie médicale, ils ne disposent pas de logiciels sécurisés. Les responsables de laboratoire que nous avons auditionnés récemment nous ont rapporté qu'à défaut de logiciels compatibles, le transfert de données s'effectuait parfois via des tableurs Excel. Comment appréhendez-vous ce problème ? Existe-t-il une nomenclature particulière pour ce type d'examens, qui intervient parfois à plusieurs reprises et avec des niveaux de prise en charge différents en fonction des profils - personnes présentant des symptômes, qui disposent d'une prescription ou non, ou qui doivent voyager dans les 72 heures ? J'observe d'ailleurs que cette contrainte des 72 heures n'est pas toujours respectée, car les voyageurs n'obtiennent pas toujours leurs résultats dans le délai imparti ; ils doivent alors refaire un test. Quelles sont vos actions en la matière ?
Le bilan de StopCovid est quasiment nul. Les prévisions réalisées étaient-elles suffisamment claires ? La coordination entre les différents systèmes et les personnes contacts est-elle suffisante ?
Mme Jocelyne Guidez. - La Corée et Taïwan ont très rapidement mis en oeuvre le tracing avec des résultats étonnants, notamment du point de vue du nombre de morts.
Vous avez évoqué le fait que des utilisateurs avaient désinstallé l'application après l'avoir téléchargée. J'aimerais savoir pourquoi.
Mme Carole Blanc. - Lors de nos entretiens téléphoniques, nous indiquons aux personnes qui ont eu un contact à risque si elles doivent se mettre en isolement et pour quelle durée. Nous leur indiquons également si elles doivent faire un test, et le cas échéant, à quelle date elles doivent le faire pour qu'il soit efficace.
L'accès aux tests étant actuellement plus compliqué en termes de délais, nous indiquons à la personne contact qu'elle doit s'y prendre tôt pour faire sa demande de test et nous lui demandons si elle a besoin d'accompagnement. Nous sommes en capacité de lui fournir la liste des laboratoires qui pratiquent l'examen et de lui proposer la mise en place d'un prélèvement à domicile dans le cas où celui-ci serait plus approprié, du fait notamment de difficultés de mobilité ou d'une perte d'autonomie.
À l'issue de l'entretien, la personne est enregistrée dans notre base « Contact Covid » et nous lui délivrons un courrier. Ces éléments permettent au laboratoire d'identifier « au guichet » les personnes contacts et de les tester en priorité.
Un certain nombre de questions nous permettent de détecter des difficultés de mise en isolement. Ce ne sont pas nécessairement des difficultés liées à une situation de précarité, mais tout simplement des difficultés de logement. Lorsque nous détectons de telles difficultés, nous proposons à la personne de prendre contact avec la cellule territoriale d'appui à l'isolement qui peut mettre en place un hébergement externe, soit pour la personne covid, soit pour l'un de ses proches vulnérables.
Nous avons près de 40 000 personnes au téléphone chaque jour. Très peu refusent de répondre à nos questions ou d'être enregistrées en base, et très peu se montrent manifestement non coopératives. Nous estimons cette proportion autour de 3 %.
Mme Annelore Coury. - Le niveau de prise en charge des tests est le même, quel que soit le laboratoire. Le Gouvernement a fait le choix de lever l'obligation de prescription, car le nombre de tests réalisés plafonnait. Il y a eu depuis lors énormément de recours spontanés au test, ce qui a conduit le Gouvernement à engager une stratégie de priorisation. Il faudra en mesurer l'impact.
La levée de l'obligation de prescription a eu des conséquences sur le tracing, car les médecins n'étaient pas forcément prévenus que leurs patients étaient positifs et ne pouvaient donc leur donner les consignes sur le recours au masque ou la mise en isolement ; ils ne pouvaient pas non plus engager le tracing. Nous menons actuellement une campagne pour redire aux assurés qui sont allés se faire dépister spontanément et qui sont positifs qu'ils doivent aller voir leur médecin. Nous pensons que cela permettra une meilleure appropriation et un meilleur respect des consignes, des gestes barrières et de l'isolement. Cela permettra aussi que les médecins puissent compléter ou engager le recensement des cas contacts.
Certains laboratoires vétérinaires n'ont peut-être pas pu se raccorder aussi rapidement que les autres à l'outil Sidep, mais, dans l'ensemble, cet outil est largement rempli par les laboratoires - c'est d'ailleurs une condition de la prise en charge du test.
M. René-Paul Savary, président. - Les transmissions ne peuvent-elles se faire de manière cryptée ?
Mme Annelore Coury. - Certains laboratoires vétérinaires ont peut-être utilisé la messagerie sécurisée de santé.
M. René-Paul Savary, président. - C'est à vérifier.
N'y a-t-il pas eu une confusion entre une stratégie de tests diagnostiques et une stratégie de tests de dépistage ? Ce n'est pas du tout la même approche. Qu'en pensez-vous ?
Mme Annelore Coury. - Il y a eu une évolution. Au départ, nous dépistions les patients symptomatiques et le tracing reposait sur les médecins.
Dans un deuxième temps, on a effectivement cherché à encourager la politique de tests. Je rappelle qu'avant la levée de la prescription posée par le Gouvernement, toute une série de campagnes a été menée à l'instigation des ARS pour renforcer le dépistage dans certains territoires où nous pressentions que le virus circulait plus vite qu'ailleurs, ou dans lesquels il y avait des clusters. Nous avons donc travaillé en étroite collaboration avec les ARS, notamment en mettant à leur disposition nos capacités de mailing et d'identification des personnes sur les territoires afin de leur envoyer des courriers et de les inciter à aller se faire dépister.
Puis le Gouvernement a considéré que ces politiques ne permettaient pas d'atteindre un niveau de tests suffisant, et il a donc levé l'obligation de prescription, avant de s'engager aujourd'hui dans une politique de priorisation.
M. René-Paul Savary, président. - Les délais actuels, que le changement de stratégie permettra peut-être de résorber, doivent tout de même pénaliser votre travail. Les remontées dont nous disposons montrent qu'il y a des trous dans la raquette. Si les personnes n'ont pas de rendez-vous pour se faire tester ou si elles attendent les résultats trop longtemps, vos efforts perdent toute efficacité. Avez-vous des préconisations ?
Mme Annelore Coury. - Il faut prioriser. Les politiques de priorisation et de diversification des types de tests engagées par le Gouvernement vont faciliter et fluidifier les choses. Notre objectif commun est de permettre un accès au test et aux résultats le plus rapide possible, car cela conditionne le succès du tracing et permet l'isolement.
Je veux également insister sur le fait que, d'un point de vue financier, l'assurance maladie a été au rendez-vous pour accompagner les laboratoires et leur donner les moyens de recruter afin de gérer le volume de tests.
M. René-Paul Savary, président. - Le développement des tests salivaires contribuera peut-être à alléger leur charge.
Mme Annelore Coury. - En effet, les prélèvements sont plus faciles, et les équipements de protections nécessaires moins importants. De plus, les médecins pourront également faire les prélèvements. Les délais devraient donc être plus rapides.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Il me semble que compte tenu du nombre de personnes positives asymptomatiques, le dépistage a du sens même s'il provoque un engorgement.
Dans d'autres pays européens, le coût des tests est parfois beaucoup plus bas, notamment en Espagne où il est presque deux fois moindre. Le coût total de la politique de tests pour l'assurance maladie sera très différent d'un pays à l'autre.
M. René-Paul Savary, président. - Il est de 250 millions d'euros par mois pour l'assurance maladie.
Mme Annelore Coury. - En France, le test coûte 73 euros tout compris. En Allemagne, il coûte 54 euros. Il nous paraît important, sur un sujet de cette nature, que les laboratoires aient vraiment les moyens de s'organiser et de recruter pour être au rendez-vous.
Mme Laurence Cohen. - Je n'ai pas eu de réponse à la question que je vous ai posée, monsieur Sportisse.
Par ailleurs, mesdames, quelle est la position de l'Assurance maladie par rapport aux tests rapides d'orientation diagnostique (TROD) ?
M. René-Paul Savary, président. - Laurence Cohen pointe à raison les irrégularités territoriales. Les disparités sont très fortes : dans mon territoire, qui est rural, il n'y a pas d'attente du tout, alors que, dans la grande ville de Reims toute proche, l'attente devient un peu lourde. Disposez-vous d'une cartographie de ces trous dans la raquette ? Avez-vous fait un retour d'expérience pour remédier à ces inégalités territoriales ?
Mme Carole Blanc. - Aujourd'hui, le pilotage de l'accès aux tests est fait par l'ARS, qui cartographie les besoins au sein de chaque territoire et essaie d'apporter des moyens complémentaires quand c'est nécessaire. Nous savons bien que le taux d'incidence est beaucoup plus fort en ville que dans des zones moins peuplées. Même s'il y a plus de laboratoires en ville, ils sont donc beaucoup plus fortement sollicités.
La stratégie de veille de l'ARS comprend également la supervision de la chaîne d'approvisionnement. Elle s'assure notamment que les laboratoires ne manquent pas des produits nécessaires à la réalisation du test, et, le cas échéant, qu'ils disposent des appuis en ressources humaines.
M. René-Paul Savary, président. - Nous poserons donc la question des disparités territoriales à l'ARS.
Le coût de la politique de tests va être très lourd pour l'assurance maladie. Certains pays ne remboursent pas systématiquement tous les tests. Êtes-vous associés à la stratégie de prise en charge ?
Mme Annelore Coury. - Nous participons à la réflexion, mais c'est le ministère qui définit la politique de tests. Nous avons, par exemple, obtenu que les tests ne soient pas remboursés quand le laboratoire n'a pas rempli l'ensemble des informations dans Sidep.
Les TROD qui sont actuellement autorisés sont délivrés par les pharmaciens et permettent de savoir si l'on a été contaminé ou pas. Ils ne sont pas pris en charge, et nous ne disposons pas des chiffres, mais j'ai l'impression qu'ils sont délivrés en nombre assez limité.
M. René-Paul Savary, président. - Les tests antigéniques seront plus rapides, mais ils nécessiteront toujours un prélèvement nasopharyngé, et donc, de la main-d'oeuvre.
Mme Annelore Coury. - La stratégie relative à ces tests est en cours de définition par le ministère.
M. Bruno Sportisse. - J'ai synthétisé l'ensemble des questions autour de trois volets : la cybersécurité et le respect de la vie privée, la pédagogie et les désinstallations.
Concernant le premier volet, vous avez entièrement raison, madame la sénatrice, il faut toujours avoir une très grande humilité dans le monde numérique, car on ne peut jamais avoir la certitude qu'un système technique ne présente aucune possibilité d'atteinte à certaines fonctionnalités. C'est pour cela que les sujets de cybersécurité et de respect de la vie privée doivent donner lieu à un travail permanent avec un plan de vérification des failles détectées.
Je répète toutefois qu'il n'y a pas de données de géolocalisation dans le cadre de StopCovid.
Mme Angèle Préville. - Ces données circulent bien dans le cloud...
M. Bruno Sportisse. - Elles circulent, mais toute la question est celle de la nature des données ; or la France a fait le choix d'avoir des données qui ne sont pas médicales.
En matière de respect de la vie privée, le contrôle démocratique et le rôle des autorités administratives indépendantes sont clés. Lors de son premier contrôle de StopCovid, la CNIL a relevé deux éléments : l'utilisation d'une brique logicielle de Google pour éviter ce qu'on appelle « un recaptcha », et ainsi, les attaques par des robots de notre système d'une part, et d'autre part le non-déploiement d'un filtre de minimisation de remontée des données. La CNIL nous a mis en demeure en juillet sur ces deux sujets. Ils faisaient partie de notre feuille de route, mais nous avons été confrontés à une urgence et nous avons dû faire un arbitrage. Nous avons remédié à ces deux difficultés, et la mise en demeure est close depuis le 3 septembre. Cela montre bien l'importance des organes de contrôle en matière de cybersécurité et de respect de la vie privée.
J'en viens à la pédagogie. Face à des craintes légitimes de dérive, il faut être capable d'expliquer les éléments de réassurance que l'on a. À ma connaissance, c'est la première fois que l'on discute d'un logiciel au Parlement, et cela nous a beaucoup appris, car pour moi, la pédagogie va dans les deux sens. Ceux qui ont une connaissance technique et les décideurs politiques ont dû trouver un terrain de discussion ; c'est un élément de retour d'expérience pour les uns comme pour les autres.
Par ailleurs, il y a un petit paradoxe à dénoncer sur les réseaux sociaux des atteintes possibles à la vie privée - c'est une manifestation de la maturité numérique globale collective que nous avons.
Une question m'a été posée sur le made in France. La France a fait l'investissement dans un programme de R&D de bout en bout. C'est un élément de fierté, et cela a des implications en termes de retour d'expérience et de maîtrise. Le made in France ne doit pas nous renvoyer au plan Calcul ou au Minitel !
Le troisième volet concerne la désinstallation. Du fait de la conception extrêmement respectueuse de la vie privée de l'application, on ne sait absolument pas le pourquoi d'une désinstallation. Nous ne disposons pas de remontées d'informations précises sur les terminaux ni sur les versions des terminaux. Ce point, qui est directement lié à la conception initiale de l'application, est susceptible d'évoluer.
Si on ne sait pas pourquoi les gens désinstallent, on a toutefois des hypothèses. On constate par exemple une élasticité positive à la promotion de StopCovid. A contrario, nous avons constaté mi-juin des désinstallations massives pendant quelques jours après la publication d'un article de presse relatant une faille majeure en termes de respect de la vie privée.
Un autre élément, plus structurel, est le caractère « taiseux » de l'application. Elle ne dit pas grand-chose, et au fond, vous ne savez pas si elle fonctionne quand elle est dans votre poche. Or le plus souvent, une application est faite pour demander votre attention et votre interaction. Nous avons fait ce choix dès le début de la conception de StopCovid, mais nous envisageons de revenir dessus afin de permettre que l'utilisateur soit plus en contrôle de ce que fait son application.
Il y a un système d'exploitation Android sous lequel lorsque StopCovid est en veille, un petit bandeau indique que l'application est là pour vous protéger. C'est une donnée de ce système d'exploitation qu'on ne peut pas changer, mais qui, pour certaines personnes, peut être anxiogène - c'est du moins notre hypothèse.
Par ailleurs, il peut y avoir, sur un parc extrêmement hétérogène, des cycles d'installation et de désinstallation, par exemple parce que la version est mal supportée.
Nous avons donc quantité de petites actions à mener pour essayer de remédier à ces différents problèmes.
M. René-Paul Savary, président. - J'ai aussi entendu que l'application usait les batteries.
M. Bruno Sportisse. - Les études dont nous disposons et que nous continuons de mener ne montrent pas un impact majeur dans ce sens, mais, compte tenu de l'hétérogénéité du parc, c'est toutefois possible.
Il y a encore de la pédagogie à faire, mais je pense que, si l'on explique bien ces questions de protection collective, les Français sont capables de les comprendre.
M. René-Paul Savary, président. - Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 10.
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Audition de Mme Florence Parly, ministre des armées
M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Florence Parly, ministre des armées.
Madame la ministre, vous êtes accompagnée du médecin général des armées, Mme Maryline Gygax Généro, directrice centrale du service de santé des armées (SSA), de M. Benjamin Gallezot, directeur-adjoint du cabinet civil et militaire, de M. Erik Czerniak, médecin en chef et de Mme Sandra-Élise Reviriego, conseillère parlementaire.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Alain Milon, retenu dans son département.
Nous avons souhaité vous entendre sur l'action de votre ministère pendant la crise sanitaire, dont l'hôpital de campagne de Mulhouse a été emblématique, mais aussi sur la façon dont il a fait face à l'épidémie avec des moyens spécifiques, notamment ceux du SSA, et avec une culture propre de la gestion de crise.
Je vais vous donner très brièvement la parole, à titre liminaire, afin de laisser le maximum de temps aux échanges.
Je demanderai à chacun, intervenantes et commissaires, de s'exprimer avec concision.
Mesdames, messieurs, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.
Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Florence Parly et Maryline Gygax Généro prêtent serment.
À toutes fins utiles, je rappelle à tous que le port du masque est obligatoire et je vous remercie pour votre vigilance.
Mme Florence Parly, ministre des armées. - Merci de me donner l'opportunité de contribuer à vos travaux. Je tenterai d'expliquer quel a été le rôle du ministère des armées dans la gestion de cette crise inédite.
En tant que ministre des armées, j'ai la responsabilité d'assurer le fonctionnement du ministère, qui est au service de la Nation tout entière, ce qui suppose deux choses : je dois, premièrement, garantir la protection et la sécurité des militaires ainsi que des agents en service au sein de l'institution ; je dois, deuxièmement, assurer la continuité de l'ensemble des opérations et des missions du ministère. Jour et nuit, sept jours sur sept, tout au long de l'année, quelles que soient les circonstances, les armées remplissent des missions essentielles à la sécurité des Français : lutte contre le terrorisme, en opérations extérieures ou sur le territoire national, dissuasion nucléaire, protection de notre espace aérien, surveillance maritime. L'accomplissement de ces missions ne saurait connaître aucune suspension. Cela suppose donc que la relève des forces et leur préparation opérationnelle, ainsi que le maintien en condition opérationnelle des matériels, des transports et des approvisionnements, soient garantis.
Face à cette crise, une mission supplémentaire a été confiée au ministère des armées, consistant à participer, au service de la santé de tous les Français, à la lutte contre l'épidémie. Cette mission nouvelle a été assumée tout en poursuivant l'ensemble des missions du ministère, en dépit d'une situation sanitaire extraordinairement difficile qui a interrompu une partie importante des activités de notre pays. Je voudrais devant vous rendre hommage aux personnels civils et militaires du ministère, dont l'engagement a été exceptionnel.
Cette capacité à protéger les Français passe avant tout par la protection et la santé de nos forces ; et je n'ai jamais eu à choisir entre ces deux objectifs. En application des mesures du ministère des solidarités et de la santé, des plans de continuité d'activité ont été déclinés dans chaque armée, dans chaque direction, dans chaque service, avec un seul et même objectif : assurer l'ensemble des missions avec un effectif taillé au plus juste pour exposer le moins possible nos personnels et disposer d'une réserve de personnel au cas où l'épidémie aurait touché nos forces. Le ministère des armées a participé activement à la lutte contre la propagation du virus, grâce à son service de santé notamment.
Le rôle premier du SSA est de maintenir la capacité opérationnelle de nos armées, de nos directions et de nos services. Cela signifie prendre en charge les blessés des théâtres d'opérations extérieures, mais aussi veiller au jour le jour à la santé de nos forces, détecter les éventuels cas et assurer leur prise en charge médicale ; cela signifie également que les médecins du service de santé ont en permanence conseillé le commandement sur les mesures qu'il convenait de prendre et sur la manière de conduire les activités.
Le SSA concourt en outre au bon fonctionnement du système de santé publique. Avec 2 500 médecins, il représente moins de 1 % du système de santé publique de notre pays ; il compte huit hôpitaux répartis sur le territoire français, dont je rappelle qu'ils ne sont pas réservés aux militaires, mais ouverts à tous. Ces hôpitaux ont très vite accueilli des patients sur la base de la régulation réalisée par les agences régionales de santé (ARS). Au total, 3 725 patients atteints de la covid-19 y ont été hospitalisés, dont 564 en réanimation. D'ailleurs, comme dans tous les hôpitaux du système de santé publique, le nombre de lits de réanimation au sein des hôpitaux d'instruction des armées a été multiplié par trois pendant la période.
Enfin, sans se détourner de sa mission première, l'ensemble du personnel soignant du SSA s'est engagé. Ceux qui occupaient des postes non essentiels dans les administrations et directions centrales ont repris des gardes dans les services hospitaliers et médicaux. La crise sanitaire a ainsi mis en lumière la réactivité et la capacité d'adaptation du ministère des armées, notre organisation étant fondée sur un principe très simple : quand la situation l'exige, quand on sait faire et quand on peut faire, alors on fait.
Tel est le sens de l'opération Résilience décidée par le Président de la République le 25 mars 2020, qui s'est articulée autour de trois piliers : le soutien médical et sanitaire, le soutien logistique, la protection des personnes et des entrepôts contenant du matériel de soins.
Les opérations d'évacuation sanitaire qui ont été menées par les armées ont joué un rôle très important pour soulager les régions les plus touchées, le Grand Est, la région parisienne, la Corse. C'est ainsi que l'armée de l'air et le SSA se sont mobilisés pour organiser des évacuations médicales par avion et par hélicoptère, en transformant par exemple un Airbus A330 MRTT, qui est initialement un avion ravitailleur, en une véritable unité de réanimation. Je voudrais aussi évoquer la prouesse technique réalisée par l'armée de terre et par l'armée de l'air, qui sont très rapidement parvenues à adapter des modules de réanimation sur les hélicoptères NH90 et sur les A400M Atlas, avions de transport lourd, afin de renforcer nos capacités d'évacuation sanitaire. Un mot également sur l'engagement du porte-hélicoptères Tonnerre, qui a permis de soulager les hôpitaux corses et d'évacuer des patients vers le sud de la France.
Autre opération inédite : le déploiement de l'élément militaire de réanimation (EMR) de Mulhouse, dont je souhaite insister sur le caractère très exceptionnel. Le qualificatif « d'hôpital de campagne » ne lui sied d'ailleurs guère ; il ne s'agissait pas du tout de lits sous une tente, mais d'une véritable unité de réanimation dotée de trente lits et de personnels formés pour accueillir les patients les plus lourdement atteints. Ce dispositif n'existait pas dans nos armées ; il a été créé de toutes pièces et déployé en seulement - j'y insiste - huit jours !
Nous avons également projeté des médecins à Mayotte et en Guyane. J'ai pu entendre dire, ici ou là, que ces opérations relevaient d'une démarche de « com ». Ces remarques m'ont profondément choquée : je peux vous dire que ces opérations étaient nécessaires pour sauver des vies. Les malades et les personnels du système de santé publique qui ont reçu le renfort de nos armées nous ont d'ailleurs exprimé leur très grande reconnaissance.
Quelques chiffres en guise de bilan provisoire de l'opération Résilience : 430 missions menées partout en France, 190 patients transférés par voie aérienne ou maritime en France ainsi qu'en Allemagne, en Suisse, au Luxembourg et en Autriche, grâce à la solidarité de nos voisins européens, qui nous ont ouvert les portes de leurs hôpitaux. Nous avons en outre, par exemple, affrété 750 tonnes de fret alimentaire et sanitaire à Mayotte, cédé 5 millions de masques chirurgicaux prélevés sur le stock du service de santé des armées pour alimenter les hôpitaux civils, fourni vingt respirateurs au ministère de la santé.
Un mot sur le dispositif que nous avons mis en place pour dialoguer avec les autorités locales, préfets et ARS. Je précise tout d'abord que les moyens que nous avons mis en oeuvre l'ont été en fonction des besoins qui ont été exprimés par le ministère de la santé. Les décisions, en la matière, ont été prises dans le cadre du conseil de défense et de sécurité nationale, présidé par le Président de la République, ou au sein des cellules de crise interministérielles.
Nous avions par ailleurs confié au centre de planification et de conduite des opérations, placé sous l'autorité du chef d'état-major des armées - c'est ce centre qui conduit par exemple les opérations au Sahel ou les actions menées sur le territoire national dans le cadre de l'opération Sentinelle -, le soin de coordonner l'action des responsables des chaînes opérationnelles concernées. Nous avons utilisé les relais en région que sont les officiers généraux des zones de défense et de sécurité (OGZDS), commandants militaires régionaux qui, en métropole et en outre-mer, ont fait l'interface avec les préfets de zone de défense et de sécurité, les ARS et les collectivités locales. C'est donc la même logique de subsidiarité qui s'applique pour toutes les autres opérations et qui a été mise en oeuvre dans la gestion de cette crise.
Tout cela nous a beaucoup appris sur les forces de notre ministère, mais nous a permis aussi de soulever un certain nombre de points d'attention et de mieux identifier les moyens du SSA qu'il conviendra de conforter à l'avenir. Je fixerai d'ailleurs, le 3 octobre prochain, une nouvelle feuille de route au SSA, qui s'appuiera notamment sur ce retour d'expérience.
Au-delà des armées, c'est l'ensemble de notre ministère qui s'est mobilisé dans la gestion de cette crise - vous avez certainement en tête le rôle joué par la Direction générale de l'armement pour tester les masques et les textiles destinés au grand public.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Au mois de mars, l'épidémie a flambé dans la région Grand Est ; les capacités de réanimation se sont trouvées largement dépassées, ce qui a entraîné notamment des transferts de patients. Dans ce contexte, le SSA a déployé trente lits de réanimation à Mulhouse, dans un hôpital dit « de campagne » - au sens où il s'agissait d'une campagne militaire et non, bien sûr, d'un hôpital rural.
Pourquoi trente lits ? Ce chiffre correspondait-il aux capacités maximales de déploiement du service de santé des armées, vu la brièveté des délais ? Les besoins, eux, étaient nettement supérieurs, puisque les autorités ont dû procéder à des transferts vers d'autres régions.
Mme Florence Parly, ministre. - Je ne saurais trop insister sur le fait que l'ensemble des moyens du service de santé des armées sont dimensionnés pour faire face aux besoins des armées, quantitativement et qualitativement. Il va de soi que le SSA dispose d'équipements en grand nombre pour traiter des patients qui sont atteints de blessures par balle et de pathologies de guerre. En revanche, ses modules n'étaient pas forcément orientés vers le traitement de maladies nécessitant de nombreux outils de réanimation et de respiration. On nous a demandé de faire notre maximum, et nous avons répondu en fonction des moyens qui étaient à notre disposition, en mobilisant la totalité de ces moyens.
Mme la médecin général Maryline Gygax Généro. - Lorsque nous sommes sollicités pour intervenir, nous évaluons ce que nous pouvons faire, en tenant compte des délais de mise en oeuvre. Trente lits de réanimation, c'est très significatif ! Je rappelle en effet que les services de réanimation sont en général dimensionnés autour de vingt lits dans les hôpitaux régionaux. Ce chiffre est donc le fruit d'un compromis entre ce que nous pouvions faire dans un délai extrêmement court, la capacité d'accueil du parking de l'hôpital de Mulhouse - le service de réanimation que nous créions devait obligatoirement venir en appui du centre hospitalier - et nos capacités à armer le service sur le plan des ressources humaines, en y affectant des réanimateurs prélevés au sein des hôpitaux d'instruction des armées, eux-mêmes engagés dans la prise en charge d'un nombre considérable de patients.
Pour l'EMR de Mulhouse, nous avons mobilisé au total, avec les relèves, 235 personnels du SSA. Je précise d'ailleurs que les lits étaient très exactement au nombre de 27 ; pour des raisons d'ergonomie, trois lits n'ont pu être armés.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Merci pour vos réponses. Je salue la participation du SSA ; je m'inquiète seulement que, dans une puissance militaire comme la nôtre, on ne puisse déployer que trente lits supplémentaires lorsque les armées sont sollicitées. Peut-être est-ce le signe qu'on accorde insuffisamment de moyens au SSA...
Il y a un hôpital militaire dans la région Grand Est, à Metz. Vous nous avez dit que le SSA avait triplé ses capacités en lits d'hospitalisation ; comment l'offre de réanimation a-t-elle évolué à l'hôpital de Metz ?
Mme Maryline Gygax Généro. - L'hôpital militaire de Metz est engagé, dans le cadre du modèle SSA 2020, dans un partenariat étroit avec le centre hospitalier régional (CHR) de Metz-Thionville ; il ne dispose donc plus de service de réanimation. Nos réanimateurs et nos chirurgiens ont été intégrés il y a quelques années au sein du CHR de Metz-Thionville.
M. René-Paul Savary, président. - Quel a été le taux d'occupation de ces 27 lits ?
Mme Maryline Gygax Généro. - Ce taux a été de 100 % au plus fort de la crise. Nous n'avons ensuite diminué les capacités qu'en fonction de l'évaluation de la possibilité de le faire sans compromettre la prise en charge des patients.
Mme Florence Parly, ministre. - La collaboration entre le centre hospitalier de Mulhouse et l'EMR a été parfaite ; comme l'a dit Mme la médecin général, nous avons bien sûr veillé à ce que la réduction progressive des capacités de cet EMR fasse l'objet d'une concertation avec l'ensemble des autorités locales, élus et autorités de santé.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Je poserai trois questions.
À partir du moment où les premiers cas chinois ont été annoncés, comment le SSA a-t-il travaillé ? Avez-vous pu anticiper la pandémie, à l'aide de données d'experts par exemple ?
Avez-vous dû réduire de façon importante les interventions prévues dans vos services afin de réserver des lits aux patients atteints du virus, comme cela s'est passé dans les autres hôpitaux avec la mise en oeuvre du plan blanc ? Où en est-on actuellement ?
Quid, enfin, des projets de recherche soumis par l'Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) ?
Mme Florence Parly, ministre. - Lorsque les premiers cas se sont manifestés, la communauté des experts du domaine médical s'est immédiatement mobilisée. Nous avons, au sein du ministère des armées, des capacités d'expertise - je pense à l'IRBA, que vous venez de mentionner, ou à l'hôpital Bégin, l'un des huit hôpitaux d'instruction des armées, qui est le centre de référence pour le traitement d'Ebola.
Concernant l'activité des hôpitaux d'instruction des armées, comme partout, il a fallu déprogrammer un certain nombre d'interventions qui étaient prévues, afin de pouvoir tripler notre capacité d'accueil en réanimation.
Pour ce qui concerne les projets de recherche, je laisserai une personne compétente vous répondre !
Mme Maryline Gygax Généro. - Le service de santé des armées dispose d'une capacité de veille sanitaire et scientifique extrêmement active via le Centre d'épidémiologie et de santé publique des armées (Cespa), situé à Marseille - c'est absolument nécessaire si l'on veut soutenir des armées qui sont en permanence projetées dans le monde entier.
Nous travaillons par ailleurs de façon quotidienne en lien avec la communauté des chercheurs civils. Le travail d'anticipation du SSA repose essentiellement sur sa capacité à traduire les signaux faibles, notamment scientifiques, que nous décelons pour évaluer les besoins des armées - nous le faisons en permanence ; c'est absolument nécessaire.
Concernant les lits réservés pour les patients atteints de la covid-19, nos hôpitaux ont évidemment participé au plan blanc lorsqu'il a été déclenché. Ils ont donc déprogrammé des interventions, tout en conservant néanmoins une capacité chirurgicale au profit des blessés militaires susceptibles d'être rapatriés sur le territoire national - c'est là notre mission première, et nous avons toujours gardé la capacité d'y répondre. Nous avons compensé ces déprogrammations par la mise en oeuvre de téléconsultations destinées au suivi des patients atteints de maladies chroniques. Ces capacités de téléconsultation ont été multipliées par dix, voire par quinze.
Pour ce qui est des projets de recherche, cette crise a donné lieu à une véritable effervescence, dans tous les secteurs hospitaliers mais aussi au niveau de la médecine des forces. Nous avons déposé trente-six projets de recherche clinique, pour lesquels nous avons reçu vingt-neuf avis favorables. Le SSA a par ailleurs concouru à 28 projets de recherche civils, dont 7 essais thérapeutiques et 21 projets de suivi longitudinal de cohortes de patients. Nous sommes enfin particulièrement fiers d'avoir vu huit projets du SSA acceptés par l'Agence de l'innovation de défense.
Je ne ferai que citer le dernier projet de recherche du SSA : il consiste en une comparaison entre les prélèvements salivaires et les prélèvements naso-pharyngés pour analyse par RT-PCR (Reverse Transcription Polymerase Chain Reaction) ; il vient d'être salué par la Haute Autorité de santé (HAS).
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Il serait intéressant que vous puissiez nous communiquer une chronologie précise, depuis le début de la crise, des expertises que vous avez évoquées, s'agissant en particulier de cette période charnière qui va de janvier à début mars.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Quel était le niveau de votre stock de masques avant le début de la crise ? Comment s'est opéré votre réapprovisionnement ? Jugez-vous que le stock dont vous disposez aujourd'hui est satisfaisant ? Je poserai la même question pour votre capacité de dépistage, virologique et sérologique.
Par ailleurs, comment s'est organisée l'évacuation de patients vers divers pays européens ?
Mme Florence Parly, ministre. - Le SSA constitue de façon régulière, pour ses propres besoins, des stocks de masques. Lorsque nous sommes entrés en crise, au 1er février, le SSA détenait un peu plus de 18 millions de masques chirurgicaux et 2 millions de masques FFP2. Ce stock avait été dimensionné pour couvrir les besoins des forces et du service de santé des armées.
Une fois entrés dans la crise, nous avons renouvelé ce stock. Nous avons donc commandé plus de 31 millions de masques en plus de ceux que nous détenions déjà ; nous en avons distribué plus de 34 millions pour le soutien des forces et nous en avons donné 5 millions au ministère des solidarités et de la santé.
Puis, lorsque nous avons avancé dans la crise, il est apparu que l'utilisation du masque avait vocation à s'étendre, et nous avons eu recours au service du commissariat des armées afin que celui-ci prenne en charge les commandes de masques grand public. Nous avons ainsi acheté, début avril, 1,5 million de masques grand public, indépendamment du service de santé des armées qui, lui, a conservé la responsabilité de la gestion et de la consommation en propre de ses masques.
Aujourd'hui, le SSA dispose de six mois de stock, sur la base d'une consommation de pleine activité covid. Ces six mois représentent 6 millions de masques chirurgicaux et 6,7 millions de masques FFP2.
Dans le même temps, le service du commissariat des armées est monté en puissance pour assurer la constitution de deux stocks bien distincts : le stock stratégique, d'une part, qui correspond à dix semaines d'autonomie, destiné à couvrir les besoins de l'ensemble du ministère ; un stock « outil », d'autre part, qui représente entre dix et vingt semaines de consommation en partant de l'hypothèse que chaque personne utilise deux masques par jour. Au total, le stock du service du commissariat des armées oscille entre 50 et 75 millions de masques, à distinguer de celui du service de santé des armées, qui gère ses propres besoins.
Mme Maryline Gygax Généro. - Concernant les tests, le service de santé des armées est monté en puissance progressivement. Actuellement, nous sommes capables de réaliser 2 000 tests PCR par jour sur le territoire national, auquel il convient d'ajouter 1 000 tests par jour pour l'ensemble des théâtres d'opérations extérieures (OPEX). Le SSA a réalisé 44 000 tests PCR depuis le début de la crise, dont une moitié visait à tester les troupes opérationnelles et l'autre moitié à diagnostiquer, soit dans le cadre du tracing soit dans celui de la prise en charge individuelle des patients militaires et civils du ministère.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Cette capacité de dépistage est-elle satisfaisante ?
Mme Maryline Gygax Généro. - Cette capacité nous permet de couvrir les besoins des armées ; nous gardons une réserve de montée en puissance jusqu'au maximum de 2 000 tests par jour.
M. René-Paul Savary, président. - Quels sont les délais de réponse ?
Mme Maryline Gygax Généro. - Nous nous efforçons de donner les résultats en 24 heures ; pour les unités opérationnelles, cela peut être plus rapide.
M. René-Paul Savary, président. - Nous parlons bien de tests PCR ?
Mme Maryline Gygax Généro. - Absolument.
Mme Florence Parly, ministre. - J'en viens aux évacuations. Elles ont été orientées vers la Suisse, l'Allemagne, le Luxembourg et l'Autriche. Les besoins ont été identifiés par les ARS ; pour ce qui me concerne, j'ai eu de nombreux contacts avec mon homologue allemande, avec laquelle la communication a été extrêmement fluide. Le ministère des armées a été sollicité pour assurer le transport. S'agissant de pays limitrophes, et sachant que la source de ces évacuations était essentiellement le Grand Est, les appareils que nous utilisions ne pouvaient être des avions à long rayon d'action tels que les A330 : il fallait avoir recours à des hélicoptères. Il a donc fallu, en l'espace de quelques heures, certifier un dispositif permettant d'installer des kits de réanimation à bord d'hélicoptères qui n'étaient pas prévus pour accueillir des appareils très gourmands en consommation électrique.
Ce sont ces petites prouesses silencieuses qui ont aussi permis la réussite des opérations d'évacuation. Et nous avons rendu hommage tous ensemble, le 14 juillet, aux nations qui nous ont porté secours pendant cette période si difficile.
M. René-Paul Savary, président. - Quelles conclusions avez-vous tirées de la propagation virale qui s'est produite au sein du navire Charles de Gaulle ?
Mme Florence Parly, ministre. - Je ne reviendrai pas sur le détail des différents rapports que nous avons souhaité rendre publics sur cette question. Toute la difficulté est d'apprécier ce qui a été fait en se replaçant dans le contexte de l'époque où les décisions ont été prises. Ce navire a quitté Toulon au mois de janvier, à un moment où le virus n'était pas présent, en tout cas pas identifié, dans la zone où nous vivons ; lorsque le porte-avions a fait escale à Brest, au mois de mars, la face du monde avait changé.
Un navire d'ancienne génération comme le Charles de Gaulle, conçu dans les années 1980, certes vaste mais très dense pour ses quelque 2 000 personnels d'équipage, n'est pas fait pour contenir aisément le risque épidémique. Nous l'avons d'ailleurs fort bien vu : pendant cette période, d'autres navires de la marine nationale sillonnaient les mers ; sur les navires de nouvelle génération, qui bénéficient de chambrées limitées à quatre ou six personnes, contre quarante personnes dans certains dortoirs du Charles de Gaulle, la donne a été radicalement différente.
J'en tire la conclusion que l'équipage a fait du mieux qu'il a pu compte tenu des connaissances qui étaient les siennes et les nôtres à l'époque, et que l'infrastructure de nos navires est, en matière de propagation, un facteur non négligeable. Pendant l'été, le porte-avions Charles de Gaulle a fait l'objet d'un arrêt technique ; nous en avons profité pour modifier le plus possible son organisation et ses équipements, jusqu'à la distance qui sépare les patères auxquelles les opérateurs accrochent leurs tenues de travail. Nous avons notamment réorganisé la partie avant du navire, dans laquelle ont été confinés les marins contaminés pendant le retour vers Toulon, afin de pouvoir, à l'avenir, distinguer les cas positifs et les cas contacts. Tous ces éléments ont un rôle à jouer, au-delà de l'application des règles sanitaires.
Mme Maryline Gygax Généro. - Les marins du porte-avions constituent une cohorte qu'il est intéressant de suivre dans le temps. Le premier enseignement que nous avons tiré de cette expérience est la proportion non négligeable de patients totalement asymptomatiques : plus de la moitié des marins contaminés n'avaient aucun symptôme. Nous réalisons par ailleurs des études sérologiques longitudinales, qui sont en cours.
M. René-Paul Savary, président. - Des traitements spécifiques ont-ils été administrés aux marins à l'époque ?
Mme Maryline Gygax Généro. - Seuls deux marins ont été pris en charge en réanimation. Les autres n'ont bénéficié d'aucun traitement spécifique.
M. Damien Regnard. - Si le pays avait été confiné plus longtemps, notre stock de matériel sanitaire aurait-il été suffisant pour maintenir toutes nos opérations militaires, qu'il s'agisse des opérations domestiques, Sentinelle en particulier, ou des OPEX ? Le SSA a-t-il aujourd'hui des stocks de masques et des moyens de dépistage suffisants ?
Pouvez-vous nous présenter, sans entrer dans des détails qui pourraient être sensibles, les mesures préventives qui sont prises pour nos forces projetées à l'extérieur ou sur les bâtiments de la marine nationale ? Quid, au retour, des séjours en sas de confinement ?
M. Olivier Paccaud. - Je suis élu de l'Oise. Et vous savez que, dans l'Oise, on trouve la base aérienne de Creil, qui a été au centre de doutes, de questions et de polémiques.
Nous avons eu le plaisir de recevoir le colonel Bruno Cunat, ancien commandant de la base de Creil, le 9 septembre dernier. Cette base fut le premier grand cluster français, avec celui des Contamines. Entre le 26 février et le 3 mars 2020, seize cas positifs y ont été identifiés ; un patient, notamment, a passé cinq semaines dans le coma.
La base aérienne de Creil aurait-elle pu être la source de contaminations ultérieures ailleurs dans le département - je pense notamment au cluster de Crépy-en-Valois ? Je rappelle que ce sont des militaires basés à Creil qui ont effectué le rapatriement des 180 Français de Wuhan le 31 janvier dernier.
Madame la ministre, vous avez affirmé le 4 mars dernier, sur le plateau des Quatre vérités, émission diffusée sur France 2, que les 18 militaires qui composaient l'équipage de L'Estérel avaient été testés et confinés - la séquence est aisée à retrouver : vous l'avez dit dès les premières minutes de l'interview. Or le colonel Cunat, devant cette assemblée, a affirmé l'inverse, comme l'ont fait diverses personnes, militaires ou civils travaillant sur la base aérienne de Creil, que j'ai pu interroger.
Maintenez-vous que ces personnels ont été testés et confinés ? N'y a-t-il pas eu négligence dans la façon dont ces militaires ont été traités à leur retour de Wuhan ? Les Français qui ont été rapatriés ont été confinés de façon très stricte, à Carry-le-Rouet ; les militaires, d'après certaines sources militaires, étaient chez eux, mais en permission : on ne contrôlait pas leurs allées et venues, ni celles de leurs familles. Or certains de leurs conjoints travaillaient sur la base aérienne de Creil. Certains membres de l'équipage de L'Estérel logeaient même sur la base - le colonel Cunat nous l'a confirmé -, s'y déplaçaient, assistaient aux messes, et ont pu tout à fait transmettre le virus.
Une dernière petite question qui s'adresse au SSA : l'enquête précise menée par l'ARS sur le cluster de Crépy-en-Valois pour retrouver le patient zéro a été vaine ; mais l'ARS, dans la synthèse préliminaire de son rapport, évoque Creil et l'impossibilité d'enquêter sur la base. Serait-il possible d'avoir accès aux données concernant les militaires qui sont partis rapatrier les Français de Wuhan ?
Dernier point : huit matelots basés à Brest sont passés pendant deux jours, les 5 et 6 février, par la base aérienne de Creil, et se sont rendus à Crépy-en-Valois où a éclos le second cluster. De nombreux habitants de l'Oise sont persuadés que c'est par l'intermédiaire de ces militaires que le virus est arrivé à Crépy-en-Valois, où l'on a déploré les deux premiers morts français de la covid-19. Si vous pouviez nous convaincre de la fausseté de cette hypothèse, vous feriez oeuvre utile...
M. Jean-François Husson. - En tant qu'élu du Grand Est, je voudrais saluer l'action des armées dans une crise tout à fait inédite où le front est, en premier lieu l'Alsace, a été durement touché. Je veux vous exprimer la gratitude des habitants de l'est de la France pour vos sacrifices, et vous remercier pour votre parfaite contribution là où il s'est agi de remédier aux difficultés de coordination qui se sont fait jour entre les différentes autorités civiles, agences régionales de santé et préfectures. En matière d'acheminement d'équipements de protection individuels, les préfets de zone de défense et de sécurité se sont avérés d'une précision redoutable, pour ne pas dire diabolique, dans le bon sens du terme !
Quelles sont aujourd'hui les capacités maximales de déploiement de personnels et de moyens matériels dont dispose le SSA à l'échelle nationale, dans l'hypothèse où surviendrait un nouvel épisode épidémique, sachant que celui-ci pourrait être de portée inédite, le pays étant susceptible d'être touché dans différentes régions en même temps ?
Vos services sont-ils armés pour faire face en même temps aux OPEX, à Sentinelle et à la covid-19 ?
Mme Florence Parly, ministre. - En entrée de crise, le stock de masques était suffisant pour couvrir les besoins du SSA et des forces. Nous nous sommes mis en situation de renouveler ce stock et de l'étendre afin d'équiper en masques la totalité de nos personnels. Nous avons mobilisé pour cela nos services d'achat et nos capacités et il n'y a pas eu sur la question des masques de difficultés autres que celles que chacun pouvait connaître à l'époque. Si la crise avait duré deux ou trois fois plus longtemps, avec les inerties liées au fait qu'il fallait s'approvisionner très loin, nous aurions dû puiser encore davantage dans nos réserves. Nous avions d'autres capacités qu'il valait mieux ne pas avoir à mobiliser, comme nos masques de protection NRBC, qu'il n'a pas été nécessaire d'utiliser - s'il avait fallu y recourir, nous l'aurions fait naturellement.
Concernant les faits qui se sont déroulés dans l'Oise, j'ai juré, monsieur le président, de dire la vérité. Je me dois de préciser que j'ai dit quelque chose d'inexact le 4 mars sur France 2. J'ai dit en effet que les équipages de retour de Wuhan à bord de L'Estérel avaient été testés. C'était un raccourci. Ce qui s'est passé, c'est que les équipages ont été soumis à un protocole sanitaire extrêmement strict, que je vais rappeler, mais qui ne comprenait pas à l'époque de test PCR.
Le 31 janvier, le premier vol en provenance de Wuhan atterrissait à Istres avec 193 Français à bord, lesquels ont été placés en quatorzaine à Carry-le-Rouet. Quant au personnel de bord, lequel était basé à Creil, il a été soumis à un protocole de surveillance biquotidienne durant quatorze jours par les médecins du SSA. Au terme de ce délai, il n'avait pas développé de symptôme. Il n'a donc pas subi de test PCR mais il y a bien eu une surveillance médicale extrêmement rapprochée. J'espère que la rectification de cette imprécision permettra de crever définitivement cet abcès.
M. René-Paul Savary, président. - Pourquoi n'ont-ils pas subi de test PCR ? Y avait-il une raison scientifique ?
Mme Maryline Gygax Généro. - Le dogme à ce moment-là n'était pas de tester tout le monde mais de tester les patients symptomatiques, d'où le soin apporté à déceler très vite tous les symptômes.
Mme Florence Parly, ministre. - S'ils avaient développé des symptômes, ils auraient bénéficié d'un test. Mais la doctrine édictée par le ministère des solidarités et de la santé était bien celle que vient de rappeler Mme la médecin général. N'étant quant à moi pas médecin, je vous prie de bien vouloir excuser le caractère un peu raccourci de ma formule. Nous avons aujourd'hui en tête que le test signifie quelque chose de bien particulier. Ces personnels ne sont pas du tout restés sans surveillance particulière, bien au contraire.
Sur le rôle qu'auraient pu jouer les militaires basés à Creil dans le développement d'un cluster dans l'Oise, je citerai le rapport épidémiologique qui vous a été transmis : « Les données de notre enquête permettent de déconstruire plusieurs des rumeurs ayant circulé dans la presse. Ainsi, le 31 janvier 2020, un vol armé par la base aérienne de Creil a rapatrié de Wuhan des ressortissants français placés ensuite en quatorzaine à Carry-le-Rouet. Les personnels de la base aérienne présents sur le vol ont été suspectés, en effet, d'avoir pu introduire le virus. Cette hypothèse est très peu probable, pour les raisons suivantes. D'une part, les personnels partis de France pour cette mission ne sont pas descendus de l'appareil à Wuhan et n'y sont restés que le temps de faire embarquer les ressortissants français. Ces personnels, durant le vol, portaient des équipements individuels - gants, masques, lunettes, surblouses - et maintenaient des distances de sécurité avec les passagers. Aucun incident n'a nécessité de contact direct ou d'intervention auprès d'un des passagers. Avant le vol, la présence de fièvre ou de symptômes a été vérifiée auprès des rapatriés. Après le vol, les rapatriés ont été testés vis-à-vis du SARS-CoV-2 et tous étaient négatifs. Aucun n'a présenté de symptômes au cours de la quatorzaine. Les personnels de la base ont fait l'objet d'un suivi biquotidien de santé avec prise de température durant les quatorze jours suivant leur retour et aucun n'a présenté de symptômes.
Dans l'Oise, il persiste une incertitude suite aux investigations. Mais, dans toutes les hypothèses, des cas sont survenus au lycée avant de survenir dans la base, même en tenant compte de l'incertitude sur la date du premier cas, le 14 janvier 2020, soit avant le vol de retour de Wuhan, ou bien le 1er février 2020, soit le lendemain du vol, chez une personne sans contact direct avec la base aérienne, ce qui n'est pas en faveur d'une transmission à partir des personnes de retour de Wuhan. »
Il est exact que des marins du bâtiment La Somme sont intervenus au lycée de Crépy-en-Valois les 4, 5 et 6 février, dans le cadre d'un partenariat entre le ministère des armées et cet établissement. La Somme, bâtiment de la marine nationale basé à Brest, était à quai depuis le début du mois de décembre, époque à laquelle cette ville n'était pas une zone de prévalence du virus. Aucun marin n'a eu de symptôme. Quant au rapport épidémiologique précité, il date le début des contaminations à la mi-janvier. Il n'est donc pas possible de faire un lien entre la visite de ces marins et le déclenchement de l'épidémie dans l'Oise.
Je sais que des idées imprègnent fortement les esprits, mais non, définitivement non, la base aérienne de Creil n'est pas à l'origine du déclenchement d'un cluster dans l'Oise. Je comprends la curiosité des habitants de l'Oise, compte tenu de l'importance de la diffusion du virus dans les premières semaines de l'épidémie dans notre pays, et leur souhait de savoir qui était le patient zéro. Quoi qu'il en soit, le patient zéro ne se trouvait probablement pas à la base aérienne de Creil.
Le rapport en date du 15 avril qui vous a été communiqué a été rédigé conjointement par Santé publique France et le SSA, et il n'y a pas d'autre document particulier sur ce sujet.
Pour ce qui concerne les capacités de déploiement de nos personnels en cas de deuxième vague couvrant la totalité du territoire national, le SSA représente une partie certes efficace mais très réduite - moins de 1 %, soit 14 700 personnels dont 2 500 médecins - du système de santé publique français. C'est à la fois beaucoup et très peu à l'échelle de notre pays.
En cas de deuxième vague, le SSA sera au rendez-vous. Il continue d'ailleurs d'agir dans plusieurs territoires. En fin de semaine dernière, une petite équipe est ainsi partie en Guadeloupe pour évaluer les besoins au regard du système sanitaire guadeloupéen et de la diffusion de l'épidémie sur ce territoire. Nous enverrons à bref délai des personnels pour soulager le centre hospitalier de Guadeloupe. Nous traiterons du mieux possible les demandes du ministère des solidarités et de la santé à proportion de nos moyens, tout en assurant notre mission qui est de répondre aux besoins sanitaires de nos forces et de nos ressortissants.
Plus globalement, l'opération Résilience a mobilisé au mois d'avril environ 5 000 militaires, pour l'essentiel issus de l'armée de terre. Cette opération s'adapte au fur et à mesure des besoins.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Vous avez dit que le premier cas de contamination était apparu le 15 janvier. En quel lieu ?
Mme Florence Parly, ministre. - Les enquêtes épidémiologiques situent l'apparition de ce premier cas entre le 14 janvier et le 1er février, en France.
M. Olivier Paccaud. - À la page 16 du rapport épidémiologique, il est écrit : « Les informations sur lesquelles est fondé ce rapport ne sont pas complètes à ce jour et doivent être considérées comme préliminaires, tout comme ses conclusions. » Ce document, qui ne mentionne pas ces marins, fait lui-même état de ses lacunes, les six épidémiologistes n'ayant eu le temps que d'effectuer un travail en aval, jamais en amont. Ils n'ont donc pas su que des militaires ayant transité par la base aérienne de Creil étaient allés à Crépy-en-Valois. On peut dès lors suspecter beaucoup de choses...
Je ne veux en aucun cas stigmatiser l'armée, mais il est choquant de balayer d'un revers de main le souhait des habitants de l'Oise. Ils veulent la vérité. Le mot « curiosité » que vous avez employé me choque, et vous ne m'avez pas du tout convaincu, madame la ministre.
M. Damien Regnard. - Qu'en a-t-il été du déploiement de nos forces sur bâtiments de surface ? Y a-t-il eu des tests systématiques ?
Mme Florence Parly, ministre. - Au fur et à mesure de l'évolution des recommandations ou des instructions sanitaires, nous avons adapté notre dispositif, ce qui était nécessaire dans la perspective de la grande relève de nos militaires projetés à l'extérieur à la fin du printemps, puis du mouvement de va-et-vient, durant l'été, entre les forces françaises de souveraineté déployées dans les différents territoires, bien au-delà des opérations Barkhane et Chammal.
Comme je m'y étais engagée devant la commission des affaires étrangères et de la défense de la Haute Assemblée, nous avons progressivement durci les règles afin que nos forces ne soient pas un vecteur de contamination à l'extérieur et qu'à l'inverse elles ne ramènent pas le virus sur le territoire national. Qu'il s'agisse des projections à l'extérieur ou des retours sur le territoire national, nous avons mis en place un dispositif de tests systématiques accompagné d'un maintien à domicile durant sept jours, qui fonctionne très bien et nous a permis d'avoir une bonne maîtrise de la circulation virale dans les zones où nos forces sont projetées. Il n'y a ainsi eu aucune difficulté dans le cadre de Barkhane, alors même qu'au printemps le virus circulait au Sahel.
Si le terme « curiosité » a pu être pris dans un mauvais sens, je vous prie immédiatement de m'en excuser, mais je n'y voyais aucune forme de mépris.
Le ministère des armées, qui a scrupuleusement appliqué toutes les directives du ministère des solidarités et de la santé, n'est pas un État dans l'État, et nos directives ont évolué au même rythme.
Mme Maryline Gygax Généro. - L'enquête épidémiologique dans l'Oise avait deux objectifs : en aval, rechercher toutes les personnes contaminées ; en amont, rechercher la chaîne de contamination et le patient zéro. Nous sommes passés le 29 janvier au stade 2 de l'épidémie et il s'agissait de freiner la propagation. Cette accélération a freiné la finalisation de l'enquête et l'exploitation de ses résultats, raison pour laquelle il est indiqué dans le document qu'il reste encore des éléments à éclaircir.
M. René-Paul Savary, président. - Pour rassurer les habitants de ce territoire, il serait bon de poursuivre cette étude intermédiaire dans l'attente d'un rapport final.
Mme Florence Parly, ministre. - De telles enquêtes, auxquelles nous collaborons, sont lancées sur l'initiative du ministère de la santé.
M. René-Paul Savary, président. - Nous interrogerons à cet égard M. Olivier Véran jeudi prochain.
Mme Victoire Jasmin. - Lors de la première vague, le porte-hélicoptères Le Dixmude était prépositionné dans la zone Antilles-Guyane. A-t-on des éléments pour évaluer les actions menées ?
En Guadeloupe, la situation s'aggrave et les personnels du CHU sont épuisés. Le préfet nous a dit qu'il attendait des personnels militaires. Est-il prévu de mettre en place un EMR, autrement dit un hôpital de campagne, comme ce fut le cas à Mulhouse, ce qui serait un ajout utile aux rotations régulières des professionnels de la réserve sanitaire ? La directrice de l'ARS a annoncé qu'il était envisagé de procéder à des évacuations sanitaires vers la métropole ; cela pourrait être évité si le territoire pouvait bénéficier des moyens nécessaires pour répondre aux difficultés du moment.
Mme Laurence Cohen. - L'apport du SSA a été important, notamment à Mulhouse avec la construction de l'hôpital de campagne. Plus globalement, la coopération civilo-militaire a permis la constitution de la filière d'aval de la réanimation, ce qu'ont salué les acteurs de terrain de l'est de la France. Mais vous avez insisté sur le fait, madame la ministre, que le SSA était d'abord dévolu aux armées et que seuls 30 lits avaient pu être déployés. Les capacités militaires étant limitées, faut-il investir pour développer les hôpitaux de campagne afin de réagir aux futures crises sanitaires ? Si cette piste ne peut être envisagée, alors l'hôpital public doit disposer des capacités d'accueil et d'intervention indispensables pour y faire face.
Les deux tiers de l'équipage du porte-avions Charles de Gaulle, soit plus de 1 000 marins, ont été contaminés par la covid-19. Quand les résultats des deux enquêtes menées simultanément, l'une sanitaire, l'autre de commandement, seront-ils rendus publics ? Quels ont été les éventuels ratés dans la chaîne de commandement ?
Mme Angèle Préville. - Quel pourrait être l'apport logistique de l'armée dans le cadre des futures pandémies ?
Mme Jocelyne Guidez. - Des anciens des forces spéciales - troupes d'élite, services spéciaux, groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) - ont repris du service lors de la crise de la covid-19 et ont apporté un important renfort sanitaire via l'association Groupe Assistance Commando (GAC). En avez-vous eu connaissance ? Les médecins militaires pourraient-ils faire bénéficier les médecins civils de leurs compétences dans ce type de situation d'urgence ? Faut-il mettre en place des exercices spécifiques sur les bases militaires en vue de mieux réagir lors d'une nouvelle pandémie ?
M. René-Paul Savary, président. - La DGA aurait commandé des stocks d'hydroxychloroquine en début d'année. Qu'en est-il exactement ?
Mme Florence Parly, ministre. - Le porte-hélicoptères Le Dixmude a eu pour vocation principale, d'une part, d'acheminer en zone Caraïbes des hélicoptères de la sécurité civile et des forces armées afin, d'une part, de faciliter les évacuations de Guyane vers les Antilles ainsi que l'accès facile à certaines îles pour rapatriement régional, et, d'autre part, d'apporter du matériel et de procéder à des opérations logistiques. Nous vous fournirons à cet égard des informations écrites.
En Guadeloupe, une petite équipe s'est rendue sur place en fin de semaine dernière pour évaluer les besoins, lesquels ont été identifiés en lien avec le centre hospitalier : il s'agit de besoins en personnels soignants. Des lits sont libres, mais on ne peut y accueillir de malades, faute de médecins. Il faut donc renforcer l'effectif de l'hôpital à hauteur d'une bonne trentaine de professionnels. Je proposerai demain matin, lors du conseil de défense, la projection de personnels prélevés sur le SSA et j'en discuterai à cette occasion avec le ministre des solidarités et de la santé.
La proposition de l'ARS de procéder à des évacuations sanitaires vers la métropole ne me paraît donc pas répondre à la situation à ce stade, puisque nous serons rapidement en mesure d'armer 8 lits de réanimation pour accueillir des patients atteints de la covid.
On m'interroge sur l'installation d'hôpitaux de campagne dans la perspective d'une autre vague épidémique. Je tiens à dire à cet égard que le ministère des armées n'a pas traité seul la crise que nous avons traversée ; ce n'est absolument pas le cas ! La SNCF a ainsi apporté un concours considérable pour amplifier les évacuations sanitaires. Il faut tirer les enseignements de la complémentarité mise en place entre notre ministère et l'ensemble des services publics de la Nation.
On a pu observer la plasticité et la réactivité du système hospitalier dans son ensemble, qui a su multiplier par trois la capacité initiale de lits de réanimation. Je ne suis pas convaincue que le ministère des armées pourra dans le futur changer d'échelle de réponse, mais il sera au rendez-vous en cas de besoin. Nous devons apprendre collectivement de cette première vague et prendre appui sur les points forts de notre système de santé.
M. René-Paul Savary, président. - Serait-il possible ou non d'installer deux ou trois EMR ?
Mme Florence Parly, ministre. - La difficulté principale est de trouver non pas des tentes, des lits ou des respirateurs mais des personnels formés. Pour armer un hôpital de 30 lits de réanimation, il a fallu mobiliser 235 personnes. Où trouver les compétences requises dans un environnement très contraint ? Je ne parle pas simplement des médecins ou des soignants militaires, mais des soignants en général. Le facteur limitant est celui des ressources humaines qualifiées.
Madame Guidez, Mme la médecin général vous répondra sur le GAC et sur les échanges entre médecine militaire et médecine civile.
Pour ce qui concerne la contamination sur le porte-avions Charles de Gaulle, nous avons mis en ligne le 8 mai 2020 l'enquête épidémiologique et la conclusion de l'enquête de commandement.
Mme Maryline Gygax Généro. - Je ne connais pas l'association GAC citée par Mme Guidez.
Pour apporter une aide aux médecins civils en ambiance épidémique, nous travaillons au quotidien avec la direction générale de la santé sur les plans scientifique et organisationnel pour préparer les crises et tirer les leçons de toute crise. Par exemple, lors des attentats de 2015 à Paris, les équipes civiles et militaires ainsi que celles du ministère de l'intérieur ont collaboré et publié un document conjoint sur la prise en charge des blessés victimes d'actes de guerre. Sur le plan médical, des exercices interministériels seront utiles.
Mme Angèle Préville. - Vous n'avez pas répondu à ma question sur le rôle de l'armée en termes de logistique et de surveillance...
Mme Florence Parly, ministre. - Les armées ont l'habitude de faire face à toutes sortes de crises, y compris des catastrophes naturelles comme l'ouragan Irma il y a deux ans, et de mobiliser dans un temps très contraint des moyens adaptés pour répondre à une situation donnée. Ainsi, nous avons mis en place un pont aérien dans les heures qui ont suivi l'explosion du port de Beyrouth puis projeté un porte-hélicoptères amphibie pour seconder les forces armées libanaises lors des travaux herculéens de déblaiement.
L'expérience a montré que les moyens des armées leur permettaient de répondre à un grand nombre de cas. L'actuelle pandémie représente cependant une situation très singulière et nous avons beaucoup appris de cette nouvelle forme de crise. La raison d'être de nos armées est de porter secours à nos concitoyens, quelle que soit l'origine de leurs difficultés.
Pour ce qui concerne la commande d'hydroxychloroquine par la pharmacie centrale des armées, celle-ci a été passée le 25 mars, jour de la publication par le ministère de la santé d'un décret autorisant l'utilisation de ce produit en milieu hospitalier pour les patients atteints par la covid. Dans ce contexte, la pharmacie centrale a procédé à un achat. Il n'y a rien de plus à en dire.
M. René-Paul Savary, président. - Nous vous remercions d'avoir apporté ces précisions et répondu à l'ensemble des intervenants.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 45.
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -
La réunion est ouverte à 17 h 30.
Audition de M. Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur
M. René-Paul Savary, président. - Nous entendons l'ancien ministre de l'intérieur Christophe Castaner, qui est accompagné de son collaborateur parlementaire, M. Pierre-Noël Clauzade.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
L'objectif de cette audition est d'éclairer la commission sur le pilotage national et territorial de la crise sanitaire, sur l'action du ministère de l'intérieur dans la gestion de cette crise, mais aussi sur la façon dont il a fait face, notamment en tant qu'employeur, à l'épidémie.
Des questions spécifiques viendront sans doute sur la question des contrôles aux frontières, le bureau de la commission ayant effectué un déplacement à Roissy il y a quelques jours.
Monsieur le ministre, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Castaner prête serment.
M. Christophe Castaner, ancien ministre de l'intérieur. - Cette audition intervient à un moment particulier puisque je ne suis plus ministre de l'intérieur, mais député des Alpes-de-Haute-Provence, et que je ne pourrai répondre qu'avec mes moyens actuels, sans pouvoir mobiliser les services du ministère. Nous serons peut-être amenés à les solliciter en parallèle, les uns et les autres, si plus de précisions vous apparaissaient nécessaires.
Depuis le début de l'épidémie de covid-19, le Gouvernement a agi en prenant des décisions fortes, guidé par l'avis des médecins et des experts, avec un seul et unique objectif : préserver la santé des Français et donc notre système de soins.
La réponse de l'État face à l'urgence sanitaire a été coordonnée et ferme, selon les orientations fixées par le Président de la République, en particulier lors des conseils de défense et de sécurité nationale, à la lumière des recommandations du conseil scientifique placé auprès du chef de l'État.
Sous l'autorité unique du Premier ministre, cette réponse reposait sur trois piliers : le centre de crise du ministère des solidarités et de la santé, en charge du pilotage de la réponse sanitaire à la crise ; le centre de crise du ministère des affaires étrangères, chargé notamment du lien avec les Français de l'étranger ; la cellule interministérielle de crise (CIC), au service des décisions du Premier ministre et sous sa seule autorité, même si elle est placée au sein du ministère de l'intérieur. Cette cellule rassemble, au cours de ses différentes réunions quotidiennes, tous les ministères concernés. Pour le volet non sanitaire de la gestion de crise, les décisions sont préparées au sein de la CIC et les arbitrages sont rendus par le directeur de cabinet du Premier ministre. La CIC en assure la transmission aux administrations concernées, notamment aux préfets qui sont, dans chaque département, chargés de coordonner notre action.
J'assurais, pour ma part, le lien avec les préfets au sein de la CIC, dès son installation le 17 mars dernier, lors d'une réunion quasi quotidienne, en les informant des décisions prises et en recueillant leurs observations afin de mieux appréhender les problèmes du territoire. Nous avons agi de façon empirique et adaptée au fur et à mesure de nos perceptions et de la capacité à mettre en oeuvre nos décisions. Nous avons su nous adapter, dans un dialogue permanent entre la CIC, les préfets et les collectivités locales.
Il était essentiel de construire une démarche pro-active afin que les mesures prises soient applicables et appliquées et, si nécessaire, que nous puissions les corriger pour tenir compte de circonstances propres, au plus près de nos concitoyens.
La CIC a compté jusqu'à 72 agents issus de dix ministères différents. Elle est organisée en différentes cellules - situation, anticipation, logistique, communication et décision - auxquelles a été ajoutée une cellule dite thématique interministérielle, créée dès la première semaine de confinement afin de trancher quotidiennement des questions complexes relevant de plusieurs ministères. Ce système a déjà fait ses preuves à l'occasion des attentats de 2015 ou des graves intempéries à Saint-Martin et Saint-Barthélemy.
La CIC a déployé un certain nombre d'outils pour mieux aborder la crise sanitaire, comme une plateforme pour les acteurs étatiques, mais aussi, pour assurer le contrôle parlementaire de l'état d'urgence, une communication numérique de l'ensemble des décisions aux présidents du Sénat et de l'Assemblée nationale. J'ai également veillé au dialogue constant entre les préfets et les parlementaires sur les territoires, pour donner le maximum d'informations et adapter nos décisions.
Cette crise a bouleversé nos quotidiens et demandé une réponse forte et coordonnée de l'État et des collectivités territoriales. Dès les premières heures de la crise sanitaire, j'ai souhaité que les collectivités, les maires en particulier, soit associées à notre travail. Grâce aux réunions quotidiennes avec les préfets de région, j'étais en contact régulier avec les élus locaux, dont j'ai pu mesurer l'inquiétude, les attentes, mais aussi la mobilisation totale pendant toute cette période.
L'état d'urgence sanitaire a habilité essentiellement le Premier ministre et le ministre de la santé et, sur le plan local, les préfets à prendre les mesures utiles face à l'urgence sanitaire. Pour autant, les autorités investies des pouvoirs de police générale - les maires - pouvaient les compléter. Ainsi, des arrêtés ont été pris, tels que des couvre-feux ou des interdictions d'accès, par exemple à la Promenade des Anglais à Nice ou aux berges de la Seine à Paris. D'autres décisions ont concerné des ouvertures dérogatoires de marchés, pour lesquelles j'avais demandé aux préfets de veiller à tenir compte de l'avis des maires, ou la gestion des cimetières.
J'ai fait ce choix, et je le revendique, de demander aux préfets d'accompagner les maires dans leurs démarches, car c'est bien au niveau local que l'on connaît le mieux les risques. C'est une conviction personnelle, pour moi qui ai été maire d'une petite sous-préfecture des Alpes-de-Haute-Provence pendant seize ans. Cette relation entre préfets et maires, particulièrement intense et efficace lors de la période de confinement, a été au moins aussi importante pour réussir le déconfinement. Celui-ci obéissait à une stratégie claire de réouverture progressive, prudente et vigilante du pays, avec l'objectif de retrouver la vie la plus normale possible tout en prenant notre temps pour être certain que la circulation du virus ne puisse pas reprendre. Nous avons adopté une stratégie territorialisée qui a fait ses preuves, en ajustant les mesures prises et la vitesse du déconfinement en fonction des indicateurs dont nous disposions.
Dès le 6 mai, le Premier ministre a demandé par circulaire aux préfets et aux directeurs généraux des agences régionales de santé (ARS) de s'appuyer systématiquement sur les élus locaux. Des comités locaux de levée de confinement ont été créés pour réunir, selon les sujets, l'État, les collectivités locales, les acteurs économiques ou les acteurs sociaux. J'ai également veillé à ce que les parlementaires soient tenus informés régulièrement par les préfets et je me suis assuré que ces derniers n'oublient pas cette instruction.
Nous avons aussi fait évoluer le cadre réglementaire de l'état d'urgence sanitaire et voulu que les préfets continuent à travailler étroitement avec les collectivités locales, pour toutes les questions locales, telles que la réouverture des plages, des lacs ou des bases nautiques à la demande des maires, quand un certain nombre de règles pouvaient être respectées. C'est après avis du maire que les préfets ont pu autoriser l'ouverture de certains musées, monuments, zoos, ou interdire l'ouverture de certains marchés ou centres commerciaux de plus de 40 000 mètres carrés.
Pendant le déconfinement, l'action du ministère de l'intérieur s'est concentrée sur le bon respect des mesures décidées, par exemple la limitation des déplacements de plus de 100 kilomètres, la coordination de l'action des différents services de l'État, par exemple la logistique de l'arrivée des masques, et enfin l'organisation des élections municipales.
La CIC a évolué dans sa forme, déménagé dans de nouveaux locaux, toujours au sein du ministère de l'intérieur, conservant sa vocation d'instance de décision rassemblant des représentants de tous les ministères au meilleur niveau, sans toutefois la même intensité qu'avant et pendant le confinement.
J'ai continué mes échanges extrêmement réguliers avec les préfets de région et de département afin d'assurer un pilotage toujours au plus près du terrain.
Permettez-moi, pour conclure, de revenir sur l'action des forces de sécurité intérieure pendant cette crise. Pour faire respecter la règle du confinement, nous avons déployé 100 000 policiers et gendarmes partout sur le territoire pour contrôler et verbaliser les contrevenants. Ces contrôles ont été déployés partout sans aucune exception. Cette mission s'est ajoutée à la lutte contre la délinquance et le terrorisme, qui n'a pas connu de pause. L'attentat terroriste du 4 avril à Romans-sur-Isère nous le rappelle. Je voudrais dire une nouvelle fois toute mon admiration à l'égard de l'engagement constant des forces de l'ordre.
Pendant cette période, leur temps de travail a été réorganisé pour garantir la permanence pour certains chefs de pôle et la capacité d'intervenir en cas d'épidémie, mais aussi pour couvrir l'intégralité du territoire vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Monsieur le ministre, vous avez dit que les maires avaient été associés à la gouvernance territoriale.
Les commandes de masques des régions Grand Est et Bourgogne-Franche-Comté livrées à l'aéroport de Bâle-Mulhouse les 2 et 6 avril ont été saisies par l'État. Certes, nous étions dans un dispositif de guerre, selon les propos du Président de la République, mais ces masques étaient destinés en priorité au personnel des établissements d'accueil pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), aux patients de ces Ehpad et au personnel des collectivités, c'est-à-dire un emploi tout à fait indiqué. Avez-vous ordonné ou validé cette action ? Cela devrait-il se reproduire ainsi ? Les commandes de la région d'Île-de-France n'ont pas été saisies. Si la synergie a été exemplaire en Île-de-France, pourquoi n'êtes-vous pas parvenus à vous entendre avec la maire de Paris sur la réouverture des parcs et jardins ?
M. Christophe Castaner. - La réquisition des masques à l'aéroport de Bâle-Mulhouse est une exception. Globalement, les commandes de masques ont été réalisées en parfaite coordination entre les préfets de région, les ARS et les présidents de région. Ce qui est survenu à Bâle-Mulhouse ne relevait pas du ministère de l'intérieur, mais de la santé. J'ai reconnu une maladresse sur la forme et présenté les excuses de l'État devant votre assemblée. L'idée était une affectation prioritaire des masques au personnel de santé, dont nous considérions qu'ils étaient ceux qui en avaient le plus besoin, alors que le Grand Est subissait une carence. Le directeur de l'ARS de l'époque a saisi cette opportunité sans démarche de dialogue, ce qui aurait été nécessaire et aurait évité la forme de la réquisition. L'État a priorisé la satisfaction des soignants et des malades.
Rappelons-nous que de nombreuses commandes ont été réalisées et que des intermédiaires ont pris des engagements supérieurs à leurs capacités. Chaque collectivité territoriale pensait que la livraison qui arrivait était la sienne.
À Bâle-Mulhouse, la forme de la saisie des masques sans dialogue a représenté une maladresse, mais j'ai toujours été solidaire de la décision de la préfète et du directeur de l'ARS, dont le seul objectif était d'équiper le personnel de santé, dans un contexte de carence mondiale.
Les décisions concernant les parcs et jardins en Île-de-France ont été prises sur la base des recommandations des professionnels de santé. La mairie de Paris voulait leur réouverture rapide, mais le conseil scientifique la déconseillait pour éviter tout afflux excessif de population. Certes, les Invalides ou le canal Saint-Martin ont été des lieux de rassemblement, mais limités. Lors de l'ouverture des parcs et jardins parisiens, on a pu constater une densité très forte de population. Le Premier ministre Édouard Philippe a voulu limiter au maximum les rassemblements, qui sont restés assez réduits avant l'ouverture des parcs.
M. René-Paul Savary, président. - Je reviens sur la réquisition. Nous avons compris, lors des auditions des responsables du ministère de la santé, que celle-ci dépendait du ministère de l'intérieur. Ce n'est pas illogique. Nous avons eu l'impression que chacun se renvoyait la balle. Monsieur le ministre, essayez d'être plus précis si vous le pouvez. Combien de masques ont-ils été réquisitionnés en application de la mesure générale décidée le 3 mars ?
M. Christophe Castaner. - Je serai extrêmement précis : les préfets sont là pour appliquer la loi. La réquisition relève du Premier ministre et du ministre de la santé, ou des préfets, par compétence déléguée du ministre de la santé. Je ne me défausse pas. Je suis totalement solidaire de la décision. Mais, en droit, le ministère de l'intérieur n'avait pas la capacité de décider de cette réquisition.
Le dimanche 5 avril, le ministère de l'intérieur a été informé des difficultés posées par la décision du préfet du Haut-Rhin sur proposition de l'ARS d'allouer prioritairement la livraison des masques à l'ARS du Grand Est. Souvenez-vous de la situation de tension hospitalière dans cette région.
L'importateur avait assuré le vendredi 3 avril qu'il était en mesure de livrer quatre millions de masques, qui ont été orientés, le dimanche 5 avril, vers les hôpitaux.
M. René-Paul Savary, président. - Est-ce le seul volume concerné par une réquisition ?
M. Christophe Castaner. - Juridiquement, cela relève du ministère de la santé, mais le ministre de l'intérieur parle quotidiennement avec les préfets. Je leur ai indiqué que je souhaitais que nous soyons beaucoup plus dans le dialogue. De mémoire, c'est le seul dossier de réquisition. Ensuite, avec Olivier Véran, nous avons invité au dialogue avec les régions, pour que les priorités soient déterminées avec les ARS. Il existe peu de régions où cela s'est mal passé.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Monsieur le ministre, vous avez donné des instructions de dialogue, d'information et de transparence vis-à-vis des élus. Cela a été respecté dans mon département du Maine-et-Loire où les relations ont été très étroites. D'après vos propos, c'est l'ARS qui décidait de la réquisition, le préfet la mettant en oeuvre. Les acteurs de terrain nous ont dit que les relations entre les préfets et les ARS étaient fluides dans certains cas, mais que, dans d'autres, cette double autorité avait posé problème. Quel est votre regard ? Quelle solution pour l'avenir ? Établissez-vous une distinction entre préfet de département, de zone, de région ?
Vous avez rendu hommage au travail effectué par les forces de l'ordre pendant cette période difficile. Elles se sont plaintes du manque de protection, estimant aller au front désarmées. Quelles ont été les tensions sur les protections et comment ont-elles été résolues ?
Vous dites que le contrôle des autorisations de sortie pendant le confinement a été effectif sur l'ensemble du territoire, mais ce n'est pas le sentiment que l'on avait en visionnant certains reportages - même si je me méfie des chaînes d'information. Le dispositif était-il perfectible ?
En 2012, une circulaire demandait l'activation de la CIC suffisamment en amont. N'aurait-elle pas dû être activée plus tôt ? La gestion, au début, n'a-t-elle pas été excessivement sanitaire ?
M. Christophe Castaner. - Mon opinion personnelle est que le lien entre préfet de région et ARS est globalement fluide, même si de petites tensions peuvent être liées aux personnalités. La fluidité est presque naturelle entre ARS et préfet de région, car ils vivent dans la même ville et représentent des administrations majeures, avec l'habitude de travailler ensemble. Entre les préfets de département et les ARS, c'est beaucoup plus compliqué, car le niveau d'organisation des ARS est très régionalisé. En outre, les moyens des ARS dans les départements sont assez faibles. Il n'y a pas de culture du dialogue constant entre préfet de département et ARS. L'hétérogénéité est aussi liée aux personnes. Effectivement, aucun n'a d'autorité sur l'autre, et donc personne qui peut décider d'appuyer sur le bouton, sans que nul ne résiste à l'instruction donnée.
Avec Olivier Véran, nous avons veillé à réunir très régulièrement les préfets et les ARS. J'ai eu face à moi des fonctionnaires ayant le sens de l'État et la volonté de bien faire, mais des cultures et des organisations spatiales très différentes. L'organisation de la préfectorale au sens large a été magistrale dans la mise en oeuvre des décisions, même s'il y a eu des erreurs, des fautes, voire des maladresses. Elle a un savoir-faire et une expertise. Je le dis d'autant plus que depuis une dizaine d'années, les préfectures ont perdu beaucoup d'effectifs chaque année. Je ne reviendrai pas sur le choix de régionaliser, plutôt que de départementaliser - Édouard Philippe avait souhaité renforcer la proximité. Ce n'est pas ici au Sénat que je tenterai de convaincre de l'utilité de renforcer les préfectures de département. Il y aurait une fragilité à continuer cet affaiblissement des effectifs de personnel.
La protection des forces de l'ordre est un sujet compliqué. En préparant cette audition, j'ai relu un article de Libération selon lequel, en pleine pénurie, je promettais 900 000 masques aux forces de l'ordre, faisant le choix de privilégier les contrôles au détriment des soignants. Les arbitrages sont toujours compliqués. Ce que je sais, c'est que le ministère de l'intérieur a tenté de faire au mieux.
Quelque 810 000 masques issus du stock ministériel ont été distribués du 14 au 23 mars, auxquels se sont ajoutés plus de 300 000 masques au 26 mars. Nous avons veillé à ce que chaque lieu susceptible d'accueillir une personne présentant des risques de covid-19 dispose d'équipements. Les 3 et 4 avril, nous avons reçu 2,5 millions de masques de Chine et le 9 avril nous en avons ventilé 1,4 million supplémentaires. Au 26 avril, quelque 14 millions de masques avaient été distribués.
Il y a eu des désaccords. La plupart des syndicats de police voulaient la liberté de s'équiper ou non. Ce n'était pas conforme à la doctrine nationale. Nous avons organisé plusieurs rencontres, dont une avec le professeur Salomon.
Un sujet a été sensible : nous détenions un stock de 1,460 million de masques de type FFP2 que nous détenions dans différents lieux. J'ai fait le choix d'appliquer la doctrine d'État selon laquelle ces masques étaient réservés au personnel soignant et intervenant dans les hôpitaux. Alors que l'approvisionnement était en tension, je les ai fournis aux ARS et aux hôpitaux. La gendarmerie, qui en détenait 1,2 million, a exécuté mon ordre. Cela a été plus compliqué pour les 100 000 masques détenus par la police. Les quelque 200 000 restants relevaient de l'administration préfectorale.
En parallèle, nous avons multiplié les commandes de masques et de paires de lunettes de protection - quelque 61 000 paires ont été commandées dès le mois de mars, puis 81 000 paires supplémentaires au mois d'avril. Nous avons aussi commandé des visières. Dans la pénurie mondiale que nous connaissions, nous avons fait le choix de recevoir le plus largement possible tous les moyens de protection dont nous pouvions disposer. Au mois de mai, nous étions à 40 millions de masques distribués.
Nous avons aussi diffusé les recommandations de gestes barrière et réorganisé le travail tant dans la gendarmerie que dans la police. Ainsi, les policiers étaient présents une semaine sur deux, afin de réduire le risque de maladie. De mémoire, nous n'avons eu à déplorer aucun décès de policier ni de gendarme de la covid-19 directement imputable à un contact public lors d'un contrôle.
Alors non, nous n'avons pas eu assez de masques, mais la pénurie était mondiale. Je rappelle qu'au début du phénomène la France a envoyé des masques en Chine.
Nous avons réalisé des contrôles partout avec les moyens dont nous disposions. Dès le mardi 17 mars, des contrôles sans contravention ont été menés sur tout le territoire national, y compris dans les quartiers les plus difficiles. Le taux de contrôle en Seine-Saint-Denis a été supérieur à celui d'autres départements. Oui, le dispositif était perfectible. Mais nous avons réussi, car les Français ont été les premiers acteurs du confinement. Volontairement, ils sont entrés dans cette logique, car ils avaient conscience de son importance. S'ils avaient décidé de s'en affranchir, malgré toute notre volonté et toutes nos forces, nous n'aurions pas pu atteindre l'objectif. Au fur et à mesure, certains ont levé le pied.
J'en viens à la CIC. Le ministère de l'intérieur s'actionne quand on l'actionne. Il n'a pas lui-même la capacité de mettre en place la CIC, qui est placée sous l'autorité du Premier ministre. J'avais mis en place, dès début mars, une cellule nationale de suivi, qui ne s'appelait pas CIC, qui est ensuite montée en puissance. Je n'ai pas eu le sentiment de dysfonctionnements, ni que des instructions se soient perdues entre Ségur et Beauvau. Le Président de la République nous a dit d'être attentifs à éviter ce qui s'était passé en Espagne et en Italie sur la gestion des décès et nous avons agi au sein de cette cellule.
Objectivement, je ne suis pas capable de vous dire si nous aurions été plus efficaces avec le déclenchement de la CIC. Oui, nous avons loupé des choses. Mais il est toujours facile de le dire a posteriori. Je peux vous donner les chiffres gagnants du Loto après le tirage. C'est bien plus difficile avant.
M. Damien Regnard. - Je suis sénateur des Français de l'étranger, depuis vingt-quatre ans à l'étranger. Je suis passionné de sécurité et de gestion de crise et j'ai, entre autres, suivi plusieurs formations avec la Federal Emergency Management Agency - FEMA, Agence fédérale des situations d'urgence - aux États-Unis. Ma question ne se veut pas polémique et ne constitue pas une attaque personnelle. Mais, dans cette crise multifacette, pourquoi le ministère de l'intérieur n'a-t-il pas eu le leadership ? Pourquoi n'est-ce pas lui qui a géré cette crise, en s'appuyant sur les préfets, les élus, les autorités sanitaires ? Je reste perplexe quant à notre organisation. Quel est votre avis personnel ?
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Cette pandémie a été d'une ampleur inédite. Vous dites que la réponse a été rapide, ferme, adaptée. L'Italie, pays frontalier, a confiné sa population le 9 mars. La France, le 17 mars. Que s'est-il passé pendant ce temps ? La France a-t-elle connu une forme de déni ?
Mme Angèle Préville. - Les affaires de vols de masques ont-elles été résolues ? Combien de masques ont-ils été volés ?
Les gendarmes et les policiers qui ont effectué des contrôles pendant le confinement afin d'éviter la propagation de la pandémie ont-ils été dotés de masques ? Sinon, ils ont pu être vecteurs de l'épidémie. Faire baisser sa vitre à un automobiliste quand on n'a ni gants ni masque va à l'encontre des recommandations.
Combien de contraventions ont-elles été dressées ? Vous n'avez pas donné les chiffres, mais ils sont extravagants. Quel sens cela a-t-il ?
Le montant de l'amende était de 135 euros, contre 35 euros en Allemagne. Il faut appliquer la loi avec discernement. Comment les contraventions sont-elles réparties sur la carte et quels milieux sociaux ont-ils été concernés ? La somme était importante.
M. Christophe Castaner. - Le ministère de l'intérieur n'est pas compétent sur tout. D'abord, il s'agissait d'une crise sanitaire à propos de laquelle la parole scientifique et médicale était la plus importante. Cela relève donc plutôt du ministère de la santé.
Je n'ai pas le sentiment qu'une décision plus précoce du Premier ministre quant à l'activation de la CIC aurait modifié le traitement des sujets.
Il n'y a eu aucun déni de réalité. Le déclenchement des différentes phases a été déterminé en fonction des avis du conseil scientifique. La doctrine était d'éviter un confinement national et d'agir selon les communes touchées par des clusters. Elle a évolué. Les recommandations ont été suivies. Même chose pour les frontières aériennes. Les experts ont expliqué qu'en raison des phases de la maladie la prise de température n'était pas pertinente.
C'est la première fois de ma vie que je vois que des décisions politiques doivent être prises suivant des préconisations qui évoluent sans cesse. Nous avons suivi l'évolution des connaissances scientifiques et pris les décisions en conséquence. En politique, nous sommes habitués à travailler sur des données stables. Là, ce n'est pas le cas. Il y a une forme d'instabilité.
M. René-Paul Savary, président. - Je crois voir certains de nos collègues réagir derrière leur masque...
M. Damien Regnard. - En cas de catastrophe écologique, j'espère que la situation ne serait pas gérée seulement par le ministère de l'environnement, mais que le ministère de l'intérieur se mobiliserait aussi !
Cette crise dépasse la dimension sanitaire : aujourd'hui, le ministère de la santé prend des décisions qui pourraient relever du ministère des affaires étrangères et vont parfois à l'encontre des recommandations de celui-ci.
Je continue donc de penser, sans vouloir attaquer personne, que le ministère de l'intérieur aurait dû jouer le rôle d'une locomotive. C'est vous, monsieur Castaner, qui établissiez les formulaires obligatoires, organisiez les contrôles sur les routes et entreteniez des relations privilégiées avec les préfets et les collectivités territoriales !
Je ne vous demande pas si le Président de la République vous sollicitait ou non : je voudrais connaître votre avis personnel sur ce qui devrait changer, d'après votre expérience, dans l'éventualité d'une nouvelle pandémie.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Je n'ai pas dit que nous aurions dû confiner - une décision politique très forte - en même temps que nos voisins. En revanche, entre le confinement italien et le nôtre, nous avons vécu presque normalement, des réunions publiques se sont tenues et nous avons même voté. Une période de transition aurait pu être décidée, pendant laquelle on aurait pris des précautions élémentaires, avant de voir s'il faudrait confiner...
M. René-Paul Savary, président. - Pendant laquelle, aussi, nous aurions eu des masques...
M. Christophe Castaner. - Des masques et un vaccin... Je vous provoque un peu, mais, n'hésitons pas à le dire, il aurait fallu un vaccin !
Le monde, Chine comprise, s'est trouvé confronté à une pénurie de masques. Il faut accepter le principe de réalité : il n'y a pas de baguette magique !
M. René-Paul Savary, président. - Là où il y a eu des volontés, on a trouvé plus rapidement que nous... Pas de complaisance en la matière !
M. Christophe Castaner. - Je n'ai aucune complaisance, mais j'ai quelques indicateurs. Ainsi, au moment où nous avions des masques, il n'y en avait pas à Berlin... Les commentaires de la presse internationale le confirment : nous n'avons pas à rougir de ce qui s'est passé dans notre pays.
Je ne vous dis pas que nous avons tout bien fait,...
M. René-Paul Savary, président. -Nous vous en savons gré !
M. Christophe Castaner. - ... mais, non, tout n'est pas mieux ailleurs !
Le ministère de l'intérieur est extraordinaire par ses compétences, c'est l'un des ministères les plus puissants pour gérer des crises, mais il n'était pas en mesure de définir la doctrine de lutte contre le virus ; cela relevait d'instances interministérielles et du ministère des solidarités et de la santé. Je n'ai jamais entendu un préfet ni un directeur d'administration centrale de mon ministère m'expliquer la bonne façon de traiter un cluster...
Le ministère de l'intérieur n'était pas le plus apte à décider des orientations de lutte contre la pandémie, mais il les a exécutées. En la matière, à toutes les demandes qui lui ont été faites, il a répondu, globalement bien. A-t-on passé les bonnes commandes ? Le débat est plus ouvert.
S'agissant des vols de masques, les services du ministère de l'intérieur et de la justice sont seuls en mesure de vous renseigner.
J'ai déjà répondu précisément sur l'équipement en masques des forces de sécurité. La doctrine nationale ne prévoyait pas, au début de la diffusion du virus, que tous les policiers et tous les gendarmes soient en permanence équipés d'un masque, comme c'est le cas aujourd'hui : la priorité allait aux personnels soignants. Compte tenu de la progression de la disponibilité des masques dans notre pays, le ministère de l'intérieur est certainement celui qui a fait en sorte que ses personnels soient le plus rapidement équipés.
Dans mon souvenir, plus de 1 million de verbalisations ont été dressées, pour 20 millions de contrôles. Le ministère pourra vous communiquer les chiffres exacts, à l'unité près. En effet, chaque unité a fait remonter ses données, ce qui nous a permis de comptabiliser jour par jour les contrôles.
S'ils sont significatifs, ces chiffres ne sont pas énormes rapportés à la population ; relativement à chaque agent présent sur le terrain, ils représentent entre cinq et dix contrôles par jour en moyenne - mais cette donnée n'a pas vraiment de sens.
Enfin, j'ignore si une étude a été menée sur le profil des personnes verbalisées. On peut adopter une approche territoriale - j'avais donné les chiffres pour la Seine-Saint-Denis -, mais il ne s'agit que d'un indicateur.
M. Olivier Paccaud. - Après mes collègues Deroche et Préville, auxquelles vous avez partiellement répondu, je rappelle que, au début du confinement, les forces de l'ordre ont oeuvré sans masque.
Vous expliquez que le même problème s'est posé ailleurs - vous avez cité l'Allemagne. Je pense sincèrement que l'immense majorité de vos homologues disposaient de masques : on voyait tous les soirs à la télévision, en Inde, en Chine et un peu partout, des forces de l'ordre masquées... Je me souviens en particulier d'images de la frontière espagnole : les policiers français, non masqués, étaient très mécontents, car leurs homologues de la Guardia Civil l'étaient !
Vous avez invoqué la doctrine et revendiqué le « reversement » - c'est le terme employé par Laurent Nunez - de 1,4 million de masques FFP2 aux agences régionales de santé. Reste que vous avez mis en danger vos hommes - et, comme Mme Préville l'a souligné, les personnes contrôlées. Je ne sais pas si c'était la bonne doctrine, mais c'est un fait.
Vous avez dit qu'il n'y a pas eu de morts liés au coronavirus au sein des forces de l'ordre.
M. Christophe Castaner. - À ma connaissance, trois personnes sont mortes du coronavirus dans nos services ; aucune n'était en charge de contrôles sur le terrain.
M. Olivier Paccaud. - Avez-vous des données précises sur le nombre d'agents touchés ? Dans le canton de Mouy, où j'habite, une des deux gendarmeries a été fermée - fait rarissime -, parce qu'une dizaine de gendarmes étaient sur le flanc...
Enfin, les stocks de masques destinés aux forces de l'ordre ont-ils été reconstitués ?
Mme Michelle Meunier. - Au début du confinement, la garde des sceaux a très vite précisé, par voie de circulaire, les mesures à prendre pour évincer du domicile les conjoints violents. Quelles consignes avez-vous données en la matière ? Disposez-vous d'un bilan chiffré des éloignements de conjoint violent ? Ces questions ont-elles été abordées au sein de la cellule interministérielle de crise ?
Mme Victoire Jasmin. - Vous étiez tributaire des avis du conseil scientifique, mais, comme le professeur Delfraissy nous l'a rappelé, les décisions, elles, étaient politiques. Vous auriez donc pu, cet après-midi, formuler quelques préconisations.
S'agissant en particulier des outre-mer, que pourriez-vous suggérer à votre successeur ? Je pense à la Guyane, dont la situation est particulière du fait de ses frontières, mais aussi à Saint-Martin, où la situation était délicate voilà quelques jours encore.
Sur ce dernier territoire, la préfète a mis en place un système pour protéger la partie française. Seulement, des personnes qui, depuis les ouragans Irma et Maria, habitent de l'autre côté de la frontière ont rencontré des difficultés pour aller travailler. De même, des élèves se sont heurtés des difficultés pour aller à l'école, tout simplement parce qu'ils sont hébergés de l'autre côté de la frontière. Il a fallu que la population et le président de la collectivité française s'émeuvent pour qu'on trouve des solutions...
M. Christophe Castaner. - M. Paccaud a dit que j'avais mis en danger mes hommes. Monsieur le sénateur, quand vous êtes ministre de l'intérieur, vous mettez les policiers et les gendarmes en danger permanent, parce qu'ils s'engagent dans un monde par nature hostile... On pourra donc toujours chercher à mettre en cause un ministre sur ce terrain.
Comme je l'ai déjà expliqué à plusieurs reprises, la première contrainte à laquelle nous avons fait face était la disponibilité des masques au niveau national. Nous avons appliqué de la façon la plus stricte toutes les consignes qui nous étaient données. Dans le respect de la doctrine gouvernementale d'utilisation des masques, qui a évolué en fonction de la circulation du virus, et compte tenu du stock opérationnel du ministère, j'ai veillé à ce que des kits de protection soient disponibles dans tous les véhicules de patrouille ou d'intervention, ainsi qu'auprès des agents chargés de recevoir le public dans les commissariats, les brigades de gendarmerie et les guichets de préfecture. La doctrine prévoyait qu'un masque devait être porté en cas de contact avec une personne présentant des symptômes du covid-19 ou dans les cas de figure comportant un risque important de cette nature.
Cette doctrine a été présentée au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) exceptionnel du 9 mars dernier par le secrétaire général du ministère. Elle a été précisée par une instruction du 13 mars du directeur général de la police nationale et par les consignes des 16 et 27 mars du directeur général de la gendarmerie nationale. Le 23 mars, pour répondre aux interrogations nées de la diffusion accrue du virus, j'ai souhaité qu'une réunion se tienne avec les organisations syndicales de la police nationale, en liaison avec la gendarmerie nationale et le directeur général de la santé.
Je vous ai communiqué un certain nombre de chiffres sur la dotation en équipements et les stocks disponibles. Le 13 mars, nous disposions de 810 000 masques. Notre stock est monté en puissance, jusqu'à 14 millions de masques au mois d'avril.
Tous les policiers étaient-ils équipés d'un masque et pouvaient-ils le changer tous les quatre heures, quelle que soit leur activité ? La réponse est non. Nous aurions pu décider que nos policiers et nos gendarmes resteraient chez eux... J'ai pris ma part de responsabilité, et je l'assume pleinement. Il est facile de commenter dans l'après-coup, d'imaginer ce qu'on aurait pu faire. J'ai pris des décisions, compte tenu d'un éclairage donné.
En effet, madame Jasmin, les scientifiques rendent des avis. Les décisions, politiques, ont été prises dans le cadre du Conseil de défense et de sécurité nationale, avec la volonté de suivre ce regard scientifique. Nous devons les assumer, et je les assume toutes pour ce qui me concerne, en fonction des éclairages. Les décisions relevaient du Président de la République et du Premier ministre, mais j'en assume pleinement la mise en oeuvre opérationnelle.
S'agissant de la reconstitution des stocks utiles, il faut interroger l'actuel ministre de l'intérieur. Ce que je sais, c'est que nous avions commandé plus de 100 millions de masques pour la police, la gendarmerie et l'administration préfectorale.
En dehors du ministère de la santé, le ministère de l'intérieur est celui qui a été le plus agile pour garantir le meilleur équipement possible à ses forces d'action, au-delà des seules forces de sécurité intérieure.
En ce qui concerne les violences conjugales, le ministère a tenté de répondre aux situations dramatiques que nous connaissons. J'ai personnellement impulsé notre action en la matière.
Entre autres initiatives, nous avons obtenu l'accord de l'Ordre national des pharmaciens pour les alertes dans les pharmacies ; après avoir appris que cela se pratiquait en Espagne, j'ai personnellement appelé la présidente de l'ordre, qui a accepté ce principe. Plus largement, nous avons étendu au maximum les moyens de donner l'alerte. Ainsi, suivant une suggestion de Laurent Wauquiez, j'ai demandé la mise en place d'un système d'alerte par texto. De même, nous avons ouvert un dispositif d'alerte par chat, accessible 24 heures sur 24. Mieux encore : sans même que je le demande, les policiers et gendarmes ont pris l'initiative d'appeler des familles, dont la situation n'avait pas abouti à un suivi judiciaire, mais laissait craindre des problèmes ; quand, au son de la voix, ils sentaient une difficulté, ils intervenaient.
Bien entendu, nous n'avons pas pu prévenir tous les problèmes de violence intrafamiliale ; mais nos forces ont été particulièrement mobilisées sur ces questions, en liaison avec la ministre de la justice, Marlène Schiappa et, s'agissant des menaces sur les enfants, Adrien Taquet. J'ai donné des impulsions, mais nos policiers et nos gendarmes eux-mêmes avaient conscience de l'importance de cette vigilance.
En ce qui concerne la gestion des frontières, madame Jasmin, je ne puis pas vous répondre aujourd'hui. Nous avons pris en outre-mer des mesures assez drastiques de limitation d'accès, parce que c'était objectivement la meilleure méthode. Wallis-et-Futuna a ainsi été totalement préservée. Mais de telles situations sont extrêmement difficiles à gérer, comme on l'a bien vu à Mayotte, où il a fallu rétablir des transports sanitaires vers La Réunion. Des étudiants, des enfants, des familles n'ont pas pu rentrer chez eux, et le fret a été interrompu.
Compte tenu du sous-équipement en capacité de réanimation, nous avons parfois projeté des unités militaires et organisé des vols d'évacuation sanitaire. Mais il fallait surtout prévenir autant que possible la diffusion du virus.
Le seul conseil que je donnerais est donc celui-ci : limiter au minimum les entrées nouvelles sur ces territoires - étant entendu que contrôler les frontières de la Guyane pose toutes les difficultés que chacun imagine.
M. René-Paul Savary, président. - Merci, monsieur Castaner, pour vos réponses. Je vous rassure : notre commission d'enquête ne commente ni ne réécrit l'histoire ; nous essayons, modestement, de l'analyser.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 50.
Mercredi 23 septembre 2020
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Table ronde sur la communication de crise : Mme Sibeth Ndiaye, ancienne porte-parole du Gouvernement, et M. Yves Sciama, président de l'Association des journalistes scientifiques de la presse d'information (AJSPI)
M. René-Paul Savary, président. - Nous consacrons cette audition à la communication, élément déterminant en période de crise. Je vous prie d'excuser le président Milon, retenu dans son département.
Nous allons entendre Mme Sibeth Ndiaye, ancienne porte-parole du gouvernement, ainsi que M. Yves Sciama, président de l'Association des journalistes scientifiques de la presse d'information (AJSPI). Le bureau avait souhaité convier à cette audition la Direction de l'information de Santé publique France afin de mieux comprendre comment se déroulait le continuum entre l'épidémiologie, l'analyse scientifique et la production des messages à destination du grand public. Il s'est avéré que personne n'était véritablement chargé de ces questions au sein de Santé publique France, au démarrage de la crise notamment. L'agence nous a cependant indiqué que l'ensemble des messages était discuté avec le Service d'information du Gouvernement (SIG). Vous aurez l'occasion, madame la ministre, de nous préciser la situation.
Nous ne sommes pas ici pour faire un florilège de déclarations qui, dans le contexte actuel, pourraient apparaître incongrues. Nous sommes ici pour comprendre le processus de production de ces déclarations, en fonction de l'évolution de la maladie. Madame Ndiaye, nous attendons de vous non pas que vous mesuriez l'impact ou l'adéquation de la situation, tâche qui reviendra à M. Sciama, mais plutôt que vous nous éclairiez sur la stratégie du gouvernement d'alors.
S'agissant d'un virus inconnu, la connaissance n'a pu être qu'évolutive et le discours officiel a dû s'adapter. Nous avons parfois eu le sentiment que le gouvernement envoyait des signaux contradictoires ou flottants, mais aussi qu'il s'adaptait aux capacités disponibles, notamment en ce qui concerne les équipements de protection. Madame la ministre, il faudra répondre à ces questions.
La communication gouvernementale intervenait dans un climat général de grand désordre du fait notamment des désaccords publics entre les scientifiques et du foisonnement des expressions des uns et des autres sur les plateaux de télévision.
Conformément à la procédure des commissions d'enquête, je vous rappelle que tout témoignage mensonger est passible d'une amende pouvant aller jusqu'à 75 000 euros et d'une peine de prison pouvant aller jusqu'à cinq ans.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sibeth NDiaye et M. Yves Sciama prêtent serment.
Mme Sibeth Ndiaye, ancienne porte-parole du gouvernement. - Je vous remercie de l'opportunité que vous me donnez de venir éclairer la représentation nationale sur la communication mise en oeuvre par le gouvernement à l'occasion de la terrible crise sanitaire que nous avons vécue et que, malheureusement, force est de le constater, nous continuons à vivre.
Ayant quitté le gouvernement le 3 juillet dernier, je ne serai évidemment en capacité de m'exprimer que sur la période où j'ai été en fonctions quant à l'organisation de la communication institutionnelle et politique du gouvernement.
Cette crise a été inédite tant par sa violence que par son ampleur et sa durée. Elle marquera durablement notre pays. En tant que citoyenne profondément attachée au service public et au fonctionnement de l'État, j'espère qu'elle permettra d'améliorer nos capacités de gestion de situations de crise complexes.
Quel est le rôle exact du porte-parole du gouvernement, fonction que j'ai occupée pendant ces premiers mois de crise ? Conformément à un décret d'attribution qui a peu évolué depuis la création du poste à la fin des années 1960, le porte-parole du gouvernement est chargé de deux missions principales. Il doit, chaque semaine, rendre compte des travaux du conseil des ministres, et plus généralement exercer une mission d'information sur les activités du gouvernement. Dans ce cadre, nous participons en tant que de besoin aux réunions d'arbitrage interministérielles, et nous recevons de la part de nos collègues ministres toutes les informations susceptibles de contribuer à l'exercice de notre mission d'information. C'est ainsi que nous portons la voix du gouvernement sur l'ensemble de ses domaines d'action et des sujets d'actualité, en appui de nos collègues ministres.
À l'occasion de la crise du coronavirus, j'ai participé à la quasi-totalité des conseils de défense à vocation sanitaire et à de nombreuses réunions animées par le Premier ministre ou le Président de la République, avec les élus locaux, les parlementaires, les organisations syndicales et patronales ainsi que les fédérations professionnelles. Grâce à ces réunions et aux informations fournies par mes collègues ministres chargés de la gestion opérationnelle de la crise, j'ai pu contribuer à expliciter l'action et la stratégie du gouvernement, ses adaptations au fur et à mesure de l'évolution des connaissances sur le virus, dans le but d'éclairer le mieux possible nos concitoyens.
J'ai pu disposer du Service d'information du Gouvernement, dont je salue le professionnalisme, la réactivité et la disponibilité. J'ai bénéficié de moyens techniques et logistiques, par exemple pour l'enregistrement de vidéos à caractère pédagogique à destination des réseaux sociaux. J'ai également pu disposer de l'analyse de l'état de l'opinion, ce qui nous a permis d'adapter notre stratégie de communication. Les analyses relatives aux réseaux sociaux ont été particulièrement utiles en ce qui concerne les fake news : nous aurons certainement l'occasion d'y revenir au cours de nos échanges.
Compte tenu de mon expérience professionnelle antérieure comme conseillère en communication, j'ai eu l'occasion de donner des avis et des conseils au cabinet du Premier ministre sur la stratégie de communication institutionnelle préconisée par le SIG.
Depuis la fin des années 1960, le rôle du porte-parole du gouvernement a peu évolué. En revanche, le contexte dans lequel s'exercent ses missions a radicalement changé. L'environnement médiatique s'est considérablement enrichi, en particulier avec la création des chaînes d'information continue. Dans le même temps, l'exigence de transparence et d'horizontalité de nos concitoyens à l'égard de la prise de décision publique s'est largement accrue. L'émergence des réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook a aussi largement bouleversé la donne. Désormais, chacun peut être vecteur d'information sans avoir à répondre aux impératifs déontologiques de la profession de journaliste. Chacun peut donner son avis et tous les avis se valent. Chacun donne à chaque instant son opinion, et chacun entend disposer d'une information instantanée et d'un commentaire de cette information qui soit immédiat.
À titre personnel, je retiens de cette période l'extraordinaire mobilisation de nos compatriotes, des services publics qui ont tenu debout dans des conditions difficiles. Je retiens aussi la capacité d'adaptation que notre pays a su mettre en oeuvre face à une crise protéiforme.
M. Yves Sciama, président de l'Association des journalistes scientifiques de la presse d'information (AJSPI). - Nous ne sommes pas des scientifiques qui feraient du journalisme, de temps en temps, mais des journalistes professionnels qui couvrent la science. Notre association compte près de 300 membres qui travaillent aussi bien pour des médias spécifiquement scientifiques que pour des quotidiens, des radios ou des télévisions. Cette crise sanitaire a été un séisme pour notre profession, car nous faisons tous le constat d'un fiasco en matière d'information et de communication.
Que ce soit dans le courrier de nos lecteurs, sur les réseaux sociaux ou dans notre vie quotidienne, la défiance se généralise, notamment à l'égard des médias, de la science et de ses institutions, pour ne rien dire du politique. Nous voyons se propager, y compris dans des milieux sociaux éduqués, un flux ininterrompu de fausses informations, dont beaucoup sont même rocambolesques. Nous voyons apparaître de prétendus experts et notamment des médecins qui défendent avec aplomb des points de vue à mille lieues de ce que dit la science, et qui trouvent facilement des auditoires importants. Et enfin, nous percevons un grand désarroi parmi nos concitoyens les plus raisonnables devant l'état chaotique et souvent violent de l'information qu'ils reçoivent sur la pandémie.
Ce désastre nous interpelle d'autant plus qu'il y a une réelle soif de connaissances, d'informations et de science dans le public. Cette pandémie, en faisant surgir un ennemi commun, microbien de surcroît, aurait pu permettre à notre pays de faire bloc et de se convaincre de la valeur d'au moins une partie de ses élites ; c'est l'inverse qui s'est produit.
Comme toute crise de communication sanitaire, celle que nous vivons résulte des actions de trois parties - le monde médical, le monde politique et les médias -, qui ont toutes leur part de responsabilité. Du point de vue médical, le principal problème a été l'irruption du professeur Raoult qui, dès le début de la pandémie, a promu agressivement, sur la base de ses seules convictions, un traitement initialement non prouvé. Il a continué à le faire alors même que les preuves de son inefficacité avaient été fournies.
Ce problème aurait sans doute pu se limiter à l'apparition d'un pseudo-traitement miracle si les autorités scientifiques et médicales étaient intervenues fermement dès le début pour arrêter cette fuite en avant. Mais l'institution médicale, en particulier l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), l'ordre des médecins, l'Académie nationale de médecine et la Haute Autorité de santé (HAS) sont restées silencieux, ouvrant ainsi la boîte de Pandore. Un nombre croissant de médecins, souvent issus des sommets de l'institution, se sont sentis autorisés à prendre la parole et à donner des avis sur la base de leur seule conviction. Cette attitude s'est ensuite propagée au point qu'il est devenu admissible dans la profession médicale de dénigrer les responsables de santé publique et les mesures qu'ils préconisent, ce qui a rendu inaudibles de nombreux excellents médecins qui s'exprimaient sur la base des études existantes. Cette situation perdure.
Le dysfonctionnement de l'institution médicale a été aggravé par l'attitude du monde politique. La désastreuse affaire du mensonge sur les masques a durablement discrédité la parole gouvernementale. Alors même que les recommandations du ministère de la santé étaient devenues conformes à l'état du savoir, l'ensemble de l'échiquier politique a continué de soutenir le professeur Raoult, jusqu'au Président de la République qui est allé lui rendre visite.
Ces soutiens ont crédibilisé le dénigrement de l'institution médicale et renforcé l'idée que toutes les opinions sont légitimes en santé publique et que tout le monde est compétent pour en parler. Les réseaux sociaux n'ont fait qu'aggraver la tendance et les médias ont aussi eu leur part de responsabilité.
Un journaliste de moins de trente ans, sans expérience des questions médicales, débordé et multitâche, travaillant de surcroît sur un média formaté par la recherche de l'audience à tout prix ne peut que faire les frais d'une telle confusion, échouant à identifier les bons messages et les bons interlocuteurs.
Dans l'ensemble, les journalistes scientifiques de ce pays ont remarquablement couvert la maladie. Relisez les pages « Sciences » du Monde et du Figaro, les magazines scientifiques, écoutez les émissions telles que La méthode scientifique, vous y trouverez très peu d'erreurs, même au moment où les incertitudes étaient les plus grandes.
En revanche, les médias qui ne disposaient pas de journalistes spécialisés, et particulièrement les télévisions d'information continue, n'ont pas su résister à la tentation de faire de l'audience à tout prix, et ils continuent de véhiculer des messages scientifiques erronés, voire absurdes, entretenant ainsi la défiance à l'égard de l'institution médicale. C'est une faute éthique.
Je note également que certains médias disposant de services scientifiques compétents ont néanmoins massivement promu dans leurs pages « Opinions » des points de vue scientifiques infondés.
L'actuel projet de loi de programmation de la recherche prévoit la mise en place d'une maison de la science et des médias, dont l'objectif serait d'améliorer le traitement médiatique de la science, en fournissant aux médias des contenus scientifiques tout préparés, sur le modèle du Science Media Center britannique. Une telle institution risque d'être perçue comme une tentative de promouvoir une science officielle, ce qui aggraverait encore la défiance à l'égard des médias, mais aussi de la production scientifique. La crise actuelle appelle un réarmement scientifique des médias, qui doivent enfin investir ce champ essentiel qu'est la science. Pour cela, il faut recruter des journalistes spécialisés et leur donner davantage de poids face aux services politique et économique. On améliorerait ainsi l'information sur les grands enjeux de notre époque - le climat, l'énergie, l'agriculture -, des sujets qui ont tous une forte composante scientifique.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Madame Ndiaye, le 11 mars 2020, lors d'une interview menée par Guillaume Durand, vous déclariez à propos de la fermeture des frontières : « Regardez l'Italie, premier pays à avoir fermé ses frontières en interdisant les vols en direction et en provenance de la Chine : le résultat, c'est que l'épidémie y est plus avancée qu'en France. On voit bien qu'un virus fait fi des frontières. » Êtes-vous certaine qu'il était opportun de critiquer ainsi la décision de l'Italie ?
Monsieur Sciama, vous avez dit que les autorités scientifiques étaient restées silencieuses. Croyez-vous que si l'une ou l'autre s'était exprimée plus fermement, cela aurait suffi à juguler les positions de certains scientifiques ou médias ?
Mme Sibeth Ndiaye. - Il me semble que vous faites plutôt référence à une interview avec Guillaume Daret sur France 2.
(Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure, le conteste.)
Il m'est arrivé à deux reprises d'avoir à répondre publiquement à des questions comparant la situation française à celle d'autres pays européens, et à commenter les décisions prises. Le premier sujet concernait la fermeture des frontières qu'un certain nombre de responsables politiques réclamait en France, considérant que c'était un bon moyen de nous isoler et d'empêcher l'introduction du virus sur le sol national. L'autre sujet concernait la prise de température dans les aéroports, autre moyen de bloquer le virus. C'est dans le cadre d'un questionnement sur la stratégie française que j'ai été conduite à commenter ce qui se passait à l'étranger.
La fermeture des frontières faisait débat, à l'époque, la France n'ayant pas initialement choisi cette voie. Il faut se rappeler à quel état de la connaissance scientifique sur le virus nous en étions au tout début de la crise. Les premiers cas ont été rapportés à la fin de l'année 2019. Il a fallu attendre quasiment la fin du mois de janvier 2019 - la troisième semaine - pour avoir l'assurance d'une transmission inter-humaine, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) l'attestant précisément le 20 janvier. Et le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), organisme européen d'alerte sur les crises sanitaires, n'a pas tout de suite pointé le risque d'une introduction du virus sur le sol européen. D'où la décision de ne pas fermer les frontières en France. Mon propos ne faisait que dire que les pays qui avaient fait un autre choix n'étaient pas parvenus à empêcher l'introduction du virus sur leur sol.
L'une des difficultés à laquelle nous nous heurtions était dans la facilité à se déplacer à travers le monde : des gens pouvaient partir de Wuhan, faire escale à Singapour, se retrouver en Grande-Bretagne et arriver ensuite en France, dans un temps relativement court. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé aux Contamines-Montjoie, premier cluster en France provoqué par un Britannique qui revenait d'un congrès à Singapour.
Mon intention n'était en aucun cas de minorer l'action et le combat difficile que menaient nos amis italiens, mais d'établir le fait que la stratégie italienne n'avait pas empêché l'introduction du virus sur son sol.
M. Yves Sciama. - Je ne suis pas assez naïf pour croire qu'on peut arrêter la désinformation en période épidémique en tançant les personnes qui la véhiculent. Cependant, si les autorités médicales s'étaient exprimées plus fermement à mesure que les connaissances avançaient, cela aurait ralenti la tendance.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Quelles autorités auraient dû s'exprimer selon vous ?
M. Yves Sciama. - J'ai cité l'ANSM, l'ordre des médecins et la HAS.
M. René-Paul Savary, président. - Nul ne détient la vérité dans le domaine scientifique, d'autant qu'il s'agit d'un virus que l'on ne connaît pas.
M. Yves Sciama. - Les connaissances se sont éclaircies sur les effets des traitements qui ont été proposés.
(M. René-Paul Savary, président, tempère.)
Les autorités médicales auraient dû prendre des positions plus fermes sur la base des études existantes. Elles auraient dû se concerter pour parler d'une seule voix. Le public aurait ainsi disposé d'un point de vue scientifique visible et identifiable plutôt que de se retrouver face à des points de vue dont on finissait par considérer qu'ils étaient tous également recevables, alors que ce n'était pas le cas.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Comme l'a dit le président, l'intérêt de cette audition n'est pas de revenir sur les déclarations qui se sont révélées fausses. Des bêtises ont été dites qui étaient liées à l'état de la connaissance ; d'autres en revanche relèvent d'une logique de communication politique sur laquelle il faut s'interroger.
Monsieur Sciama, la communication n'est que le reflet du non-dit, dans l'action que l'on mène. Vous avez souligné un point essentiel : le virus aurait dû nous permettre de faire bloc, et c'est l'inverse qui s'est produit. Une épidémie fonctionne comme une interaction entre un microbe et une société, et l'enjeu est dans la façon dont la société va se regrouper et se protéger collectivement. Le succès ou l'échec de la lutte contre l'épidémie dépendra des mécanismes que la société choisira de mettre en oeuvre.
À cet égard, je ne peux que m'interroger sur la communication des autorités gouvernementales au début de l'épidémie. J'ai été très marqué par la journée du 29 février. Le conseil des ministres était alors convoqué pour parler de la lutte contre l'épidémie, mobiliser notre pays, et encourager la société à faire bloc. Au lieu de cela, à la surprise générale, le Premier ministre décide d'engager la responsabilité du gouvernement sur le sujet le plus clivant du moment : la réforme des retraites. Cette conjonction était extrêmement malheureuse, car, plutôt que de se mettre en marche et nous rassembler pour lutter contre le virus, le gouvernement a choisi d'envoyer un message de fracture politique. Comment construire un édifice qui tienne debout sur des fondations aussi mal creusées ? N'y a-t-il pas eu là une erreur incompréhensible pour l'opinion publique qui a rendu impossible la création d'un lien de confiance entre les autorités et nos concitoyens ?
Madame la ministre, il y a selon vous une demande de « transparence et d'horizontalité ». Mais on ne gère pas une guerre dans la transparence et l'horizontalité. Comment comprendre que nos principaux responsables politiques soient entrés dans cette épidémie avec des messages aussi discordants ? Était-ce délibéré ? Y avait-il un défaut de préparation, ou de culture en santé publique ?
Mme Sibeth Ndiaye. - L'épidémie commence - avant même qu'on ne parle d'épidémie - lorsque la Chine signale des cas de pneumopathie atypique, le 31 décembre 2019. On s'interroge alors : de quoi il s'agit exactement ? Dès le 10 janvier, le ministère de la santé envoie des messages d'alerte aux agences régionales de santé (ARS) sur l'existence de cette pneumopathie. On ne sait pas à l'époque s'il y a transmission interhumaine. Dix jours plus tard, alors que l'OMS a confirmé la veille la transmission humaine, la ministre de la santé donne une première conférence de presse pour évoquer ce nouveau virus qui vient de Wuhan. Elle en fait donc ainsi un sujet de discussion politique. L'exécutif n'a donc fait preuve d'aucune légèreté, mais a lancé l'alerte avant même que l'OMS ne parle d'urgence de santé publique internationale ou même de pandémie. Quelques jours après cette conférence de presse, nous avons constaté un premier cas en France, qui était un cas importé.
Le 26 janvier, une réunion interministérielle s'est tenue sur l'initiative du Premier ministre où étaient présents la ministre des armées, le ministre de l'intérieur, la ministre de la santé, et le porte-parole du gouvernement, ainsi que le directeur de cabinet du ministre des affaires étrangères. Le sujet central concernait le rapatriement éventuel de nos compatriotes qui se faisait alors sur la base du volontariat. Aucune donnée ne nous permettait alors d'envisager la nature de la crise qui se profilait.
Un mois plus tard, les interviews que je donnais étaient encore majoritairement consacrées au sujet de la réforme des retraites. La première question sur la crise m'a été posée dans une interview du 28 janvier, sous l'angle du rapatriement. Le sujet est ensuite monté en puissance dans les médias au cours du mois de janvier. L'actualité principale restait la réforme des retraites.
Lors du conseil des ministres que vous mentionnez, nous avons passé la majorité du temps à informer l'ensemble des membres du gouvernement sur la situation de ce début d'épidémie, sur les dispositions qui devaient être prises, et nous avons consacré un peu de temps, effectivement, mais moins important, à l'article 49-3. Il faut tenir compte de cette perception de la situation en contexte.
Je ne crois pas du tout qu'il ne puisse pas y avoir de transparence et d'horizontalité en temps de guerre. La maturation de la démocratie fait que désormais les citoyens n'ont plus le petit doigt sur la couture du pantalon pour obéir à des injonctions politiques. Il faut de la pédagogie et de la compréhension, et c'est grâce à la transparence que l'on crée l'adhésion. Cette transparence s'impose à nous quand bien même nous ne l'aurions pas, dans la mesure où des experts médicaux vont sur les plateaux de télévision, et où énormément de personnes prennent la parole sur les réseaux sociaux, chacun étant au fond son propre média. Nous ne pouvons pas l'ignorer et l'exécutif a le devoir de répondre à cette exigence de transparence. Pour autant, le conseil de défense sanitaire est couvert par le secret-défense. Même si tout n'est pas rendu public, le maximum doit l'être.
Nous sommes rentrés dans l'épidémie de manière concentrée, en sachant que nous marchions dans des sables mouvants. Quand nous interrogions les sachants, ils hésitaient, ils ne savaient pas complètement, car nous n'avions jamais été confrontés au virus.
Enfin, je crois que nous avons souffert, au cours de cette crise, d'un défaut d'acculturation scientifique de la population française. Quand nous expliquions qu'il fallait des semaines pour expérimenter la validité d'un traitement, les gens ne comprenaient pas, s'étonnant que ce ne soit pas oui ou non, blanc ou noir : « Comment, vous, qui êtes censés être l'élite politique et médicale, vous êtes incapable de nous dire si c'est maintenant ! Et vous nous expliquez que les hypothèses doivent être testées, qu'il faut que plusieurs bras expérimentaux sur les médicaments convergent pour donner la même réponse, et que c'est seulement à partir de là que vous pourrez donner une réponse définitive ! ».
Les difficultés que nous avons eues à expliquer cela tiennent sans doute au rapport que notre société a au temps : on veut d'un claquement de doigts toutes les réponses à toutes les questions qu'on se pose. Si un décideur politique argue qu'il faut prendre du temps et réfléchir, on l'accuse d'atermoiement. Rappelez-vous au moment du déconfinement ceux qui voulaient ouvrir tout de suite les parcs et jardins, alors qu'il restait des incertitudes sur les risques.
En aucun cas, le gouvernement n'a manqué de célérité, de concentration ou d'attention au moment d'entrer dans cette pandémie.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - On est en guerre, il faut de la transparence et de l'horizontalité : même le meilleur communicant aurait du mal à résoudre cette équation. Ces notions sont difficilement compatibles, d'autant que le conseil de défense siège en secret. L'opinion publique n'y comprend plus rien. D'un point de vue politique, cette oscillation de choix et de valeurs témoigne d'une impréparation collective.
Par ailleurs, l'ouverture ou la fermeture des parcs et jardins publics relève-t-elle bien du chef de l'État ? Tout le travail que nous menons depuis des mois démontre que, si la stratégie nationale est fondamentale, c'est au niveau des territoires qu'elle s'applique intelligemment.
M. Yves Sciama. - Nous avons tous ressenti la difficulté qu'il pouvait y avoir à agir et à s'exprimer en contexte d'incertitude. Comme journalistes, nous devions écrire des articles. Savoir que si les informations que nous y donnions étaient démenties, on pouvait nous le reprocher, rendait l'exercice difficile, mais pas impossible.
Peut-être sommes-nous habitués à une culture de la communication un peu autoritaire, qui ne laisse pas place à l'incertitude, en particulier du côté des autorités et des sachants ? Mais les gens peuvent comprendre l'incertitude. Ils peuvent comprendre la nécessité d'attendre les résultats de telle ou telle étude pour pouvoir trancher. Ils peuvent aussi comprendre que, dans l'intervalle, on doive quand même prendre des décisions. La communication gouvernementale a parfois été verticale, voire punitive, alors que le public aurait été parfaitement à même de comprendre les difficultés de la situation. L'institution médicale est également tombée dans ce travers d'une expression autoritaire. Le résultat est regrettable.
Mme Sibeth Ndiaye. - Je ne crois pas que notre communication ait été autoritaire. Pour preuve, je ponctuais chacune de mes interventions par les termes « à ce stade », « compte tenu de nos informations » et « jusqu'à nouvel ordre ». Force est de constater que nos concitoyens n'ont pas entendu. Certaines de mes déclarations valaient un jour, mais pas forcément l'autre ; mais on ne s'est pas souvenu de mes précautions de langage. La difficulté est presque cognitive. Quand tout le monde a peur, chacun a besoin d'assurance, s'accrochant au moindre bout de phrase en ce sens. Et si cette phrase est relayée sur Twitter, la complexité du contexte où elle s'inscrit est complètement gommée.
L'articulation entre le local et le national est particulièrement difficile dès lors qu'il s'agit d'élaborer une stratégie nationale en intégrant les préconisations des sachants. Pour éviter les rassemblements à l'extérieur, comme on nous l'avait recommandé à un certain moment, il fallait fermer les parcs et les jardins. La question se pose inévitablement de savoir ce qui se décidait au niveau régional et au niveau local. Mais une décision nationale n'empêche pas des adaptations en fonction des territoires, par exemple en ouvrant les grandes plages de Bretagne dont les conditions de fréquentation n'ont bien sûr rien à voir avec celles du square Montholon, à Paris.
M. René-Paul Savary, président. - J'ai été surpris par vos propos : vous parlez de transparence, de pédagogie et de compréhension. Mais vous n'avez pas employé ce mot qui serait pourtant simple et compris par tout le monde : « dire la vérité ». Vous préférez parler de « défaut d'acculturation scientifique » de la population. N'est-ce pas là la marque de la défiance des autorités par rapport à la population ?
Monsieur Sciama, vous avez parlé de verticalité et de communication punitive. Pouvez-vous nous donner quelques exemples précis ?
Mme Sibeth Ndiaye. - En temps de crise, il est effectivement primordial de dire la vérité sur ce que l'on sait et ce que l'on ne sait pas. C'est ce à quoi l'exécutif s'est collectivement attaché.
M. René-Paul Savary, président. - En êtes-vous sûre, notamment par rapport aux masques ?
Mme Sibeth Ndiaye. - Absolument. Nous avons dit ce que nous savions sur les masques. Nous avons établi une doctrine d'emploi, que nous avons rendue transparente. La priorité était donnée au personnel soignant dans les hôpitaux. Le ministre de la santé que vous auditionnerez demain aura l'occasion d'y revenir. À aucun moment on ne m'a demandé de mentir au sujet des masques, et je ne l'ai fait à aucun moment. Le 30 mars, l'OMS estimait que l'utilité du port du masque en population générale n'était pas prouvée. L'Académie de médecine n'a préconisé le masque en population générale qu'à compter du 3 avril, et je puis vous assurer qu'elle ne communiquait pas en fonction des desiderata du gouvernement.
M. René-Paul Savary, président. - Et comment expliquer le manque de confiance des Français ?
Mme Sibeth Ndiaye. - La défiance des Français envers le politique ne date pas de cette crise et mine nos démocraties occidentales depuis longtemps. D'où l'émergence de mouvements populistes qui portent au pouvoir des dirigeants très autoritaires. Nous avons effectivement pâti pendant cette crise d'un manque de confiance envers les autorités au sens large, qu'elles soient politiques, médicales, voire médiatiques.
L'utilisation du terme d'« acculturation » n'a rien de méprisant pour nos concitoyens. Il s'agissait simplement de décrire certaines réactions auxquelles j'ai pu me heurter sur les plateaux de télévision ou bien au cours de mes déplacements. On me lançait : « Pourquoi vous ne savez pas tout de suite ? À quoi vous servez si vous ne savez pas tout de suite ? » Expliquer que des bras d'expérimentation étaient en cours dans le laboratoire du professeur Raoult, mais qu'il fallait les confronter avec d'autres expérimentations qui laissaient entrevoir des résultats différents à des stades précoces, avancés, ou préventifs de la maladie, n'avait rien d'évident, car, en l'absence de résultats, je ne pouvais rien dire. On nous accusait de nous opposer au professeur Raoult au prétexte qu'il était marseillais, ou bien encore d'attiser la guerre du peuple contre les élites. Il fallait gérer un maelström où se mêlaient lenteur du cheminement scientifique et considérations politiques. La situation était inextricable.
M. Yves Sciama. - Le terme « punitif » était sans doute excessif. Je faisais référence aux interventions du ministre de l'intérieur, qui rappelait les sanctions en cas de non-obéissance aux règles sanitaires. Les sanctions sont normales, mais d'autres voies sont possibles, comme le montre l'exemple allemand. Là-bas, le professeur Drosten, éminent virologue, s'adressait très souvent à la population, en faisant preuve de beaucoup de pédagogie. Je trouve qu'on en a manqué en France, et qu'il aurait fallu plus d'espace pour expliquer et répondre aux questions de nos concitoyens, sans rien cacher des incertitudes de la situation. Nous avons essayé de le faire dans les médias, mais les autorités auraient aussi dû le faire.
Mme Sibeth Ndiaye. - Le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, a donné des conférences de presse quotidiennes quasiment sans limitation du nombre de questions qui pouvaient lui être posées. Le Premier ministre et le ministre de la santé ont eux-mêmes donné des conférences de presse dont les niveaux d'audience reflètent l'appétence de nos concitoyens pour la pédagogie. Le Service d'information du Gouvernement a constitué un hub sur la page internet gouvernement.fr, avec des centaines de questions-réponses sur le coronavirus.
Concernant notre communication, avant de considérer qu'elle ait pu apparaître comme verticale et punitive, il faut rappeler l'incertitude dans laquelle nous nous trouvions au tout début de la crise, tant sur la gravité de la maladie que sur ses modalités de propagation. Et cela a duré jusqu'à la veille des élections municipales, sans prise de conscience collective de la gravité de la situation : on avait alors du mal à imposer le respect des gestes barrières. Le SIG a diffusé des clips expliquant comment on se lave les mains, comment on se tient à distance, etc. Mais il fallait pour ainsi dire « saisir intellectuellement » les individus et déclencher une prise de conscience pour que notre communication soit efficace. D'où les nombreuses références, dans toutes mes interventions, à la responsabilité collective et à la responsabilité individuelle pour freiner la propagation du virus.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Vous avez donc tout bien fait.
Mme Sibeth Ndiaye. - Aucune entreprise humaine n'est parfaite, et il n'est pas question de nous donner un 20 sur 20 : nous ne sommes pas à l'école. Évidemment que certains aspects ont été moins bien réussis que d'autres - je l'ai reconnu.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Au fil de ces auditions, nous n'avons entendu aucune autocritique de la part des membres du gouvernement, ni de vous-même, madame la ministre, d'où la défiance. Certes, les connaissances sur le virus ont évolué, tout comme la situation. Mais jamais le gouvernement ne dit qu'à tel ou tel moment il a pu se tromper.
La semaine dernière, le professeur Delfraissy nous a dit entre les lignes que le conseil scientifique avait donné des avis compatibles avec la situation dans laquelle ils s'inscrivaient, notamment sur les tests ou sur les masques. La déclaration était implicite, mais nous avons tous compris la même chose.
La différence de résultats est très nette entre la France et l'Allemagne sur les tests. La semaine dernière, le professeur Flahault a rappelé que son collègue Raoult avait préconisé les tests dès le mois de janvier, mais qu'on ne l'avait pas écouté, car trop clivant. Le professeur Drosten disait pourtant exactement la même chose en Allemagne, mais de façon plus consensuelle. Il recommandait de tester dès le départ, et il avait raison.
Comment croire que les journalistes aient pu être unanimes dans leur vision de l'information concernant le virus, alors qu'ils ont des formations scientifiques différentes, et alors même que les médecins reconnaissent eux-mêmes s'être trompés à un moment ou à un autre, faute d'avoir suffisamment écouté les virologues et les épidémiologistes ?
Quelles ont été vos sources d'information ? La revue scientifique The Lancet a publié une étude bidon à la suite de laquelle le ministre de la santé a interdit un traitement. Comment travaillez-vous vos informations ? Des articles ont été publiés qui indiquaient que l'hydroxychloroquine ne fonctionnait pas, mais, dans le même temps, l'Agence européenne donnait l'autorisation de mise sur le marché du remdésivir, alors qu'il est encore à l'essai dans certains bras d'expérimentation clinique et qu'on a peu de preuves qu'il fonctionnera. Comment les journalistes scientifiques peuvent-ils rendre des verdicts aussi clairs sur les traitements, alors que les médecins sont dans l'incertitude ? Et comment pouvez-vous nous dire que vous avez tout bien fait pendant cette crise et que ce sont les autres qui ont eu tort ?
Quant à vous, madame la ministre, comment expliquez-vous que la communication parfois chaotique du gouvernement soit venue se superposer à celle du conseil scientifique, censé éclairer le politique, mais dont l'on ne suivait que certains des avis et pas d'autres ? N'avez-vous pas ainsi entretenu une confusion totale ? Est-ce que ce n'était pas une erreur que de confier au conseil scientifique une place si importante dans la sphère publique ?
M. Yves Sciama. - Ni moi ni ma profession ne prétendons à l'infaillibilité. Courant avril, j'avais écrit dans un article sur l'hydroxychloroquine que si l'on ne pouvait pas être sûr que le traitement ne marchait pas, on pouvait au moins être sûr que c'était au mieux un petit médicament, à l'effet modeste. Il est apparu depuis qu'il n'avait pas d'effet du tout.
Avant d'écrire nos articles, nous interviewons le plus grand nombre de spécialistes possible, en tout cas au moins trois. Cela nous permet de prendre le pouls et d'écrire des textes suffisamment nuancés pour ouvrir des pistes. De manière générale, je ne crois pas que nous ayons écrit des informations scandaleusement fausses, qui aient été démenties par la suite, de ces informations outrageantes comme il y en a eu beaucoup sur les chaînes d'information télévisées, notamment sur les masques et l'hydroxychloroquine. Nous avons surtout essayé de refléter le savoir tel qu'il était au moment où nous écrivions, sans plus de prétention que cela.
Nous nous sommes pour la plupart alignés sur les recommandations de l'OMS en ce qui concerne les tests : il faut « tester, tester, tester », recommandait-elle. Nous savons désormais qu'il faut prioriser la procédure, mais dans le fond, au début de l'épidémie, mieux valait tester que d'aller dans le brouillard.
M. René-Paul Savary, président. - J'ai été médecin généraliste pendant trente ans, et je sais comme tel qu'il n'y a pas de petit médicament : un médicament qui redonne confiance est un grand médicament.
Mme Sibeth Ndiaye. - J'ai fait 90 apparitions médiatiques en six mois au plus fort de la crise. Je n'aurai jamais la prétention de dire que sur ces 90 apparitions je n'ai jamais fait d'erreur. Oui, j'ai eu des phrases maladroites, alambiquées, avec des exemples mal choisis, par exemple celle qui a lancé une polémique sur les enseignants. J'ai immédiatement reconnu mon erreur, comme doit faire tout responsable politique dans ces circonstances.
Ma mission comme porte- parole du gouvernement était de diffuser les décisions qu'avaient prises mes collègues ministres, dont j'étais parfaitement solidaire. Pour autant, je n'ai jamais eu la prétention d'être omnisciente. Les stratégies mises en oeuvre par le gouvernement m'ont été expliquées. Elles m'ont paru valables d'un point de vue intellectuel. Je les ai relayées en parfaite solidarité politique avec mes collègues.
Quant aux avis du conseil scientifique, je ne sais pas comment ils ont été construits, car je ne fais partie de cette instance. Les membres de ce conseil disposaient des outils d'information sur la situation sanitaire du pays pour se forger une opinion. Mais je n'en sais pas plus sur le processus d'élaboration de la décision.
Nous avons subi une très forte pression de la part de nombreux responsables politiques au tout début de la crise, pour que les avis du conseil scientifique soient rendus publics. C'était légitime, car nous avons toujours assumé d'appuyer nos décisions sur un rationnel scientifique et sanitaire. Pour autant, la décision finale revient au politique, car in fine nous sommes responsables devant la représentation nationale. Nous l'avons toujours assumé, y compris au moment du déconfinement où nous avons tenté de construire un équilibre entre les enjeux sanitaires, éducatifs, économiques et sociaux. C'est leur conjonction qui a déterminé la date du déconfinement. On peut toujours se demander si cette décision était bonne ou pas. Mais faire de la politique et gouverner, c'est choisir, et c'est parfois choisir la moins mauvaise des solutions.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Quel est votre avis de journaliste scientifique sur le fait que le conseil scientifique intervenait en même temps que le politique ? Êtes-vous d'accord avec cette notion de transparence voulue ? De qui venaient les pressions que vous avez reçues sur la publicité des avis du conseil ? De l'opinion publique, ou bien de responsables politiques ?
Mme Sibeth Ndiaye. - J'ai le souvenir qu'il s'agissait de responsables politiques, en particulier dans l'opposition. À titre personnel, je suis favorable à la publicité des avis du conseil scientifique.
M. René-Paul Savary, président. - Vous n'avez pas le nom des responsables politiques qui ont souhaité cette publicité ?
Mme Sibeth Ndiaye. - Ma mémoire n'est pas forcément exacte, mais je crois me rappeler avoir eu à répondre à des interpellations de membres de l'opposition réclamant cette publicité.
M. Yves Sciama. - Pour ce qui nous concerne, nous ne considérons pas que la transparence augmente la confusion. Nous avons donc été favorables dès le début de la crise à des délibérations publiques. Cela fait partie d'un processus démocratique normal.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Puisque l'on en est à parler de transparence et que vous avez rappelé les recommandations de l'OMS sur le port du masque en population générale, pourquoi Agnès Buzyn a-t-elle décidé de commander des masques le 30 janvier ?
Mme Sibeth Ndiaye. - Par précaution, il valait mieux augmenter le stock de masques par rapport à ce qu'il était à cette époque-là. Une première commande de masques FFP2 a été réalisée le 30 janvier, puis des commandes de masse, notamment après la première semaine d'accélération de la crise dans le Grand Est. Je crois que la consommation de masques était alors vingt fois plus importante à ce dont on aurait eu besoin en cas de virus aéroporté.
Il y avait alors une pénurie mondiale de masques.
M. René-Paul Savary, président. - D'où les controverses suscitant l'incompréhension de la population. Comment soutenir, d'un côté, que le port du masque ne sert à rien, et en commander en masse de l'autre côté ?
Mme Sibeth Ndiaye. - La doctrine d'emploi visait à ce que le personnel soignant puisse à tout instant bénéficier de masques et d'équipements de protection. Quant à l'OMS, elle affirmait à ce moment-là que l'utilité du port du masque en population générale n'était pas prouvée. On ne peut pas tantôt tenir compte de ses recommandations, tantôt en faire fi.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - L'OMS disait aussi qu'il fallait « tester, tester, tester ».
Mme Sibeth Ndiaye. - Cela figure dans une déclaration du directeur de l'OMS, en date du 16 mars. Et le 21 mars, Olivier Véran, ministre de la santé, indiquait qu'il souhaitait faire monter en puissance nos capacités de test.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - L'OMS disait aussi qu'il fallait tester.
Mme Sibeth Ndiaye. - Le directeur de l'OMS a fait une déclaration en ce sens le 16 mars, et le 21 mars, de mémoire, Olivier Véran indiquait que nous allions augmenter notre capacité de test.
M. Damien Regnard. - Je vous remercie de vos propos liminaires. Vous venez de prêter serment devant notre commission d'enquête de dire toute la vérité. Ma question est très simple : le gouvernement a-t-il menti aux Français, notamment concernant la question du port du masque et celle de la gestion des stocks ? Sur une note plus légère, je note qu'aujourd'hui le port du masque n'a plus aucun secret pour vous, et je m'en réjouis. (Sourires.)
Mme Laurence Cohen. - Vous avez indiqué qu'à un certain moment le sujet de la pandémie commençait à monter dans l'actualité. Mais est-ce le rôle du gouvernement, et donc le vôtre, en tant que porte-parole, de suivre les événements ? Votre rôle n'est-il pas d'anticiper ? Vous semblez au contraire aller dans le sens de l'eau.
Vous soulignez la difficulté de résumer une pensée en quelques tweets. Il n'est pas question de cela, mais du rôle d'un gouvernement et de son porte-parole. Votre tâche est lourde, car vous avez aussi à gérer les couacs de vos collègues.
On peut toutefois comprendre la défiance de l'opinion publique. Mme Buzyn affirme le 18 mars dans Le Monde qu'elle avait prévenu le gouvernement dès janvier d'un risque de contagion. Tous vos propos à partir de cette date sont obligatoirement remis en cause à la lumière des manques, des imprécisions, voire des mensonges qui ont suivi.
Nous vous interrogeons, non pas pour souligner ce que le gouvernement a mal fait, mais pour comprendre ce qu'il faudrait faire dès aujourd'hui pour corriger le tir.
Ma deuxième question porte sur le professeur Raoult. Je n'ai rien en sa faveur ni en sa défaveur, et je ne suis pas scientifique, mais il me semble que, à un moment où l'opinion publique était troublée à juste titre, le feu qui a été porté contre le professeur Raoult a aggravé les choses en accentuant la défiance des Françaises et des Français, mais aussi des parlementaires, sur fond de scandales sanitaires tels que celui du médiator.
Monsieur Sciama, vous avez évoqué l'idée d'une maison de la science et des médias. Si je partage vos réserves, je pense aussi que le manque de formation de certains journalistes, mais surtout, le manque notoire de financement de la recherche entraîne des difficultés, notamment en matière de communication et d'indépendance. Quel est votre point de vue sur ces questions ?
Mme Victoire Jasmin. - Madame Ndiaye, aviez-vous une zone d'autonomie suffisante qui vous permettait d'effectuer des réajustements dans vos propos, ou faire évoluer les éléments de langage, notamment pour faire suffisamment de pédagogie ? Avez-vous remis en cause votre propre fonctionnement au sein du Gouvernement ?
Monsieur Sciama, vous avez évoqué des incohérences et des carences dans les propos du professeur Raoult. Je ne suis pas son porte-parole, mais il me semble qu'il y avait eu une certaine constance, une certaine cohérence dans ses propos. De nombreux scientifiques sont intervenus dans les médias, mais tout le monde s'est focalisé sur le professeur Raoult, jusqu'au Président de la République qui lui a rendu visite en personne, et c'est aussi ce qui lui a donné une certaine crédibilité. Mais s'il ne représentait pas une certaine menace pour vous, pourquoi avoir autant parlé de lui ?
Par ailleurs, la maison des sciences est sans doute une très bonne idée, mais dans le contenu que vous envisagez de lui donner, une telle structure serait antidémocratique. Si j'ai bien compris, vous proposez que les scientifiques réalisent des interviews préenregistrées, qui seront ensuite éventuellement transmises aux médias. Pensez-vous réellement que ce soit démocratique ? Je ne le crois pas.
M. Olivier Paccaud. - René-Paul Savary a insisté sur le mot « vérité ». Nous sommes réunis pour comprendre ce qui s'est passé, pourquoi nous n'avons pas su faire face et pourquoi nous avons un bilan de 32 000 morts à ce jour, l'objectif étant que cela ne se reproduise pas. Nous espérons donc pouvoir formuler des préconisations utiles.
Dans cette crise, la communication a eu plus qu'un rôle clé, puisque le monde entier a été confiné et a donc « hypercommuniqué ». Nous avons connu un tsunami de communication, avec bien souvent des informations contradictoires, ce qui a produit l'effet totalement inverse de ce qui était recherché. Pour qu'une communication soit efficace en temps de crise, ne faut-il pas qu'elle soit quasi unique ? N'aurait-il mieux pas valu qu'il n'y ait qu'un seul communicant, par exemple le ministre de la santé, qui était a priori le plus compétent pour communiquer ? Je le dis sans malice, mais le porte-parolat du gouvernement n'a-t-il pas nui à la communication de crise ?
Mme Sibeth Ndiaye. - Il faut distinguer la communication institutionnelle, proposée par le SIG et validée par le Premier ministre - les messages diffusés à la télévision, à la radio, sur les réseaux sociaux, les spots conçus par le SIG, le hub d'information gouvernementale sur le site gouvernement.fr, etc. - et la communication politique portée par les membres du gouvernement.
S'agissant de la communication politique, cette crise a la particularité de ne malheureusement pas avoir été qu'une crise sanitaire. Aurait-il été compréhensible que face à la recrudescence de violences intrafamiliales, les ministres chargés de ces sujets n'interviennent pas ? Dans une crise qui conduit à confiner la population, il me paraît légitime que le ministre de l'intérieur, chargé de s'assurer de la bonne mise en oeuvre de ce confinement d'un point de vue sécuritaire, s'exprime pour donner des explications sur la stratégie qui est la sienne. De même, nous avons eu énormément de questions sur l'annulation d'événements sportifs ou sur l'entraînement des sportifs de haut niveau. Le fait que la ministre des sports s'exprime de manière ciblée sur ces sujets était attendu.
J'étais conseillère ministérielle sous un autre quinquennat qui a vu se dérouler des attentats de sinistre mémoire. Nous avons opté à l'époque pour une communication resserrée autour des ministres régaliens, car nous faisions face à une crise qui était exclusivement sécuritaire. Dans cette crise que j'ai qualifiée de « protéiforme » dans mon propos introductif, des questions se posaient quasiment sur la totalité des champs de l'action publique.
Il est vrai que l'on observe une forme d'« infodémie », qui est un corollaire de l'évolution de nos démocraties. Il nous faudra sans doute faire en sorte de rationaliser la parole, mais je me vois mal imposer à une chaîne d'information de réduire le temps consacré au traitement de la crise du coronavirus ou d'inviter de bons experts versus des experts qui seraient moins bons...
M. René-Paul Savary, président. - Pas d'autocritique, donc ?
Mme Sibeth Ndiaye. - Je maintiens que le ministre de la santé ne pouvait pas assurer seul la communication de crise, car celle-ci avait des impacts qui étaient hors du champ sanitaire.
Au tout début de la crise, nous avons mis en place une task force interministérielle pour faire face au covid. Le SIG, qui avait vocation à traiter des sujets liés à la communication, ainsi que mon propre cabinet y étaient associés. Nous avons donc pu ajuster la communication institutionnelle, voire politique en nous appuyant sur les analyses de l'état de l'opinion et sur des outils qui nous permettaient de connaître les principales questions posées sur les réseaux sociaux.
J'ai eu l'occasion de rappeler un certain nombre de dates qui apportent la démonstration que, dès les premiers cas de pneumopathie à la fin de l'année 2019, la machine ministérielle étatique s'est mise en branle. Il est assez rare qu'on mette en place des task force interministérielles pour traiter d'un sujet ; or ce fut le cas dès la fin du mois de janvier. Le Premier ministre a organisé une réunion interministérielle le 26 janvier, et le ministère de la santé a reçu les représentants des professionnels de santé le 6 février. La prise en compte opérationnelle de cette crise a été extrêmement précoce, et elle a été adaptée au fur et à mesure de son évolution.
Il convient de distinguer ce sujet du questionnement d'un journaliste sur un plateau de télévision. Il a pu m'arriver de susciter une question en indiquant à un journaliste que tel ou tel sujet était important pour nous, mais le journaliste était parfaitement libre de poser la question ou non.
M. René-Paul Savary, président. - La question de Laurence Cohen portait sur votre rôle d'anticipation, non pas des questions des journalistes, mais dans la gestion de la crise.
Mme Sibeth Ndiaye. - J'ai apporté des éléments de réponse à cette question au travers notamment des différentes réunions que j'ai citées, et qui témoignent d'une prise en compte précoce des éléments liés à cette crise.
Mme Laurence Cohen. - Votre réponse ne me satisfait pas.
M. René-Paul Savary, président. - Laurence Cohen capitule !
Mme Laurence Cohen. - Non, ce sont les limites de l'exercice, même sous serment.
Mme Sibeth Ndiaye. - Le professeur Raoult a été nommé à la tête de l'institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée en raison de ses compétences. Nous recherchions un traitement, et il n'était pas question d'écarter une solution, fût-elle portée par quelqu'un d'un peu iconoclaste. Le déplacement du Président de la République auprès du professeur Raoult, comme, du reste, auprès d'autres scientifiques, témoigne de la volonté qui était la nôtre de ne négliger aucune piste, tout en prenant des précautions quant à la qualité du travail scientifique. Nous avons très vite autorisé des essais cliniques à l'IHU de Marseille et dans d'autres hôpitaux sur l'hydroxychloroquine comme sur d'autres molécules.
Vous évoquiez la défiance qui s'est installée sur les sujets sanitaires en raison des scandales passés. Je ne peux que souscrire à vos propos, car ces scandales minent petit à petit la confiance dans l'autorité. Je crois toutefois que nous avons aujourd'hui des institutions solides, et que l'existence de commissions d'enquête telles que celle que vous portez permet une recherche de vérité et de transparence susceptible d'améliorer la manière dont nous gérons ces crises, et peut-être, de lutter contre cette défiance.
Le sénateur Regnard m'interrogeait sur le sujet du mensonge en général. Je souhaite que les choses soient très claires : devant cette commission, je dis la vérité - je l'ai juré. J'assume les décisions politiques prises par le gouvernement auquel j'appartenais.
Sur la question de la transparence, la France a été l'un des pays qui a fait le plus d'efforts pour mesurer et communiquer le nombre de décès à l'hôpital et dans les établissements d'hébergement pour les personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous avons élaboré avec le SIG des tableaux de bord permettant à tout un chacun de suivre de manière transparente l'évolution de toute une série de données, aussi bien sanitaires qu'économiques. J'ai communiqué le nombre de masques chirurgicaux disponibles le 20 mars dans une interview sur BFM TV. Nous n'avons eu de cesse d'apporter au grand public toutes les informations dont nous disposions.
Permettez-moi de rebondir sur votre note d'humour sur le port du masque, car c'est un sujet important. Notre pays n'avait pas forcément la culture du masque au début de cette crise. Cette culture a été acquise après des années de pratique dans d'autres pays. Vous constatez sans doute comme moi dans la rue ou le métro que le port du masque est parfois un peu bizarre : on l'enlève, on le met dans sa poche, on le remet. Quand on porte des lunettes, cela crée de la buée, j'espère, pour ma part, avoir les bons gestes...
M. René-Paul Savary, président. - Pardonnez-moi, mais vous n'avez pas les bons gestes, parce que le fait de croiser les élastiques comme vous le faites permet aux gouttelettes de s'échapper latéralement.
Mme Sibeth Ndiaye. - Sans cela, je n'y vois rien !
M. René-Paul Savary, président. - Nous avons tous de la buée, rassurez-vous.
Mme Sibeth Ndiaye. - Quoi qu'il en soit, je reconnais que ma formule était maladroite. J'aurais peut-être dû m'exprimer moins simplement.
M. René-Paul Savary, président. - Merci pour cette note d'autocritique ! (Sourires.)
M. Damien Regnard. - Vous venez d'admettre que votre formulation était maladroite ; c'est un premier élément d'autocritique, et je vous en remercie, car l'objectif de cette commission d'enquête est de rectifier à l'avenir ces erreurs de communication.
M. René-Paul Savary, président. - Permettez-moi d'insister sur la cacophonie qui a résulté du fait que, d'un côté, on n'avait pas de traitement, et que, de l'autre côté, on comptait tous les jours les morts. C'était un peu anxiogène. Si nous nous permettons d'insister, ce n'est pas pour vous ennuyer, mais parce que nous voulons que les travaux de cette commission d'enquête aboutissent à des préconisations.
Mme Sibeth Ndiaye. - Je pense que vous vous souvenez de la polémique qu'il y a eu sur les décès en Ehpad. Si nous n'avions pas communiqué le nombre de morts, on nous aurait accusés de dissimuler la réalité de la crise. Les injonctions sont parfois contradictoires, et, entre deux maux, on choisit le moindre ; en l'occurrence, je crois que le moindre mal était la transparence.
M. Yves Sciama. - Sur la maison de la science et des médias, je crois qu'il y a eu un malentendu, car je voulais plutôt exprimer mon opposition à cette idée.
Je partage vos propos relatifs au financement de la recherche. Je me suis entretenu avec le principal spécialiste structurel des coronavirus en France, Bruno Canard, qui m'a confié qu'il avait demandé à plusieurs reprises des financements pour étudier les coronavirus en prévision d'une possible pandémie.
Depuis le SRAS en 2002, il était couramment admis dans les milieux scientifiques que le risque pandémique le plus grand était celui d'un virus respiratoire, probablement de la famille des coronavirus. Les travaux sur les structures des coronavirus n'ont été financés ni par la France ni par la Commission européenne, à laquelle Bruno Canard avait demandé des crédits. Or une fois que la pandémie était là, on lui a proposé de lui ouvrir toutes les lignes de crédit nécessaires. C'était dix ans trop tard...
La question de la préparation pandémique est fondamentale, car d'autres virus, peut-être plus méchants encore, peuvent apparaître. Ce sujet est régulièrement débattu au sein de la communauté scientifique.
J'entends vos remarques sur le professeur Raoult, mais je pense tout de même qu'il a joué un rôle particulier dans cette crise. Il ne s'est pas contenté de tester un traitement sur lequel il avait une intuition - c'est parfaitement respectable -, mais il a pris des postures d'oracle, disant que le covid était terminé, puis que ce virus avait simplement touché deux ou trois Chinois, ou encore qu'il n'y aurait pas de deuxième vague. Mais son attaque la plus ravageuse, reprise par le professeur Perronne, fut d'accuser tous ses adversaires de conflits d'intérêts avec les laboratoires pharmaceutiques. C'est peut-être le signe qu'il faudrait que notre institution médicale révise son rapport aux laboratoires pharmaceutiques, car cela la rend extrêmement vulnérable à la critique et à ce type d'attaque démagogique.
Notre corps médical a aussi un problème de mandarinat. Ce n'est pas nouveau, mais nous avons payé un peu cher l'intouchabilité des sommets de l'institution médicale, leur conviction d'infaillibilité et leur habitude des arguments d'autorité. Dans le fonctionnement ordinaire de la médecine, ce n'est peut-être pas tragique, mais en l'occurrence, le coût en termes de santé publique a été important.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Je voudrais revenir sur la question de la confiance, qui se posera de nouveau lorsque le vaccin arrivera.
Le 26 janvier, Mme Buzyn, alors ministre, déclare qu'il n'y a pas de pénurie de masques. Le 4 mars, madame Ndiaye, vous indiquez qu'on ne doit pas acheter de masques et que vous avez donné des consignes aux pharmacies. Le 17 mars, Olivier Véran, alors ministre de la santé, affirme que nous avons assez de masques pour les soignants et les malades, alors qu'au même moment, les soignants, notamment les chefs de service qui sont reçus sur les plateaux de télévision, mais aussi les organisations professionnelles de soignants, pointent du doigt ce qu'ils appellent un scandale sanitaire, c'est-à-dire l'absence de matériel, notamment de masques, pour les soignants hospitaliers et de ville. À l'issue du conseil des ministres du 17 mars, vous indiquez que les Français ne pourront pas acheter de masques dans les pharmacies, car ce n'est pas nécessaire si l'on n'est pas malade.
Je voudrais rapprocher l'ensemble de ces propos des propos que l'on vous a prêté lors de votre prise de fonctions au cabinet du Président de la République. Vous auriez alors déclaré que vous assumiez de mentir pour protéger le Président de la République. Ma question est donc très simple : avez-vous menti pour protéger le Président de la République dans cette période ?
Mme Angèle Préville. - Le confinement à Wuhan et dans trois grandes villes du Hubei est intervenu le 23 janvier. La prise de conscience par le gouvernement de la gravité de la situation n'a-t-elle pas été trop tardive ? Les membres du gouvernement n'ont-ils pas eux aussi été sujets à l'acculturation scientifique que vous évoquiez ? Est-ce que vous n'y avez simplement pas cru ?
La communication a certes été chaotique - je rappelle que le chaos est un désordre d'ordre supérieur. Est-ce qu'elle n'aurait pas dû être plus sobre, plus corsetée et plus bienveillante ?
Vous avez évoqué le rôle du Service d'information du Gouvernement et l'usage des analyses de l'opinion, mais si l'on ne pose pas les bonnes questions, on n'a pas forcément certaines réponses. Pourquoi n'avez-vous pas tenu compte du sentiment de distorsion que ressentaient les Français entre ce qui se passait en Chine et ce qui se faisait en France ? Une grande partie des Français étaient prêts à porter le masque et à observer des gestes leur permettant de se protéger de la pandémie.
M. Jean Sol. - Madame Ndiaye, ne pensez-vous pas que la stratégie de communication institutionnelle et politique que vous avez mise en place a davantage inquiété que rassuré les Français ? Ne s'est-elle pas télescopée avec un certain nombre d'ordres et de contre-ordres tenus par différents ministres, notamment sur les thèmes des masques, des rassemblements, des écoles, de l'hôpital, de la reprise du travail alors que le slogan « Restez chez vous » était affiché partout, des nationalisations, des risques de pénuries, de l'enterrement des morts ? J'aimerais avoir votre avis sur toutes ces questions ont été de nature à perturber bon nombre de nos concitoyens.
Mme Sibeth Ndiaye. - Durant la campagne présidentielle et législative, le futur président de la République souhaitait faire une partie de tennis un jour de week-end électoral sans y convier de journalistes. Un journaliste s'en est aperçu et m'a vivement interpellée, ce à quoi j'ai répondu que j'assumais parfaitement de mentir quand il s'agissait de protéger un moment de vie privée, qui n'avait rien à voir avec le moment politique dans lequel nous étions. Compte tenu du contexte dans lequel ces propos ont été tenus, vous comprendrez qu'ils n'avaient rien à voir avec une éventuelle velléité de mentir sur les décisions que pourrait prendre le gouvernement. Au cours de la crise du coronavirus, j'ai systématiquement relayé les informations qui étaient à ma disposition ainsi que les décisions qui ont été prises par mes collègues du gouvernement, dont, je le répète, je suis parfaitement solidaire.
Il faut prendre garde aux lectures rétrospectives. Si certaines informations comme la séquence ARN du virus nous ont été communiquées très facilement par la Chine, ce n'est pas le cas de toutes. En tout état de cause, je peux vous dire avec certitude que de manière très précoce, dès lors que nous avons eu une alerte sur cette nouvelle pneumopathie, nous avons anticipé cette crise, à tel point que nous avons procédé à l'évacuation des ressortissants français depuis Wuhan, dispositif relativement rare et souvent réservé aux zones de guerre. Le rapatriement de nos compatriotes a été organisé en quelques jours malgré les difficultés que nous avons rencontrées, notamment pour les conjoints de Français qui n'étaient pas de nationalité française. Il montre que nous avions pleinement conscience de la nécessité d'agir.
Vous avez indiqué que la communication n'était
pas suffisamment bienveillante. La communication de crise a connu trois grandes
phases. Entre la fin du mois de janvier et jusqu'au confinement, l'objectif de
la communication institutionnelle était d'expliquer ce qu'était
le coronavirus et de faire en sorte que les Français adaptent leurs
comportements
- mettre des distances physiques entre eux, se laver les
mains. Pour motiver le changement de comportement, notre communication a
consisté à dramatiser l'enjeu au fur et à mesure. Il
fallait que chacun comprenne qu'une évolution individuelle des
comportements était nécessaire au bien-être collectif.
La deuxième phase de la communication gouvernementale institutionnelle a consisté dans le fameux slogan « Restez chez vous ». Pour freiner la propagation de l'épidémie, il fallait que les gens aient le moins d'interactions physiques avec d'autres personnes. C'est là que les choses se corsent, parce qu'il faut en même temps assurer la continuité de la vie économique, et donc, que des gens sortent de chez eux. Le message est très simple, mais il faut expliquer pourquoi il admet des nuances.
La troisième phase de la communication gouvernementale commence au moment du déconfinement. Notre message est alors qu'il faut rester prudent, car, si l'épidémie commençait à décroître, nous étions extrêmement préoccupés par le fait que le virus circulait toujours et qu'il pouvait circuler de manière de plus en plus active. Il fallait donc préserver l'acquis comportemental.
Par cette communication institutionnelle, nous avons à chaque fois essayé d'expliquer de manière pédagogique dans quelle phase nous étions et pourquoi nous devions adapter nos comportements. Certaines injonctions ont parfois été contradictoires, mais elles devaient l'être, par exemple quand la plupart devaient rester chez eux, mais que certains devaient continuer à travailler.
Concernant les écoles, le consensus scientifique a évolué. Au départ, on a pensé que les enfants étaient en quelque sorte des super-contaminateurs et qu'il fallait fermer les écoles. Puis la connaissance a évolué, et il semblerait aujourd'hui que l'on pense l'inverse. Face à l'inconnu, la décision politique s'adapte, y compris pour des sujets aussi lourds que l'ouverture ou la fermeture des écoles.
M. René-Paul Savary, président. - Monsieur Sciama, quel regard portez-vous sur la campagne de vaccination à venir ?
M. Yves Sciama. - Mon inquiétude principale est de savoir si les vaccins qui seront mis sur le marché seront correctement évalués et si la procédure ne sera pas précipitée par les pressions politiques, notamment des États-Unis, voire par le désir des laboratoires pharmaceutiques d'être les premiers. Viendront ensuite les problèmes d'approvisionnement, mais aussi de consentement vaccinal que nous devrons gérer. Il faudra particulièrement soigner la communication. Il faudra également bien choisir les publics cibles, car il ne sera pas possible de vacciner tout le monde.
M. René-Paul Savary, président. - Les médias auront un rôle à jouer.
M. Yves Sciama. - Nous nous y efforcerons.
M. René-Paul Savary, président. - La campagne de vaccination grippale va commencer, et ça n'interpelle personne, mais on déplore chaque année entre 7 000 et 10 000 morts en rapport avec la grippe...
M. Yves Sciama. - La vaccination grippale jouera un rôle très important cette année.
Mme Angèle Préville. - Avez-vous tenu compte de l'infantilisation ressentie par la population ?
M. Jean Sol. - Comment expliquer aux Français qu'ils doivent rester chez eux alors qu'on autorise des matchs réunissant plus de 3 000 supporters ?
M. René-Paul Savary, président. - Les Français voient bien qu'il y a une reprise de l'épidémie, et parallèlement, on leur explique qu'on va assouplir les mesures dans les écoles. C'est toute de même d'une complexité extraordinaire !
Mme Sibeth Ndiaye. - Nous avons rencontré ce type de situation à de très nombreuses reprises et sur une infinité de sujets, notamment sur la question des transports en commun. Pour les transports scolaires, les recommandations étaient parfois inapplicables, comme celle de conserver le groupe classe dans les transports scolaires en milieu rural.
Nous avons observé une aspiration très forte à des mesures toujours plus dures et plus coercitives. La France a été l'un des pays où on a mesuré le plus fort taux d'inquiétude sur le coronavirus, la nature de la maladie et sa contagiosité.
De plus, nous devions imposer des changements comportementaux. Le confinement est presque consubstantiellement une forme d'infantilisation. À l'inverse, sur d'autres sujets, nous avons fait le choix de la confiance et de la responsabilité individuelle, par exemple pour l'auto-quarantaine des personnes testées positives. Le sujet de l'infantilisation a été un vrai problème, et nous avons dû construire toute la communication institutionnelle avec ce problème.
Sur la question des rassemblements occasionnés par les matchs, je vous renvoie au ministre de la santé.
Mme Michelle Meunier. - Madame Ndiaye, aviez-vous une relation privilégiée avec Santé publique France, dont nous avons appris qu'elle ne disposait pas de service de communication ?
Monsieur Sciama, quelles sont, selon vous, les informations à faire passer aujourd'hui de manière prioritaire compte tenu de ce que nous savons de cette crise ?
Mme Muriel Jourda. - Madame Ndiaye, vous avez indiqué que votre communication pendant cette crise a reposé sur les deux piliers que sont la pédagogie et la transparence. Il me semble qu'il y a un troisième, la cohérence.
Le gouvernement s'est beaucoup abrité derrière les avis du conseil scientifique pour prendre des décisions. Le professeur Raoult, qui faisait partie du conseil scientifique, l'a quitté fin mars d'une façon assez médiatisée. Or quelques jours après, le Président de la République est venu lui rendre visite, donnant le sentiment qu'il voulait s'approprier un peu de la popularité du professeur Raoult. Pensez-vous qu'il était justifié que le Président de la République fasse ce déplacement lui-même ? N'est-il pas incohérent de s'abriter derrière le conseil scientifique, tout en valorisant l'un de ses anciens membres qui a claqué la porte avec pertes et fracas ? Est-ce un conseil de communication qui a été donné au Président de la République ?
Mme Jocelyne Guidez. - Le mot « transparence » a été énormément évoqué, mais quand il y a trop de contradictions, y compris au sein du monde médical, il ne faut pas s'étonner qu'une méfiance, mais aussi une grande peur, s'installe dans la population. Dans ce cas, ne vaut-il pas mieux respirer profondément et ne rien dire plutôt que de faire de la communication alors qu'on ne sait pas ?
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Lancé par le Service d'information du Gouvernement le 30 avril 2020, le service « Désinfox coronavirus » a finalement été retiré quelques jours plus tard parce que fortement critiqué par les journalistes. Monsieur Sciama, quelle est, à votre avis, la bonne façon de lutter contre les fake news dans une crise sanitaire comme celle-ci ? L'outil proposé par le gouvernement était-il pertinent ?
M. Yves Sciama. - Je pense qu'il faut vraiment attirer l'attention de nos concitoyens sur le fait que le virus est toujours là et qu'il est en progression. Il ne s'agit pas de dramatiser, mais de rester mobilisés.
Le service « Désinfox coronavirus » ne m'est pas apparu très opportun. Le gouvernement semblait faire le tri entre les bons et les mauvais articles.
En matière de lutte contre les fake news, le rapport de mars 2018 commandé par la Commission européenne au High level Group on fake news and online disinformation est une référence. Il n'y a pas de solution simple, et la censure n'en est pas une.
Début avril, une étude avait montré que le volume de transmission des posts des deux ou trois principaux complotistes sur internet représentait quatre fois le volume de transmission des posts des six principaux médias français. Une étude de Science a montré que les posts mensongers circulent plus vite, plus loin et touchent plus de gens que les posts véridiques sur les réseaux sociaux, pour la simple raison qu'ils apparaissent comme nouveaux et surprenants.
Le rapport de mars 2018 préconise de donner le statut d'éditeur aux plateformes internet. C'est un combat juridique complexe qui doit se mener à l'échelle européenne et qui pose des problèmes géopolitiques. Nous en prenons très doucement le chemin, et c'est absolument essentiel.
Par ailleurs, il est important que, en face de cette masse de désinformation, des médias nombreux aient le temps de bien travailler, c'est-à-dire qu'ils soient dans une situation économique pas trop désastreuse. Il faut que, dans leur diversité, ils soient en mesure d'offrir un pôle de référence. Cela passe par le soutien à la presse et par une politique d'entrave à sa concentration excessive.
Mme Sibeth Ndiaye. - Dans la gestion de cette crise, mon cabinet s'est appuyé sur le centre de communication de crise du ministère de la santé. Notre idée était de ne pas démultiplier les portes d'entrée dans toutes les agences sanitaires diverses et variées, au risque de produire de la confusion. Nous avions un interlocuteur intégré au centre de crise du ministère de la santé qui validait les messages d'un point de vue scientifique et sanitaire.
Nous travaillions également avec le Service d'information du Gouvernement qui, dans le cadre de la foire aux questions publiée sur le site gouvernement.fr, effectuait les vérifications auprès des ministères compétents. Plusieurs niveaux de validation étaient prévus afin de garantir qu'on ne publie rien de mensonger ou de faux.
Certains éléments de notre stratégie de gestion de la crise, et donc, de notre communication pouvaient paraître antinomiques. Les slogans « Restez chez vous » et pour certains « Allez travailler » étaient antinomiques, et pourtant ils étaient tous deux justifiés. La cohérence non seulement à un instant T, mais aussi dans le temps a été un enjeu de cette communication de crise.
Par exemple, on a découvert récemment que la transmission du coronavirus ne faisait pas seulement par les gouttelettes et de manière manuportée, mais également par aérosol. Cela a des implications, notamment sur les gestes barrières. Or les gens pourront se dire à bon droit qu'il y a deux ou trois mois, on leur avait dit autre chose.
De par mon métier de communicante, je suis assez convaincue qu'on arrive rarement à s'approprier la popularité des autres. J'étais ministre, et non plus conseillère du Président de la République lorsqu'il a rendu visite au professeur Raoult, mais c'est ce que j'aurais dit si l'on m'avait interrogée. Je crois que le Président de la République a simplement souhaité comprendre tous les points de vue, montrer que nous n'étions pas un camp contre un autre et que nous donnions les moyens aux personnalités scientifiques qui proposaient des solutions de les tester.
Dans une situation de très forte pression médiatique, je considère qu'il vaut mieux être présent dans les médias et admettre ce que l'on ne sait pas plutôt que de laisser dire que le gouvernement se cache et refuse de venir parler devant les Français de la gestion de la plus grande crise sanitaire que nous ayons connue de manière contemporaine. La nature ayant horreur du vide, l'espace serait vite rempli par les complotistes et les fake news.
Cette crise a été caractérisée par une inflation absolument dantesque des fausses informations, dont un nombre non négligeable était à caractère médical, depuis le conseil de boire de l'eau de javel jusqu'à l'utilisation de racines de gingembre. C'était au point que nous avons identifié un vrai risque de santé publique.
Nous avons mis en place, par exemple sur WhatsApp, des messageries de Chatbot qui permettaient de poser des questions et d'avoir des réponses automatiques sur des sujets clairs. Nous avons mené un gros travail avec les plateformes de réseaux sociaux, dont j'ai réuni les représentants à trois ou quatre reprises avec le ministre chargé de la protection de l'enfance et le ministre chargé du numérique. Nous avons mené un travail en bonne intelligence, car il y a eu une prise de conscience de leur responsabilité particulière. Le SIG a notamment travaillé sur les moyens d'identifier des sources fiables, et les plateformes ont mis en avant des messages de santé publique relatifs au coronavirus.
Enfin, je dois avouer que la page du Gouvernement a été une maladresse. Compte tenu du flot de fausses informations auquel nous étions confrontés, nous avons voulu donner aux Français une information fiable et vérifiée. La page du Gouvernement consacrée au coronavirus était un des hubs majeurs de recherche de l'information puisqu'elle recevait plus de 750 000 visiteurs uniques par jour. Nous avons donc essayé de fournir ce qu'on appelle le debunking d'une information, c'est-à-dire sa vérification. Le SIG, qui était porteur de ce projet, avait fait très attention à ne pas aller dans la zone grise, c'est-à-dire éviter les sujets sur lesquels il n'y avait pas de vérité admise, par exemple l'hydroxychloroquine. En revanche, nous savions qu'il ne fallait pas ingérer d'eau de javel.
Notre objectif n'était pas du tout de trier les bons et les mauvais journalistes, les bons et les mauvais médias, les bonnes ou les mauvaises informations. Dès lors qu'il s'agissait de sujets factuels, et non d'opinions, nous renvoyions vers des articles de plusieurs fact checkers sur une même information.
Force est de reconnaître que cette initiative n'a pas été comprise, et c'est la raison pour laquelle le Service d'information du Gouvernement a fait le choix de retirer cette page. Notre intention n'a pas été comprise, mais je veux redire qu'elle n'était pas malveillante à l'égard des médias.
Le sujet de la fausse information est majeur, car il peut miner les fondements de la démocratie. C'est à mes yeux l'un des sujets sur lesquels il faut travailler pour la gestion des crises à venir.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - C'est en effet dans cette zone grise que l'on peut friser la censure. Déconseiller de boire de l'eau de javel, en revanche, cela s'entend.
Mme Sibeth Ndiaye. - Oui. C'est pourquoi je répète que la page Désinfox du Gouvernement était exclusivement consacrée à passer des messages aussi évidents que celui concernant la nocivité de l'eau de javel...
M. René-Paul Savary, président. - Mais vous ne vous doutiez pas que cette position serait incomprise ?
Mme Sibeth Ndiaye. - En fait, les choses se sont passées ainsi. Le SIG n'a informé de la naissance du site Désinfox du Gouvernement que les journalistes responsables des rubriques de lutte contre les fake news des différents organes de presse. Ces derniers pouvaient d'ailleurs y voir un nouvel espace d'affichage de leurs propres articles. Le SIG n'a cependant pas pensé à en avertir les patrons de presse. Certains ont manifesté leur mécontentement. Cette erreur de synchronisation s'est transformée en incompréhension, qui a été montée en épingle.
M. Yves Sciama. - Face aux fausses nouvelles sur internet, il est important de réagir rapidement. Surveiller les réseaux et identifier ce à quoi il faut répondre dans l'instant est à l'évidence une mission utile. Elle est certes peu visible car, une fois l'éclairage apporté, la fausse information continue de se propager, avec cependant une moindre force d'impact. Il est toutefois maladroit de le faire sous l'étiquette du gouvernement. Une telle mission gagnerait à être conduite par un partenaire académique, comme une université ou l'Institut Pasteur, afin de ne pas apparaître comme une entreprise de récupération.
Mme Muriel Jourda. - Vous n'avez pas répondu à ma question, madame la ministre. Était-il cohérent, en termes de communication, que le Président de la République se montre en compagnie du Pr Raoult alors qu'il venait de quitter le conseil scientifique, derrière les avis duquel le gouvernement n'a cessé de s'abriter ?
Mme Sibeth Ndiaye. - Le Président de la République a rencontré d'autres scientifiques, certes moins médiatiques : les équipes de recherche de la Pitié-Salpêtrière, de l'Institut Pasteur...
M. René-Paul Savary, président. - Votre réponse est factuelle ; la question portait sur la cohérence de cette action.
Mme Sibeth Ndiaye. - La stratégie de communication du Président de la République n'entrait alors pas dans mes attributions, mais voici ce qui me semble cohérent : que le chef de l'État, tandis que des opinions scientifiques différentes s'expriment, accorde une attention à chacune - quitte à ce que l'éventail des hypothèses ouvertes se referme ultérieurement, ainsi que doivent y conduire les essais cliniques.
M. René-Paul Savary, président. - En somme, vous ne pensez pas que cela a brouillé le message ?
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - La question de Mme Jourda porte sur le conseil scientifique, cité en permanence comme la référence. Dans la mesure où le Pr Raoult s'en est éloigné, le fait d'aller le voir ne le fragilisait-il pas ?
Mme Sibeth Ndiaye. - Le conseil scientifique est composé d'éminents représentants de leurs disciplines respectives, qui n'en sont toutefois pas les seuls représentants. Le chef de l'État ne s'est pas rendu dans leurs laboratoires, et il a également contacté le médecin français de Wuhan qui s'est trouvé au coeur de la première vague. Il n'y a donc pas d'incohérence ; tous ces éclairages ont aidé à forger la décision politique.
M. René-Paul Savary, président. - Nous vous remercions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 15.
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Audition de Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre des solidarités et de la santé
M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre des solidarités et de la santé.
Vous êtes, madame la ministre, accompagnée de Raymond Le Moign, qui était votre directeur de cabinet.
Je vous prie d'excuser l'absence de M. Alain Milon, retenu dans son département.
Madame la ministre, vous avez été membre du gouvernement jusqu'au 15 février 2020, une période ô combien décisive pour la préparation de notre pays à la crise. Le 22 janvier, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) évoque une transmission interhumaine à propos d'un virus qui peut paraître encore lointain. Si l'alerte a été donnée tôt, il semble que nous n'ayons pas mis cette période suffisamment à profit pour mettre le pays en ordre de bataille à un moment où c'était encore possible, et alors que, comme vous le découvrirez apparemment tardivement, les stocks constitués lors d'épidémies précédentes n'étaient plus disponibles.
Rétrospectivement, nous aimerions savoir quel regard vous portez sur cette période : l'organisation en place, la relation entre le ministère et ses agences notamment, était-elle de nature à répondre aux enjeux de la pandémie de façon réactive et efficace ?
Je vous donnerai brièvement la parole pour une dizaine de minutes, à titre liminaire, avant de laisser intervenir les rapporteurs et les membres de la commission d'enquête.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Buzyn prête serment.
Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre des solidarités et de la santé. - Nous sommes en train de vivre une crise sanitaire mondiale d'une ampleur inégalée depuis au moins un siècle, et qui continue à l'heure où siège votre commission. J'ai une pensée toute particulière pour les familles qui ont été touchées et pour celles qui le seront encore. Aucun d'entre nous ne peut se sentir épargné, même s'il est indemne. L'impact économique et social ne peut laisser personne indifférent.
Les soignants ont été en première ligne pour accompagner cette première vague et il faut leur être infiniment reconnaissant d'avoir mené cette bataille aux côtés des malades. Notre système de santé a failli être débordé par la vague, mais grâce à eux il a tenu et tout le monde a pu être pris en charge.
Vouloir comprendre ce qui s'est passé et savoir si nous aurions pu faire mieux est donc plus que légitime, et je comprends que c'est l'objet de votre commission. Elle devra faire avec la complexité. Tous les jours, nous découvrons des informations nouvelles. Ces connaissances qui concernent les modes de transmission du virus - gouttelettes, mains, puis selles, maintenant aérosols - évoluent : sur les personnes les plus contaminantes - les enfants, initialement porteurs très contagieux, ne sembleraient plus être aussi contaminants -, sur la contagiosité des asymptomatiques, des présymptomatiques ou des supercontaminateurs, sur la durée d'incubation, évaluée d'abord à quatorze jours, puis plutôt à sept - mais en février, nous avons eu même une alerte sur trois semaines -, sur des formes chroniques et sur le risque de mutations.
Avec ces données, tous les pays passent leur temps à adapter leur stratégie au gré des recommandations des autorités sanitaires et de ce que vit la population dans son quotidien. C'est pénible, mais c'est inévitable. Et il est probable que, dans six mois, les questions que nous nous poserons seront encore différentes.
Tous les jours sur les plateaux télé, vous avez entendu nos experts faire part de leurs certitudes et montrer aussi beaucoup de contradictions. Beaucoup ont d'ailleurs changé d'avis : le virus partira l'été, puis l'hiver, il n'y aura pas de deuxième vague, puis elle arrive...En réalité, la connaissance des choses n'est pas instantanée. Elle nécessite une démarche scientifique rigoureuse teintée de beaucoup d'humilité, qui prend du temps.
Les sujets de polémiques ont évolué, eux aussi, au cours du temps. Il y a eu la fermeture des frontières, puis la prise de température dans les aéroports, l'application StopCovid - obligatoire, pas obligatoire -, le port du masque - un peu, puis partout -, le confinement, les tests sérologiques utiles puis inutiles, et enfin les tests de dépistage. Il est fort à parier que, dans un mois ou deux, nous aurons encore d'autres sujets de débat. Le rôle d'un responsable politique est d'anticiper, de comprendre les enjeux et de prendre les décisions nécessaires pour protéger au mieux la population de son pays, dans un contexte incertain et changeant, en se basant sur les avis des autorités compétentes.
Depuis janvier 2020, chacun d'entre nous est devenu un spécialiste de la filtration des masques FFP2 ou de la durée des anticorps neutralisants. Beaucoup donnent leur avis sur l'éthique des essais cliniques ou deviennent d'ardents défenseurs de l'immunité collective. Bref, cette crise a profondément modifié la compréhension de ces questions pour les Français et leur perception des enjeux scientifiques. Aujourd'hui, tout le monde sait ou croit savoir ce qu'il fallait faire. Si je tiens ces propos, c'est que j'entends dans les commentaires des uns et des autres une contraction du temps qui rend les propos tenus ou les décisions prises à un moment précis parfois incompréhensibles pour le grand public à l'aune de ce que nous savons neuf mois plus tard. Cette commission d'enquête est pour moi l'occasion de les expliquer et de remettre systématiquement mes décisions, mes propos et mes actes dans le contexte de ce que l'on connaissait à l'époque. C'est indispensable.
Je vous remercie et je suis prête à répondre à toutes vos questions.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Vous l'avez dit, madame la ministre, la situation a évolué : ce qui est vrai un jour ne le sera pas forcément demain. Vous avez été en responsabilité au cours de cette période importante, jusqu'au 15 février. Vous venez de nous dire que vos préconisations et vos prises de position étaient basées sur vos connaissances de l'époque.
Sur quelles données scientifiques vous étiez-vous appuyée pour annoncer le 24 janvier à la population, à la sortie du conseil des ministres, que le risque d'importation du virus était « pratiquement nul » et son risque de propagation « très faible » ? J'ai posé cette question à la Direction générale de la santé (DGS) ainsi qu'à d'autres personnes, mais je n'ai pas obtenu de réponse. S'agissait-il de modélisations de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ? À l'époque, vous disiez que l'épidémie était plutôt circonscrite en Asie.
Vous avez indiqué avoir sollicité un conseil des ministres de la santé européen pour harmoniser les pratiques. On a vu combien cette harmonisation avait fait défaut par la suite. Quelles furent les suites de cette demande faite le 24 janvier, d'après ce que vous avez dit à la commission d'enquête de l'Assemblée nationale ?
Sur la différence des résultats entre l'Allemagne et la France en matière de dépistage, le professeur Antoine Flahault nous a dit la semaine dernière lors de son audition que, très tôt, le professeur Christian Drosten avait fait consensus en Allemagne en préconisant de tester rapidement. Il a ajouté qu'en France seul le professeur Raoult le disait à l'époque, mais que de son côté « clivant » celui-ci n'avait pas fait consensus. Il a lui-même avoué que les épidémiologistes français disaient que cela ne servait à rien de tester puisqu'il n'y avait pas de traitement. Ce sont finalement les virologues, à l'instar du professeur Drosten, qui avaient raison. Quel est votre avis sur ce point ?
Mme Agnès Buzyn. - Vous avez rappelé cette phrase prononcée à la sortie du conseil des ministres au début de chacune des séances de cette commission. Malheureusement, mes propos ont été tronqués. L'enjeu de cette commission étant d'éclairer les Français, je vous dois de vous rapporter la totalité de ma réponse aux journalistes ce jour-là, avec exhaustivité. J'espère ainsi clore très solennellement devant la représentation nationale cette forme de procès en incompétence que je ressens.
J'avais d'ores et déjà pris la décision de rendre compte aux Français de l'état des connaissances jour après jour, depuis le 21 janvier, date à laquelle le directeur général de la santé m'avait informée qu'il y avait une forte suspicion de transmission interhumaine. Pour moi, cette information relevait le niveau de risque par rapport à une maladie virale transmise par des animaux au départ d'un marché aux poissons de Wuhan. Je rappelle que cette information relative à la transmission interhumaine a été confirmée par l'OMS le 22 janvier.
J'ai d'ailleurs lu à l'Assemblée nationale la totalité de mes propos du 21 janvier, lesquels tournaient en boucle de façon tronquée ou sur les réseaux sociaux : j'expliquais que le risque épidémique en France, à cette date, était faible, mais pouvait évoluer, raison pour laquelle je décide - et je le dis aux Français - de m'exprimer devant eux tous les jours à partir de ladite date. Je rappelle que je ne connais aucun ministre en Europe qui se soit exprimé aussi tôt devant ses concitoyens. Cela prouve mon degré de vigilance.
Vous citez la date du vendredi 24 janvier. Il s'agit d'une conférence de presse, à 14 heures, à la sortie du conseil des ministres, qui porte sur le projet de loi relatif aux retraites. Je viens de présenter ce texte au conseil des ministres avec Laurent Pietraszewski, avant le dépôt au Parlement. Il ne s'agit donc pas d'une conférence de presse dédiée au coronavirus. À l'issue de cette conférence de presse qui porte sur un texte que tout le monde s'accorde à trouver assez lourd, une question m'est posée sur le coronavirus. Ma réponse est la suivante : « En termes de risque pour la France, les analyses de risques d'importation sont modélisées régulièrement par des équipes de recherche. Le risque d'importation de cas depuis Wuhan est modéré. Il est maintenant pratiquement nul puisque la ville, vous le savez, est isolée. Les risques de cas secondaires autour d'un cas importé sont très faibles et les risques de propagation du coronavirus sont très faibles. Cela peut évidemment évoluer dans les prochains jours s'il apparaissait que plus de villes sont concernées en Chine, ou plus de pays. »
Je voudrais à ce propos citer le professeur Gilles Pialoux, qui dit dans son récent livre sur la crise : « Cette phrase a souvent été tronquée, détournée, associée à des attaques insupportables teintées d'antisémitisme et de complotisme contre la ministre, une fois ses fonctions quittées. » Je ne peux pas dire mieux. La diffusion permanente de propos tronqués a grandement contribué aux menaces de mort dont j'ai fait l'objet sur les réseaux sociaux depuis six mois.
À cette date, le 24 janvier, les risques de cas secondaires autour de cas importés sont faibles, car la période du mois de janvier et du début de février est celle d'une phase 1 pré-épidémique. Il s'agit donc pour les différents pays du monde de détecter les cas venant de Chine, d'identifier les cas contacts, de les tester et de les mettre en quarantaine. C'est ce que nous faisons pendant toute cette période.
Vous me demandez de quelle modélisation nous disposons au ministère pour juger du risque. Nous travaillons avec l'OMS, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), les équipes de recherche de l'Inserm, de Santé publique France et de l'institut Pasteur.
Le premier bulletin de situation de l'OMS, qui date du 21 janvier, n'évoque aucun risque épidémique particulier dans l'Union européenne.
Le 22 janvier, le comité d'urgence de l'OMS, présidé par Didier Houssin, se réunit et décide de ne pas déclencher une urgence de santé publique de portée internationale (USPPI), considérant que les critères ne sont pas réunis pour une menace mondiale. Je décide malgré tout de monter le niveau d'alerte du centre de crise du ministère au niveau 2, c'est-à-dire le niveau renforcé.
Le comité d'urgence de l'OMS se réunit une deuxième fois le 23 janvier et décide de nouveau de ne pas déclarer l'USPPI. Il passe, en revanche, le risque épidémique de « normal » à « modéré », et cela concerne la Chine. On ne parle pas du tout de pandémie à ce stade. Nous décidons toutefois, le 23 janvier, de prévenir les voyageurs aux aéroports, de distribuer des flyers, d'ouvrir le centre de crise du ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) pour les Français, de mettre en place une foire aux questions pour le grand public. Je fais un point presse au Centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (Corruss) pour expliquer cela.
Quel est donc mon degré de connaissance le 24 janvier quand on m'interroge ? Je dispose du bulletin de situation de l'OMS du 23 janvier au soir. Il y est fait état de 581 cas en Chine et de 17 morts au total ; 10 cas ont été exportés hors de Chine par des voyageurs qui ont tous séjourné à Wuhan. Tous ces cas sont en Asie, sauf un aux USA. Il n'y a aucun cas en Europe. Je m'explique donc le vendredi matin avec ces données de l'OMS. En plus, je dispose de la modélisation d'une équipe d'épidémiologistes de l'Inserm, dont le professeur Dominique Costagliola vous a parlé, qui m'est remise par la DGS et qui analyse les flux de voyageurs entre la Chine et les différents pays de l'Union européenne. Cette analyse de risques donne des chiffres faibles d'importation pour la France, entre 5 et 13 %. Elle conclut également que les pays les plus à risque d'importation dans l'immédiat sont l'Allemagne et l'Angleterre, premiers pays dans lesquels des cas devraient être identifiés. J'apprendrai quelques jours plus tard par Santé publique France et la DGS que cette étude n'a pas pris en compte les liens très particuliers de la France avec la ville de Wuhan - liens industriels, universitaires - qui font que nous avons de nombreux vols directs entre Paris et Wuhan.
Le risque a donc été réévalué par cette équipe, mais a posteriori, et modélisé quelques jours plus tard à 60 %. Malheureusement, je me suis déjà exprimée avec ces données tronquées et erronées. D'ailleurs, les premiers cas en France sont déclarés le 24 janvier.
Je voudrais rappeler, en parallèle, les évaluations de risques de l'ECDC, l'organe officiel de l'Union européenne pour les risques sanitaires. Le 26 janvier, c'est-à-dire 2 jours après les propos que je tiens en conférence de presse, l'ECDC est très rassurant. Il dit que la probabilité d'importer de nouveaux cas dans l'Union européenne était modérée - c'est ce que j'ai dit -, et que la probabilité qu'un cas détecté dans l'UE entraîne des cas secondaires dans l'UE était faible.
Je voudrais vous laisser juger non pas de mes paroles, mais de mes actes. C'est ce que l'on demande, après tout, à un responsable politique. Comme je ne me contente pas des scénarios qui me sont donnés par les autorités, le 25 janvier, c'est-à-dire le lendemain de cette conférence de presse - je vous expliquerai pourquoi j'ai pris cette décision -, je fais des demandes très précises à mon directeur de cabinet, à neuf heures du matin. Il les transmet à la DGS, ce qui entraîne une chaîne de décisions.
Les demandes que je fais montrent que je ne minimise en rien le risque. Voici le contenu du message que j'adresse à mon directeur de cabinet : je lui demande de préparer 3 scénarios de virulence et de mortalité pour une épidémie qui arriverait en France et je veux les obtenir au cours du week-end. Je veux savoir de combien de transports sanitaires, de lits mobilisables, de respirateurs dans les hôpitaux et d'équipements nous disposons. Je veux avoir ces données dans l'après-midi ; nous sommes alors le samedi 25 janvier.
J'observe dans les données chinoises que la mortalité est importante, autour de 3 %. Je trouve que c'est beaucoup pour un virus qui a une cinétique de type grippal, et je demande que soit montée une réunion au ministère avec les professionnels hospitaliers - doyens, présidents de commission médicale d'établissement (CME), directeurs d'hôpitaux. Enfin, je demande que l'on mandate le professeur Yazdan Yazdanpanah, directeur du consortium REACTing, pour me proposer des protocoles d'évaluation des traitements antiviraux dont nous disposons et qui seraient susceptibles d'être efficaces sur le virus. Je veux la totalité de ses réponses dans la journée.
Je voudrais terminer par le contexte national. Parce que l'on me reproche des propos tenus le 24 janvier, je vous rappellerai les propos du professeur Didier Raoult à la même date : « Vous savez, le monde est devenu fou. Il y a 3 Chinois qui meurent et l'OMS s'en mêle et ça fait une alerte mondiale. »
On ne peut pas dire que j'ai minimisé, madame la rapporteure. Je pense avoir pris les précautions nécessaires pour préparer le pays ; j'y reviendrai.
Ensuite, vous me posez des questions sur les dépistages. L'histoire est complexe. Je vous prie de m'excuser si mon propos est technique et long, mais je pense que nous avons le devoir d'être précis.
La Chine identifie le virus le 7 janvier et publie la séquence du génome viral le 10 janvier. Le Centre national de référence des coronavirus à l'institut Pasteur met au point le test de RT-PCR, qui sera opérationnel, me disent-ils, dans la semaine du 20 janvier. Cela nous permet d'identifier les premiers cas français le 24 janvier et d'exclure un certain nombre d'autres.
Le 25 janvier, l'ECDC félicite la France pour ses capacités de détection : « Le fait que ces cas ont été identifiés prouve que la détection et la confirmation de ce nouveau virus marchent en France, et montre un haut degré de préparation pour prévenir et contrôler de possibles infections au coronavirus. » Nous avons donc un satisfecit de l'Europe et sommes probablement un des premiers pays à avoir mis au point le test.
Le 27 janvier, le test est fonctionnel à l'institut Pasteur de Paris et de Lyon, et commence à être déployé dans les hôpitaux à partir de cette date.
L'objectif est le même dans tous les pays. C'est la phase 1 d'une épidémie. Il convient donc d'être en mesure d'identifier très rapidement des malades qui arriveraient de Chine atteints du coronavirus et qui se présenteraient avec des symptômes dans nos hôpitaux. Cette détection précoce des cas est nécessaire pour mitiger, pour empêcher la maladie de se déployer, parce qu'elle permet d'isoler très tôt les malades et de mettre en quarantaine les malades et les cas contacts.
Dans sa déclaration d'urgence de santé publique de portée internationale du 30 janvier, l'OMS fait les recommandations suivantes, qui s'adressent à tous les pays : « On peut s'attendre dans n'importe quel pays à l'apparition de nouveaux cas exportés de Chine. Par conséquent, tous les pays doivent être prêts à prendre des mesures pour endiguer l'épidémie, notamment par une surveillance active, une détection précoce des cas, l'isolement et la prise en charge des cas, la recherche de cas contacts. » C'est ce que nous faisons à cette période-là.
À ce stade, dans le texte de l'OMS, il s'agit non pas d'un dépistage de cas à large échelle, d'un dépistage en population générale, mais bien de tests visant à faire un diagnostic très tôt chez des cas suspects qui arrivent de Chine, pour les isoler, et de dépistage parmi les cas contacts pour éviter une chaîne de transmission hors de Chine.
Vous me demandez quelle a été mon action personnelle pour les tests.
Je rends visite aux équipes de l'hôpital Bichat, où sont hospitalisés trois patients fin janvier. Je réalise que les tests sont faits dans un laboratoire de type P3, qui est dédié aux virus hautement pathogènes. Ces laboratoires P3 n'existent pas dans tous les hôpitaux et sont exigus, non adaptés à une activité importante. Je réalise que l'activité risque de beaucoup augmenter dans les semaines à venir et qu'il va falloir équiper des laboratoires en machines de PCR et envisager des cadences élevées. Je demande donc à mon retour au ministère si l'on peut dégrader le niveau d'exigence pour réaliser les tests dans des laboratoires de virologie de routine de type P2 ou P2+. La DGS saisit sur le sujet l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et la direction générale de l'offre de soins (DGOS), qui répondent toutes deux très favorablement ; nous sommes alors le 30 janvier.
Dès le 31 janvier, je demande à la DGS un calendrier de déploiement des tests et je veux qu'il soit mis en oeuvre très rapidement.
Le 1er février, j'ai la confirmation par la DGS que la PCR sera présente dans tous les établissements de santé de référence lors de la première semaine de février. Ce seront des tests diagnostiques pour les cas suspects et des tests de dépistage pour les contacts. Pourquoi les établissements de référence ? Parce que ce sont les établissements que nous avons choisis pour accueillir tous les cas suspects ou les cas réels qui nous seront adressés par les centres 15. Rappelez-vous qu'à l'époque on disait à tout voyageur revenant de Chine ou de la région de Wuhan d'appeler le centre 15 en cas de symptômes. Ce sont des établissements qui ont des services de médecine infectieuse, des services d'urgence et de réanimation.
Lorsque je suis ministre, les deux plus grosses opérations de tests concernent, d'une part, les Français rapatriés de Wuhan le 31 janvier et le 2 février pour le deuxième rapatriement - les tests sont faits par l'institut hospitalo-universitaire (IHU) de Marseille -, et, d'autre part, le cluster des Contamines-Montjoie où, le 7 février, 200 enfants contacts sont testés au laboratoire de l'institut Pasteur de Lyon.
Je rappelle que je quitte le ministère le 15 février, qu'il y a eu 12 cas diagnostiqués au total en France et que nous sommes toujours en phase 1 de l'épidémie. Mon objectif à ce moment-là est que tous les établissements de santé qui risquent de recevoir des malades via les centres 15 soient équipés en tests. C'est exactement ce que prévoit le plan pandémie grippale de 2009 au sujet de l'organisation des laboratoires pour la détection des cas. Cela figure dans ce document à la page 40 pour la phase 1 et page 48 pour la phase 2. Il s'agit toujours de laboratoires hospitaliers ; les laboratoires de ville ne sont jamais cités.
La question des tests de dépistage à réaliser à grande échelle n'a jamais été évoquée avec mes homologues internationaux, que ce soit lors des G7, du Conseil emploi, politique sociale, santé et consommateurs (Epsco) du 13 février, dans mes échanges avec le directeur général de l'OMS ou dans mes échanges directs avec mes homologues européens. Je n'ai jamais eu de note de mes services au sujet d'un déploiement d'un dépistage à grande échelle ou sur les tests en général, en dehors de la notion d'un calendrier de déploiement dans les hôpitaux, début février. Voilà ce que je peux dire sur ce qui s'est passé jusqu'à mon départ, le 15 février.
Les premières recommandations de l'OMS sur la réalisation des tests en laboratoire datent du 12 février 2020, puis des 2 et 21 mars. Elles sont purement techniques : ce sont des recommandations de laboratoire, qui ne donnent pas de stratégie de dépistage. Elles n'indiquent pas non plus qu'il faut tester d'autres personnes que les malades ou leurs contacts.
C'est dans une allocution du 16 mars 2020 que le directeur général de l'OMS invite à tester massivement. En réalité, beaucoup de pays n'ont même pas mis au point le test de détection. Il dit : « Nous n'avons pas vu d'escalade assez urgente dans le dépistage, l'isolement et la recherche des contacts, qui sont le pilier de la riposte. » Selon lui, « le moyen le plus efficace de briser les chaînes de transmission, c'est le testing. Il faut dépister et isoler. » C'est la première prise de parole du directeur général de l'OMS sur le sujet.
À mon départ, le 15 février, je n'ai donc pas connaissance de la moindre recommandation de l'ECDC ou de l'OMS concernant des stratégies de dépistage différentes de celle que nous faisions quand j'étais ministre, c'est-à-dire l'identification des malades et des contacts. Nous avons procédé ainsi en janvier et début février, pour qu'il n'y ait pas de chaîne de transmission. Par ailleurs, je ne vois pas qui on aurait pu dépister à large échelle lors de cette période : il n'y avait pas de circulation du virus en Europe, mais seulement des clusters autour de cas importés de Chine. Le virus ne circulant pas, la question du dépistage à large échelle ne s'est pas posée à ce moment-là.
J'ai fait une petite recherche bibliographique, car beaucoup parlent de la stratégie coréenne. Je trouve pour la première fois cette notion de stratégie coréenne dans la presse lors de la première semaine du confinement, après le 17 mars, soit un mois après mon départ. À mon avis, pour le coronavirus, la question d'un dépistage à large échelle commence à émerger au mois de mars lorsque l'on découvre qu'il y a de très nombreux cas asymptomatiques et que les malades testés initialement dans les établissements de santé sont probablement le sommet émergé de l'iceberg. C'est à ce moment que l'on se pose la question d'un dépistage en population générale, qui devient du coup une évidence pour tracer les cas contacts.
J'ai cherché quel article ou quelle recommandation, pour la période qui court jusqu'au 15 février, aurait pu préconiser un dépistage à large échelle chez des sujets asymptomatiques. Je n'en ai trouvé aucune trace. Ce sujet n'existait donc pas encore à l'échelon national ou international ; s'il existait, c'était au sein d'équipes techniques ou d'experts, mais ni dans les recommandations ni dans la presse.
Je ne sais pas quand a commencé le dépistage en Allemagne et je ne peux donc pas en faire état. J'étais en contact très régulier avec Jens Spahn, ministre allemand de la santé, et nous n'en avons jamais parlé.
On s'est demandé comment l'Allemagne avait pu faire autant de tests. J'ai lu en avril dans un article très intéressant qu'au moment de la phase épidémique, au mois de mars, les Allemands avaient pris l'habitude de « pooler » les prélèvements des malades par dix. Si le pool était négatif, une seule PCR a été utilisée pour tester dix malades. Cette stratégie semble leur avoir fait économiser 80 % des réactifs en termes de consommation. Je ne sais pas si c'était vrai pour tous les établissements hospitaliers allemands, mais je trouve que c'est intéressant.
Vous l'avez compris, la question du dépistage à large échelle s'est posée bien après mon départ du ministère.
Je suis étonnée que vous citiez M. Raoult,...
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Ce n'est pas moi qui l'ai cité, mais le professeur Flahault.
Mme Agnès Buzyn. - ... disant en mars : « Il faut tester, tester, tester. » Or le 24 février - je rappelle que je suis partie du ministère le 15 février -, il disait : « Il y a plus de morts par accidents de trottinette en Italie que de morts du coronavirus. Il disait aussi : « À cette date, il n'y a que 500 cas de coronavirus dans le monde. Cela devrait arrêter la panique. » Il ajoutait que l'on était proche de la fin de l'épidémie. Je ne crois donc pas qu'il ait demandé à ce que l'on teste fin février ! Je pourrais aussi reprendre ses propos plus tardifs...
Voilà pourquoi je parle de contraction du temps. La question des dépistages à large échelle s'est posée au mois de mars, mais pas avant.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Ce n'est pas moi qui citais le professeur Raoult, je rapportais les propos du professeur Flahault. Vous nous dites que ces propos étaient ultérieurs ; je l'entends. Néanmoins, il est important pour nous d'avoir votre avis sur ce sujet.
Concernant ma première question, vous dites que je vous accuse d'avoir minimisé. Je voulais simplement savoir sur quelles données vous vous fondiez pour tenir vos propos, et vous y avez répondu. Je ne voudrais pas, parce que je vous pose des questions, être taxée d'« antisémitisme », madame.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Bravo !
M. Bernard Jomier, rapporteur. - On va rester serein... Je comprends l'émotion de Mme la ministre, au vu des accusations dont elle a été l'objet. À la suite de l'audition du professeur Raoult, j'ai fait l'objet non pas d'attaques antisémites, mais d'accusations de corruption et de menaces de mort. Être traité de tous les noms, on sait ce que c'est ! J'y ai eu droit et je compatis, madame.
Je voudrais que l'on revienne au fond des choses. Dans votre introduction, vous rappelez le déroulé de la gestion de l'épidémie et les multiples événements qui ont eu lieu, dont la plupart sont postérieurs à vos fonctions ministérielles. On ne va pas aujourd'hui reprendre toute l'histoire de l'épidémie dans tous ses aspects, sinon le président Savary va rester là jusqu'à demain matin. Je m'en tiendrai pour ma part à deux points.
Le premier point concerne ce qui s'est passé en septembre et octobre 2018. Un courrier a été adressé par le directeur de l'Agence nationale de santé publique au DGS pour lui demander de nouvelles instructions et une doctrine sur la question des masques, le constat ayant été fait que le stock, qui comptait alors 600 millions de masques et avait peu bougé au cours des années précédentes, était en partie en mauvais état. Le DGS a donc pris une décision visant à abaisser le stock, lequel représentait environ 100 millions de masques au début de 2020.
Les dépositions du DGS concordent avec ce que vous avez affirmé lors de votre audition à l'Assemblée nationale : vous n'aviez pas été informée de cet événement, et donc de ce changement de pied. Je ne sais pas si c'est un changement de doctrine, mais c'est très clairement à ce moment-là que notre stock est passé de 600 millions environ à 100 millions de masques, devenant tout à fait insuffisant pour faire face à une épidémie.
J'imagine que vous confirmerez que vous n'aviez pas été informée, mais je voudrais que vous nous donniez une explication. Que signifie, en termes de gouvernance de la santé publique, le fait qu'un DGS puisse prendre seul une décision aussi importante - même si vous avez relativisé la question des masques lors de votre déposition à l'Assemblée nationale -, et ce sans en informer la ministre, pas plus que les agences sanitaires. Après tout, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), qui avait joué un rôle déterminant dans la doctrine, n'en a pas été plus informé.
On a le sentiment que personne n'a été informé et que le DGS, tout seul dans son coin, a pu prendre une telle décision à l'impact sanitaire assez considérable, comme on l'a vu par la suite. Quel est votre regard sur ce point, et sur ce que cela dit du fonctionnement de notre appareil d'État ?
Deuxième point : le mois de janvier.
J'ai eu l'occasion de le dire, je pense que vous dites la vérité et je vous en donne acte, car vous déposez sous serment. Vous avez été alertée dès fin décembre. Vous avez en fait eu le regard attiré par une information relative à des pneumopathies mortelles en Chine. Vous dites que vous en avez informé le Premier ministre et le chef de l'État, autour du 11 janvier, à peu près au moment où les Chinois transmettaient la carte d'identité du virus à la communauté internationale. Puis vous découvrez la transmission interhumaine, le 22 janvier. Deux jours plus tard, ajoutez-vous, « je comprends que quelque chose de grave est en train de se passer ».
Nous avons un problème, madame la ministre. Nous vous donnons acte de vos propos : au cours du mois de janvier, vous avez pris conscience qu'un événement grave, une épidémie susceptible de se diffuser dans notre population, pouvait survenir. Dans le même temps, la machine d'État semble ne pas se mettre réellement en marche.
Vous avez parlé de la question des tests. Personne ne dit rétrospectivement qu'il fallait tester la population en janvier et février. Ce que l'on dit, c'est qu'il fallait évidemment préparer la fabrication de tests pour être en situation de tester la population. C'est d'ailleurs ce que les Allemands ont fait.
D'après les informations que nous recueillons, nous constatons que l'institut Pasteur a fait son travail. Dans les derniers jours de janvier, le test est prêt. Pourquoi cela n'a-t-il pas embrayé après ? En janvier, vous prenez conscience qu'une épidémie potentiellement grave arrive et qu'il faudra d'ores et déjà des masques pour protéger les soignants. Pour la population générale, on ne sait pas - je vais y revenir -, mais pour les soignants, c'est certain. Il n'y a aucun débat à cet égard ; or le stock est extrêmement bas. On sait que les hôpitaux n'avaient pas non plus de stock suffisant. Le changement de doctrine, c'est bien beau, mais si on ne vérifie pas son application, on est dépourvu !
La première commande, le 30 janvier, est anecdotique : 1 million et quelques de masques, puis un peu plus le 7 février. Il faut attendre... Or, en temps d'épidémie, une semaine est une durée extrêmement longue. C'est un défaut de réactivité total. Les commandes significatives arrivent bien plus tard.
Pour ce qui est de la population générale, on se souvient tous qu'il n'y avait pas de recommandation de port du masque en février et mars. Mais lorsque l'on est, comme vous et les responsables publics, chargé de la santé publique et que l'on connaît l'histoire de ces maladies à transmission respiratoire, on sait que cet outil a été utilisé au cours des épidémies précédentes par les pays asiatiques. Ces épidémies nous avaient certes épargnés, raison pour laquelle, peut-être, nous n'étions pas assez prêts. L'utilité du masque n'était donc ni affirmée ni avérée, mais une question, un doute, se pose. Il est tout de même plus sage de se dire que l'on aura peut-être besoin de masques pour protéger la population générale, si leur utilité se confirme. Cela n'est pas mis en place. À quoi était occupé l'appareil d'État au mois de février, madame la ministre ?
Ce matin, votre ancienne collègue du Gouvernement Sibeth Ndiaye nous disait que l'actualité était plutôt à la réforme des retraites, et que la question du coronavirus était arrivée progressivement. Y a-t-il une difficulté d'acculturation, pour reprendre l'expression de Mme Ndiaye, des autorités de l'État à la question de la survenue d'une épidémie dans notre pays ? J'aimerais que vous alliez avec sincérité et vérité au fond des choses. Pour nous, cette question ne met pas en cause des personnes nommément, mais un contexte général, un fonctionnement de l'appareil d'État manifestement insatisfaisant, qui n'a pas répondu à ce qui était votre intuition, mais aussi, semble-t-il, votre conviction.
M. René-Paul Savary, président. - Madame la ministre, vous n'avez pas répondu à la question de Catherine Deroche sur l'harmonisation européenne et votre volonté, en janvier, de trouver une solution commune.
Mme Agnès Buzyn. - Les questions sont extrêmement nombreuses et, à vrai dire, je ne sais par où commencer. Je reviendrai ultérieurement sur la question internationale, madame Deroche, puis sur celle des masques. Je dirai d'abord un mot du dépistage, puis je parlerai de l'appareil d'État.
Pourquoi la France n'a-t-elle pas envisagé de dépistage en janvier et février ? Je me suis posé la question en préparant cette audition devant la commission d'enquête et je vous ferai une réponse de médecin, sans avoir de preuve. Cette réponse est hypothétique parce que la question ne s'est posée à aucun moment. Lorsque j'étais ministre, jusqu'au 15 février, on parlait de détecter les cas et l'on était en phase pré-épidémique. Dans les plans pandémie qui sont notre outil habituel de réflexion, comme le plan pandémie grippale, lorsque l'on arrive en phase épidémique, on arrête de tester : les symptômes suffisent. On ne se met jamais en situation de faire un dépistage de la grippe à large échelle. Aucun laboratoire de ville ne fait une PCR grippale lors d'une épidémie de grippe en phase épidémique. Quand les gens sont malades, les médecins le signalent. Le plan pandémie grippale ne prévoit pas de dépistage.
Dans les modèles SRAS et MERS-CoV, qui sont les deux autres coronavirus épidémiques connus, les personnes sont très malades, et ces virus sont très mortels - à 50 %, 80 % et 30 %. Tout le monde est malade : il n'y a pas de cas asymptomatique du SRAS. Pour ces deux épidémies, à ma connaissance, un dépistage à large échelle n'a pas été envisagé. Avec la covid-19, la situation est intermédiaire : il y a un virus très grave, que l'on ne connaît pas, et beaucoup de cas asymptomatiques. Le temps de réaliser tout cela et d'admettre l'idée d'un dépistage à large échelle, on était en mars et la phase 3 avait commencé.
Je ne vois pas à partir de quel signal on aurait pu envisager un dépistage à large échelle en février. Peut-être les experts allemands y ont-ils pensé, mais je n'ai eu aucune note, aucun mail, aucune demande, aucun échange international, aucune recommandation contenant l'idée d'un tel dépistage. C'est ma réponse intuitive de médecin que je vous livre.
Un article d'un journal du soir bien connu a laissé penser que l'appareil d'État ne s'était pas mis en route. C'est l'angle qu'a choisi la journaliste. Je n'ai pas pris la parole ensuite, au vu du flot de menaces et d'insultes que j'ai subies à partir de cette date. C'est l'occasion pour moi de vous dire à quel point l'appareil d'État s'est mis en branle à partir du 10 janvier. Je vais faire la liste ce que nous avons fait parce que je ne peux pas laisser dire que nous n'avons rien préparé. Je vous prie de m'excuser si c'est fastidieux et long, mais vous devez connaître la chronologie de ce que nous avons fait. Les Français ont le droit de savoir quelle a été l'action du Gouvernement au moment du démarrage de cette crise.
Je lis une alerte sur un blog anglo-saxon vers le 25 décembre et je l'envoie immédiatement au DGS. Le 1er janvier, les Chinois et l'OMS signalent.
Le 2 janvier, le DGS met en place une veille du Corruss de niveau 1, ce qui veut dire que l'on réceptionne et valide les signalements. Il y a une information systématique de la direction du cabinet sur tout ce qui concerne cet événement, un suivi et une gestion dans les établissements de santé des événements sensibles, la rédaction et la diffusion d'un bulletin, une astreinte le soir et le week-end. Nous sommes alors le 2 janvier.
Le mardi 7 janvier, les Chinois détectent qu'il s'agit d'un coronavirus de type SARS-CoV2. Le DGS ouvre immédiatement un suivi DGS, avec un point quotidien réalisé par le Corruss et adressé au cabinet.
Le mercredi 8 janvier, il y a une quarantaine de cas à Wuhan et aucun mort. On inscrit cet événement en réunion de sécurité sanitaire, laquelle se tient de façon hebdomadaire tous les mercredis matin au ministère, en présence d'un membre du cabinet et sous l'égide du DGS, avec toutes les agences.
Le jeudi 9 janvier, je reçois le premier message d'alerte formelle du DGS, qui m'informe que 59 malades ont été identifiés à Wuhan et qu'il s'agit d'un coronavirus dans les poumons. À partir de cette date le DGS et moi échangeons quasiment de façon quotidienne de visu ou par téléphone.
Le vendredi 10 janvier, l'OMS publie des orientations techniques et des conseils pour détecter et prendre en charge les cas, et rappelle qu'il n'y a pas de transmission interhumaine ; si elle existe, elle doit être limitée. Nous prenons tout de même l'alerte au sérieux et nous montons le centre de crise. Nous élaborons une note du Corruss, actualisée et adressée au cabinet tous les jours. Le DGS organise une réunion du comité technique intersecteurs, c'est-à-dire tous les services, sur le sujet. Nous diffusons le premier message d'alerte de la DGS aux agences régionales de santé (ARS), aux sociétés savantes - urgentistes, réanimateurs, infectiologues, de santé publique. L'objectif de ce message est de repérer les cas sur la base de la définition de cas de l'OMS et de l'ECDC, et de leur indiquer la conduite à tenir en face de cas suspects.
Toujours le 10 janvier, nous mettons en place un dispositif de communication et d'information à l'attention de tous les passagers qui arrivent de Chine à l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle par tous les vols directs.
Le samedi 11 janvier, j'apprends qu'il y a un premier mort en Chine. Je considère que le virus est potentiellement grave et je préviens le Président de la République et le Premier ministre.
Le lundi 13 janvier, un premier cas est détecté hors de Chine, en Thaïlande : un homme qui s'était rendu au marché aux poissons de Wuhan. À cette période, il est toujours question d'une zoonose transmise par un animal.
Le 14 janvier, nous diffusons le premier message d'alerte sanitaire aux établissements de santé et médico-sociaux. Nous envoyons également un signal DGS urgent à plus de 800 000 professionnels de santé libéraux. À cette époque, je le rappelle, il n'y a toujours pas de notion de transmission interhumaine et l'ECDC évalue le risque d'importation dans l'Union européenne comme « faible ».
Le mardi 21 janvier, le DGS me dit qu'il y a probablement une transmission interhumaine. Il y a alors 280 cas, 6 décès, 4 cas exportés hors de Chine. Pour moi, c'est la bascule en termes d'alerte. Je décide donc d'organiser une réunion de toutes les directions à la DGS, et de tenir une conférence de presse quotidienne au niveau du ministère et du DGS pour rendre compte aux Français de l'évaluation de la situation. Je demande ce jour-là au DGS combien de masques nous avons en stock. Je le redis, c'est la première fois que j'entends qu'il s'agit d'une transmission interhumaine.
L'OMS réunit ses experts les 22 et 23 janvier. Ils décident de ne pas déclarer l'USPPI. Ils ont envoyé des experts en Chine, qui nous disent que la transmission interhumaine est avérée, mais qu'ils ne connaissent pas l'ampleur de cette transmission.
Le 22 janvier, sur la base de cette confirmation par l'OMS, nous montons le niveau d'alerte du Corruss au niveau 2, ce qui correspond à un niveau renforcé : une équipe dédiée au sein du ministère, avec des astreintes le soir et le week-end, qui coordonne toutes les actions au niveau de la santé, suit les événements avec les ARS, priorise les informations, fait des points de synthèse quotidiens et projette des moyens si nécessaires.
Nous faisons une réunion inter-directions au ministère avec la direction de la communication et la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) pour les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous demandons à Matignon l'autorisation que la DGS pilote la crise. Je demande que l'on me programme un échange avec la commissaire européenne Stella Kyriakides. Nous envoyons le deuxième message d'alerte ministère de la santé, aux ARS, aux établissements de santé et aux professionnels libéraux.
Le jeudi 23 janvier, il n'y a toujours pas d'alerte déclarée par l'OMS. Il y a 580 cas en Chine et 17 décès. Nous décidons de distribuer des flyers en trois langues à la descente des avions venant de Chine. Nous ouvrons le centre de crise du MEAE pour répondre aux Français d'Asie. Nous mettons en place une foire aux questions grand public. Je prends la parole au Corruss à 14 heures pour expliquer tout cela. La DGS reçoit le premier point de Santé publique France sur l'évaluation des stocks, selon lequel nous avons 100 millions de masques. Au niveau international, nous apprenons dans la nuit du 23 au 24 janvier que la Chine ferme Wuhan.
Le vendredi 24 janvier, j'ai le premier retour de la DGS sur le nombre de masques : nous disposons de 33 millions de masques chirurgicaux pédiatriques et 66 millions de masques chirurgicaux adultes, et nous allons recevoir en février 10 millions de masques pédiatriques et 54 millions de masques adultes. Je demande immédiatement que de nouvelles commandes soient lancées. Le cabinet demande officiellement que le Secrétariat général de la défense nationale et de la sécurité nationale (SGDSN) soit saisi du sujet de la commande des masques. Je fais mon premier point sur Wuhan en conseil des ministres.
Le soir du 24 janvier, les trois premiers cas sont détectés en France. Nous envoyons dans la nuit un troisième message DGS urgent aux professionnels libéraux pour les aider à détecter les cas et leur donner la conduite à tenir : nous traçons tous les cas contacts et les mettons à l'isolement. Je préviens évidemment le Premier ministre et le Président de la République au sujet des cas. Le Premier ministre organise une réunion à Matignon durant le week-end. Il y a d'abord une réunion des services à Matignon le samedi matin, puis une réunion de ministres le dimanche. J'appelle la commissaire européenne à la Santé Stella Kyriakides et lui demande de convoquer un conseil des ministres européen. Elle me signale qu'elle n'en a pas le pouvoir et que c'est à la présidence croate de l'organiser.
J'appelle aussi, le soir du 24 janvier, le directeur général de l'OMS, M. Tedros Adhanom Ghebreyesus, pour l'informer des premiers cas européens et essayer de comprendre pourquoi il n'y a pas eu de déclenchement de l'USPPI. Il m'explique sa décision et me dit qu'il va se rendre en Chine durant le week-end pour se rendre compte lui-même de la situation.
Le samedi 25 janvier, il y a un peu plus de 1 000 cas en Chine et 41 décès. Je demande à mon directeur de cabinet de faire un point sur l'état du capacitaire en lits et des stocks mobilisables, notamment de respirateurs, dans les hôpitaux. Je demande de structurer la recherche, notamment la recherche clinique avec les antiviraux. Je demande à Santé publique France de me soumettre trois scénarios épidémiques pour la réunion des ministres du dimanche à Matignon. Je demande que l'on réunisse les professionnels hospitaliers, présidents de commission d'établissement (PCME) et directeurs d'hôpitaux.
Nous ouvrons également une page d'information grand public, gouvernement.fr/info-coronavirus. Je mets en place un dispositif d'accueil avec la réserve sanitaire pour tous les vols directs de retour de Chine, afin de prendre en charge les passagers inquiets ou malades. Cette réserve sanitaire est donc mobilisée officiellement le 25 janvier.
Nous diffusons un troisième message aux ARS et aux établissements de santé, en leur demandant d'organiser une cellule régionale de suivi des cas, et d'organiser des structures d'accueil au sein des hôpitaux et des services d'urgence.
Je décide le samedi après-midi d'appeler mon homologue allemand, Jens Spahn, pour échanger sur sa perception de la situation.
Le dimanche 26 janvier se tient la première réunion de ministres autour du Premier ministre à Matignon pour faire le point sur l'épidémie et sur la situation des Français en Chine. Nous décidons de rapatrier les Français de Chine, notamment ceux de Wuhan. Je présente les trois scénarios épidémiques qui ont été élaborés par Santé publique France : le premier est un contrôle rapide « SRAS like », qualifié de « peu probable » ; le deuxième est une pandémie avec un impact sanitaire et sociétal significatif, qualifié de « plus probable » ; le troisième est une pandémie avec un impact majeur sanitaire et sociétal, qualifié de « très peu probable ». Je crains malheureusement que nous n'ayons vécu le dernier scénario.
Je décide d'appeler de nouveau la commissaire européenne à la santé pour essayer de comprendre pourquoi je n'ai pas de nouvelles des Croates quant à l'organisation d'un conseil des ministres européen. Elle pense que la majorité des pays de l'Union n'y est pas favorable. J'apprendrai plus tard par le Quai d'Orsay que seuls 3 pays sur 27 souhaitent ce conseil des ministres. J'appelle donc le ministre de la santé croate, qui me dit qu'il va l'organiser dans la semaine, malgré le peu d'appétence des pays européens.
Le lundi 27 janvier, l'OMS n'a toujours pas déclenché l'USPPI. Selon le risk assessment de l'ECDC, la probabilité d'importer des cas dans l'UE est modérée et la probabilité qu'un cas détecté dans l'UE entraîne des cas secondaires est faible. Je décide malgré tout, le lundi 27 janvier, de monter le niveau du Corruss au niveau 3, soit le centre de crise renforcée, mis en place par exemple lors attentats multisites ou lors d'un accident NRBC. Ce centre de crise assure les relations interministérielles, pilote les établissements de santé et médico-sociaux, suit la crise et la gère avec les ARS, projette des moyens humains. Il organise une cellule de décision, une cellule de situation, une cellule de communication et un pôle technique.
Ce lundi 27 janvier, nous arbitrons sur l'usage de l'article du code de la santé publique qui permet d'obliger les cas contacts à rester à domicile, et qui s'appliquera également aux futurs rapatriés de Wuhan. Je demande à la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) si elle peut étendre la définition des indemnités journalières à ces personnes obligées de rester chez elle pendant 14 jours, et qui n'auront pas de revenus. À cette date, l'institut Pasteur nous annonce que le test de diagnostic par RT-PCR est prêt et peut être déployé. Nous le déployons dans les centres hospitaliers universitaires (CHU). J'envoie un message au directeur général de l'OMS, de retour de Chine, pour avoir ses impressions. J'adresse un message au Premier ministre et au Président de la République pour faire un point de situation et propose d'en parler au prochain conseil des ministres.
Surtout, je me bats, parce que je suis inquiète, aux côtés de Jérôme Salomon, pour obtenir un élargissement de la définition des cas contacts. À cette date étaient considérées comme « à risque » des personnes qui avaient séjourné à Wuhan. Nous considérons qu'au vu de l'étendue de l'épidémie en Chine - 4 500 cas et 100 décès - il faudrait élargir la zone géographique au moins à la région de Hubei, voire à toute la Chine. Nous trouvons aussi que les symptômes retenus, les seuls symptômes respiratoires, sont trop restrictifs. Nous savons que le premier malade de Bichat, le touriste chinois de 80 ans, avait d'abord eu des symptômes digestifs : nous demandons donc un élargissement aux symptômes digestifs.
Le mardi 28 janvier, nous envoyons un quatrième message aux ARS pour leur demander d'anticiper, via des remontées d'informations, les stocks de matériels - respirateurs, équipements de protection - pour les prises en charge possibles et pour éviter les ruptures. C'est la traduction officielle, par un message de la DGS aux ARS, de ma demande au directeur de cabinet du 25 janvier, visant à savoir quel était notre capacitaire dans les hôpitaux et si nous étions armés.
On me demande d'arbitrer sur une demande chinoise transmise par le MEAE. Les Chinois veulent qu'on leur envoie, par le vol qui va chercher les rapatriés à Wuhan, des équipements de protection individuelle. Je refuse, considérant que les stocks risquent d'être tendus en France.
À cette date, une délégation est envoyée par l'OMS en Chine et l'Italie suspend ses vols vers la Chine, sans se concerter avec les autres pays européens. J'alerte Jean-Yves Le Drian et nous discutons de la nécessité de fermer ou non les vols.
Le mercredi 29 janvier, l'OMS annonce qu'elle convoque son comité d'urgence le lendemain. J'obtiens par Santé publique France l'autorisation d'élargir la définition des cas à une zone géographique plus large et à des symptômes plus nombreux. Cet élargissement de la définition des cas est fait en France contre les avis de l'OMS, de l'ECDC et du Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) américain. Nous sommes donc les seuls à élargir, à ma demande, la définition des cas. Je demande aussi que le tracing des cas contacts démarre avant les symptômes parce que nous commençons à saisir que les patients sont asymptomatiques, mais contagieux.
À cette même date, le Premier ministre convoque la deuxième réunion de ministres à Matignon pour organiser le rapatriement de Wuhan. À ma demande se tient une réunion entre le DGS et le SGDSN sur les mesures d'anticipation, notamment au sujet des stocks d'équipements de protection individuelle. Le MAE prend la main sur la tenue d'un conseil des ministres européen extraordinaire, voyant que rien n'arrive du côté de la Croatie. C'est la première consultation informelle du MEAE sur la convocation d'un tel conseil à Bruxelles. C'est alors que me revient l'information selon laquelle seuls 3 pays acceptent.
Le jeudi 30 janvier, nous commandons, pour la première fois des masques FFP2 et des surblouses pour équiper le personnel en première ligne, en attendant les remontées de nos hôpitaux sur l'état de leurs stocks. Nous envoyons un troisième message aux établissements de santé pour élargir la définition des cas et les circuits de signalement.
Nous envoyons un quatrième message aux professionnels libéraux, et un cinquième message aux ARS. Je visite l'hôpital Bichat et rencontre toutes les équipes pour discuter du cas hospitalisé. Je demande alors que l'on rétrograde le niveau d'exigence pour faire les tests en laboratoire P2. Je rencontre le professeur Yazdan Yazdanpanah. Je demande à REACTing de me soumettre des scénarios et de me proposer des protocoles de recherche clinique testant les antiviraux, pour le cas où l'épidémie arriverait. C'est seulement à cette date que l'OMS déclare l'USPPI.
Le vendredi 31 janvier, nous devons gérer le Brexit et nous ne sommes plus en lien avec Matthew Hancock, secrétaire d'État anglais à la santé, avec lequel nous avions des échanges réguliers. Il y a en Chine 213 décès et 9 000 cas. Je vais accueillir les rapatriés de Wuhan à Carry-le-Rouet. Nous mettons en place un numéro vert pour tous les Français qui le souhaitent et qui sont inquiets, de façon à décharger les centres 15. Nous adressons un sixième message aux ARS sur l'éviction à domicile, la quarantaine et les indemnités journalières.
À cette date, je demande au DGS de réquisitionner tous les internes de santé publique pour qu'ils viennent nous aider dans les ARS et au centre de crise du ministère, dans l'hypothèse où il faudrait tracer beaucoup de cas contacts et où l'on aurait besoin de nombreux médecins. Je m'énerve, car il n'y a toujours pas de Conseil européen de la santé. Je demande que l'on me prépare un courrier « niveau ministre » visant à solliciter de nouveau la présidence croate pour la tenue de ce conseil, et je rappelle le ministre croate de la santé. C'est seulement à cette date que l'ECDC élargit la définition des cas à toute la Chine.
Le samedi 1er février, j'ai la confirmation que la technique de PCR sera disponible dans tous les établissements de référence lors de la première semaine de février. L'ensemble des Français rapatriés de Chine, arrivés la veille au soir, sont testés : ils sont tous négatifs. J'apprends que le ministre de la santé croate a été limogé dans la semaine, ce qui explique l'absence de réaction aux demandes de la France. On attend la nomination d'un nouveau ministre pour l'organisation du Conseil emploi, politique sociale, santé et consommateurs. Les autorités chinoises demandent l'aide internationale. Les États-Unis suspendent leurs vols vers la Chine. J'appelle de nouveau mon homologue allemand Jens Spahn, avec lequel j'ai de très bonnes relations, pour envisager une harmonisation des décisions au niveau de l'espace Schengen sur les mesures aux frontières. Nous actons que nous nous verrons rapidement. Les États-Unis proposent ce jour-là un G7 santé, qui s'organise pour la semaine suivante.
Le dimanche 2 février, il y a 146 cas exportés hors de Chine, mais toujours aucun cas de transmission interhumaine ou de chaîne de transmission ou de foyer épidémique rapporté hors de Chine. Notre troisième réunion de ministres se tient autour du Premier ministre à Matignon : nous faisons un point sur l'épidémie, les rapatriements et les mesures à prendre. Je décide de constituer un stock d'État de masques FFP2 pour les soignants. Je vous rappelle qu'il n'y avait pas de stock d'État pour ces masques depuis les circulaires de 2013. Je reçois une note du DGS m'expliquant la difficulté de modélisation de l'épidémie, du fait que nous manquons d'informations sur le nombre de personnes ayant une immunité préexistante, de personnes asymptomatiques, de personnes asymptomatiques et contagieuses, de cas graves, etc.
Le lundi 3 février, il y a le premier décès hors de Chine. La Chine fait des efforts d'endiguement : plus de 100 millions de personnes sont confinés, quasiment toute la région de Hubei. Le MAE déconseille les déplacements non indispensables en Chine. À la DGS se tient une réunion avec tous les centres de crise des ministères. Lors de cette réunion, le SGDSN fait un état des lieux sur les stocks et la doctrine sur les masques. Il rappelle qu'il n'y a pas de lieu de porter de masques en population générale, et que les masques sont de la responsabilité des employeurs.
À cette date, nous saisissons le Haut Conseil de la santé publique pour former un groupe de travail sur la covid. La première réunion téléphonique du G7, au niveau des ministres, porte essentiellement sur les mesures aux frontières et la quarantaine des rapatriés, parce que nous faisons tous des choses différentes. Nous envoyons un projet de conclusions du Conseil Epsco aux Allemands et aux Croates. Il porte sur des achats groupés de matériels, notamment les masques, et sur les éventuelles pénuries de médicaments.
Toujours à cette date, l'OMS nous demande simplement d'aider les pays ayant un système de santé fragile à déployer leur réponse. Nous n'avons pas de recommandation particulière sur les frontières.
Le mardi 4 février, j'organise une conférence téléphonique avec tous les directeurs généraux d'ARS. Nous envoyons le quatrième message d'alerte aux établissements. Le ministre allemand de la santé vient me voir à Paris. Nous déjeunons ensemble et nous actons que nous sommes d'accord pour la tenue d'un conseil des ministres européen. Nous faisons un point presse pour le dire.
Je veux rappeler les déclarations du directeur général de l'OMS à cette date : il demande à tous les pays de ne pas imposer de restrictions qui interféreraient de façon non nécessaire avec les voyages internationaux et avec le commerce international. Il leur demande de ne pas fermer les frontières et de ne pas arrêter les vols, car ces restrictions auraient pour effet d'augmenter la peur et la stigmatisation, avec peu d'efficacité en termes de bénéfice pour le public. (M. Bernard Jomier s'impatiente.)
Mercredi 5 février... Je suis désolée d'être un peu longue, monsieur le rapporteur, mais je crois que c'est important, car on ne peut pas laisser dire que nous n'avons rien fait.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Cela ne me pose aucun problème que vous nous rappeliez l'intégralité de vos actions. Ma question portait cependant non pas sur votre mobilisation, mais sur le lien avec l'appareil d'État.
Mme Agnès Buzyn. - Justement, nous en sommes déjà à la troisième réunion autour du Premier ministre.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Vous nous avez dit des choses très intéressantes. Vous avez dit, par exemple : « Le 24 janvier, je demande que des masques soient commandés. » Or la première commande, faite 6 jours plus tard, est d'un niveau très faible : 2 millions de masques.
Vous nous avez dit, lors de votre première intervention : « Le 27 janvier, le test est fonctionnel dans les hôpitaux. » Je ne sais pas ce que cela signifie, mais tous les soignants qui ont déposé devant nous ont témoigné que, fin mars, on ne testait pas les soignants dans les hôpitaux parce qu'il n'y avait pas de tests, et que l'on testait assez peu les patients, car les tests étaient contingentés dans les hôpitaux.
Vous avez déjà exposé toute cette chronologie à l'Assemblée nationale...
Mme Agnès Buzyn. - Beaucoup moins précisément !
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Mais tout de même en bonne partie.
Mme Agnès Buzyn. - La gestion de cette crise n'est pas connue, et je l'ai exposée de façon beaucoup moins précise à l'Assemblée nationale, monsieur le sénateur...
M. René-Paul Savary, président. - Poursuivez, madame la ministre. Nous en sommes au 4 février et vous avez quitté vos fonctions le 15. On peut finir les quelques jours restants, puis nous vous poserons un certain nombre de questions.
Mme Agnès Buzyn. - Je vais répondre sur les tests.
Le 1er février, on m'annonce le déploiement des tests dans tous les établissements de santé de référence susceptibles de recevoir des cas. Je rappelle qu'à la date du 15 février, lorsque je pars du ministère, 12 cas en France ont été détectés, et il n'y a pas eu de chaîne de transmission. Il y a eu ensuite un déploiement des tests dans les hôpitaux, comme le veut le plan pandémie grippale. Je confirme qu'à ce stade, il n'y a absolument aucune sollicitation des laboratoires de ville, car ce n'est pas le sujet. Je ne peux pas témoigner de ce qui s'est passé après mon départ.
Le mercredi 5 février, nous envoyons le septième message aux ARS afin de leur demander d'organiser les services d'urgence et de constituer des stocks de masques chirurgicaux pour les contacts des malades identifiés. Nous envoyons un cinquième message DGS urgent aux professionnels libéraux.
Le 6 février, il y a 6 cas confirmés en France, et nous réalisons à cette date environ 90 tests par jour sur des cas suspects ; c'est à peu près ce qui remonte des centres 15. Une réunion a lieu entre le SGDSN et la DGS sur la constitution d'un stock d'État. Nous actons un achat conjoint de masques au niveau européen. Nous demandons l'achat de 29 millions de masques FFP2 pour les secteurs hospitaliers, les Ehpad et le secteur libéral. Nous demandons aux usines françaises d'ouvrir de nouvelles lignes de production. Une réunion a lieu au ministère avec les représentants de toutes les professions de santé.
Le vendredi 7 février, je demande à Santé publique France de constituer un stock d'État de masques, gants, charlottes, lunettes, surchaussures et de solution hydroalcoolique. Je donne mon accord sur le troisième scénario que me propose la DGS concernant les professionnels libéraux, lequel prévoit qu'on leur distribue des kits comprenant des masques. Je donne mon accord pour la délivrance aux établissements de santé et aux Ehpad d'un stock d'amorce de masques pour couvrir les besoins d'un mois. Nous diffusons un avis pour le traitement du linge, le nettoyage des locaux et la protection des personnels.
À cette date est identifié le premier cluster français des Contamines-Montjoie, où doivent être testés les 200 enfants des 3 écoles dans lesquelles est passé l'enfant contaminé. Il y a 5 cas contacts, dont un touriste londonien.
Le samedi 8 février, nous en sommes à notre quatrième réunion des ministres à Matignon autour du Premier ministre. Nous faisons le point sur la situation et décidons de fermer les 3 écoles pour 14 jours, de mettre en quarantaine les 200 enfants avec leurs familles ; je rappelle que nous sommes en pleine saison de ski et il est très compliqué d'obtenir cette quarantaine aux Contamines-Montjoie.
Le dimanche 9 février, je me déplace à Grenoble auprès des élus et des familles pour expliquer la quarantaine et assister aux tests. Nous procédons à notre troisième opération de rapatriement des Français de Hubei.
Le lundi 10 février, je fais une réunion au ministère avec REACTing, en présence de Frédérique Vidal, pour savoir où en sont leurs recherches et l'état de leurs connaissances. Personne n'est capable de répondre à l'une de mes questions : « Quel est le niveau de persistance du virus sur les surfaces ? » Nous savons tous en effet que le virus respiratoire colle au bois, au métal, au papier, mais pas combien de temps.
Mardi 11 février, nous envoyons le huitième message aux ARS pour leur expliquer l'ensemble de la doctrine en leur demandant de se mettre en configuration de crise niveau 2. L'OMS organise une première réunion d'experts internationaux autour des traitements.
Le mercredi 12 février a lieu le deuxième G7 des ministres de la santé. Nous parlons essentiellement des quarantaines et nous échangeons surtout sur notre difficulté à obtenir de nos agences de santé publique des scénarios probants.
Le 12 février, je confirme pour la deuxième fois mon refus d'envoyer des équipements de protection individuelle en Chine à la suite d'une nouvelle demande du MAE. Nous envoyons un neuvième message aux ARS, relatif aux points d'entrée sur le territoire.
Le jeudi 13 février, je demande qu'on me transmette non plus l'état des stocks dans les hôpitaux, mais une vision globale des stocks nationaux dans les secteurs privé et public, dans les officines, chez les grossistes répartiteurs en solution hydroalcoolique, équipements de protection individuelle, respirateurs, machines de circulation extracorporelle, litres d'oxygène, saturomètres et télémédecine. Je me dis en effet que les médecins libéraux vont devoir suivre les malades en ambulatoire. Je demande une doctrine très claire sur les masques chirurgicaux et FFP2, notamment pour les soignants. J'envoie un courrier, signé de ma main, de mobilisation maximale à tous les directeurs d'ARS.
Le 13 février, je me rends au Conseil Escop extraordinaire à Bruxelles - ma première demande à cet égard date du 24 janvier. Le Conseil conclut à l'achat groupé de matériels et à une vigilance particulière sur les pénuries de médicaments. Je ne peux pas dire que le niveau d'inquiétude soit le même pour tous les ministres européens.
Le vendredi 14 février, la veille de mon départ, j'active le plan Orsan REB, qui est l'équivalent du plan Orsec dans le champ de la santé. Cela veut dire, pour moi, que tout le monde est en ordre de bataille pour faire face à une épidémie qui arriverait.
Je reviendrai sur la question des masques. Selon le risk assessment de l'ECDC du 14 février, jour où je déclenche le plan Orsec, il y a au total 44 cas dans l'Union européenne et au Royaume-Uni, tous en lien avec Wuhan et donc tous importés. Le risque pour la capacité des systèmes de santé de l'Union européenne qui résulterait d'une transmission généralisée au plus fort de la pandémie grippale est considéré comme faible à modéré. Le risque associé à l'infection par la covid pour la population de l'Europe est faible.
Au moment où je pars, le 15 février, j'ai mis en place la stratégie de détection précoce des cas dans les hôpitaux, la quarantaine de 14 jours, des tests pour les cas index et leurs contacts, les indemnités journalières pour les quarantaines. Il n'y a aucune épidémie hors de Chine, dans aucun pays. L'Europe compte 44 cas, tous importés du Wuhan. La France compte 12 cas, dont le dernier date de 9 jours. Le dernier cas date du 7 février. Nous sommes toujours au stade 1 de l'épidémie. Le premier cas français dans l'Oise est survenu le 25 ou le 26 février, c'est-à-dire 10 jours après mon départ. Durant 18 ou 19 jours, il n'y a eu aucun nouveau cas. La pandémie a été déclarée par l'OMS le 11 mars, c'est-à-dire près d'un mois après mon départ.
Je ne peux pas laisser dire que l'appareil d'État ne s'est pas mis en marche. Ensuite, je veux bien parler des masques, monsieur le rapporteur.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Dans un article du journal La Croix, l'un de vos proches résumait très bien la situation : ce n'est pas parce que l'on a une intuition - et vous avez eu une bonne intuition - que l'on prend des décisions d'État.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Quels étaient les 3 pays européens qui étaient d'accord pour une réunion au niveau européen ?
M. René-Paul Savary, président. - Pourrez-vous, madame la ministre, nous communiquer les messages que vous avez évoqués, notamment celui que vous avez fait parvenir au Président de la République et au Premier ministre le 27 janvier pour faire le point sur la situation.
Mme Agnès Buzyn. - Madame la rapporteure, je ne sais pas quels sont ces pays ; il faudrait le demander au Quai d'Orsay, qui gérait la situation dès lors qu'il s'agissait de l'Europe ; Jean-Yves Le Drian et moi étions d'ailleurs en contact étroit.
Pour répondre à votre question sur l'appareil d'État, monsieur le rapporteur, nous n'avons pas cessé d'agir. Le problème est le suivant : nous avons considéré qu'il y avait un risque potentiel à un moment où cela n'était pas largement partagé. Je n'ai jamais, face aux décisions que j'ai prises, eu la moindre demande de qui que ce soit d'aller plus loin, plus vite, plus fort. Je pense même que toutes ces décisions étaient totalement sous le radar de la plupart de nos concitoyens, de la plupart des experts, lesquels n'ont cessé pendant les 2 mois où j'étais présente de minimiser les risques dans les médias.
Vous savez, le problème dans ces cas-là, c'est que vous subissez aussi le « syndrome Roselyne Bachelot » : tout le monde vous regarde comme quelqu'un qui perd ses nerfs. C'est d'ailleurs ce que dit le professeur Raoult lorsque je vais recevoir les Français de Wuhan à Carry-le-Rouet, le 31 janvier. Il publie un grand article en première page de La Provence et de Corse-Matin, dans lequel il explique à quel point nous sommes fous et que lui, grand spécialiste des maladies infectieuses, sait que ce n'est pas un virus méchant, que ça n'est pas un sujet et que les politiques, comme d'habitude, perdent leurs nerfs... Il faut faire avec tout ça, monsieur le rapporteur !
J'ai demandé quel était l'état des masques le 21 janvier. Le professeur Flahault vous a dit lui-même qu'il avait tweeté sur les masques le 26 janvier. J'ai demandé, le jour où j'ai eu connaissance de l'état des stocks, que l'on en recommande. On s'est rendu compte qu'il n'y avait pas de masques pour les soignants parce qu'il n'y avait pas de stock d'État pour eux : c'est la première chose que nous avons réglée... Il n'y avait pas de raison de commander un stock pour le grand public.
S'agissant des masques, vous posez la question : « Aurait-on pu faire mieux ? » Je pense sincèrement que peu de ministres ont été autant en alerte et en action que moi à cette période-là en Europe. Nous avons activé tout ce que nous savions faire. Le problème, c'est que les masques sont fabriqués à Wuhan : lorsque l'on a lancé la commande, Wuhan était déjà fermée. Si l'on avait voulu éviter une pénurie, il aurait fallu lancer la commande avant le 22 janvier. Mais avant cette date, il n'y avait que 6 décès.
Vous me permettrez, monsieur le président, de répondre plus avant à M. le rapporteur Jomier sur les stocks de masques parce que cette question m'a valu de recevoir beaucoup de menaces de mort, en raison de quelques articles à charge.
Je voudrais revenir sur l'historique de ces stocks. L'objectif de cette commission est de comprendre les dysfonctionnements. Or l'histoire est longue. On peut se poser la question suivante : jusqu'où le dernier qui gère se doit-il d'assumer des décisions ou des défauts d'appréciation successifs ? À mon avis, la question de la bonne gestion des masques n'a plus été un sujet d'alerte depuis la crise de la grippe A H1N1 de 2009.
J'ai essayé de faire rétrospectivement, en vue de cette commission, la lumière et l'historique sur cette question, avec les données à ma disposition. Vous l'avez compris lors des auditions de la semaine dernière, rien de particulier ne m'est remonté concernant les masques. J'ai compris, lors de l'audition de Marisol Touraine, que rien ne lui était remonté non plus puisqu'elle l'a répété trois fois, ajoutant qu'elle faisait confiance à son DGS, Benoît Vallet. Moi aussi d'ailleurs, puisqu'il est resté 8 mois à mes côtés avant son remplacement par Jérôme Salomon en janvier 2018. Pas plus qu'à Marisol Touraine, Benoît Vallet ne m'a parlé des masques.
Je vais vous livrer mon analyse, ayant hérité d'une situation qui n'a cessé d'évoluer depuis 2005, date de la constitution des stocks pour la grippe aviaire H1N1.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Ce n'est pas honnête !
Mme Agnès Buzyn. - Je n'ai pas entendu ce qu'a dit Mme de La Gontrie...
M. René-Paul Savary, président. - On ne peut pas interrompre les personnes que nous entendons ! Poursuivez dans la sérénité, madame la ministre. Ces détails sont tout à fait nécessaires pour analyser cette situation.
Mme Agnès Buzyn. - Si la question des stocks de masques n'a pas été remontée, c'est, je pense, en raison d'un traumatisme lié à la gestion de la grippe H1N1. Roselyne Bachelot l'a d'ailleurs payé : tout le monde a parlé de gabegie. De nombreuses révisions des pratiques et procédures s'en sont ensuivies, beaucoup d'acteurs ayant le sentiment qu'il ne fallait pas en faire trop.
La notion de stocks stratégiques d'État émerge en 2001, à la suite de la crise des enveloppes contaminées par le bacille du charbon aux États-Unis. Il s'agit alors de couvrir différentes menaces d'origine naturelle, accidentelle ou malveillante. Ces stocks ont été constitués au fur et à mesure de l'évolution de la perception des différents risques, le processus décisionnel variant d'un produit à l'autre en fonction du poids attribué au risque. Un document de doctrine globale a été élaboré par la DGS, en présence de toutes les agences et du SGDSN, en janvier 2018 : il y est bien expliqué qu'il faut revoir tous les cinq ans la hiérarchie des risques et adapter les stocks.
Depuis une dizaine d'années, on distingue clairement les moyens tactiques dont sont dotés les établissements de santé pour la gestion des situations exceptionnelles, financés par les missions d'intérêt général et d'aide à la contractualisation (Migac), et les stocks stratégiques, du ressort de l'État, qui viennent en complément pour maintenir une capacité d'intervention et soutenir les plans gouvernementaux. Ces stocks stratégiques sont acquis et gérés par Santé publique France pour le compte de l'État.
En ce qui concerne les stocks de masques pour les soignants, Xavier Bertrand signe, le 2 novembre 2011, une instruction aux ARS et aux préfets de zone pour la préparation de la réponse aux situations exceptionnelles, notamment dans le domaine de la santé. L'annexe 2 de cette instruction prévoit que l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus) doit contractualiser avec les ARS pour les aider à gérer les stocks tactiques d'équipements, ceux qui sont au plus près des populations, en cas de crise.
Le sens principal de l'instruction de Xavier Bertrand est que, en cas de crise, les stocks des établissements de santé doivent être décentralisés au plus près des besoins. Elle ne mentionne pas explicitement les masques, mais vise l'ensemble du matériel nécessaire à la gestion d'une crise sanitaire ; à l'annexe 4, une note fait d'ailleurs mention des équipements personnels de protection.
S'agissant des masques chirurgicaux, le Haut Conseil de la santé publique rend, en mars 2011, un avis relatif à la stratégie à adopter en matière de stocks de masques respiratoires en cas d'émergence d'un agent hautement pathogène. Il recommande, pour déterminer le dimensionnement des stocks d'État, de disposer de stocks tournants, de s'assurer des possibilités de fabrication et d'approvisionnement pendant une crise, notamment si la demande internationale est élevée, ce qui suppose de diversifier les sources d'achat, et de ne pas changer les recommandations du plan pandémie grippale de 2009.
En pratique, le Haut Conseil de la santé publique préconise de recommander le port du masque anti-projections chirurgical par les sujets malades, à l'instar des pratiques ayant cours dans les pays asiatiques, ainsi que pour les sujets fragiles souffrant de pathologies respiratoires. Il rappelle que les sept essais menés pendant les épisodes de grippe saisonnière, qui constituent le plus haut niveau de preuve atteignable pour l'évaluation de ces interventions, ne mettent pas en évidence une efficacité des masques respiratoires en population générale.
Le 13 mai 2013, le SGDSN, sur la base de l'avis de 2011 du Haut Conseil de la santé publique, revoit la doctrine des stocks tactiques et stratégiques et renvoie aux employeurs privés et publics la responsabilité de constituer un stock pour protéger leur personnel. Le dimensionnement des stocks est sous-tendu par la durée prévisible d'une épidémie : il l'estime entre huit et douze semaines pour la grippe.
M. René-Paul Savary, président. - Des masques de type FFP2, c'est bien cela ?
Mme Agnès Buzyn. - Cette doctrine prévoit que l'employeur est responsable de la protection de ses personnels, en fonction de leur activité. En gros, je comprends de ce document que, pour les personnes qui font face à du public, il faut des masques de protection chirurgicaux ; mais, pour les établissements de santé, le type de masques n'est pas précisé. Apparemment, ce changement de doctrine n'a pas été accompagné d'une circulaire.
Du fait de ce changement de doctrine, il est clair pour l'État qu'il ne lui appartient plus de disposer d'un stock de masques FFP2. Le stock de masques FFP2 se périme donc tranquillement - c'est triste à dire - au milieu des années 2010 ; les masques sont régulièrement détruits par l'Éprus, dont c'est une des missions.
L'État considère qu'il a, par deux fois au moins, délégué la responsabilité de disposer de stocks de masques aux établissements : la première par la circulaire de Xavier Bertrand, la seconde par l'avis du SGDSN. Dès lors, dans l'esprit des acteurs de l'État, il n'y a plus lieu de conserver un stock centralisé de masques FFP2. Je crois d'ailleurs qu'il n'y a pas eu de nouvelle commande.
Selon cette nouvelle doctrine, le stock national appelé stratégique est destiné aux malades et leurs contacts ; il s'agit donc plutôt d'un stock d'appoint, constitué principalement de masques chirurgicaux. Aucun document, à ma connaissance, ne précise clairement de combien de masques doit être constitué ce stock stratégique ; mais tous évoquent plutôt la notion d'un stock tampon, tournant et la nécessité de diversifier les sources d'approvisionnement.
L'Éprus jusqu'en 2016, et Santé publique France par la suite, gère les stocks acquis en 2005 et 2009 de façon passive, sans mettre en oeuvre les stocks tournants recommandés par le Haut Conseil de la santé publique et, apparemment, sans diversifier les sources d'achat.
Jusqu'en octobre 2018, le stock théorique de masques chirurgicaux est bien de 700 millions à Santé publique France, ce qui explique probablement l'absence d'alerte. Il n'y avait pas de raison d'alerter : pour autant, ces masques étaient-ils utilisables ?
Comme l'a très justement expliqué Marisol Touraine, ces masques n'avaient pas de date de péremption. Seulement, en 2014, une nouvelle norme est publiée pouvant mettre en cause l'efficacité des masques acquis neuf ans plus tôt. J'ignore à quel point cette question a fait l'objet d'échanges entre la DGS et Santé publique France ou le cabinet de Marisol Touraine, ni même s'il y en a eu.
C'est seulement en avril 2017, soit trois ans après l'édiction de cette norme et juste avant le changement de gouvernement, que le DGS de l'époque, Benoît Vallet, saisit officiellement Santé publique France pour dresser un état des lieux des stocks stratégiques de l'État, notamment un audit sur l'efficacité des masques au regard de la norme de 2014. La saisine ajoute qu'il faut actualiser la stratégie globale d'acquisition des masques pour tenir compte - j'allais dire : enfin ! - de la doctrine de 2013 et redimensionner le stock de masques pour en faire un stock tampon. L'idée est toujours : il y a trop de masques, il faut que ça tourne et qu'on les distribue avant leur péremption et il faut diversifier les sources de production. Cette saisine répète donc ce que disaient le Haut Conseil de la santé publique et le SGDSN.
Marisol Touraine vous a dit ne pas avoir été informée d'un potentiel problème sur les masques ; j'en suis absolument persuadée. Personne non plus ne m'en informe à mon arrivée, en 2017. Le dossier ministre qui m'est remis par la DGS, donc par Benoît Vallet, à mon entrée en fonction, qui doit me faire état des zones d'alerte, ne fait aucune mention de problèmes ni sur les stocks stratégiques en général ni sur les masques en particulier. Je tiens ce dossier à votre disposition.
Pour autant, parce que cette gestion de stocks dormants ne paraît pas optimale au Haut Conseil de la santé publique comme à la DGS, le contrat d'objectifs et de performance de Santé publique France que nous avons écrit avec Benoît Vallet demande clairement à cette agence de travailler à disposer de stocks tournants, conformément aux recommandations de 2011, c'est-à-dire de remettre dans le circuit régulièrement des produits et d'en recommander, afin qu'il n'y ait plus de stocks dormants se périmant jusqu'à être détruits. Il est aussi demandé à Santé publique France de diversifier ses sources d'approvisionnement. François Bourdillon et moi-même signons ce contrat au début du mois de février 2018.
Après la saisine de Benoît Vallet en avril 2017 sur l'état des stocks, Santé publique France met dix-huit mois à réaliser l'audit demandé. En octobre 2018, le résultat tombe : sur les 700 millions de masques, environ 600 millions sont non conformes, notamment ceux qui datent de 2003 et 2005. Les problèmes sont nombreux : non-conformité au regard de la norme de 2014, moisissures, dégradation des boîtes, entre autres. Il y a fort à parier qu'ils n'étaient plus conformes depuis plusieurs années ; je ne pense pas qu'ils se soient tous périmés en 2017 ou 2018 - certains avaient déjà dix ans d'âge en 2013. Le stock de 700 millions affiché pendant toutes ces années n'a donc jamais fait l'objet d'évaluation qualitative.
Dans cet audit, nous apprenons aussi que la péremption
des stocks ne concerne pas que les masques, mais aussi de nombreux autres
produits, comme les antiviraux, les antibiotiques, les antidotes ; la
liste des produits défaillants est datée du début du mois
d'octobre. Vous comprendrez que je ne souhaite pas entrer dans le
détail, vu la hiérarchie des risques de l'époque, que tout
décideur public doit évidemment prendre en
compte
- souvenons-nous de l'importance du risque attentat en 2017
et 2018.
Apprenant cela, le DGS convoque une réunion en urgence, dans la semaine qui suit la note, et adresse une commande à Santé publique France le 30 octobre. Elle vise tous les produits à acquérir pour répondre à cette péremption, dont 100 millions de masques chirurgicaux pour 2019. Le même courrier demande également à Santé publique France d'évaluer les capacités de production et d'approvisionnement au cas où des masques chirurgicaux devraient être commandés.
J'ignore si cette diversification des sources de production a été faite par Santé publique France. Quant à la commande de 100 millions de masques initiée par la lettre du 30 octobre, elle n'est réalisée qu'en juillet 2019. Ainsi, Santé publique France a mis neuf mois pour commander les masques. J'ai donc un doute sur leur degré de préoccupation. Je ne sais pas qui, à Santé publique France, a rétrogradé le niveau d'alerte au point de prendre le risque de rester un an avec un stock bon à détruire sans activer de nouvelle commande - la nouvelle commande est arrivée en octobre 2019.
Beaucoup citent le rapport de décembre 2018 du professeur Stahl, qui fait suite à une saisine de la DGS à la fin de 2016 sur les contre-mesures à prendre pour parer à une pandémie grippale. Je rappelle que la saisine par Santé publique France du professeur Stahl et des autres experts ne porte que sur les antiviraux et les vaccins ; à aucun moment elle ne vise les masques, et ce sont les experts eux-mêmes qui se sont autosaisis de la question. Ce qui montre bien que les masques ne sont pas une préoccupation à l'époque.
Enfin, Geneviève Chêne a expliqué que, à son arrivée, en novembre 2019, la question des stocks défaillants ne lui avait pas été signalée. Elle a découvert le sujet des masques en janvier 2020, comme moi, lorsque je lui ai posé la question. Cela veut dire que le sujet était absent de la transmission entre les deux directeurs généraux de Santé publique France.
Au ministère, une réunion de sécurité sanitaire se tient tous les mercredis, autour du DGS et en présence de tous les directeurs d'agence. Un membre de mon cabinet y a systématiquement siégé. C'est toujours Santé publique France qui prend la parole en premier, l'agence étant chargée en priorité des risques sanitaires.
Comme ministre, j'ai lu les comptes rendus de ces réunions toutes les semaines. La question des stocks stratégiques ou des masques n'a jamais été soulevée depuis 2017. Je puis même dire : depuis 2012, puisque j'ai participé à cette réunion auparavant, comme directrice et présidente d'agence.
L'histoire des masques est donc celle d'une longue succession de changements de doctrine, plus ou moins bien compris par les acteurs de terrain et avec des lenteurs de mise en oeuvre, s'agissant notamment de la diversification des sources d'achat, demandée depuis 2011, sans que, à aucun moment, une alerte digne de ce nom n'ait été lancée vers les ministres concernés.
M. René-Paul Savary, président. - La question de Bernard Jomier sur l'appareil d'État était donc tout à fait pertinente...
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Au cours de ce long déroulé tout à fait intéressant, vous avez dit avoir posé des questions. J'aimerais connaître les réponses que vous avez reçues. Ainsi, quelles ont été les réactions du Président de la République et du Premier ministre lorsque vous les avez alertés, le 11 janvier ?
Le 21 janvier, vous demandez le stock de masques au DGS : il a dû vous répondre 100 millions de masques valables, puisque c'est la commande qu'il avait faite. Comment avez-vous réagi à ce moment-là ?
Le 24 janvier, vous demandez qu'on commande des masques FFP2. À quelle date avez-vous demandé des commandes de masques grand public ?
Vous avez demandé, le 12 février, l'état des stocks nationaux de masques et équipements partout, dans le privé et le public. Vous a-t-on répondu ?
En définitive, selon vous, à quoi a servi Santé publique France ?
Enfin, comment avez-vous préparé les hôpitaux et les Ehpad ? Vous avez commencé à en parler à propos de l'achat européen de masques du 5 février.
Mme Agnès Buzyn. - Le 21 janvier, lorsqu'on me dit qu'il s'agit d'un virus à transmission interhumaine, je prends deux décisions.
D'abord, exposer à la population qu'il y a un risque épidémique, pour commencer à préparer l'opinion publique : je commence à tenir tous les jours un point presse pédagogique, pour expliquer ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas.
Ensuite, je pose la question sur les masques, parce que, pour moi, pour lutter contre un virus respiratoire, il faut des masques.
Le DGS me répond qu'il va demander à Santé publique France. La réponse de Santé publique France arrive après deux ou trois jours : au 21 janvier, le stock de masques est composé de 33 millions de masques chirurgicaux pédiatriques et 65,9 millions de masques chirurgicaux pour adulte ; et nous devons recevoir avant la fin du mois de février 10,6 millions de masques pédiatriques et 54,6 millions de masques pour adulte - ce sont les commandes d'octobre 2018, passées seulement en juillet 2019. Olivier Véran apprendra bien après mon départ que Santé publique France s'est trompé, et qu'il reste en stock 500 millions de masques qui n'ont pas été détruits - vous lui demanderez quelle a été sa réaction.
L'information me parvient le 24 janvier au matin, comme je pars au conseil des ministres. Je réponds au DGS : il faut recommander des masques. Quand je le vois, il me rappelle la doctrine de l'État : les masques des stocks stratégiques sont destinés aux malades, les masques FFP2 pour les soignants sont dans les hôpitaux. Je demande donc à mon directeur de cabinet, le lendemain, de faire remonter l'état des stocks dans les hôpitaux.
Vous me demandez si j'ai commandé des masques grand public. Les recommandations internationales sont à l'époque unanimes : il n'y a pas d'intérêt à porter un masque en population générale. Le rapport Stahl inventorie bien toutes ces recommandations, qui vont dans le même sens. Je ne pense donc pas à commander des stocks de masques chirurgicaux. Mon inquiétude, c'est qu'il va y avoir des malades dans les hôpitaux, et que les soignants doivent être préparés et disposer de masques.
Sur la population générale, le 30 mars encore, le directeur exécutif de l'OMS, Mike Ryan, déclare : il n'y a pas de preuve suggérant que le port du masque par l'ensemble de la population aurait un effet bénéfique. L'OMS dira qu'il a un intérêt à partir du 5 juin.
Je comprends que cela puisse choquer à l'aune de ce que nous vivons, mais un décideur public fait avec les recommandations qui existent. La recommandation du masque grand public n'étant modifiée que le 5 juin, vous comprendrez que je n'aie pas imaginé commander des masques pour la population générale le 24 janvier.
Jean-Christophe Lagarde, président de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la grippe H1N1, avait expliqué que les Français devaient avoir parfaitement conscience des incertitudes scientifiques inévitables lors de l'apparition d'un nouveau virus, qui peuvent conduire les pouvoirs publics à modifier les mesures de prévention au fur et à mesure de l'évolution de la connaissance scientifique. Avec la covid, on ne peut pas dire que nous ayons eu des certitudes... Les recommandations ont donc changé, à l'instar des recommandations internationales.
La semaine du 28 janvier, nous découvrons que les stocks des hôpitaux sont très hétérogènes, non seulement pour les masques, mais aussi pour les gants et les autres équipements. Certains hôpitaux se sont très bien préparés à une crise d'ampleur, d'autres pas. Le 6 février, quand nous connaissons les stocks de toutes les régions, le DGS me fait porter une note expliquant qu'il n'y a pas assez de stock de masques FFP2 dans les hôpitaux et qu'il faut en recommander beaucoup plus que prévu. Sur la base de deux masques par jour et par soignant, par analogie avec une pandémie grippale, nous commandons 29 millions de masques FFP2 pour les établissements.
Le SGDSN nous informe le 28 janvier qu'une grande majorité des équipements de protection sont produits en Chine et que beaucoup de matières premières viennent de Wuhan, où se fait la production des masques. À cette date, la ville est déjà totalement fermée, et 100 millions de personnes sont confinées dans la région d'Hubei. Les vols s'éteignent, alors que la tension internationale est énorme, tout le monde commençant à passer commande à peu près au même moment.
On me propose différents scénarios : je décide de créer un stock d'État de masques FFP2, contre la doctrine de 2013, et de commander un stock d'amorce pour les soignants, en attendant des commandes ultérieures. Par ailleurs, nous nous associons à la proposition de la Commission européenne d'un appel d'offres groupé.
Le stock tampon doit être distribué aux professionnels de santé et couvrir les besoins pour un mois. Il est calculé sur la base de deux masques par personne et par jour, dans les hôpitaux comme les Ehpad. Tel est le scénario qui m'est proposé par la direction générale de la santé et que je confirme.
Pour les professionnels libéraux, je choisis le scénario le plus proactif, consistant à leur distribuer un kit, considérant qu'ils n'ont pas compris la doctrine de 2013, selon laquelle chacun est responsable de sa propre protection.
Nous passons donc commande le 6 février, sur la base des remontées des ARS, qui, je dois le dire, nous ont surpris.
À la même date, nous ouvrons des lignes de production nouvelles. J'ai compris que cela avait été compliqué. Seuls les producteurs pourraient vous l'expliquer, mais on m'a dit que les machines comme la matière première venaient de Chine.
Outre les masques, j'achète 50 000 paires de lunettes, 3 millions de paires de gants, 200 000 surchaussures, 200 000 charlottes et 100 000 litres de solution hydroalcoolique pour les hôpitaux, les Ehpad et les soignants, sur la base des calculs de la DGS. La commande n'était pas encore arrivée quand je suis partie, une semaine plus tard.
Vous me demandez à quoi a servi Santé publique France.
Cet établissement est considéré comme un opérateur d'importance vitale (OIV). L'Éprus a reçu par la loi du 5 mars 2007 ce statut, visant une organisation identifiée par l'État comme ayant des activités indispensables à la survie de la nation. Pour des raisons de sécurité nationale, la liste de ces opérateurs n'est pas publique. Le dispositif des OIV résulte d'un décret de 2006 ; il a été codifié au code de la défense en 2007.
L'Éprus est donc considéré comme un établissement absolument indispensable à la gestion de crise. À la suite de son inclusion dans Santé publique France, je ne sais pas si Santé publique France a pris ce statut d'opérateur d'importance vitale.
Intégrer à une agence sanitaire un opérateur d'importance vitale correspondait à la volonté de se rapprocher du modèle des agences anglaise et américaine. Mettre ensemble la surveillance et l'alerte faisait sens.
Seulement, les rapports d'activité de Santé publique France ne restituent que très marginalement les missions auparavant exercées par l'Éprus : ils traitent essentiellement de la réserve sanitaire, quasiment jamais des stocks stratégiques ; les débats et questionnements sur la doctrine de constitution et d'usage des produits et consommables de santé ne sont qu'à peine évoqués. Je ne crois pas que le conseil d'administration de Santé publique France n'ait jamais été alerté des problèmes de stocks.
Je ne sais pas si, ni à quel point, Santé publique France a eu pendant la crise des difficultés à assurer ses missions logistiques ; seul Olivier Véran peut vous le dire. Ce que je sais, c'est que, en 2018 et 2019, l'agence ne s'était pas dotée des moyens de répondre au contrat d'objectifs et de performance, s'agissant de la diversification des sources d'achat comme de la constitution des stocks tampons destinés, selon la doctrine de l'époque, à tourner.
L'intégration de l'Éprus dans Santé publique France a-t-elle dégradé le niveau d'alerte ou d'intérêt sur ses missions d'importance vitale ? C'est une question qui peut se poser aujourd'hui.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Vous ne m'avez pas répondu en ce qui concerne la réponse du Président de la République et du Premier ministre à votre première alerte, le 11 janvier, ni sur la manière dont vous avez pensé la préparation des hôpitaux et des Ehpad.
Mme Agnès Buzyn. - J'ai échangé avec le Premier ministre quasiment quotidiennement au sujet de la crise, à partir de notre première réunion de ministres, le 26 janvier. Il était au fait de tout, quasiment en temps réel, et extrêmement en alerte.
Le Président de la République m'a demandé de faire un point lors de chaque conseil des ministres, ce que j'ai fait. Il me répondait chaque fois que je lui envoyais un point de situation. Il a été totalement en alerte, comme le Premier ministre. Nos relations étaient d'une très grande fluidité. En dehors des réunions de ministres et des conseils des ministres, j'ai eu régulièrement l'occasion de leur parler de la crise.
On s'interroge beaucoup sur les Ehpad. La direction générale de la cohésion sociale, qui pilote la politique du grand âge, est intégrée au centre de crise depuis le début. Nous avons toujours considéré les établissements de santé et les Ehpad de la même manière en termes de niveau d'information.
S'agissant des hôpitaux, mon idée était qu'on monterait en charge progressivement si le virus arrivait en France - ce dont j'avais une intuition, mais évidemment pas la certitude. Je pensais à la déprogrammation des activités habituelles pour libérer du capacitaire, comme dans les plans blancs, et au recours à des équipements en stock. C'est pourquoi j'ai demandé quel était notre stock national de respirateurs. Je n'ai pas eu de réponse à cette question, posée le 12 février. On n'appuie pas sur un bouton au ministère pour savoir combien il y a de saturomètres au doigt dans les pharmacies d'officine : il faut du temps pour remonter les informations. Je pense qu'elles sont remontées après mon départ.
Dans notre esprit, le DGS pilotait la crise, avec autour de lui toutes les directions d'administration centrale et tous les ministères concernés - MAE, la Défense, Beauvau, notamment. On ne peut donc pas dire qu'il y ait eu un défaut de pilotage : tout le monde était autour de la table au centre de crise.
M. René-Paul Savary, président. - Pour ce qui est du message adressé au Président de la République et au Premier ministre le 26 janvier,...
Mme Agnès Buzyn. - Je vous les ferai parvenir par écrit.
M. René-Paul Savary, président. - Avec la réponse, comme vous l'a demandé Sylvie Vermeillet.
Mme Agnès Buzyn. - La réponse du Président de la République et du Premier ministre à mes messages était : merci, on prend note et on fait une réunion. Je ne leur posais pas de questions, mais je leur exposais la situation. Dès qu'il y a eu une urgence ou un événement - premier mort en Chine, transmission interhumaine, premier cas en France -, je leur ai écrit un message, auquel ils ont systématiquement répondu : bien reçu, nous faisons le point demain ou après-demain. En général, le Premier ministre organisait une réunion de ministres pendant le week-end qui suivait mon texto. Il y a toujours eu une réunion interministérielle programmée dans les quarante-huit heures.
Quant au Président de la République, je répète qu'il m'a demandé de faire un point en conseil des ministres chaque fois que je lui ai écrit un message.
Mme Angèle Préville. - Mon sentiment est qu'il y a eu une forme d'attente : l'attente que les cas arrivent, l'attente des recommandations, l'attente de doctrines. Or, comme vous l'avez rappelé, gouverner c'est anticiper.
Quand vous avez vu, comme nous, le confinement et les mesures draconiennes prises en Chine, avec l'idée qu'on pouvait se faire d'un agent hautement pathogène, quel regard avez-vous porté sur la situation ? J'ai bien compris que vous avez été en vigilance, mais, en dehors de la gestion technique, quelle latitude, quelle autonomie aviez-vous pour impulser une dynamique ? Certains pays n'ont pas attendu des directives ou autres doctrines : ils ont pris les devants. Il n'y avait pas d'articles dans la presse, mais vous avez vu, comme nous, ce qui se passait : cela n'appelait-il pas de votre part, en tant que professionnelle de santé et ministre, quelque chose de plus ?
Dans les Ehpad, l'alerte n'a pas été suffisante. Je pense à tous les personnels - cuisiniers, par exemple - qui n'avaient pas de protections individuelles. Résultat : nous avons eu beaucoup de cas et de décès. D'où aurait dû venir l'alerte, et qu'est-ce qui a manqué ? Pourquoi notre pays, contrairement à l'Allemagne, n'a-t-il pas fait de la protection des personnes âgées une priorité absolue ?
Mme Annie Guillemot. - Il faut tenir compte de la contraction du temps et juger sur des actes, non sur des paroles. Je voudrais interroger non pas le médecin, mais la ministre, la politique, sur un certain nombre de points qui me paraissent très confus.
Lors de son audition, M. Bourdillon a déclaré qu'il était nécessaire d'injecter de l'expertise dans l'Éprus au moment de son intégration à Santé publique France et qu'il y avait eu une mission d'information sur les stocks. Les conclusions de cette mission reprenaient le chiffre du milliard de masques nécessaires pour faire face à l'émergence d'une pandémie, mais, nous a-t-il expliqué, cette estimation passait à côté du changement de doctrine de 2013, distinguant les stocks de la population générale et ceux des établissements hospitaliers : l'expertise n'était donc pas adaptée. Quand on confie une expertise à quelqu'un sans lui dire que la doctrine a changé, cela pose question...
L'ancien directeur général de Santé publique France nous a également signalé qu'une expertise menée par son agence en 2018 avait montré l'inefficacité de certains masques commandés, concluant que le stock était alors retombé, mais que de nouveaux choix avaient été faits en faveur d'une évolution des commandes vers des stocks tournants, avec des stocks constants moins importants. Il a précisé que ces évolutions n'avaient fait l'objet d'une transmission ni à la ministre de la santé ni à son cabinet.
Quand avez-vous su qu'il ne restait plus que 99 millions de masques, puisque vous n'en avez pas été informée en 2018 à la suite de l'expertise demandée par Santé publique France elle-même?
M. Salomon nous a expliqué que ce n'est pas lui qui avait décidé du niveau du stock stratégique de masques. Il a précisé qu'il avait répondu à la lettre du 6 septembre dès le 30 octobre, avec pour instruction d'acquérir 50 millions de masques et 50 millions supplémentaires si le budget le permettait. Il a ajouté que vous n'avez eu connaissance ni de l'état du stock stratégique ni de ces courriers. Est-il normal que vous n'ayez pas été informée ?
De même, est-il normal que vous n'ayez pas été informée qu'aucune circulaire n'avait été envoyée aux hôpitaux sur le changement de doctrine ? Et donc qui fait la doctrine, si la ministre n'est même pas informée ? Estimez-vous que des sanctions auraient dû être prises ?
Le 26 janvier, vous avez dit en conférence de presse : nous avons des dizaines de millions de masques en stock en cas d'épidémie, ce sont des choses déjà programmées. D'où teniez-vous ces informations ?
Je redis mon trouble : un problème se pose sur le plan de l'organisation de l'État et de la mise en oeuvre d'une politique de santé publique. À l'Assemblée nationale, vous avez dit que l'absorption de l'Éprus par Santé publique France avait pu diluer les compétences de gestion de crise et réduire la réactivité et qu'il faudrait peut-être une agence dédiée aux crises en général. Quelle est votre position aujourd'hui ? N'estimez-vous pas que ces agences doivent rendre des comptes et que le ministre doive leur poser des questions ?
Mme Laurence Cohen. - La commande de masques chirurgicaux que vous avez passée le 30 octobre semble n'être jamais arrivée à bon port. À partir de cette expérience, avez-vous changé de canaux de fabrication et de livraison pour les commandes des 30 janvier et 7 février ?
Lorsque vous étiez ministre, nous avons pu apprécier, même si nous étions en désaccord, votre rigueur, votre maîtrise des dossiers et votre grande connaissance du système de santé. Quand on entend le déroulé de toutes les décisions que vous avez prises, je n'y vois rien à redire. Mais, comme nous connaissons le résultat, nous ne pouvons que nous étonner : il y a obligatoirement quelque chose qui, si je puis dire, ne colle pas.
S'agit-il d'un manque d'articulation, comme l'a suggéré Bernard Jomier, d'une pesanteur bureaucratique, d'une dilution des responsabilités entre les différentes agences ? Je ne sais, mais le fait est que ça ne marche pas. Vu les décisions que vous avez impulsées, pourquoi l'efficacité n'a-t-elle pas été meilleure ? Il est important que nous le sachions, parce qu'un changement est nécessaire - peut-être dans la « doctrine », même si je n'aime pas ce terme employé à tire-larigot.
Il me reste à vous poser une dernière question, dans laquelle je vous demande de ne voir aucune impertinence : du fait de votre prise de conscience et parce que vous semblez avoir pris les décisions nécessaires, il est difficile de comprendre pourquoi vous avez quitté le ministère à la mi-février, alors qu'il restait beaucoup à faire et que vous sembliez bien maîtriser le sujet.
M. Olivier Henno. - Je n'ai jamais douté de votre volonté de bien faire ni de votre sens du bien commun. De surcroît, vous avez eu l'intuition de la gravité de cette maladie : au fond, vous avez vu arriver le tsunami. Seulement, la capacité d'agir de l'appareil d'État n'a pas été à la hauteur de cette intuition. Il y a là un vrai problème pour nous, parce que la politique est l'art de l'exécution. En l'occurrence, l'intendance n'a pas suivi.
Nous devons, bien sûr, nous pencher sur les commandes passées, mais le fait est que la gestion des stocks a été calamiteuse.
À aucun moment vous n'avez suggéré que, dans cette crise, nous aurions manqué de moyens. Confirmez-vous que le problème n'est pas venu d'un manque de moyens, mais plutôt, peut-être, d'un excès de bureaucratie ?
J'ai souvent interrogé les responsables que nous avons auditionnés sur la dimension européenne et internationale de la crise. À cet égard, j'ai été frappé par votre remarque terriblement juste sur le peu d'appétence des pays européens. Il est absolument dramatique que trois pays seulement aient répondu à votre demande. Je suis étonné que votre expression publique sur des sujets aussi graves n'ait pas été à la hauteur de votre intuition. Quel regard portez-vous sur le fonctionnement de nos institutions européennes ?
Mme Agnès Buzyn. - Après ce que je viens de dire, je ne comprends pas, madame Préville, comment on peut imaginer que nous aurions été en attente.
J'ai réclamé, la première, un conseil des ministres européen. J'ai exigé un élargissement des définitions de cas, contre toutes les instances internationales, et je l'ai obtenu. J'ai été la première à appeler mes homologues internationaux, notamment Jens Spahn, le 25 janvier, qui m'a dit que la crise était gérée au niveau des experts. Je lui demandais : met-on les gens en quarantaine, ferme-t-on les frontières ? Il m'a rappelée plus tard, parce que ce n'est pas lui qui gérait.
Pour ma part, j'étais déjà au front tous les jours. Nous avons passé deux semaines ensemble, nuit et jour, entre le 21 janvier et le 4 février, sur le projet de loi de bioéthique : pendant que nous discutions de procréation médicalement assistée (PMA) et de congélation d'ovocytes, je gérais les relations avec Jean-Yves Le Drian sur l'international et je demandais les stocks de masques...
Nous sommes aussi le premier pays européen à avoir eu un test PCR.
M. René-Paul Savary, président. - La question portait sur la latence non pas de vos décisions, mais de leurs résultats. Commander des masques, c'est bien, mais quand arrivent-ils ? Il semble, à vous entendre, que vous ayez eu les bons réflexes : pourquoi les résultats n'ont-ils pas suivis ?
Mme Agnès Buzyn. - Beaucoup de gens me reprochent l'absence de masques pour les soignants ; c'est d'ailleurs l'objet des plaintes à la Cour de justice de la République. Je rappelle que mes enfants, tous médecins, étaient au front, à s'occuper de malades en réanimation et en soins intensifs. J'étais moi-même à Percy, où nous n'avions pas toujours tous les matériels nécessaires. Je ne vois donc pas les choses du haut d'un trône désincarné.
La question des masques est restée sous le radar pendant dix ans, avec une forme de traumatisme liée à la gestion de la crise H1N1. J'ai hérité de cette situation. Quand j'ai commandé des masques, il était déjà trop tard : la Chine est fermée et tous les pays européens vont progressivement essayer de commander des masques.
Les établissements qui avaient suffisamment de stocks s'en sortent bien. D'autres n'en avaient pas assez, et c'est dramatique.
Les médecins libéraux, pour beaucoup, n'estimaient pas que ce fût à eux d'en avoir. Dont acte. Mme Guillemot me demande pourquoi je n'ai pas vérifié que la doctrine avait changé en 2013. Si j'avais dû vérifier toutes les circulaires du ministère des dix dernières années... Quand on arrive au pouvoir, on considère que les collègues ont travaillé.
M. René-Paul Savary, président. - Reste que, dans la chaîne, quelqu'un n'a pas fait son travail.
Mme Agnès Buzyn. - La préparation aux crises sanitaires fait partie des critères de certification des établissements de santé : depuis 2010, la certification des hôpitaux comporte un critère consistant à vérifier que les hôpitaux ont des plans et savent les utiliser pour se préparer. Des exercices de crise ont lieu en permanence au ministère, avec les ARS, les préfets et les établissements. Des exercices de crise sanitaire, il y en a tous les trimestres dans toutes les régions. Seulement, la problématique du stock n'est pas apparue dans la certification : je ne puis que le déplorer, comme 65 millions de Français.
Quand nous avons commandé des masques FFP2, il était déjà trop tard, non pas parce que nous aurions passé la commande trop tard - nous l'avons passée très tôt -, mais parce que tout s'arrêtait et que les lignes de production étaient très difficiles à monter.
Nous avons une commission d'enquête nationale, ce qui est normal, mais d'autres pays ont aussi manqué de masques. La crise a touché en termes de masques tous les pays qui n'avaient pas de stocks suffisants. Par ailleurs, des hôpitaux ont retrouvé des stocks qu'ils ne pensaient pas avoir et il y a eu des vols par milliers.
Madame Préville, vous me demandez quelle latitude j'ai eue. Je pense que le Premier ministre a été totalement à l'écoute, tous les jours, de ce que je lui disais. Je n'ai senti à aucun moment, ni chez lui ni chez le Président de la République, une sous-estimation du problème. J'ai eu de la latitude, parce que, je le pense, ils me faisaient totalement confiance.
Oui, monsieur Henno, la politique est l'art de l'exécution, mais elle consiste aussi à être en phase avec un pays. Or ce que j'ai ressenti, et qui explique peut-être le sentiment que vous avez pu avoir d'une forme de délais trop longs entre les commandes passées et l'exécution, c'est que, globalement, il y avait une sous-évaluation du risque par les experts.
S'agissant des experts internationaux, je rappelle que, à l'OMS, on estimait encore très tardivement que la Chine pouvait endiguer l'épidémie et qu'on pourrait être protégé. La pandémie n'a été déclarée que le 11 mars... Nous n'avions donc pas l'appui suffisant des instances internationales pour mettre tout le monde en alerte.
Tout le monde a été absolument bouleversé par le confinement. J'entends autour de moi des amis qui disent : personne ne l'a vu venir. J'avoue ne pas comprendre. Comment, quand l'Italie explose et que la Chine confine 100 millions de personnes, peut-on encore être surpris de ce qui nous arrive ?
La ministre a beaucoup de pouvoirs, mais quand la France entière pense que les Chinois ne savent pas soigner des gens, que c'est un pays sous-développé et que, s'il y a des morts, c'est parce qu'ils ne savent pas utiliser des respirateurs... C'est ce que j'ai entendu : chez nous, on sait faire de la réanimation. Bref, il y a eu une sorte de déni.
Je ne puis pas ne pas vous rappeler ce que disaient certains collègues, parce que cela peut expliquer l'esprit qui dominait même dans les administrations et les hôpitaux ou chez les médecins. Je ne devrais peut-être pas, mais je vous livrerai peut-être un échange téléphonique que j'ai eu le 12 février, la veille de mon départ, avec un membre du collectif inter-hôpitaux. Nous avions programmé une réunion le mercredi suivant, dans le contexte de la grève administrative des chefs de service - il se trouve que c'est Olivier Véran qui a participé à cette réunion.
Dans le train, à Bruxelles, je disais donc à mon interlocuteur, entre deux wagons : arrêtez votre grève, nous avons besoin que vous répondiez aux mails parce qu'un tsunami arrive, vous devez vous mettre en ordre de marche, les hôpitaux doivent se préparer, arrêtez cette grève, allez aux réunions et répondez aux directeurs. Je sentais bien qu'il y avait un blanc...
Voyez les journaux : c'est seulement en mars que le JDD a fait son premier article sur la menace de l'épidémie. Avant, c'était : qu'est-ce qui se passe à Wuhan ?
Voyez aussi nos experts sur les plateaux télé. Le vendredi 6 mars, Philippe Juvin, chef de service des urgences de réanimation de l'Hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP), déclarait : « il faut relativiser les choses, pas de panique ». Éric Caumes, le 25 février : « Au jour d'aujourd'hui, on peut difficilement parler d'épidémie, alors qu'on n'a même pas de nouveaux cas en France. Il ne faut pas aller plus vite que la musique. » Il est vrai que nous n'avons pas eu de cas pendant presque trois semaines en février : la pression s'est donc relâchée.
Des phrases d'experts de ce type, je pourrais en citer des dizaines. Patrick Pelloux, le 6 mars : « J'engage le Gouvernement à faire très attention à ne pas déstabiliser toute la société ni tout le pays. Elle ne sera pas forcément plus grave que la grippe saisonnière. On essaie de contenir les choses. » Christophe Prudhomme, urgentiste et président de syndicat, porte-parole santé de la CGT : « On est un certain nombre de médecins à penser que la surréaction des politiques va être plus grave que la maladie. Tous les jours, c'est six à huit morts sur les routes, tous les jours une épidémie de grippe, l'épidémie de grippe saisonnière, c'est 5 000 morts depuis le début. On sait maintenant avec le recul qu'on a, notamment des retours de Chine, que le virus est relativement peu mortel et touche principalement les personnes âgées. » Du genre, ce n'est pas grave...
Ces propos datent du 6 mars et je pars le 15 février : que voulez-vous que je vous dise ?...
Le moins que l'on puisse dire, c'est que la DGS, le Premier ministre et le Président de la République, nous étions préparés en mode combat. J'ai déclenché le plan ORSAN-REB le 14 février, la veille de mon départ. Seulement, quand un pays est dans le déni, c'est très compliqué.
C'est pourquoi je faisais des points presse quotidiens : il s'agissait de faire monter progressivement la conscience de la menace dans l'opinion publique. Si, le 21 janvier, j'avais fait état de mon intuition, qui n'était partagée par quasiment personne, on m'aurait traitée de folle. En revanche, je pensais que, en livrant tous les jours aux Français l'état des lieux de ce qui arrive, l'opinion se préparerait. Force est de constater qu'elle ne s'est pas préparée.
On ne peut pas dire que les établissements et les Ehpad n'ont pas été prévenus. De nombreux messages d'alerte ont été envoyés aux professionnels libéraux, aux ARS, aux établissements. Comment ont-elles été traitées au niveau des commissions médicales d'établissement, je ne puis pas vous le dire. Mais je me souviens de cette conversation du 12 février que je vous ai rapportée - je ne veux pas citer mon interlocuteur pour ne pas le mettre en difficulté. Je disais simplement qu'il fallait prendre conscience du risque et se mettre en mode combat.
Madame Guillemot, pourriez-vous me rappeler votre question sur l'expertise de 2018 ?
Mme Annie Guillemot. - À la suite du changement de doctrine de 2013, l'expertise de 2018 a conclu que les masques étaient périmés, mais vous n'en avez pas eu connaissance. Le DGS a répondu le 30 octobre qu'il fallait commander 50 millions de masques et peut-être 50 millions supplémentaires. Il nous a affirmé s'être aperçu à ce moment-là que la circulaire n'était pas partie. Je pense, comme beaucoup, que vous auriez dû être informée. J'ai posé la question au DGS, mais il n'a pas répondu. Cette question du rôle des agences se pose en termes d'organisation de l'État.
Mme Agnès Buzyn. - J'ai dirigé trois agences sanitaires depuis 2007, notamment dans le domaine de la gestion des risques. Des réunions techniques se tiennent régulièrement entre les agences et la DGS, qui en exerce la tutelle. Des rapports d'experts comme le rapport Stahl, les agences en font des dizaines, voire des centaines, par an : il s'agit de rapports internes qui les aident à faire des propositions et ils ne sont pas censés être publics ou transmis au ministre, sauf s'il y a eu une demande de celui-ci.
Il faudrait interroger les acteurs, mais, à mon avis, lors de la réunion qui s'est tenue entre Santé publique France et la DGS sur la liste des produits à commander, il n'y a pas eu de conflit : je pense qu'ils étaient d'accord sur la liste et sur le nombre. En réalité, seuls remontent au cabinet et au ministre les points nécessitant un arbitrage, parce que les acteurs ne sont pas d'accord entre eux. Si Santé publique France n'avait pas été d'accord avec la commande de 100 millions, estimant qu'elle était insuffisante, elle m'aurait alertée du risque ou aurait demandé un arbitrage. C'est le rôle du DGS : il fait remonter en permanence les alertes ou les arbitrages nécessaires. La question des masques n'a donc pas dû être un sujet d'alerte.
De fait, si cette question avait été un sujet d'inquiétude pour Santé publique France, pourquoi, alors que le DGS organise une réunion dans les huit jours suivant l'annonce de la péremption des stocks, auraient-ils attendu juillet 2019 pour passer commande ? Je doute donc qu'il y ait eu une inquiétude à Santé publique France au sujet des masques.
Le stock de 1 milliard a été constitué en 2009, au moment de la grippe H1N1. Tout le monde, vous l'avez compris d'après l'exposé des doctrines successives, considère désormais qu'il faut des stocks tournants et des stocks tampons et que, plutôt que de stocker 1 milliard d'unités, il faut diversifier les sources d'achat pour ne pas être en situation de pénurie. Dans l'esprit de tout le monde, on laissait donc ce stock se périmer - c'est ce que je comprends. En revanche, sur le niveau qui doit être celui du stock tournant, je ne trouve pas d'indication claire, au niveau ni du SGDSN ni du Haut Conseil de la santé publique.
Le rapport Stahl, très intéressant et très bien rédigé, fait l'hypothèse de 30 % de la population malade de la grippe, soit 20 millions de foyers infectés : à raison d'une boîte par malade, cela fait 1 milliard de boîtes. Mais il ne considère pas qu'il faudrait un stock stratégique de 1 milliard : il souligne qu'il faut des stocks au plus près des besoins, près des malades et des officines. En fait, le rapport envisage plutôt la stratégie des Suisses, qui imposent à leur population d'avoir une boîte de masques à domicile. Il ne préconise pas que l'État se dote d'un stock stratégique centralisé de 1 milliard.
La commande de Santé publique France de 100 millions de masques a été, je pense, acceptée. Sinon, il y aurait eu une demande d'arbitrage. Quand une agence considère qu'il y a un risque, notamment de sécurité sanitaire, il n'est pas possible que ça ne remonte pas. C'est donc qu'il y avait accord sur une stratégie commune : commander 100 millions de masques pour constituer un stock tournant et diversifier les zones de production.
Voilà ce que je comprends ; mais, sincèrement, c'est une reconstitution. Je suis partie le 15 février, et rien ne m'est remonté auparavant.
M. René-Paul Savary, président. - Mme Guillemot vous a interrogée aussi sur une éventuelle agence dédiée aux crises. De fait, vos propos confirment notre intuition que la crise a été plus administrée que gérée par nos institutions. Faudrait-il créer une agence supplémentaire de crise, de conseil scientifique ?
Mme Agnès Buzyn. - J'ai eu à gérer un certain nombre de crises, à commencer par Fukushima.
Certaines m'ont frappée particulièrement par leur complexité, notamment Irma : une île entièrement détruite, sans eau ni électricité, privée de télécommunications et de routes - plus une route praticable, impossible d'avoir un téléphone ! Je me suis rendue sur place avec le Président de la République deux jours après : c'était comme une bombe atomique, il n'y avait même plus de feuilles aux arbres... Les enjeux étaient multiples, sanitaires, mais aussi de sécurité et autres. Je pense aussi à Lubrizol, avec des enjeux environnementaux, de sécurité et évidemment de sécurité sanitaire sur les retombées de la fumée.
Mon sentiment, c'est que les crises d'aujourd'hui, notamment quand elles sont centennales, comme celle que nous vivons, fractales et inattendues - Fukushima, c'était d'une ampleur invraisemblable - nécessitent d'avoir des gens qui ne pensent qu'à ça. Il faut une réactivité absolue, une transparence totale sur les actions menées et un seul émetteur d'informations. Telle est, pour moi, la règle de la gestion de crise.
Or la complexité actuelle des crises rend les situations très compliquées. Je l'ai vécu à Lubrizol, avec des enjeux à la fois industriels, sanitaires et environnementaux. Trois ou quatre ministres sont sur le front et parlent, chacun ayant ses enjeux et sa vision.
Je suis donc persuadée qu'il faut une structure de gestion du risque positionnée auprès du Premier ministre, qui ait les leviers et travaille avec les préfets et les ARS. Les crises que nous allons avoir à subir, qu'elles soient environnementales, climatiques ou sanitaires, seront de plus en plus importantes, on le sent bien, et de plus en plus complexes.
M. René-Paul Savary, président. - Pour finir de répondre aux questions, pourriez-vous nous dire pourquoi, dans ces conditions, vous avez quitté le poste ?
Mme Agnès Buzyn. - Comme vous, élus de la nation, j'ai toujours considéré que, pour faire de la politique, il faut, à un moment, se confronter au suffrage universel. La décision de quitter le ministère ce jour-là était compliquée pour moi. Vous vous souvenez aussi que la majorité présidentielle n'avait plus de candidat dans la capitale. Je suis aussi une femme politique : j'ai donc décidé de m'engager.
En partant, j'avais le sentiment d'avoir tout préparé, par le déclenchement du plan ORSAN-REB, les commandes que j'avais passées et la vision que j'avais eue de la crise. Il me semblait que le système était en tension.
Ensuite, il y a une continuité de l'État. Si cette gestion de crise ne dépendait que de moi, je ne serais pas aujourd'hui la personne la plus honnie de France. La continuité de l'État a été complète : mon cabinet est resté à l'identique, le DGS connaissait tout, le Premier ministre était au fait de tout et il y avait des réunions de ministres et des réunions interministérielles à Matignon tout le temps. Ce ne peut pas être qu'une personne qui gère une crise.
De plus, je savais que mon successeur serait Olivier Véran, qui est médecin et connaît le ministère comme sa poche. Tout était donc en place pour ma succession.
Reste que je ne vous dis pas que la décision a été simple, ni qu'elle n'a pas été douloureuse.
M. René-Paul Savary, président. - Olivier Henno vous a interrogée sur le peu d'appétence européenne.
Mme Agnès Buzyn. - Malheureusement, il n'est jamais bon d'avoir raison trop tôt. Je pense qu'il s'est passé en Europe exactement ce qui s'est passé en France.
Pourquoi ai-je eu cette intuition ? Médecin spécialiste de maladies très graves, j'ai passé ma vie à anticiper pour mes malades immunodéprimés de possibles complications. Mon travail de médecin pendant trente ans a été d'anticiper, de préparer des malades très immunodéprimés à des complications infectieuses. Par ailleurs, j'ai géré de nombreuses crises : Fukushima en tant que président de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), la crise des prothèses mammaires PIP comme présidente de l'Institut national du cancer (INCa), puis toutes les crises au ministère - Irma, Lubrizol, levothyrox et j'en passe. Je suis donc préparée à cela.
Mes collègues ministres, n'étant pas médecins, dépendent totalement de leurs experts. Les politiques sont en phase avec leur pays. Je pense que je n'étais pas, moi, en phase avec le pays : c'est d'ailleurs ce qui m'a permis de nous préparer aussi bien, forte de la confiance du Premier ministre. J'ai toujours été inquiète, et il m'a toujours écoutée ; il a toujours considéré qu'il y avait un risque important, parce qu'il me faisait confiance.
Sur l'Europe, j'ai été très déçue, vous l'avez compris, et j'ai un peu perdu mes nerfs. Reste que la pandémie n'a été déclenchée que le 11 mars : peut-on en vouloir aux autres pays ? Certains étaient bien préparés, d'autres moins, ou sur certains points mieux que sur d'autres.
Il est d'ailleurs possible - je vous dis mon sentiment de médecin - que cette commission d'enquête survienne un peu tôt : dans un an ou deux, nous verrons qui aura vraiment pris les bonnes décisions au bon moment.
Par ailleurs, on oublie la place des facteurs culturels dans la gestion de crise. Je vous livre une anecdote personnelle. Olivier Véran a interdit les poignées de main, comme je l'avais espéré, une dizaine de jours avant l'élection municipale : de fait, quand vous êtes en campagne, vous serrez des milliers de mains, ce qui n'est vraiment pas raisonnable en cas d'épidémie. Deux jours avant l'élection, sur un marché, les gens m'engueulaient : un politique qui ne veut pas serrer des mains ? Je leur disais : il y a une épidémie, je vous passe le coude...
Des pays sont plus disciplinés que d'autres. Il y a des pays latins où l'on s'embrasse et se serre dans les bras et d'autres, comme la Corée, où les gens ne se touchent jamais. Tout cela joue sur la façon dont l'épidémie se répand.
J'entends qu'il soit important de trouver les dysfonctionnements de l'État - c'est le rôle de votre commission d'enquête. Mais peut-être pouvons-nous aussi avoir un regard un peu distancié sur notre société. Notre société n'a pas cru qu'il était possible de mourir en France : les gens pensaient que c'était en Chine et qu'à Wuhan, somme toute, ils ne savent pas soigner les gens, qu'il n'y a pas d'hôpitaux...
M. René-Paul Savary, président. - Notre commission d'enquête n'arrive pas trop tôt, parce que l'épidémie continue. Si nos préconisations peuvent être utiles en cas de rebond, il est important que nous soyons incisifs pour mettre en lumière un certain nombre de réalités.
Mme Agnès Buzyn. - Si mon intuition était si prégnante, c'est aussi parce que, à un moment, je n'ai pas cru les chiffres chinois.
Le tournant, pour moi, fut le 24 janvier, avec les trois premiers cas français. Le premier malade a été découvert à Bordeaux : il s'agissait d'un négociant en vins qui avait fait le tour de la Chine et avait été à Wuhan les 13 et 14 janvier. À cette date, la Chine annonçait quarante cas. Or Wuhan est une ville de 11 millions d'habitants. Je me suis demandé : comment ce monsieur, qui n'a pas été au marché aux poissons et se trouvait à Wuhan à un moment où il y avait quarante cas, peut-il s'être infecté ? Je ne dis pas que les Chinois n'ont pas donné les bons chiffres, mais, pour moi, cela voulait dire que l'épidémie était bien plus importante, et qu'on voyait seulement la face émergée de l'iceberg.
Le 25 janvier au matin, cela a été le branle-bas de combat pour moi, parce que je venais de comprendre que ce qu'on nous disait n'était pas possible techniquement. C'est à ce moment que j'ai demandé à mon directeur de cabinet les remontées sur les stocks.
M. Martin Lévrier. - Merci pour vos réponses et tout le coeur que vous y mettez.
S'agissant de la fameuse doctrine de 2013, je voudrais partager mon expérience de l'époque : en tant qu'employeur dans un établissement recevant du public, un lycée, j'ai bien vu que notre institution devait acheter des masques. Beaucoup de gens l'ont très bien compris. Si autant d'entreprises ont pu donner des masques, c'est parce qu'elles l'avaient compris. La doctrine était donc compréhensible. Cela dit, est-il bon de décentraliser à ce point ce genre d'achats ?
Au début de l'année, nous discutions du projet de loi de bioéthique et débattions de la retraite - on ne parlait quasiment que de cela sur les plateaux télé... -, mais nous avons aussi voté, le 5 février, une proposition de loi relative à la sécurité sanitaire dont j'étais le rapporteur. Nous n'avons quasiment jamais parlé de Wuhan...
Le 26 février, nous avons auditionné le DGS ; nous avons reçu aussi Santé publique France. N'oublions pas que les questions d'aujourd'hui étaient inimaginables à ce moment-là !
Le poète a dit la vérité, il doit être exécuté... Vous aviez le sentiment que la vérité ne pouvait pas être communiquée, parce que les gens ne pouvaient pas la comprendre. Que faudrait-il faire, dans ce genre de crises, pour arriver à faire passer un message efficace ?
Enfin, comment pourrait-on améliorer la recherche en Europe, accélérer les processus de type Discovery ?
Mme Victoire Jasmin. - Je ne doute pas que le Premier ministre ait eu confiance en vous, mais, dans une interview au Monde qui s'apparentait à une confession, vous avez donné le sentiment de penser n'avoir pas été suffisamment entendue. Vous avez pointé un certain nombre de dysfonctionnements, de manière pas forcément voilée. Quel était l'objectif de cette interview au moment où vous l'avez donnée ?
Compte tenu de l'actualité du moment, nous n'avons pas pu débattre correctement du dernier projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Alors que des mobilisations avaient lieu dans les différents services hospitaliers, particulièrement les urgences, le Gouvernement a fait le choix de répondre de façon hâtive, sans tenir compte du travail du Sénat. Au même moment, les laboratoires de biologie médicale étaient en grève. Avec le recul, et compte tenu de tout ce qu'on leur demande aujourd'hui, que retenez-vous de nos préconisations de la fin de l'année dernière ? Pour ma part, je vous avais alertée sur les difficultés des laboratoires de biologie médicale.
Vous avez tenté de bien faire, mais il y a eu de réelles difficultés, auxquelles vous-même avez fait allusion.
M. Damien Regnard. - Étant sénateur des Français établis hors de France, j'ai été informé assez rapidement. De fait, nos communautés dans les territoires concernés ont été touchées dès la fin janvier, avec la fermeture des lycées français de Shanghai et Pékin, le 28 janvier, suivie de la fermeture des lycées de Hong Kong, le 29 janvier, et de Hanoï, le 3 février.
Air France est connue dans le monde comme une société révélatrice d'une situation. Or le dernier vol est parti de Wuhan le 24 janvier - il y a eu un vol militaire une semaine plus tard.
Pour ma part, j'ai été contacté le 8 février par nos deux conseillers élus en Chine du Sud et à Hong Kong : ils me posaient un certain nombre de questions, dont une sur les mesures prises par la ministre de la santé pour les personnes arrivant de Chine continentale, Hong Kong, Macao et Taipei.
À ce moment-là, je prends conscience de la gravité de la situation, d'autant que circule une rumeur, qui sera plus tard démentie, sur une possible reprise de la grippe H1N1. Je tente de contacter le ministère de la santé : impossible de joindre qui que ce soit. Le portable de votre conseillère parlementaire, ne permet même pas de laisser un message. Quand je demande à parler à une personne du centre de crise, on m'explique qu'il n'y a que le standard et le PC sécurité...
J'ai eu un long échange, le même jour, avec M. Éric Chevallier, directeur du Centre de crise du Quai d'Orsay. Nous avons partagé nos informations et nos inquiétudes. Vous n'étiez donc pas la seule à être inquiète de ce qui était en train d'arriver.
Le 9 février, à Roissy, j'échange avec des personnels d'Air France et d'Aéroports de Paris : tous sont très inquiets de voir les vols quotidiens en provenance de Chine arriver sans protection ni mesures spécifiques. Les affiches de votre ministère sont sur quelques murs et sur les wagons des trains interterminaux - avec un pictogramme recommandant le port du masque, qui disparaitra assez rapidement avant de réapparaître... De fait, sur l'utilité du port du masque, la communication n'a pas été très logique.
Compte tenu de tout ce que vous avez entrepris, on croirait que l'administration ne suit rien. J'ai l'impression, profondément frustrante, qu'on a perdu énormément de temps, à cause d'un manque de préparation face à une pandémie que nous sommes quelques-uns à avoir vue venir.
Vous dites que, au plus haut niveau de l'État, tout était prêt et tous étaient mobilisés. Pourtant, le Président de la République nous invitait à aller au théâtre, et il a fallu attendre la mi-mars pour qu'on ferme les restaurants ! On a donc entretenu dans notre population cette absence de prise de conscience. On peut difficilement reprocher à la population, quand on lui dit d'aller au théâtre, de ne pas voir venir le train...
M. Jean Sol. - Madame la Ministre, vous dites avoir attiré l'attention de votre DGS autour du 20 décembre 2019. Quelle a alors été sa réponse ? On a également évoqué vos pleurs lorsque vous avez quitté le ministère, car vous pressentiez que la vague épidémique était devant nous ; pourquoi quitter le navire en pleine tempête ? J'ai du mal à croire que vous ayez pris cette décision seule. Agiriez-vous de même aujourd'hui ?
Enfin, je souhaiterais savoir qui a validé l'envoi de matériel médical en Chine courant février alors que vous nous dîtes y avoir été opposée ?
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Lorsque vous arrivez au Gouvernement, 754 millions de masques sont disponibles dans les stocks de Santé publique France. Alors qu'un audit mené en octobre 2018 vous informe que 600 millions d'entre eux ne sont plus conformes, une commande passée le 30 octobre ne porte que sur 100 millions de masques. Cette commande, d'un volume étonnamment modique, devait être instrumentée par Santé publique France, qui ne la passe qu'en juillet 2019 ! Je rappelle que cet organisme est sous votre tutelle et qu'un grand nombre de représentants de l'État siègent à son conseil d'administration : quelle est votre responsabilité à cet égard ? Ne croyez-vous pas que la vacance du poste de directeur général de Santé publique France de juin à novembre 2019 ait quelque part dans ces manques ?
Vous avez, avec beaucoup de détails, décrit votre intuition, votre inquiétude, les mesures que vous avez prises et la nécessité invoquée d'être pleinement mobilisé. Las, vous quittez le 16 février cette scène de combat à laquelle vous invitiez pourtant toutes nos forces à se joindre. J'ai du mal à comprendre pourquoi, à cet instant, vous n'avez pas différemment hiérarchisé vos priorités.
M. Jean-François Rapin. - J'aurais aimé tout à l'heure que, dans la liste que vous avez énoncée des médecins qui ont négligé l'importance du phénomène, vous ajoutiez deux personnes : d'abord, votre successeur au ministère de la santé, M. Olivier Véran, qui le 23 février autorise la venue de 3 000 Italiens sur le sol français pour un match de football. Nous étions alors quatre sénateurs sur le plateau de Public Sénat à être interrogés sur l'opportunité de cette décision : trois d'entre nous s'y sont univoquement opposés, un dernier se montrait plus modéré, sans doute par loyauté politique. Ensuite, le président de la République lui-même qui, le 7 mars, prenait la parole pour nous inviter à sortir et à nous distraire. J'en déduis que, malgré l'alerte que vous avez donnée, vous n'avez pas été entendue et votre appel au combat ne semble pas avoir été relayé de la bonne façon.
J'avais posé une question à Santé publique France, qui n'a pas reçu de réponse. J'ai compris et senti votre hésitation au cours de votre audition à l'Assemblée nationale sur les craintes que suscitait la qualité d'autres produits que les masques du stock stratégique. Pourriez-vous aujourd'hui préciser vos hésitations ?
M. Olivier Paccaud. - Je souhaiterais revenir sur la question posée par Monsieur Sol sur l'envoi de matériel médical en Chine. Certes prise le 19 février, soit quelques jours après votre départ, cette décision, qui concerne tout de même un fret de 17 tonnes, n'a pas pu être instruite sans votre consultation. Avez-vous été interrogée ? Qui a pris la décision finale ? Avez-vous donné votre accord pour ce prélèvement sur nos matériels médicaux ?
Mme Laurence Cohen. - J'aurais souhaité des précisions sur les commandes de masques et sur le fait que vous n'avez pas changé les canaux de fabrication et de livraison malgré les délais et les carences constatés. À la commande du 30 octobre, pourtant retardée, vous avez en effet ajouté deux autres commandes de masques FFP2 le 30 janvier et le 7 février.
Par ailleurs, je ne trouve pas opportun de mettre en cause, comme vous l'avez fait, le rôle de syndicalistes qui se battent pour améliorer les conditions de travail de leurs collègues. Vous avez cité des urgentistes, par ailleurs pleinement engagés dans la crise, et cela ne m'a pas paru pertinent.
Mme Agnès Buzyn. - En citant ces propos, je ne souhaitais mettre en cause personne, mais simplement qualifier la perception générale alors répandue d'un niveau de risque faible. Le risk assessment de l'ECDC, publié le 14 février, était tout de même de « faible » à « modéré » : l'Europe pensait alors qu'il n'y aurait probablement pas d'épidémie. Le directeur général de l'OMS lui-même prédisait, invoquant par une curieuse métaphore le couvercle d'une cocotte-minute, que la Chine pourrait endiguer l'épidémie.
Monsieur Lévrier, la recherche est indispensable. Le dispositif REACTing, créé après la menace Ebola en 2014, et mis en place par Yves Lévy lorsqu'il était à l'Inserm, a pour vocation de mettre tout le monde autour de la table et de répartir intelligemment l'effort de recherche clinique et fondamentale pour éviter les cacophonies et les doublons entre institutions et laboratoires. À l'échelon européen, je suis convaincue qu'un dispositif similaire serait nécessaire, ce que la commissaire européenne a par ailleurs pointé du doigt.
Madame Jasmin, vous m'avez interrogée sur les tests et les laboratoires. Je n'ai pas eu à travailler avec les laboratoires de ville car la question des laboratoires privés s'est posée mi-mars. Les différentes réformes des laboratoires d'analyse de ces dernières années, avec des changements d'échelle, a rendu leur pilotage beaucoup plus compliqué pour le ministère de la santé. Autant on a des lignes directes facilement activables avec les établissements de santé et les professionnels libéraux, autant c'était plus compliqué avec les laboratoires d'analyse. J'avais d'ailleurs lancé en tant que ministre une mission pour voir comment le pilotage des laboratoires pouvait être amélioré.
Monsieur Regnard, le dernier vol d'Air France est revenu de Wuhan le 24 janvier. La fin des vols vers la Chine par Air France était le dimanche suivant. On a eu énormément de débats sur les frontières qui ont occupé toute la semaine du 24 janvier, notamment avec les États-Unis, les autres membres du G7, les États européens. L'espace Schengen ne recoupe pas l'Union européenne, ce qui complexifie les éventuelles décisions de fermeture. Pour les îles comme Taïwan et l'Australie, ou la Corée du Sud qui n'a une frontière qu'avec la Corée du Nord, il est plus facile de fermer les frontières qu'en Europe où les gens arrivent à pied, en train, en voiture ou par avion. Si vous fermez les vols à Roissy, les gens atterrissent en Belgique et arrivent en France par l'Eurostar. Le touriste anglais qui faisait partie du cluster des Contamines-Montjoie est arrivé par Eurostar et venait à l'origine de Singapour. En réalité, il est très compliqué d'empêcher un virus de traverser les frontières. C'est pourquoi la stratégie a été de donner la consigne aux voyageurs venant de Chine d'appeler le 15 en cas de symptômes, ce qui était le plus efficace à faire. Il ne fallait surtout pas qu'ils aillent voir un médecin, pour éviter des contaminations. C'est d'ailleurs ce que recommande l'OMS.
Monsieur Sol, il y a eu beaucoup de débats sur l'envoi de matériel en Chine alors qu'on en manquait. C'est très partiellement vrai. Il y a un règlement sanitaire international qui impose à tous les pays de coopérer en cas de crise. Vous êtes donc obligé de faire un geste face à un pays en difficulté, en tant que signataire de ce règlement. Pour autant, à chaque fois que le ministère des affaires étrangères m'a demandé d'envoyer des masques ou des blouses, j'ai dit non. J'ai dit non pour les surblouses. Je sais qu'il y a eu un envoi de masques à un moment donné, en petite quantité, rendu nécessaire par le règlement sanitaire international et parce que les discussions avec les autorités chinoises pour faire atterrir l'avion destiné à rapatrier nos concitoyens à Wuhan étaient très compliquées. Je laisserai le ministre des affaires étrangères expliquer ces éventuelles difficultés. Je me suis en tous cas toujours opposée à l'envoi de matériel car j'étais inquiète.
Madame de la Gontrie, concernant le fait que je n'ai pas suivi le bon de commande de masques à Santé Publique France : la ministre passe un ordre, elle ne va pas dans le service de commande des établissements de santé pour vérifier si l'ordre a été suivi. Même chose pour le directeur général de la santé, qui avait en l'occurrence passé cet ordre. Il faut que vous demandiez à Santé publique France ce qui explique le délai. Peut-être devaient-ils passer un marché public. Certes, Santé publique France est sous tutelle et je n'ai pas l'intention de ne rien assumer. Mais si vous me demandez pourquoi je ne suis pas allé vérifier que Santé Publique France avait bien passé commande, tout le monde peut le comprendre...
M. René-Paul Savary, président. - Il y a quand même eu un problème. Il y a un conseil d'administration à Santé Publique France !
Mme Agnès Buzyn. - Il y a un conseil d'administration, un comité d'audit...
M. René-Paul Savary, président. - Donc ces informations auraient pu remonter.
Mme Agnès Buzyn. - L'agence est effectivement sous tutelle et peut-être que l'audit interne montrera qu'il y a eu des dysfonctionnements.
M. René-Paul Savary, président. - Il n'y avait pas de directeur général à cette époque.
Mme Agnès Buzyn. - J'ai déjà dit à l'Assemblée nationale pourquoi il n'y avait pas de directeur général de cette agence entre les mois de juin et de novembre. C'est très compliqué aujourd'hui de trouver des grands scientifiques de qualité qui acceptent de diriger nos agences nationales, pour des raisons de prise de risque. Quand vous êtes un universitaire reconnu, réputé à travers le monde pour votre spécialité, il est compliqué d'arriver sous tutelle, avec des règles strictes et des risques de mise en examen. Trouver un directeur général de la santé aujourd'hui sera très compliqué et je ne sais pas qui voudra pendre la suite de Jérôme Salomon, qui a fait un travail titanesque depuis le mois de janvier. Donc traitons bien nos directeurs d'agence et nos directeurs d'administration centrale car nous avons besoin de gens de qualité et beaucoup ne veulent pas s'engager. En outre, pour les agences sanitaires, il existe des règles très strictes issues de la loi « Bertrand » qui ne permettent pas de recruter un professionnel de santé ayant eu des liens avec l'industrie pharmaceutique pendant les cinq ans précédant la nomination. Donc tous les professeurs de médecine qui travaillent avec l'industrie pour développer des médicaments sont illégitimes pour diriger des agences. Le vivier des personnes à disposition est très limité, sauf à nommer des administratifs. Je considère toutefois qu'il faut des médecins pour diriger les agences sanitaires car la perception du risque n'est pas la même. Donc je vous le dis, je n'ai pas trouvé ! J'ai trouvé Madame Chêne, qui est l'une des plus grandes professeures de santé publique de notre pays, avec une réputation internationale. Elle a finalement accepté de venir à Santé publique France en novembre 2019. Je la remercie encore pour le travail qu'elle a eu à faire, qui a dû être extrêmement difficile.
Mme Agnès Buzyn. - Monsieur Rapin, vous me posez la question du match de football du 23 février. Je pense qu'en février, la France n'a plus aucun cas depuis le 7 février. Il y a eu le cluster des Contamines Montjoie, et il ne se passe plus rien depuis. Je pense que dans l'inconscient, nous pensions que nous nous étions trompés, que la Chine arrivait peut-être à endiguer. Les premiers cas dans l'Oise ont explosé entre le 26 et le 27 février il me semble. Le risque n'apparaissait donc pas à cette date du 23 février. Je laisse Olivier Véran, que vous auditionnez demain je crois, vous répondre sur le fond, mais ce que je sais, c'est que le mois de février a été un mois calme.
En ce qui concerne votre seconde question sur les stocks stratégiques d'autres produits que les seuls masques, beaucoup de produits de santé apparaissaient périmés dans l'audit qui en a été mené. Je pense que cet audit a révélé que le statut d'établissement pharmaceutique de Santé Publique France n'a pas été exercé de façon optimale pour le dire ainsi... Lorsque vous découvrez que des stocks stratégiques de l'État n'ont fait l'objet d'aucune évaluation avant votre arrivée, et qu'à votre arrivée en responsabilité vous trouvez tout cela périmé... Disons que l'on semble avoir eu des priorités.
Madame Cohen sur les commandes et les lignes de production, pourriez-vous répéter votre question ?
Mme Laurence Cohen. - La fatigue et les masques rendent difficile la compréhension ! Je disais que vous aviez fait une commande datant d'octobre et qui n'est arrivée qu'avec retard de 50 millions de masques chirurgicaux, que par la suite vous avez fait d'autres commandes le 30 janvier et le 7 février et je voudrais savoir si du fait des difficultés posées par la commande d'octobre, vous étiez passée par d'autres canaux, pour la fabrication ou la livraison, pour ces commandes ultérieures.
Mme Agnès Buzyn. - Non, c'est toujours Santé Publique France qui gère les achats, mais nous étions en période de crise : la commande a donc été passée très vite.
M. René-Paul Savary, président. - Madame la Ministre, Catherine Deroche souhaite vous poser une autre question.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Très rapidement, je voudrais soulever trois points. Premièrement, vous dites qu'après le cluster des Contamines, puis celui de l'Oise, la prise de conscience collective du problème n'intervient que le 10 mars. Jean Rottner nous a dit que dès le 1er mars il a vu la vague arriver et en a alerté le président de la République. Pourtant le 6 mars le président de la République incite les Français à sortir au théâtre et à ne pas paniquer. J'ai donc posé plusieurs fois la question de l'immunité collective : peut-être s'est-on dit un temps qu'il était bon que le virus circule entre des personnes qui n'étaient pas âgées et donc pas les plus vulnérables. Quel est votre sentiment là-dessus ?
Le deuxième point concerne l'OMS : vous avez fait souvent référence à la prise de conscience tardive au sein de l'OMS. Du fait de tout ce que vous nous avez dit cet après-midi, y'a-t-il eu selon vous à un moment des appréciations erronées de la part de l'OMS, qui est le nec plus ultra des organes dirigeant les pays dans leur politique sanitaire ?
Enfin, vous nous avez dit combien vous avez fait l'objet d'attaques et combien cela a été difficile pour vous depuis le début de cette crise. Vous dites que nous allons avoir à trouver de nouveaux directeurs généraux de la santé ; c'est un trait d'humour, mais je pense que nous aurons toujours des candidats au poste de ministre de la santé !
Mme Agnès Buzyn. - Sur l'immunité collective, je ne crois pas que ça ait jamais été une stratégie. Les immunologistes savent que la notion d'immunité collective vient des vaccins, et correspond à la situation dans laquelle vous arrivez avec un vaccin à produire suffisamment d'anticorps neutralisants pour une durée très longue et que vous êtes sûr qu'en ayant immunisé 90 ou 95% de la population vous allez avoir une couverture telle de la population que le virus n'arrivera plus à circuler.
Ce raisonnement, qui vaut pour la grippe ou la rougeole, n'est absolument pas valable pour un virus naturel. Je suis professeure d'hématologie mais j'ai fait une thèse d'immunologie fondamentale : en tant qu'immunologiste, je sais qu'un virus ne donne pas forcément des anticorps neutralisants durables. Aucun scientifique, virologue ou immunologiste ne peut penser que la circulation d'un virus va nécessairement permettre l'immunité collective. D'autant que la famille des coronavirus inclut le virus du rhume : nous avons tous plusieurs rhumes par an, et nous savons tous que le coronavirus du rhume ne donne pas d'immunité persistante. Je ne pense pas qu'à aucun moment quelqu'un de sensé ait pensé à l'immunité collective. La question se posera peut-être si ce virus donne des anticorps neutralisants, de bonne qualité et durable, mais en tous cas je crois qu'à ce stade la question est toujours posée.
Sur la question de l'OMS, je crois qu'une évaluation externe est prévue. Je ne peux pas juger de l'OMS ; je peux juste acter que j'ai fait avec. Vous avez reçu le professeur Didier Houssin, qui préside le comité d'urgence. J'ai voulu savoir pourquoi l'urgence de santé publique de portée internationale n'avait pas été enclenchée le 22 ou le 23, parce qu'elle me semblait évidente. Le directeur général de la santé m'a expliqué à ce sujet que le comité d'experts avait considéré que les critères n'étaient pas réunis. Je leur fais confiance. L'audit nous dira s'il y a eu des défaillances, je ne suis absolument pas capable d'en juger.
Enfin, pour être ministre de la santé... C'est le plus beau ministère. Je le souhaite à d'autres !
M. René-Paul Savary, président. - Mais vous l'avez quitté quand même...
Mme Angèle Préville. - Si c'était à refaire, est-ce que vous avez des regrets ?
Mme Agnès Buzyn. - Je crois que la commission d'enquête juge les gens sur des actes.
M. René-Paul Savary, président. - Madame la Ministre, on analyse mais on ne juge pas. On ne porte aucun jugement.
Mme Agnès Buzyn. - Je suis persuadée, parce que je connais les risques sanitaires, qu'il faut des gens dédiés : pour avoir géré des équipes humaines comme manager, on ne demande pas la même chose à tous ses directeurs ou agents. Certains sont réactifs, d'autres ont besoin de temps long ; certains sont synthétiques, d'autres analytiques. En réalité, on doit s'appuyer sur les gens qu'on a, et on connaît très bien leurs compétences. Je suis persuadée que les gens qui gèrent le temps long, font de la prospective et sont très analytiques ne peuvent pas être en mode combat, réactifs en cas de crise.
Il faut donc des gens dédiés qui ne font que ça et sont jugés là-dessus. Vous ne pouvez pas être, en tant que responsable politique, sur tous les fronts. Vous devez choisir vos combats. Un ministre aux manettes voit bien que certains sujets sont prioritaires par rapport à d'autres. La sécurité sanitaire doit être une priorité numéro un : elle doit l'être pour les agences ; elle l'est pour le DGS, comme le montre la réunion hebdomadaire consacrée à la sécurité sanitaire du mercredi matin, qui fonctionne très bien et à laquelle j'ai assisté pendant dix ans de ma vie.
Les risques étant plus complexes, la réflexion sur les risques doit s'élargir autour d'une agence dédiée aux risques, au-delà du seul risque sanitaire.
M. René-Paul Savary, président. - Une nouvelle agence, pourquoi pas, mais alors laquelle supprime-t-on ? En créer en permanence alors que nous disposons déjà d'un certain nombre d'agences...
Mme Agnès Buzyn. - La question que je me pose sincèrement Monsieur le président est la suivante : a-t-on bien fait d'intégrer l'EPRUS à Santé Publique France ? C'est la vraie question. Xavier Bertrand avait eu une excellente intuition en classant l'EPRUS au rang des opérateurs d'importance vitale de l'État. Est-ce que ce qualificatif est resté dans Santé Publique France ? Je ne le sais pas, mais on peut quand même s'étonner que Santé Publique France ait géré les stocks de cette façon, c'est une réalité...
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Dans la suite de ce que vous venez de dire, était-il utile de créer un conseil scientifique alors qu'il y avait d'autres institutions qui pouvaient donner la même réflexion critique et synthétique ?
Mme Agnès Buzyn. - Sincèrement, je ne souhaite pas m'exprimer sur la période après le 15 février, car j'étais en campagne pour les élections municipales à Paris, que j'avais trois semaines et demie pour faire campagne dans la capitale de la France, que mon esprit était ailleurs. Je ne suis pas en capacité de juger des décisions prises à ce moment-là, et je ne le souhaite pas.
M. René-Paul Savary, président. - Merci Madame, nous avons abordé quelques points sensibles mais c'est le rôle de notre commission d'enquête. Je remercie mes chers collègues de leur patience, il était important d'aller au fond des choses.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 50.
Jeudi 24 septembre 2020
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -
La réunion est ouverte à 10 heures.
Audition de M. Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé
M. René-Paul Savary, président. - Mes chers collègues, notre dernière audition de ce mois de septembre est celle de M. Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé, accompagné de Mme Margaux Bonneau, conseillère parlementaire, et de M. Grégory Emery, conseiller.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
Monsieur le ministre, notre commission d'enquête a la particularité de mener ses travaux sur la préparation et la gestion d'une crise sanitaire qui est toujours en cours.
Nous avons tous en tête le triptyque défini par l'ancien Premier ministre Édouard Philippe : « protéger, tester, isoler. » La pénurie d'équipements de protection a été abondamment commentée. Après une très lente montée en puissance, la France réalise désormais plus de 1,2 million de tests chaque semaine, dont certains sont de fait totalement inutiles du fait d'une restitution trop tardive des résultats. Concernant l'isolement, il semble que ce levier soit très peu mobilisé dans la gestion de la crise.
Je vous donnerai brièvement la parole, pour une dizaine de minutes, afin de laisser le maximum de temps aux échanges.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Véran prête serment.
M. Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé. - Je souhaite rendre hommage à celles et ceux qui ont fait face à cette crise en première ligne, dans nos hôpitaux et dans nos établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), aux médecins de ville, sans oublier évidemment les professionnels du domicile et toutes celles et tous ceux qui ont permis à la France de résister au choc et de tenir.
Dans le contexte actuel, j'associe tout particulièrement à cet hommage l'ensemble des acteurs économiques qui ont pu ou peuvent voir leur activité professionnelle impactée par la gestion de crise. Je sais combien un certain nombre de mesures peuvent être difficiles à appréhender pour des personnes qui font des efforts depuis des semaines, voire des mois parce qu'elles font l'objet de mesures de gestion visant à protéger la population. Je veux leur redire que l'État est là pour elles ; il l'a été depuis le premier jour, et il le sera jusqu'à la fin de cette gestion de crise.
Je veux aussi rendre hommage et dire toute ma gratitude sincère à l'ensemble des agents des administrations centrales, des agences régionales de santé (ARS) et de tous les services de l'État. J'y associe aussi les pompiers, la réserve civique, la réserve sanitaire, mais également les agents des forces de l'ordre. Depuis le premier jour, policiers et gendarmes sont mobilisés pour faire respecter les règles dans des conditions difficiles. Leur engagement a été exceptionnel ; ils ont chaque jour forcé mon admiration.
J'ai été nommé ministre le 16 février dernier. Le virus circulait depuis peu, mais des personnes étaient infectées et des foyers identifiés. La menace était réelle, et en franchissant les portes de mon ministère, je n'ignorais pas le risque d'une déferlante épidémique.
Nous allons parler ensemble des choix difficiles, lourds et - je le reconnais - parfois pénibles qui ont été faits. Je viens devant vous avec humilité, parce que l'humilité est un vaccin efficace contre les prophéties hasardeuses et les jugements à l'emporte-pièce. Je ne viens pas partager une opinion ; je viens décrypter avec vous le chemin que nous avons emprunté depuis le premier jour, dans un contexte d'incertitude jamais égalée dans notre histoire contemporaine, afin d'apporter des réponses à des problèmes qui se sont présentés chaque jour devant nous.
Je n'ai jamais été dans la posture de celui qui fait des paris, ni de celui qui dit tout haut et sans filtre tout ce que la crise pourrait lui inspirer. Je me suis efforcé d'écouter les avis nombreux qui se sont exprimés. Faire le tri entre le bon grain et l'ivraie a été en quelque sorte mon sacerdoce, tandis qu'au même moment les Français attendaient légitimement des réponses fermes.
Dans une épidémie comme celle que nous traversons, le temps est un allié. Les connaissances d'aujourd'hui ne sont pas celles d'hier, et s'il peut être tentant de lire les stratégies prises hier à l'aune des connaissances d'aujourd'hui, je vous demande de bien vouloir tenir compte du caractère évolutif de ces connaissances.
De la même manière, le temps politique n'est pas le temps scientifique, et cette donnée ne doit pas échapper aux échanges que nous aurons. Nous nous attelons aujourd'hui à rechercher la vérité à la lumière des faits : je ne doute pas que cet exercice servira autant la justesse du regard que nous portons sur le passé récent que l'efficacité de l'action que nous menons aujourd'hui encore contre l'épidémie. En somme, ma mission est de gérer la crise aujourd'hui, elle sera de la gérer demain, mais devant vous, aujourd'hui, elle est aussi de la gérer hier.
Nous avons tous en tête les images de nos services de réanimation, des transferts sanitaires, d'un système de santé mis en tension comme jamais. Ces images ne sont pas de lointains souvenirs, et nous faisons aujourd'hui tout notre possible pour que de telles situations ne se reproduisent pas. L'épidémie n'est pas derrière nous, et je souhaite que nous gardions tous à l'esprit pendant cette audition que l'événement n'est pas passé, que des Français meurent toujours aujourd'hui du coronavirus. Comme je le répète tous les jours, la vigilance n'est pas une option. Faire la lumière sur les événements récents ne doit pas nous conduire à nous aveugler sur la prégnance et la persistance du risque.
Je suis les travaux de la commission d'enquête sénatoriale. J'ai lu un certain nombre de résumés d'auditions, mes journées étant hélas ! déjà bien trop remplies pour me permettre de les suivre en intégralité. Je tiens à vous remercier pour la qualité de vos interventions et de vos prises de position.
Ma situation est singulière, puisque je suis arrivé au moment où un point de non-retour avait déjà été atteint. Ce point de non-retour était celui de la circulation du virus, de la constitution de foyers épidémiques qui allaient devenir peu contrôlables et que nous n'étions pas alors en capacité de connaître. Rassurez-vous, je ne suis pas là pour me défausser sur qui que ce soit, je ne suis pas là pour vous dire que, somme toute, nous avons fait ce que nous avons pu avec les moyens du bord. Je suis là parce que nous devons toutes et tous apprendre d'une crise qui a placé la santé publique au coeur de nos préoccupations. Je suis devant vous parce que le Parlement doit être et est une force motrice dans les politiques de protection et de prévention. Je suis là parce que je suis le ministre des solidarités et de la santé. Depuis le premier jour à mon poste, j'ai toujours agi et parlé avec responsabilité et en toute transparence. Je ne choisirai évidemment pas une autre ligne aujourd'hui devant vous.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Quelle situation avez-vous trouvée à votre arrivée ? Avez-vous noté des lenteurs ou des retards dans la mise en marche de l'appareil d'État ?
Pourquoi a-t-on dès le départ orienté les patients symptomatiques vers le SAMU, au détriment de la médecine de ville ? Certes, le problème des protections pour tous les professionnels de santé de ville se posait, mais cela a eu pour conséquence un engorgement des hôpitaux. Quelle place entendez-vous donner à la médecine de ville dans la suite de la gestion de la crise, notamment pour les tests ?
Sur quelles données scientifiques vous appuyez-vous ? Vous avez beaucoup cité les avis de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), dont la gestion de la crise va également faire l'objet d'un audit. Quelle est votre position sur cette question ?
Quelles mesures comptez-vous prendre pour éviter qu'il y ait de nouveau des renoncements aux soins, y compris pour des pathologies sérieuses ? Donnez-vous des préconisations aux médecins de ville, mais aussi aux hôpitaux qui ne sont pas à la pointe de la prise en charge des personnes atteintes du covid pour éviter des tâtonnements futurs ?
M. Olivier Véran, ministre. - À mon arrivée, le pays se prépare à la possibilité d'une épidémie d'un virus inconnu en provenance de Chine, alors même que l'épidémie n'a encore atteint ni la France ni l'Europe. Plusieurs semaines avant mon arrivée, les premiers bulletins d'information à l'attention de l'ensemble des structures sanitaires et aux agences régionales de santé avaient été publiés. La ministre Agnès Buzyn avait déjà fait plusieurs interventions publiques pour parler du virus et indiquer qu'il y avait des possibilités que ce virus puisse rentrer, même s'il n'y avait pas de certitudes à l'époque.
Lors de mon premier contact avec l'épidémie, je n'étais pas ministre, mais député de Grenoble. Un monsieur anglais ainsi que ses enfants, tous issus du cluster de Contamines-Montjoie, étaient alors hospitalisés au centre hospitalier universitaire (CHU) de Grenoble. En mes qualités de député et de médecin, j'ai accompagné la ministre Agnès Buzyn à la rencontre des équipes du service de maladies infectieuses qui avaient mis en place l'isolement hospitalier des personnes malades et des cas contacts. En l'occurrence, les symptômes de ces personnes s'apparentaient à ceux d'un rhume.
J'ai pu constater la grande réactivité des équipes qui ont travaillé sur ce cluster : isolement des cas contacts, fermeture des structures qui nécessitaient d'être fermées, test des personnes contacts. Sans la vigilance des médecins de cette station de ski, la préparation de l'agence régionale de santé et des équipes hospitalières pour accueillir des patients en isolement, ce cluster aurait pu être le début d'une épidémie précoce, avant l'Italie. C'est la marque d'un pays qui avait su se préparer.
Le stade 1 du plan Orsan - organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles - a été déclenché le 14 février, le jour où le premier décès était enregistré. J'ai déclenché le stade 2 deux semaines plus tard. Il consistait à renforcer les mesures de confinement pour les foyers de propagation, notamment dans l'Oise où nous avons dû fermer des écoles et interdire des rassemblements, mais aussi au niveau national puisque nous avons interdit les manifestations de plus de 5 000 personnes en milieu fermé.
Je rends hommage à l'action qui a été conduite par ma prédécesseur, car la préparation du système de santé était réelle. Mme Buzyn a indiqué que notre pays était le mieux préparé des pays environnants. Quelques jours après ma nomination, je me suis rendu à Rome pour rencontrer le ministre de la santé, puis, deux semaines après, à Bruxelles pour discuter avec l'ensemble de mes homologues européens, dont une majorité se demandait pourquoi on réunissait en urgence les ministres du Conseil de l'Europe étant donné qu'il n'y avait pas d'épidémie en Europe. Je peux confirmer que le niveau d'alerte était bien plus élevé en France que chez beaucoup de nos voisins.
J'en viens à l'orientation des malades vers le SAMU. La doctrine initiale était d'isoler les malades potentiels afin de casser toute chaîne de contamination avant même qu'elle ne se développe. Le passage par le SAMU permettait d'isoler les personnes en milieu hospitalier, comme cela a été fait à Contamines-Montjoie ou au travers du rapatriement des expatriés de Wuhan. Adresser ces patients aux médecins de ville nous aurait fait prendre le risque qu'ils contaminent d'autres patients, et même le médecin. Par ailleurs, les outils de mesure à la disposition des médecins de ville n'étaient pas aussi pointus qu'à l'hôpital.
Pour autant, il n'a jamais été question d'écarter les médecins de ville du dispositif. Il était d'ailleurs prévu que si l'épidémie commençait à diffuser, on passerait à un diagnostic clinique des cas symptomatiques réalisé par des médecins de ville.
Lorsque nous sommes passés à un stade ultérieur de diffusion du virus, nous n'avons plus hospitalisé que les cas sévères, les autres cas étant en isolement chez eux ou en structure hôtelière lorsqu'ils n'étaient pas en capacité de s'isoler correctement chez eux. Dès lors, comme cela se pratique depuis des dizaines d'années, nous avons appliqué le diagnostic clinique syndromique grâce à des réseaux de médecins sentinelles qui font remonter les données. Tout cas symptomatique évoquant un covid a été considéré comme positif jusqu'à preuve du contraire, et donc, isolé le temps nécessaire.
La médecine de ville a un déjà rôle central, et ce rôle va devenir encore plus important quand les rhumes, les rhino-pharyngites, les angines et la grippe vont arriver dans notre pays et qu'il faudra faire la part des choses entre le covid et tout autre virus. Je travaille d'ailleurs avec les syndicats et l'ordre professionnel pour anticiper le rôle des médecins de ville, notamment en matière de diagnostic. J'ai saisi la Haute Autorité de santé (HAS) de ce sujet et je ne manquerai pas de vous communiquer sa réponse.
J'ai fait le choix de développer la télémédecine de manière inédite dans notre pays. Je crois que nous réalisions quelques dizaines de milliers d'actes de télémédecine par an dans notre pays ; nous sommes passés à un 1 million par semaine. Nous avons décidé de prendre en charge à 100 % les consultations de télémédecine, et de les simplifier par tous les moyens, y compris le recours à Skype, à WhatsApp ou aux consultations téléphoniques. Nous avons également autorisé la téléconsultation pour les infirmières et les kinésithérapeutes. Cela a permis aux médecins de participer grandement à la prise en charge des malades à la phase épidémique sans s'exposer et sans exposer les autres malades.
Cette dynamique se poursuit. J'ai fait le choix de maintenir les mesures d'exception pour qu'elle ne s'effondre pas. En avril, 11 % des consultations se sont faites en télémédecine, et jusqu'à 55 % pour les endocrinologues ou 48 % pour les pneumologues.
Vous m'avez interrogé sur les données scientifiques. Il y a eu un certain consensus entre l'OMS, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), le conseil des ministres de la santé européen, le conseil scientifique, la Direction générale de la santé (DGS), les autorités de santé centralisées et décentralisées telles que le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), la Haute Autorité de santé (HAS), les agences régionales de santé, les organismes de recherche comme l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou l'Institut Pasteur. Tous ces acteurs ont éclairé les décisions et les doctrines, mais ils les ont aussi fait évoluer au fur et à mesure que les connaissances scientifiques s'affinaient, à l'instar de l'Académie de médecine. Cela me semble assez sain.
Par ailleurs, nous disposons d'une batterie d'indicateurs très importante ; j'en ai présenté un certain nombre hier : l'incidence, l'incidence des personnes âgées, le taux de positivité des tests, la saturation des réanimations, etc.
Je ne regrette nullement d'avoir anticipé l'activation du plan blanc généralisée à l'échelle du pays. Je me souviens que les premiers jours, certains établissements de santé publics ou privés se plaignaient qu'on les empêche d'opérer des malades alors qu'ils n'avaient pas de patients atteints du covid. La particularité d'une épidémie avec un virus aussi contagieux et aussi invasif que le coronavirus est que tout va très vite.
Si nous prenons aujourd'hui des mesures importantes à Marseille et en région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA), c'est parce que les services de réanimation sont à plus de 30 % de taux de saturation par des patients covid. Or si les réanimations sont occupées par de la chirurgie programmée, cela peut mettre en danger des centaines, voire des milliers de vies. Nous avons sauvé des centaines et des milliers de vies en activant le plan blanc de manière anticipée et en vidant les réanimations en amont. Nous n'aurions pas pu le faire si la vague nous avait pris de court. Sur tous les territoires, l'ensemble des établissements ont augmenté le nombre de lits en réanimation pour faire face à la vague, et les services de réanimation ont tenu.
Aujourd'hui, la situation est différente, car nous avons des indicateurs plus fins et une meilleure connaissance du virus. Nous nous inspirons des modélisations, notamment de l'Institut Pasteur, qui permettent d'appréhender semaine après semaine l'évolution du nombre de patients en réanimation. Nous avons mis en place des indicateurs par territoire, voire par hôpital pour doter chacun de ses propres outils de gestion. Lorsque cela devient nécessaire, tel ou tel hôpital se voit contraint d'annuler des opérations afin de transformer des blocs opératoires en salle de réanimation. Du personnel a été formé, des expériences ont été partagées pour pouvoir faire face à cette crise épidémique.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Vous ne m'avez pas répondu sur le retour d'expérience pour les médecins de ville, mais aussi pour les hôpitaux qui ne sont pas forcément à la pointe en termes de prise en charge des patients covid. Des préconisations ont-elles été données, et si oui, par qui ? Quel est le degré d'information de l'ensemble de ces personnels soignants ?
M. René-Paul Savary, président. - Vous n'avez pas répondu non plus sur la qualité des données de l'OMS.
M. Olivier Véran, ministre. - Le DGS-urgent est un bulletin d'information extrêmement complet - on a pu nous dire qu'il l'était trop, ce qui nous a parfois conduits à le rendre plus synthétique pour nous assurer que chacun appréhendait le bon niveau d'information. Il compte 800 000 abonnés, parmi lesquels les médecins hospitaliers et libéraux. Ces bulletins ont été envoyés de manière extrêmement régulière. Par ailleurs, il y a eu et il y a toujours de nombreux échanges avec les syndicats, les sociétés savantes et les ordres professionnels.
Tous les protocoles de prise en charge des patients ont été travaillés avec les sociétés savantes et le collège de la médecine générale. Des fiches pratiques ont été diffusées après chaque concertation. Les ordres professionnels et les syndicats ont eu des échanges hebdomadaires avec les services du ministère, avec mon cabinet et avec moi, car leurs représentants disposent de ma ligne directe. J'ai, par exemple, téléphoné au président du syndicat MG France samedi ou dimanche matin pour discuter avec lui des perspectives d'évolution de la place des généralistes dans le diagnostic, sachant qu'aujourd'hui, seulement 15 % du contact tracing est fait par les médecins généralistes. Nous avons évoqué ensemble l'idée de faire passer un nouveau message. J'ai donc rappelé hier à l'ensemble des Français qui sont testés positifs qu'ils doivent consulter leur médecin, par exemple en vidéo ou par téléphone, afin qu'il puisse les orienter, préparer leur mise à l'abri et assurer la surveillance.
M. René-Paul Savary, président. - Un médecin généraliste nous indiquait ce matin qu'il ne peut pas rentrer directement les cas contacts, car c'est la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) qui a la main.
M. Olivier Véran, ministre. - Les médecins ont totalement accès à AmeliPro.
M. René-Paul Savary, président. - Oui, mais ils peuvent ne pas rentrer directement les cas contacts.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Quand le test est positif et que le laboratoire rentre cette information dans l'application CPAM, le médecin généraliste ne peut plus rentrer de cas contacts.
M. Olivier Véran, ministre. - Les médecins libéraux et les médecins hospitaliers sont chargés de ce qu'on appelle le tracing de niveau 1. Au début de l'été, ils assuraient 65 % du contact tracing, puis cette proportion a chuté pendant l'été. Les médecins ont donc accès à « Contact Covid » et peuvent y rentrer des données. En revanche, il est plus compliqué de modifier des données dans un dispositif qui a entériné le traçage des cas contacts, car c'est alors l'assurance maladie, qui assure le niveau 2 du contact tracing, qui prend le relais. L'agence régionale de santé assure le niveau 3, c'est-à-dire la gestion des clusters et les cas complexes. Je demanderai toutefois à mon cabinet de vérifier ce point.
J'en viens aux données de l'OMS. Une mission d'évaluation est en cours. Je me suis rendu au siège de l'OMS avec mon homologue allemand, Jens Spahn, pour rencontrer le docteur Tedros et apporter notre soutien à son organisation, car nous avons besoin d'une organisation comme l'OMS. Un retour d'expérience sur la façon dont les données ont été gérées et les recommandations apportées est toutefois nécessaire, et toute la lumière sera faite sur cette question, mais ce n'est pas le moment de jeter un discrédit sans fondement sur cette institution.
L'OMS a apporté une expertise, et elle avait un regard international plus aigu que le nôtre, notamment sur la situation chinoise les premières semaines. Elle nous a été utile. Il est vrai qu'elle a fait évoluer ses recommandations, mais la recherche avait progressé. Concernant les masques, par exemple, il aurait été tout à fait aussi possible que la recherche montre qu'il n'y avait pas de passage aérosol du coronavirus, et donc, que le port du masque ne s'imposait pas. Nous nous sommes inspirés, entre autres, de ses recommandations. Nous ne les avons pas toujours suivies, car nous avons anticipé un certain nombre de décisions, comme sur la question du port du masque.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Vous avez dit que nous étions là pour discuter les choix qui ont été faits. Je pense que nous sommes aussi là pour discuter des choix que vous pourriez faire vu l'expérience dont vous disposez aujourd'hui.
Quel regard portez-vous sur l'efficience - ou l'inefficience - de Santé publique France quant à la gestion des stocks stratégiques ?
Quelles garanties pouvez-vous nous donner aujourd'hui sur le niveau des stocks stratégiques de médicaments et d'équipements de protection individuelle ? Que pensez-vous des vaccins partiels qui devraient être disponibles au premier trimestre 2021 ? Comment vous assurez-vous que les Français pourront en disposer autant que de besoin ?
Portez-vous une attention particulière, depuis la reprise de l'épidémie, aux synergies entre le public et le privé ? Lors de nos auditions, on nous a rapporté que certaines cliniques étaient vides alors que des hôpitaux publics étaient saturés. Quels moyens avez-vous pris pour remédier à cela ?
Fort de votre expérience dans cette gestion de crise, envisagez-vous de reconsidérer le rôle et les moyens des hôpitaux de proximité ?
M. Olivier Véran, ministre. - L'agence Santé publique France a été au rendez-vous de l'épidémiologie et de la distribution. Elle a été percutée par sa première crise sanitaire d'envergure, affectant le territoire français dans son ensemble. Je ne rappellerai pas l'intégration de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus) dans le dispositif rénové de Santé publique France : vous l'aviez votée. Il faudra peut-être s'interroger à nouveau sur cette organisation dans l'avenir.
Les scientifiques de Santé publique France, nombreux, produisent beaucoup de données, précieuses au quotidien. En plus de sa mission logistique de stockage, l'agence s'est retrouvée à organiser dans l'urgence une mission de distribution de masques, à partir de l'entrepôt unique de Marolles jusqu'à chaque officine ou hôpital de France. Peut-être faudra-t-il s'interroger sur nos procédures de stockage des matériaux de protection : faut-il préférer un seul stock centralisé ou bien imaginer d'autres solutions ? Votre commission d'enquête pourra nous éclairer.
Nous avons reconstitué les stocks stratégiques, notamment ceux de médicaments à usage anesthésique et de réanimation, de manière à pouvoir traiter jusqu'à 29 000 malades. Nous en avions traité 17 000 lors de la première vague. Ces stocks sont cruciaux. Nous l'avions dit avec Édouard Philippe. Il a fallu déployer des trésors d'ingéniosité pour faire basculer de petits stocks dormants en clinique vers d'autres hôpitaux qui risquaient d'en manquer. Grâce à cela, aucun malade n'a été extubé, mais ce n'est pas passé loin. D'où notre décision de réorganiser des stocks beaucoup plus importants que ceux dont nous disposions, dans un contexte où la demande mondiale explosait, avec des consommations parfois multipliées par mille. Même certains pays producteurs ont manqué de ces médicaments. La situation était tendue.
Nous voulons disposer d'un stock stratégique d'État de 1 milliard de masques, dont 800 millions de masques chirurgicaux et 200 millions de masques FFP2. Ce stock sera complètement reconstitué d'ici à deux semaines. Il nous manque peut-être 100 millions de masques chirurgicaux et nous avons 60 millions de masques FFP2 de plus que ce que prévoient nos objectifs. Nous disposons aussi de millions de masques chirurgicaux pédiatriques et nous avons de quoi équiper jusqu'à 14 000 lits de réanimation.
Nous ne pourrons proposer un vaccin que lorsque des études cliniques correctement réalisées en population générale auront démontré qu'il est efficace et sûr. Nous avons créé un consortium avec les Pays-Bas, l'Italie et l'Allemagne. Nous avons prospecté auprès d'AstraZeneca, un laboratoire anglais, l'un des tout premiers à avoir pu envisager une phase d'expérimentation en population générale. Nous avons passé avec lui un contrat d'intention de commandes de 300 millions de doses, à un prix raisonnable, afin d'en disposer pour tout le territoire européen. À la demande du Président de la République, la France a systématiquement demandé des doses supplémentaires pour pouvoir aider les pays en difficulté d'approvisionnement.
La Commission européenne à qui nous avons confié ce pré-contrat a organisé des comités d'experts chargés de prospecter auprès des laboratoires en phase avancée de développement de vaccin, afin que nous puissions nous procurer un vaccin sûr et efficace dans les meilleurs délais. Il est trop tôt pour se prononcer sur les recommandations d'usage de ce vaccin anti-covid. Il y aura saisine de la Haute Autorité de santé en urgence quand nous disposerons des données d'études cliniques.
Concernant les hôpitaux privés, j'ai évidemment appelé les directeurs d'établissement dont on me disait qu'ils n'étaient pas mobilisés. Comme ministre de la santé, je n'ai pas ménagé ma peine, jour et nuit, pour chercher des lits de réanimation disponibles, organiser des transferts sanitaires, appeler des ministres à l'étranger afin de les sonder sur leurs capacités d'accueil, monter des TGV en moins de 48 heures - une première dans notre pays ! - pour transporter des malades jusqu'aux hôpitaux où ils pourraient être accueillis... Il faudrait avoir été complètement abruti, pardonnez l'expression, pour avoir négligé des places d'accueil qui auraient été disponibles dans la rue d'à côté : vous en conviendrez.
Je ne pense pas être complètement abruti, non plus que les ARS, ni les directeurs d'établissements hospitaliers. Si certains établissements privés ont tardé à se mobiliser, les ARS les ont systématiquement rappelés à l'ordre. On a constaté des difficultés particulières dans une région dont vous avez auditionné le directeur général. Je suis intervenu en passant quelques appels incitant à la mobilisation. La situation est très vite rentrée dans l'ordre. Au moment où circulait l'information selon laquelle les cliniques privées n'étaient pas mobilisées, M. Lamine Gharbi, président de la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP) publiait des communiqués pour indiquer que c'était factuellement faux. Encore une fois, tout lit utile pour les malades, en réanimation ou pas, en hôpital de proximité ou en CHU, en clinique privée ou à l'hôpital public, tout lit utile doit être utilisé.
M. René-Paul Savary, président. - Doit être ?...
M. Olivier Véran, ministre. - Oui. Nous n'avons pas manqué d'utiliser l'ensemble des parcs hospitaliers. Les directeurs généraux des ARS et les délégués départementaux n'ont pas ménagé leurs efforts sur le terrain pour s'assurer que tous les lits de réanimation étaient utilisés.
M. René-Paul Savary, président. - Monsieur le ministre, vous parlez d'une région que je connais bien, et je puis vous dire qu'il y a eu des difficultés au départ. Elles ont été largement remontées et commentées. Il faut reconnaître cette réalité, même si elle n'a pas été la même partout. Ce n'est pas une critique, mais nous souhaitons que ces difficultés ne puissent pas se reproduire. Y a-t-il eu des mesures pour fluidifier davantage les relations entre public et privé ?
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - J'avais moi aussi appelé Lamine Gharbi et nous l'avons auditionné. Dans certaines régions, il y a eu une latence dans la mobilisation des cliniques privées. Peut-être faudrait-il opérer un travelling arrière à partir de données factuelles pour déterminer ce qu'a été la réalité ? Nous gagnerions à croiser les données de la FHP et les vôtres.
M. Olivier Véran, ministre. - J'ai mis de la pression sur le directeur général de l'ARS de la région concernée par ces difficultés particulières. J'ai également indiqué très clairement que nous utiliserions les données du programme de médicalisation des systèmes d'information (PMSI) pour repérer tout patient qui aurait été opéré en chirurgie programmée, puis envoyé dans un service de réanimation ou de soins intensifs d'une clinique du territoire, alors même que les plans blancs étaient activés. Ces patients ne pourront pas bénéficier du remboursement des soins par l'Assurance maladie et je m'occuperai personnellement d'établir un dispositif de sanction. Comment être plus clair sur le sujet ?
En revanche, j'ai pu être interpellé par une clinique bénéficiant du suivi de réanimation, mais qui ne pouvait pas accueillir de patients Covid, car tous ses lits étaient réservés aux non-Covid, c'est-à-dire aux patients qui auraient fait un AVC très grave, un infarctus, ou qui auraient été opérés en urgence d'un cancer. Il y avait des lits réservés dans le secteur public comme dans le secteur privé.
Une autre clinique dont les lits n'étaient pas tous pleins avait dû céder ses médicaments de réanimation, ne pouvant donc plus recevoir de patients. Son équipe était cependant venue renforcer celle d'un autre hôpital.
Je ne voudrais pas laisser croire que certains professionnels de santé auraient attendu le chaland en voyant que tout s'effondrait autour d'eux. Je ne le crois pas une seconde, car ces professionnels ont leur vocation chevillée au corps. Je ne voudrais pas non plus que l'on puisse croire que des directeurs de structures territoriales se soient désintéressés de la mobilisation du parc hospitalier. Nous avons vécu la crise ensemble et nous étions tous parfaitement mobilisés.
Les données de PMSI montreront si tel ou tel établissement s'est montré déloyal, ce dont je doute.
M. René-Paul Savary, président. - Monsieur le ministre, il ne s'agit pas de cela. Il s'agit d'établissements qui avaient des lits vides, qui étaient prêts à accueillir des malades atteints de la covid, et qui ne les ont jamais vus venir.
M. Olivier Véran, ministre. - Donnez-moi une liste de ces établissements.
M. René-Paul Savary, président. - Il ne s'agit pas de remise en cause, mais de fonctionnement de l'articulation entre privé et public. Il y a eu des difficultés. Notre commission d'enquête n'a pas pour but de les dénoncer, mais de faire en sorte qu'elles ne se reproduisent plus. D'où la question précise de la rapporteure : avez-vous pris des mesures pour garantir la fluidité entre les deux secteurs ?
M. Olivier Véran, ministre. - Dans les premières semaines, il fallait un équipement en assistance circulatoire extracorporelle (Ecmo) pour faire de la réanimation. Certains établissements privés n'en disposaient pas. Il a fallu leur en fournir avant de pouvoir utiliser leurs lits. Des raisons médicales, d'équipement et d'organisation peuvent expliquer certaines difficultés.
Je peux tout entendre et tout dysfonctionnement doit être corrigé dans cette période difficile. Cependant, il faut être précis. J'ai besoin du nom des établissements, des dates et des équipes concernées par les difficultés sur lesquelles vous m'interpellez.
M. René-Paul Savary, président. - Le problème a été vite corrigé, Monsieur le ministre. Encore une fois, nous ne cherchons pas à vous mettre en cause. Mais il y a eu besoin de facteurs de correction. Pouvez-vous nous assurer que ce type de problème ne se reproduira pas ?
M. Olivier Véran, ministre. - S'il y a eu des problèmes, il n'y en aura plus.
M. René-Paul Savary, président. - Nous ne pouvons pas faire fi des témoignages que nous avons entendus pendant des heures d'audition. Nous devons en prendre acte. On peut dire que tout s'est bien passé, mais le nombre de morts en France est important par rapport à d'autres pays. Rien n'interdit de vouloir améliorer les choses.
M. Olivier Véran, ministre. - Aidez-moi en me donnant des éléments factuels.
M. René-Paul Savary, président. - Soyez rassuré, nous vous aiderons.
M. Olivier Véran, ministre. - La loi Ma Santé 2022 a porté une ambition politique forte pour les hôpitaux de proximité dont la modernisation avait commencé sous Mme Touraine, grâce au statut et au financement pérenne qui leur avaient été attribués. Le Ségur de la santé va plus loin, qui veut restaurer des hôpitaux dignes de ce nom dans l'ensemble du territoire, grâce à un plan d'investissement de 6 milliards d'euros et à la reprise de leur dette.
M. René-Paul Savary, président. - Vous nous avez donné des faits sur les activités de stockage, de logistique et de distribution de Santé publique France. Quel regard portez-vous sur l'intégration de l'Éprus ? Y a-t-il des modifications à apporter pour améliorer la réactivité de l'agence en période de crise ?
M. Olivier Véran, ministre. - L'organisation de Santé publique France doit donner lieu à réflexion. Les cellules d'intervention en région (CIRE) sont en lien avec les ARS, mais pas sous leur tutelle. Il faut réintégrer la recherche fondamentale, la recherche appliquée et la question logistique dans un appareil qui dispose de tous les outils pour être performant. La question mérite d'être posée dans les territoires, notamment sur les stocks de matériel de protection.
Santé publique France produit des données précieuses. Cela a parfois donné lieu à une certaine confusion, par exemple sur le nombre de tests qui a été fortement sous-évalué, semaine après semaine. Ce nombre était estimé sur la base d'échantillons de laboratoires publics et privés. On me faisait reproche à l'époque de ne pas suffisamment tester la population. J'ai donc suggéré des améliorations au président de Santé publique France, qui m'a répondu que la démarche était simplement statistique et ne visait pas à colliger des données exhaustives.
Je continue d'échanger avec l'agence. Santé publique France ne peut pas à la fois rendre compte de la situation et proposer une modélisation d'études épidémiologiques par anticipation. Il suffit de regarder les courbes d'incidence : les retards d'inscription des données dans SI-DEP - système d'information de dépistage - donnent faussement l'impression que la situation s'améliore. Santé publique France alerte sur ce point, en rappelant qu'il faut quelques jours de recul avant de pouvoir analyser ces données non consolidées.
On peut toujours évoluer en matière de gestion de crise, et nous le ferons. Mais nous avons aussi besoin de stabilité pour traverser la crise. L'heure de proposer des réorganisations et de la modernisation viendra, mais plus tard.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Votre stratégie consiste à maintenir la circulation du virus à un niveau tel que les activités de soins usuelles puissent se poursuivre. Cela passe par l'augmentation des moyens hospitaliers et vous avez cité une progression jusqu'à 14 000 lits de réanimation.
Votre stratégie sur les masques, les gestes barrières et la distanciation physique se montre relativement efficace : la reprise de l'augmentation du virus n'a pas la même cinétique qu'au printemps.
En revanche, la stratégie scientifique qui consiste à tester, tracer, isoler est dysfonctionnelle. Le constat est partagé et documenté. Les délais pour les tests dépassent celui de la contagiosité, ce qui empêche la rupture des chaînes de transmission. La Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) observe, grâce aux traçages, que 80 % des personnes infectées n'ont pas été identifiées comme cas contacts. Quant à l'isolement, aucune solution n'est proposée pour les personnes en habitat collectif et communautaire.
Ce dysfonctionnement est pour une large part responsable de la reprise de la circulation du virus. Comment en est-on arrivé là alors qu'il n'y a plus de problème de tests en termes quantitatifs ? La période estivale aurait pourtant dû permettre d'affiner la mise en oeuvre de votre stratégie.
Sibeth Ndiaye nous a rappelé combien la société attendait de la transparence et de l'horizontalité. Hier, vous avez annoncé des décisions sans aucune concertation avec les acteurs des territoires concernés, qu'il s'agisse des élus locaux, des acteurs de santé, de ceux du secteur médico-social. Pourquoi ne pas les avoir consultés en amont ? Comment mettez-vous en oeuvre les concepts de transparence et d'horizontalité dans le processus d'élaboration de vos décisions ?
Au cours des auditions, beaucoup ont mis en avant le rôle du couple préfet-maire. Désormais, on a l'impression que le préfet donne des ordres aux maires, le ministre siégeant à l'échelon supérieur. Si les réponses autoritaires étaient les plus efficaces du monde, nous pourrions entendre ce discours, même en démocratie. En l'occurrence, cela risque d'avoir des conséquences sur l'efficacité des décisions adoptées.
Au mois de juillet, les acteurs de première ligne que nous avons auditionnés ont manifesté de la colère et du ressentiment à l'encontre des autorités publiques. Il s'agit d'acteurs parfaitement insérés dans notre société, pharmaciens, médecins, infirmières, aides à domicile, professionnels du grand âge. Ils nous ont tous dit qu'on ne les avait pas respectés, les autorités refusant de prononcer le mot de « pénurie » quand ils manquaient de matériel. Cela a largement contribué à rompre le lien de confiance entre la population et les pouvoirs publics, rupture extrêmement préjudiciable à la lutte contre l'épidémie dans notre pays.
Dans quelle mesure cette rupture du lien de confiance vous préoccupe-t-elle ? À quelles valeurs vous référerez-vous pour que les autorités de santé, les institutions politiques et la population fassent bloc contre l'épidémie ?
M. Olivier Véran, ministre. - Nous sommes en mesure d'augmenter les moyens hospitaliers à 14 000 lits si nécessaire, au prix d'efforts considérables. Nous avons les respirateurs et les médicaments qu'il faut. Les soignants, même fatigués, restent mobilisés.
La stratégie est d'essayer d'écraser le virus, de l'enrayer, de le traquer plutôt que ce soit lui qui nous traque. Il s'agit de l'affaiblir et de le maintenir au niveau le plus bas possible. Nous avons réussi à le faire grâce à des mesures extrêmement fortes en sortie du confinement.
Les mesures de gestion - restrictions de circulation et des grands rassemblements, fermeture des bars et des restaurants -, très douloureuses, sont fondées sur le strict niveau de pression sanitaire. Quand on a 30 % de patients Covid en réanimation, c'est une alerte sérieuse qui fait basculer un territoire ; quand il y en a 60 % l'alerte, d'autant plus sérieuse, peut donner lieu à d'autres types de mesures. La pression sanitaire reflète l'évolution de l'incidence de la crise, en particulier chez les personnes âgées. C'est l'indicateur que nous suivons pour pouvoir opérer.
Dire que la stratégie « tester, tracer, protéger » est dysfonctionnelle traduit la difficulté que nous avons pu avoir pour assurer l'accès de la population aux tests. Nous avons augmenté notre capacité à 1,3 million de tests par semaine, grâce à la mobilisation extraordinaire des laboratoires publics et privés qui continuent d'acheter des machines pour la PCR afin de tester encore davantage.
Cet été, je recommandais aux gens d'aller se faire tester. Nous pouvions faire 700 000 tests et nous n'en faisions que 400 000. Le virus circulait peu. J'avais annoncé à la fin du mois d'août que les semaines de rentrée donneraient sans doute lieu à une certaine tension sur l'accès aux tests, car les gens rentraient de vacances et que la pression sanitaire commençait à monter.
Les données du SI-DEP - système d'information de dépistage - montrent que, sur 80 % de gens testés, 28 % sont symptomatiques, soit un tiers. Quelque 35 000 à 40 000 cas contacts se font tester chaque jour. Si l'on ajoute une dizaine de milliers de soignants et les aides à domicile, le nombre de cas contacts est déjà conséquent. Plus la pression sanitaire augmente, plus le public prioritaire s'accroît.
La priorisation demandée au début du mois d'août a fonctionné jusqu'à ce qu'elle ne fonctionne plus. C'est allé très vite. J'ai présenté des dispositions efficaces pour que toute personne dont l'état de santé le justifie puisse bénéficier d'un test sans délai. Grâce aux 20 barnums d'Île-de-France, nous pouvons effectuer 500 tests par jour, entre 8 heures et 14 heures pour le public prioritaire, avec un rendu de 48 heures.
Je n'ai rien à cacher. À l'échelle nationale, les deux tiers des résultats de tests sont rendus dans les 48 heures. Quand ce n'est pas le cas, notamment dans les métropoles et en Île-de-France, nous faisons tout pour améliorer la situation.
Cette difficulté sur les tests suffit-elle à expliquer la reprise de l'épidémie ? Je ne le crois pas. Voyez le Japon, fort d'une expérience et d'une stratégie systématique en matière de pandémie, avec une culture du masque bien ancrée et un dispositif de protection quasiment infaillible : il a pourtant été percuté. Même chose pour Israël, totalement confiné. Souvent citée en exemple, l'Allemagne a pourtant été le premier pays européen à reconfiner des régions entières alors même que le virus circulait peu.
Le virus alterne entre des zones d'activité aiguës et des périodes d'accalmie. J'ai passé le mois d'août à alerter sur la reprise de l'épidémie chez les populations jeunes, notamment à Marseille. Je mettais en garde, car l'exemple international, en Floride par exemple, a montré que quand les jeunes étaient touchés, le virus finissait par passer chez les moins jeunes. Certains experts préconisaient sur les plateaux de télévision que les jeunes se contaminent les uns les autres. Vous en avez reçu certains, ici, qui considéraient que le virus avait muté, devenant moins dangereux, et qu'il n'y aurait pas de deuxième vague. Je n'ai jamais tenu ce discours et j'ai au contraire mis en garde contre une telle idée, incitant à mettre en oeuvre des mesures de gestion efficaces contre une reprise de l'épidémie.
Il est fondamental d'avoir la confiance des élus et de travailler avec eux. Je remercie les maires, celui de Montpellier, Michaël Delafosse, celui de Toulouse, Jean-Luc Moudenc, la maire de Lille particulièrement, Martine Aubry, le maire de Saint-Étienne, Gaël Perdriau, la maire de Paris, Anne Hidalgo, celle de Rennes, Nathalie Appéré. J'ai parlé au téléphone à l'ensemble de ces maires, hier après-midi, entre les prises de décision en conseil de défense et les annonces de ces décisions.
Plusieurs sénateurs. - Ce n'est pas de la concertation !
M. Olivier Véran, ministre. - L'ensemble de ces maires, notamment celui de Grenoble, Éric Piolle, et d'autres encore, se sont montrés réceptifs. Je leur ai annoncé qu'il y aurait une concertation avec les préfets pendant 48 heures, selon le protocole habituel, pour adapter les mesures en fonction de la situation épidémique dans chaque territoire. Tout cela s'est passé sans difficulté.
Quant à Marseille, hier, en fin d'après-midi, j'ai parlé au premier adjoint au maire et au président de la région. J'ai appelé la maire de Marseille...
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - C'est elle qui vous a appelé.
M. Olivier Véran, ministre. - Madame la sénatrice, je suis sous serment. J'ai parlé à la maire de Marseille plusieurs fois au téléphone, cet été. Je lui ai expliqué, au mois d'août, que les indicateurs à Marseille devenaient mauvais, que les contaminations touchaient les jeunes, que des soirées sur des rooftops rassemblaient plus de 1 000 personnes sans masque, ce qui aggravait le danger pour l'évolution de la situation. Un conseil de défense consacré à Marseille a proposé un couvre-feu, en concertation avec les autorités concernées, pour que les bars et restaurants ferment à 11 heures du soir. Il s'agissait de freiner la diffusion de l'épidémie et de montrer à la population combien la situation devenait périlleuse.
Je me suis rendu à Marseille le 27 août et j'ai passé plus de deux heures en préfecture à discuter avec les parlementaires, les élus de la ville, de la métropole, du département et de la région, ainsi qu'avec plusieurs maires de villes adjacentes. J'ai également rencontré la maire de Marseille en préfecture de Marseille pendant plus d'une demi-heure. Je leur ai dit que si nous ne prenions pas rapidement des mesures de gestion pour enrayer l'épidémie, nous aurions certainement à en prendre de plus fortes, plus tard.
Les élus marseillais avec qui j'ai discuté considéraient que consulter n'était pas concerter. Sans doute. Mais concerter ne veut pas forcément dire tomber d'accord. Le principe de responsabilité doit primer à un moment donné. Quand il s'agit de protéger la vie des gens, il faut être capable de prendre des mesures, même difficiles.
Une personne sur trois en réanimation a plus de 65 ans. Ces personnes demandent à être protégées. Enrayer la circulation du virus, protéger les hôpitaux et les services de réanimation, protéger et soulager les soignants, vu la vague épidémique à laquelle nous avons dû faire face, c'est agir en responsabilité. Je l'assume et continuerai à le faire chaque fois que cela sera nécessaire.
Monsieur Jomier, vous avez déclaré dans la presse que le ministre de la santé était sans arrêt en train de « courir après le virus ». Pour changer cela, il faut accepter l'idée que nous soyons obligés d'acter un certain nombre de décisions rapidement compte tenu de la situation sanitaire. Évitons de nous lester du boulet que seraient les jours de délai entre l'observation et l'action. J'ai entendu les critiques sur les mesures de gestion prises trop tardivement au printemps, le confinement trop long, le déconfinement intervenu trop tôt, puis trop tard...
Monsieur le rapporteur, vous parlez de confiance. Mon cap est celui de la constance, celle d'assumer mes décisions, de les prendre sur la base des recommandations des scientifiques, en conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), sous la responsabilité du Premier ministre et du Président de la République.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Vous avez remarqué tout de même, Monsieur le ministre, que nous avons très peu parlé, dans le cadre de cette commission d'enquête, des mois de mars et d'avril. Nous avons en effet constaté que les pouvoirs publics avaient globalement pris, dans le feu de l'épidémie, les mesures qui, probablement, s'imposaient - je laisse de côté la question de la distance des responsables politiques avec les acteurs de terrain, que j'ai déjà soulevée, en disant seulement que votre réponse ne permettra sans doute pas de faire beaucoup progresser les choses, ce dont je suis navré.
Nous avons entendu hier deux anciennes ministres. L'une a dit que le problème était l' « acculturation scientifique » des Français, sans envisager à aucun moment le défaut de culture de santé publique des responsables politiques et de l'appareil d'État - cette question n'est pourtant pas inintéressante. L'autre a fait un plaidoyer que j'ai trouvé assez convaincant à propos de l'intuition qu'elle a eue au mois de janvier ; ses propos pour nous expliquer pourquoi le relais ne s'était pas fait vers des décisions rapides, en revanche, ne m'ont pas du tout convaincu. Elle nous a rappelé que nous débattions de la loi Bioéthique pendant qu'elle se préoccupait de l'épidémie ; or elle avait tout loisir, alors, pour en parler avec le président de la commission des affaires sociales, qui était assis à deux mètres d'elle, et avec les parlementaires, ce qu'elle n'a jamais fait.
Vous citez des tas de personnes extérieures qui ont tenu à votre endroit des propos inopportuns ; dont acte. Ne vous en faites pas, nous y avons eu droit nous aussi. Et ce n'est pas parce que nous écoutons que nous opinons. La question est, bien plutôt, de comprendre : une ministre a une intuition juste ; elle comprend qu'il se passe quelque chose. Pourquoi ce retard dans l'exécution des décisions prises par rapport à d'autres pays ? Il ne s'agit pas de comparer point par point. Vous disiez que le Japon a eu beau bien tester, tracer, isoler, l'épidémie ne s'est pas arrêtée ; mais le Japon n'a pas fermé les restaurants. Comparaison ne vaut pas raison.
C'est sur la façon dont l'État puis notre société ont réagi que je souhaitais vous interroger. Vous nous expliquez que vous êtes engagé de longue date dans la santé publique, que vous prenez beaucoup de décisions, que vous avez compris, au mois d'août, que quelque chose ne fonctionnait pas. Pourquoi cette stratégie « tester, tracer, isoler », dont vous reconnaissez qu'elle a été longtemps dysfonctionnelle, l'est-elle encore en partie aujourd'hui ? Nous voulons comprendre les mécanismes qui ont présidé à de tels dysfonctionnements ; c'est cela qui nous intéresse, et non pas de mettre en cause telle ou telle personne.
M. Olivier Véran, ministre. - Je comprends parfaitement.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Vous pouvez donc garder un ton mesuré et posé, sans vous emporter, et vous verrez que nous avancerons sur ces questions.
M. René-Paul Savary, président. - Nous ne doutons pas de votre sens des responsabilités, Monsieur le ministre.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Parmi tous les membres du gouvernement que nous avons reçus, l'autocritique a été plutôt rare. Y a-t-il des sujets, malgré tout, sur lesquels vous admettez, pour une raison x ou y, un temps de latence ? Si oui, pourquoi ? Et comment souhaitez-vous corriger ces dysfonctionnements ?
M. Olivier Véran, ministre. - Je réponds sur l'acculturation scientifique des Français. Un sondage est sorti il y a quelques semaines ; la question était : « Pensez-vous que le traitement X soit efficace contre le coronavirus ? » On peut commencer par se demander ce qui passe par la tête d'un sondeur pour qu'il se dise que les Français ont un avis à propos d'un traitement sur lequel la communauté scientifique n'a pas tranché. Résultat : 40 % des Français considéraient que le traitement était efficace, 40 % d'entre eux considéraient qu'il ne l'était pas, et 20 % des Français ont répondu qu'ils ne savaient pas... Je ne vais pas vous faire le coup des « 60 millions d'épidémiologistes ». « La santé a remplacé le salut », disait Canguilhem : c'est devenu un dogme, un mythe, et un objet politique puissant. Les revendications d'un droit à la santé, d'une sécurité sociale et d'une sécurité sanitaire ont, très légitimement, d'ailleurs, émergé comme revendications politiques au moment où le patient se métamorphosait en usager de la santé, ce qui est très bien, depuis au moins la grande loi Kouchner du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Cette transformation se trouve amplifiée par les réseaux sociaux et les chaînes d'information en continu : on voit se succéder, sur les plateaux de télévision ou sur Twitter, énormément de gens qui disent une chose et son contraire. Parfois, par chance, la personne qui dit une chose et celle qui dit son contraire sont bien deux personnes différentes ; parfois, quand la chance tourne, c'est la même personne, et il est rare qu'elle soit réinterrogée sur ses propos du passé. Tout cela crée beaucoup de confusion.
Cela ne veut pas dire que la science soit l'apanage des sachants et des scientifiques. Je suis médecin, comme vous, Monsieur Jomier. Je considère qu'une information doit être claire, loyale, appropriée, comprise. Il faut donc être transparent à propos des données dont nous disposons pour décider ; je l'ai été hier encore en montrant les courbes, les anticipations, les simulations, les modélisations, avec les réserves d'usage, car la science n'est pas imparable. Il faut prendre le temps d'expliquer et de réexpliquer le pourquoi des décisions.
Vous dites que nous avons parfois trop tardé à prendre certaines décisions. Notez que vous me dites en même temps - vous l'avez dit juste avant -que je décide sans prendre le temps d'organiser une consultation ou une concertation. Mais deux jours, parfois, c'est trop tard : ça peut faire la différence, lorsque la pression sanitaire monte ! Oui, il faut répondre en urgence. J'ai été neurologue dans une unité de soins intensifs neurovasculaires, où je traitais des AVC par thrombolyse. « Le temps, c'est du neurone », disait-on : on avait une heure trente pour thrombolyser un malade avant qu'il ne conserve un handicap à vie, qu'il s'agisse d'un handicap physique, moteur ou sensitif, ou d'une perte de langage. Prendre des décisions en urgence, les assumer, les expliquer, cela fait donc partie intégrante de ma formation professionnelle et de ma vocation de médecin.
Je ne dis pas que c'est simple : je dis que je dois parfois prendre des décisions rapidement. Je pourrais faire la liste des moments où j'ai eu à tenter, par tous les moyens légaux et raisonnables, d'accélérer les processus de décision. Et si vous me demandez si je suis satisfait de la façon dont tout a roulé, je vous réponds non, madame la sénatrice Deroche ! Évidemment non !
La presse s'en est d'ailleurs fait écho : j'ai souvent trouvé - je pense aux tests salivaires, ou aux tests antigéniques - que les recherches étaient trop longues. Un exemple : j'appelle les équipes médicales d'un grand CHU pour leur demander de reproduire une expérimentation sur un protocole de traitement très célèbre, en leur accordant un comité de protection des personnes et en finançant leur recherche ; on met plus de deux semaines à m'envoyer le résultat ; quand je finis par le recevoir, un jeudi soir, on me dit que le comité se réunira la semaine suivante pour statuer ; je m'y oppose, je fais en sorte qu'il se réunisse le samedi, des amendements sont déposés sur le protocole, etc. Vous finissez par prendre un mois dans la vue ! Il m'est évidemment arrivé d'enrager.
Une dernière anecdote : lorsque la France a manqué d'écouvillons - le premier producteur mondial est italien, et les frontières étaient fermées -, une femme formidable, Mme Lemoine, qui tient une entreprise familiale de cotons-tiges dans l'Orne, s'est proposée pour fabriquer des écouvillons. Elle a été très rapide pour transformer ses chaînes de production. Mais cela prend du temps ! Entre le moment où nous manquions des écouvillons nécessaires aux prélèvements et l'autorisation définitive des nouveaux écouvillons, il s'est écoulé des semaines. Il faut des processus de validation scientifique : nous faisons attention à tout ! Quand des masques arrivent de Chine, même si vous manquez de masques sur le territoire, vous ne pouvez pas les distribuer tant que la douane n'a pas vérifié qu'ils étaient conformes et efficaces ; et ça prend des jours ! Entre le moment où vous prenez une décision et le moment où elle est mise en oeuvre de façon opérationnelle, ça prend des jours.
Le système français est particulièrement normatif ; nous avons fait sauter, pendant la période, un paquet de normes qui étaient illusoires et dérisoires - j'ai signé des décrets et des arrêtés de simplification à tour de bras -, mais, que voulez-vous, certaines choses prennent du temps. Croyez-moi : je le regrette au moins autant que vous.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - C'est ce qu'il faudra corriger.
M. Olivier Véran, ministre. - C'est au législateur qu'il incombe d'arrêter d'hypernormer !
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - C'est bien ainsi que je conçois les choses.
M. René-Paul Savary, président. - La métaphore guerrière ne sied pas au temps long.
M. Roger Karoutchi. - La question n'est pas d'opposer des gouvernants qui seraient responsables de tout et un Parlement qui voudrait absolument mettre en cause leur responsabilité. Nous en sommes déjà à 40 000 morts ; les gouvernements précédents et le Parlement doivent assumer eux aussi la responsabilité de la réduction des moyens des hôpitaux et de la santé, et en tirer les conséquences pour la suite. Personne ne remet en cause votre implication, Monsieur le ministre.
L'opinion publique a peur parce que l'épidémie reprend, parce qu'il n'y a pas de traitement. Il faut à la fois la protéger, la responsabiliser et la rassurer ; pour le moment, le compte n'y est pas, même si vous faites des efforts.
Le débat médiatique est ce qu'il est ; tout le monde est devenu un expert et, comme les experts ne sont pas d'accord entre eux, la situation devient totalement anxiogène pour les Français. On ne sait plus où on en est, et la parole publique perd sa crédibilité. Je l'ai dit à Gérald Darmanin : il faudrait, pour traverser cette crise, une unité de la parole publique. Les ministres, aussi sympathiques soient-ils, ne peuvent pas tous venir sur les plateaux de télévision raconter leur vision de la crise sanitaire. Le ministre de la santé devrait être, comme c'est le cas dans d'autres pays, le seul chargé de s'exprimer et de faire des annonces en la matière. La dispersion de la parole publique et de la parole scientifique rend le climat extrêmement anxiogène.
Vous avez parlé de transparence. Vous avez dit avant-hier que, avec 950 personnes en réanimation, nous étions à 19 % de nos capacités actuelles. J'ai eu une discussion un peu vive avec les gens de l'ARS d'Île-de-France sur ce point. Je résume : il y avait 5 500 lits de réanimation au début de la crise ; une montée en puissance progressive a permis d'atteindre, nous dit-on, les 10 000 lits au mois de juillet, dont 2 300 environ en Île-de-France. Comment 19 % de 10 000 peuvent-ils faire 950 ? Dites-nous où on en est pour de bon ! Il faut que nous comprenions. Vous avez évoqué la possibilité de passer à 14 000 lits s'il était nécessaire d'accroître la mobilisation. Où en est-on réellement aujourd'hui ? Disposons-nous de capacités supplémentaires complètes - je ne parle pas de respirateurs d'appoint ? Si oui, la dramatisation n'a aucun sens là où il faudrait plutôt rassurer les gens...
Sur les traitements, par ailleurs, on entend tout et n'importe quoi. Certains responsables sanitaires affirment que le traitement des patients et la connaissance de la maladie se sont nettement améliorés. Où en est-on vraiment ? Le taux de mortalité que nous avons connu au printemps peut-il revenir ?
Un dernier point. Vous avez parlé des commandes de vaccins faites par la France et par la Commission européenne. Le groupe Johnson & Johnson annonce qu'il est en avance sur les autres groupes dans la mise au point du vaccin - dit-il vrai ? Je n'en sais rien. Ma question est la suivante : les Français pourront-ils se faire vacciner dès qu'un groupe, quel qu'il soit, aura trouvé un vaccin sûr, ou la France et l'Union européenne devront-elles attendre les vaccins des groupes auxquels elles ont passé commande, même s'ils sont en retard ?
M. Olivier Henno. - L'audition de Mme Buzyn, hier, a été un moment fort. Nous avons bien compris que les plus hautes autorités avaient très tôt eu l'intuition du danger, mais qu'il y avait eu à déplorer un retard dans l'exécution des mesures. Je cite Mme Buzyn : « Il y a eu une sorte de déni, y compris dans les administrations, dans les hôpitaux, chez les médecins : notre société n'a pas cru qu'on pouvait mourir en France. » Quel a été le périmètre de ce déni ? L'avez-vous ressenti lorsque vous avez pris vos fonctions, à la mi-février ?
Ma deuxième question, plus technique, porte sur les tests. Qu'en est-il de notre souveraineté ? Quel est, en matière de tests, notre niveau de dépendance vis-à-vis de l'Asie ? Quid, en outre, des différences de prix, qui sont de presque 50 %, par exemple, entre la France et l'Espagne ? Avez-vous une explication ?
M. Jean Sol. - Monsieur le ministre, je salue l'hommage que vous venez de rendre à la communauté hospitalière et aux équipes médicales et paramédicales, qui n'ont pas toujours été reconnues à leur juste valeur ni accompagnées dans leurs attentes légitimes, en termes de moyens humains et logistiques notamment.
Le 26 février dernier, le match entre l'Olympique lyonnais et la Juventus Turin s'est déroulé à Lyon, 3 000 spectateurs débarquant d'Italie au moment même où ce pays devenait le plus contaminé en Europe. Pourquoi avez-vous autorisé cette rencontre ? Qui vous a poussé à l'autoriser ?
Mme Angèle Préville. - Je voudrais revenir sur la stratégie de lutte contre l'épidémie et, plus particulièrement, sur les décès dans les Ehpad - le sort de ces derniers n'a visiblement pas été, en France, la priorité absolue. Dès lors que les Ehpad étaient confinés, cet isolement aurait dû s'assortir de consignes claires s'adressant y compris aux cuisiniers ou aux livreurs ; or ces personnes n'ont reçu aucune consigne. Il s'est donc produit ce qui devait se produire : le virus est entré dans les Ehpad. Dans ma commune du Lot, département très peu touché, et dans les Ehpad des communes limitrophes, la moitié des résidents étaient « covid+ ».
Quelles ont été les consignes ? Comment sont-elles parvenues aux directeurs des établissements ? N'aurait-il pas fallu organiser la protection de toutes les personnes qui avaient partie liée avec des Ehpad ?
Mme Victoire Jasmin. - En Guadeloupe, la situation est critique, et même dramatique.
Je souhaite d'abord relayer le cri d'alarme du directeur général du CHU, M. Gérard Cotellon. Ce CHU avait déjà des difficultés, depuis son incendie, mais il reste l'hôpital ressource du groupement hospitalier de territoire (GHT) de la Guadeloupe. Pourtant, d'après nos informations, alors que des comités de suivi sont organisés par M. le préfet, auxquels participent tous les élus, le directeur général n'y est pas systématiquement invité.
Nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation très grave ; le manque de moyens vient s'ajouter à des carences infrastructurelles qui existaient déjà de longue date, en matière d'équipements notamment. Votre prédécesseure s'est déplacée plusieurs fois en Guadeloupe ; la situation, depuis, n'a pas vraiment évolué. La ministre des armées a d'ailleurs fait des annonces ici même, il y a deux jours, concernant la mobilisation de personnels médicaux des armées.
Les mesures que vous avez annoncées sont-elles en cohérence avec les besoins réels de ce territoire ? La fermeture des bars et des restaurants vous semble-t-elle une réponse pertinente compte tenu de la situation ? Le projet inabouti de plateforme de biologie des Antilles et les moyens limités que l'ARS met à disposition du CHU et des hôpitaux n'amplifient-ils pas les difficultés ? Que comptez-vous faire à partir de maintenant pour que les mesures qui doivent être prises le soient, et pour que le directeur du CHU, en tant que chef de file du GHT, soit impliqué dans toutes les décisions qui concernent ce territoire ?
Il est vraiment dommage que le directeur du CHU, malgré ses responsabilités, ne soit pas suffisamment entendu. Vous avez sans doute eu vent du communiqué assez virulent qu'il a rendu public : il en a gros sur la patate.
M. Olivier Véran, ministre. - Monsieur le sénateur Karoutchi, il y a eu 31 000 morts, et non 40 000. La France dispose des données de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) sur la surmortalité observée une année par rapport aux années précédentes. Il n'y a pas eu 10 000 morts cachés, ni à domicile ni à l'hôpital ! J'ajouterai même que toutes les personnes qui étaient porteuses du covid-19 et sont décédées ne pas nécessairement mortes du covid-19. Si nous avions dû, comme certains pays voisins - je pense à nos amis anglais -, ajouter du jour au lendemain 15 000 morts aux chiffres officiels, j'aurais été bien en peine de le justifier devant vous aujourd'hui.
Vous avez parfaitement raison, Monsieur le sénateur : 950 patients en réanimation, cela ne fait pas 19 % du nombre maximal de lits que nos hôpitaux peuvent armer, mais bien 19 % des lits actuellement armés. Je l'ai dit en préambule, et c'est fondamental : à chaque fois que vous armez un lit de réanimation, vous désarmez un bloc opératoire, vous annulez une opération de chirurgie cancérologique ou orthopédique, une greffe, une pose de stent coronarien, tous ces actes indispensables pour la santé de ceux de nos concitoyens qui n'ont pas le covid-19.
Ce n'est donc pas parce que je dis que nous serions capables, si la situation l'exigeait, d'augmenter fortement le nombre de lits disponibles que nous souhaitons le faire. Plus nous maintenons la pression contre le virus, moins nous prenons le risque de devoir recommencer à appeler des patients pour leur dire que nous ne pouvons pas nous occuper d'eux.
Le traitement qui fonctionne aujourd'hui, qui apporte en tout cas une plus-value, c'est la dexaméthasone, dérivé bien connu de la cortisone, d'utilisation courante dans tous les hôpitaux français, pas cher, pour lequel on dispose de stocks - attention : si j'ai 38 de fièvre et une petite toux, je n'ai pas de raison de prendre ce médicament ; en revanche, si je suis hospitalisé et si les équipes considèrent que mon état justifie ce traitement, il peut m'être administré. La dexaméthasone réduit le nombre de cas graves, donc la mortalité, et les durées de séjour en réanimation, ce qui permet, corrélativement, d'augmenter les capacités de réanimation.
L'autre traitement dont les réanimateurs nous disent aujourd'hui qu'ils l'utilisent couramment, c'est l'administration d'oxygène à très haut débit, 50 litres par minute, ce qui évite d'avoir à intuber les patients et à les placer en coma - l'intubation sur des poumons fragilisés par le virus crée des lésions respiratoires et des voies aériennes qui peuvent entraîner des séquelles et aggraver encore l'état du malade.
Ces traitements permettent de réduire le nombre de malades intubés et les durées de réanimation. En revanche, le recours aux lits d'hospitalisation conventionnels est plus important qu'au cours de la première vague : les gens vont moins en réanimation, mais vont à l'hôpital. Nous faisons donc très attention à éviter une pression trop forte sur nos capacités en lits conventionnels.
Concernant les vaccins, c'est la Commission européenne, avec des experts de tous les pays, en toute indépendance vis-à-vis des laboratoires, qui y travaille. Elle passe avec les laboratoires qui ont lancé des travaux en avance de phase des engagements de précommande, qui seront convertis en précommandes, elles-mêmes converties en commandes lorsque la situation le justifiera. La Commission européenne a ainsi précommandé 300 millions de doses au laboratoire AstraZeneca - j'en ai parlé. Faites le calcul : cela permettrait de couvrir les besoins.
Le travail est conduit de façon extrêmement attentive ; je pense qu'il doit se jouer à l'échelle européenne. Cela fait sens - vous en conviendrez -, et cela nous rend plus puissants au moment de contractualiser, s'agissant tant des négociations de prix que de notre capacité à garantir l'accès précoce du marché européen au vaccin.
Quant au laboratoire Johnson & Johnson, il fait partie des quelque dix-huit ou vingt laboratoires qui ont un candidat vaccin à l'étude ; il est très certainement en lien avec la Commission européenne, au même titre que n'importe quel autre laboratoire.
Le déni, Monsieur Henno, ni ma prédécesseure ni moi-même n'en avons fait preuve. Ayant pris mes fonctions un lundi à dix heures, j'ai immédiatement rencontré le Premier ministre, et nous avons beaucoup parlé de l'épidémie.
M. René-Paul Savary, président. - Ce n'était pas le sens de la question de notre collègue.
M. Olivier Henno. - En effet : je parlais d'un déni dans le pays - ou plutôt, c'est Mme Buzyn qui en a parlé.
M. Olivier Véran, ministre. - Une menace devient réelle quand elle est aux portes, voire seulement quand elle frappe...
Voilà trois semaines encore, il y avait presque une forme de déni d'une partie du pays : j'ai passé mon mois d'août et le début de mon mois de septembre à expliquer qu'il n'y avait pas de raison de penser que le virus avait tout d'un coup décidé de faire ce que les virus ne font jamais, perdre en dangerosité vis-à-vis de leur hôte ! Et que c'est parce que les jeunes se contaminaient qu'il y avait moins d'hospitalisations, mais que, les jeunes contaminant les moins jeunes, il y aurait autant d'hospitalisations. Peut-être y a-t-il une forme de pensée magique.
Nous fournissons un effort intense de résilience collective : des gens n'ont pas pu enterrer leur mort en famille, certains ont perdu leur emploi, les enfants ne sont pas allés à l'école, des gens ont perdu des proches, des soignants sont épuisés et notre système a été mis à rude épreuve comme jamais dans notre histoire, en tout cas de mon vivant. Dans ce contexte, on n'a plus envie de l'épidémie. Comme n'importe quel Français, j'ai envie que ça s'arrête ! Donc, quand on voit que les indicateurs sont meilleurs, qu'on est en train de passer à autre chose, que c'est l'été...
Au reste, je comprends le désir des jeunes de recommencer à vivre. J'ai quarante ans, mais je m'associe à cette génération Y - factuellement, j'en fais partie. Nous avons connu la pandémie, les attentats terroristes, nous connaissons le réchauffement climatique, le chômage de masse et la crise économique : c'est lourd !
Je n'ai jamais voulu adopter une position paternaliste, moralisatrice ou hyper-hygiéniste, mais sensibiliser au fait que le virus n'est pas sans danger et que, chacun d'entre nous, nous devrions faire un petit effort supplémentaire, par exemple en recevant cinq ou six copains au lieu de quinze, ou en ne voyant pas cinq ou six copains différents de ceux qu'on a vus la veille dans un bar.
Il faut faire attention : si l'on porte le masque au Sénat, dans la voiture ou dans le métro il faut aussi, quand on accueille chez soi dix amis pour le déjeuner, ne pas se prendre dans les bras et ne pas se serrer la main. Au demeurant, une grande majorité des Français l'ont compris. Mais on a vu, y compris dans des villes en situation d'alerte, des scènes d'effusions de joie, par exemple pour des matchs de foot. Quand je vois des gens ne respecter aucune distance, je souffre parce que j'imagine la transmission du virus...
M. René-Paul Savary, président. - Donc, vous souscrivez plutôt à cette idée d'un déni, ou du moins d'acceptation.
M. Olivier Véran, ministre. - Le déni consiste à ne pas vouloir - c'est presque psychologique. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
S'agissant de la souveraineté, nous ne sommes pas totalement dépendants de l'Asie en matière de tests parce que nous avons des grands fabricants de produits à nos portes et même en France. En revanche, il est vrai, Monsieur Henno, que notre dépendance à quelques pays étrangers est totale pour les médicaments, aussi bien pour les chaînes de fabrication que pour les matières premières - à plus de 90 %. Il est dangereux et irresponsable que la France et l'Europe se soient totalement départies de capacités de production de produits qui sauvent des vies.
Ce n'est pas d'aujourd'hui ni d'hier, et ce n'est ni votre faute ni la mienne : cela remonte à des années, voire des décennies. Toujours est-il que nous devons retrouver de la souveraineté européenne pour tout ce qui peut nous être indispensable.
Vous avez voté l'année dernière, dans le cadre d'un texte dont j'étais le rapporteur à l'Assemblée nationale, une disposition obligeant les laboratoires à stocker des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur sur le territoire européen. Nous allons aller plus loin : il faut réindustrialiser. Mais ce ne sera pas simple, parce qu'il y aura des sites Seveso à implanter un peu partout en Europe... Ce sera compliqué, mais il faut le faire.
En ce qui concerne le prix des tests, d'abord, il faut que vous sachiez que la France les prend en charge à 100 %, sans condition. Nous sommes les seuls à le faire : personne n'avance de frais, et il y a des pays dont la part de remboursement par le système de santé est moins importante, avec un reste à charge. Ensuite, les laboratoires sont amenés à s'équiper en plateformes PCR haut débit en masse : il est important de leur donner l'assurance qu'ils ne le feront pas à perte. Quand on leur demande d'embaucher en contrat à durée déterminée (CDD) ou en contrat à durée indéterminée (CDI) des salariés pour faire des prélèvements ou faire tourner les bécanes, il faut leur donner de la lisibilité.
J'ai été interrogé aussi sur les moyens hospitaliers. Le Ségur de la santé prévoit de remercier et de reconnaître les soignants et les soignantes, avec 8 milliards d'euros de revalorisations. J'ai annoncé hier en comité de suivi de Ségur que la première tranche de 90 euros nets par mois serait versée dès la fin du mois de septembre dans les hôpitaux et les Ehpad qui le peuvent, sinon en octobre. En plus d'anticiper les mesures du Ségur, nous avons créé 4 000 lits supplémentaires, alors qu'on en a fermé des milliers année après année, et recruté 15 000 soignants supplémentaires pour que les équipes ne soient pas déstabilisées.
Sur le match Lyon-Turin du 26 février, je pourrais vous répondre que la décision n'était pas de la compétence du ministre, mais du préfet du département ; mais vous ne seriez pas beaucoup renseignés. D'un point de vue épidémiologique, à cette date, le Piémont ne faisait pas partie des zones d'exposition à risque définies par Santé publique France. En outre, en France, le virus ne circulait pas activement en février. Aucun cluster n'était signalé en Auvergne-Rhône-Alpes et, en dehors de celui des Contamines-Montjoie, considéré comme maîtrisé. J'ajoute que l'Italie avait instauré ses propres frontières, en interdisant les circulations en dehors des territoires concernés par la diffusion du virus. Enfin, quand la question du match s'est posée, il y avait déjà un grand nombre de supporters italiens dans les rues des villes françaises : il n'aurait pas forcément été plus safe qu'ils se rassemblent dans des bars... Au reste, il n'y a pas eu de cluster issu de cette rencontre.
La question des Ehpad est éminemment importante. Je ne puis laisser insinuer que nous y aurions moins fait attention. Nous avons prêté aux Ehpad une attention de tous les instants.
Le 5 mars, des consignes d'hygiène, des mesures d'orientation interne et des réflexes à avoir pour la prise en charge des résidents ayant des signes évocateurs de Covid sont diffusés, et les premières restrictions sur les visites sont décidées - une décision déjà difficile.
Le 6 mars, je déclenche dans les Ehpad le plan bleu, le plan de crise qui prévoit, par exemple, les gestes barrières.
Le 11 mars, je suis amené à interdire les visites de proches.
Le 22 mars, la règle de distribution des masques est affinée en liaison avec toutes les instances scientifiques et les représentants du monde de la gériatrie.
Le 23 mars, une stratégie sanitaire de soutien aux Ehpad est établie sur la base d'un retour d'expérience des régions les plus touchées.
Le 28 mars, je demande la limitation des déplacements au sein des établissements pouvant aller jusqu'au confinement en chambre sur appréciation de l'équipe, après avoir saisi le Conseil consultatif national d'éthique (CCNE) et le conseil scientifique.
Le 30 mars, j'annonce l'accès prioritaire aux tests de dépistage pour les résidents d'Ehpad et les personnels au fur et à mesure de l'augmentation des capacités de test, conformément aux recommandations du conseil scientifique.
Enfin, le 7 avril, j'élargis massivement cette doctrine de dépistage dans les Ehpad.
Humainement, ces décisions ont été les plus dures à prendre de toute la crise. S'agissant en particulier du confinement en chambre, j'en ai pris la décision après avoir consulté des directeurs d'Ehpad et de groupe d'Ehpad à l'étranger, qui avaient connu la vague avant nous ; ils m'ont expliqué que, quand le virus est entré, le seul moyen de l'arrêter est d'isoler tout le monde.
Hier, nous avions encore 180 clusters actifs dans les Ehpad. Nous avons fait le choix de protéger sans isoler, ce qui est fondamental. Nous ne voulons pas que le syndrome de glissement des personnes âgées en Ehpad s'accélère encore.
À propos de la Guadeloupe, une autre question éminemment importante, je suis très étonné que le directeur général du CHU ne soit pas associé à la gestion de crise, mais je vais me renseigner, car il est important qu'il soit associé en première ligne.
Oui, la situation sanitaire en Guadeloupe est inquiétante ; c'est la situation la plus dégradée que nous connaissions. Il y a aussi un problème à Saint-Martin, avec une porosité de la frontière - même si la question des frontières est moins difficile à gérer que par le passé.
La mobilisation de la réserve sanitaire est totale depuis plusieurs semaines. Plusieurs dizaines de médecins, d'infirmiers, d'aides-soignants, d'épidémiologistes et d'experts ont été envoyés sur place. Le service de santé des armées est pleinement mobilisé, et l'hôpital militaire qui a été utilisé à Mulhouse et à Mayotte est en route pour la Guyane, où il arrivera le 25 septembre.
Mme Victoire Jasmin. - Il y a deux jours, Mme Parly nous a dit que, en Guadeloupe, nous aurions probablement eu les moyens humains de faire face. Vous allez sûrement vous mettre d'accord... L'essentiel, c'est que cela se fasse !
M. Olivier Véran, ministre. - Vous aurez les moyens de cet hôpital militaire, qui arriveront sur place demain et seront opérationnels le 28 septembre. Nous faisons extrêmement attention. D'ailleurs, nous avons réussi à endiguer des départs d'épidémie cet été en Guyane, à Mayotte et d'autres territoires ultramarins, avec un impact sanitaire en termes de mortalité bien plus faible qu'en première vague.
Mme Victoire Jasmin. - Quid de la plateforme haut débit ? Une demande a été formulée par le directeur général du CHU : qu'est-ce qui freine ? Les délais d'analyse actuels ne permettent pas de prendre en charge rapidement les éventuelles personnes contacts, ni celles qui seraient porteuses.
S'agissant des moyens mobilisés à Mulhouse, je les ai explicitement demandés à Mme Parly il y a deux jours : vous avez tous entendu sa réponse. Les annonces de M. le ministre ce matin sont plutôt rassurantes.
M. Olivier Véran, ministre. - Tant sur la composition de l'élément militaire de réanimation (EMR) qui va arriver en Guadeloupe que sur la plateforme PCR haut débit pour l'hôpital de Guadeloupe, je vous communiquerai cet après-midi des données chiffrées précises. Je vais également appeler ma collègue ministre des armées, dont dépend le service de santé des armées.
M. René-Paul Savary, président. - Vous voudrez bien, Monsieur le ministre, communiquer ces données à la commission d'enquête.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Roger Karoutchi a raison d'insister sur l'importance de la parole publique et de son uniformité, mise à mal au début de la pandémie. En revanche, je ne le rejoins pas quand il dit que l'ensemble de la population est très inquiète. Il me semble que l'une des difficultés que vous avez à gérer, c'est qu'une partie de la population est inquiète, mais une autre peut-être pas assez. L'uniformité de la parole publique est d'autant plus importante.
Dès lors qu'on en appelle à la responsabilité de chaque Français, il est normal que chacun cherche le niveau de connaissance qui l'aidera à surmonter cette période assez compliquée. La parole publique doit composer avec ce qui se dit dans les médias et sur les réseaux sociaux. Compte tenu des incertitudes attachées à ce qui s'y dit, l'uniformité de la parole publique est réellement essentielle.
Afin de réduire les tensions sur les laboratoires, n'est-il pas temps de réinstaurer la prescription obligatoire des tests PCR en encourageant fortement la téléconsultation et en ayant une communication claire sur le sujet ? La téléconsultation est vraiment une valeur d'avenir !
Quel est notre niveau de connaissance sur les séquelles des patients qui ont déjà été atteints du covid ? Les informations les plus fantaisistes circulent à cet égard. En particulier, peut-on retomber malade ?
J'entends dire que les tests sont plus chers en France que dans de nombreux pays européens. Si c'est vrai, quelle en est la raison ?
Enfin, quelle est votre position sur le télétravail : pensez-vous qu'il faille l'encourager dans les entreprises ? Nous serons peut-être amenés à légiférer en la matière dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS).
Mme Laurence Cohen. - Je fais partie des élus qui ne doutent absolument pas de la mobilisation des services du ministère, non plus que de celle de M. le ministre et de Mme Buzyn. Je le précise pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, parce que je sens bien que, quand on émet un certain nombre de critiques, la situation devient très conflictuelle.
Sans qu'il y ait de mises en cause individuelles, nous avons à nous pencher, comme l'a souligné Roger Karoutchi, sur des choix politiques, dont un certain nombre vous incombent ; d'autres sont antérieurs à votre prise de fonction - nous ne vous demandons évidemment pas de tout endosser. À la lumière de ce que nous vivons, il y a des choses à modifier.
Vous savez pertinemment que notre système de santé était en tension avant cette pandémie, singulièrement l'hôpital. Vous le savez d'autant plus qu'il y a eu très récemment une démission assez fracassante : celle du chef du service des urgences du Kremlin-Bicêtre, le docteur Maurice Raphael, un homme extraordinaire qui, depuis dix ans, ne comptait pas ses heures. Je le cite : « Tous les matins, se retrouver avec au moins seize patients sans lit pour les accueillir, c'est trop, j'arrête. » Plus de dix médecins de cette équipe ont également annoncé leur départ. Il y a un an, ce médecin a alerté ; aujourd'hui, il considère que ce n'est plus possible.
Vous annoncez 14 00 lits armés, mais, comme vous l'avez reconnu avec une grande franchise, pour armer des lits en réanimation il faut en désarmer ailleurs. En clair, on déshabille Pierre pour habiller Paul. L'inquiétude est donc très grande. Des soins sont déprogrammés, et d'éminents spécialistes nous ont dit que des patients victimes de cancer avaient eu des pertes de chance, y compris en cancérologie pédiatrique.
À la lumière de cette pandémie, comment donner de nouveaux moyens à l'hôpital ? Vous avez annoncé la création de 15 000 emplois, mais la moitié servira à pourvoir des postes vacants. Il faudrait 15 000 emplois effectifs, parce que les personnels sont à bout !
Le Gouvernement a beaucoup misé sur la communication, mais celle-ci a été très cacophonique. De mon point de vue, le langage de vérité nécessaire n'a pas été tenu : il aurait fallu reconnaître la pénurie de masques et dire comment on agissait en conséquence. Les approximations scientifiques portent un coup à toutes les décisions ultérieures.
Hier, vous avez annoncé des mesures pour protéger les personnes, mais un décret d'août a sorti de la liste des personnes vulnérables pouvant prétendre au télétravail un certain nombre de victimes de maladies comme l'obésité ou les maladies cardiovasculaires. N'est-ce pas contradictoire ?
Par ailleurs, les mesures qui semblent autoritaires font appel à la responsabilité individuelle. La majorité de nos concitoyennes et de nos concitoyens sont conscients : dans la vie quotidienne, les gestes barrières sont plutôt respectés. Faisons attention, car le risque est aussi celui d'une atteinte aux libertés et aux droits.
Dans les Ehpad, j'ai le sentiment que, quand une personne est en perte d'autonomie ou très âgée, on lui dénie ses droits, on choisit à sa place. Certaines personnes auditionnées ont abordé ce sujet. De nombreuses personnes sont mortes non du covid, mais de l'isolement.
S'agissant enfin du manque de médicaments et de réactifs, il faut créer dès maintenant un pôle public du médicament et de la recherche au niveau national et au niveau européen. Qu'en pensez-vous ?
Mme Muriel Jourda. - Comment la veille sur les risques pandémiques est-elle organisée au ministère ? Avec quels types de personnels et sur la base de quels types de renseignements ? Son efficacité a-t-elle été analysée, et envisagez-vous de la réformer ?
Mme Michelle Meunier. - Le 14 mars, le Premier ministre annonce la fermeture des bars, des restaurants et des autres commerces non indispensables, à partir de minuit le soir même. Le 15 mars, le Gouvernement ou le Président de la République - c'est à vous de nous le dire - choisit de maintenir le premier tour des élections municipales, en faisant porter sur les mairies la responsabilité et la maîtrise des mesures sanitaires. Les conditions dans lesquelles les opérations de dépouillement du scrutin ont été précisées in extremis, le dimanche après-midi, sont assez rocambolesques... À cette époque, le masque est dédié aux soignants et non obligatoire pour l'ensemble de la population - de toute façon, il n'y en a pas. C'est donc le « système débrouille ». Des cas sont apparus après ce premier tour, et des scrutateurs sont même décédés.
Qui a décidé de maintenir le premier tour des élections municipales ? Avez-vous eu un retour d'information sur les répercussions de cette élection ?
L'adhésion, la confiance de nos concitoyens sont essentiels. Hier soir, vous avez communiqué à l'ensemble de la Nation des recommandations et les dernières mesures prises. Ce matin, sur Instagram, le comédien Nicolas Bedos a publié un pamphlet humoristique, mais traduisant un sentiment de méfiance, de retrait, sur le thème : vivons, quitte à en mourir. N'y a-t-il des changements à faire dans la manière de véhiculer les informations ? Au-delà de cette expression, on sent bien qu'une bonne partie des Françaises et des Français n'adhèrent pas totalement aux gestes de précaution.
M. Olivier Véran, ministre. - Madame Boulay-Espéronnier, je pense que tous les Français sont inquiets : les uns davantage par la crise sanitaire, les autres davantage par la crise économique et sociale qui peut les frapper. Certains s'inquiètent des deux, mais je ne connais pas de Français qui ne soit inquiet de rien dans la période que nous connaissons. Tous les pays concernés par le covid sont dans la même situation : la crise remet en question énormément de choses dans le monde. Près de trois humains sur quatre ont été confinés - fait inédit -, et nous avions perdu l'expertise des grandes pandémies.
Dans ce contexte d'inquiétude partagée, il faut une ligne de communication claire. Je suis désolé si la communication gouvernementale vous a paru manquer de clarté par moments. Nous avons organisé la communication autour du ministère de la santé, du Premier ministre et du Président de la République. Les ministres ont été amenés à participer à des conférences de presse lorsque les sujets abordés concernaient leur périmètre ministériel. Je n'ai pas eu le sentiment que, les uns et les autres, nous nous marchions sur les pieds. Le Président de la République a insisté pour que la communication soit la plus claire et la plus uniciste possible.
Est-ce que je m'interroge, le matin en me rasant, sur la prescription obligatoire des tests ? Oui. Nous avons réorienté tous les barnums pour tester massivement tous les publics prioritaires, mais, si jamais nous étions néanmoins en difficulté, ou si le nombre de cas prioritaires devenait tel que nous n'arrivions pas réduire les délais, nous pourrions être amenés à faire ce que nombre de pays ont déjà fait : mettre en place des systèmes de prescription obligatoire. Mais si l'on demande à quelqu'un d'aller chez son médecin avant d'aller faire un test, avec les épidémies et les viroses qui arrivent, on va se prendre vingt-quatre à trente-six heures dans la vue avant que la personne ne puisse se faire tester... Pour l'instant, je consulte. Nous le ferons si c'est nécessaire, mais nous n'en sommes pas là.
Sur le covid au long cours, j'ai dit tout ce que je savais à l'Assemblée nationale. Des personnes font des formes graves, vont en réanimation et ont des troubles respiratoires avec des scanners thoraciques montrant des lésions de type fibrose, avec des séquelles respiratoires potentiellement à long terme ; elles sont mises en maladie professionnelle et suivies en pneumologie. D'autres présentent des formes qui ne sont pas forcément graves, en tout cas ne vont pas à l'hôpital, mais conservent une fatigue, des maux de tête, des crampes, des courbatures, parfois une perte d'appétit ou des vertiges : tous symptômes difficiles à rassembler sous une seule étiquette, mais qui sont bien ressentis par ceux qui les ont, parfois pendant deux semaines, parfois pendant deux mois, parfois des mois encore après la maladie.
La recherche clinique s'efforce de comprendre la nature de ces symptômes et ce qui a pu les provoquer. J'ai vu différentes hypothèses qui font l'objet de protocoles d'études. Des filières de prise en charge de ces patients sont organisées dans des centres spécialisés. Ces personnes, sans cause anatomique identifiée, se sentent dyspnéiques : c'est l'un des mystères de ce virus, mais un virus a vocation à être élucidé. J'entends trouver un moyen de soulager ces personnes le plus rapidement possible, mais, pour l'heure, nous sommes très loin d'un consensus scientifique sur la question.
S'agissant des risques de rechute, vous savez qu'il y a eu quelques cas de personnes immunisées qui ont réattrapé le virus. Des cas emblématiques, puisqu'ils ont fait la « une » de la presse scientifique mondiale, mais sur des millions et des millions de cas. On peut raisonnablement considérer qu'il n'y a pas de raison de réattraper le covid quand on l'a attrapé une première fois. Reste que nous avons peu de recul. Les anticorps vont-ils durer, six mois, un an, deux ans ? Je ne puis pas vous le dire. Il ne faut pas se précipiter : l'histoire du VIH a été marquée par cette terrible histoire des gens chez lesquels on identifiait des anticorps, et auxquels on disait qu'ils étaient immunisés contre le sida. La situation est tout à fait différente, mais avoir des anticorps n'est pas forcément un élément déterminant pour la suite. En l'occurrence, nous avons des indices qui laissent à penser que si : on peut donc être plutôt optimiste.
Les tests sont gratuits pour tous. Un test PCR coûte cinquante-cinq euros, un prix qui permet aux biologistes d'investir et d'acheter des plateformes. S'ils ne s'équipent pas et n'anticipent pas, nous n'aurons pas assez de tests.
Le télétravail, trois fois oui : il peut être très intéressant que vous meniez un travail législatif en la matière.
Madame Cohen, la médecine d'urgence est compliquée même hors crise. Nombre de médecins urgentistes, passionnés par leur profession, finissent par évoluer vers d'autres types d'exercice, parce qu'il est dur de passer ses nuits et ses journées à chercher des places et à gérer le stress, parfois sans forcément se sentir en sécurité, avec un nombre et une diversité tels de patients. Je me souviens de mes dernières gardes aux urgences comme jeune médecin : on me confiait la liste des vingt patients dont je devais m'occuper, un nouveau patient arrivant toutes les cinq minutes...
M. René-Paul Savary, président. - Les anecdotes nous passionnent, mais essayez, s'il vous plaît, de répondre de manière concise, et néanmoins précise.
M. Olivier Véran, ministre. - Le Ségur soutient très fortement l'hôpital. Dans le cadre du PLFSS, vous aurez l'occasion de voter des mesures de soutien : créations de postes, réouvertures de lits, reprise de dette, investissement hospitalier. Sans oublier les 8 milliards d'euros versés aux salariés, dont plus de 80 % sont des femmes sous-payées pour le travail qu'elles font.
S'agissant des masques, si je réponds en trente secondes sur la doctrine et la pénurie, vous allez, Monsieur le président, me reposer la question...
Je le répète, je ne fais pas de lien entre la pénurie de masques et la doctrine d'utilisation des masques. Le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies et l'OMS, qui n'avaient pas à gérer de stocks de masques, avaient la même doctrine. Le 6 avril, alors qu'on produisait déjà des masques grand public, l'OMS déconseillait encore expressément le port généralisé du masque, considérant que ce serait contreproductif : « Aucune donnée ne montre actuellement l'utilité du port du masque pour les personnes en bonne santé dans les espaces collectifs, y compris s'il est généralisé, pour prévenir les infections par des virus respiratoires. Le port du masque médical dans les espaces collectifs peut créer un faux sentiment de sécurité et amener à négliger d'autres mesures essentielles, comme l'hygiène des mains. » C'est ce que j'ai répété à l'envi. Toutes les instances scientifiques et tous les vieux grimoires du ministère de la santé, qui regorgent d'études sur la grippe et la grippe H1N1 entre 2009 et 2020, tendaient vers la même doctrine.
Quand j'ai pris mes fonctions, en matière de stock de masques, le mal était fait. Mais si j'avais dû dire aux Français : on aurait dû vous donner des masques, mais on n'en a pas, je le leur aurais dit. La doctrine et le stock sont deux choses différentes. En l'occurrence, on n'avait pas un stock suffisant, même pour protéger les soignants. Quant à la doctrine, elle était inspirée des recommandations scientifiques françaises, européennes et internationales, et nous l'avons fait évoluer bien avant l'OMS : lorsque, le 4 ou le 5 juin, elle a considéré que le masque grand public pouvait, sans faire consensus scientifique, être intéressant, il y avait belle lurette que nous produisions des masques grand public.
Je ne veux pas donner l'impression d'être au-dessus de la polémique. Je comprends parfaitement qu'on s'interroge. Est-ce que je regrette qu'on n'ait pas eu les stocks de masques suffisants pour protéger les soignants, les personnels hospitaliers, les médecins ? Évidemment oui. Mais, si nous avions eu 2 milliards de masques en stock, les aurait-on distribués à la population ? Sur la base des recommandations dont on disposait, je ne vois pas pourquoi on l'aurait fait. Nous avions des gants : nous aurions pu les distribuer aux gens, et nous l'aurions fait si nous nous étions rendu compte que le gant est protecteur - de fait, il ne l'est pas. Jusqu'à preuve du contraire, il n'y a pas de passage aérosol du coronavirus : c'est ce que nous disaient les scientifiques du monde entier. Le port du masque en population générale ne s'imposait donc pas, et n'était même pas forcément recommandé d'après la Haute Autorité de santé.
Dès ma deuxième conférence de presse, j'ai dit que le masque aurait une utilité si au moins 60 % de la population le portait continuellement et de la bonne manière. Cela ne change rien au fait que nous n'en avions pas assez pour protéger correctement les soignants dans les hôpitaux et en ville, ce qui a été extrêmement dur à gérer. Je me souviens avoir parlé de gestion en bon père de famille pour éviter l'épuisement des stocks.
Le décret sur les personnes vulnérables vise avant tout à éviter la désinsertion professionnelle de plusieurs millions de personnes en activité partielle depuis des mois. Un avis du 19 juin du Haut Conseil de la santé publique autorise la fin de l'activité partielle prévue au 1er septembre. On peut faire évoluer les choses en fonction de la circulation du virus, et la priorité reste évidemment la protection des plus fragiles. Mais le risque de désinsertion professionnelle est réel. J'ai consulté moi-même les fédérations d'usagers pour déterminer des listes de maladies donnant lieu à mise en activité partielle persistante. Par ailleurs, un médecin peut, sur ordonnance, continuer de déclarer son patient comme étant trop à risque pour travailler. Dans tous les cas, nous favorisons le télétravail.
Madame Jourda, le Centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (Corruss), la cellule opérationnelle chargée de la réception et de la gestion des alertes sanitaires et de la coordination des acteurs de l'expertise sanitaire, est certifié ISO. Je vous transmettrai le détail de sa composition. Nombre de partenaires sont mobilisés au-delà de cette structure et de la sous-direction : les ARS, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), l'Établissement français du sang (EFS), l'Agence de la biomédecine, l'Institut national du cancer (INCa), l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Toutes ces structures, qui comportent les meilleurs experts, participent à la veille de sécurité sanitaire, chacune dans son domaine.
Je crois que cette organisation a fonctionné : aux Contamines-Montjoie, dans l'Oise, les problèmes ont été identifiés tout de suite. Mais cette question fera partie du retour d'expérience général.
Pour le premier tour des municipales, c'est le politique qui a décidé ; nous ne sommes pas dans un biopouvoir.
Le conseil scientifique a été consulté deux fois, les 12 et 14 mars. Les deux avis sont publics. Je vous affirme sous serment que j'ai demandé au conseil : n'internalisez pas la contrainte politique, ne vous préoccupez pas de savoir si c'est compliqué d'annuler une élection, demandez-vous seulement si l'annulation du premier tour vous paraît nécessaire ou utile. Le 12 mars, le conseil recommande de ne pas annuler les élections. Deux jours plus tard, je redemande son avis compte tenu de l'évolution de la situation sanitaire, et sa réponse est la même : « L'exercice de la démocratie, garanti par la sécurité sanitaire du vote, gagne à être préservé, afin que la population conserve dans la durée une confiance. »
Les opérations du premier tour des municipales se sont déroulées dans des conditions particulières : distanciation sociale, respect des gestes barrières, gel hydro- alcoolique pour les stylos, entre autres mesures. Les études n'ont pas montré, il me semble - même si, sous serment, je n'aime pas employer cette expression -, un impact mesurable de cette élection. Dans les mois qui viendront, les scientifiques publieront des données affinées.
Enfin, sur le grand sujet, presque philosophique, de savoir s'il faut vivre quitte à en mourir, je puis comprendre ce type de réflexions quand elles emportent des conséquences sur la seule santé de celui qui les mène. On ne peut pas imposer aux gens de prendre soin d'eux malgré eux. En revanche, on peut leur imposer de prendre soin des autres malgré eux. Dans une voiture, la ceinture de sécurité n'a pour but seulement de protéger le conducteur : elle protège aussi les autres.
L'hygiénisme est une discipline complexe, peuplée de mises en garde, d'injonctions. Relisez Camus : nous n'avons rien inventé ! Le confinement d'Oran, la lassitude qui gagne la population semaine après semaine, mois après mois, la tentation de certains de se dire : et puis tant pis. Certains commencent à dire que, finalement, ce sont des personnes âgées, que c'est peut-être moins grave...
On n'est pas dans Soleil vert : dans la société française, au pays des Lumières, on protège les personnes vulnérables, quels que soient leur âge et leurs facteurs de risque sanitaire. Ce n'est pas à moi, ce n'est pas à nous de décider qui mérite d'être protégé et qui peut mourir pour protéger les autres.
C'est une question essentielle : nous avons fait le choix, sur lequel le Président de la République a été très clair, du « quoi qu'il en coûte » pour protéger la vie et assurer la sécurité des Français. Pour ceux qui seraient réservés sur l'intergénérationnalité, à laquelle je crois fondamentalement - j'ai fait de la neurologie et j'ai commencé ma carrière comme aide-soignant dans un Ehpad -, j'ajoute que près d'un malade sur trois admis en réanimation a moins de soixante-cinq ans.
Vivre quitte à en mourir, c'est une phrase à l'emporte-pièce qu'on peut lancer sur un blog ou compte Instagram, pour faire un effet de tribune ou peut-être comme exutoire personnel. Dans la période actuelle, je pense que nous devons être extrêmement attentifs, surtout quand nous sommes écoutés, à notre façon de nous exprimer et aux messages que nous véhiculons. Une société qui déciderait de faire l'impasse sur ses vieux, ses fragiles, ses précaires, de faire l'impasse sur des morts évitables, ce ne serait pas celle dans laquelle j'ai été élevé et dans laquelle j'ai envie d'élever mes enfants.
M. Jean-François Rapin. - Avec mon expérience de médecin généraliste, je voudrais vous interroger sur la pratique actuelle.
On a régulièrement entendu le chiffre de 700 000 tests par semaine - je ne sais pas si c'était un objectif, un chiffre d'efficacité ou de capacité d'absorption des tests. On est aujourd'hui à 1,1, 1,2, voire 1,3 million de tests par semaine. Le chiffre de 700 000 était-il scientifique ou technique ? Comment l'excédent pourrait-il aujourd'hui être résorbé ? Car si le chiffre de 700 000 correspond aux capacités d'absorption, le quasi-doublement du nombre de tests provoque les problèmes que nous rencontrons aujourd'hui.
Un de ces problèmes est particulier à la médecine générale : je veux parler de l'arrêt de travail. Aujourd'hui, on a parfois l'impression de mettre des gens en arrêt de travail pour rien : ils sont cas contacts sans pouvoir télétravailler, on les met donc en arrêt de travail en attendant le test, parce que les délais sont longs. Il y a peut-être une expertise à mener sur le nombre d'arrêts de travail. En tout cas, un vrai problème se pose, pour l'entreprise, mais aussi pour le patient, puisque le délai de carence a été remis en place en juillet. Résultat : les arrêts de travail courts posent aux gens de vraies difficultés financières, tout au moins pour les petits salaires. J'implore votre attention sur ce sujet à la fois médical et social.
Je termine par une question de rétrospective, peut-être un peu plus agressive, mais qui nécessite que vous y répondiez. Le Président de la République nous a dit, dans une très belle déclaration : « c'est la guerre. » Seulement, hier, Mme Buzyn nous a expliqué, en fin d'intervention et de façon un peu impromptue, que Santé publique France avait failli, notamment sur les stocks - et pas seulement pour les masques. À cet égard, nous lui avons fait redire ce qu'elle avait annoncé, de façon un peu discrète, à l'Assemblée nationale : sur d'autres produits, nous avions des défaillances extrêmes.
Ainsi, nous avons commencé la guerre avec un très beau char d'assaut, la santé publique, mais qui n'était pas chargé en obus... En cas de guerre, je suppose que le militaire chargé de mettre les obus dans le char d'assaut serait recherché et identifié, pour qu'on sache ce qui s'est passé. Avez-vous mené une enquête interne au sein de Santé publique France pour identifier les responsabilités liées aux manques et péremptions ?
Mme Annie Guillemot. - Premièrement, nous tenons tous, comme vous, à rendre hommage et reconnaissance aux soignants. Mais pensez-vous que votre décret sur la reconnaissance de la maladie professionnelle, dont il résulte que seuls les soignants ayant été oxygénés auront cette reconnaissance, soit vraiment une reconnaissance ? S'agissant du remplacement d'un soignant testé covid, mais asymptomatique, quelle est votre position ?
Deuxièmement, pour être souvent interrogée comme parlementaire, par exemple sur l'éventuelle fermeture des piscines ou sur les taxis qui ont une vitre en plexiglas, mais dont les chauffeurs ne portent pas de masque, je consulte beaucoup les informations sur le site du Gouvernement. Or il n'est toujours pas à jour de vos annonces d'hier...
Ma troisième question, que j'ai déjà posée hier à Mme Buzyn, porte sur la gestion des masques par Santé publique France.
Selon l'expertise faite au début 2018, ce sont 95 % des médicaments qui étaient « out », et, sur 700 millions de masques, il n'en restait plus que 99 millions. À la lettre du directeur de Santé publique France, envoyée le 6 septembre, le DGS répond, le 30 octobre, qu'il faut commander 50 millions de masques, et encore 50 millions « si le budget le permet ». Ni le DGS ni le directeur de Santé publique France n'ont transmis ces informations à la ministre. Pensez-vous que c'est normal ?
Il y a un véritable problème. La question de la crédibilité et de l'organisation de l'État est posée. Quand je vois ce que fait peser l'État sur les maires... Comment se fait-il qu'il n'y ait ni enquête ni sanctions ? La crédibilité repose aussi sur la reconnaissance de la pénurie.
Quatrièmement, vous avez dit : « Je vais gérer la crise aujourd'hui et demain. » Nos citoyens nous demandent souvent pourquoi l'hôpital privé n'accepte pas tous les malades non atteints de la covid. Quelle est votre position sur l'articulation entre hôpital privé et hôpital public ? Comment se fait-il que, dans un hôpital public, des médecins ne trouvent pas de place en hospitalisation d'urgence pour 16 personnes. Est-on aussi mal préparé que lors de la dernière vague ?
Ma dernière question porte sur l'organisation de l'État. Lors de son audition à l'Assemblée nationale, et hier encore devant nous, Mme Buzyn a dit qu'il faudrait peut-être revoir le système et créer une agence chargée de l'ensemble des pandémies, qu'elles soient sanitaires, environnementales ou accidentelles. Quel est votre avis sur cette proposition ?
M. David Assouline. - Vous parlez avec la bonne foi de celui qui s'est démené comme personne - on l'a vu - pour faire face à une crise forte, inattendue, exceptionnelle, mais vous vous enfermez dans cette bonne foi et cette conviction. Or cette commission d'enquête a pour objectif d'éclairer les problèmes qui se sont posés pour les corriger. Le malaise, c'est que vous ne reconnaissez aucun problème, et que vous vous entêtez au sujet des masques. Vous ne vous êtes pas interrogé sur la question des masques grand public et vous êtes « abrité » derrière l'OMS. Cela vous arrangeait, puisqu'il n'y avait pas de masques. Une ministre est même venue nous expliquer qu'il était dangereux et contreproductif de porter un masque !
Tout le monde le sait aujourd'hui, c'est parce qu'il n'y avait pas de masques que l'on a expliqué qu'il n'en fallait pas. Aujourd'hui, on dit à tous de porter un masque, car cela réduit les risques. Dans les pays asiatiques, cette doctrine est installée depuis bien longtemps : on aurait pu se demander pourquoi ils le faisaient... Vous pourriez le reconnaître ! Cela pose un problème de confiance de l'ensemble des citoyens par rapport à la parole publique, dans le contexte d'une crise.
On nous a dit la semaine dernière qu'il y aurait un conseil de défense et que le Président de la République allait faire des annonces fortes. En effet, on voit bien que le virus circule et qu'il faut réagir fortement, et l'on sait qu'il y a une exponentielle depuis déjà une dizaine de jours. Et puis, il n'y a pas d'annonce, hormis celle que les préfets vont agir et prendre des mesures parce qu'il faut localiser celles-ci.
Hier, on apprend qu'un certain nombre de mesures sont prises, notamment à Marseille, à Paris, en Guadeloupe, etc. Vous dites : « On a concerté. » Non ! La maire de Paris a été appelée une heure avant. Or elle n'est pas d'accord avec ce qui est proposé, même si elle souhaite que des mesures soient prises. Ce doit être le même cas à Marseille.
Bien entendu, il faut des mesures. Mais il faut se concerter avec les élus locaux, avoir le souci de dire les choses telles quelles et trouver les bonnes mesures. C'est décousu : il n'y a aucune annonce du Président de la République ; on dit aux préfets que la concertation durera une semaine, mais on prévient des mesures une heure avant...
Fermer les bars à 22 heures, c'est porter atteinte du point de vue économique à une profession qui est déjà dans une situation catastrophique. Entre la situation dans laquelle il suffit de s'assoir à une terrasse pour ne plus porter le masque et ne plus respecter de distanciation sociale, d'où les attroupements énormes dans tous les cafés et les restaurants, et la fermeture, on pourrait prendre une mesure intermédiaire et dire : en dehors du moment où l'on boit, on doit porter le masque, y compris sur les terrasses. Cela, un élu pourrait vous le dire, à condition que vous écoutiez avant de faire des annonces. Tandis que la panique est en train de monter, la concertation est réduite à pas grand-chose.
Ma dernière question est aussi un conseil. Je pense qu'il est plus productif pour entraîner la Nation à affronter une telle crise de dire aux Français les choses telles qu'elles sont et telles qu'elles se posent à vous, qui devez prendre des décisions, plutôt que de les cacher.
Il est clair que vous êtes confronté à la question suivante : un virus circule de façon exponentielle et la situation ressemble à ce qui se passait au mois de mars. La mesure que vous avez prise alors, le confinement, était radicale. Vous savez que vous ne pouvez pas agir ainsi aujourd'hui sans mettre à bas l'économie. Vous pourriez dire aux Français que, pour sauvegarder les activités économiques, on va prendre un peu plus de risques, aller travailler, prendre des transports, laisser les écoles ouvertes. Dites-le, que c'est pour cela que vous ne reconfinez pas !
Quand il s'agit, non plus d'activités économiques, mais pour les gens de s'amuser, vous faites n'importe quoi : vous tapez. Les Français sentent cette incohérence. Dites les choses, et vous entraînerez la Nation !
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Cette commission d'enquête veut aussi identifier les points qui pourraient être améliorés afin de mieux préparer l'appareil d'État et l'appareil sanitaire à d'éventuelles difficultés, comme celles que nous revivons aujourd'hui.
Je voudrais vous interroger sur les relations de l'État avec les ARS. Le choix de cette commission a été d'entendre d'abord les acteurs dits « de terrain », avant les responsables nationaux. Nous avons ainsi auditionné des directeurs d'ARS. Il est ressorti de ces auditions que de nombreuses alertes avaient été adressées au ministère - je parle de la période qui a débuté avec votre prise de fonctions, Monsieur le ministre. Ces directeurs d'ARS, dont l'interlocuteur naturel était le DGS, ont constaté que leurs signalements étaient restés sans réponse. J'ajoute que tous les directeurs d'ARS participaient à la réunion téléphonique qui se tenait tous les soirs, et qu'il n'y avait donc pas de possibilités d'appréhension différenciées selon les territoires.
L'objet de ma question n'est pas de vous suggérer de faire une autocritique... Avez-vous identifié des pistes d'amélioration dans la façon dont vous avez travaillé avec les ARS ? J'illustrerai ce point en évoquant la question des transferts de malades effectués en France ou à l'étranger.
Un directeur d'ARS nous a relaté un incident qui s'est produit le 6 avril à l'occasion du transfert de patients en Autriche, et alors que l'avion était d'ores et déjà présent. Sur instructions du cabinet du ministre, il a été décidé d'arrêter le transfert. Ces instructions ont été appliquées sans que l'on sache si la santé des patients pouvait être mise en danger par cette décision.
La formule que vous avez employée : « je ne crois pas que les ARS soient complètement abruties » signifiait que vous considériez qu'elles avaient une réelle compétence. Comment expliquez-vous que votre cabinet ait décidé de stopper ce transfert, alors même que les malades étaient au pied de l'avion ?
La situation dans les universités, dont on parle peu, se dégrade de manière considérable. Quelles sont les instructions précises et efficaces adressées en ce domaine ?
Je pense que votre mémoire vous joue des tours, Monsieur le ministre. J'ai retrouvé l'un de vos propos, tenu en février lors d'une conférence de presse, sur les stocks de masques FFP2 : « Nous disposons de stocks stratégiques dans les hôpitaux, dans un très grand nombre de cabinets libéraux et dans un grand nombre de services de l'État, qui nous permettent de faire face à la demande. Il n'y a donc aucun problème d'accès à ces masques pour toutes celles et tous ceux qui en ont besoin. » Il faut être très attentif à tous les propos qui ont été tenus !
M. Olivier Véran, ministre. - Madame de La Gontrie, j'ai été très attentif au travail des ARS, avec lesquelles nous avons eu des discussions quasi quotidiennes, et j'ai pu m'assurer de leur travail dans différentes situations. Vous avez entendu un directeur général d'ARS qui a été démis de ses fonctions en conseil des ministres, et qui a saisi la justice pour contester cette décision, laquelle a justement été prise parce que j'étais attentif à l'action de chaque ARS dans chaque territoire concerné.
Le Grand Est a certes été la région la plus fortement et précocement frappée par la crise épidémique, mais je vous invite à consulter l'ensemble de ses élus, quel que soit leur bord politique....
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - On l'a fait.
M. Olivier Véran, ministre. - Lorsque je me suis entretenu avec eux, il y avait un consensus sur les dysfonctionnements. Je ne considère donc pas que le constat fait par ce directeur d'ARS doive l'emporter sur celui de l'ensemble des autres directeurs, de l'administration centrale et de mes services ministériels.
Le transfert que vous évoquez, qui concernait 6 patients, ne devait pas se faire vers l'Autriche, mais vers la République tchèque. J'étais à cette époque appelé plusieurs fois par jour par des élus de la région Grand Est - maires, présidents de département - ou par des directeurs d'établissement, qui me suppliaient d'activer tous les réseaux d'évacuation sanitaire, car la pression se faisait plus forte face à la vague épidémique qui montait. Ils avaient, légitimement, très peur. J'ai parlé à tous ces responsables, tous bords politiques confondus.
La République tchèque était une destination éloignée pour des malades. Le jour où ce transfert devait avoir lieu, la vague épidémique avait commencé à baisser de façon sensible, et le nombre de patients admis dans les services de réanimation de la région refluait depuis quelque temps. J'ai été contacté par des équipes sur place, me disant qu'elles trouvaient aberrant d'envoyer par hélicoptère des patients en République tchèque, car ils sortiraient du coma très loin de chez eux et de leur famille, alors même qu'il y avait désormais des places vacantes dans les hôpitaux environnants.
Madame la sénatrice, je suis certain qu'à ma place vous auriez pris la décision d'annuler ce transfert sanitaire, et que chacun ici aurait pris la même décision. Celle-ci est contestée par le directeur d'ARS que vous avez cité : cela me conforte dans la décision, guère facile, que nous avons prise de nous séparer de cette personne en pleine crise.
Étant sous serment, je ne peux pas sortir de mes compétences sanitaires en répondant sur le sujet des universités. Vous avez insisté sur la nécessité d'avoir une communication gouvernementale harmonieuse. Je préfère donc laisser répondre sur cette question la ministre chargée de ce domaine. Les protocoles sanitaires décidés au niveau national sont très clairs. Leur application territoriale par certains rectorats, écoles ou universités, peut éventuellement être renforcée, mais cela nécessite l'expertise de la ministre de l'enseignement supérieur.
Pour ce qui concerne les chiffres techniques relatifs aux tests, la capacité PCR était : à la fin de février et au début de mars de 2 000 à 2 500 tests par jour ; au début d'avril de 5 000 tests par jour ; au moment du déconfinement, le 11 mai, entre 40 000 et 50 000 tests par jour. La capacité a été calculée en fin de confinement sur la base d'un R inférieur à 1, avec pour chaque cas positif 10 à 15 cas contacts. Nous avions donc estimé que nous serions en mesure d'atteindre, si nécessaire, le chiffre de 700 000 tests. Une donnée différente est apparue au moment du déconfinement : au lieu de 10 à 15 cas contacts, il y avait entre 2 et 4 cas contacts par patient positif, ce qui a changé la donne.
Nous sommes désormais capables de procéder à 1,3 million de tests, puis davantage à l'avenir, si nécessaire.
Le sujet des délais de carence est extrêmement compliqué. La situation diffère selon que l'on est cas contact ou positif, en activité partielle, ou bien en arrêt de travail avec indemnités journalières. L'assurance maladie, les ARS et les médecins le savent. Quoi qu'il en soit, le télétravail doit être encouragé à chaque fois que c'est possible, surtout dans les zones où le virus circule beaucoup.
Sur le rôle de Santé publique France lors de la crise, mon rôle n'est pas de tirer à l'arme lourde, pour reprendre votre métaphore guerrière, sur une agence composée d'experts qui se sont organisés et ont fait de leur mieux depuis le début de la crise. Cela ne veut pas dire que nous ne laissons pas de place à la critique ou à l'autocritique. Nous sommes capables de pointer le doigt sur des lenteurs et des inerties. J'ai ainsi évoqué précédemment la mauvaise publication des chiffres des tests, qui m'a énervé durant un moment - on nous reprochait de ne pas faire de tests ; or nos propres chiffres étaient en dessous de la réalité. J'ai aussi parlé des écouvillons, qui sont emblématiques d'un certain nombre de lenteurs, lesquelles ne sont pas forcément liées à Santé publique France, mais ont pu émailler la gestion de crise. Nous reverrons tout cela a posteriori.
Je suis au milieu d'une bataille et j'ai besoin que les troupes, notamment les agences, soient mobilisées et motivées. À chaque fois que j'enregistre des dysfonctionnements, je n'accuse pas, surtout publiquement ; j'y vais ! Je me suis donc rendu à Santé publique France lors de visites plus ou moins organisées afin de rencontrer toutes les personnes et de saisir les sujets tels qu'ils se posaient. C'est ainsi que j'envisage le management en période de crise.
Les soignants cas contacts ou asymptomatiques doivent être exclus du travail durant la même période que les autres personnes. On avait envisagé qu'ils reviennent au travail masqués, si l'ensemble système sanitaire était saturé et si c'était pour les malades une question de vie ou de mort. Si tel n'est pas le cas, ils sont logés à la même enseigne que les autres personnes.
Je n'entrerai pas dans le détail des mesures qui ont été annoncées hier. Je l'ai dit, les préfets, qui sont chargés de concerter les élus dans les différents territoires, devront ensuite affiner les différentes mesures relatives aux horaires, aux modalités d'application, etc.
Je ne commenterai pas ce qui s'est passé durant la période antérieure au 16 février, parce que je ne connais pas les faits avec suffisamment de précision et d'assurance. Je ne me risquerai donc pas, alors que je suis sous serment, à émettre un avis personnel. Non seulement celui-ci ne serait pas très intéressant, mais vous avez auditionné les précédents ministres de la santé concernés.
Sur l'articulation hospitalière entre public et privé, j'ai abondamment répondu.
M. René-Paul Savary, président. - Madame Guillemot avait demandé s'il serait utile de créer une agence de crise spécifique.
M. Olivier Véran, ministre. - J'ai répondu précédemment. L'Éprus, l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes) et l'Institut de veille sanitaire (InVS) ayant fusionné, il faut probablement revoir cette déclinaison. Notre pays va devoir s'armer contre d'autres types de crises, qui ne seront pas forcément épidémiques, mais qui auront trait à la santé environnementale dans les territoires. Il faudra faire de l'information, de la formation, de l'intervention. On reverra donc ce dispositif avec vous, forts de votre expérience.
Vous dites, Monsieur Assouline, que l'on avait annoncé des mesures fortes. Je ne viens pas ici avec des opinions ou des on-dit ! Je ne peux pas me le permettre, car je suis ministre chargé de la crise. Je ne raisonne et ne décide qu'à partir des faits. Je ne sais pas qui vous a annoncé qu'il y aurait des mesures fortes lors du précédent CDSN... Quant à moi, j'en ai vécu plus de trente : certains ont donné lieu à des annonces fortes, d'autres étaient destinés à faire le point des objectifs.
Vous dites que tout le monde sait très bien ce qu'il en était des masques, et vous me demandez de faire un parjure. Je vous ai répondu qu'il n'y avait pas de lien entre la doctrine des masques et la gestion de la pénurie. Or vous me dites : « Tout le monde le sait et vous mentez. » Soit vous faites le constat d'un parjure, ce qui vous engage, soit vous me demandez de me parjurer, ce que je refuse, vous ayant répondu sur le fond.
Ne soyons pas dupes, les élus qui dénoncent le manque de concertation dénoncent en fait la nature des mesures prises. Ils le font d'ailleurs publiquement. Concentrons-nous non pas sur la forme, mais sur le fond des mesures ! On peut toujours passer deux semaines à consulter les uns et les autres... Mais si l'on ne tombe pas d'accord à la fin, alors il y a ceux qui disent : « j'ai consulté, je décide, car gouverner c'est choisir, et ainsi, je protège », et les autres qui se plaignent de ne pas avoir été consultés puisqu'ils n'ont pas gagné. Je vous ai donné l'exemple marseillais : nous avons passé deux heures à la préfecture, et des semaines à alerter et sensibiliser...
Ces élus ont parfaitement le droit de contester des mesures, mais nous avons aussi le droit de les mettre en place, car elles réduisent l'épidémie. Des études montrent que les risques sont quatre fois plus élevés d'être contaminés par la covid après que l'on a fréquenté un bar. Je n'y peux rien ! Moi aussi, lorsque j'avais le temps, je fréquentais les bars et les restaurants ; il ne s'agit pas d'incriminer qui que ce soit. C'est un fait complexe, qui participe de la diffusion de l'épidémie.
Monsieur Assouline, la loi prévoit que la police sanitaire est une compétence de l'État relevant du Premier ministre, du ministre des solidarités et de la santé et des préfets. Le Premier ministre et le Gouvernement ont fait un choix. J'entends parfaitement les critiques et les remises en question. Je comprends qu'un maire ait envie de défendre la vie sociale dans sa commune, ses bars et ses restaurants. Mais j'entends aussi les maires qui, tout en défendant la vie sociale et économique, me disent que c'est la bonne décision à prendre aujourd'hui pour protéger les habitants, puisque la diffusion épidémique augmente.
Ce n'est pas une question politique. Des maires issus du même parti que la maire de Marseille ou celle de Paris considèrent qu'une mesure nécessaire, dès lors qu'elle est justifiée, ne doit pas être discutée. Je ne dis pas que ce n'est pas dur ! Je me mets à la place des Marseillais et je sais que des gens sont en colère, même si je ne vais plus sur les réseaux sociaux, car je ne suis pas masochiste.
Honnêtement, tout ce qui est fait est destiné à assurer la protection des gens. Personne n'a critiqué les mesures de restriction de rassemblements et de couvre-feu mises en place en Mayenne, au mois de juillet, lors de la reprise épidémique ! Que s'est-il passé alors ? L'épidémie est retombée et l'impact sanitaire a été extrêmement faible. Nous avons fait la même chose en Guyane lorsque l'épidémie a commencé à flamber, et on a réussi à l'enrayer. Il y a pas de raison que nous n'y parvenions pas à Marseille, comme dans tout autre territoire de la République. Notre seul objectif est de protéger la santé des Français.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Allez-vous rendre obligatoire la vaccination antigrippale ?
M. René-Paul Savary, président. - Cette question est tout à fait essentielle.
M. David Assouline. - Je précise, pour qu'il n'y ait pas de malentendu, que je demandais de la cohérence dans les mesures. Un Français pourrait vous demander pourquoi l'activité sportive, qui ne doit pas être très importante pour l'économie, est interdite : 10 enfants dans une grande salle n'ont pas le droit de faire de la danse, mais on peut entasser 30 mômes dans une classe ! Que répond-on aux parents ?
Mme Angèle Préville. - Lors de la mise en isolement des Ehpad, a-t-il été prévu dans les consignes que l'ensemble du personnel, et même les livreurs, devaient bénéficier d'équipements de protection, et pas seulement les soignants ?
M. Olivier Véran, ministre. - Non seulement les livreurs devaient être protégés, mais ils ne pouvaient pas rentrer dans les établissements !
En tant que ministre de la santé, je crois sincèrement aux bienfaits du sport. Mais dans les salles de sport, du fait de la transpiration, des jets de gouttelettes, des mouvements, les contaminations sont beaucoup plus importantes que dans le milieu professionnel, où sont imposés la distanciation et le masque.
Monsieur Assouline, je n'ai pas dit hier soir que les gymnases et les salles de sport seraient interdits aux enfants, notamment dans le cadre en scolaire. J'ai dit que ce sujet faisait partie des mesures en concertation entre les préfets et les élus dans les zones concernées.
La campagne antigrippale commencera le 13 octobre, comme chaque année, et pas avant. Si l'on vaccine trop tôt, le vaccin perd en efficacité dans la durée et ne protège pas au bon moment. Nous disposons des conclusions de l'épisode grippal dans l'hémisphère sud : la grippe y a été retardée - il y a donc des raisons de penser que la grippe, qui apparaît habituellement en France à partir du 20 décembre, interviendra encore plus tard - et faible, du fait des gestes barrières et de la distanciation sociale. Il y aurait aussi un mécanisme de compétition entre la grippe et la covid, qui utilisent un récepteur similaire.
Nous devons néanmoins veiller à la vaccination dans notre pays des publics vulnérables et des soignants, qui constituent une cible importante. Nous mettrons l'accent sur la campagne vaccinale. Pour la première fois, en plus des commandes des officines, nous avons procédé à des sécurisations de commandes d'État. Nous avons 30 % de doses de vaccins en plus par rapport aux années précédentes.
La vaccination des soignants sera un véritable enjeu. À La Réunion, la couverture vaccinale antigrippale des soignants en Ehpad n'a pas dépassé les 30 %. Une obligation devrait être prévue dans la loi ; je ne suis pas certain que nous aurions le temps de le faire... Nous aurons une stratégie affinée en matière de vaccination antigrippale, qui passe par la Haute Autorité de santé. Nous nous tenons prêts.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Il faudra se poser la question de l'obligation de vaccination pour les soignants, dont on parle depuis des années.
M. René-Paul Savary, président. - Il faut une véritable volonté. La grippe devrait être citée en exemple pour que nos concitoyens comprennent l'intérêt de la vaccination contre la covid. Nous sommes donc fort intéressés par cette campagne de vaccination.
Merci, Monsieur le ministre, pour vos réponses.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 13 h 10.