- Mardi 15 septembre 2020
- Audition du professeur Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique
- Audition du professeur Didier Raoult, directeur de l'Institut hospitalo-universitaire en maladies infectieuses de Marseille
- Audition commune des professeurs Dominique Costagliola, épidémiologiste, membre de la cellule de crise de l'Académie des sciences, et Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Bichat, directeur de l'Institut thématique d'immunologie, inflammation, infectiologie et microbiologie de l'Inserm (Reacting), membre du conseil scientifique
- Mercredi 16 septembre 2020
- Jeudi 17 septembre 2020
Mardi 15 septembre 2020
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président-
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition du professeur Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique
M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition du professeur Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
Le professeur Delfraissy est accompagné de quatre membres du conseil scientifique, MM. Simon Cauchemez et Daniel Benamouzig, Mme Marie-Aleth Grard et M. Denis Malvy, ainsi que de Mme Caroline Jaegy, chargée de mission.
Mis en place le 11 mars 2020, le conseil scientifique a été consacré par la loi du 23 mars 2020 qui en a fait un des éléments de l'état d'urgence sanitaire.
L'article L. 3131-19 du code de la santé publique prévoit ainsi : « En cas de déclaration de l'état d'urgence sanitaire, il est réuni sans délai un comité de scientifiques. Son président est nommé par décret du Président de la République. Ce comité comprend deux personnalités qualifiées respectivement nommées par le Président de l'Assemblée nationale et le Président du Sénat ainsi que des personnalités qualifiées nommées par décret. Le comité rend périodiquement des avis sur l'état de la catastrophe sanitaire, les connaissances scientifiques qui s'y rapportent et les mesures propres à y mettre un terme, y compris celles relevant des articles L. 3131-15 à L. 3131-17, ainsi que sur la durée de leur application. Ces avis sont rendus publics sans délai. Le comité est dissous lorsque prend fin l'état d'urgence sanitaire ».
Le conseil a rendu des avis publics à chacune des étapes de la gestion de la crise, avant ou après les annonces du Gouvernement.
Il est pluridisciplinaire et notre commission d'enquête a déjà entendu plusieurs de ses membres sur différentes thématiques. C'est le cas d'Arnaud Fontanet, dans le cadre de la table ronde consacrée à la gestion de la crise sanitaire dans l'Oise, mais aussi de Bruno Lina, entendu la semaine dernière sur la question des tests et du dépistage. Nous entendrons cet après-midi Yazdan Yazdanpanah sur les questions de la recherche et des traitements.
Sur ces derniers aspects, un second comité, le Comité analyse recherche et expertise (CARE), dirigé par Françoise Barré-Sinoussi, a été mis en place. Il est chargé de faire des recommandations sur la recherche ainsi que sur des essais cliniques et thérapeutiques.
Professeur, vous avez été entendu à deux reprises par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, ce qui me permet de faire écho aux propos que vous avez tenus devant nos collègues députés. Nous sommes en effet aujourd'hui dans une logique de retour d'expérience sur la gestion de la crise.
Vous avez déclaré en conclusion, le 18 juin dernier, que vous aviez deux messages à faire passer : « Premièrement, il faut anticiper pour mieux préparer. Deuxièmement, je pense que nous devons avoir une vraie réflexion sur la construction et sur l'avenir de la santé publique en France. » Pourriez-vous développer et préciser ces deux points ce matin ?
Enfin, vous avez déclaré à l'Assemblée nationale que le conseil scientifique avait fait entendre « sa petite musique ». Pour notre part, comme nombre de nos concitoyens, nous avons plutôt eu le sentiment d'entendre une assourdissante cacophonie de la part du monde scientifique...
M. Roger Karoutchi. - C'est le moins qu'on puisse dire !
M. René-Paul Savary, président. - Comment l'expliquez-vous ?
Je vais vous demander de présenter brièvement vos principaux messages, en dix ou quinze minutes au maximum, afin de laisser le temps aux échanges. Les personnes qui vous accompagnent pourront prendre la parole pour répondre aux questions.
Mesdames, messieurs, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. J'invite chacun d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jean-François Delfraissy, Simon Cauchemez et Daniel Benamouzig, Mmes Marie-Aleth Grard et Caroline Jaegy, ainsi que M. Denis Malvy prêtent serment.
À toutes fins utiles, je rappelle à tous que le port du masque est obligatoire et je vous remercie pour votre vigilance.
M. Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique. - Je souhaite tout d'abord apporter une précision, monsieur le président. Vous avez fait prêter serment à Caroline Jaegy, c'est très bien, puisqu'elle est présente. Toutefois, Caroline est une stagiaire de Sciences Po, qui nous accompagne comme chargée de mission, mais qui n'est pas membre du conseil scientifique. J'en profite pour vous indiquer que les moyens humains mis à disposition du conseil depuis le début de cette crise se sont résumés à deux stagiaires.
Vous avez rappelé qui nous étions. On demande souvent pourquoi ce comité multidisciplinaire ne comprend pas d'économiste. J'avais souhaité la présence de spécialistes en sciences humaines et sociales et d'un représentant de la société civile et nous avons discuté de la présence d'économistes. Au début de la crise, les préoccupations sanitaires étaient largement dominantes, mais nous nous sommes très vite intéressés aux conséquences économiques et nous avons travaillé avec des groupes d'experts en économie. Toutefois, il ne nous est pas paru pertinent d'intégrer un économiste au sein d'un groupe qui avait une vision essentiellement scientifique et médicale, d'autant plus que le Gouvernement avait mis en place un groupe d'experts économistes.
Bien que vous l'ayez également rappelé, j'insiste sur le fait que ce comité a pour but d'éclairer le Gouvernement et les autorités sanitaires : il n'a pas pour fonction de décider. Nous voyons ressurgir des allusions à un « troisième pouvoir » médical : c'est du bullshit, oubliez ça ! On en entend parler uniquement dans les médias. La France est une grande démocratie, le comité scientifique est auditionné par le Sénat, il l'a été par l'Assemblée nationale. Les experts scientifiques et médicaux sont là pour aider à prendre des décisions difficiles parce qu'elles sont compliquées.
Si je suis venu accompagné d'un certain nombre de membres du comité scientifique, c'est parce que nous avons mené un travail de groupe, en faisant un exercice d'intelligence collective. Il ne s'agit pas du tout de la réflexion d'un homme seul, même si le président est mis en avant pour des raisons diverses et variées - tant mieux d'ailleurs, j'ai les épaules assez larges pour recevoir les coups ! Nos avis sont rendus de manière collégiale, après une phase de construction en interne. Nous avons souhaité émettre des avis écrits, destinés à être rendus publics, avec un décalage entre la remise au Gouvernement et la diffusion. Il me paraît essentiel, en termes de vision démocratique, que ce sur quoi les décideurs s'appuient puisse être partagé avec nos concitoyens. C'est d'ailleurs un mode de travail habituel en médecine, où la décision est de moins en moins celle d'une personne, mais de plus en plus celle de groupes. Les réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP) ont pour but de permettre les décisions collégiales. On a dit que ce conseil scientifique était un outil très nouveau, mais son mode de travail est en fait très habituel.
Nous avons connu quatre grands moments : le premier a consisté à faire comprendre au politique, entre le 10 et le 17 mars, la nécessité du confinement du pays - cette décision n'est pas seulement française, on la retrouve dans tous les grands pays européens - ; dans une deuxième période, nos avis ont porté sur la manière de gérer le confinement ; la troisième période a porté sur le déconfinement, en sortant du conseil immédiat pour adopter une vision stratégique - nous avons beaucoup travaillé à l'époque avec le groupe constitué autour de Jean Castex, avant que ce dernier ne devienne Premier ministre ; dans la quatrième période, nous avons rendu quelques avis stratégiques autour du déconfinement, des différents scénarios à venir, des plans de préparation de l'ensemble des structures, afin que les différents corps de l'État ne s'endorment pas pendant l'été - notre avis n° 8 de fin juillet tentait d'anticiper la rentrée, en posant le problème des vingt grandes métropoles françaises qui représentent un enjeu majeur pour la rentrée, en termes de densité de population, notamment pour sa partie la plus jeune, d'activité économique et de transports, plutôt que les régions.
Vous nous avez interrogés sur nos relations avec les différentes agences de santé existant déjà en France. J'ai souhaité d'emblée que cet objet nouveau qu'est le conseil scientifique - vous avez rappelé qu'il a été créé par la loi, même s'il a fait ses débuts dans un vide juridique complet - ne constitue pas une nouvelle strate décisionnelle, comme on a l'habitude de le faire en France, mais s'appuie sur ce qui existait déjà. Nous avons eu bien sûr des relations avec Santé publique France, dont la directrice était présente à l'Élysée lors de la réunion du 12 mars, avec le Haut Conseil de santé publique (HCSP), dont le président est membre à part entière du conseil scientifique, avec la Haute Autorité de santé (HAS), avec la recherche, avec REACTing - Yazdan Yazdanpanah vous en parlera cet après-midi. Dans une vie antérieure, j'ai été à l'origine de la construction de REACTing comme modèle de réponse d'urgence aux épidémies. Nous avons également eu beaucoup de relations avec l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), avec le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) - je précise que je n'ai pas démissionné de la présidence de ce comité, mais que je me suis déporté en faveur de sa vice-présidente, parce que j'ai immédiatement jugé cette fonction incompatible avec une présidence opérationnelle du conseil scientifique - et avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).
Au mois d'avril, nous avons fait un gros effort pour créer des liens avec les académies de médecine et des sciences, avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), pour leur expliquer ce que l'on savait, pourquoi on prenait telle direction, les enjeux qui pouvaient se poser.
Enfin, avec des résultats variables, nous avons créé des liens avec nos collègues étrangers au Royaume-Uni, en Italie, en Allemagne, même si ces conseils scientifiques ne correspondent pas forcément à notre modèle. Nous avons eu des échanges d'ordre scientifique, mais l'Europe, à cette occasion, ne s'est pas très bien construite, puisque l'ensemble des décisions prises l'ont été au niveau de chaque pays, chacun ayant tendance à se refermer sur lui-même.
J'en viens à notre relation avec le politique. Cette crise est sans précédent - il y a quatre ans, dans une conférence, j'avais évoqué l'hypothèse de la mutation d'un virus grippal, et non d'un coronavirus, mais j'y croyais sans y croire... Les relations du politique avec le comité scientifique, installé par le politique, posent deux ou trois questions sur lesquelles je veux revenir.
Tout d'abord, ce comité est-il autonome ou dépend-il du politique ? Nous avons tout fait pour garder notre indépendance dans notre mode de fonctionnement : nous pouvons être saisis par le Gouvernement, mais nous pouvons aussi nous autosaisir, nous avons joué la transparence, certaines de nos propositions n'ont pas été retenues.
Ensuite, ce comité comprend des médecins et des scientifiques. Il ne correspond pas au modèle hiérarchique de la haute administration française. Nous ne sommes pas des énarques, nous ne sommes pas des hauts fonctionnaires qui doivent répondre, dans le contexte français, à l'ordre politique. Nous n'avons pas de relation hiérarchique, y compris avec le plus haut niveau de l'État, notre parole est libre.
Certains enjeux restent fondamentaux dans la relation avec le politique. Premièrement, la science se construit sur les incertitudes. S'il n'y a pas d'incertitude en science, on ne construit pas de la bonne science. Donc, nous avons des hésitations. Je comprends que certains d'entre vous puissent ensuite nous interroger sur les différentes prises de parole des scientifiques : distinguons la prise de parole des scientifiques de la prise de parole du conseil scientifique. Cette notion d'incertitude, par définition, ne plaît pas au politique, qui a besoin d'une forme de certitude à court terme pour construire ses décisions. Deuxièmement, il y a le facteur temps : le temps des médias est de quelques heures, le temps du politique est de quelques jours, le temps de la science se compte en semaines et en mois. J'ai dit d'emblée que nous n'aurions pas de résultat d'essais thérapeutiques, de construction solide, avant trois ou quatre mois. On comprend bien qu'il soit difficile pour un politique d'intégrer qu'il n'aura pas de réponse scientifique solide avant plusieurs mois. Ceux qui pensent que l'on peut avoir des résultats extrêmement rapides se trompent : pour avoir des résultats solides, la science prend un peu de temps. Troisièmement, à aucun moment, nous n'avons eu l'idée qu'un « troisième pouvoir » médical pourrait s'installer en France. Nous sommes là pour éclairer le politique sur des questions difficiles, l'actualité le prouve, mais c'est bien le politique qui décide.
De notre point de vue, la relation avec les plus hautes autorités de l'État s'est déroulée dans un climat de confiance, qu'il s'agisse des conseillers de l'Élysée, de Matignon, du ministère de la santé, sous forme de notes ou d'avis. Nous avons eu des positions divergentes : sur l'ouverture des écoles, ou sur la place du citoyen et de la société civile, aucun comité citoyen n'ayant été mis en place au niveau tant national que territorial. Nous avons également pu regretter qu'une certaine forme de gouvernance ne se soit pas installée.
J'en arrive enfin à ce que nous ne sommes pas : nous ne sommes pas une instance de décision, nous ne décidons rien, c'est le politique qui le fait, nous sommes là pour l'éclairer. J'insiste parce que je vois le débat repartir : il peut intéresser les médias, mais pas les gens sérieux ! Nous ne sommes pas une structure pérenne, nous ne sommes pas une nouvelle agence sanitaire. Le conseil scientifique est lié à la crise sanitaire, il faut qu'il ait un début et une fin ; je vous rappelle qu'il avait souhaité disparaître le 9 juillet 2020 et que ce sont les parlementaires qui ont voulu le prolonger jusqu'au 30 octobre. Ce choix nous a mis en difficulté : on aurait pu imaginer que ce conseil passe la main à d'autres scientifiques, mais nous avons jugé en notre âme et conscience qu'il était difficile de ne pas accompagner le Gouvernement en cette période d'été et de rentrée, où nous avions anticipé le retour du virus, et nous avons donc décidé de rester jusqu'au 30 octobre. Mais j'insiste sur la question de fond : à partir du moment où l'on crée un objet nouveau de ce type et qu'on croit lui confier une forme de pouvoir - qu'il n'a pas ! -, la meilleure façon de répondre aux critiques, c'est de mettre fin à cet organisme. Nous en sommes totalement persuadés ; ensuite se pose la question du moment de sa disparition.
Nous n'étions pas non plus un organisme opérationnel. Nous étions là pour guider, construire une doctrine, une réponse s'appuyant sur des bases scientifiques autant que faire se peut. La science a évolué durant cette crise. Comment construire quand on découvre en marchant ? Nous avons été une instance de santé publique. Il a été très peu question d'innovation thérapeutique jusqu'à maintenant, même si cela va arriver. Les décisions que nous avons été amenés à « faire prendre » par le politique au plus haut niveau, quand il l'a souhaité, ont été essentiellement des décisions de santé publique. On en revient donc à ce que j'avais évoqué devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale : ce comité a joué un rôle de construction de la pensée et de la décision en santé publique en France, et l'on peut donc s'interroger sur ce qui manque en termes d'outils et de construction d'une vision de santé publique. C'est l'une des grandes leçons de cette crise.
Je comprends les interrogations de nos concitoyens qui ont le sentiment d'entendre tout et son contraire de la part d'un certain nombre de personnalités scientifiques. Il faut d'abord bien séparer ce que dit le conseil scientifique au moment où il rend des avis écrits et le barnum médiatique qui existe depuis mi-avril - il s'était calmé pendant l'été, mais il reprend depuis trois semaines - où des gens qui croient tout savoir prennent la parole dans les médias, ce que l'on peut regretter. Daniel Benamouzig vous dirait qu'il y a une absence de régulation. Nous avons essayé de cadrer les choses, autant que faire se peut, mais il y a une liberté d'expression naturelle en France et il est donc difficile de réguler les prises de parole.
Enfin, les connaissances ont évolué, y compris les nôtres, concernant notamment les mécanismes de transmission (les lieux de transmission, l'existence de personnes supercontaminatrices, etc.). Il faut prendre des décisions stratégiques fondées sur la science au moment même où cette science se construit.
S'agissant de l'immunité en population, on sait maintenant qu'il y a entre 5 % et 10 % de la population, suivant les régions, qui a été contaminée et a des anticorps : ce n'était pas évident au départ ! Si l'on m'avait demandé de parier, j'aurais plutôt misé sur 20 % ou 25 % en France ; or le taux observé est nettement inférieur, et cela vaut pour l'ensemble des pays.
Sur la signification des anticorps, est-on protégé quand on a été malade une première fois ? Oui, probablement, dans l'immense majorité des cas. Mais on vient de décrire, dans les dernières semaines, quatre cas de deuxième contamination, chez des personnes ayant eu des anticorps. Concernant le supposé rôle contaminant des enfants, on s'est aperçu, en fait, que les enfants étaient contaminés par les adultes. Il y a donc eu une acquisition de connaissances au fur et à mesure, qui a rendu les décisions difficiles à prendre.
Pour conclure, je remercie publiquement l'ensemble du conseil scientifique qui a travaillé énormément - plus de 150 réunions, y compris le week-end ! L'important, c'est le travail d'équipe et l'intelligence collective. Je remercie également les Français qui, à 80 %, sont un peu inquiets, mais restent raisonnables - là aussi, les médias ont un rôle en ne s'intéressant qu'au 20 % de personnes qui, à des degrés divers, refusent les mesures.
Je voudrais enfin vous faire part d'un regret, concernant les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous avions d'emblée émis un certain nombre de recommandations et de consignes pour la prise en charge de leurs pensionnaires. La confrontation entre cette vision sanitaire et la volonté de laisser les anciens vivre normalement a mis en évidence le fait que les Ehpad étaient beaucoup moins médicalisés qu'on ne le pensait, que l'organisation de la prise en charge médicale était complexe - cela avait été signalé depuis longtemps dans d'autres structures. S'il devait y avoir une reprise du virus dans quelques semaines, il ne faudrait pas répéter ce qui s'est passé et faire en sorte que tout soit prêt.
S'il nous reste du temps en fin d'audition, nous pourrons vous donner notre vision de ce qui pourrait se passer dans les semaines ou les mois qui viennent, afin de ne pas parler uniquement du passé.
M. René-Paul Savary, président. - Effectivement, notre commission d'enquête ne se penche pas seulement sur le passé, mais elle tend à préparer l'avenir. Le présent reste important, parce que la situation évolue.
Il est de tradition, après l'exposé de la personne auditionnée, que les rapporteurs posent leurs questions. Nous passerons ensuite aux questions des membres de la commission que je regrouperai.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Je tiens tout d'abord à remercier les membres du conseil scientifique, parce que leur tâche est difficile et que leur engagement est entier. Pour nous tous, cette audition est l'occasion de chercher les réponses à apporter pour améliorer notre attitude collective face à une épidémie. Les réflexions du conseil sont donc essentielles à cet égard.
Je me limiterai à deux questions sur des sujets que vous avez abordés, monsieur le professeur. La première porte sur l'existence de votre instance, dont les membres et le travail ne sont pas en cause. Quand une épidémie flambe dans un pays, quelle signification peut avoir la création ex nihilo d'une nouvelle instance et sa ratification, quelque temps plus tard, par le Parlement ? Cette création procédait de la seule volonté du chef de l'État. Que dit cette décision de l'état de notre système de santé et de notre préparation à la survenue d'une crise sanitaire de cette ampleur ? Comment voyez-vous la réponse à cette question ? Vous avez rappelé vous-même la durée de vie limitée de cette instance, qui n'a pas vocation à s'inscrire dans le paysage de la gouvernance sanitaire de notre pays. Si l'on partage votre raisonnement sur l'utilité de vos travaux, le jour où cette instance disparaît, quelque chose ne fonctionne plus à nouveau.
Ma deuxième question porte sur la façon dont la controverse scientifique fonctionne dans notre pays. Dans une période où la connaissance se construit pas à pas, dans une situation inquiétante, la controverse a connu des modalités qui dépassaient la légitimité du débat scientifique. Pour parler plus clairement, on a plus assisté à la controverse des ego qu'à autre chose. L'absence de régulation a-t-elle été liée au fait que nous sommes une démocratie ? La parole est libre, et c'est heureux, mais quand les excès prennent le pas sur l'utilité du débat scientifique, c'est l'ensemble de notre population qui en paie les conséquences. Comment remédier à cet état de fait ?
M. Jean-François Delfraissy. - Je répondrai à votre première question et je laisserai Daniel Benamouzig vous répondre sur le problème de la régulation.
Sur le premier point - pourquoi une nouvelle instance ?-, il manquait probablement quelque chose...
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Un long silence s'installe...
M. Jean-François Delfraissy. - Le conseil scientifique a été créé à la suite de signaux d'alerte que j'avais envoyés à l'Élysée au retour d'une réunion de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) où je m'étais rendu au titre du CCNE, parce que j'avais trouvé que les Chinois ne nous disaient pas grand-chose. Après m'être entretenu avec des collègues italiens et avoir pris contact avec Simon Cauchemez sur les modélisations, j'ai contacté l'Élysée. Le 5 mars, une réunion multidisciplinaire de 24 scientifiques s'est tenue à l'Élysée. Le conseil scientifique a été créé de novo pendant le week-end. On aurait pu imaginer que les patrons des différentes agences - Santé publique France, le Haut Conseil de santé publique, la HAS, etc. - se réunissent en comité scientifique des patrons d'agence sanitaire pour éclairer le Gouvernement, mais ce modèle n'a pas été retenu. Je suis mal placé pour parler des raisons qui ont orienté ce choix, puisque nous avons eu tout de suite les mains dans le cambouis.
Nous avons tenté d'être indépendants et autonomes. J'ai été le directeur de l'Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales (ANRS) et je sais très bien que, dans cette fonction, tout en étant soi-même, on défend l'agence que l'on dirige. Dans un comité de scientifique et d'experts indépendants, où le sens de la hiérarchie n'est pas directement impliqué, une liberté d'expression peut s'établir. En revanche, on peut se dire que, dans un climat d'extrême urgence, il s'agit d'un modèle de réponse. Si l'on observe ce qu'ont fait les autres pays européens, on trouve les deux modèles : des créations de novo et des modèles s'appuyant sur des agences déjà existantes. Au début du mois de juillet, l'ensemble des agences s'étaient organisées pour faire face à la situation et il nous revenait de leur passer la main. Vous avez souhaité que le conseil scientifique poursuive son activité, nous gardons notre indépendance d'esprit, nous sommes capables de donner des signaux d'alerte, ce qui n'est pas toujours facile...
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Pourquoi ? Quelle est la difficulté ? Vous n'êtes pas nécessairement entendus ?
M. Jean-François Delfraissy. - Nous sommes là pour émettre des signaux d'alerte, mais il peut y avoir des nuances. Les enjeux de la crise actuelle ne sont plus seulement sanitaires, ils sont aussi sociétaux et économiques. Nous en avons pleinement conscience.
Dans la relation entre un conseil scientifique et les plus hautes autorités de l'État, on passe par différentes phases, même s'il y a un climat de confiance. Je pense que les différentes agences sont parfaitement capables de prendre le relais. Nous sommes prolongés jusqu'au 30 octobre et après, on verra !
M. René-Paul Savary, président. - Donc, clairement, notre système n'était pas prêt à affronter cette crise ?
M. Bernard Jomier, rapporteur. - C'est tout l'art de la synthèse de notre président !
M. Jean-François Delfraissy. - Le système de santé publique français et notre vision de santé publique n'étaient pas prêts à affronter un tsunami de ce type.
M. Daniel Benamouzig, sociologue, membre du conseil scientifique. - Nous sommes tous conscients de vivre une situation extraordinaire, mais j'insiste sur le caractère ordinaire de notre manière de fonctionner. Jean-François Delfraissy a souligné qu'elle était assez commune dans le monde médical et, plus largement, dans le monde de l'expertise sanitaire en France. Pour ce qui me concerne, je travaillais déjà, l'an dernier, dans le cadre d'un conseil scientifique indépendant sur la question des agénésies transverses des membres supérieurs - les bébés sans bras - selon des modalités de régulation qui, dans leur forme, sont assez fréquentes dans le domaine de la santé, où l'on a besoin d'expertises scientifiques indépendantes, pluralistes, collégiales.
Une autre dimension ordinaire sur laquelle je souhaite témoigner « de l'intérieur » est l'indépendance : on regarde tous le paysage institutionnel dans lequel le conseil scientifique évolue, sa place par rapport à différents pouvoirs. On est assez friands, dans notre pays, de ce type de détails qui caractérisent une grande démocratie. Dans le fonctionnement quotidien, le mot « indépendance » a une dimension très concrète, par exemple dans nos modalités d'échanges. Jean-François Delfraissy faisait référence au nombre de nos réunions, plus de 150, ce qui veut dire que nous nous sommes réunis tous les jours, parfois plusieurs fois par jour jusqu'au mois de juillet. À travers ces délibérations, ces doutes, ces échanges, cette recherche d'angles d'attaque qui n'ont pas été examinés, on finit par construire une pensée collective, qui est un amalgame d'éléments connus de certains d'entre nous - je suis très impressionné, à titre personnel, par la qualité de mes collègues -, fondés sur leurs connaissances scientifiques ou sur leur expérience de clinicien, etc., et d'éléments qui ne sont pas connus, qui sont discutés, débattus, très controversés. Voilà le fruit de la délibération.
De manière très concrète aussi, l'écriture de nos avis, que nous assurons nous-mêmes, représente un travail considérable pour stabiliser une forme de pensée collective, la rendre lisible, précise, s'assurer qu'elle embrasse l'ensemble des problèmes. Elle répond aussi à une exigence de transparence, permettant de rendre compte à nos concitoyens du résultat de notre travail scientifique. C'est un travail auquel il faut s'atteler quotidiennement, jusque très tard dans la nuit. Je passe sur le nombre de versions qui ont été nécessaires pour élaborer chaque document. C'est aussi là que se situe l'indépendance : nous avons la maîtrise de l'écrit, de nos délibérations, de nos questionnements, abstraction faite des questions institutionnelles concernant la saisine, l'autosaisine, la position hiérarchique.
Le deuxième point sur lequel je souhaite revenir est l'écart entre le caractère collégial et assez consensuel de nos avis, la convergence de nos points de vue, et un débat public beaucoup plus controversé sur les mêmes thématiques, parfois même illisible, qui suit des dynamiques très difficiles à anticiper, même si, au fil des mois, on observe la récurrence d'un certain nombre de configurations, comme on dit en sociologie. Ce désordre nous frappe aussi, comme n'importe quel citoyen qui cherche de l'information, mais il faut faire avec. D'une certaine manière, il exprime aussi l'autonomie et la liberté d'un certain nombre d'acteurs.
La difficulté tient au fait que, sur ce type de question, on a une conjonction d'autonomies très grandes et très légitimes. La profession médicale, pour des raisons historiques anciennes, dispose d'une très grande autonomie. La profession scientifique, pour des raisons équivalentes, mais un peu différentes, dispose également d'une très grande autonomie - je suis chercheur au CNRS et je me félicite chaque jour de l'autonomie dont je bénéficie dans mon travail scientifique, dans mes questionnements, dans les recherches que je souhaite entreprendre et ce sentiment est partagé par tous les chercheurs de notre pays. Les acteurs de la sphère médiatique disposent aussi très légitimement d'une très grande autonomie dans leur manière d'apprécier les problèmes, d'organiser les discussions ; c'est aussi un gage de notre démocratie.
Ces grandes autonomies se mélangent, s'entrechoquent et répondent à des logiques très différentes. Les logiques du champ médiatique ne sont pas les mêmes que celles du champ médical ou scientifique. Ce qui me frappe, et qui peut appeler une forme de réflexion collective des différentes professions auxquelles j'ai fait référence, c'est la difficulté de la régulation.
Dans le monde médical, la régulation a été compliquée, les divergences sont difficiles à régler, alors que des instances sont prévues et que ces problèmes se posent depuis toujours. Il y a donc une vraie difficulté à aborder ces questions dans un contexte de forte exposition médiatique. On pourrait dire la même chose des instances scientifiques, où existe une forme de régulation sur laquelle on peut s'interroger. Quel est le rôle des régulateurs de la vie scientifique dans la manière dont un certain nombre de positions sont présentées, défendues, organisées, mises en place ? Je ne suis pas un spécialiste de la recherche clinique, mais on a pu observer un certain polycentrisme, pour rester poli, voire un certain désordre. Il y a là aussi matière à progresser.
Enfin, dans le domaine de l'expression médiatique, les professionnels eux-mêmes doivent engager une réflexion, peut-être dans un cadre civique, sur la régulation des médias, dont l'autonomie est légitime, mais ne doit pas occulter le fait que sont mises en oeuvre des logiques mercantiles, d'audience, de positionnement, qui induisent des effets problématiques sur le débat en santé publique.
Rendre le conseil scientifique responsable de ce désordre, qu'on a pu qualifier de barnum, me semble un raccourci audacieux et injuste.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Je tiens également à remercier le professeur Delfraissy et les membres du conseil scientifique de nous avoir éclairés durant la gestion de cette crise. Mes questions porteront sur l'état des connaissances.
Professeur, vous avez déclaré, le 24 août : « On peut imaginer des vaccins partiels au premier trimestre 2021. » Le 10 septembre, lors de nos auditions, le professeur Lina m'a semblé plus réservé quant aux dates de sortie des vaccins. Qu'est-ce qu'un vaccin partiel ? Pouvez-vous préciser votre idée ?
J'aimerais également connaître votre avis sur l'origine du covid-19. Vous avez dit que vous aviez participé à une réunion de l'OMS en février et que vous aviez trouvé que les Chinois « ne racontaient pas grand-chose ».
M. Jean-François Delfraissy. - S'agissant des vaccins, vous avez tous compris que nous sommes dans un modèle de construction vaccinal très différent du modèle habituel : de grands groupes pharmaceutiques, s'appuyant sur les recherches de start-up ou de grandes universités comme Oxford, ont décidé d'expérimenter un certain nombre de candidats vaccins, en suivant les phases 1, 2 et 3 habituelles, et de mettre en place, dans le même temps, les outils industriels permettant une production de vaccin à haut niveau. C'est du jamais vu. D'habitude, les industriels attendent les premiers résultats de leurs produits, vaccins ou médicaments, avant de s'engager dans un processus industriel. Ils prennent donc deux risques, mais demandent aux pays de les « financer » en passant commande de millions de doses, ce qui leur permet d'investir dans l'outil industriel. On a donc un nouveau modèle où l'élaboration d'un vaccin et l'outil industriel se construisent en même temps.
Parmi les différents candidats vaccins, un certain nombre restera sur le carreau. Pour le covid-19, deux types de vaccins sont possibles. Un premier modèle permet de diminuer la gravité des formes sévères chez les patients les plus à risques, ce qui n'est pas très habituel dans la stratégie vaccinale ; le deuxième modèle, plus classique, correspond à des vaccins préventifs qui évitent la transmission d'une personne à une autre. J'ai voulu indiquer que, compte tenu de la dynamique particulière observée et de l'effort considérable entrepris, on peut imaginer que, parmi les sept grands candidats vaccins, deux ou trois donnent de premiers résultats dans le premier trimestre de 2021, pour un vaccin qui aurait une efficacité en termes de transmission de l'ordre de 50 %, par exemple, mais qui permettrait peut-être de réduire la fréquence et la sévérité des formes graves, ce qui serait un élément essentiel, puisque la maladie est bénigne dans 90 % à 92% des cas. Je ne pense pas que Bruno Lina soit en contradiction avec moi sur ce point. Quoi qu'il en soit, le conseil scientifique s'appuie sur les données dont il dispose, mais il ne lit pas dans une boule de cristal ; il y a donc une part de risque à donner une date. Je pense néanmoins que l'évolution sera plus rapide que dans les stratégies vaccinales habituelles.
Sur l'origine du covid-19, je sais qu'il y a eu beaucoup de débats sur l'hypothèse d'un virus qui se serait échappé du laboratoire P4 de Wuhan. Je n'ai aucune opinion sur ce scénario, si ce n'est que ce laboratoire répondait à des critères de sécurité de très haut niveau et que les technologies chinoises ont également atteint un très haut niveau. Je maintiens ma position sur le fait que les Chinois nous disent ce qu'ils veulent et que leur communication scientifique, tout en respectant les conditions habituelles, est quand même sous contrôle. Sur le fond, on peut imaginer qu'il s'agit du schéma habituel d'un virus porté par une chauve-souris, qui passe par un porteur animal avec une rupture de la barrière d'espèce, phénomène qu'on ne comprend pas encore très bien, et atteint l'homme.
M. René-Paul Savary, président. - Si la stratégie vaccinale permet d'éviter seulement 50 % de transmissions, pensez-vous qu'elle soit sociétalement acceptable ?
M. Jean-François Delfraissy. - Il s'agit d'une science en mouvement. Dans un premier temps, on peut avoir un vaccin dont l'efficacité soit partielle. Ce premier candidat vaccin pourra être amélioré par la suite, puisque l'on progresse en marchant. J'ai voulu indiquer que l'on n'aurait pas forcément, dans ce premier trimestre de 2021, le vaccin idéal que nous attendons tous, qui permettrait d'éviter la transmission dans toutes les classes d'âge avec une efficacité de 99 %. On aura d'abord quelque chose d'incomplet.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Je remercie également le conseil scientifique pour l'ensemble de son travail. Je poserai trois questions.
Ma première question tient au degré de connaissance. Le conseil scientifique a été installé le 11 mars, après votre travail de sensibilisation du Président de la République. À la fin du mois de janvier, la ministre de la santé, s'appuyant sans doute sur les travaux de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), nous disait que le risque que le virus pénètre en France était très faible. Aviez-vous, dans vos domaines respectifs, le même degré de connaissance ? Dans l'affirmative, cela signifierait que les modélisations de l'Inserm n'étaient pas correctes à l'époque. Dans la négative, quel était votre véritable degré de connaissance ? Pour cette période incertaine, entre janvier et début mars, où l'épidémie était déjà très forte dans la région Grand Est, les associations de patients nous ont dit qu'elles avaient déjà des connaissances. Si le degré de connaissance n'était pas bon en France, que faudrait-il faire pour améliorer, dans le cadre d'une épidémie future, la connaissance de ce qui se passe ailleurs ? Quels étaient les embryons de connaissance et de traitement en Chine ou en Italie ?
Ma deuxième question porte sur la situation actuelle. On a vu, dans la gestion par les soignants de cette épidémie, que la région Île-de-France apprenait de ce qui se faisait dans la région Grand Est, notamment pour l'évolution des traitements de réanimation, l'utilisation des anticoagulants ou des antiinflammatoires. Si l'épidémie repart, comme sa répartition territoriale est plus « lâche » - on trouve des clusters dans l'Aveyron, dans des départements dépourvus de grand centre hospitalier -, qui est chargé de diffuser des guides, des modèles ou des consignes ? La HAS, il faut bien le dire, est absente. Bien sûr, les conseils et les fiches pratiques supposent des connaissances déjà solides, ce qui n'est pas le cas dans le flou actuel. Toutefois, dans le cadre d'une épidémie nouvelle, la prudence a ses limites et entraîne forcément des pertes de chances. A-t-on prévu des échanges de conseils entre les différents réseaux, avec un vrai maillage territorial entre certains hôpitaux et des centres de référence ? Par exemple, les généralistes ont été totalement exclus au départ ; or on sait qu'il existe des biomarqueurs, etc. Qui est chargé de donner les consignes ?
Mon troisième point concerne les essais cliniques : comment peut-on concilier, dans cette épidémie nouvelle marquée par des tâtonnements thérapeutiques, la nécessité d'apporter une réponse rapide aux malades et la conduite de travaux scientifiques robustes pour s'assurer de l'efficacité d'un traitement ? Les essais cliniques n'ont-ils pas pu causer une perte de chances pour ceux qui n'ont pas pu les intégrer ?
M. Jean-François Delfraissy. - Le conseil scientifique a débuté ses travaux le 10 mars.
Je vous le dis avec beaucoup de simplicité, j'ai eu 72 ans au mois de mai, et je n'avais pas prévu dans mon agenda de m'engager dans une mission aussi active, après avoir notamment travaillé sur le VIH et Ebola.
J'avais une vision des grandes conséquences éthiques de ces épidémies, et j'ai laissé passer le mois de janvier très tranquillement, comme tout le monde d'ailleurs. C'est vraiment après cette réunion à l'OMS, où je me rendais pour autre chose, que j'ai commencé à me « réveiller ». Nous avions pu poser des questions aux Chinois par vidéo-conférence, et j'ai trouvé qu'ils n'étaient pas clairs. Ils ne répondaient pas à des questions simples : quels patients développent des formes graves ? Sont-ils ventilés ? Combien de temps ? J'ai « gueulé » à l'époque à l'OMS en disant que c'était pour partie de la langue de bois.
Ensuite, des collègues italiens m'ont interpellé mi-février à propos du phénomène d'orage inflammatoire de cytokines. Les Italiens du Nord sont très brillants, et beaucoup plus liés aux équipes américaines que nous le sommes en France.
Enfin, j'ai eu des discussions avec les modélisateurs.
Malgré ma formation scientifique et mon expérience des crises sanitaires, je ne me suis vraiment réveillé que mi-février. Je suis donc très humble sur cette question.
S'agissant des signaux d'alerte en provenance des modèles épidémiologiques, je laisse la parole à Simon Cauchemez.
M. Simon Cauchemez, épidémiologiste, membre du conseil scientifique. - Beaucoup de signaux d'alerte sont venus du monde de la modélisation. Dans une analyse faite mi-janvier, les Chinois rapportaient une quarantaine de cas confirmés, mais nous avions déjà six cas à l'international. En réalité, en analysant les flux de passagers, on pouvait déduire de ces six cas qu'il y avait sans doute déjà quelques milliers d'infections sur le territoire chinois. De fait, très rapidement après la parution de cette étude, les Chinois ont revu à la hausse leur nombre de cas déclarés, ce qui constitua un signal très inquiétant pour l'ensemble de la communauté scientifique.
En réalité, pour qui travaille dans ce domaine, les émergences sont assez fréquentes. En 2009, les premières estimations de mortalité de la grippe pandémique de 2009 étaient comprises entre 0,5 et 1 %, c'est-à-dire le taux estimé actuellement pour le covid-19. On a souvent tendance, au démarrage d'une épidémie, à surestimer la mortalité, car on considère surtout les cas sévères qui vont à l'hôpital. L'ensemble de la communauté scientifique a donc été très inquiète au démarrage de la pandémie de 2009. Puis, progressivement, on a vu que la mortalité s'établissait finalement plutôt à 2 pour 10 000.
Au démarrage de l'épidémie, on attendait donc de voir si les signaux de sévérité allaient se confirmer ou pas. On pouvait en effet être dans un scénario de sévérité très importante, avec une mortalité comprise entre 0,5 et 1 %, mais il n'était pas impossible non plus que, progressivement, on constate une sévérité moindre en même temps qu'une meilleure détection des infections. Il y a donc quand même eu une période de doute, où l'on se demandait aussi si les mesures de confinement sans précédent prises en Chine n'allaient pas réussir à stopper la propagation du virus à l'international.
M. René-Paul Savary, président. - À combien estimez-vous finalement la mortalité pour le covid ?
M. Simon Cauchemez. - Dans notre avis du 12 mars, on estimait que la mortalité, en cas d'infection, se situait entre 0,5 et 1 %. Depuis, on a multiplié les analyses à partir des données de mortalité dans 45 pays et l'on reste dans ce même ordre de grandeur, entre 0,5 et 1 %. Toutefois, pour ce virus en particulier, donner un chiffre moyen n'a pas beaucoup de sens, tant la mortalité se retrouve concentrée dans quelques groupes de population. Contrairement à d'autres virus, il ne faut pas juste penser en termes de moyenne, mais vraiment de distribution de mortalité.
M. Jean-François Delfraissy. - Durant la première phase, en mars, 85 % des décès ont été recensés chez des sujets âgés de plus de 65 ans ou souffrant d'une pathologie préexistante.
A-t-on tiré des leçons pour la prise en charge des patients ? Vous avez donné tous les éléments : les réanimateurs ont appris à mieux prendre en charge les formes graves, ce qui est un classique. Ils essayent en particulier de retarder la ventilation par intubation. On dispose également à présent de résultats solides d'essais portant sur les anti-inflammatoires de type corticoïdes et aussi, dans une certaine mesure, sur les anti-récepteurs de l'IL-6. On en sait plus aussi sur le problème de la coagulation.
Dans notre avis n° 8 du mois de juillet, on a indiqué que la recherche devait dès début août lister les questions et anticiper sur ce qui se passerait avec les formes graves à la mi-septembre. Yazdan Yazdanpanah vous en parlera certainement cet après-midi. J'ai vérifié il y a quatre jours : les consignes sont données par les sociétés savantes, soit en passant par la Haute Autorité de Santé, soit par le Haut Conseil de la santé publique. Et quand il s'agit d'une consigne très médicale, très technique, ce sont souvent les sociétés savantes elles-mêmes qui la diffusent. En l'occurrence, la société des anesthésistes-réanimateurs s'est regroupée avec la société des infectiologues et celle des gériatres. Ces sociétés savantes viennent de publier des recommandations pour la prise en charge uniforme et relativement homogène des formes sévères dans l'épidémie actuelle.
Pour les médecins généralistes, il y a en effet eu un flottement, vous l'avez souligné. Sur l'organisation des essais thérapeutiques, un médecin généraliste fait désormais partie du conseil scientifique de REACTing. Pour les essais thérapeutiques qui seront menés à partir du mois de septembre, les deux ministères viennent de décider que les médecins généralistes seraient mieux associés qu'au mois d'avril.
Comment peut-on mener des essais cliniques de qualité dans une situation de crise sanitaire ? Je n'ai pas totalement la réponse. Pour Ebola, j'avais même écrit que, dans certaines circonstances, on pouvait être amené à prendre un certain nombre de décisions qui ne relèvent pas de l'essai clinique randomisé. Mais rappelons que la mortalité d'Ebola était initialement de l'ordre de 75 %. Et même dans Ebola, nous avons manqué finalement d'un grand essai randomisé qui nous permette de trancher définitivement sur le type de médicaments qui pouvait être utilisé.
Il me semble donc qu'il faut respecter au maximum les bonnes pratiques cliniques qui existent, y compris en situation de crise sanitaire. Il faut certes les moduler et faire en sorte qu'un maximum de patients puisse être inclus dans les essais, de façon à apporter une réponse la plus rapide possible.
Cela a-t-il été totalement réalisé ? Non, car c'est difficile. Les Anglais l'ont mieux fait que nous, puisque le National Health Service (NHS) a imposé que les essais thérapeutiques fassent partie intégrante de la prise en charge. REACTing l'a fait seulement en partie, Yazdan Yazdanpanah vous expliquera pourquoi.
La réponse à la crise sanitaire ne se situe pas seulement au niveau de l'individu, mais aussi du groupe d'individus. On peut finalement préférer attendre un tout petit peu d'avoir une réponse solide au niveau d'un groupe d'individus pour mieux traiter ensuite un individu donné.
Mais c'est une vraie question relevant de l'éthique de la recherche.
M. Roger Karoutchi. - La France compte globalement 40 000 morts, si l'on intègre les décès à domicile. Cela fait réfléchir. Ne nous sommes-nous pas trompés dès le départ ? Si l'on regarde les États qui ont mieux réussi que nous, on trouve d'une part les États autoritaires, qui ont pris des mesures d'une telle vigueur qu'ils ont effectivement réussi à limiter la propagation du virus, et d'autre part les États dans lesquels les dirigeants politiques se sont contentés de suivre strictement les recommandations des instances scientifiques. Curieusement, nous n'avons choisi ni l'un ni l'autre. Nous avons souvent louvoyé, donnant un sentiment de confusion à l'opinion publique, cela étant renforcé par des débats télévisés assez chaotiques où chacun venait dire sa part de vérité.
N'aurait-il pas été plus simple de suivre les avis objectifs, travaillés et neutres du conseil scientifique ? Ainsi, la semaine dernière, au vu de la remontée des contaminations, vous avez déclaré, monsieur Delfraissy, que le Gouvernement allait devoir annoncer des mesures fortes pour empêcher la pandémie de repartir. Mais finalement, lors de sa conférence de presse, le Premier ministre n'a fait aucune annonce.
N'y a-t-il pas là un vrai problème ? Pour redonner confiance aux Français, ne faut-il pas donner le sentiment que le politique et le scientifique travaillent réellement ensemble ?
M. Olivier Henno. - Ma question, assez voisine, part du constat que le système français n'était pas prêt. Mais l'a-t-il un jour été ? Avons-nous baissé la garde sous la pression économique ou pour d'autres raisons ? Quel pays est aujourd'hui le mieux préparé ?
Mme Victoire Jasmin. - Monsieur Delfraissy, quelles ont été vos relations avec les instances de démocratie sanitaire ?
Vous dites qu'il y a eu très peu d'innovation thérapeutique. En revanche, il y en a eu dans le domaine du diagnostic et du dépistage. Avez-vous déjà évalué les différents tests ? Quels sont les plus pertinents aujourd'hui ? Aviez-vous connaissance des moyens humains et matériels dont disposaient les laboratoires de biologie quand vous avez conseillé au Gouvernement de multiplier les dépistages ?
Concernant la dimension stratégique et géopolitique, avez-vous pris en compte la situation de l'archipel France, avec ses territoires d'outre-mer, particulièrement la Guyane, terre française en Amérique du Sud. Avez-vous à un moment donné pris en compte les difficultés liées aux différentes frontières, qui n'ont pas été gérées de la même manière dans l'Hexagone et outre-mer ?
On a constaté également que certaines personnes étaient contaminées une seconde fois. Concernant la production des anticorps et la réponse immunitaire, dans la perspective d'un vaccin, allez-vous suggérer que des recherches soient menées sur les personnes qui ont déjà eu le covid, pour voir quelle est leur réponse immunitaire et s'il apparaît opportun de les vacciner ?
Mme Annie Guillemot. - On entend toujours dire que le temps du politique est différent de celui des médias et des scientifiques. Vous avez dit, professeur Delfraissy, que la science se construisait sur les incertitudes. Je ne suis pas sûre que la politique ne se construise pas non plus sur des incertitudes, et ce depuis très longtemps. Il me semble que le rôle du politique est justement de gérer ces incertitudes.
Sur ces incertitudes, justement, nous avons entendu le docteur Crozier, qui nous a parlé d'éthique, et nous avons pris connaissance également de l'avis n° 106 du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), qui explique que le questionnement éthique amène souvent à confronter le principe d'autonomie et l'exigence de solidarité. Avec les pandémies, nous sommes au coeur du sujet.
Qu'il s'agisse de la situation politique internationale ou de l'évolution de notre société, notamment de la prise en compte de la précarité dans un contexte de pandémies, ne faut-il pas justement mettre en place des conseils scientifiques faisant également appel aux sciences humaines et sociales, et pas seulement économiques ?
Plus terre à terre, s'agissant de l'organisation, vous avez déclaré : « Il manquait sans doute quelque chose, on a fait le conseil scientifique. » Ne faudrait-il pas réfléchir aujourd'hui à un changement d'organisation ? Nous avons l'ARS, le préfet, Santé publique France... Mme Buzyn, lors de son audition à l'Assemblée nationale, disait que la gestion du stock stratégique de masques de protection ne revenait pas au ministre, mais à l'agence Santé publique France, que les compétences de gestion de crise avaient été diluées, avec pour conséquence un manque de réactivité et qu'il fallait requestionner le rôle des agences sanitaires. Elle préconise une agence dédiée aux crises en général, et pas seulement sanitaires. Quel est votre avis sur ce point ?
Enfin, faut-il continuer à fermer des lits d'hôpitaux ?
M. Jean-François Delfraissy. - Le modèle français de relations entre le comité scientifique et le politique était-il le bon ? Il me semble encore trop tôt pour tirer toutes les leçons de la crise. Le nombre de décès pour 100 000 habitants sera un chiffre important. La France se situera probablement en cinquième ou sixième position parmi les grandes puissances mondiales. Je rappelle que c'est la plus grande puissance mondiale, les États-Unis, qui va se trouver en tête.
Un autre élément déterminant sera le retentissement économique et sociétal. Parmi les enjeux sanitaires, il faut distinguer ceux qui sont liés directement au covid, avec une reprise possible de l'épidémie, et ceux que l'on pourrait qualifier de « covid - ». Il est impossible aujourd'hui, comme au mois de mars, de dédier 90 à 95 % des services de réanimation au covid. À Marseille ou Bordeaux, on fera peut-être le choix d'affecter 30 % de lits au covid. Sinon, nous aurions une sur-morbidité liée à des affections autres que le covid.
Nous sommes des citoyens comme vous, et nous sommes persuadés que le sanitaire ne doit pas tout dominer.
Ensuite, s'agissant de notre relation avec le politique, je l'ai dit en toute franchise, les relations se sont construites avec une certaine forme de sérénité, et l'immense majorité des préconisations du conseil scientifique ont été suivies, sauf sur trois points que j'ai rappelés.
Premièrement, on avait une vision quelque peu différente de l'ouverture des écoles au mois de mai.
Deuxièmement, sur la place du comité citoyen et de la société civile pour aider à éclairer une décision, nous n'avons pas du tout été suivis.
Troisièmement, dans l'évaluation actuelle de la reprise ou pas de l'épidémie, on reste quand même dans la nuance. Nous avions indiqué qu'il fallait s'intéresser aux grandes métropoles et construire une réaction des élus de ces métropoles avec les ARS et les préfets. C'est ce qui est en train de se faire à Marseille, Bordeaux, peut-être demain à Rennes. Globalement, il n'y a donc pas eu la dissociation que vous envisagez. Mais c'est toujours difficile. Le comité scientifique a une certaine responsabilité et fait passer certains messages. Mais comment le politique, qui a une vision plus globale, les prend ensuite en compte ? Certains pays européens ont-ils mieux marché que nous ? Oui, notamment l'Allemagne, pour des raisons à la fois culturelles et d'organisation des Länder. Ce pays dispose aussi d'un nombre de lits de réanimation pour 10 000 habitants très largement supérieur au nôtre. Les ratios sont comparables à ceux dont nous disposons en région parisienne, lesquels sont très largement supérieurs à ceux de la province.
N'oublions pas non plus que sur les deux grands enjeux de lutte contre l'épidémie, à savoir la distanciation physique et la capacité à tester, tracer et isoler, les Allemands ont été plus sages que nous. Ils ont aussi testé beaucoup plus rapidement que nous, fin janvier et courant février.
Il y a eu enfin un facteur malchance pour la France, l'épisode de Mulhouse. Arnaud Fontanet vous l'a sans doute déjà dit : sans cet épisode, nous serions vraisemblablement dans une situation intermédiaire.
Sur la démocratie sanitaire, je laisse la parole à Marie-Aleth Grard et Daniel Benamouzig.
Mme Marie-Aleth Grard, présidente d'ATD Quart Monde, membre du conseil scientifique. - Je ne suis ni scientifique ni médecin, je suis présidente d'ATD Quart Monde et j'ai été nommée dans le conseil scientifique par le président Larcher pour que les plus pauvres ne soient pas les oubliés de cette crise sanitaire.
Dès le premier jour, dans nos réunions journalières par téléphone, j'ai été frappée par l'attention de mes collègues à cette problématique. Dans chacun des avis du Conseil, nous avons fait des préconisations pour porter l'attention du politique sur les plus pauvres dans cette crise sanitaire - logement, bureaux de poste, etc.
Au début de cette crise sanitaire, il y avait dans notre pays 9,3 millions de personnes qui vivaient sous le seuil de pauvreté. À ce jour, nous n'avons pas encore les chiffres, mais les associations envisagent plutôt un chiffre dépassant les 10 millions de personnes. À ce jour, malheureusement, les plus pauvres sont vraiment les grands oubliés du plan de relance. Les quelques miettes qui leur ont été distribuées, avec les 100 euros d'allocation de rentrée scolaire, ne suivent pas du tout les décisions prises par le politique pendant le confinement. C'est pour moi une grande déception, que je me permets de partager avec vous ce matin.
Mme Victoire Jasmin. - Si vous me permettez, monsieur le président, je n'ai pas obtenu de réponse à ma question portant sur la démocratie sanitaire, en particulier le rôle des conférences de santé et de l'autonomie et des commissions spécialisées des droits des usagers.
M. Daniel Benamouzig, sociologue, membre du conseil scientifique. - La question de la démocratie sanitaire, et plus généralement du lien entre les professionnels de santé et le reste des citoyens, est un point extrêmement important. Dans la situation d'urgence qu'on a connue au printemps, force est de constater que ce lien ne s'est pas fait selon les modalités prévues. Cette difficulté doit tous nous interroger, y compris sur la capacité de ces institutions à s'emparer d'un certain nombre de sujets. Elles sont supposées aussi avoir une capacité d'interpellation, de participation active au débat public, et cela peut appeler une réflexion à froid sur leur place et leur rôle dans le système de santé auprès des différentes institutions existantes.
Pour ce qui nous concerne, à l'échelle qui est la nôtre, on a constamment appelé dans nos avis au renforcement de ce dialogue. Il n'est pas trop tard. On entre dans une logique plus territoriale, qui a vocation aussi à impliquer des élus territoriaux dans l'ensemble des décisions qui sont prises. Il serait assez normal que, dans ce cadre-là, une parole citoyenne soit constituée. Nous y serions très favorables et nous nous sommes déjà prononcés en ce sens à plusieurs reprises. Il y a certainement des éléments qui sont améliorables. Il y a aussi des choses qui ont été faites. À titre personnel, je représente le conseil scientifique dans un comité de contrôle et de liaison qui a été créé pour contrôler en particulier les aspects numériques, présidé par un éminent collègue, par ailleurs président de la Conférence nationale de santé. C'est un premier pas, même si le mandat est à mon sens un peu restrictif sur une question importante qui mériterait sans doute une réflexion plus large.
Il a par ailleurs été mentionné très justement que différentes dimensions sociales au sens très large du terme, qui excèdent la dimension sanitaire, gagneraient à être prises en compte. Nous sommes deux spécialistes en sciences sociales, nous ne sommes pas économistes et nous travaillons en étroite liaison avec une collègue anthropologue, qui a également abordé un certain nombre de questions importantes.
Quel est notre rôle ? Par formation, nous regardons tous les phénomènes sociaux comme des phénomènes stratifiés socialement. Les citoyens ne sont pas égaux vis-à-vis de l'information, des services de santé, des risques que l'on subit. Nous examinons systématiquement cette dimension, et c'est pour cette raison aussi que nous pouvons être attentifs à certaines catégories particulièrement vulnérables de notre population, pour des raisons médicales ou sociales.
Ensuite, nous avons alerté très tôt sur des dimensions qui dépassent les aspects médicaux. Je ne pense pas seulement à la dimension économique, mais aussi aux risques psychiques, ou à ce qui se passe malheureusement une fois que la médecine a échoué et que le décès intervient. Sur différents sujets de ce type, nous avons consulté et alerté dans nos avis.
Enfin, la question a été posée de savoir si ce relatif degré d'impréparation qu'on a tous vécu venait de loin. Oui, je crois qu'il vient de loin, et même de très loin. Notre système de santé, pour des raisons historiques, compréhensibles, débattues à différents moments de notre histoire, est un système très curatif. Le président Delfraissy, devant l'Assemblée nationale, a insisté à très juste raison selon moi sur le déficit de capacités et de moyens en matière de santé publique. Il existe certains acteurs de santé publique, qui ont d'ailleurs vu leurs moyens réduits au fil des années par différentes lois de financement de la sécurité sociale, de manière relativement régulière. Mais, surtout, un certain nombre d'acteurs n'ont jamais été créés. La santé communautaire au niveau local est balbutiante. Quand on a réfléchi aux modalités de dépistage et de traçage, on a vu qu'il n'y avait pas beaucoup d'acteurs opérationnels. Nous avons aussi appelé à une action en ce sens dans nos différents avis.
Plus généralement, de mon point de vue personnel, la santé publique n'est pas à la hauteur des vulnérabilités auxquelles nos sociétés sont désormais exposées. L'épisode que nous traversons aujourd'hui est un épisode dramatique, mais nous pourrions en connaître d'autres au moins aussi dramatiques. Je ne suis pas sûr que le système de soins suffise à y faire face, en dépit de son excellence et du dévouement des professionnels.
La question de la santé publique, en tant que domaine de recherche, de formation et de recrutement d'un certain nombre de professionnels, mais aussi en termes d'organisation, y compris à l'échelle territoriale, excède de très loin la seule question des agences sanitaires et de leur rôle de surveillance, d'animation et d'expertise scientifique.
M. René-Paul Savary, président. - Ce constat vous a guidé dans vos analyses, j'imagine.
M. Daniel Benamouzig. - Ce constat, malheureusement, nous avons dû faire avec. Nous avons tenté d'imaginer des stratégies politiques en fonction des moyens que notre pays a constitués depuis quelques décennies.
L'ampleur de cette crise doit nous appeler à engager une réflexion de fond dans le renforcement de ces différentes dimensions.
M. Jean-François Delfraissy. - Sur l'outre-mer, nous avons rendu deux avis, dont l'un dès début avril. Je me souviens d'avoir appelé Mme Girardin, et nous avions également organisé une vidéo-conférence avec l'ensemble des préfets et des directeurs des ARS outre-mer. Nous avons rendu un deuxième avis sur le déconfinement outre-mer et le problème des frontières. Ces questions étaient vraiment inscrites à notre agenda. Par ailleurs, Simon Cauchemez a beaucoup travaillé sur les modèles de construction et de réponse qui pouvaient être développés en Guyane fin juillet et début août. Au passage, les expériences de la Guyane et de la Mayenne montrent que, quand on cerne bien les questions, qu'on arrête avec le territoire une série de mesures à prendre, on peut être efficaces. Nous ne devons pas être perdants en permanence. Il faut savoir reprendre la main. On peut parfaitement le faire, même si ce n'est pas facile pour les populations concernées.
S'agissant de la recherche en immunologie, oui, bien sûr, la réponse immunitaire des sujets qui ont déclaré un covid fait l'objet de beaucoup d'études. Elle fait même l'objet d'essais thérapeutiques pour regarder si les anticorps issus des patients convalescents pourraient aider à « guérir » les patients ou à réduire la sévérité des formes graves. Un essai est mené en France ; des données sont également parues en Italie et aux États-Unis. Cela permet d'anticiper ce que pourrait être une réponse vaccinale comme marqueur prédictif au niveau immunologique.
Oui, probablement, madame Guillemot, le politique vit avec l'incertitude, mais ce n'est pas à moi de le dire. Je sais en revanche que la communauté scientifique vit avec l'incertitude. La question pourrait être de savoir comment l'on fait se rejoindre ces deux formes d'incertitude. C'est bien là la complexité du dialogue, mais qui est tout à fait possible à mon avis. Cela pose la question d'une réflexion sur la réponse à apporter aux crises. À mes yeux, si une structure devait voir le jour, une nouvelle « agence » ou un « machin » à la française, elle ne devrait pas être uniquement cantonnée aux crises sanitaires. Il devrait y avoir une réflexion plus globale, à froid, sur la réponse à apporter à la crise.
Ma génération est une génération bénie des dieux, qui a eu 40 ans devant elle avec des aspects extrêmement positifs. Je comprends la jeunesse actuelle qui, dans une certaine mesure, nous dit : « Vous avez vécu une vie extraordinaire, laissez-nous vivre et confinez-vous ! »
Crises économiques, crises sanitaires : nous vivons des crises successives. Nous devons probablement développer une certaine forme de professionnalisation et de capacité à répondre à ces crises sur le plan multidisciplinaire. C'est le politique qui doit décider, bien sûr, toujours, mais il doit pouvoir s'appuyer sur une instance capable de lui fournir de l'information et des modalités de réponse aux crises.
Je ne sais pas s'il faut créer une nouvelle agence, mais, en termes sanitaires, ce qui ressort de cette crise, c'est le problème d'une réorganisation de la santé publique en France. Si l'on regarde les modèles anglo-saxon ou allemand, des pays qui ont un tout petit peu mieux réussi que nous, la santé publique n'est pas intégrée à la santé. Il existe des facultés de santé publique distinctes des facultés de médecine.
Il ne faut pas nécessairement être médecin pour faire de la santé publique. Il existe des formations à Sciences Po ou à l'Essec. Il faudrait sans doute les rassembler et développer une nouvelle vision de la santé publique.
Certains d'entre nous étaient même allés plus loin, souhaitant que se constitue finalement une sorte de secrétariat d'État à la santé publique, qui ne soit pas rattaché au ministère de la Santé, mais à Matignon.
Mme Laurence Cohen. - On entend parler de mutation du virus, qui fait dire à certains qu'il serait peut-être moins actif, ou moins dangereux. J'aimerais avoir des précisions sur ce point.
On voit qu'il est difficile aussi d'avoir dans les médias une information suffisamment étayée et qui n'entraîne pas un surcroît de peur dans la population.
En tant que parlementaires, nous avons fait en cette rentrée le tour des écoles et, dans ma ville, j'ai trouvé des directions d'école extrêmement inquiètes, parce qu'elles ne savent pas quoi faire face à des enfants qui présentent des symptômes de rhume ou de nez qui coule. Certaines directrices entendaient tout de suite alerter les médecins et pratiquer des tests, d'autres préféraient attendre un peu. En tant que conseil scientifique, avez-vous des recommandations de nature à aider ces professionnels désemparés ?
Vous avez recommandé une protection des personnes fragiles. Ces préconisations ne sont-elles pas en totale contradiction avec le décret qui exclut de la liste des personnes fragiles certaines pathologies comme l'obésité, dans le but de les contraindre à aller travailler et à ne pas pratiquer le télétravail ?
Vous estimez nécessaire de revisiter, à tout le moins, notre système de santé. Or, durant nos différentes auditions, nous avons été alertés sur le nombre important de déprogrammations d'opérations pendant toute la crise aiguë de la covid. Il y a aussi eu beaucoup de renoncement aux soins, par peur de la contagion. Face à la reprise de la pandémie qui semble se dessiner, n'y a-t-il pas un risque de déprogrammer de nouveau des opérations et de mettre la vie de personnes en danger ?
Enfin, vous avez parlé des vaccins et des traitements. Ne pensez-vous pas que les différents États se trouvent pieds et poings liés par rapport aux politiques des grands laboratoires ? N'est-ce pas le moment de créer un grand pôle public du médicament et de la recherche pour développer un certain nombre de médicaments et éventuellement de vaccins ?
Mme Angèle Préville. - Dans certains pays, notamment les pays anglo-saxons, il existe des instances scientifiques attachées au gouvernement, ce qui permet d'avoir une grande réactivité. Je pense notamment au scientifique en chef au Québec. Je serais favorable à la mise en place d'un système de ce genre, avec également toute une liste de scientifiques qu'on pourrait mettre à contribution. On devra en effet certainement faire face à l'avenir à des crises qui nécessiteront de mobiliser différents types de scientifiques, notamment des géologues, des chimistes, des physiciens, etc. Que pensez-vous de cette idée ? Il faudrait également développer une sorte de culture du risque qui manque sans doute un peu dans notre pays.
Vous avez également fait part d'un regret au sujet des Ehpad. Porte-t-il sur un défaut d'humanité par rapport aux personnes âgées ? J'ai dans mon entourage une personne âgée de 84 ans, qui vit chez elle, et qui veut rester libre de sortir ou pas, de se mettre en danger ou pas.
La santé publique a en effet subi ces dernières années une logique comptable. Je m'interroge sur le nombre de lits en réanimation dont nous disposons actuellement, beaucoup plus faible qu'en Allemagne. Avez-vous conseillé d'augmenter le nombre de lits ? Des changements sont-ils déjà intervenus ?
J'ai en effet récemment entendu un médecin dire que rien n'avait changé et que nous avions toujours le même nombre de lits de réanimation.
M. Martin Lévrier. - Le 30 octobre, ce sera aussi le jour de la Sainte Bienvenue. Faut-il redire bienvenue au conseil scientifique tel qu'il existe ? Proposez-vous des pistes pour l'améliorer ?
Vous avez parlé de la presse avec son effet loupe, voire son effet déformant. Avez-vous le sentiment que le Conseil a bien communiqué en direction de la presse ? Y a-t-il des choses à améliorer ?
Il y a eu un grand débat en France entre une méthode empirique proposée par certains et les méthodes récentes fondées notamment sur le principe du double aveugle. Cette controverse, qui s'est transformée en véritable combat, a angoissé beaucoup de Français. Ne faut-il pas que les scientifiques reprennent le chemin de la discussion pour éviter ce genre de combats qui nuisent à une bonne communication ?
Sur les Ehpad, j'ai conscience que la question est un peu caricaturale, mais vaut-il mieux mourir du covid entouré de l'amour de ses proches ou mourir seul de solitude ?
M. Emmanuel Capus. - Puisque nous sommes dans une commission d'enquête, j'ai une question à charge et une autre à décharge, ou plutôt une question qui vise les dysfonctionnements et l'autre les bons fonctionnements.
Il me semble tout d'abord que la position du comité scientifique a évolué au fil des mois sur l'usage du masque. Les recommandations du comité scientifique ont-elles évolué en fonction de l'état du stock de masques dans le pays ?
René-Paul Savary a dit que le système français n'était pas prêt, qu'il n'avait pas réussi à faire face, et vous avez acquiescé. Quand on se regarde, forcément, on se désole. Mais quand on se compare, on se console... Vous avez parlé de la situation de l'Allemagne, mais il y a aussi dans notre entourage immédiat des pays comme l'Italie, l'Espagne ou le Royaume-Uni, dont le système sanitaire semble avoir été submergé, ce qui n'a pas été notre cas. Bien que nous n'ayons pas été prêts à faire face à cette crise, quels sont les éléments qui nous ont permis de mieux la gérer que l'Espagne, l'Italie ou le Royaume-Uni ?
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Vous avez déclaré, monsieur le professeur Delfraissy, que vous auriez plutôt parié sur une immunité de 20 à 25 % de la population. À quel moment avez-vous fait ce pari ? Il me semble en effet que le confinement a rendu une telle immunité impossible.
Y a-t-il d'autres conseils scientifiques tels que le nôtre, ratifiés par le Parlement et destinés à aider à la décision politique ? Quelles sont leurs appellations dans les autres pays européens ? Échangez-vous avec eux ? Pour des crises futures, des conseils scientifiques harmonisés au plan européen seraient-ils souhaitables ?
Enfin, vous avez dit que vous n'étiez pas une structure pérenne et que vous étiez amenés à être dissous le 30 octobre. Mais j'ai bien compris aussi que vous entendiez peser dans un débat de fond sur les politiques publiques en matière de santé. En effet, l'expertise que vous aurez acquise pendant cette crise sera pérenne et précieuse. De quelle manière comptez-vous peser sur la réorganisation de la santé publique en France ?
M. Jean-François Delfraissy. - Le virus fait l'objet de très nombreuses études au niveau mondial, qui montrent qu'il a connu de multiples petites mutations, ainsi qu'une mutation un peu plus importante. Mais nous ne disposons d'aucune étude provenant des grands laboratoires internationaux qui décrive de mutation significative.
Il est vrai qu'il y a quelque chose d'un peu incohérent entre le décret du 29 août et le message actuellement adressé aux personnes les plus fragiles. Nous l'avons signalé aux autorités de santé. Ce décret est très mal tombé, compte tenu de la reprise de l'épidémie.
Début mars, les patients « covid+ » focalisaient toute l'attention. Le conseil scientifique a d'emblée affirmé qu'il fallait être très attentifs à la morbidité induite chez les patients « covid - ». Mais il y a aussi eu des améliorations : moins d'accidents de voiture, moins de traumatismes, moins de fractures du col du fémur chez les personnes âgées, etc. Il y a un équilibre à trouver dans la répartition pour les quatre prochains mois, avec plus de places pour les patients « covid - ». Mais comment va-t-on faire ? Il faut éviter que le système de réanimation ne se trouve de nouveau en tension.
Je suis de ceux qui pensent que l'industrie pharmaceutique occupe une place trop dominante dans notre modèle de santé. Le comité national d'éthique va d'ailleurs publier prochainement une étude sur les coûts faramineux de l'accès à l'innovation. Mais le Président de la République a demandé que le vaccin soit considéré comme un bien public mondial et que son coût soit limité à quelques dollars par unité.
Un comité scientifique doit-il être institué auprès du Président de la République ou du Premier ministre ? C'est une vraie question, elle n'est pas facile. Ce comité ne devrait pas se limiter au sanitaire. L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ne joue pas totalement ce rôle. Il faut un dialogue avec le politique, mais aussi de l'indépendance, un bon niveau et l'envie de donner à la Nation. Les parlementaires devront se poser cette question dans l'après-covid. Un tel comité a existé aux États-Unis, il existe en Grande-Bretagne et au Japon ; mais certains pays n'en sont pas dotés.
M. Denis Malvy, infectiologue, membre du conseil scientifique. - Nous avons encore des progrès à faire en matière de médecine préventive. Dans certains Ehpad, la situation a été gérée de manière moins défavorable, grâce à l'éducation sanitaire et la formation de leur personnel, à la mobilisation des ressources d'hygiène, à la construction d'équipes mobiles partagées avec la médecine ambulatoire au niveau des territoires, à l'existence de plateformes adossées à des établissements de santé, etc.
Les Ehpad sont de moins en moins des maisons de retraite, et deviennent progressivement des espaces de santé. On vient y chercher du soin, avec des niveaux de ressources humaines qui ne sont pas toujours au rendez-vous. Je rappelle que la durée de vie médiane en Ehpad est de trois ans. Que voulons-nous faire de nos Ehpad, à la lumière de cette expérience cruciale ? Nous devons trouver un équilibre entre l'obligation de la relation - protéger nos aînés ne veut pas dire les isoler ni de leur famille ni du personnel qui les entoure - et le maintien des mesures accompagnant les visiteurs - afin de faire tendre le risque de transmission vers zéro. C'est un équilibre délicat, mais essentiel. Un patient « covid+ » en Ehpad peut-il être maintenu sur site ? C'est une question que nous devons creuser. Nous devons trouver des structures intermédiaires, proposant de la gériatrie de proximité, afin d'éviter de coûteuses hospitalisations.
M. Jean-François Delfraissy. - Dès le début, le conseil scientifique a fait le constat qu'il n'y avait pas de masques et que les masques disponibles devaient être utilisés en priorité par les soignants, qui encourraient le risque le plus important. Nos propositions ont donc tenu compte de la réalité de notre capacité à avoir les masques, et nous l'avons dit. Permettez-moi de rappeler que nous ne jouions aucun rôle opérationnel dans la commande de masques. Personnellement, je pense que nous aurions dû faire plus largement appel à certaines structures privées ou à de grandes ONG dont les capacités opérationnelles auraient pu être mieux utilisées. Par ailleurs, vous avez vu qu'il y avait eu une évolution, y compris scientifique, sur l'intérêt du port du masque. Nous avons réussi, avec d'autres comités internationaux - et notamment l'OMS dont la position a évolué -, à construire une doctrine dans laquelle le masque constitue un outil additionnel pour se protéger et protéger les autres. L'évolution de nos avis a donc tenu compte de la réalité du nombre de masques et de ce que l'on attendait du port de ce masque.
Il faut peut-être attendre encore un tout petit peu avant de faire des comparaisons internationales. Les Italiens ont bien géré la crise : ils ont été en première ligne, mais aujourd'hui le niveau de circulation virale y est beaucoup plus faible que chez nous. La Grande-Bretagne a eu la chance que son Premier ministre ait été atteint, car il était initialement sur la même ligne que le président américain, mais il s'est fait très peur et a ensuite effectué un revirement de position. La situation britannique illustre parfaitement les conséquences d'un retard de 8 ou 10 jours dans la prise de décision concernant une épidémie qui évolue exponentiellement. Il est plus difficile de se prononcer sur l'Espagne, car les éléments de comparaison ne sont pas encore stabilisés.
La France ne va pas s'en sortir si mal, probablement parce que son système de soins hospitaliers est assez extraordinaire lorsqu'il est confronté à l'urgence. Nous étions déjà dans une crise hospitalière lourde en raison des contraintes budgétaires qui pèsent sur l'hôpital depuis longtemps. Mais ce qui a été réalisé de façon extraordinaire en mars et avril ne pourra pas forcément être réédité, car on observe une fatigue générale, une lassitude et des difficultés de recrutement : c'est pour cela que nous devons aujourd'hui prévenir et éviter de nous retrouver dans le même type de situation.
Nous sommes en contact avec les autres pays européens, mais les décisions ne sont pas harmonisées. C'est une forme de faillite de l'Europe. C'était compréhensible au début de la crise, cela l'est moins aujourd'hui face à la reprise de l'épidémie.
L'immunité de population de 25 % que j'avais évoquée était une pure hypothèse de ma part, mais cette hypothèse a été très vite détruite par les chiffres qui font apparaître une immunité de l'ordre de 5 à 10 %.
Notre conseil doit-il être dissous le 30 octobre ? La décision est entre vos mains. Nous avions souhaité disparaître le 12 juillet. Nous discutons de la poursuite de notre mission : elle nous prend beaucoup de temps et nous subissons une très lourde pression. Mais en l'absence de conseil scientifique, qui conseille ? Un conseil scientifique renouvelé ?
Le nombre de lits de réanimation a très fortement augmenté à compter du mois de mars - avec des différences selon les régions - et a diminué ensuite - notamment avec le départ des personnels qui étaient venus en renfort. Le problème ne réside pas tant dans les questions de matériel que dans celles de personnel. Nous avons aujourd'hui plus de lits de réanimation qu'au 1er février : c'est ainsi qu'à Marseille le nombre de lits de réanimation a pu augmenter dès la fin de la semaine dernière. Cette capacité d'augmentation des lits demeure, mais pour quel type de patients ? Nous ne pourrons pas consacrer à nouveau 90 % de ces lits de réanimation aux seuls patients « covid+ ». Nous devons donc limiter au maximum l'arrivée des patients en réanimation, afin d'éviter de nous trouver dans situation éthique extrêmement délicate.
Le conseil scientifique est une structure légère. Dans nos relations avec la presse, nous avons été accompagnés par une chargée de communication. Peut-être à tort - certains membres du conseil scientifique étaient partisans d'une organisation beaucoup plus professionnelle. Nous avons décidé de communiquer essentiellement à l'occasion de nos avis et de ne pas commenter les décisions gouvernementales. Mais, de temps en temps, on se fait piéger et j'en suis un bon exemple récent quand j'ai parlé de mesures difficiles : j'entendais difficiles à élaborer. Nous avons en outre décidé de ne pas être présents sur les réseaux sociaux, car je considérais que cela n'était pas le rôle du conseil scientifique. Je ne le regrette pas.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Vous avez bien fait !
M. Jean-François Delfraissy. - Nous étions dans une structuration un peu provisoire. Si un comité scientifique devait être institué auprès du Président de la République ou du Premier ministre dans l'après-covid, il faudrait mener une vraie réflexion sur sa communication avec la presse. Par ailleurs, les membres du conseil scientifique peuvent être amenés à communiquer à titre individuel, car certains d'entre eux sont des scientifiques qui peuvent éclairer les populations. Nous avons donc essayé de trouver un équilibre.
Nous ne sommes absolument pas entrés dans la controverse. J'aurais pu y entrer à titre personnel, mais je ne l'ai pas fait et je ne le souhaite toujours pas. Notre premier avis sur les résultats des essais thérapeutiques date de la fin du mois de juillet et s'appuie sur les résultats des essais randomisés.
Mme Véronique Guillotin. - Ma première question porte également sur la gestion de la communication qui a traumatisé bon nombre de nos concitoyens. Cette communication a connu des allers-retours ; elle a été parfois contradictoire ; elle a été à la fois politique et scientifique. Ne devrait-elle pas être retravaillée afin d'apaiser nos concitoyens en situation de crise ? Ils sont dans l'incompréhension.
Au cours de nos études médicales, nous apprenons que le masque sert à protéger. Mais la communauté scientifique ne semblait plus savoir à quoi servait le masque : fallait-il utiliser un masque ? Si oui, quel masque ? Le masque en tissu était-il efficace ? J'avoue avoir moi-même été un peu perdue. Les réponses à toutes ces questions ont-elles été faites en fonction d'un manque de masques dans notre pays ? Ou s'agissait-il de réponses purement scientifiques ?
Même question s'agissant des tests. L'Allemagne a beaucoup plus testé que nous. N'aurions-nous pas dû avoir une communication claire sur les tests, reconnaissant que nous devrions tester, mais que nous n'étions pas en capacité de le faire pour telle ou telle raison ? Ignorions-nous à ce moment-là que le test était utile ?
Vous nous indiquez que la virulence semble être la même entre mars et aujourd'hui. Si l'on compare le nombre de personnes en réanimation, cela signifie donc que le nombre de personnes contaminées en mars a été beaucoup plus important que ce que l'on pensait alors. Ne pensez-vous pas que l'immunité de groupe pourrait avoir été atteinte, notamment dans certains territoires comme le Grand Est ?
M. David Assouline. - Le format de notre commission d'enquête est inédit, car nous sommes encore en pleine crise. Nous sommes donc attendus pour donner des réponses immédiates de vie quotidienne et éclairer les citoyens.
Notre collègue Roger Karoutchi a cité des pays qui réussissent mieux que la France, souvent des pays autoritaires. Bien entendu, il n'est pas question de faire le choix de ce type de régime pour répondre à la pandémie, mais en situation de crise, les citoyens attendent de l'autorité, car nous avons besoin d'une très grande confiance pour tenir ensemble. Or l'autorité politique a semblé adapter ses messages à ses moyens. Faute de masques, les porte-parole gouvernementaux nous ont expliqué à la télévision que le masque était inutile, voire qu'il était dangereux pour le grand public s'il était mal porté ! Pouvez-vous nous confirmer que jamais le conseil scientifique n'a conseillé l'autorité publique en ce sens ? C'était des raisons politiciennes !
Nous avons aujourd'hui une stratégie : « tester-tracer-isoler ». Nous avons légiféré pour permettre à l'État de mettre en oeuvre cette stratégie, y compris avec une application numérique. Mais il n'y a aucun moyen et les citoyens sont totalement désorientés. Le mois dernier, à l'issue d'une fête familiale à laquelle je participais, une personne « covid+ » a prévenu les autres participants dès le lendemain des résultats de son test positif. Ceux-ci sont à leur tour allés se faire tester. Or, tous ceux qui se sont révélés « covid+ » n'ont jamais reçu le moindre appel pour recueillir leurs contacts. Et aucune solution d'isolement, de type hôtel, ne leur a été proposée. Ils ont eux-mêmes prévenu leurs contacts ! S'appuyer sur les citoyens éclairés, c'est utile, mais peut-être vaudrait-il mieux reconnaître que l'on n'a pas les moyens de mettre en place la stratégie annoncée ! Comment expliquez-vous que l'on continue à adresser des messages qui ne correspondent pas aux réalités ? Aujourd'hui, les citoyens ne constatent pas qu'on les teste : il y a des queues de huit à dix heures, les résultats parviennent huit jours après et aucune solution d'isolement n'est proposée.
M. Jean Sol. - Quels sont vos moyens humains, matériels et financiers ? Avez-vous le sentiment d'avoir été entendus dans vos analyses ? Certaines de vos propositions ont-elles été occultées ? Vous semblez regretter à demi-mot le mode de gouvernance choisi par notre pays : que préconisez-vous pour l'avenir ?
Mme Jocelyne Guidez. - Le conseil scientifique comporte un pédiatre, mais pas de gériatre, alors que le virus atteint essentiellement les personnes âgées. N'est-ce pas dommageable ?
M. Jean-François Delfraissy. - Les tests effectués à partir de prélèvements salivaires devraient permettre de simplifier la mise en oeuvre de notre stratégie. Les données issues des évaluations actuellement conduites en Guyane et en région parisienne font apparaître une très bonne spécificité, ainsi qu'une sensibilité suffisante - de l'ordre de 80 %. Ils devraient donc être mis en place dès la fin du mois de septembre ou au début du mois d'octobre.
Une fois le prélèvement effectué, le test peut être réalisé par les techniques actuelles dites de RT-PCR sur de grandes plateformes ou sous la forme d'un test rapide, qui délivre un résultat en 15 minutes ou une heure. Ces tests rapides sont réalisés par des machines fermées comparables à des machines à expresso. Mais ils ne permettent de réaliser que quatre tests simultanés, alors que les grandes plateformes peuvent réaliser plusieurs centaines de tests : c'est un modèle complètement différent. Ces tests rapides ont un intérêt, mais il faudrait commander de nouvelles machines. Cela peut être intéressant pour un Ehpad, mais pas pour réaliser du dépistage de masse tel que nous le réalisons actuellement.
Enfin, les tests antigéniques sont en cours d'évaluation et seront peut-être disponibles à la mi-octobre. Nous devons encore attendre.
Début mars, le conseil scientifique a constaté que la France avait une capacité de 3 000 tests par semaine, alors que les Allemands en effectuaient 60 000. Le conseil scientifique était convaincu que la stratégie des tests était la bonne, mais nous n'avions pas suffisamment de tests pour la mettre en oeuvre. Aujourd'hui, 1 million - voire 1,1 million - de tests peuvent être réalisés chaque semaine, dans deux objectifs : d'une part, le diagnostic pour les personnes qui ont des symptômes ou qui ont été en contact et, d'autre part, le dépistage de santé publique. Reconnaissons que c'est une réussite.
M. René-Paul Savary, président. - Mais il y a du retard dans l'obtention des résultats !
M. Jean-François Delfraissy. - Les délais sont certes encore trop longs, notamment en région parisienne. Mais ailleurs, cela se passe très bien. En région parisienne, la stratégie va désormais être de distinguer le test de diagnostic du test de dépistage. Les tests sont victimes de leur succès. En nombre de tests réalisés par semaine, nous avons dépassé l'Allemagne. Une partie de la jeunesse semble avoir trouvé son mode de fonctionnement en prenant peu de précautions et en ayant recours à des tests au moment du contact avec les plus anciens.
Nous avons reconnu que nous n'avions pas les tests, mais, début mars, il était déjà trop tard pour appliquer la stratégie « tester-tracer-isoler » : il fallait confiner. Cette stratégie peut s'appliquer en sortie de confinement ou lorsque le nombre de personnes infectées est relativement bas. Dès que ce nombre augmente de façon trop importante, la stratégie « tester-tracer-isoler » est dépassée. Aujourd'hui, nous sommes à nouveau dans cette situation dans certaines régions de France.
Comment une épidémie de ce type se termine-t-elle ? Faut-il attendre d'atteindre 50 ou 60 % d'immunité de population ? Certains le pensent, je suis plus nuancé. La situation extraordinaire sur le porte-avions Charles de Gaulle a montré que ce taux de 50 % était atteignable. Faut-il atteindre ce niveau à l'échelle nationale pour que l'épidémie ralentisse progressivement ? Je n'ai pas la réponse.
La remarque de Mme Guidez concernant l'absence de gériatre au sein de notre conseil est pertinente. Denis Malvy a toutefois de nombreux liens avec les gériatres bordelais. Nous avons beaucoup écouté les sociétés savantes, au cours de nombreuses réunions. La société française de gérontologie nous a fait des propositions dont nous avons tenu compte. D'ici au 30 octobre, nous serons peut-être amenés à faire deux ou trois propositions de nouveaux entrants au sein du conseil, notamment un gériatre qui me semble être une priorité.
Nous avons soulevé la question de la gouvernance, mais nous n'avons pas forcément eu toutes les réponses. Sur ce sujet, je cède la parole à Daniel Benamouzig.
M. Daniel Benamouzig. - Pour répondre à David Assouline, d'un côté, il y a la construction d'une stratégie, de l'autre, il y a la réalité. La cohérence d'ensemble de notre stratégie « tester-tracer-isoler » est délicate à construire dans la réalité. Dans nos avis, nous avions fait des propositions de moyens spécifiques et importants, avec des brigades - ou équipes mobiles - déployées localement. Les choix faits nationalement ont été différents, ce qui ne facilite pas la cohérence jusqu'à l'isolement. Aujourd'hui, l'ensemble n'est pas consolidé et nécessite des consolidations progressives aux différents étages. À mon sens, cela illustre la difficulté de mettre en oeuvre des logiques de santé publique confiées à d'autres acteurs de santé, dont la santé publique n'est pas la vocation première - je pense notamment aux caisses primaires d'assurance maladie. Cela pose la question des moyens de santé publique que nous pouvons mobiliser dans ce type de situations.
M. Jean-François Delfraissy. - Sur la stratégie « tester-tracer-isoler », le Gouvernement s'est-il donné les moyens de ses ambitions ? Le conseil scientifique avait préconisé un autre schéma, donnant une place plus importante au médecin généraliste et à ce qui existe dans d'autres pays - en Corée, en Allemagne - et que nous avions appelé des brigades. Or le système français de repérage s'est bâti sur l'existant de la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM). Mais le tableau que nous brosse M. David Assouline est très négatif : nous avons des chiffres sur le nombre de personnes qui sont contactées. Notre modèle est donc plutôt administratif, avec une très bonne volonté. Le conseil scientifique avait proposé de s'appuyer plus sur le milieu associatif, sur les assistantes sociales, sur les médecins généralistes, etc.
Sur nos préconisations, la durée de l'isolement a été réduite à sept jours, mais dès qu'il y a suspicion ou cas contact, on doit s'isoler sans attendre le résultat du test. Le maillon un peu faible de notre dispositif est le traçage et la capacité à mobiliser des troupes - même si quelque 2 000 recrutements supplémentaires ont été annoncés à la CNAM par le Premier ministre afin d'améliorer les délais de traçage.
M. David Assouline. - Sur les sept personnes contaminées dans mon entourage, aucune n'a été appelée après avoir été testée positive. Certains n'avaient pas de solution pour s'isoler et l'un d'entre eux a lui-même dû appeler la CNAM : on ne peut pas dormir à la rue ! Je ne peux que le constater : 100 % des cas que je connais n'ont été ni appelés ni isolés.
M. Jean-François Delfraissy. - C'est votre expérience sur ce cas.
M. Denis Malvy. - À Bordeaux, un travail partagé avec la CNAM, l'ARS et la plateforme de l'hôpital a été mené. Cette plateforme a même été dépassée par son succès. Il faut articuler les moyens disponibles. La priorisation est en train de porter ses fruits. Les acteurs travaillent ensemble pour s'adapter et être réactifs.
M. David Assouline. - Pourriez-vous nous communiquer le nombre de personnes contactées au regard du nombre de personnes testées positives ?
M. René-Paul Savary, président. - Cela ne relève pas de la responsabilité du conseil scientifique. Il y a des endroits où cela s'est correctement passé : rassurons nos concitoyens ! Je propose que M. Delfraissy apporte les précisions nécessaires par écrit.
Je vous remercie d'avoir répondu à nos questions. Nous vous encourageons dans cet exercice difficile : émettre un avis scientifique solide, qui soit suivi d'une décision politique fonctionnelle et acceptée sur le plan sociétal. Le Sénat aura des préconisations à faire.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 13 h 20.
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Audition du professeur Didier Raoult, directeur de l'Institut hospitalo-universitaire en maladies infectieuses de Marseille
M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition du professeur Didier Raoult, directeur de l'Institut hospitalo-universitaire (IHU) en maladies infectieuses de Marseille.
Je vous prie d'excuser l'absence d'Alain Milon, président, retenu dans son département.
Le bureau de notre commission d'enquête avait initialement conçu cette audition sous la forme d'une table ronde.
Comme je l'ai rappelé ce matin, alors que dans d'autres pays la réponse à la crise a été incarnée par un personnage politique, un médecin ou un chercheur, qui a réussi à rallier la population à ses recommandations, nous avons assisté, en France, à des propos discordants qui ont beaucoup nui au niveau de confiance de la population.
À propos d'un virus inconnu, les attentes dans la science étaient très élevées. Certes, la controverse est normale et fait avancer la science ; mais quand elle s'étale si largement dans les médias, elle a plutôt pour effet d'augmenter le degré d'inquiétude.
Nous avions donc souhaité demander des explications aux scientifiques. Comme certains n'ont pas manqué de nous le rappeler - mais nous ne l'ignorions pas -, nous ne sommes pas des scientifiques de haut niveau et ce n'est pas à une conversation scientifique que nous convions nos intervenants. Nous représentons des personnes qui, dans leur immense majorité, ne le sont pas davantage. C'est pourquoi nous aurions préféré éviter les monologues sans contradictoire.
Toutefois, ainsi que vous l'avez rappelé lors de votre audition à l'Assemblée nationale à propos du conseil scientifique, « vous n'êtes pas arrivés à vous parler » et il nous est apparu que vous ne parviendriez pas davantage, dans cette enceinte, à débattre en toute sérénité.
Cette audition a pour objet la recherche, les tests et les traitements. Elle abordera notamment la méthodologie applicable aux essais cliniques, les orientations privilégiées en France au vu de la comparaison entre Discovery et Recovery, les résultats ainsi que la question des publications ou des annonces précoces dans la crise.
Je vous prie de résumer vos principaux messages en dix à quinze minutes. Vous ne manquerez pas, en outre, de nous alimenter par voie écrite, comme vous l'avez déjà fait à diverses occasions.
Je demande également à chaque intervenant d'être concis dans les questions et les réponses.
À toutes fins utiles, je rappelle à tous que le port du masque est obligatoire et je remercie chacun de sa vigilance.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais maintenant vous demander de prêter serment.
Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Didier Raoult prête serment.
Pr Didier Raoult, directeur de l'institut hospitalo-universitaire en maladies infectieuses de Marseille. - Avant tout, je tiens à faire une mise au point. Certaines personnes ont signé une tribune affirmant que je fraude et que je triche. D'autres ont porté plainte contre moi auprès du conseil de l'ordre. Dans ces conditions, la discussion scientifique n'est plus possible : c'est une limite à ma convivialité.
Je le très dis solennellement et après avoir juré de dire la vérité : je n'ai jamais fraudé de ma vie. J'ai écrit 3 500 publications internationales et je n'en ai jamais rétracté aucune. Depuis que je suis célèbre, une chasseuse de têtes me traque. Elle a réussi à trouver cinq erreurs dans l'ensemble de mes papiers scientifiques. Il y en a probablement beaucoup plus - j'estime le taux d'erreur entre 2 % et 4 %. Je ne suis qu'un pauvre humain, et je fais des erreurs comme tout le monde. Cela étant, je n'ai pas la force de discuter sereinement avec des personnes qui m'insultent. Je ne le ferai pas, je ne le ferai jamais.
J'en viens à l'analyse de l'épidémie elle-même. Depuis l'origine, je suis absolument incapable de mesurer la dimension symbolique de cette affaire. Or ce qui s'est passé n'est pas normal. On ne parle plus de chimie, de malades ou de médicaments, mais d'un sujet déconnecté de ce que je connais.
Je suis un être pragmatique, pratique. En science, il y a toujours eu une grande différence entre, d'un côté, l'empirisme, c'est-à-dire l'observation et la description des phénomènes, et, de l'autre, les théories déductives et spéculatives, dont je ne suis pas un praticien.
En l'occurrence, ce qui s'est passé est absolument inouï et marquera l'histoire des sciences. On a dénoncé l'un des deux médicaments les plus prescrits au monde - on en a probablement donné à 2 milliards de personnes - en affirmant qu'il tuait 10 % des patients. C'est la preuve d'une déconnexion entre la molécule de l'hydroxychloroquine et la manière dont elle a été perçue. Je suis extraordinairement surpris de l'ampleur prise par cette controverse.
Dès que mon premier papier a été publié, la chasseuse de têtes à laquelle je faisais allusion a prétendu que j'étais en situation de conflit d'intérêts avec Sanofi, ce qui est totalement faux : je ne fais d'essais thérapeutiques pour personne, et ma position est constante depuis vingt-cinq ans. L'article en question est aujourd'hui le document le plus cité de toute la littérature sur la thérapeutique du covid-19 : il a été cité 2 400 fois. Elle a tenté de le faire retirer en prétendant que je n'avais pas obtenu l'autorisation du comité de protection des personnes (CPP). Enfin, j'ai dû affronter un déluge de critiques de la part des maniaques de la méthodologie : je ne pouvais pas imaginer que ce papier, comme j'en ai envoyé tellement dans ma vie, entraînerait une sorte de folie mondiale. Le temps triera. Il permettra de comprendre ce qui s'est passé. Mais, personnellement, je ne comprends pas cette signification, notamment symbolique. Je ne peux pas la comprendre et ce n'est pas mon problème.
Depuis plus de vingt ans, je pense qu'il faut développer des centres de lutte contre les maladies infectieuses, accueillant à la fois les patients et les laboratoires de recherche, sur le modèle des centres anticancéreux. Je l'ai écrit quand j'étais le conseiller de M. Mattei et de Mme Haigneré. Gilles Bloch, aujourd'hui directeur de l`Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), travaillait d'ailleurs au cabinet de Mme Haigneré et il était du même avis.
Lorsque l'épidémie a commencé, nous étions en ordre dispersé. Je ne dis pas que tout est désorganisé à Paris. La Pitié-Salpêtrière dispose d'un centre de neurologie colossal. Pour la génétique, il y a l'institut Imagine de Necker. Mais, à Paris, l'organisation en matière de maladies infectieuses a subi une destruction physique ; l'unité de l'hôpital Claude-Bernard a disparu, l'Institut de veille sanitaire (InVS) a été déplacé à Saint-Maurice, alors qu'il aurait dû être adossé à l'institut Pasteur, et les services spécialisés dans les maladies infectieuses ont été dispersés dans toute la ville.
En résumé, Paris n'a pas de « patron » pour les maladies infectieuses - il en est de même en microbiologie. Or c'était le cas il y a trente ans, et Paris garde des leaders dans d'autres domaines médicaux. C'est un véritable problème pour les maladies infectieuses. Les travaux de l'hôpital Pasteur, qui étaient de nature pratique, ont cédé la place à une recherche fondamentale largement axée sur les neurosciences ; elle compte parmi les meilleures du monde. Il n'empêche que notre pays est, en la matière, victime d'une désorganisation. C'est un problème de fond.
J'y insiste, de Gaulle a répondu aux enjeux de cancérologie en créant les centres anticancéreux, regroupant la radiothérapie, la chimiothérapie, la chirurgie et la médecine. Ces structures fonctionnent de manière inégale, mais elles ont joué un rôle très important : l'institut Gustave-Roussy est l'un des meilleurs centres d'immunologie et de cancérologie au monde.
J'ai proposé la création, dans le pays, de sept centres de même nature que celui que j'ai fini par réussir à construire à Marseille. L'absence de maillage territorial ne peut qu'entraîner des discordances. Les crises sanitaires ne vont pas cesser. Or notre civilisation y est extrêmement sensible. Elles peuvent désorganiser complètement la société si nous ne sommes pas armés pour lutter contre elles.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Vous avez apporté aux rapporteurs des réponses très en amont de cette audition, et je vous en remercie.
Ma première question est d'ordre pratique. Le parcours du patient au sein de votre institut marseillais a-t-il évolué depuis le début de l'épidémie, en février dernier ? En quoi consiste-t-il aujourd'hui ?
À la fin du mois de janvier dernier, la ministre de la santé déclarait qu'il y avait peu de risques que le virus arrive chez nous. Quel est votre avis sur les modélisations de l'Inserm qui ont pu conduire à cet avis ? Sur quels éléments, sur quelles alertes vous êtes-vous fondé pour avoir un degré de connaissance de la situation qu'apparemment les autorités n'avaient pas ?
Ensuite, en période de crise sanitaire, les soignants doivent apporter une réponse thérapeutique rapide aux patients. Comment concilier cette mission avec l'exigence d'essais randomisés, base de travaux scientifiques robustes permettant d'évaluer l'efficacité d'un traitement ? Les patients qui n'entrent pas dans le champ des essais avec un médicament testé ne subissent-ils pas une perte de chances ? Vous résumez ce que vous pensez de ces essais dans la note que vous nous avez remise. Selon vous, ils n'étaient pas forcément adaptés à la situation pandémique que nous avons connue. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
Enfin, quel est votre avis sur les CPP, qui, à l'origine, avaient un rôle éthique ? Pourquoi, en l'occurrence, a-t-on mené certains essais assez vite, alors que l'on n'y arrive pas habituellement ?
Pr Didier Raoult. - Je l'ai dit, je ne suis pas un homme de spéculation. Je suis très empirique, très pragmatique de nature. À mon sens, on peut confirmer par les techniques méthodologiques, mais on ne peut découvrir que par l'observation, par l'empirisme.
Notre staff d'une vingtaine de personnes couvre de nombreux domaines. Avec mes équipes, nous lisons toute la littérature produite en la matière et nous travaillons ensemble - je crois aux nids de recherche, et non pas aux réseaux. Nous nous réunissons tous les jours à huit heures du matin pour échanger nos analyses. L'équipe compte un pharmacien - vous l'avez vu : applique-t-on vraiment l'autorisation de mise sur le marché (AMM) quand on est médecin ? La réponse est non - ; une spécialiste d'hématologie-coagulation, qui assure la bibliographie de stomatologie-coagulation ; un grand immunologiste, ancien directeur des sciences de la vie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui fouille les questions moléculaires, en matière de physiopathologie ; un chimiste ; des infectiologues ; des virologues ; des microbiologistes et des épidémiologistes de très haut niveau, dont celui qui a mené l'enquête relative au Charles-de-Gaulle. Nous creusons chaque question de manière très approfondie et nous avons déjà consacré cinquante-quatre publications internationales à ces sujets. Je vous en ai fourni la liste : ces papiers sont, soit publiés, soit acceptés, soit en préprint.
Face à cette situation, nous avons fait comme d'habitude : nous avons lu tout ce qu'avaient écrit les seuls sachants, à savoir les Chinois. Puis, nous avons observé ce qui s'est passé avec les autres coronavirus et avec le premier épisode de SARS.
Tout de suite, j'ai téléphoné au ministère pour que l'on se penche sur le targocid, antistaphylococcique - c'est un générique, qui ne coûte rien -, utilisé face au SARS-1 en Corée, et sur la chloroquine, également utilisée face au SARS. Les premiers résultats venus de Chine, in vitro, parus dans l'excellent groupe de journaux Cell, relevaient que c'étaient les deux médicaments qui fonctionnaient. Ils insistaient également sur le remdesivir, qui, lui, n'était pas disponible, à moins de conclure des accords avec Gilead, ce que nous ne voulions pas.
Peu après, les Chinois ont annoncé qu'ils disposaient de leurs premiers résultats préliminaires : cent malades avaient été traités et l'on observait une amélioration clinique, radiologique, ainsi qu'au titre du portage viral.
L'idée que tout va se dérouler en France n'a pas lieu d'être : par définition, une pandémie se déploie partout. Les Chinois, qui ont été les premiers à subir le flux, avaient décrit une quantité de phénomènes, que nous avons observés plus tardivement, comme l'hypoxie heureuse.
De plus, nous avons agi dès que les premiers cas se sont présentés : trois jours après que le génome a été publié, nous avons commandé les amorces PCR. Je l'ai dit à l'Assemblée nationale : dans l'esprit du ministère, il y avait des centres nationaux de référence (CNR). Mais c'est un rêve : ce n'est pas possible pour une maladie inconnue.
Les uns et les autres n'avaient que des séquences. Nous disposions du génome publié par les Chinois. Nous avons également pris connaissance de la qPCR testée à Hambourg et des publications de l'institut Pasteur : nous avons pris tout ce qui existait, nous avons testé et regardé. Il faut toujours avoir une deuxième, voire une troisième gâchette, pour être sûr de confirmer les cas positifs, car certaines contaminations se font par la PCR. Il n'y a pas de laboratoire où cela n'arrive pas.
On a fait du benchmarking - je m'excuse de cet anglicisme - en imitant les autres ; c'est ainsi qu'avance la science, neuf fois sur dix. Très rapidement, nous avons vu que nous n'étions pas sur la même longueur d'onde. Chaque fois que l'on évoquait cette maladie, on nous parlait d'essais et de CPP. Je ne voyais pas et je ne vois toujours pas ces patients comme des sujets d'essais.
Parmi nos tout premiers patients, quelqu'un nous a parlé de son anosmie. Nous travaillions sur ce sujet pour identifier les causes d'infection respiratoire, et nous l'avons repéré ainsi. Mais il fallait commencer par chercher. Aujourd'hui, on sait que l'anosmie concerne 60 % des malades.
Les autres n'ont pas mené cette phase d'observation empirique, appuyée sur la lecture de la littérature. Ainsi, pour l'essai Recovery, les Anglais n'ont pas retenu le critère clinique. On a publié des séries, qui, aujourd'hui, sont utilisées comme une base de réflexion, mais qui portent sur des personnes n'ayant pas fait l'objet de confirmation diagnostique. Certains ignoraient même l'élément clinique le plus déterminant, à savoir l'anosmie et l'agueusie. Ce critère permet un tri extrêmement efficace, en particulier pour les personnes de moins de soixante ans. Nous l'avons testé, notamment, sur le personnel de soins.
De plus, à mesure que le savoir s'est accumulé, on a observé de très graves troubles de la coagulation - les réanimateurs ont été les premiers à les observer. Nous avons rapidement administré des anticoagulants, car les marqueurs de coagulation sont apparus comme des marqueurs de pronostic extrêmement importants. Ensuite, les premiers travaux réalisés en Chine à partir des autopsies ont prouvé que ce que l'on croyait être des pneumonies était en fait des embolies pulmonaires multiples, des lésions d'infarctus du poumon.
Les Chinois ont aussi avancé qu'il fallait des scanners low dose. Je me suis déjà prononcé : en la matière, nous connaissons un sous-équipement terrible - le nouveau gouvernement a, entre autres projets, celui de combler cette carence ; à terme, il faudrait remplacer les radios du thorax par des scanners low dose. Pour les Chinois, au moins la moitié des personnes déclarées asymptomatiques présentaient des lésions pulmonaires au scanner. Nous l'avons confirmé.
La prise en charge a donc évolué sans arrêt. En se focalisant sur la saturation en oxygène et les scanners, ce que l'on fait systématiquement, on ne voit pas la même chose. Pour savoir que le covid n'est pas assimilable à la grippe, il fallait mener d'autres observations. C'est une fois que ce travail a été fait, et non avant, que l'on a défini une stratégie.
Ne pouvant pas savoir qui aurait ou non des lésions, nous avons décidé, avant que les tests ne soient déployés en France, de tester les personnes qui se présentaient. Tout de suite, nous avons mis en place notre système de PCR à très haut débit - les Français rapatriés de Wuhan avaient été installés tout près de Marseille.
De plus, nous conseillons aux patients de mesurer leur saturation en oxygène ; si elle est inférieure à 95 %, ils doivent systématiquement se rendre à l'hôpital pour avoir de l'oxygène. Ils n'éprouvent l'insuffisance respiratoire qu'au moment d'entrer en réanimation. Utilisés plus tôt, l'oxygénation et les anticoagulants auraient pu sauver des vies. Cette discordance entre les signes cliniques et l'état d'oxygénation ne pouvait pas non plus être connue a priori ; et cette connaissance progressive se conjugue mal avec des opinions initiales très tranchées.
À mesure que le savoir évolue, nous avons modifié nos méthodes. Nous avons proposé tout de suite des essais thérapeutiques d'hydroxychloroquine, imitant ce qui avait été fait en Chine, et selon des posologies dont nous sommes familiers. Cet essai thérapeutique a toujours été à un seul bras, et, à l'époque, il a été validé par le CPP. Nous y avons ajouté de l'azythromycine - cela fait partie de la pratique clinique -, dont on savait par ailleurs que c'était un antiviral pour les virus ARN, et nous avons eu la surprise de voir que la charge virale diminuait à une vitesse spectaculaire. Nous avons tout de suite prévenu le ministère. Le résultat était si impressionnant que nous avons proposé de créer un groupe hydroxychloroquine-azythromycine pour mener un essai thérapeutique. Mais, au sein du CPP, un méthodologiste a voulu que nous repartions de zéro, en composant un groupe placebo. J'ai refusé, considérant que ce n'était pas éthique.
Nous avons poursuivi nos travaux. Face à la toxicité potentielle de la chloroquine, interrogation qui m'étonne toujours, nous avons demandé aux professeurs de cardiologie de vérifier tous nos électrocardiogrammes. Au fur et à mesure que les questions étaient soulevées, nous avons réagi pragmatiquement, car nous avons la capacité d'agir en autonomie, sur place.
Les chiffres que je vous ai donnés sont tout à fait officiels. Je ne peux pas les inventer : nous sommes dans un pays administré - parfois trop, mais c'est une autre question.
M. René-Paul Savary, président. - Quel est votre avis quant au rôle éthique des CPP ?
Pr Didier Raoult. - Je me méfie de toutes les modes, notamment les modes méthodologiques. Depuis vingt-cinq ans, la Cochrane Library analyse toutes les publications et les recommandations médicales. En vertu de ce que l'on appelle la médecine basée sur les évidences, il faut au moins un ou deux essais randomisés.
À ce titre, la Cochrane Library a analysé 250 méta-analyses, soit, en tout, plus de 4 000 analyses, pour déterminer s'il y avait une différence de résultat et de qualité entre les études randomisées et les études observationnelles. La conclusion, c'est qu'il n'y a pas de différence. On ne peut pas affirmer que les études randomisées sont l'alpha et l'oméga de la prise en charge thérapeutique : ce n'est pas vrai.
Il en est de même pour les recommandations : quelqu'un a calculé combien de recommandations de la société américaine des maladies infectieuses étaient fondées sur au moins une étude randomisée. Je vous ai donné cette référence. Le résultat obtenu est 18 %. En d'autres termes, 82 % des recommandations thérapeutiques émises aux États-Unis face aux maladies infectieuses ne reposent sur aucune étude randomisée.
Nous sommes donc face à un débat idéologique : je ne veux pas y revenir - j'ai déjà abordé ces questions, notamment en invitant Mme Costagliola à un jeudi de l'IHU pour parler des méthodes et, sur le plan idéologique, nous ne sommes pas d'accord.
Comme médecin, je ne peux pas tirer un malade au sort. Je n'ai jamais su le faire et je ne le ferai pas. D'ailleurs, la plupart des malades refusent ces méthodes, à moins qu'ils n'aient pas compris ce dont il s'agit. Cette méthode n'est pas souvent pratiquée, et nous ne sommes pas là pour cela. Notre contrat millénaire, c'est de faire de notre mieux pour le malade, spécifiquement.
Le but des CPP était d'éviter des expériences hors de propos. Je les ai vues naître : à l'origine, ces instances devaient comprendre des personnes de sagesse, notamment des prêtres catholiques, des pasteurs et des rabbins. J'ai créé le premier comité d'éthique animale en France, c'était en 1989 ; nous avons interdit les essais sur les chiens, les chats et les singes, ce qui a simplifié les rapports avec la population environnante.
Au sein des CPP, on assiste à une prise de pouvoir par les méthodologistes. Or ces instances ne sont pas faites pour valider telle ou telle méthodologie, mais pour déterminer si elle est morale. Nous sommes donc face à une dérive administrativo-méthodologique. Le législateur doit s'emparer de cette question. Soumettre l'usage des écouvillons nasopharyngés à un CPP, c'est du délire. En revanche, la réflexion morale est indispensable - je pense notamment aux essais de non-infériorité.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Je déduis de vos propos que le parcours du patient, chez vous, est le même depuis le début.
Pr Didier Raoult. - Nous l'avons amélioré, en achetant des appareils afin de mesurer la saturation pour toutes les personnes qui se présentaient. À partir de 95 %, nous faisons les radios. L'usage des anticoagulants est également devenu systématique.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - La démocratie sanitaire semble avoir été oubliée : on a négligé d'entendre les familles et, surtout, les patients. Moi-même, j'ai été malade aux alentours du 15 mars, à une époque où les tests étaient réservés aux soignants. On nous disait simplement de rester chez nous et de prendre du doliprane ; les malades n'étaient alors que des chiffres. En lançant votre essai, vous avez été le premier à nous donner l'espoir ; je vous en sais gré, et je tiens à le dire ici. Auparavant, le seul espoir que nous avions, c'était une boîte de doliprane.
Cela étant, aujourd'hui, on a le sentiment qu'il n'y a pas de démocratie dans le monde de la recherche. Pourquoi ? Est-ce à cause de la force de la pandémie, du fait de la pression médiatique, ou encore, comme vous l'avez dit en préambule, faute de patron dans le monde des maladies infectieuses ?
En outre, vous avez déclaré récemment : « Il existe deux hypothèses particulièrement plausibles, soit que l'épidémie disparaisse complètement, soit que l'épidémie reprenne et devienne saisonnière. » Pourquoi cette alternative ?
Pr Didier Raoult. - Je suis très sensible à ce que vous venez de dire. Souvent, c'est une simple anecdote ou un moment de vie qui provoque un tournant. Alors que l'épidémie grandissait, je me suis rendu à l'IHU un dimanche. Une de mes assistantes, qui y avait passé tout le week-end et qui était épuisée, était en train de se disputer avec un homme qui tenait son enfant de trois mois dans ses bras. L'homme et son enfant portaient un masque. Mon assistante ne voulait pas tester l'enfant, car il ne répondait pas aux critères que nous nous étions donnés. Cet homme avait transité par l'aéroport d'Amsterdam et avait peur que son enfant soit malade. J'ai fini par dire : ça suffit, faisons un écouvillon à cet enfant et son père partira tranquillisé. Le test était négatif ; on a appris ensuite qu'à cet âge, la plupart du temps, le résultat était négatif. Mais on ne peut pas laisser les gens sans solution. Le fait d'être sur le terrain nous a fait changer notre perception de la situation et des enjeux de prise en charge.
Pour ce qui concerne l'évolution de l'épidémie, je pondère toujours mes propos en précisant que je ne crois ni aux modèles ni aux prédictions ; à ce titre, je ne peux raisonner que par analogie. Auparavant, on dénombrait six coronavirus, dont quatre sont saisonniers. À l'origine, ils ne l'étaient sans doute pas, comme la grippe. La première grippe du XXe siècle n'était pas du tout saisonnière. Elle a commencé un été et a duré toute une année : c'est la grippe espagnole. Longtemps, on a cru, à tort, que la grippe revenait sous l'influence du froid, d'où le terme influenza, qui vient d'« influenza di freddo », influence du froid ; c'est ainsi que l'on a décrit cette maladie à la Renaissance, en Europe. Mais il y en a autant, voire plus dans les pays chauds, il y en a même toute l'année dans les zones tropicales et, en Afrique de l'Ouest, il y en a davantage pendant la saison des pluies. On ne comprend pas bien ces rythmes saisonniers. J'ajoute que tous les virus respiratoires n'ont pas la même saisonnalité.
Les autres coronavirus endémiques ont probablement connu une diffusion mondiale ; on ne sait pas quand, car on les a découverts un peu par hasard. Ils se sont installés durablement chez nous et présentent une épidémiologie saisonnière, avec quelques cas sporadiques aux autres moments de l'année. Mais le covid-19 est une nouvelle maladie, il peut se déployer différemment et sa très forte vitesse de mutation est un phénomène nouveau, que je n'ai pas vu décrite au sujet des autres coronavirus.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Vous ne m'avez pas répondu au sujet de la démocratie dans le monde de la recherche.
Pr Didier Raoult. - La recherche est comme le sport de haut niveau : par définition, elle n'est pas démocratique. Un grand historien des sciences distingue trois phases en matière de recherche : premièrement, la phase pionnière, menée par des personnes audacieuses, qui font bouger les lignes et, de ce fait, sont empoisonnées toute leur vie ; deuxièmement, la phase de plateau, dite « normale », pendant laquelle les choses avancent peu à peu, grâce à une recherche collective que l'on peut qualifier de démocratique ; et, troisièmement, la phase de déclin : le champ s'épuise et un autre champ naît.
Tous les épistémologistes l'ont observé. Or les phases de découverte sont marquées par des conflits terrifiants. Sur ce sujet, je vous recommande un livre merveilleux de Bruno Latour intitulé Pasteur : guerre et paix des microbes. Il s'agit d'une véritable oeuvre scientifique, fondée sur le dépouillement systématique des journaux de l'époque. Pasteur a pu réussir grâce à des alliés politiques et grâce au soutien des hygiénistes ; mais, pour imposer l'idée du germe, il a dû mener des combats terribles. Auparavant, Lamarck avait été condamné au silence par Cuvier, qui, à l'époque, était tout-puissant en France dans le domaine des sciences. Or Lamarck était le plus grand scientifique au monde pour ce qui concerne la question de l'évolution. D'ailleurs, mon prochain livre s'intitulera La Science est un sport de combat.
M. René-Paul Savary, président. - Vous insistez sur la vitesse de mutation du virus. Or, lors des auditions de ce matin, on nous a affirmé que ce virus ne mutait pas.
Pr Didier Raoult. - Nos équipes font énormément de séquences ; elles en font sans doute plus que n'importe qui, si bien qu'elles travaillent même le week-end. Plus de 500 séquences de virus ont été réalisées depuis juillet dernier, car nous étions étonnés des formes que prenaient alors les cas cliniques et l'épidémie elle-même.
Dès le départ, on a trouvé un mutant, que nous avons appelé Marseille, présentant vingt-trois mutations par rapport à la souche de Wuhan, et nous avons tracé sa source : il est venu du Maghreb par bateau avant de se diffuser dans l'environnement. On a répertorié 100 cas de ce virus, qui a à peu près disparu depuis le mois d'août. Aujourd'hui, on dénombre sept mutants : le plus actif actuellement est le « quatre », pour lequel nous avons répertorié 60 cas. Je viens de publier ces données en ligne.
Il faut observer le degré de variation du virus par rapport à la souche initiale. Depuis juillet dernier, la variabilité des virus a été multipliée par dix par rapport aux virus observés jusqu'en mai. Il existe quatre bases génétiques, ATGC pour l'ADN et AUGC pour les virus ARN. Normalement, la dégradation de C vers U est réparée, car la plupart du temps elle est délétère. Majoritairement, on constate une mutation de T vers U. Elle traduit, soit l'effet d'une enzyme bien connue chez les humains, qui s'appelle Apobec et qui a l'habitude de couper les virus.
En parallèle, on a comparé 100 cas à partir de juillet et 100 cas auparavant, pour mesurer le degré des troubles de coagulation. Ces derniers sont beaucoup moins nombreux et moins sévères depuis juillet, et la mortalité est plus faible. J'ai téléphoné au conseiller du ministre, Antoine Tesnière, pour lui communiquer ces données. Je lui téléphone d'ailleurs chaque semaine pour mettre les résultats de nos travaux à la disposition du ministère, de manière tout à fait démocratique. Je les mets d'ailleurs à la disposition de la planète entière.
M. René-Paul Savary, président. - 100 cas comparés, avant et après le mois de juillet, est-ce suffisant pour affirmer que le virus mute ?
Pr Didier Raoult. - La mutation, c'est une autre question : on la constate dans le virus lui-même. Nous avons fait 500 séquences de génomes viraux et nous avons observé le changement de base en juillet et en août. Nous avons constaté, avec d'autres, que l'on pouvait séquencer directement les virus sans les cultiver. Dans la pratique, pour tous les virus présentant moins de 20 CT, on peut disposer du génome entier dans les huit heures qui suivent. Je vous renvoie à notre papier, publié sur notre site.
M. René-Paul Savary, président. - Nous le lirons bien sûr avec beaucoup d'intérêt.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - À l'origine, nous voulions vous auditionner avec d'autres éminents spécialistes. Nous utilisons couramment cette méthode au sein de notre commission d'enquête. En effet, avec un savoir technique incomparable au nôtre en la matière, vous pouvez, pendant dix minutes, nous faire un exposé de virologie pour nous expliquer que le virus semble muter. Or un autre virologue éminent, le professeur Lina, nous a dit et répété que le virus n'avait pas muté. Cela ne fait pas beaucoup avancer notre compréhension.
Nous n'avons pas à mettre en scène des matches de catch, à provoquer des conflits. Notre méthode consiste à faire ressortir les points qui font clivage. Pour vous, ces confrontations peuvent être pénibles, face à tel ou tel confrère virulent. J'en suis tout à fait désolé pour les uns et les autres, mais au fond ce n'est pas notre problème. Nous devons rendre compte aux Français de ce qui s'est passé. Sur bien des sujets fondamentaux - la recherche, les tests, les dépistages -, vous disposez d'une expertise et vous avez été en désaccord avec d'autres. Pour nous, il est essentiel de vous entendre débattre avec vos confrères.
Vous avez eu l'obligeance d'adresser, en amont, un document très précis aux rapporteurs.
Ce matin, comme lors de précédentes auditions, nous avons débattu des tests et de la lenteur avec laquelle ils ont été déployés. Or, au printemps, en pleine vague épidémique, on voyait des files de personnes se présenter devant votre institut pour obtenir un test. Dans le document que vous nous avez adressé, vous affirmez que l'IHU a pratiqué 200 000 tests sur 100 000 personnes. Pouvez-vous nous préciser ce calendrier ? Comment vous êtes-vous procuré le matériel nécessaire, les réactifs, alors qu'ailleurs en France l'on n'y parvenait pas ?
De plus, vous avez parlé d'une « destruction physique » de l'organisation des maladies infectieuses, à Paris, voire en Île-de-France. Ces termes sont très forts. Globalement, malgré les polémiques, les patients hospitalisés en Île-de-France dans les services de maladies infectieuses ne semblent pas avoir subi de perte de chance par rapport à d'autres régions. Au-delà des scissions de services, en quoi consiste cette « destruction » ?
Enfin, vous êtes revenu sur l'hydroxychloroquine et l'azytromicine. Le benchmark est effectivement très utile. Vous avez mentionné la Chine et l'important savoir qu'elle a accumulé. Mais, aujourd'hui, la plupart des pays, des États-Unis au Japon en passant par la Corée du Sud, l'Allemagne et la Chine, ne recommandent pas, voire déconseillent l'hydroxychloroquine.
Il semble que la science ait parlé - ce n'est pas un jugement. Nous, spectateurs engagés de cette situation, dressons simplement ce constat. Aujourd'hui, ce traitement n'est plus guère utilisé dans le monde. Cela signifie-t-il que le monde entier est aujourd'hui dans l'erreur ?
Pr Didier Raoult. - Bien sûr, je ne suis d'accord avec vous sur aucun point.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Il ne s'agit pas d'un débat entre nous !
Pr Didier Raoult. - Tout d'abord, 4,6 milliards de personnes vivent dans des pays où l'on utilise l'hydroxychloroquine. Vous ne pouvez pas liquider la question comme cela.
En outre, je passe mon temps à faire des méta-analyses ; à peu près tous les pays du monde publient des résultats. Vous ne pouvez pas dire que vous savez mieux que moi ce dont il s'agit.
Vous voyez bien qu'il n'est pas possible de faire une opinion : c'est le temps qui s'en charge, en faisant le tri. Je l'ai dit à partir du mois de février : la quatorzaine est un fantasme analogique avec la quarantaine, elle n'a pas de sens sur le plan clinique. De même, à l'origine, on a dit que les tests de servaient à rien. On ne les a pas faits, parce que les centres nationaux de référence ont dit que c'était trop compliqué ; et, une fois que l'on a pris cet embranchement, il a été extrêmement difficile de revenir sur ce choix.
Ce n'est pas vrai que l'on n'avait pas les réactifs : je l'ai dit, redit, et je vous le dis encore une fois. Les laboratoires vétérinaires ont écrit à peu près à tout le monde, y compris au conseil scientifique, pour dire qu'ils fabriqueraient 300 000 tests. Les autres ne leur ont pas répondu ; mais, nous, nous leur avons répondu, et nous nous sommes servis de ces tests.
Dans une telle crise, des opinions différentes se confrontent, et vous ne pouvez pas penser que, par la magie du Sénat, tout le monde sera d'accord à la fin. C'est le temps qui trie : c'est à la fin que l'on voit ce qui s'est passé.
Pour ce qui concerne les tests, on a fait ce que l'on fait en situation de crise : tous les jours, nous nous sommes débrouillés. Nous-mêmes, chez nous, nous avons fabriqué de quoi faire 430 000 tests lyophilisés. Nous nous sommes organisés pour faire face. C'est l'intendance qui a suivi la décision, et non l'inverse.
Enfin, dans un papier qui vient d'être accepté, j'ai répertorié l'ensemble des pays qui recommandent l'hydroxychloroquine et relevé la mortalité qu'ils enregistrent : je ne suis pas d'accord avec l'opinion scientifique que vous émettez à cet égard. Chacun son métier et les vaches seront bien gardées.
M. René-Paul Savary, président. - Ces données sont-elles dans le document que vous nous avez adressé ?
Pr Didier Raoult. - Tout à fait.
M. René-Paul Savary, président. - Bien sûr, nous communiquerons ce document à l'ensemble des commissaires.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Je ne m'inscris pas dans un débat d'opinion : je suis rapporteur d'une commission d'enquête. Voici une liste, d'ailleurs incomplète, des pays dont les autorités de santé déconseillent actuellement l'usage de l'hydroxychloroquine. Aux États-Unis, les National Institutes of Health (NIH) et l'Infectious Disease Society of America (IDSA) déconseillent l'utilisation de l'hydroxychloroquine ; la Grande-Bretagne fait de même ; à l'échelle mondiale, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) demande de ne pas l'utiliser, quelle que soit la gravité des cas ; l'Italie déconseille ce traitement, de même que la Belgique, l'Allemagne, le Brésil, le Portugal, la Chine - le Chinese Center for Disease Control and Prevention (CDC) estime que l'utilisation de l'hydroxychloroquine doit être déconseillée, quelle que soit la gravité des cas -, le Japon, l'Australie, l'Espagne et le Canada, sans oublier l'Union européenne, via l'European Medecines Agency (EMA), la Suisse et la Corée du Sud.
Je peux entendre que ces recommandations soient erronées. J'attends qu'on nous l'explique. Je respecte votre opinion, mais vous transformez ma question en un débat d'opinion entre vous et moi, et je le déplore.
Pr Didier Raoult. - Une nouvelle fois, je vous recommande la lecture de notre papier, qui détaille la question très précisément. Les États-Unis sont un pays fédéral ; un tiers des États américains recommande l'hydroxychloroquine ; un autre tiers ne sait pas trop ce qu'il faut faire et le dernier tiers le déconseille. Il n'y a donc pas d'homogénéité. Les conflits autour de l'hydroxychloroquine sont mondiaux.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Alors, la liste est fausse ?
Pr Didier Raoult. - Nous avons dressé notre propre liste en indiquant chaque source - je peux vous envoyer le préprint de ce document si vous le souhaitez. D'après nos chiffres, 4,6 milliards de personnes vivent dans des pays recommandant ou permettant l'usage de l'hydroxychloroquine.
M. René-Paul Savary, président. - Pour revenir aux tests, vous avez répondu à la proposition des laboratoires vétérinaires : à l'échelle nationale, il y aurait donc eu un retard à cet égard ?
Pr Didier Raoult. - J'ai eu l'occasion de le dire au Président de la République : la PCR est une méthode extrêmement simple, elle ne pose pas beaucoup de problèmes et tout le monde est capable de la pratiquer. D'ailleurs, on le voit maintenant. À l'époque, le Président de la République a été surpris, mais quand je l'ai revu, il m'a déclaré : « Vous avez été le premier à me dire cela. On m'affirmait que c'était un acte très compliqué, qui ne pouvait être fait que dans les centres de référence. »
M. René-Paul Savary, président. - C'est ce que l'on nous a régulièrement dit.
Pr Didier Raoult. - L'an dernier, nous faisions déjà 150 000 PCR : l'ADN, c'est l'ADN. Je ne vois pas comment débattre avec des personnes qui prétendent que c'est très compliqué, alors que, selon moi, c'est la chose la plus simple du monde.
Je connais les chiffres des morts par ville et par région, notamment pour ce qui concerne les jeunes. J'ai publié les résultats - ce ne sont pas les miens, mais ceux de Santé publique France. La surmortalité en Île-de-France et dans l'Est est manifeste et elle est tout à fait spécifique, y compris dans des tranches d'âge où elle est inhabituelle.
M. Martin Lévrier. - La controverse scientifique a rapidement dominé la scène médiatique, avant de virer au combat scientifique. Cette situation dure depuis quatre mois ; selon moi, elle n'a que trop duré. Vous affirmez vous heurter à une incompatibilité idéologique. Je comprends votre refus des groupes placebos. Mais si vous avez raison depuis le début, combien de patients n'ont pas été soignés, pour des raisons idéologiques ? Cette question est capitale.
En outre, la communication n'a-t-elle pas pris le pas sur la véritable controverse scientifique, qui est une nécessité ? Comment sortir de ce débat, pour avancer ? C'est un sujet mondial.
M. Damien Regnard. - Sénateur des Français établis hors de France, je peux attester de votre renommée parmi eux. Cette pandémie a débuté en Asie, avant de toucher l'Europe et l'Amérique du Nord, puis l'Amérique latine. Au mois d'avril, on faisait des projections catastrophiques pour l'Afrique, mais ce continent n'a finalement pas connu une vague aussi importante que dans d'autres territoires. Vous connaissez très bien l'Afrique, en particulier le Sénégal. Comment expliquez-vous que la catastrophe annoncée n'ait pas eu lieu ?
On peut comprendre l'anxiété des Français ces derniers temps, quand plus de 10 000 nouveaux cas sont annoncés certains jours. Si vous aviez trois recommandations à faire, quelles seraient-elles ? Comment voyez-vous l'évolution de cette pandémie dans les deux mois à venir ?
M. Roger Karoutchi. - Je voudrais également entendre votre opinion quant à ce qui pourrait se passer dans les semaines qui viennent.
Que pensez-vous du fait que les médecins ont été bien souvent contraints de ne pas appliquer votre traitement et empêchés de le prescrire, alors même que les autorités scientifiques affirmaient qu'il n'y avait ni traitement ni médicament ? Est-ce normal qu'on dise simplement aux gens de rester chez eux, de prier et de prendre du doliprane plutôt que de tenter votre traitement ?
Comme je le faisais remarquer ce matin au professeur Delfraissy, l'autorité du conseil scientifique ne semble pas toujours être suivie par le Gouvernement. On a institutionnalisé un débat, certes passionnant, mais très anxiogène pour la population. Pensez-vous que l'existence du conseil scientifique tel qu'il est défini aujourd'hui a encore du sens ?
M. Olivier Henno. - On nous a expliqué ce matin, de manière assez floue et complexe, que le système de santé français n'était pas prêt ; il serait trop curatif. Quel est votre diagnostic ? Pourquoi n'étions-nous pas prêts ? Notre pays consacre des moyens importants à la santé ; ces défauts relèvent donc plutôt de l'organisation du système. Par ailleurs, notre système me semble souvent un peu trop corporatiste. Qu'en pensez-vous ?
M. Jean-François Rapin. - Le professeur Delfraissy nous affirmait que les informations scientifiques et cliniques qu'il avait directement reçues des Chinois, sous l'oeil bienveillant de l'OMS, étaient telles qu'on ne pouvait leur accorder qu'une confiance très réservée. Vous vous êtes pourtant appuyé sur les expertises chinoises au début de vos recherches sur le traitement à base d'hydroxychloroquine : quelle différence y a-t-il entre les approches du conseil scientifique et la vôtre ?
Vous nous avez affirmé qu'il y a de plus en plus de souches virales. Mais ce qui fait les souches, ce sont les mutations du virus, qu'elles soient plus ou moins pathogènes ou virulentes. Le virus mute-t-il, oui ou non ?
Mme Victoire Jasmin. - Concernant les essais thérapeutiques, les protocoles que vous préconisiez font-ils l'objet d'études comparatives ? D'autres équipes les utilisent-elles ? Par ailleurs, la liberté de prescrire a été mise en cause dans notre pays. Cette obstruction a-t-elle causé des pertes de chances ? Enfin, vous avez affirmé avoir commandé des séquençages du génome du virus et avoir observé sept mutations : quelle était leur nature ?
Pr Didier Raoult. - Monsieur Lévrier, je suis content que vous me posiez cette question, mais je me demande pourquoi vous ne la posez pas au ministère de la santé. Il y a des gens qui adorent faire des essais : pourquoi n'en ont-ils pas fait un pour comparer le traitement hydroxychloroquine-azythromicine à un placebo ? C'est l'un des reproches majeurs que j'ai faits au conseil scientifique : tous les essais avaient été décidés avant que ne se tienne la moindre réunion de ce conseil et il n'a été question que du remdesivir et du lopinavir, jamais de l'hydroxychloroquine, qui était le seul médicament pour lequel on disposait de données préliminaires. C'est l'une des raisons pour lesquelles je me suis mis en retrait du conseil scientifique : il n'a jamais piloté quoi que ce soit dans la recherche sur le covid-19. Qui a apporté les données montrant que les enfants n'étaient pas affectés, sinon nous ? Les gens semblent découvrir que les CT n'ont pas tous la même valeur : cela fait deux mois et demi que nous l'avons écrit ! Ce sont des choses que l'État aurait dû piloter : l'incidence des différentes couches de population, l'incidence chez les patients symptomatiques et asymptomatiques. Voilà le pilotage que le conseil scientifique aurait dû assurer. J'ai écrit très tôt que celui qui avait été mis en place ne pouvait pas piloter une recherche de crise ; je m'en suis retiré, parce que j'estime, à tort ou à raison, être plus utile sur place, dans les décisions à prendre tous les jours, mais j'ai proposé des gens qui, à Toulouse ou à Créteil, faisaient des centaines de milliers de tests PCR, connaissaient parfaitement la pharmacologie et n'auraient jamais entériné l'idée selon laquelle l'hydroxychloroquine serait un poison mortel : ces gens auraient été capables de mener une véritable politique scientifique, ce qui n'était pas le cas des membres de ce conseil scientifique, comme je l'ai exprimé au Président de la République et au Premier ministre. Je regrette qu'aucune politique n'ait été entreprise pour vérifier les quelques éléments préliminaires que j'avais apportés.
Concernant l'efficacité, nous avions bien commencé à faire une étude dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) avant que ce ne soit interdit. Ses résultats sont disponibles en ligne : on constate une baisse de 50 % de la mortalité dans les Ehpad où nous avons pu traiter les gens par rapport aux endroits où l'on n'a pas pu les traiter - on est passé de 27 % à 14 % de mortalité. Ce sont nos données : il faut les regarder et chercher à les reproduire, plutôt que de se plaindre que l'on ne fait rien dans les Ehpad. On a encore du temps, il y a encore des malades : les gens qui se posent la question de l'efficacité peuvent faire le nécessaire. Il ne faut pas vivre dans des mythes : un grand article publié dans l'American Journal of Medicine explique la place de l'hydroxychloroquine, notamment contre les facteurs qui entraînent la coagulation, au premier rang desquels la sécrétion d'anticorps antiphospholipides, ceux-là mêmes qu'on trouve dans le lupus - c'est d'ailleurs pourquoi l'hydroxychloroquine est prescrite pour le traitement de cette maladie. Ce sont des éléments réels !
Vous parlez de communication : personnellement, j'ai toujours pensé que, de ce point de vue, on allait dans le mur. Je n'ai jamais porté d'opinion sur la politique du Gouvernement, hormis quand vous me le demandez dans un cadre officiel ; je n'ai fait que donner des chiffres, communiquer les données que nous étions les seuls à détenir dans ce pays, voire dans le monde. Je vous ai transmis quatre pages de résultats de nos recherches. C'est officiel : on ne peut pas tricher avec ces résultats ! Vous estimez peut-être que ma communication est nuisible, mais quantité de pays l'ont utilisée pour prendre des mesures qui ont fonctionné. Ainsi, en Algérie, on a vite compris qu'il fallait tester et on l'a fait plus massivement qu'en France à la même époque. Les meilleurs journaux du monde, aux États-Unis comme au Royaume-Uni, ont publié des articles dont les auteurs se prononçaient sur l'efficacité de tel ou tel traitement sans même avoir fait un test biologique ! Ce phénomène de déroute n'est pas seulement français.
Les Chinois sont actuellement les seuls compétiteurs que nous ayons, avec Taïwan et la Corée du Sud. Sur les infections respiratoires, ils ont les plus grandes séries du monde, ils ont une approche extrêmement pragmatique et moderne. Quand on essaie de faire le séquençage direct d'une infection du cerveau ou du coeur, alors même qu'on obtient les résultats et qu'on commence à écrire le papier, on se rend compte qu'un papier équivalent a déjà été publié dans un journal chinois dont on n'a jamais entendu parler ! Ils ont une stratégie de recherche : il suffit de visiter l'hôpital spécialisé en maladies infectieuses qu'ils ont construit à côté de Shanghai pour s'en convaincre. Pour les maladies infectieuses, la France ne dispose pas même actuellement de ce qui existe au Sénégal, au Mali ou au Congo. Il existe près de l'aéroport de Dakar un bâtiment technologique, d'ailleurs financé par Gilead, dont le niveau d'équipement de diagnostic et de séquençage est absolument inouï. Une course technologique a commencé ; certains pays n'ont pas suivi et elle se passe aujourd'hui essentiellement en Extrême-Orient.
Je ne sais pas pourquoi la vague annoncée n'a pas eu lieu en Afrique. Je ne sais pas prédire. Beaucoup d'Africains disent que le fait qu'ils prennent systématiquement de la chloroquine a pu jouer un rôle ; c'est possible, mais je n'en sais rien, honnêtement.
Quant à l'anxiété, vous admettrez qu'elle n'est pas de mon côté : ce n'est pas moi qui affole les populations. Il n'y a d'ailleurs pas de raison d'être affolé. Les données de l'Institut national d'études démographiques (Ined) vous indiqueront la perte d'espérance de vie due à cette épidémie. C'est une donnée différente de la mortalité. La perte d'espérance de vie est moindre quand la victime souffre d'une polypathologie ou d'un cancer métastasé, ou quand elle a 92 ans, que quand elle a 18 ans et a un accident de moto. Or la perte d'espérance de vie constatée en 2020 par rapport à 2019 n'est que de 0,2 an ; cette perte est inférieure à celle qui avait été constatée en 2015. Loin de nourrir l'anxiété, j'ai toujours essayé d'être optimiste : on n'est pas face à un drame absolument insupportable. Ce débat ne va pas se régler maintenant, mais à la fin, avec les chiffres. Je les suis de manière très précise, parce que je suis empirique : cela m'intéresse de regarder les données chiffrées, de les analyser et de les comprendre. La grippe a énormément tué en 2015 et tout le monde s'en est fichu ! Elle a plus tué que ne le fera l'épidémie cette année, sauf événements absolument imprévisibles pour moi.
J'ai essayé de vous donner des données comparatives par rapport aux désastres du passé : on ne vit pas le même désastre parce que ce n'est pas le même âge qui meurt : 50 % des gens qui sont morts avaient plus de 85 ans ; 72 % d'entre eux, si je ne me trompe, avaient plus de 80 ans. Dans les pays européens, plus de 90 % des victimes avaient plus de 60 ans. Il s'agit de personnes dont l'équilibre est précaire : les circonstances font qu'elles tombent du mauvais côté. C'est ce que nous observons dans les données d'âge actuelles. Chez nous, le mort le plus jeune a longtemps été un homme de 58 ans ; malheureusement, une femme de 54 ans, dans un état absolument épouvantable, est venue mourir : elle a été refusée en réanimation parce que son état physiologique de base était trop mauvais. Avant même de prendre en compte, par des calculs très complexes, les polypathologies, on constate que la perte globale d'espérance de vie sera extrêmement mineure en fin d'année. Ce n'est pas moi qui développe l'anxiété !
Concernant l'interdiction de prescrire l'hydroxychloroquine, tout le monde connaît mon opinion à ce sujet. Je ne vois pas comment on aurait pu avoir un débat serein quand, dans l'espace d'une demi-journée, le ministère et l'OMS se sont mis à dire qu'on interdirait partout ce traitement, qui tuerait les gens, sur la base d'un article qui a été retiré trois semaines plus tard ! C'est une bande de pieds nickelés qui avait écrit ce truc ! Personne ne savait d'où ils sortaient. Ce n'est pas moi qui raconte des bêtises ! Qu'on puisse penser que cette étude était vraie, alors qu'on parle d'un médicament qui a été prescrit à 2 milliards de personnes, cela témoigne d'une déconnexion des deux parties du cerveau : l'une a perdu en pragmatisme et l'autre est devenue guerrière et symbolique. Réussir à vous faire avaler quelque chose de tel, c'est spectaculaire ! D'ailleurs, les Africains se moquaient de nous, eux qui prennent de la chloroquine depuis des décennies. Quand j'étais enfant en Afrique, j'en prenais dès l'âge de deux ans, les comprimés étaient sur la table, chacun en prenait. C'est peut-être pourquoi je ne crains pas la chloroquine.
Quant à ce qui ne marche pas dans notre système de santé, il faut là encore regarder les données chiffrées, en l'occurrence le rapport Health at a Glance que publie l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) tous les ans. Vous y verrez les différences qui existent entre la France et les autres pays quant au rapport entre effort financier et mortalité. L'effort financier français est considérable, mais nous sommes l'un des pays qui a le moins de médecins et dont les médecins sont les plus vieux, du fait du numerus clausus imposé par l'État pendant trente ans. En outre, les médecins hospitaliers, sauf s'ils sont universitaires, sont moins bien payés en France que dans la moyenne des pays de l'OCDE ; le niveau des grands équipements est lui aussi inférieur à la moyenne.
Concernant les mutations, tout mute tout le temps. Quand on copie, il y a des erreurs. En moyenne, pour l'ADN, il y a en moyenne une erreur par million de copies ; c'est assez peu. En revanche, l'ARN, présent dans ce virus, connaît environ 100 fois plus de mutations : le taux d'erreur serait entre 1 pour 10 000 et 1 pour 40 000. Parfois, il s'agit de mutations dites « synonymes », qui n'entraînent pas de changement d'acide aminé ; elles peuvent cependant parfois entraîner un changement dans la capacité du virus à se multiplier. Certaines mutations que nous avons observées agissent sur la protéine spike, spécifique à ces coronavirus, d'autres sur la nucléocapside, qui a beaucoup de points communs avec les autres coronavirus, ce qui expliquerait certaines réactions et, peut-être, protections croisées : la protéine spike et la nucléocapside sont les deux grands antigènes reconnus par la réponse immunitaire. On compte le nombre de mutations survenues par rapport au virus souche. Entre mars et mai, on n'en avait compté qu'une dizaine ; depuis, ce nombre est 10 fois plus élevé. La distance mesurée entre les versions actuelles du virus et la souche primaire augmente.
M. René-Paul Savary, président. - Pouvez-vous répondre à la question posée au sujet des préconisations du conseil scientifique qui n'ont pas été suivies par le Gouvernement ?
Pr Didier Raoult. - Je ne me rappelle pas quelles préconisations n'ont pas été suivies.
M. Roger Karoutchi. - Le conseil scientifique est censé constituer l'autorité de référence en la matière. Il délivre des avis ; parfois le Gouvernement les suit, parfois il ne les suit pas. L'existence du conseil scientifique a-t-elle encore une vraie valeur ?
Pr Didier Raoult. - Le Gouvernement détient la responsabilité politique : il lui incombe de suivre ou non les recommandations du conseil scientifique. Le Gouvernement reçoit des conseils ; je n'étais pas d'avis de les rendre publics, j'estime que les décisions auraient dû être prises autour du Président de la République ou du ministre de la santé, comme toujours jusque-là. Surtout, la composition du conseil scientifique n'était pas bonne : il était dérivé de Reacting, le groupe mis en place par l'Inserm.
Mme Angèle Préville. - L'inconscient collectif tend à associer les mutations d'un virus à une dangerosité fortement accrue. Voyez-vous arriver des souches plus virulentes ?
Vous avez évoqué les raisons éthiques qui vous ont dissuadé d'avoir recours à des placebos dans le cadre d'essais cliniques en période de crise, face à une maladie qui peut être mortelle. Que pensez-vous de l'effet placebo ?
Vous avez évoqué la création de centres anti-infectieux. La structure que vous dirigez à Marseille en est-elle un ? Que lui manquerait-il ? D'autres centres existent-ils sur le territoire national ? Les pouvoirs publics vous ont-ils entendu quant au développement, après la crise, de centres semblables au vôtre ?
Mme Véronique Guillotin. - Je regrette que cette audition n'ait pas lieu sous la forme d'une table ronde : il aurait été plus éclairant de vous voir échanger avec d'autres scientifiques.
Je voudrais rebondir sur le début de vos propos : vous dites ne pas comprendre l'emballement médiatique qu'avaient suscité vos propos. Je me rappelle le premier matin où vous êtes intervenu à la radio : vous avez affirmé l'effet positif de la chloroquine, ce qui a suscité un espoir important chez des Français inquiets en pleine période épidémique, alors que la situation de notre pays était presque catastrophique. Ne pensez-vous pas, en tant que scientifique reconnu, que vos paroles auraient dû être différées, qu'il aurait fallu attendre plus d'études, des résultats plus concrets ? Certains de nos concitoyens ont pris vos propos pour argent comptant : cela me semble avoir été le début de la fracture d'opinion dans notre pays. Reconnaissez-vous une certaine imprudence, ou feriez-vous les mêmes choix aujourd'hui en matière d'expression publique ?
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Quel est le sens de l'emballement médiatique autour de vous ? Que dit-il de vous et de l'état du débat contradictoire et de la démocratie sanitaire en France ?
Vous avez fait l'apologie de l'empirisme : attendons, dites-vous, et on verra qui aura eu raison. Aujourd'hui, une grande confusion règne encore dans la tête de nos compatriotes, car le retour d'expérience n'est pas encore probant : on reçoit des réponses contradictoires.
Où en sont nos connaissances quant aux malades qui ont été symptomatiques ? Les séquelles évoluent-elles ? Ces malades peuvent-ils souffrir à vie, ou durablement, d'une perte de goût ou d'odorat ?
Vous avez évoqué une destruction physique de l'organisation de la médecine spécialisée dans les maladies infectieuses ? Qui est à l'origine de cette destruction, et pourquoi a-t-elle eu lieu ?
Interrogé récemment sur le port généralisé du masque, vous avez répondu ne pas faire de politique. Tout à l'heure, vous avez dit que l'intendance a suivi la décision. Or il semblerait, au vu des déclarations que nous ont faites ce matin les membres du conseil scientifique, que l'inverse est plus proche de la réalité : on n'a pas imposé plus tôt le port généralisé parce qu'il n'y avait pas de masques. Qu'en pensez-vous ?
M. Olivier Paccaud. - Les membres du comité scientifique ont évoqué ce matin l'impréparation de notre système médical. Vous avez pointé du doigt la déstructuration programmée du système de recherche épidémiologique. N'est-ce pas une combinaison des deux phénomènes qui a abouti à ce qu'on peut tout de même considérer comme une hécatombe, quand bien même la situation, à vous croire, serait moins dramatique que lors de la grippe de 2015 ?
Vous avez évoqué le benchmarking. Les résultats français sont loin d'être brillants : il y a pire et il y a mieux. Nous avons reçu les représentants de Corée du Sud et de Taïwan, où il n'y a eu que très peu de morts. D'après vous, quand on veut éteindre un incendie épidémiologique, que doit-on faire quand on n'a pas de vaccin ?
Mme Annie Guillemot. - Vous avez dit que le temps ferait le tri. Beaucoup de papiers ont été publiés, mais certains sont faux. La confusion reste donc très importante. Cela dit, la science a parlé sur certains points. Je regrette, comme Véronique Guillotin, qu'il ne puisse y avoir ici de confrontation entre d'autres chercheurs et vous.
Une agence dédiée aux crises, qui regrouperait des scientifiques et des chercheurs en sciences humaines et sociales permettrait également de diminuer l'anxiété des Français. Qu'en pensez-vous ? Par ailleurs, on n'a pas parlé du vaccin. Quelle est votre position à ce sujet ?
M. David Assouline. - Le grand public a appris votre nom grâce à la polémique autour de votre traitement. Six mois après, même en l'absence d'autorisation officielle, dans la mesure où les gens se sont rués dessus, on devrait tout de même avoir des résultats mettant fin au débat. Or il n'y a rien de probant au-delà de vos tests sur une centaine de personnes. Que dites-vous à M. Macron et à tous les scientifiques qui nient l'efficacité du traitement ? Allez donc au bout : accusez-les de refuser un traitement qui permettrait de soigner les Français, si vous en êtes convaincu ! Je ne gobe pas tout ce que nous disent le Gouvernement ou les scientifiques, mais je reste perplexe : y aurait-il un complot pour que des Français meurent ? Je crains que, derrière le scientifique pragmatique que vous êtes, il n'y ait une idéologie qui vienne troubler votre approche : qu'avez-vous en commun avec M. Michel Onfray, avec qui vous vous apprêtez à signer une tribune ?
M. Jean Sol. - Que pensez-vous du confinement total mis en place dans notre pays ? Aurait-il pu être évité ? Quel est votre avis sur la doctrine en matière de masque ? Reconnaissons que sa géométrie a été pour le moins variable et qu'elle est encore floue aujourd'hui. Les moyens sont-ils au rendez-vous en France en matière de recherche ? Enfin, est-il possible de raccourcir les délais de réalisation des tests ?
Pr Didier Raoult. - Concernant l'effet placebo, on prétend qu'il est dramatique d'apporter de l'espoir : je ne suis pas d'accord. Au contraire, c'est dramatique d'apporter du désespoir. L'effet placebo commence par l'espoir qu'on apporte. La négligence de cet effet biologique, observable par les outils radiologiques actuels, est terrifiante. Il existe même un « effet nocebo » : quand on annonce à quelqu'un qu'il va mourir, des zones du cerveau s'éteignent. Un tel effet a été engendré par les annonces quotidiennes à la télévision. À l'inverse, quand on donne de l'espoir aux gens, l'effet placebo les calme, comme sous l'effet de benzodiazépines.
Les séquelles sont une vraie question. On a commencé à travailler dessus : nos recherches ont montré l'existence d'un hypométabolisme persistant dans certaines zones derrière le bulbe olfactif ; on ne sait pas encore combien de temps cet effet peut persister ni ce qui pourrait le guérir. Les séquelles cérébrales semblent plus importantes que les séquelles pulmonaires, qu'on redoutait davantage.
Le débat autour de l'hydroxychloroquine n'est pas seulement français : il est mondial. Ce n'est pas juste moi ! Comment une bande de polichinelles a-t-elle pu publier dans le New England Journal of Medicine et dans le Lancet si l'on n'avait pas perdu toutes notions de base ? Ces articles ont été rétractés dans les trois mois. Je n'ai jamais rien vu de tel dans toute l'histoire de la médecine ! Arrêtez de croire que c'est une histoire franco-française : il s'agit d'un phénomène international beaucoup plus puissant. L'Europe de l'Ouest et une partie des États-Unis, où les chiffres sont d'ailleurs les plus mauvais au monde, ont géré la crise d'une certaine manière, en courant après une molécule nouvelle faite par les laboratoires, puis après la vaccination, alors qu'une autre partie du monde a adopté une gestion extrêmement pragmatique. En Corée du Sud, le pragmatisme était total : on détecte et on isole. On réquisitionne les hôtels pour y mettre les gens qui sont positifs : c'est le modèle du lazaret plutôt que celui de la quarantaine.
La destruction des services de maladies infectieuses n'a pas été volontaire. On a connu une époque paradoxale, juste avant l'épidémie de sida, où on disait que les maladies infectieuses étaient terminées. On a fermé l'hôpital Claude-Bernard, l'endroit même où on aurait pu investir massivement pour lutter contre les nouvelles épidémies, en particulier contre le sida, pire épidémie du XXe siècle, qui commençait tout juste. Il est compliqué de se remettre en cause : quand on s'engage dans une direction, c'est dur de sortir du sentier et de reconnaître son erreur : cela s'applique à tous, du Président de la République au professeur Delfraissy et à moi-même ! On manque de lucidité sur ses propres erreurs.
À ce propos, je trouve curieux que des consignes relatives aux maladies infectieuses aient été données par le directeur général de l'Assistance publique de Paris, plutôt que par le titulaire de la chaire de maladie infectieuse. C'est un truc de professionnel, la médecine !
Dès 2003, je jugeais nécessaire de créer un « infectiopôle » Necker-Pasteur, un centre de taille mondiale dédié aux maladies infectieuses. Je pense toujours qu'une telle initiative est nécessaire, peut-être parce que je suis incapable de changer d'avis...
Vous m'interrogez sur le confinement et le masque. Ce sont des questions difficiles ; des chercheurs commencent à faire des études comparatives, mais elles sont difficiles à analyser dans la mesure où les comportements sociaux diffèrent suivant les pays : les contacts entre personnes ne sont pas les mêmes en Suède ou en Italie. Il est donc très complexe de comparer l'efficacité des mesures de confinement. J'ai déclaré au Président de la République que le rôle du politique était, selon moi, de prendre toutes les mesures pour éviter l'affolement ; si ces mesures produisent un effet inverse, elles ne sont plus fonctionnelles. Le confinement, suivant les analyses effectuées en Italie et en Espagne sur des milliers de donneurs de sang, n'a pas protégé les gens individuellement du risque d'infection : ceux qui n'étaient pas confinés étaient plutôt moins positifs que ceux qui l'étaient. Il n'y a pas de substrat scientifique individuel, ce qui ne veut pas dire que ce ne soit pas un choix de société : plutôt que d'affoler tout le monde, il pouvait être pertinent de confiner. Je ne sais pas répondre.
Pour le masque, c'est pareil : il n'y a pas de vérité scientifique brutale. Celle-ci existe pour le personnel de soin, qui opère à 30 ou 40 centimètres des patients ; le risque de contamination est alors évidemment plus important et il a été démontré que le masque diminuait ce risque dans ces conditions. Cela ne peut pas être démontré dans d'autres conditions. Là encore, c'est une question de message social : ce message peut s'avérer utile, même si je ne sais pas s'il faut être extrêmement punitif en la matière : si porter un masque change les comportements, empêche les gens de s'embrasser et leur rappelle que quelque chose circule, on peut penser que c'est raisonnable ; cela peut permettre de conserver une distance sociale sans se faire d'énormes illusions sur le pouvoir du masque lui-même. La clef, ce sont les mains, il faut se passer dix ou vingt fois de l'alcool sur les mains chaque jour.
Concernant les mutations, « mutant » ne veut pas dire « plus méchant » ! Je n'ai jamais dit le virus se faisait plus virulent ; nous avons plutôt l'impression d'observer des formes dégradées de la forme initiale, des formes moins graves, mais c'est très compliqué de deviner le pouvoir pathogène d'un virus à partir de sa séquence génétique ; personne ne sait vraiment le faire.
M. René-Paul Savary, président. - Une question concernait la régulation de la parole scientifique.
Pr Didier Raoult. - Je suis français, mais je ne vous appartiens pas. Ma parole scientifique est une parole libre, comme garantie par la Constitution et l'histoire de ce pays. Elle s'adresse à une quantité de gens dans le monde. Si vous pensez que mes propos n'ont pas eu de conséquences sur la prescription d'hydroxychloroquine-azythromicine dans le monde, vous vous trompez très lourdement. Des sondages menés sur les médicaments prescrits dans le monde montrent une influence thérapeutique énorme : vous verrez bien avec le temps. Ce n'est pas moi qui ai raconté des balivernes sur la toxicité d'un médicament qui est prescrit à 2 milliards de personnes. Vous verrez bien ! Les publications montrant que l'usage de l'hydroxychloroquine fait diminuer entre 30 % et 50 % la mortalité sont en train de s'accumuler : il en sort tous les jours !
M. René-Paul Savary, président. - Concernant les questions de Jean Sol, vous avez rappelé qu'il manque des scanners. Quant aux délais de tests, on constate que notre stratégie devrait peut-être évoluer.
Pr Didier Raoult. - Nous n'avons pas de problème en la matière à Marseille : le délai moyen de rendu est chez nous de huit heures ; aucun test n'est rendu en plus de vingt-quatre heures.
M. Jean Sol. - Ce n'est pas partout ainsi.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Certains laboratoires ont des machines très rapides, mais elles ne sont pas présentes partout.
Pr Didier Raoult. - On nous demande pourquoi les approches ne se réconcilient pas. Les gens n'ont qu'à venir voir ce qu'on fait ! On a testé 79 000 personnes, mais le ministre n'est même pas venu à l'IHU lors de sa visite à Marseille ! Je suis républicain : je respecte donc les gens qui sont aux affaires. Je publie nos données chaque semaine : si vous voulez voir comment on y parvient, il faut venir voir, je ne refuse personne, je discute avec tous les gens intelligents, quel que soit leur bord.
M. René-Paul Savary, président. - Merci de vos réponses : il n'y a pas eu de confrontation, mais des échanges frontaux, ce qui était important.
Audition commune des professeurs Dominique Costagliola, épidémiologiste, membre de la cellule de crise de l'Académie des sciences, et Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Bichat, directeur de l'Institut thématique d'immunologie, inflammation, infectiologie et microbiologie de l'Inserm (Reacting), membre du conseil scientifique
M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition commune du Professeur Dominique Costagliola, épidémiologiste, membre de la cellule de crise de l'Académie des sciences, et du Professeur Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Bichat, directeur de l'Institut thématique d'immunologie, inflammation, infectiologie et microbiologie de l'Inserm (Reacting), membre du conseil scientifique. M. Yazdanpanah est accompagné de Mme Marie Paule Kieny, conseillère scientifique auprès de Reacting et du docteur Éric Dortenzio, directeur scientifique de Reacting.
Cette audition a pour objet d'obtenir des précisions sur la recherche et les traitements. Nous souhaitons notamment aborder la méthodologie applicable aux essais cliniques, les orientations privilégiées en France au vu de la comparaison entre les essais Discovery et Recovery, les résultats obtenus, ainsi que la question des publications ou des annonces précoces au cours de la crise. Nous voudrions savoir comment vous avez réagi à l'évolution chronologique de cette épidémie.
Après une brève présentation de vos principaux messages, je laisserai nos rapporteurs vous poser leurs questions.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Dominique Costagliola, M. Yazdan Yazdanpanah, Mme Marie Paule Kieny et M. Éric Dortenzio prêtent serment.
Pr Dominique Costagliola, épidémiologiste, membre de la cellule de crise de l'Académie des sciences. - Je tiens d'abord à me présenter, afin que vous sachiez d'où je parle. Je suis directrice de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et membre de l'Académie des sciences depuis décembre 2017. Je suis également directrice adjointe de l'Institut Pierre Louis d'épidémiologie et de santé publique, établissement placé sous la tutelle de Sorbonne Université et de l'Inserm, et vice-doyenne déléguée à la recherche de la faculté de médecine de Sorbonne Université.
Mes recherches portent sur l'infection à VIH dans le domaine de la santé publique, de l'épidémiologie, de la modélisation et de la recherche clinique, dont les essais randomisés, mais aussi les études observationnelles. Ma spécialité méthodologique est la pharmaco-épidémiologie, c'est-à-dire l'étude par des méthodes épidémiologiques de l'effet des médicaments, avec une concentration sur l'inférence causale en situation observationnelle : il s'agit de déterminer à quelles conditions une différence observée entre deux groupes liée à une exposition - un traitement, par exemple - peut-elle se voir attribuer une interprétation causale - autrement dit, quand peut-on dire que cette différence est due au traitement ?
Je termine actuellement un mandat de trois ans en tant que présidente du comité santé publique de l'Agence nationale de recherche (ANR). Depuis 2018, je suis vice-présidente chargée de la méthodologie du jury du programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) national.
J'ai été consultante en pharmaco-épidémiologie pour l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (Afssaps), le prédécesseur de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), de 1997 à 2001 ; ma mission consistait à développer une expertise interne dans ce domaine.
J'ai été membre de la commission nationale de pharmacovigilance entre 2001 et 2007 ; j'ai présidé le groupe 2, « Renforcer la surveillance du médicament » des assises du médicament, en 2011, et j'ai été chargée en 2013, avec Bernard Bégaud, d'une mission de surveillance et de promotion du bon usage du médicament en France. Dans les deux cas, j'ai tenu à préciser deux choses avant ma nomination : d'une part, je ne suis pas médecin, mais scientifique ; d'autre part, j'ai des liens d'intérêt avec certains laboratoires. Le ministère de la santé, qu'il soit dirigé par Xavier Bertrand ou par Marisol Touraine, a jugé dans les deux cas que ces liens ne constituaient pas des conflits d'intérêts m'empêchant d'assumer ces responsabilités.
Au sein de la Haute Autorité de santé (HAS), je suis membre depuis 2017 de la Commission nationale d'évaluation des dispositifs médicaux et des technologies de santé (CNEDiMTS), la commission chargée de donner des avis sur la prise en charge par la sécurité sociale des dispositifs médicaux et des technologies de santé. La méthodologie de cette commission repose surtout sur les essais randomisés en double aveugle, mais ils ne sont pas toujours possibles au vu de la faiblesse de la population cible en France : il faut donc savoir s'adapter et recourir à toutes les méthodologies possibles.
Au sein de Reacting, je suis depuis longtemps membre du groupe chargé de la méthodologie et de la recherche en situation d'émergence. À ce titre, j'ai participé le 3 mars dernier, à la demande de France Mentré, responsable de la méthodologie au sein de l'essai Discovery, à une réunion avec le biostatisticien de l'étude Solidarity ; nous y avons abordé des enjeux de planification : aurions-nous recours à une étude randomisée, se fera-t-elle en double aveugle ? Fin janvier, j'ai été contactée par Reacting pour faire partie de son conseil scientifique sur la covid-19. J'ai participé aux réunions de ce conseil scientifique, qui était chargé à l'origine de réfléchir sur les priorités de la recherche et d'évaluer les projets soumis pour financement d'amorçage par les fonds mis à disposition de Reacting par le ministère de la recherche. À ce titre, j'ai également participé aux groupes de travail sur la thérapeutique qui se sont tenus chaque semaine à partir de mars.
Au cours du mois d'avril 2020, à la demande du président de l'Inserm, j'ai assuré l'intérim du professeur Yazdanpanah à la tête de Reacting pendant sa maladie. J'ai alors rejoint l'équipe de Discovery en tant que représentant de l'Inserm au sein du comité international de direction de l'étude.
En tant que vice-présidente du jury du PHRC et que membre du conseil scientifique de Reacting, j'ai participé à l'évaluation des projets de recherche clinique déposés au titre des appels d'offres de la Direction générale de l'offre de soins (DGOS). Dans ce cadre, 27 projets ont été évalués dans le cadre classique et 142 dans le cadre de l'appel d'offres spécifique. Bien entendu, je n'ai pas participé à l'évaluation des projets où une personne de mon laboratoire était investigateur principal. J'ai aussi été rapporteur extérieur de projets soumis à l'appel d'offres de l'ANR ; j'ai joué le même rôle pour l'appel d'offres allemand et j'ai aussi été membre du jury de l'appel d'offres Covid-19 de la Fondation de recherche flamande.
Enfin, à partir de mai, nous avons décidé de déposer un projet européen pour créer un réseau de recherche unique sur les maladies émergentes ; le consortium a été approuvé par la Commission européenne et l'accord signé il y a une dizaine de jours.
J'ai également présidé le conseil scientifique de plusieurs études de cohorte sur la covid-19 en France et au Burkina Faso ; je préside le comité indépendant de l'essai Coverage, dont l'investigateur principal est Denis Malvy.
Enfin, j'ai effectué beaucoup de communications dans les médias sur l'épidémiologie et les perspectives thérapeutiques. J'ai fait partie de la cellule de crise de l'Académie des sciences autour de la Covid-19.
Je veux par ailleurs signaler que, depuis 2017, je suis élue membre du conseil d'administration de l'association Aides, bien connue dans la lutte contre le VIH-Sida, à titre de personnalité qualifiée.
Je ne me présente pas devant vous de façon indépendante de Reacting ; je suis totalement solidaire du travail d'équipe que nous avons cherché à accomplir dans le domaine de la recherche depuis le début de cette crise.
Pr Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Bichat, directeur de l'Institut thématique d'immunologie, inflammation, infectiologie et microbiologie de l'Inserm (Reacting), membre du conseil scientifique. - Votre invitation m'honore ; je ferai de mon mieux pour contribuer au débat et faire avancer de manière rationnelle le front de connaissances autour de cette pandémie. La science est collective ; c'est pourquoi je suis accompagné de mes deux collaborateurs.
Je suis chef de service des maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Bichat-Claude Bernard et professeur de maladies infectieuses à l'université de Paris. J'ai été nommé directeur de l'institut d'infectiologie de l'Inserm en 2017 et je suis le coordinateur de Reacting pour l'Inserm.
Depuis 2018, je suis président de Glopid-R, consortium visant à coordonner l'activité des institutions de recherche et des financeurs publics en période d'épidémie à l'échelle internationale. Je suis par ailleurs expert auprès de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).
Je suis clinicien, mais aussi enseignant et chercheur ; cela fait environ vingt-cinq ans que je travaille sur les maladies infectieuses et surtout émergentes. J'ai été confronté pour la première fois à celles-ci en 1993, quand j'ai travaillé sur une épidémie de bilharziose, maladie parasitaire, dans la vallée du fleuve Sénégal. J'ai été le premier médecin à recevoir un patient atteint de SRAS en mars 2003, à l'hôpital de Tourcoing. J'ai été impliqué dans la prise en charge et la coordination de la recherche sur les épidémies d'Ebola en Afrique, de Zika en Amérique latine et de peste à Madagascar.
Dans le cadre de la présente épidémie, c'est dans mon service qu'a été accueilli le premier patient atteint de covid-19 en France et en Europe. J'ai été impliqué dans des aspects de recherche, à travers Reacting. J'ai été nommé membre du conseil scientifique présidé par le professeur Delfraissy et mis en place par le Président de la République le 11 mars, ainsi que du Comité analyse recherche et expertise (Care) présidé par le professeur Barré-Sinoussi et créé par le Président de la République le 24 mars.
Beaucoup a été dit sur les liens d'intérêt. Je tiens donc à préciser que j'ai été amené, en tant qu'expert, à travailler avec l'industrie pharmaceutique, occasionnellement contre rémunération. Cependant, depuis ma nomination à l'Institut thématique d'infectiologie de l'Inserm, en 2017, j'ai arrêté de percevoir toute rémunération en qualité d'expert de l'industrie.
Je vais revenir sur trois points. Quelles ont été les avancées ? Quelles améliorations peuvent être apportées ? Quelles sont les perspectives ?
Je dois d'abord dire qu'une épidémie suscite toujours beaucoup d'interrogations et de questionnements et que la recherche peut et doit guider les réponses à apporter. Cependant, par définition, le temps de la recherche bien faite est long, alors que ces réponses doivent être rapides. Il existe donc une certaine contradiction. Ainsi, la population en général, les décideurs et les malades en particulier, veut un traitement et a besoin d'espoir. En outre, nous accordons parfois davantage de crédit aux thèses qui nous plaisent qu'à celles qui nous déplaisent. Or le temps nécessaire pour identifier un traitement et en évaluer correctement l'efficacité et la toxicité est, je le répète, long. C'est pour cette raison qu'en 2013 nous avons mis en place Reacting. Nous voulions essayer d'améliorer la réponse scientifique à ce type de situation, car ce problème avait été identifié au moment de la crise du H1N1.
Dans le cadre de Reacting, nous avons compris dès le 2 janvier 2020 que quelque chose se passait, mais nous n'en imaginions pas l'ampleur. Nous avons très rapidement mis autour de la table l'ensemble des institutions de recherche qui travaillaient sur les virus respiratoires afin de définir les priorités et lancer des projets, que ce soit en termes de diagnostics pour comprendre l'histoire de cette maladie, de traitements ou de vaccins. Nous nous sommes aussi appuyés sur les sciences humaines et sociales qui sont très importantes sur ces questions. Nous avons impulsé des projets structurants, en restant à l'écoute du terrain.
Pour permettre à la recherche d'avancer plus rapidement, nous avons établi des liens entre les chercheurs et les agences de régulation et cela a donné des résultats : durant cette crise, les autorisations, notamment celles délivrées par les comités de protection des personnes (CPP), ont été en moyenne accordées en sept jours, contre plus d'un mois habituellement, et souvent plusieurs mois...
Pour aller vite, nous avions aussi besoin de financements. Reacting n'est pas une agence de financement, mais nous avons très rapidement obtenu de la part des ministères chargés de la recherche et de la santé des fonds d'amorçage, en général inférieurs à 50 000 euros, le temps que les financements habituels se mettent en place. Ainsi, dès le 7 février, nous avons pu commencer à financer des projets, en nous basant sur les travaux d'un comité indépendant, dont faisait partie Dominique Costagliola. Les agences et programmes habituels ont pris le relais : l'ANR le 6 mars, le programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) le 10 mars. Nous avons également établi des liens entre les chercheurs de différents pays et avec l'OMS.
Nous avons donc essayé d'amorcer, d'impulser, d'accélérer, et la recherche a effectivement apporté un certain nombre de réponses. Je prends l'exemple des traitements : malheureusement, nous ne disposons pas de traitement antiviral, mais, grâce à des essais cliniques randomisés, la recherche française et européenne a montré que des traitements ne sont pas efficaces et qu'ils ne doivent donc pas être utilisés, notamment chez les patients hospitalisés - je pense à l'hydroxychloroquine et au kaletra, qui ont été étudiés dans l'essai Discovery.
Les essais cliniques randomisés ont aussi montré que des traitements étaient efficaces - je pense aux corticoïdes, notamment le dexaméthasone -, ce qui a eu un effet, puisqu'un travail de modélisation réalisé en France et encore soumis pour publication montre que le nombre de patients hospitalisés transférés en réanimation a diminué de moitié par rapport au début de l'épidémie et que, grâce à ces traitements à base de corticoïdes et d'anticoagulants, la mortalité des patients hospitalisés a diminué d'environ 60 %. Je crois important de le rappeler.
Pour autant, nous devons encore progresser et c'est mon deuxième point : comment améliorer les choses ?
La recherche que nous avons essayé de mettre en place a toujours été multidisciplinaire et multi-institutionnelle : nous avons besoin de tout le monde, nous ne pouvons pas nous appuyer sur une personne, une discipline, une institution, une hypothèse. Or de nombreuses initiatives institutionnelles isolées ont été prises sans réelle vision globale, ce qui a conduit à une importante dispersion des forces et des moyens. Une certaine communication a aussi desservi la science. Il y a eu beaucoup de financements à partir du mois de mars et chaque hôpital, chaque chercheur, a mis en place son propre essai clinique. Or un certain nombre de patients refuse de participer à de tels essais ; il faut donc créer un grand réseau qui associe l'hôpital et la médecine de ville. Il faut améliorer la communication autour de la science, en impliquant les citoyens. Il faut aussi mettre en place des outils réglementaires et financiers pour éviter cette dispersion.
Quel est le bilan et quelles sont les perspectives ? C'est mon troisième point.
Tout d'abord, il est probablement un peu tôt pour faire un bilan. Avant l'été, j'avais un peu l'impression que les gens pensaient que l'épidémie était terminée, ce qui n'est malheureusement pas le cas. Le virus s'est installé dans la durée. Pour autant, nous avons avancé, notamment grâce à la recherche, ce qui a eu un impact sur la gestion de l'épidémie, et un espoir de traitement existe. Les indicateurs montrent que la France est au cinquième rang mondial en matière de publications scientifiques sur le covid. Il faut aller plus loin et beaucoup de questions se posent encore, au-delà de celles sur les traitements et les vaccins, par exemple en termes de transmission.
Ensuite, nous devons nous préparer à prendre en charge les patients, nombreux, qui ont contracté le covid et en souffrent toujours. La recherche doit aussi se pencher sur l'organisation des soins, les liens entre l'hôpital et la ville, l'éducation à la santé, la prévention, etc. Beaucoup d'outils dont nous disposons aujourd'hui peuvent être mieux utilisés. Les réponses qui seront apportées à ces questions peuvent tirer vers le haut l'ensemble de notre système de santé.
Enfin, l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS), les ministères concernés et Reacting qui ont l'habitude de travailler ensemble réfléchissent à la mise en place d'une agence dédiée à la question de l'émergence.
Mesdames, messieurs les sénateurs, nous allons répondre à vos questions de la façon la plus honnête possible, mais aussi avec beaucoup de prudence et d'humilité : même si nous avons beaucoup progressé depuis le mois de janvier dernier, beaucoup de questions demeurent, et, dans la science, les vérités ne sont ni absolues ni définitives - elles peuvent changer au fil du temps.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Une question générale tout d'abord : que pensez-vous de l'organisation de l'effort de recherche en France ?
Ensuite, comment expliquez-vous l'échec relatif de Discovery par rapport à Recovery, dont la rigueur et la flexibilité ont été saluées dans le monde ? Pourquoi Discovery n'a-t-il pas apporté de véritables réponses cinq mois après son lancement, contrairement à Recovery ? Cela n'a-t-il pas pesé sur la crédibilité de la parole scientifique en France ?
Par ailleurs, lorsque la ministre de la santé disait à la fin du mois de janvier que le virus avait peu de chances de pénétrer en France, j'imagine qu'elle s'appuyait sur des modélisations de l'Inserm - nous lui poserons la question la semaine prochaine. Comment expliquez-vous les conclusions de ces modélisations et cette formulation politique, alors que des données différentes commençaient à apparaître un peu partout sur le globe ? Notre commission d'enquête s'intéresse beaucoup à cette période entre les premiers cas en Chine et l'émergence de l'épidémie en France dans le Grand Est, période durant laquelle les discours et la gestion ont parfois été chaotiques.
En ce qui concerne les personnes incluses dans les essais, étaient-elles toutes positives au covid ? Pour les malades qui n'étaient pas inclus dans les essais, comment se déroulaient les soins à l'hôpital en l'absence de traitement connu ?
Où en est-on à propos de l'antiviral kaletra ?
Au début de l'été, l'Agence européenne du médicament a accordé une autorisation de mise sur le marché (AMM) conditionnelle au remdesivir, qui a reçu une autorisation temporaire d'utilisation de cohorte. Le professeur Lina nous a indiqué que des études de cohorte et des essais cliniques étaient en cours. Pouvez-vous me le confirmer ? Comment les choses s'articulent-elles ? À l'hôpital Bichat, professeur Yazdanpanah, vous avez utilisé le remdesivir. Sous quelle forme le faisiez-vous avant l'AMM ? Des stocks ont-ils été constitués ? Quel est l'état des connaissances sur les éventuels effets secondaires de ce médicament ?
Pr Yazdan Yazdanpanah. - Pour nous, Discovery n'est pas un échec, c'est même un succès. Nous avons commencé à réfléchir à un essai de ce type dès le mois de février, à un moment où nous ne savions pas comment l'épidémie allait évoluer. Dès le départ, nous avons voulu travailler au niveau européen et avec l'OMS. En effet, la plupart des épidémies s'arrêtent rapidement - heureusement ! Il est par conséquent très important de s'inscrire dans un effort international. Ainsi, Discovery est une étude dite « fille » de Solidarity, l'étude de l'OMS qui regroupe plus de 10 000 patients ; nous testions exactement les mêmes traitements - kaletra, kaletra-interféron, remdesivir, hydroxychloroquine et le standard de traitement -, mais nous recueillions beaucoup plus d'informations.
Il est vrai que le développement de la dimension européenne de Discovery a été compliqué, mais cinq ou six pays en font aujourd'hui partie et l'épidémie n'est pas terminée. En outre, nous disposons maintenant de financements européens, ce qui va permettre d'inclure une dizaine d'autres pays.
Nous avons déjà obtenu des résultats à partir du mois de juin, mais ils sont malheureusement négatifs : les médicaments repositionnés que nous avons étudiés n'ont pas prouvé leur efficacité. Personne au monde n'a d'ailleurs trouvé de traitement antiviral efficace. C'est aussi pour ce motif d'absence d'efficacité que nous avons arrêté le bras hydroxychloroquine de Discovery, ainsi que, au mois de juin, les deux bras utilisant le kaletra - en outre, une alerte de toxicité liée à des insuffisances rénales avait été lancée sur le kaletra. Ce sont bien des résultats issus de Discovery et de Solidarity. Le seul traitement qui continue d'être évalué est le remdesivir, mais d'autres bras vont être ajoutés. Je le redis, ce n'est pas parce que les résultats sont négatifs que l'essai est un échec.
En ce qui concerne le remdesivir, nous n'avons à ce stade aucune preuve de son efficacité : aucun des quatre essais cliniques internationaux qui l'ont testé n'a apporté une telle preuve. Nous estimons qu'il faut continuer l'évaluation.
Discovery a débuté le 23 mars et il n'existait alors aucun essai. Or l'hôpital Bichat a reçu son premier patient le 24 janvier et, le même jour, l'OMS publiait une liste des médicaments prioritaires avec le remdesivir en premier et le kaletra en deuxième. Nous avons donc, à cette période, utilisé le remdesivir chez les patients les plus graves, et uniquement pour eux. Ensuite, nous n'avons utilisé le remdesivir, en tout cas dans mon service, que dans le cadre des essais cliniques. Nous ne prescrivons plus le kaletra, parce que l'essai Discovery comme l'étude anglaise Recovery ont montré son absence d'efficacité.
Je voudrais ajouter plusieurs points au sujet de l'étude Recovery. Elle était uniquement nationale et pas du tout internationale, contrairement à ce que nous avons mis en place en France. Ensuite, le Royaume-Uni a opté pour un système très vertical qui ne correspond pas à la culture française : un essai clinique important au niveau national et pas d'autres autorisations - il faut certainement trouver un juste milieu entre ces deux expériences pour éviter la dispersion que nous avons connue. En outre, notre essai est beaucoup plus complet que le leur, puisque nous nous intéressons aussi à la charge virale, à la toxicité, à la pharmacovigilance, etc. Enfin, le Royaume-Uni a connu 53 jours d'épidémie de plus que nous.
M. René-Paul Savary, président. - Sous quelle forme utilisez-vous le remdesivir ? En perfusion ?
Pr Yazdan Yazdanpanah. - Il existe uniquement en format injectable.
Pr Dominique Costagliola. - En ce qui concerne la modélisation, je pense, madame la rapporteure, que vous faites allusion aux travaux de Vittoria Colizza, qui travaille dans le même laboratoire que moi. Il est vrai qu'en janvier les premiers résultats de son modèle montraient une faible probabilité que le covid se développe en France, mais les résultats suivants - trois jours après ! - évaluaient cette probabilité à 60 %. Vous le voyez, les données ont évolué très vite dans cette épidémie. En tout cas, tous ces résultats ont été transmis aux instances gouvernementales.
Dans Discovery, l'un des critères d'inclusion dans l'essai était un test PCR positif au covid, ce qui n'était pas toujours le cas dans d'autres études. Cette question se pose toujours dans le cadre des maladies virales brèves, notamment émergentes et y compris pour la grippe. Les deux approches se défendent et présentent des avantages et des inconvénients. Ainsi, lorsque nous obtenons un résultat, il est parfois trop tard pour engager un traitement. Il faut trouver un équilibre entre disposer de groupes comparables par le tirage au sort et se concentrer sur les malades. Il est d'ailleurs préférable de disposer de plusieurs études reposant sur des approches différentes.
Je vais revenir sur la question du remdesivir qui est assez complexe. Il faut dire en préambule que le laboratoire qui commercialise ce produit a fait beaucoup de communication...
La première étude qui a été publiée - c'était dans le Lancet - était chinoise, mais l'essai a été arrêté précocement du fait de la décroissance de l'épidémie en Chine, il n'incluait donc pas le nombre de personnes prévu au départ. Le critère de jugement principal se basait sur l'échelle de l'OMS : est-ce que la personne est sortie de l'hôpital, est-ce qu'elle est hospitalisée sans oxygène, est-ce qu'elle hospitalisée avec une forme quelconque d'oxygénation, est-ce qu'elle décède ? De ce point de vue, l'essai ne trouvait pas de différence.
Le jour de la publication de cette étude, le laboratoire - Gilead - diffusait un communiqué de presse pour donner les résultats d'un essai qu'il avait mené - depuis, l'étude a été publiée. Cet essai visait à comparer les durées de traitement : 5 ou 10 jours. La durée de 10 jours était alors recommandée et correspondait aux paramètres de l'étude chinoise et à ceux de Solidarity et de Discovery. Une durée de 5 jours serait intéressante, si elle était efficace, parce que les stocks sont faibles pour ce médicament et qu'il est cher.
Cependant, au moment de la publication de ces résultats, aucun essai ne prouve encore que ce traitement est efficace et on ne sait pas exactement la question que les auteurs de l'étude se sont posée. Cette étude ne répond donc à aucune question clinique qui nous intéresse.
Ensuite, l'Institut national de santé américain (NIH) a mené un essai en double aveugle sur un traitement de dix jours de remdesivir, mais il a été arrêté précocement sur recommandation du comité indépendant de surveillance du fait d'un résultat positif sur le critère de jugement, à savoir le fait de ne plus avoir besoin d'être à l'hôpital - certains patients étaient maintenus à l'hôpital davantage par souci de les isoler que pour des raisons thérapeutiques. La durée d'hospitalisation variait de quatre jours, ce qui n'était pas très intéressant d'un point de vue clinique. En outre, 29 % des participants n'atteignaient pas la durée de suivi considérée comme intéressante, à savoir J-29. Il n'y avait d'ailleurs pas de différence sur la mortalité.
Enfin, Gilead a récemment publié un quatrième essai, dans lequel le standard of care est comparé à J-11, ce qui me semble trop tôt, entre un traitement sur 5 jours et un sur 10 jours. Ce qui est paradoxal dans cette étude, c'est que le résultat à 5 jours est meilleur que le standard of care, contrairement à celui sur 10 jours.
Dans ce contexte, il nous semble que nous n'avons pas suffisamment d'éléments pour dire qu'il faut arrêter d'évaluer le remdesivir et connaître son efficacité sur la mortalité.
En tout cas, comme vous l'avez dit, madame la rapporteure, ce médicament a obtenu une AMM européenne. Comme toujours dans le cadre d'une telle autorisation, le laboratoire a alors déposé un dossier auprès de la commission de transparence, qui doit donner un avis sur la prise en charge. La commission s'est réunie le 8 juillet et l'avis a été validé le 22 juillet, mais il n'a pas été publié, ce qui signifie que le laboratoire n'en était pas satisfait. Je ne sais pas si le problème porte sur le service médical rendu (SMR) ou sur l'amélioration du service médical rendu (ASMR), mais la procédure veut qu'une nouvelle audition ait lieu - elle est programmée pour demain... Nous en saurons plus ensuite !
Je termine mon propos, en disant que des articles de presse ont annoncé que les États-Unis avaient acheté l'ensemble des stocks disponibles de remdesivir, médicament difficile à produire en quantité. Selon un éditorial paru dans le British Medical Journal (BMJ), ce n'est pas une perte pour le reste du monde...
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - En France, l'autorisation temporaire d'utilisation de cohorte permet justement d'utiliser un médicament entre son AMM, la procédure d'évaluation du SMR et de l'ASMR et la fixation du prix. Savez-vous si l'Allemagne, où la procédure de mise effective sur le marché est habituellement plus rapide qu'en France, utilise le remdesivir ?
Pr Yazdan Yazdanpanah. - Discovery est un essai clinique européen et les Allemands en font partie.
M. René-Paul Savary, président. - Combien de pays en font partie ? Au début, il n'y avait que les Luxembourgeois.
Pr Yazdan Yazdanpanah. - Depuis le mois de mai, plusieurs pays nous ont rejoints et il est vrai que les choses ont pris du temps. Le premier pays était le Luxembourg, le deuxième la Belgique, le troisième l'Autriche et le quatrième le Portugal.
M. René-Paul Savary, président. - Avec un nombre significatif de personnes enrôlées ?
Pr Yazdan Yazdanpanah. - Pas encore, parce que l'épidémie était alors à un niveau bas en Europe. Pour l'instant, nous avons 916 participants hors de France. Mais nous participons à la dynamique de Solidarity. Des Allemands vont entrer dans l'essai et ils n'ont aucun problème pour randomiser le remdesivir. Nous avons tous des doutes sur l'efficacité de ce médicament ; nous devons donc mener des évaluations pour savoir s'il marche ou non.
Pr Dominique Costagliola. - Aujourd'hui, les pays européens n'ont pas tous accès au remdesivir ; nos collègues ne pourraient donc pas nécessairement l'utiliser dans le cadre de Discovery ou même pour un usage compassionnel.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Sur quoi s'est alors basée l'Agence européenne du médicament pour donner cette AMM ?
Pr Dominique Costagliola. - Il faut poser la question à ses responsables !
En fait, c'était le premier « nouveau » médicament, à dire vrai le seul, qui entrait dans le champ du covid. L'Agence européenne examine aujourd'hui la dexaméthasone, mais ce médicament ne coûte pas cher, si bien qu'aucun laboratoire ne pousse franchement dans ce sens... J'ajoute que l'Agence européenne n'a accordé qu'une AMM conditionnelle, à charge pour la firme de fournir des données sur la mortalité.
M. René-Paul Savary, président. - Une question financière qui ne se pose pas, en effet, avec la dexaméthasone...
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Quels sont les obstacles à la coopération européenne ? Où sont les freins ?
Le professeur Delfraissy a évoqué la possibilité d'un vaccin partiel au premier trimestre 2021 soit pour diminuer la gravité de la maladie, soit pour éviter la transmission. Quel est votre point de vue sur cette question, y compris sur l'échéance du premier trimestre prochain ?
Pr Yazdan Yazdanpanah. - Les obstacles au niveau européen ont d'abord été réglementaires. Cet aspect des choses a très bien marché en France - il est vrai que d'autres aspects ont moins bien fonctionné. Il faut remercier les comités de protection des personnes et l'ANSM. En Allemagne et dans d'autres pays, les choses ont été beaucoup plus lentes.
Les financements européens ont aussi mis du temps à arriver, puisque nous avons signé il y a seulement une semaine environ l'accord de consortium.
Certains pays ont refusé de participer, parce qu'ils ne voulaient pas telle ou telle molécule ou parce qu'ils menaient des essais cliniques concurrents - c'était le cas du Royaume-Uni. Quoi qu'il se soit passé, il faut absolument que l'Europe participe à la recherche, ce qui était difficile au début.
M. René-Paul Savary, président. - Il faut qu'elle s'organise !
Mme Marie-Paule Kieny, virologue, conseillère scientifique auprès de Reacting. - En mai, les ministères de la recherche et de la santé m'ont chargée de mettre en place un comité scientifique international Vaccin, que je préside. Il est composé de onze spécialistes et experts pluridisciplinaires - immunologie, vaccinologie, éthique, recherche en milieu industriel, etc. Ainsi, trois de ces experts ont eu des fonctions élevées en recherche et développement dans l'industrie - aucun n'a actuellement de conflit d'intérêts.
Ce comité a trois fonctions principales : assurer une veille scientifique, émettre des recommandations et conseiller le groupe de travail placé auprès du Premier ministre sur les négociations relatives aux réservations, pré-achats ou achats de vaccins.
Par exemple en ce qui concerne les recommandations, nous travaillons sur la pertinence des essais cliniques de vaccins contre le covid en France pour explorer des points auxquels les firmes ne seraient pas nécessairement attentives au premier abord. Ainsi, les firmes vont plutôt recruter des participants jeunes afin d'avancer rapidement, mais, comme la France a identifié les personnes âgées comme cibles pour la vaccination, il faut aussi travailler sur l'immunogénicité des personnes âgées pour connaître les différences dans les réponses induites par les vaccins entre les personnes âgées et plus jeunes.
En ce qui concerne notre troisième mission, il s'agissait au départ d'une alliance entre quatre pays - la France, l'Allemagne, les Pays-Bas et l'Italie -, qui a été élargie à l'Espagne, à la Pologne et à la Suède. Ces négociations sont aussi menées pour le compte de la Commission européenne. Nous formulons des opinions sur les qualités et éventuels manquements des projets de vaccins, pour lesquels la France ou la Commission européenne a fait preuve d'un intérêt. Comme d'autres pays, la France a fait le choix de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier, si vous me permettez cette expression, d'autant qu'il existe une grande incertitude sur le type de protection qu'un vaccin pourrait apporter.
Que savons-nous actuellement sur l'avancée des travaux ?
Selon les données que nous avons pu étudier sous accord de confidentialité, nous pouvons être raisonnablement optimistes sur le fait qu'un vaccin est possible et que nous saurons dans les semaines ou mois à venir, certainement avant la fin de l'année, à quel point ces vaccins sont efficaces.
Que signifie être efficace pour un vaccin ? Les essais en cours, notamment ceux qui sont financés par le ministère de la santé des États-Unis, ont un modèle commun. Ils recrutent 30 000 personnes, la moitié étant vaccinée, l'autre non. Dès lors que 150 cas de covid clinique, c'est-à-dire symptomatique, sont détectés, on regarde comment se répartissent ces cas entre les deux groupes. Tout le monde s'accorde à dire que pour utiliser un vaccin il doit être efficace à 50 %. C'est le cas si, dans mon exemple, 50 cas sont apparus chez les vaccinés et 100 chez les non-vaccinés. Mais sur de tels petits nombres, cela signifie en fait que le vaccin sera efficace à au moins 30 %. C'est à peu près la borne que se sont fixés les Américains et l'OMS.
Néanmoins, les vaccins peuvent avoir plusieurs types d'efficacité. La plupart des vaccins ne protège pas contre l'infection, mais contre la maladie. Bien sûr, nous souhaiterions tous que ces vaccins protègent aussi bien que possible contre l'infection, car sans infection, il n'y a ni maladie ni transmission. Nous pourrions cependant avoir des vaccins qui ne protègent pas contre l'infection, mais qui protègent entièrement ou partiellement contre la maladie et qui protègent ou non contre la transmission.
Nous ne disposons pas encore de résultats chez l'être humain, mais beaucoup de firmes ont procédé à des essais sur des primates. Chez les macaques, la plupart des vaccins testés ne protègent pas totalement contre l'infection, certains protègent contre la maladie - il n'y a alors pas de pathologie pulmonaire - et certains bloquent plus ou moins la transmission.
Nous pouvons donc être raisonnablement optimistes sur le fait que nous disposerons d'un ou de plusieurs vaccins induisant un certain niveau de protection chez l'homme, mais nous ne savons pas encore exactement de quelle protection il s'agira. Nous devrions avoir davantage de connaissances d'ici à la fin de l'année, mais je n'ai pas pris ma boule de cristal pour venir au Sénat et je ne peux pas vous en dire plus !
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Ma première question porte sur la recherche, car des critiques ont été portées sur la façon dont a fonctionné notre système de recherche. Professeur Yazdanpanah, vous nous avez dit qu'il fallait que les essais cliniques s'appuient sur un réseau. On ne peut qu'être déçus du constat que vous faites : il n'y avait donc pas de réseau prêt à mener une étude d'une ampleur suffisante lorsque l'épidémie a commencé. L'étude Discovery a été particulièrement lente à démarrer, nous n'en sommes qu'à quelques centaines d'inclus, plusieurs mois après son lancement.
Pour certaines études, des résultats prématurés ont aussi été publiés. C'est le cas d'une étude menée par l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris où la situation est devenue un peu ubuesque à cet égard. Je note d'ailleurs, Professeur Costagliola, que vous avez arrêté votre participation à cette étude à la suite de cette publication. D'autres publications ont suscité de vives critiques. Je pense en particulier à la publication du Lancet sur l'hydroxychloroquine. Par conséquent, y a-t-il des défauts en matière de recherche auxquels on peut apporter des améliorations structurelles ?
Ma seconde question s'adresse au Professeur Costagliola. Nous avons compris vers la fin mars que tout le monde n'était pas touché partout de la même façon par la maladie, qu'il y avait des conditions socio-économiques et des modes de vies qui avaient un effet sur le risque d'être victime de l'épidémie. Or, on a tardé à mesurer ces phénomènes. Comment avez-vous pris conscience de ces faits, comment les avez-vous analysés et quel a été le chaînage entre l'analyse de ces phénomènes et leur prise en compte par les autorités ?
M. Yazdan Yazdanpanah. - Je suis d'accord avec vous, il y a beaucoup de points à améliorer. J'ai simplement dit que la recherche n'était pas un échec.
M. René-Paul Savary, président. - Vous avez dit que c'était un succès.
M. Yazdan Yazdanpanah. - Oui, à propos de l'étude Discovery. Par exemple, pour la cortisone, les travaux de recherche ont été très importants. Ce sont des succès que nous avons obtenus. La recherche est utile sur le traitement étiologique de la maladie ; si on avait un traitement efficace, l'étude Discovery l'aurait montré. Les résultats qui ont été publiés sur le remdesivir sont à mon avis prématurés, et nous continuons à évaluer cette molécule.
L'absence de réseau européen est un problème à améliorer. La multiplication des essais a aussi été problématique. La France a de très bons chercheurs. Il faut essayer de mieux coordonner leurs travaux pour ne pas avoir trente-cinq essais sur la même molécule. Nous travaillons à la manière de coordonner la recherche, en créant par exemple une agence des maladies émergences.
Pour l'étude Recovery, les anglais ont, dès le départ, annoncé qu'ils n'auraient pas de résultat avant le mois de juin. Nous aurions dû faire la même chose avec l'étude Discovery. Il faut donc améliorer la régulation et la coordination de la recherche, notamment sur les financements.
Mme Dominique Costagliola. - Chaque hôpital peut être promoteur d'une étude et personne n'a le pouvoir de lui dire non, même s'il n'a pas de financement dédie. Donc personne n'a régulé le développement des travaux de recherche. J'ai participé à l'évaluation des projets dans le cadre de l'appel à projets « Flash Covid-19 ». Dans le comité que je présidais, nous avions quatre projets qui voulaient tester la même molécule et personne n'avait le pouvoir de les coordonner. C'est donc ce qu'on essaie de faire progressivement.
Sur la communication de l'étude CORIMUNO-19, conduite par l'AP-HP, le comité indépendant n'a sans doute pas bien agi. Le rôle du comité indépendant doit être d'éviter que l'investigateur de la recherche ne s'emballe, notamment avec de premiers résultats. Or, en l'espèce, ils ont continué à dire qu'ils avaient bien fait, donc j'ai démissionné.
Il faut être conscient que l'un des objectifs des revues de recherche scientifique est de produire des publications. S'agissant de l'affaire du Lancet, il y a eu de vraies lacunes d'analyse et je ne comprends pas comment les erreurs de l'étude ne sont pas apparues au moment du reviewing. Les taux de mortalité de pays très différents ont été comparés, avec l'application de traitements standards différents. Ils n'étaient pas compétents, ni sur le plan méthodologique, ni sur le plan clinique. Donner la moyenne des doses administrées n'avait en outre pas de sens. Cet article est donc paru qu'on voulait faire de la « news », les revues y sont sensibles.
Nous avons en France un problème avec la santé publique que cette crise montre bien. On fait peu de recherche sur l'implémentation. On voit bien le problème avec l'organisation des tests : on n'a pas de système fluide et qui fonctionne bien. Or, pour faire de la bonne santé publique il faut aussi faire marketing, s'associer avec des gens qui font de l'opérationnel sur le terrain. Or, cette approche est totalement absente en France. Il faut donc faire de la santé publique au-delà de la médecine.
M.
Olivier Paccaud. - Ma question s'adresse à M.
Yazdanpanah. Vous en excuserez le caractère volontairement
provocateur ; je sais le mal que l'on peut avoir à résister
à l'appât d'un micro... Mme Deroche a évoqué
l'optimisme de Mme Buzyn au moment de ses voeux et s'était
interrogée sur la source de cet optimisme. Or les réseaux sociaux
gardent la mémoire d'une de vos interventions où, bien que vous
n'ayez pas prononcé comme certains de vos confrères le mot de
« grippette », vous avez mis en doute l'existence d'une
épidémie
- vous n'anticipiez alors que 0 à 1 cas -
et cette intervention tourne encore en boucle. Vous n'êtes certes pas le
seul à avoir alimenté la cacophonie scientifique, mais ne
croyez-vous pas que la parole scientifique sortira très
abîmée de cette pandémie ?
Mme Victoire Jasmin. - Ma première question concerne les vaccins. M. Delfraissy nous a rassurés ce matin sur l'absence de mutation du virus, mais M. Raoult a tout à l'heure dénombré jusqu'à sept mutations du virus ! Devant la contradiction, qui doit-on croire ? Faudra-t-il plusieurs vaccins pour chacune des mutations ? Ou bien le seul vaccin à venir sera-t-il suffisant ?
Concernant la santé publique et les propos que vous avez tenus, il y a en France de nombreuses écoles de grande qualité, et on ne relève pas suffisamment la valeur de la recherche qui y est actuellement menée. Dire que la santé publique française ne vaut presque rien me paraît gravement excessif ; je souhaiterais m'inscrire en faux contre ce déni, bien que je ne conteste pas la nécessité de réajustements.
Mme Jocelyne Guidez. - On constate un regain d'activité du virus, surtout chez les jeunes très contraints par le port du masque. Je serais personnellement plutôt favorable à donner la priorité aux tests de dépistage aux personnes symptomatiques, quitte à laisser plus de liberté aux Français. Quel regard portez-vous sur cette préconisation ?
Mme Annie Guillemot. - Nous ne partons tout de même pas de rien en matière de santé publique ! Je me souviens avoir géré la réponse publique locale à Bron lors de la crise H1N1, et nous n'avions alors pas connu pareille déroute.
Concernant les essais cliniques, comment trouve-t-on les personnes volontaires pour les intégrer ? Le problème ne manquera pas de se poser au cours des autres pandémies.
Sur la crédibilité de la parole scientifique, M. Raoult n'a pas voulu intégrer cette table ronde et échanger avec vous. Comment les Français peuvent-ils comprendre une attitude pareille ? Ne devrait-on pas aller vers la création d'une agence spécifique dédiée aux crises, pour lutter par anticipation contre la décrédibilisation de la parole scientifique ?
M. Martin Lévrier. - De mémoire, c'est la publication de l'article controversé du Lancet qui a interrompu l'évaluation de l'efficacité de l'hydroxychloroquine de l'essai Discovery, alors même que cet article reposait sur une aberration scientifique. Maintenant que ce débat est épuisé, pourquoi ne pas reprendre cet essai, afin d'enfin éprouver la robustesse du protocole de M. Raoult ?
Mme Dominique Costagliola. - Sur la santé publique, j'approuve parfaitement vos remarques sur la qualité des écoles françaises. Nous souffrons malheureusement d'un déficit de formation, et pas seulement dans le domaine médical. Il nous reste pourtant de gros progrès à faire en termes d'organisation : sur l'infection VIH, si l'on veut encore progresser, il faut organiser des actions au plus près des territoires, et c'est une lacune que nous continuons de déplorer. Cette culture de l'action de proximité manque encore à la France.
Sur la table ronde, nous déplorons la défection de M. Raoult autant que vous.
Sur l'interruption du bras hydroxychloroquine de l'essai Discovery à la suite du Lancetgate, elle ne s'explique pas que par cette polémique, mais également par des signalements de pharmacovigilance importants. Le dosage d'hydroxychloroquine préconisé par l'équipe de l'IHUM Infection ne faisait absolument pas sens et plusieurs équipes de recherches - de Discovery, mais aussi de Recovery - ont conclu à l'absence d'efficacité de ce traitement en ville et à l'hôpital.
Les méta-analyses faites avec une méthodologie rigoureuse, qu'il s'agisse d'essais randomisés ou d'études observationnelles, montrent que, sous réserve qu'il n'y ait pas de biais extrême, il y a peu d'hétérogénéité dans la taille des effets mesurés et que cela ne marche pas. Les études avec un risque de biais extrême, en revanche, qui sont de nature observationnelle, concluent à des effets positifs. Mais la question reste de savoir si les différences d'effet observées peuvent être attribuables au traitement ; c'est là toute la différence entre un essai et une étude observationnelle. Dans un essai, minimiser les biais, l'hétérogénéité entre les deux groupes au départ, augmente la probabilité que la différence puisse s'expliquer par le traitement. Dans une étude observationnelle, au contraire, il faut prendre en compte la possibilité qu'il y ait, en amont, des différences importantes entre les groupes ; s'il y en a beaucoup, l'étude n'apporte pas de réponse. Nous pouvons dire que l'hydroxychloroquine ne fonctionne pas comme traitement dans la covid.
On comprend désormais mieux pourquoi : initialement, il y avait eu des études in vitro dans des cellules mais le mécanisme d'entrée du virus dans ces dernières n'était pas le même que celui de l'entrée dans les cellules pulmonaires. Une équipe allemande et une équipe française ont prouvé, dans le cas des cellules du poumon, que l'hydroxychloroquine ne marchait au contraire pas du tout, quelle qu'en soit la dose. De mon point de vue, il n'y a pas lieu de continuer à faire des études sur la covid avec l'hydroxychloroquine : ce serait de l'argent perdu et déloyal vis-à-vis des personnes à qui il est proposé de participer à un essai. Un essai n'a de sens d'un point de vue éthique que si l'on ignore si le bénéfice va dépasser le risque.
L'autre argument en faveur des essais cliniques est que l'on dispose alors d'un cadre permettant de juger la pertinence de l'étude d'un point de vue rationnel, éthique et règlementaire. Lorsqu'un protocole a été déposé dans le cas d'un essai non randomisé, il existe en effet une notice d'information et un ensemble de règles à respecter ; le consentement est alors éclairé, et c'est la seule façon d'évaluer les traitements de façon éthique. Il peut arriver, cependant, d'utiliser des données observationnelles, lorsque l'objectif est d'étudier l'effet d'un traitement sur autre chose que ce pour quoi il a été prescrit. Mais faire spontanément des études observationnelles n'a pas de sens.
Concernant l'immunité grégaire, il s'agit d'un concept apparu dans le cadre des modalisations des maladies infectieuses, qui vise à savoir quel pourcentage de patients doit être vacciné afin de contrôler l'épidémie. Pour la variole et la rougeole, par exemple, les modèles montrent qu'il faut vacciner respectivement 60 % et 98 % de la population sur plusieurs années, ce qui est atteignable au niveau mondial dans le premier cas.
C'est la première fois que l'on mobilise, dans le cadre d'une crise épidémique, un concept selon lequel il faudrait laisser les gens s'infecter pour être naturellement immunisés et ainsi la stopper. Rien ne dit que cela marche dans ce contexte, et cela ne constitue pas une stratégie. Cela reviendrait à imaginer que les jeunes ne côtoieraient aucune personne à risque (parents, amis, etc.). Certes, le taux de personnes positives augmente depuis la semaine 29 (mi-juillet) uniquement chez les jeunes de moins de 40 ans. Mais à partir de mi-août ce taux augmente dans toutes les tranches d'âge, y compris parmi les personnes de plus de 70 ans. C'est donc à partir de maintenant que les hospitalisations vont augmenter, avec certes moins de morts et moins d'engorgement en réanimation, puisque désormais nous savons mieux prendre en charge ces malades et que nous gérons mieux l'oxygénothérapie.
Le nombre de cas à l'hôpital doublait mi-août tous les 26 jours, puis tous les 14 jours et désormais, dans certaines régions, tous les 7 jours. Lorsque l'on attend d'être submergé pour agir, on a quatre semaines de retard sur le virus et donc les mesures de type distanciation ou limitation des réunions n'ont plus aucune efficacité.
La mutation du virus n'est pas une explication à la situation actuelle, puisqu'un virus à ARN mute très régulièrement. Le problème est de savoir si la mutation change sa virulence ou non, or nous n'avons pas de donnée qui montre une telle modification en la matière. En outre, les coronavirus ont une enzyme spéciale réparatrice : quand le virus se réplique, il « fait des erreurs », et une enzyme vient réparer ces erreurs, ce qui le distingue fortement de la grippe ou du VIH.
M. Yazdan Yazdanpanah. - Concernant mon intervention selon laquelle il n'y aurait pas d'épidémie en France, je souhaite d'abord rappeler qu'elle a eu lieu au mois de janvier. Quel était le contexte ? Nous avons très régulièrement des alertes relatives aux maladies émergentes ; l'erreur qui a été faite par nombre de spécialistes, c'est d'avoir alors cru à une forme de mimétisme avec les autres coronavirus (le Sars et le Mers). Le Sars-CoV-2 nous était, à l'origine, inconnu, en particulier ses différences avec les deux autres. Nous ignorions jusqu'au mois de mars qu'il pouvait être transmis par des personnes asymptomatiques. C'est aussi en raison de cet aspect que la doctrine sur le port du masque a évolué, puisqu'un des problèmes les plus importants aujourd'hui pour contenir cette épidémie réside dans le fait que jusqu'à trois jours avant l'apparition des symptômes, une personne peut transmettre le virus. Le port du masque, et c'est important de le rappeler, n'est donc pas l'affaire uniquement des malades. La première publication qui atteste qu'une personne asymptomatique peut transmettre le virus a été réalisée par une équipe allemande et date de février. Cela dit, je partage votre opinion : il nous faut être plus prudent et humble dans les communications.
Il n'est pas certain qu'une mutation observée en laboratoire, in vitro, entraîne le développement d'une forme grave de la maladie chez le patient. On ne peut donc pas conclure, à partir des données que l'on a aujourd'hui, que l'épidémie entraînerait des formes cliniques moins graves en raison d'une mutation. Il y a moins de formes graves car la population atteinte est jeune et que nos anciens se protègent mieux ; mais la séparation entre ces deux groupes n'est pas étanche, et il faut donc rester très vigilant - une forme de bascule vers les anciens a d'ailleurs déjà commencé.
Un patient qui participe à un essai clinique n'est pas un cobaye : son consentement lui est demandé et respecté.
Mme Annie Guillemot. - C'était une expression. Il n'en reste pas moins vrai qu'en temps de crise, les patients ont peur.
M. Yazdan Yazdanpanah. - Il y a une éthique collective qui exige de rapidement pouvoir conclure sur l'efficacité d'un traitement, qui plus est lors d'une épidémie. En amont d'un essai, j'informe toujours le patient que j'ignore si le traitement fonctionne mais que je sais qu'il n'est probablement pas toxique pour lui. L'essai permettra de le savoir pour autrui : il y a une dimension altruiste dans le fait de participer à un essai clinique.
Lors de l'épidémie d'Ebola, il a fallu trois essais pour trouver un traitement qui, du reste, ne fonctionne pas très bien. Mais ne pas faire ces essais reviendrait à s'en remettre toujours aux mêmes traitements, sans connaître leur réelle efficacité.
Concernant la crédibilité de la parole des scientifiques, il y a bien entendu des améliorations à apporter à notre communication. On a mis en place une action coordonnée pour réfléchir à ce sujet, qui réunit les associations de patients, des journalistes, des chercheurs en sciences sociales, des cliniciens, des acteurs de santé publique, afin de renforcer notre pédagogie et de déterminer la façon dont présenter les choses.
Mme Marie-Paule Kieny. - Le virus mute tout le temps. Certaines structures qui séquencent le virus dans leur établissement ne voient que de petits phénomènes de mutation. Au total, au regard des données agrégées, il ne semble pas, jusqu'à présent, que ces mutations aient une influence sur la pathogénicité et l'antigénicité du virus. Beaucoup de chercheurs et d'industries ont essayé de tester le fait que les anticorps qu'ils génèrent dans le cadre de la recherche vaccinale réagissent aux mutations et, pour le moment, on pense que le vaccin pourra être efficace malgré ces mutations.
Sur le port du masque, des études randomisées qui ont porté sur la grippe ont monté son utilité pour les personnes malades. On a transposé cette recommandation pour le covid-19. C'est sans doute un manque d'humilité.
Beaucoup de pays, dont la plupart des pays africains, ont intégré l'hydroxychloroquine dans leur standard de traitement. Donc ces pays veulent conduire des essais. Un consortium a été monté avec le soutien d'une fondation suisse et des essais sont en train d'être développés dans ces pays. J'espère que cela mettra un terme au débat, car sur ce sujet nos avons perdu beaucoup de temps ! On aimerait tous que ça marche car c'est un traitement qui ne coûte rien !
Pourquoi faire de la recherche pendant une épidémie ? J'ai travaillé pour l'OMS sur l'épidémie liée au virus Ebola en Afrique de l'Ouest. Beaucoup de gens ne voulaient pas utiliser de bras de contrôle dans les études, en raison de la mortalité : il fallait traiter tout le monde, on ne faisait donc qu'administrer des traitements à usage compassionnel. La France a essayé de tester un traitement qui s'appelle Favipiravir et cela a été fait sans bras de contrôle. Or, en l'absence de contrôle, on n'a rien pu en conclure. Le traitement ZMapp a été développé par des américains et administré aux expatriés occidentaux pendant l'épidémie. On a pensé que ce traitement était efficace mais c'était parce qu'en réalité ces patients étaient surtout mieux pris en charge dans leurs pays.
Lors de la deuxième épidémie au Congo, on a fait des essais cliniques. On a ainsi pu prouver que le remdesivir et le ZMapp ne marchaient pas et que le traitement à base de deux d'anticorps monoclonaux était efficace. Non seulement on peut faire des essais pendant une épidémie mais on doit le faire pour les malades.
Mme Dominique Costagliola. - C'est comme ça qu'on a la réponse la plus rapide à la question !
M. René-Paul Savary, président. - Je vous remercie.
La réunion est close à 19 heures.
Mercredi 16 septembre 2020
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Table ronde avec des experts en santé publique
M. René-Paul Savary, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée à la santé publique.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
Nous entendons ce matin en visioconférence depuis Genève le Professeur Antoine Flahault, médecin de santé publique et épidémiologiste, directeur du Global Health Institute et, ici à Paris, le Professeur Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique (HCSP), accompagné des Professeurs Christian Chidiac et Didier Lepelletier, respectivement président et co-président du groupe de travail du HCSP « Grippe, coronavirus, infections respiratoires émergentes », et le Professeur Emmanuel Rusch, président de la Société française de santé publique (SFSP), président de la Conférence nationale de santé (CNS) et du comité de contrôle et de liaison covid-19.
Parmi les personnes auditionnées, nombreuses ont été celles qui ont appelé à un changement du modèle de santé publique dans notre pays. Cette audition a pour objet de revenir sur la stratégie conduite dans la lutte contre l'épidémie au regard des meilleures pratiques dans le domaine, mais aussi d'examiner les évolutions possibles.
Que penser, par exemple, de la mise en place d'un comité scientifique, alors que notre pays dispose d'un Haut Conseil de la santé publique, mais aussi de sociétés savantes compétentes dans ce domaine ?
Je demanderai à nos intervenants de présenter brièvement leur principal message, afin de laisser le maximum de temps aux échanges, ainsi qu'aux questions des rapporteurs et des commissaires.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Antoine Flahault, Franck Chauvin, Christian Chidiac, Didier Lepelletier et Emmanuel Rusch prêtent serment.
Pr Antoine Flahault, médecin de santé publique et épidémiologiste, directeur du Global Health Institute. - L'Europe a particulièrement bien géré la crise. Elle n'est d'ailleurs pas la seule, puisqu'un certain nombre de pays d'Asie, comme la Corée du Sud ou le Japon, ont également très bien géré cette première vague épidémique. L'Australie a quant à elle très bien géré la deuxième vague épidémique, puisque ce pays a fait face à une vague très dure durant les mois de juillet et d'août.
Les pays européens ont passé un été extrêmement calme : le taux de mortalité y est très bas et on y observe une très faible sévérité des cas, et donc une très faible saturation des hôpitaux. Aujourd'hui, on constate cependant une croissance très importante de la circulation du virus dans certains pays, en particulier en France, mais aussi en Espagne, en Grande-Bretagne, en Hollande, en Belgique, en Suisse, au Portugal, au Danemark ou en Autriche.
Cette vague est un peu paradoxale : il ne s'agit pas véritablement d'une deuxième vague, car elle se caractérise pour l'essentiel par une augmentation de la positivité des tests de diagnostic biologique, dits « PCR ». Les personnes contaminées sont très souvent asymptomatiques ou pauci-symptomatiques, le plus souvent des jeunes. Pour le moment, les personnes plus âgées sont encore peu touchées : les cas sont peu sévères et les décès peu nombreux.
Ce n'est pas le cas partout. Ainsi, Israël a connu une véritable nouvelle vague cet été avec une augmentation de la morbidité et de la mortalité. Les États-Unis qui, comme l'Europe, se situent dans l'hémisphère nord et en zone tempérée, n'ont connu aucun répit estival et continuent de souffrir d'une gestion désastreuse de la pandémie.
Face à cette épidémie, on remarque une grande différence dans la gestion de la crise et de résultats selon les pays. Je voudrais citer deux ou trois exemples notables : aujourd'hui, l'Allemagne, l'Italie et la Suède ont très peu de cas rapportés et une très faible mortalité. Dans ces pays, le nombre de tests positifs n'augmente pas, alors que le nombre total de tests est au moins aussi important qu'en France ou en Espagne, par exemple.
Pr Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique (HCSP). - J'aimerais insister sur trois points.
Tout d'abord, le Haut Conseil de la santé publique est une instance peu connue, qui a été créée en 2004, installée en 2007 et renouvelée en 2017. J'en ai été élu président par mes pairs il y a trois ans.
Le Haut Conseil exerce trois missions : premièrement, il doit fournir l'expertise sanitaire nécessaire à la prise de décision ; deuxièmement, il doit fournir l'expertise pour le concept et l'évaluation des stratégies de prévention ; troisièmement, il est chargé de mener une réflexion prospective et de donner des conseils sur la santé publique. J'insiste sur ces trois points pour anticiper d'éventuelles questions concernant l'installation du conseil scientifique : ce dernier s'est en fait chargé du troisième volet. Vous le savez probablement, j'ai intégré le conseil scientifique le 15 mars dernier à la demande de Jean-François Delfraissy, afin d'assurer la meilleure coordination possible entre les deux instances.
Ensuite, je veux évoquer l'expertise produite par le Haut Conseil.
Durant cette période, nous sommes volontairement très peu intervenus dans les médias - stratégie qu'il conviendra évidemment d'analyser -, alors que le HCSP a reçu 90 saisines venant de la direction générale de la santé, de la cellule de crise, du groupe de travail conduit par Jean Castex et d'autres ministères. Nous avons fourni 108 avis, fruit d'un travail qui a impliqué et permis d'auditionner près de 300 experts. Ces avis ont pour partie été publiés dans les 48 heures, de sorte que les pouvoirs publics puissent prendre les décisions qui s'imposaient.
Il me semble important de revenir sur la nature de l'expertise et le travail que nous fournissons. Durant cette crise, nous avons entendu beaucoup de personnes qui considéraient qu'elles étaient légitimes pour donner leur opinion. Le Haut Conseil de la santé publique fournit pour sa part des avis élaborés collégialement, fruit d'une réflexion multidisciplinaire. Hélas, on a donné le même poids aux opinions exprimées ici et là et à des avis qui nécessitent des dizaines d'heures de travail, puisque nous avons tenu plus de deux cents réunions durant cette crise, ce qui représente plusieurs milliers d'heures de travail et d'expertise cumulées.
Je l'ai dit, l'un des rôles du Haut Conseil est de fournir des recommandations, c'est-à-dire de contextualiser les avis de façon à ce qu'ils soient utilisables par les pouvoirs publics pour prendre des décisions. Le HCSP ne prend lui-même aucune décision. Jean-François Delfraissy l'a dit hier, je le redis : il est impératif qu'on garantisse l'étanchéité entre la prise de décision et l'élaboration des recommandations ou des avis, afin d'éviter les drames.
Enfin, je souhaiterais livrer une analyse globale des événements et du contexte.
Le contexte est celui d'une crise exceptionnelle, non pas tant par l'épidémie elle-même, certes exceptionnelle, mais qui a été précédée par d'autres crises tout aussi graves, qui n'ont pas pour autant laissé les mêmes traces, comme la grippe de Hong Kong en 1969, mais parce que les experts que nous sommes avons été confrontés au phénomène de la polémique-spectacle : on a préféré mettre en scène des polémiques plutôt que d'essayer de faire progresser l'information et de se fonder sur des avis.
Il convient de s'interroger : pourquoi le pays de Pasteur est-il devenu le pays de l'OCDE le plus réticent vis-à-vis de la vaccination ? Pourquoi le pays de Descartes et de Claude Bernard a-t-il oublié qu'il existait une démarche expérimentale pour démontrer des intuitions ou des hypothèses ? On a vu que le nombre de followers sur Twitter et que le raisonnement syllogique étaient devenus la règle.
Pr Emmanuel Rusch, président de la Société française de santé publique (SFSP), président de la Conférence nationale de santé (CNS) et du comité de contrôle et de liaison Covid-19. - La Société française de santé publique regroupe un certain nombre d'associations et d'organisations qui se penchent sur la santé publique, et un certain nombre de personnes physiques adhérentes. Il s'agit à la fois d'une société savante et professionnelle. Quant à la Conférence nationale de santé, c'est une sorte de Parlement de la santé qui associe des représentants des territoires, des associations d'usagers, des partenaires sociaux, des acteurs de la prévention, des offreurs de services de santé.
Dans ces deux instances, nous sommes attentifs à garder du temps pour la concertation et la délibération, afin que notre parole résulte d'une forme de consensus.
Je reprendrai les principaux points que nous avions évoqués dans l'avis de la Conférence nationale de santé du 2 avril dernier.
Premier point, une telle crise sanitaire nécessite une approche large : il est important d'assurer la cohérence de l'ensemble des mesures prises pour lutter contre l'épidémie, car c'est bien une combinaison de mesures qui est mise en oeuvre. On a trop tendance à se polariser sur l'une ou l'autre - le port du masque, la distanciation sociale, les traitements -, alors qu'il faudrait tenir compte de l'ensemble de la chaîne. Souvent, c'est un simple maillon faible qui explique le manque d'efficacité de tout le dispositif. Par conséquent, l'enjeu est d'assurer un pilotage cohérent et de trouver la bonne organisation collective de cette chaîne de mesures.
Deuxième point, nous avons besoin d'une communication honnête, transparente, fondée scientifiquement, organisée et adaptée aux publics cibles, accessible et compréhensible. C'est indispensable pour créer un climat de confiance.
Troisième point, qui nous semble toujours d'actualité, il est nécessaire de prendre en compte les situations de vulnérabilité ou de précarité. Nous devrions nous interroger sur le cadrage des mesures : doit-on cibler une population générale virtuelle, ou bien les catégories les plus fragiles en espérant que cette démarche profite à l'ensemble de la population ?
Quatrième point, il est nécessaire d'assurer la continuité des soins, y compris ceux qui ne sont pas liés à la covid-19. Dès le début de cette épidémie, nous avons constaté que des patients non atteints par le virus rencontraient des difficultés pour accéder aux soins dont ils avaient besoin.
Cinquième et dernier point, nous avions souligné la nécessité de débattre des enjeux éthiques que posent à la fois les mesures prises et leurs conséquences sur une partie de la population, notamment les catégories les plus vulnérables. Avec Jean-François Delfraissy, nous avions proposé à l'époque la création d'un comité de liaison avec la société civile, qui n'a finalement pas vu le jour. Nous avons malgré tout eu le plaisir de voir se constituer un comité de contrôle et de liaison covid-19, mais celui-ci reste un comité de contrôle circonscrit à la question - importante - des systèmes d'information, du numérique, de leur place et de leur utilité dans cette crise.
M. René-Paul Savary, président. - Le discours que je viens d'entendre est différent de celui du Professeur Delfraissy, qui affirmait hier que le conseil scientifique a été créé parce qu'il n'existait rien d'équivalent. On s'aperçoit aujourd'hui qu'un certain nombre d'organismes étaient déjà en place.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Professeur Chauvin, quels ont été vos avis ou recommandations sur la nature du pilotage de la crise ? Certes, on s'attendait à ce que la vague soit nationale et traverse le pays d'est en ouest, mais n'aurait-il pas fallu un pilotage plus territorialisé ?
Quelles ont été vos recommandations concernant la priorisation des soins, qui a provoqué une discontinuité dans la prise en charge de certaines pathologies ? Nous avons reçu des associations de patients : il semblerait que les reports de prise en charge des malades du cancer et des insuffisants rénaux aient provoqué des pertes de chance pour l'ensemble de ces malades, variables selon la territorialisation de l'organisation des soins. Avez-vous également des préconisations particulières à ce sujet ? Pourquoi les malades de la covid-19 paraissaient-ils prioritaires par rapport aux autres ?
Enfin, quelles ont été vos recommandations concernant les personnes accueillies dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ?
Pr Franck Chauvin. - Comme je l'ai indiqué, Jean-François Delfraissy m'a demandé d'intégrer le conseil scientifique le 15 mars dernier. Considérant la masse considérable de travail qu'avait le Haut Conseil de la santé publique, notamment les nombreuses saisines relatives aux problèmes de thérapeutique ou d'hygiène à l'école, Jean-François Delfraissy et moi-même avons réparti les rôles de façon - me semble-t-il - assez harmonieuse, en laissant au conseil scientifique les recommandations sur la stratégie et le pilotage, et au Haut Conseil les réponses aux saisines qui lui parvenaient dans le cadre de la crise sur des recommandations plus opérationnelles.
Toutes les recommandations sur le pilotage ont donc été émises par le conseil scientifique et non par le HCSP. En tout cas, je partage votre souci d'un pilotage territorial de la crise. Le conseil scientifique l'a d'ailleurs dit à plusieurs reprises.
Concernant la continuité des soins, le Haut Conseil a dès le mois de février été saisi de la question de la prise en charge des patients. Très tôt, la question de la priorisation a été posée. Avec les données dont nous disposions à l'époque, sachant que nous avions une très faible connaissance du virus, les seules données sur les facteurs de risques provenant de Chine, le Haut Conseil de la santé publique a identifié les personnes à hauts risques afin qu'elles soient prises en charge prioritairement.
Il a semblé aux experts du HCSP que les personnes que vous évoquiez - malades du cancer notamment - étaient particulièrement vulnérables. Je pense notamment à une recommandation du Haut Conseil, élaborée avec les sociétés savantes et les cancérologues, qui estimait qu'il pourrait être dangereux pour certains patients de fréquenter des zones de forte circulation du virus. Ces patients, souvent immunodéprimés, sont particulièrement vulnérables. Durant une certaine période, ces personnes ont effectivement été prises en charge soit à domicile, soit en téléconsultation. En très peu de temps, on a ainsi assisté à une véritable mutation des pratiques, avec beaucoup de téléconsultations qui ont permis d'assurer la continuité des soins de ces malades.
Ensuite, dès que la charge de travail s'est quelque peu apaisée dans les hôpitaux, les patients chroniques - vulnérables au vu des données épidémiologiques que nous avions - ont repris le chemin des hôpitaux, notamment en cancérologie. Des zones « covid free » ont été identifiées, afin que ces patients puissent être pris en charge.
M. René-Paul Savary, président. - Ce que vous décrivez ne s'est pas concrétisé dans tous les territoires !
Pr Franck Chauvin. - J'ai entendu Jean-François Delfraissy hier évoquer les Ehpad. Je partage son sentiment sur le sujet : il faut que nous réfléchissions plus globalement à ce modèle, car ces établissements se sont révélés particulièrement fragiles et sensibles à ce type d'épidémie. Il existe d'autres modèles ailleurs qui permettraient d'en limiter la diffusion. Nous devrons conduire une réflexion collective sur les Ehpad.
Pr Emmanuel Rusch. - Le constat établi par la Société française de santé publique et la Conférence nationale de santé est celui d'une forme de cacophonie ou, en tout cas, d'interférences dans le pilotage de la crise.
Sans vouloir généraliser, car il faut étudier les faits territoire par territoire, ces interférences existent au niveau territorial entre la dynamique portée par le préfet, celle qui est enclenchée par les agences régionales de santé et celle qui est insufflée par les collectivités territoriales. Pour éviter ces interférences, il faut à la fois que des directives nationales claires et précises soient prises et que l'on soit capable de s'adapter à des considérations ou des contextes locaux. S'agissant de la coordination des acteurs au plan local, il faut donc que le curseur soit positionné au bon niveau. Est-ce aux préfets d'assurer cette coordination ou aux agences régionales de santé ? Nous n'avons pas d'avis à ce sujet.
M. René-Paul Savary, président. - Nous, si !
Pr Emmanuel Rusch. - En tout cas, la coordination des acteurs doit être clairement définie.
La question de la priorisation des soins est complexe en tant que telle, mais aussi parce que l'on ignorait en février-mars quels serait l'ampleur de l'épidémie et son impact sur le système de santé. Dans cette crise, on a appris en marchant. On a effectivement constaté qu'il existait des difficultés d'accès aux soins pour un certain nombre de malades et que certains soins pouvaient être reportés. C'est l'une des difficultés du moment : certaines prises en charge ont pu être décalées, mais elles ne peuvent l'être à l'infini. On se retrouve aujourd'hui à devoir à la fois gérer une épidémie qui reprend hélas un peu de souffle et à devoir et absolument prendre en charge les autres problématiques de santé.
Je n'ai pas forcément de réponse précise à apporter à la question de la priorisation des soins, mais, globalement, je fais confiance aux professionnels de santé qui, en fonction de l'urgence, ont certes dû faire des choix, mais ont essayé, me semble-t-il, de le faire au mieux.
Franck Chauvin le soulignait à l'instant, on a transformé nos organisations, notre façon de travailler en très peu de temps. J'en ai fait l'expérience personnellement en contribuant au développement de l'éducation thérapeutique à domicile. Les usagers comme les professionnels de santé ont été assez facilement convaincus que d'autres modalités pratiques permettant de maintenir la nécessaire distanciation sociale existaient. Comme dans toute crise, cette période a aussi été l'occasion de changer un peu nos pratiques professionnelles.
Je ne peux pas dire que j'ai immédiatement perçu l'ampleur de la crise qui allait survenir dans les Ehpad. Comme d'autres, j'ai découvert progressivement l'étendue du problème. Seulement, quand il s'agit de personnes âgées, comme de soignants ou d'autres populations vulnérables, il est important de se concerter. Il n'y a jamais eu autant de réunions, mais aussi jamais autant de plaintes d'un manque de dialogue : il y a là un paradoxe et, finalement, le sentiment que les échanges n'aboutissent pas à une véritable concertation. En réalité, quand on veut agir pour une personne, mais qu'on le fait sans elle, on le fait toujours contre elle. Il faut garder ce point à l'esprit.
M. René-Paul Savary, président. - Y a-t-il des gériatres au sein de la Conférence nationale de santé ?
Pr Emmanuel Rusch. - Elle comporte des associations représentant les personnes âgées, des enseignants-chercheurs en santé publique qui s'intéressent à la gériatrie, des sociologues, mais pas de gériatres à proprement parler.
M. René-Paul Savary, président. - Professeur Chauvin, pourriez-vous très rapidement préciser vos propositions pour faire évoluer les Ehpad ?
Pr Franck Chauvin. - Durant cette crise, on a constaté que les Ehpad n'étaient pas aussi médicalisés qu'on le pensait.
M. René-Paul Savary, président. - On ne l'a tout de même pas découvert !
Pr Franck Chauvin. - On le savait, mais on s'est aperçu durant cette crise, précisément parce qu'elle nécessitait une forte mobilisation médicale, que cette lacune devait être comblée. Les acteurs sur le terrain ont très rapidement créé des réseaux informels d'entraide. Je voudrais insister sur le rôle qu'ont joué les hôpitaux dans les régions, au-delà de la prise en charge thérapeutique : dans certains territoires, le centre hospitalo-universitaire ou les centres hospitaliers généraux importants ont mis en place des équipes de liaison pour cette prise en charge.
Je ne peux vous livrer qu'une réflexion personnelle sur les Ehpad. Elle n'a pas fait l'objet d'une concertation au sein du Haut Conseil ou d'une autre instance. Je pense que le fait qu'une population vulnérable soit regroupée dans un même espace la rend extrêmement sensible à la diffusion d'une épidémie. De fait, les mesures consistant à fermer ces établissements, qui peuvent se concevoir en période de crise aiguë - mais n'ont hélas pas permis d'empêcher la propagation du virus -, sont inconcevables à long terme. Comme l'a dit le conseil scientifique à plusieurs reprises, il n'est pas possible de fermer les Ehpad, notamment aux familles. Le Haut Conseil de la santé publique, quant à lui, a auditionné la société française de gériatrie et d'autres sociétés françaises de façon à disposer d'une expertise multidisciplinaire.
Je crois qu'il est encore trop tôt pour faire l'analyse complète de ce qui s'est passé. Le Haut Conseil de la santé publique fera un retour d'expérience interne le 21 octobre prochain et un retour d'expérience externe au mois de décembre, qui seront l'occasion de conduire une réflexion avec un peu de recul, car l'analyse à chaud est toujours compliquée.
M. René-Paul Savary, président. - L'analyse est sans doute compliquée, mais ces retours d'expérience interviennent bien tardivement ! Alors que l'épidémie est en train de prospérer, un retour d'expérience, même incomplet, reste intéressant et permet de prendre des mesures différentes. À travers vos propos, on voit bien que les mesures prises n'ont pas forcément aussi bien fonctionné que nous l'aurions souhaité.
Disposez-vous de comparaisons internationales, Professeur Flahault ?
Pr Antoine Flahault. - Oui, en ce qui concerne les maisons de retraite et, en particulier, les personnes âgées, le bilan de la France est plutôt mauvais. Le taux de mortalité dans notre pays est de 462 décès par million d'habitants contre 113 décès en Allemagne, soit quatre fois plus, et 204 en Suisse.
En Suède ou au Royaume-Uni, le taux de mortalité chez les personnes âgées est un peu plus élevé qu'en France, mais la Suède, par exemple, a déjà fait un premier retour d'expérience. Les Suédois ont constaté que le personnel des Ehpad avait été sous-équipé en matériel de protection. En Suisse, beaucoup moins de clusters sont apparus : l'ensemble du personnel a été très prudent et disposait de matériel de protection individuel. En outre, on empêchait au maximum l'entrée de personnes étrangères aux résidences, famille, proches ou fournisseurs.
En Suède, les personnes travaillant dans les Ehpad étaient souvent des précaires, en contrat de travail à durée déterminée. En juillet et en août, l'Australie a également connu une forte mortalité dans ses Ehpad. Les pouvoirs publics se sont rendu compte que les salariés des maisons de retraite étaient, là encore, souvent précaires et travaillaient régulièrement dans plusieurs maisons de retraite à la fois. Aussi, ils ont contribué à diffuser le virus d'un établissement à un autre. Les autorités australiennes ont finalement mis gratuitement à disposition des tests de dépistage : bien que positifs, certains travailleurs précaires ont continué à travailler, tout simplement parce qu'ils avaient besoin de vivre.
Je ne sais pas si la situation en Suède ou en Australie est comparable à celle de la France. En revanche, il est certain que la priorité doit être de protéger les Ehpad en cas de deuxième vague, voire d'agir sans attendre. Cette mesure n'est pas populaire et il existe bien entendu parmi les personnes âgées, des individus qui sont prêts à prendre des risques, mais il s'agit de risques colossaux. Personnellement, je compare le risque couru aujourd'hui par une personne âgée de plus de 80 ou 85 ans à celui d'une personne contaminée par le virus Ebola dans le Nord-Kivu en République démocratique du Congo en pleine période épidémique. La covid-19 est une maladie d'une très grande dangerosité et d'une très grande transmissibilité : on ne peut pas faire prendre aux résidents et au personnel d'un Ehpad des risques de ce genre, même si l'on doit évidemment tenir compte de la volonté de chacun.
Des solutions existent : les Suisses, par exemple, ont développé des logiciels de visioconférence pour que les personnes âgées échangent avec leur famille, des parloirs pour maintenir le contact avec leurs proches. C'est humainement très compliqué, mais il faut rester vigilant sur ce point, car il y va de la santé de tous les résidents et pas simplement de celui ou de celle qui, par des directives anticipées ou d'autres moyens, aurait exprimé sa volonté de prendre ce risque à titre personnel.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Professeur Flahault, vous avez entamé votre propos en affirmant que l'Europe avait globalement bien géré la crise. Mais quand on compare pays par pays, il existe quand même des différences notables.
Je pense à l'Allemagne ou à ces pays qui ont le mieux géré l'épidémie en mettant par exemple en place des stratégies de tests de dépistage, ce que la France n'a pas pu faire faute de moyens. On s'aperçoit que la communication du Gouvernement a consisté à gérer la pénurie de tests et de protections. Le Professeur Delfraissy l'a plus ou moins reconnu hier en disant que les avis du conseil scientifique tenaient compte de la situation : s'il n'a pas conseillé le dépistage de masse, c'est qu'il savait qu'il n'y avait pas de tests disponibles.
Même si la comparaison est plus difficile, je pense aussi à la Corée du Sud et à Taïwan qui ont des taux de mortalité extrêmement faibles grâce à une stratégie très claire, mais aussi un pilotage unifié. En vous entendant, et malgré la qualité des uns et des autres, on se dit qu'un pilotage aussi éparpillé, du fait de la multiplicité des instances mises en place, n'a pas aidé à gérer la crise de manière efficace. Comme l'a dit le Président de la République, nous étions en guerre. Or, dans une guerre, on ne demande pas son avis à tout le monde, des sous-lieutenants aux généraux : cela ne peut pas marcher...
Que devrait-on faire qui n'a pas été fait dans la période de crise que nous traversons ? Pourquoi a-t-on créé un conseil scientifique, alors qu'il existait un Haut Conseil de la santé publique ?
Par ailleurs, quel était votre degré de connaissance de l'épidémie et du virus quand les premiers cas ont été diagnostiqués en Chine en février dernier ? Fin janvier, la ministre de la Santé déclarait que le virus n'arriverait pas chez nous. Elle se fondait sûrement sur des modélisations et des données : pourquoi un tel manque de connaissances ? Le 6 mars encore, le Président de la République incitait les Français à se rendre au théâtre, au restaurant et au cinéma. Se pourrait-il que ses propos s'inscrivent dans une stratégie de recherche d'une immunité collective - ce qui pourrait s'entendre - qui n'aurait pas été assumée officiellement ? On perçoit beaucoup d'ambiguïté dans les discours. De ce fait, il est très difficile pour nous d'appréhender ce qui s'est réellement passé au mois de février.
Professeur Chauvin, vous avez parlé de retours d'expérience en octobre et en décembre. Mais c'est maintenant qu'ils seraient utiles ! Les personnels des hôpitaux franciliens ont témoigné qu'ils avaient beaucoup appris de la vague épidémique survenue dans les établissements du Grand Est peu avant, que ce soit sur les méthodes de réanimation, le rôle des anticoagulants ou des anti-inflammatoires.
Même chose pour les médecins généralistes : initialement, on avait annoncé qu'ils devaient rester à l'écart du dispositif et que tous les patients devaient s'adresser au Samu ; par la suite, la stratégie a évolué et, désormais, le virus est partout. Quelles sont aujourd'hui les recommandations données aux médecins généralistes et aux personnels hospitaliers ? Qui doit les leur fournir ? Est-ce la Haute Autorité de santé ? Existe-t-il un guide des bonnes pratiques expliquant la conduite à tenir devant un potentiel malade de la Covid-19 ?
Pr Antoine Flahault. - Si j'ai dit que l'Europe avait bien géré cette crise, c'est parce que, aujourd'hui, je préfère être européen que nord-américain ou israélien. Par ailleurs, il existe en effet des différences notables entre les pays.
La comparaison entre l'Allemagne et la France est très utile, car il s'agit de pays de taille voisine, proches dans un grand nombre de domaines sociaux et économiques et disposant de systèmes de santé comparables. La différence entre leurs taux de mortalité ne s'explique pas par une différence de qualité des soins, alors que les différences observées entre Singapour, la Corée du Sud ou Taïwan et l'Europe sont davantage culturelles, notamment au sens politique du terme. Ainsi, le règlement général de protection des données est européen et n'existe pas en Asie : les systèmes de traçage électronique, les dispositifs utilisant les caméras de surveillance dans les lieux publics ou de surveillance des cartes de crédit sont inenvisageables dans nos pays.
Pour en revenir à la comparaison entre la France et l'Allemagne, je pense pour ma part que ceux qui affirment que l'on manquait de masques et de tests à cette époque font preuve d'une certaine complaisance.
Je vais citer l'exemple un peu sensible de Didier Raoult : très tôt, il était assez clair pour ce médecin qu'il fallait tester davantage. Il l'a dit à l'époque, reconnaissons-le. Simplement, il n'a pas essayé de trouver un consensus avec ses pairs. C'est un personnage très clivant, qui n'a finalement pas réussi à appliquer ses méthodes en dehors de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur où les taux de létalité par habitant se sont révélés inférieurs à ce que l'on observe dans le reste du pays.
Ce qui marque dans le discours de Didier Raoult, c'est qu'il disait : « quand on veut, on peut ». Je pense que s'il y avait eu un consensus général, la France aurait probablement voulu et donc pu. La situation en Allemagne a évolué très différemment grâce à une personnalité comme Christian Drosten, médecin charismatique et très consensuel, qui a cherché et obtenu l'aval de ses confrères, ce qui a permis d'engager une stratégie inclusive et efficace de tests. Ce virologue a tout fait pour que les tests soient disponibles et bien diffusés. Grâce à lui, l'Allemagne a très tôt mis en place une politique de testing, tracing, isolating, c'est-à-dire un dispositif de recherche des contacts.
Le test a un rôle vertueux, car les personnes qui se savent positives peuvent plus facilement s'isoler et rechercher leurs contacts pour qu'ils s'isolent et se mettent en quarantaine. Les premiers cas en Italie ou en Grande-Bretagne ont été découverts dans les services de réanimation à l'hôpital ; en Allemagne, ils l'ont été par les laboratoires : la circulation du virus a ainsi pu être précocement identifiée.
Ceux qui disent que l'on manquait de masques manifestent la même complaisance. Vous nous demandiez quel était notre degré de connaissance de la pandémie en février. J'ai publié un tweet le 26 janvier dans lequel je diffusais une vidéo transmise par un collègue de Wuhan, qui disait manquer de masques en plein coeur de l'épidémie. Wuhan est pourtant la capitale de la fabrication des masques ! Les Chinois se sont alors révélés très inventifs : ils ont pris un mètre de papier toilette, un bout d'élastique, et fabriqué un masque de protection couvrant très bien le nez et la bouche. Cela montre que tous les Ehpad, de même que toutes les écoles auraient pu fabriquer des masques, et ce pour presque rien et sans aucun risque de pénurie...
Hélas, il n'y a pas eu la même volonté ici, mais une forme de complaisance dans les discours, y compris les discours scientifiques expliquant que les masques n'avaient pas d'intérêt pour se protéger du virus - ce qui, pour une maladie respiratoire, est quand même étonnant ! Ces discours servaient simplement à accompagner la pénurie de masques, ou peut-être à protéger un stock de masques destiné aux seuls personnels de santé qui, eux, ont été très correctement équipés et qui n'ont, de ce fait, pas été trop affectés.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Vous évoquez le professeur Raoult, mais il n'était pas seul. Pourquoi personne n'a-t-il été capable d'obtenir un consensus comme en Allemagne ? On a l'impression que notre pays a réagi trop lentement et que nos structures n'étaient pas prêtes : c'est un point qu'il nous faudra élucider.
Pr Antoine Flahault. - On a parfois tendance à vouloir réécrire l'histoire après coup en disant, par exemple, que l'on était au courant avant les autres - ce que je fais avec mon plaidoyer pro domo sur mon tweet du 26 janvier.
En revanche, je le dis très clairement, au début, peut-être parce que je suis épidémiologiste de formation, je n'étais pas convaincu par le discours d'un Christian Drosten ou d'un Didier Raoult sur la nécessité des tests. Les virologues ont été pionniers. À l'époque, je considérais que les tests ne guérissaient pas les gens et que l'on avait surtout besoin de traitements et de mesures de prévention. Pour moi, les tests ne faisaient pas partie des mesures prioritaires à prendre.
Certains de nos confrères ont été plus visionnaires que nous épidémiologistes. Plusieurs de mes collègues - j'en ai notamment parlé avec Anders Tegnell en Suède - n'étaient pas convaincus de l'utilité des tests. D'une certaine façon, nous avons aussi accompagné le discours un peu complaisant dont je parlais.
De fait, on ne réalise pas de tests pour la grippe saisonnière : on se contente de surveiller ce que les généralistes constatent dans leur pratique. Les seuls tests que l'on réalise servent à déterminer la souche du virus qui circule ; les syndromes grippaux définissent l'épidémie de grippe. À tort, je n'ai pas perçu l'utilité et l'importance du cercle vertueux qu'enclenchent les tests, de leur capacité à enrayer les chaînes de transmission. Cet été, en France, nombre de jeunes de moins de 40 ans se sont soumis à un test qui s'est révélé positif et ont fait en sorte, se sachant porteurs, de ne pas contaminer leurs proches plus âgés.
M. René-Paul Savary, président. - Nous sommes dans le vif du sujet !
Pr Franck Chauvin. - Il faut en effet se garder de la tentation de réécrire l'histoire à la lumière des connaissances que nous avons aujourd'hui. Notre première saisine concernant cette épidémie date du 25 janvier ; on ne peut pas dire que le temps de réaction ait été faible. La deuxième est venue le 3 février, puis huit autres saisines courant février. J'ai recréé le groupe coronavirus en février avec une trentaine d'experts pour y répondre.
Vous parliez du pilotage. Pour moi, il est très clair : il y avait une cellule de crise, avec un directeur, Jérôme Salomon, qui a la possibilité de saisir des instances d'expertise. Mais les experts ne font pas du pilotage - pas plus la Conférence nationale de santé que le Haut Conseil de la santé publique, la Haute Autorité de Santé ou le conseil scientifique. J'insiste : les instances de conseil ne sont pas des instances de pilotage ! Je crois à l'expertise scientifique, multidisciplinaire, par recherche de consensus d'experts qui échangent sur les bases des données scientifiques, comme ce qui se pratique dans la plupart des pays. Il peut y avoir des figures emblématiques qui incarnent quelque chose à un moment donné, mais cela ne fait pas l'expertise scientifique, et certainement pas le pilotage.
Mon expérience, c'est celle d'un directeur de crise qui nous saisit en urgence, pour un avis en 24 ou 48 heures. Mon expérience, c'est celle des deux pilotes qui réunissent leur groupe de travail jour et nuit pour fournir les expertises qui aboutiront à un décret, pris après avis du Haut Conseil de la santé publique. Notre rôle est d'édicter la doctrine sanitaire. Didier Lepelletier est ainsi à l'origine de toute la doctrine de sortie de confinement élaborée avec le groupe de Jean Castex.
Mon expérience, c'est celle d'une communication extrêmement fluide entre les instances de conseil et les instances de décision. Je n'ai nullement eu l'impression d'une multiplication d'instances de décision.
Y a-t-il eu un changement de doctrine ? Reprenez les avis des instances de conseil, vous constaterez une persistance dans la doctrine. Certes, on insiste tantôt sur le lavage des mains, tantôt sur la distanciation ou le masque, mais ce sont toujours les sept mêmes mesures qui sont prônées. Le contrôle de l'épidémie passe par la mobilisation de ces mesures simultanément. Je n'ai pas du tout cette impression de fluctuations.
Les connaissances ont évolué. Le Haut Conseil a rendu en 2011 un avis sur le masque en cas de pandémie ; à la lumière de ce que nous savons maintenant, je ne vois pas ce que l'on pouvait rajouter à l'époque. La stratégie globale, en termes de doctrine sanitaire, a été relativement stable. En revanche, il y a eu des incertitudes, des questionnements, notamment sur la question de l'aérosolisation. Personne n'avait la réponse. Le Haut Conseil compte des spécialistes de l'environnement, de la climatisation, de la ventilation ; le débat a été intense et constructif avant d'aboutir à un avis, mais la question de la part de transmission par aérosols n'est toujours pas tranchée.
Je n'ai pas du tout une impression de flottement dans le pilotage national ; en revanche, je n'ai pas de visibilité sur le pilotage territorial.
Une crise sanitaire n'est pas qu'une crise sanitaire. C'est une crise de la logistique, de la production, de la mise à disposition de médicaments, une crise sociale ; il faut repérer les travailleurs indispensables. Cela exige une coordination, et nécessite la mise en place d'un centre de crise traitant de l'ensemble des politiques.
M. René-Paul Savary, président. - Donc il ne faut surtout rien changer ?
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - On a eu l'impression, un temps, que rien ne se faisait sans le Conseil scientifique. La communication du Conseil scientifique a pu brouiller le message, reconnaissez-le. Était-ce utile que le Premier ministre donne ses conférences de presse aux côtés du Professeur Delfraissy ? La décision devait être politique.
Pr Franck Chauvin. - Je ne saurais le dire. Le défaut des professionnels de santé publique est sans doute de ne pas être des spécialistes de la communication. Les expériences à l'étranger montrent à quel point il est compliqué d'adapter la communication aux différents temps de la crise.
Je ne dis pas qu'il ne faut rien changer, monsieur le président, mais qu'il convient de partir de l'analyse contradictoire, de l'intérieur et de l'extérieur, pour établir un état des lieux de la situation. J'ai conscience, et le Professeur Delfraissy l'a rappelé, qu'il convient de changer des choses, et nous avons d'ailleurs fait des propositions en ce sens.
M. René-Paul Savary, président. - Mon propos était volontairement provocateur.
Pr Emmanuel Rusch. - J'endosse d'abord ma casquette de président de la Société française de santé publique. Courant janvier, dans la communauté de santé publique, des lanceurs d'alerte ont fait passer des messages auprès de leurs collègues ; ces alertes étaient discutées dans nos instances, sans qu'il y ait de consensus sur l'évolution prévisible de la situation.
Les choses se sont progressivement décantées en février. Il y a ce que dit la communauté de santé publique, dans sa diversité - épidémiologistes, sociologues, etc. - et les alertes de l'OMS, qui incite à « tester, tester, tester ». Je ne peux pas dire que le consensus ait été immédiat dans la communauté scientifique santé publique.
La question du masque mériterait une analyse fine. Le sujet est rapidement venu au sein de la communauté de santé publique, mais le message a été brouillé par la prééminence du modèle biomédical : il fallait le masque parfait, chirurgical, FFP2, correctement mis... Cela laisse peu de marges de manoeuvre, et rend les choses impossibles.
Nous avons relayé, sur le site de la Société française de santé publique et dans notre flash mail, le message selon lequel, même en l'absence de données scientifiques bien établies, le principe était bien le port du masque. Cela n'a pas été sans mal.
M. René-Paul Savary, président. - Vous nous préciserez par écrit la date exacte.
Pr Emmanuel Rusch. - Je coiffe maintenant ma deuxième casquette, celle de président de la Conférence nationale de santé. La Conférence nationale n'a pas fonctionné pendant un an ; elle a été reconstituée le 12 février, avec une nouvelle équipe. Nous nous sommes réunis fin février-début mars, mais nous avons perdu quinze jours... Nous sommes restés un an sans Conférence nationale de santé, ce qui est bien dommage. Je peux témoigner du dynamisme de ses membres, qui n'ont pas hésité à se réunir à toute heure, jours fériés compris. Ce n'est pas une instance d'expertise scientifique, mais un regroupement d'expertise de la société civile : elle dégage des consensus collectivement acceptés ; nous gagnerions à la mobiliser davantage.
Nous nous sommes autosaisis, mais à ce jour, la Conférence nationale de santé n'a jamais été saisie.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Des recommandations ont-elles été faites aux médecins généralistes, au regard de la situation actuelle ?
Pr Franck Chauvin. - Des recommandations thérapeutiques ?
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Oui, concernant la prise en charge de patients suspects d'infection à la covid ? Les médecins de terrain demandent à bénéficier des retours d'expérience, comme le font les sociétés savantes entre elles. Cela rassurerait la population et les soignants.
Pr Christian Chidiac. - Le Haut Conseil de la santé publique compte en son sein deux généralistes qui participent à la rédaction des avis dont certains, assez fournis, concernent la prise en charge des patients. Le problème tient à la diffusion de ceux-ci et à la communication autour de la production scientifique du Haut Conseil. Notre rapport publié fin juillet comportait des éléments sur la prise en charge ambulatoire, mais nous n'avons pas rédigé de fiches pratiques à l'attention des médecins, faute de temps. Ce n'est d'ailleurs pas notre rôle, mais plutôt celui des sociétés savantes ou du site du Gouvernement.
M. René-Paul Savary, président. - C'est pourquoi nous souhaitons un retour d'expérience le plus rapide possible.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Merci pour cet échange passionnant. Ce sont de tels échanges, et non des monologues assénés à une assemblée, qui font progresser.
Nous avons découvert, au fil des auditions, que des alertes avaient été lancées dès le mois de janvier, y compris par la ministre de la Santé elle-même. En reconstituant la chronologie des évènements, on a l'impression que le mois de février n'a pas été très actif. Le Professeur Flahault a proposé une grille d'explication intéressante, en parlant de défaut de volonté. Il est sûr que si on ne veut pas, on ne peut pas... Le Professeur Chauvin, lui, nous dit que notre dispositif est fonctionnel. Il faut aller plus loin. Pourquoi n'a-t-on pas voulu ? Il nous manque une clé d'explication.
Si le dispositif était fonctionnel, pourquoi le chef de l'État a-t-il voulu un conseil scientifique ? Le Professeur Delfraissy a estimé hier que nous n'étions pas prêts, en termes logistiques et dans l'appréhension même de la crise sanitaire. Nous sommes bien obligés de poursuivre cette réflexion. Tous les pays n'ont pas vécu la même situation ; certains ont bien réagi, ayant appris du retour d'expérience. La France, elle, n'avait pas rencontré d'épidémie - depuis 1995, le VIH, traité, n'est plus perçu comme tel -, c'était donc un phénomène nouveau. Il n'y a pas de honte à constater que nous n'avions pas le dispositif adéquat.
Le pilotage fonctionne, nous dit le Professeur Chauvin : c'est la cellule de crise. Pour nous, le pilotage relève du conseil de défense... Il faut une articulation entre le politique, qui doit prendre et assumer les décisions, et l'analyse scientifique qui élabore la politique de lutte contre l'épidémie. Or manifestement, notre fonctionnement n'a pas donné les meilleurs résultats...
Comment expliquez-vous les difficultés persistantes dans les Ehpad ? L'épidémie se caractérise par sa violence pour les personnes âgées et le risque que représentent les formes d'habitat regroupé. Or l'Ehpad conjugue ces deux facteurs de risque ! Pourquoi tant de retard à se pencher sur la situation des Ehpad ? Est-ce dû à la lenteur de l'avancée des connaissances, ou, plus structurellement, à une mauvaise prise en compte des personnes âgées dans un pays qui, à entendre des voix autorisées, pratique l'âgisme ? Quel est votre avis ?
J'apprends avec étonnement que la Conférence nationale de santé, sommet de la démocratie sanitaire, n'a pas fonctionné pendant un an ; c'est un dysfonctionnement majeur ! Vous nous apprenez en outre qu'elle n'a toujours pas été saisie pour donner un avis sur la lutte contre l'épidémie...
Professeur Flahault, vous publiez beaucoup de données internationales passionnantes. Certains considèrent que les régimes autoritaires répondraient mieux à l'épidémie que les démocraties. Qu'en pensez-vous ?
Pr Antoine Flahault. - Merci de ces questions et de ces échanges. Il ne faut pas faire d'anachronismes, mais poser la question du pourquoi. Les démocraties d'Asie - Singapour, Taïwan, Hong Kong, Japon, Corée du Sud -, mais aussi l'Australie et la Nouvelle-Zélande, ont été extrêmement vigilantes et s'étaient préparées à l'émergence d'un virus venu de Chine continentale ou d'Asie du Sud-Est. Ces pays avaient des informations via le renseignement et ont pris très au sérieux l'alerte de Wuhan. Pour eux, point de débat picrocholin sur une « petite grippe » ; ils ont déroulé un plan qu'ils avaient dans les cartons - testing, tracing - avant même les premiers cas sur leur territoire. Au 1er février, quand Pékin annonçait 12 000 cas, Hong Kong, qui n'était pas dupe, estimait la réalité à 75 000, au vu des modélisations mathématiques. Imperial College est parvenu à des estimations proches.
L'Europe, l'Occident n'imaginaient plus qu'une pandémie pouvait émerger. Les pays voisins de la Chine, eux, se rappelaient le SRAS, les grippes aviaires ; la grippe H1N1 leur a servi de terrain d'exercice. Singapour a freiné le virus sans jamais confiner, du moins jusqu'en avril, quand des clusters se sont développés dans des cités-dortoirs - preuve que la vulnérabilité sociale est toujours un maillon faible de la chaîne. Le niveau de vigilance, d'alerte et de préparation n'était pas le même en Asie et en Europe.
J'en viens au sujet du pilotage. Vous avez été étonnés que la cellule de crise ait piloté. C'est une vision très française ! En Suède, ce n'est pas le politique qui gère la pandémie, mais l'Agence de santé publique ; Anders Tegnell n'est pas ministre de la Santé. Il faut une étanchéité entre le rôle du politique et celui du scientifique, ai-je entendu. En Suède, il y a plutôt consanguinité - pour autant, sa culture de santé publique est l'une des meilleures au monde, ses indicateurs de santé sont excellents, son école de santé publique, avec l'Institut Karolinska, est une voix que l'on écoute.
En Suède, point de décret ni de loi pour gérer la pandémie, mais un auto-confinement et une responsabilisation des Suédois, avec une pédagogie pour obtenir le consensus autour des mesures à mettre en oeuvre à titre personnel. Certes, la ministre de la Santé est intervenue quand il s'est agi de fermer les collèges, lycées et universités, ou de limiter les rassemblements à 50 personnes, mais pas pour promouvoir le télétravail ou inciter les gens à rester chez eux ; si les commerces non-essentiels ont fermé, c'était faute de clients. C'est bien le scientifique, via les agences, qui gère la situation.
Mais si l'on veut une vision autoritaire, pilotée par le Gouvernement, qui empiète sur nos libertés, c'est au politique de reprendre les rênes.
Les régimes autoritaires sont-ils plus efficaces ? Le fondement scientifique du confinement est de faire baisser le taux de reproduction, qui découle de trois paramètres : la probabilité de transmission, le nombre de contacts et la durée de contagion. Faute de médicament, on ne peut faire bouger ce dernier paramètre ; il faut donc jouer sur les deux premiers. Réduire la probabilité de transmission, c'est pratiquer les gestes barrières : cela ne relève pas du politique, sinon pour rendre le masque obligatoire dans les transports publics ou les lieux clos. Pour réduire le nombre de contacts, on peut opter pour un confinement strict et autoritaire, qui nécessite alors une décision du pouvoir politique.
C'est le pouvoir autoritaire de Chine qui a inventé le confinement strict - option que n'envisage, à ma connaissance, aucun manuel d'épidémiologie ! Les confinements aux États-Unis en 1918 n'étaient pas décidés au niveau fédéral, mais par les États ; les confinements plus stricts se sont révélés plus efficaces que les confinements plus souples.
Pour réduire le nombre de contacts et faire baisser le R0, les Chinois ont été extrêmement stricts, violents, isolant les gens chez eux en scellant les portes ! Je ne dis pas que la France, l'Italie ou l'Espagne ont fait pareil, mais elles ont adopté, sur la recommandation de l'OMS, dans l'urgence, un confinement strict qui nécessitait un pilotage au plus haut niveau de l'État. La Suisse, l'Allemagne, l'Autriche ont opté pour un semi-confinement bien moins strict : les gens pouvaient se déplacer sans autorisation administrative, mais ne l'ont pas fait, ils suivaient les recommandations des scientifiques. En Suède, on a observé un retrait du pouvoir politique au profit de l'auto-confinement et de la responsabilisation individuelle ; on a laissé les agences et les experts scientifiques expliquer à la population pourquoi il fallait rester chez soi. Cela fonctionne très bien dans un pays façonné par la responsabilité individuelle dans le champ de la santé publique. Le grand tort de la Suède, à mon avis, a été de ne pas avoir protégé ses Ehpad, et de ne pas promouvoir le port du masque - cela dit, nous ne sommes pas là pour évaluer les différents modèles, mais pour en tirer les leçons.
Un régime très autoritaire peut certes fait baisser le R0 grâce à un confinement très strict, mais faut-il pour autant perdre notre âme ? Il n'y a pas que la covid dans la vie ! Une récente étude de Zürich montre qu'un confinement moins strict est aussi efficace contre la pandémie ; il n'est pas forcément nécessaire de confiner l'économie.
Pr Franck Chauvin. - J'adhère à l'analyse du Professeur Flahault pratiquement en tout point. La santé publique s'inscrit dans la culture et le système politique d'un pays. Le modèle suédois est très intéressant - mais la part des dépenses hospitalières dans les dépenses de santé y est très loin de ce qu'elle est en France. La Suède a développé un modèle de santé, pas un modèle hospitalier.
Je prendrai pour ma part l'exemple britannique, avec l'agence Public Health England : c'est l'irruption du politique dans la décision en santé publique qui a singulièrement compliqué les choses, et pesé sur les résultats.
De mon point de vue, le modèle français, tel qu'il est organisé, a fonctionné comme il était dit qu'il fonctionnait. Est-ce le meilleur modèle de santé publique ? La discussion, complexe, mériterait d'avoir lieu. En France, la Direction générale de la santé est une direction du ministère de la Santé ; d'autres pays ont une autre organisation. Les relations, telles que je les ai vécues, entre l'instance d'expertise que je préside et le ministère de la Santé qui gérait la cellule de crise, ont été fluides. Le ministre a pu disposer d'expertises répondant à la charte de l'expertise sanitaire, fixée par décret.
La relation entre l'expertise et le politique est complexe. En France, c'est le politique qui décide, non l'expert, qui se borne à faire des recommandations. En France, il faut un décret au Journal officiel pour fixer le fonctionnement d'un certain nombre d'institutions. Ai-je répondu à votre question ?
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Merci. Il n'y a pas de hiatus dans les constats. Il ne s'agit pas de dire que nous aurions tout fait mal, et notre édifice de santé publique s'est beaucoup perfectionné ces dernières années. Sans doute faut-il faire la part des raisons d'ordre mémoriel, ou de proximité avec la source du virus, et celles, structurelles, d'organisation de la santé publique. Vos contributions nous permettent d'avancer dans notre réflexion sur l'amélioration de la gouvernance de la santé publique.
Pr Franck Chauvin. - Il faut mener une réflexion sur la faiblesse de la culture de santé publique dans notre pays. La population française a dû apprendre un certain nombre de notions qui, dans d'autres pays, sont acquises très tôt. Nos collégiens et lycéens reçoivent un enseignement en génétique, mais pas en santé publique...
M. René-Paul Savary, président. - Ou en instruction civique...
Pr Franck Chauvin. - En France, on considère que la santé, c'est le soin. Or le système de soins ne contribue que pour 25% à la santé de la population ! Tout le reste se passe ailleurs. En Suède, au Danemark, aux Pays-Bas, les gens comprennent les consignes et les appliquent. Notre pays associe très peu la population aux mesures préconisées. Si les Français avaient une culture de santé publique plus développée, s'ils étaient plus impliqués, ils comprendraient, sans que cela fasse débat, la nécessité de la distanciation physique et sociale, du port du masque, etc.
Pr Emmanuel Rusch. - Plus largement, la question est celle de la culture scientifique et de l'éducation aux sciences.
Le sujet des Ehpad est symptomatique d'un système de santé structuré en tuyaux d'orgue. Il suffit de voir la difficulté que le comité de contrôle et de liaison a eu à agréger dans les systèmes d'information les données de mortalité dans le médico-social avec les données hospitalières, et celle que nous avons encore à décompter la mortalité à domicile. Notre modèle est d'abord hospitalier ; l'ambulatoire s'est peu à peu développé, mais le médico-social reste encore à la marge. Est-ce une question de culture, de perception des personnes âgées ou handicapées ? Il faut se préoccuper du parcours de santé de la personne dans son ensemble, pas uniquement des épisodes à l'hôpital ou en établissement.
Avant de présider la Conférence nationale de santé, j'ai présidé pendant six ans sa commission spécialisée dans le domaine des droits des usagers. La mise en place des conseils de vie sociale dans les Ehpad a été une évolution très positive ; il faut désormais les faire vivre. Les associer aux prises de décisions faciliterait les relations entre les familles, les personnes âgées, les soignants et les gestionnaires d'établissements, qui ont souvent dû agir du jour au lendemain, sans concertation avec les pensionnaires ou leur entourage.
M. René-Paul Savary, président. - La crise a entrainé une réorganisation en milieu hospitalier, mais pas dans le médico-social. Il faut qu'on se bouge ! Nous ne cherchons pas à réécrire l'histoire, mais à analyser pour pouvoir faire des préconisations.
Mme Angèle Préville. - Comment se fait-il qu'alors qu'on décrétait l'isolement des Ehpad, il n'y ait pas eu de consignes concernant le personnel - tout le personnel, jusqu'aux cuisiniers ? Le virus est rentré dans les Ehpad via le personnel, les résidents n'ont pas été mis à l'abri. Le Lot a été globalement très peu touché, mais la moitié des résidents des quatre établissements autour de ma commune ont été contaminés ! J'ai interpellé le préfet et interrogé le Gouvernement dès début avril sur la pénurie de matériel de protection pour le personnel des Ehpad. S'il avait été incité à fabriquer ses propres protections, comme l'a évoqué le Professeur Flahault, on aurait sans doute évité bien des contaminations.
Professeur de physique-chimie, je plaide moi aussi pour un renforcement de l'éducation scientifique et je porte souvent des amendements sur le sujet.
Vous avez évoqué l'émotion créée par le déballage d'opinions dans les médias. Pourquoi n'a-t-on pas vu monter dans la société ce phénomène qui se manifestait déjà dans d'autres domaines ? Comment s'étonner que la parole scientifique ne soit pas davantage écoutée et reconnue, quand des générations ont été biberonnées à la télé-réalité ?
Les décès chez les personnes âgées ont été quatre fois moins nombreux en Allemagne qu'en France, a dit le Professeur Flahault. Où se situe la différence entre les établissements allemands et les nôtres ? L'Allemagne n'a pas employé le même vocabulaire guerrier, n'a pas infantilisé sa population, elle a fait le pari de l'intelligence. Que faudrait-il changer dans notre société ?
Mme Jocelyne Guidez. - Les enfants de plus de 11 ans ont l'obligation de porter le masque en permanence, en classe et hors de la classe. Des généralistes font le lien avec une recrudescence de cas de bronchites, d'herpès, de fatigue. Qu'en pensez-vous ?
Je considère qu'il faut prioriser les tests PCR et réduire les délais d'attente. Est-il vraiment utile de tester des enfants de 2 ou 3 ans qui ont un rhume et un peu de température ? Ne peut-on les laisser tranquille ?
M. René-Paul Savary, président. - J'ajoute une question : pourquoi le masque à partir de 11 ans seulement, et non dès 6 ans comme en Espagne ?
Mme Victoire Jasmin. - Le Professeur Chauvin dit être satisfait du fonctionnement de l'expertise. Hier, les Professeurs Delfraissy et Costagliola nous parlaient pourtant de difficultés et même de carences dans la gestion de la santé publique. Le Professeur Rusch nous dit que la Conférence nationale de santé n'a pas été saisie, or le Professeur Delfraissy, que j'interrogeais sur ses relations avec les instances de démocratie sanitaire, m'a répondu être constamment en relation au niveau national. J'avais pourtant évoqué spécifiquement les commissions régionales de santé et les commissions spécialisées dans le domaine des droits des usagers. La représentante d'ADT Quart Monde ne m'a pas apporté la réponse que j'attendais. Quelles sont les relations avec les différentes instances territoriales, ARS, préfets ? La Conférence nationale de santé a-t-elle eu des remontées du terrain ? Les conférences régionales de santé et de l'autonomie sont à même d'apporter, me semble-t-il, un éclairage précieux.
Mme Laurence Cohen. - Il ressort de nos auditions que nous avons quantité d'organismes scientifiques, d'instances de conseil et d'expertise, qui fournissent des avis. Cela ne contribue-t-il pas à brouiller le message ? Un nombre trop élevé d'instances nuit à la force du propos. Une meilleure centralisation éviterait sans doute une déperdition d'énergie.
Vous dites avoir été alertés très tôt, dès janvier-février. Les parlementaires, comme la population, l'ont été bien plus tard. Quand nous relayions des échos, nos interrogations étaient balayées : il ne s'agissait que d'une grippette... Comment se fait-il qu'avec une telle multitude d'instances de conseil, le politique ait mis tant de temps à agir ?
Je m'étonne que vous sembliez surpris que les Ehpad soient si peu médicalisés. C'est pourtant le propre de ces établissements, conçus pour sortir de l'hôpital les personnes très âgées en perte d'autonomie. Se pose la question de leur accompagnement, dans une société qui considère que résidents en Ehpad perdent leurs droits, ne sont plus citoyens, qu'il faudrait les protéger malgré eux ! La première des protections, me semble-t-il, est la protection du personnel des Ehpad. Or les masques ont manqué, et continuent à manquer : je suis régulièrement alertée sur un provisionnement insuffisant en cas de deuxième vague.
Enfin, les enseignants sont très démunis face à des enfants qui présentent des symptômes de rhume classiques - nez qui coule, toux... Faut-il fermer la classe ? Les mesures sont parfois draconiennes et source de stress dans les écoles.
En France, la santé se résume trop au soin ; nous sommes trop peu impliqués dans la prévention et l'éducation. Or on en revient à des mesures aussi élémentaires que le lavage des mains...
M. Jean Sol. - Vous avez évoqué la « polémique spectacle », qui a nourri et majoré les inquiétudes et troublé les messages. Comment l'expliquez-vous ? À qui profite-t-elle ? Certainement pas à nos concitoyens... Que proposez-vous pour y remédier ?
Pr Antoine Flahault. - Merci de ces questions. On savait, par l'expérience de Wuhan, que les personnes âgées étaient particulièrement à risque. L'Allemagne en a tenu compte et a donné la priorité absolue à leur protection. Nous n'avons pas eu en France la même attitude s'agissant de la protection individuelle des résidents et du personnel des Ehpad - il aurait fallu en effet équiper jusqu'aux cuisines, jusqu'aux fournisseurs mêmes. Tous les maillons de la chaîne doivent être forts.
L'idée qu'il puisse y avoir aujourd'hui pénurie dans les Ehpad français est tout bonnement inaudible. Peut-être ne faut-il pas tout attendre de l'État et des collectivités locales ; les masques de protection peuvent s'acheter, se fabriquer. La France a les moyens de protéger ses Ehpad.
L'expérience de l'été montre que les personnes âgées ont compris le risque de la covid19 - plus important que celui d'une infection grippale dès 40 ans, très féroce après.
Quelle place pour la parole scientifique dans les médias ? Le monde a changé, les réseaux sociaux sont libres, ouverts, une source inépuisable d'informations peu validées, contradictoires, voire fake. C'est le propre de la démocratie... on peut s'en plaindre ou s'en réjouir, c'est un fait.
Les gouvernements européens, pour la plupart - le Royaume-Uni tardivement, après avoir payé un lourd tribut - ont adossé leurs politiques sur la science. Il faut s'en réjouir. Plutôt que de déplorer un manque d'étanchéité entre le scientifique et le politique, privilégions une politique fondée sur des connaissances scientifiques. En France comme dans tous les pays européens, la gestion de l'épidémie était fondée sur des preuves scientifiques, qui évoluent, changent, sont débattues par la communauté scientifique. Les données scientifiques ne se résument pas aux données sanitaires ; on tient aussi compte de l'apport des sciences humaines, sociales, politiques.
Non, le masque ne présente pas de risque particulier pour les enfants. On entend qu'il pourrait gêner ceux qui souffrent de maladies de peau. L'expérience montre plutôt le contraire : le masque, en ce qu'il dissimule, les soulage en évitant la stigmatisation que peuvent entraîner les problèmes dermatologiques.
Il faut promouvoir le port du masque dans les écoles. Je regrette qu'il ne soit pas préconisé dès 6 ans - cela aurait sans doute évité nombre de clusters dans les établissements scolaires en France et en Suisse. Les instituteurs peuvent accompagner les élèves sans dogmatisme, ôter le masque quand certains apprentissages l'exigent. Les pays asiatiques sont pionniers. Ne disait-on pas, hier encore, que nous ne porterions jamais de masques comme en Asie, que ce n'était pas la culture occidentale ?
Ne soyons pas complaisants, faisons la promotion du masque dans les lieux clos - uniquement les lieux clos, mais tous les lieux clos, surtout ces salles de classe souvent mal ventilées.
Pratiquer un test PCR sur un enfant de 2 ou 3 ans est impossible, sauf à faire un prélèvement salivaire ; le frottis naso-pharyngé donne souvent un faux négatif, car l'enfant se débat. C'est ce qui a sans doute conduit à négliger le portage du virus chez les enfants, dont on sait aujourd'hui qu'il est probablement de même niveau que celui des adultes.
M. Didier Lepelletier. - Sur la question du port du masque en milieu scolaire, les établissements recevant du public (ERP) ont effectivement été destinataires de plusieurs circulaires et, parmi eux, l'école a reçu des consignes différentes en fonction des classes d'âge. Très tôt, pour préparer au mieux la sortie du confinement du 11 mai, le Haut Conseil de la santé publique a remis au ministre de la santé un rapport conséquent sur le sujet. Il paraît indispensable que l'enfant ait la capacité de porter le masque ; en laisser la discrétion au professeur nous exposait excessivement aux ruptures d'égalité et aux éventuelles contestations, ce qui nous a menés à proposer dans un premier temps une barrière d'âge à 12 ans. Face à l'appréhension suscitée par la réapparition des clusters, nous avons ensuite été interrogés sur la possibilité d'abaisser cette barrière. Bien qu'on ne sache pas encore exactement l'impact du port du masque sur le développement d'un enfant, les pédiatres s'accordent pour constater une assez bonne adaptation de l'enfant. Le port du masque par de très jeunes enfants, au-dessus de 6 ans, ne semble donc pas poser de problème, à condition qu'on prévoie les dérogations nécessaires pour ceux présentant des problèmes particuliers de comportement.
Se pose également la question de la détection. Il me paraît important d'axer la surveillance et d'éventuellement tester les seuls cas symptomatiques, et de privilégier les réponses ciblées aux mesures générales de fermeture d'établissement. Ces mesures ne sont bien entendu applicables qu'à la condition d'être très attentif au moment des diagnostics différenciés et de ne négliger aucun cas symptomatique.
Pr Franck Chauvin. - Vous me demandez de préciser le terme employé de « polémique spectacle ». Il nous a en effet fallu réagir à des propos scientifiques d'individus isolés, alors que ce n'est pas du tout la mission d'un organisme sanitaire indépendant. Dans ce contexte-là, la communication nous semblait plus délétère que bénéfique et nous nous sommes donc astreints à la discrétion.
Je nous pense d'ailleurs confrontés à un phénomène d'une ampleur nouvelle : le populisme scientifique. Les opinions doivent désormais être démontrées par les faits, alors que la démarche scientifique commanderait précisément l'inverse. Nous rencontrons ainsi le même problème qu'a connu le monde politique il y a quelque temps. Nous l'avions déjà expérimenté en 2009, sans toutefois y prêter une attention suffisante.
Encore aujourd'hui, des personnes ayant prédit qu'il n'y aurait pas de seconde vague continuent d'être invitées sur les plateaux de télévision. On confond volontiers les tribunes et professions de foi avec les avis donnés par des instances de conseil scientifique, délivrés par des membres respectant les règles déontologiques proscrivant tout lien d'intérêt. Le public s'est ainsi laissé prendre au jeu fallacieux des syllogismes en tout genre.
À mon sens, la faible culture de la France en santé publique est en partie la cause de ces récupérations. Nous souffrons en la matière d'une véritable carence. Une politique de santé entièrement fondée sur le soin curatif - qui mobilise 93 % des dépenses de santé pour seulement 25 % des besoins de santé de la population - nous fait passer à côté d'un pan fondamental de l'accompagnement thérapeutique. L'exemple déjà évoqué de la Suède nous montre tout l'intérêt et l'urgence d'une inflexion plus prononcée vers la santé publique.
Sur les liens entre agences et décideurs politiques, je vous répondrai en deux temps. Je ne crois pas déceler de problème particulier au niveau central. Durant cette crise, le HCSP a beaucoup contribué et les liens entretenus avec la DGS, à qui seule revenait la décision politique, ont été fréquents. Il convient d'ailleurs de bien séparer les instances d'expertise indépendante - HAS et HCSP - des agences qui sont directement placées auprès du ministère et qui ont un rôle surtout opérationnel - Santé publique France. Les premiers sont chargés de fournir un conseil, la seconde a une mission d'exécution.
Plus que d'une pluralité d'acteurs au niveau central, le problème me semble venir d'une absence d'acteurs au niveau territorial. Les services de santé publique locaux, lorsqu'ils existent, sont loin des centres décisionnaires. J'observe une véritable carence d'effecteurs de santé publique sur le terrain. Les communes ont été très peu associées dans la première vague. Outre les difficultés très pratiques que ce manque engendre, notamment en matière de dépistage, il occulte un élément plus grave et moins connu des crises sanitaires : l'importance des inégalités sociales en santé. Sans santé publique de territoire, nous découvrons trop tardivement, et presque par hasard, l'extrême vulnérabilité des personnes défavorisées face aux crises sanitaires. Les seules données collectées au niveau central, concentrées sur les chiffres de la mortalité, ont sans peine mis en lumière la vulnérabilité particulière des personnes âgées, mais pas celle des personnes pauvres. Nous n'avons été sensibilisés au phénomène que parce que les Britanniques, puis les Américains, s'y sont penchés.
M. René-Paul Savary, président. - Il existe pourtant des contrats locaux de santé (CLS) au niveau territorial, mais qui n'ont pas tous été activés.
Pr Franck Chauvin. - Ce qui achève de prouver qu'une santé publique de territoire ne peut être performante que si elle est connectée aux autres instances sanitaires, notamment les ARS et les professionnels de santé.
Pr Emmanuel Rusch. - La Conférence nationale de santé avait souligné le problème des moyens disponibles en Ehpad dès avril. En effet, par sa composition même, qui réunit des directeurs d'établissement et des représentants d'usagers, elle rassemblait les principaux acteurs concernés et, si nous avions été consultés, nous aurions parfaitement pu donner l'alerte.
L'éducation pour la santé évoquée tout à l'heure est à mon sens fondamentale ; la « polémique spectacle » en est sans conteste une conséquence de notre retard en la matière.
Vous avez évoqué les contrats locaux de santé, abondamment activés par l'ARS de la région Centre-Val de Loire. Leur problème principal réside dans le statut des professionnels mobilisés, souvent très précaire et de rémunération très faible. Leur turn-over inquiétant ne peut qu'interroger la pérennité de ces outils pourtant très utiles.
Sur les relations entre acteurs, nous avions proposé de monter, avec le Conseil économique, sociale et environnemental (CESE) ainsi que la commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), un comité citoyen. Cette solution n'a pas été retenue et le comité de contrôle et de liaison lui a été préféré.
Contrairement aux organes d'expertise scientifique, la CNS se situe plutôt dans une dynamique de société civile. Elle entretient des liens avec toutes les conférences régionales de la santé et de l'autonomie (CRSA) et a très tôt organisé la réunion de leurs présidents, qui n'étaient absolument pas mobilisées par les ARS au cours de la crise. Il en est allé de même pour les conseils territoriaux de santé (CTS), qui sont des organes de démocratie sanitaire très importants, mais tout aussi négligés par les ARS. Il y a là un important problème « culturel », par lequel l'acteur décisionnaire ne songe même pas à solliciter les instances représentatives des usagers !
Les outils statistiques mis à notre disposition, qui permettent aux opérateurs de l'État et aux ARS de suivre au niveau national le niveau de l'épidémie, devraient à notre sens être davantage territorialisés. Nous disposons d'informations pertinentes et exhaustives sur la mortalité, la prévalence et la positivité du virus à grande échelle. Mais certains éléments nous inciteraient désormais à examiner des chiffres plus localisés : on perçoit sur le terrain une forme d'épuisement de la part des laboratoires de biologie médicale dans le dépistage, ainsi que des menaces sur l'approvisionnement en réactifs et des problèmes de réception de machines commandées. Par ailleurs, le prélèvement et le dépistage d'un échantillon doivent s'effectuer dans des délais compatibles avec la rupture de la chaîne de transmission. En conséquence, il me paraît difficile de ne pas prioriser les capacités de tests à l'avenir, ce qui nécessite de disposer d'une information très territorialisée, pour savoir quelles équipes particulières renforcer et quelles zones cibler davantage.
M. René-Paul Savary, président. - Vous ne m'ôterez tout de même pas l'impression qu'on a inutilement multiplié les comités.
Pr Franck Chauvin. - Sur la recherche clinique, nous avons rendu des avis pour lesquels nous avons reçu diverses pressions médiatiques.
M. Christian Chidiac - Il est vrai que la relative harmonie des agences sanitaires précédemment décrite ne s'est absolument pas retrouvée dans le champ des essais cliniques. Le bilan des travaux lancés pour les traitements montre que près de 62 projets, en avril et mai, bénéficiaient d'un agrément de l'ANSM. Ces essais, bien trop nombreux, n'ont pas été productifs, et se sont même mutuellement nui. Il a manqué une structure de coordination similaire à celle mise en place pour le traitement du VIH, l'agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virale (ANRS).
À ce jour, ces essais n'ont rendu qu'un seul résultat : une molécule semble avoir des effets sur la mortalité à 28 jours, la dexaméthazone, et uniquement pour un certain type de patients.
Mme Laurence Cohen. - J'aurais souhaité des précisions sur la contradiction entre la nécessaire protection apportée par les Ehpad à leurs résidents et la remise en cause des libertés individuelles des personnes âgées. Par ailleurs, même si vous affirmez que les liens entre les décideurs politiques et vous-mêmes ont été fluides, ce sentiment n'est absolument pas partagé par la population et je ne sais pas si l'ajout d'un échelon territorial de santé publique sera suffisant pour y remédier.
Mme Victoire Jasmin. - Je suis parfaitement d'accord avec la proposition de M. Rusch de davantage territorialiser les données de suivi, ce qui est à mon sens indispensable à une meilleure gestion de la capacité des laboratoires.
Pr Emmanuel Rusch. - Dès le 2 avril, nous alertions sur la nécessité d'une politique de communication organisée et dédiée de la part des pouvoirs publics. Comme pour de nombreux sujets de santé publique - notamment la vaccination - ces derniers ont tardé à identifier les médias pertinents pour asseoir leur message. Trop de temps a été perdu à se mobiliser dans les médias classiques, alors que les polémiques se déchaînaient déjà sur les réseaux sociaux.
Sur les personnes âgées en Ehpad, je ne peux que vous rejoindre. Je pense que, lorsque l'État intervient pour limiter certaines libertés, cela doit toujours être justifié et proportionné. Or la CNS a constaté que cela n'avait pas toujours été le cas.
Pr Antoine Flahaut. - Cette question des Ehpad est importante. La mortalité étant concentrée chez les personnes âgées, il convient de les protéger. Les résidents d'Ehpad sont des adultes, qui signent le règlement intérieur de l'Ehpad au moment de leur admission et qui consentent d'emblée à certaines restrictions de leurs libertés individuelles.
Je tiens à rappeler que toutes les générations devront s'acquitter d'un tribut lourd à la suite de cette crise : pour les jeunes, il sera surtout de nature économique et sociale. Nous allons avoir un grand besoin de sérénité intergénérationnelle, condition nécessaire à la victoire contre cette pandémie.
M. René-Paul Savary, président. - Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 50.
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Table ronde avec des acteurs institutionnels
M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec une audition relative à la gestion de la crise par les autorités sanitaires.
Je vous présente officiellement les excuses du président Alain Milon, retenu dans son département.
Nous entendons cet après-midi M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé ; Mmes Geneviève Chêne, directrice générale, et Nicole Pelletier, directrice « Alerte et crises », de Santé publique France ; et M. François Bourdillon, ancien directeur général de Santé publique France.
Nous évoquerons bien sûr la gouvernance de la crise, en particulier les relations entre l'administration centrale, les administrations déconcentrées et les agences sanitaires, ainsi que leurs responsabilités respectives. Nous aborderons également la préparation de la crise. Il nous semble que cette phase a été déterminante. Nous pensons non seulement aux masques, mais aussi à la mise en oeuvre du triptyque largement rappelé par le Premier ministre d'alors, Édouard Philippe, « protéger, tester, isoler », qui semble avoir peiné à trouver une traduction concrète sur le terrain dans ses trois dimensions.
Comme il est maintenant de tradition dans cette commission d'enquête, je demande à nos intervenants de synthétiser leur principal message en cinq minutes, afin de laisser le temps nécessaire aux questions de nos trois rapporteurs et de nos commissaires.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.
Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Salomon, Mme Chêne, M. Bourdillon et Mme Pelletier prêtent serment.
M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé. - Depuis le début de cette crise, en tant que médecin infectiologue, je ne suis pas resté une journée sans échanger avec des professionnels de santé - infirmiers, médecins, sages-femmes, kinésithérapeutes - implantés partout sur le territoire national, sans recevoir des retours directs du terrain, en ville, à la campagne ou à l'hôpital, sans lire ou recevoir des témoignages de familles touchées. Je pense sans cesse aux victimes du covid comme à celles d'autres maladies, à cette pandémie qui perdure et à la crise majeure que nous traversons.
En un siècle, aucune épidémie n'a entraîné autant d'hospitalisations, de décès, de souffrances et surtout de conséquences multiples dans un temps si court. Les effets de cette crise dureront sans doute bien des années.
En janvier dernier, il y a huit mois seulement, nous ne savions rien de ce nouveau virus chez l'homme, qu'il s'agisse de sa contagiosité, des modes de transmission, du délai d'incubation, des cibles en population, du rôle de l'immunité, du rôle des enfants, de la virulence, de la létalité ou des traitements ; nous ignorions quelle serait l'évolution de l'épidémie en fonction des saisons et des lieux ; nous ne savions rien de son potentiel pandémique.
Le covid n'était évidemment pas une grippe, et il n'a pas du tout connu l'évolution du SRAS, en 2003 - on avait alors dénombré 800 morts dans le monde et 2 cas en France -, ou, depuis 2012, du Mers-CoV, qui a totalisé 866 morts, quelques cas et alertes en France. Ce sont pourtant deux coronavirus.
Une alerte majeure avait touché l'Afrique de l'Ouest avec Ebola ; à cet égard, deux cas avaient été importés en France. Ils avaient été parfaitement pris en charge.
J'ai toujours dit ce que nous savions et ce que nous ne savions pas. J'ai fait en sorte de répondre à toutes les questions qui m'étaient posées par les journalistes, par la population ou par les professionnels de santé, avec humilité, en me fondant sur l'évolution des connaissances et en étant clair quant aux incertitudes scientifiques.
Nous ne savions rien de cette épidémie il y a huit mois ; nous en savons davantage aujourd'hui. Nous avons ainsi découvert la possibilité d'une transmission par aérosols, grâce à une alerte scientifique dès le mois de juin. Nous avons évidemment attendu la position de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en juillet. Au mois d'août, un article très important du British Medical Journal a mis en lumière les différents niveaux de risques, en fonction des expositions. En outre, nous avons peu à peu compris que les enfants pouvaient être récepteurs et transmetteurs.
Nous pouvons envisager l'avenir avec confiance : nous avons appris, comme les professionnels de santé, à mieux prendre en charge cette maladie, par l'oxygène à haut débit, par les anticoagulants ou encore grâce à l'efficacité de la dexaméthasone.
Nous avons suivi les patients, découvert des PCR positives pendant des semaines, surveillé l'apparition des anticorps protecteurs chez les malades et décrit quelques cas de réinfection. Nous avons surtout suivi des symptômes chroniques et décrit les séquelles neuropsychologiques, respiratoires ou encore cardiaques.
Les professionnels de santé, à domicile, au sein des Ehpad, en ville et à l'hôpital ont été remarquables tout au long de la crise. Ils nous ont permis collectivement de beaucoup apprendre et de progresser ensemble, partout sur le territoire. Nous avons découvert, non seulement le poids des pathologies chroniques comme facteur de risque majeur, celui de la précarité et de la densité urbaine, mais aussi l'hétérogénéité entre les pays et même au sein des territoires. Pour ne citer que des statistiques publiques, la létalité du covid a été beaucoup plus forte dans le Territoire de Belfort et dans le Haut-Rhin qu'en Ariège ou en Lozère.
Nous ne savons pas encore grand-chose de la saisonnalité du virus, de ce que serait une seconde vague en Europe, qu'il s'agisse de sa durée, de son ampleur ou de sa gravité, ou de la susceptibilité génétique ou immunitaire individuelle. À ce stade, nous ne disposons ni d'antiviraux ni de vaccins anti-covid efficaces.
Mme Geneviève Chêne, directrice générale de Santé publique France. - J'ai pris mes fonctions de directrice générale de Santé publique France au début de novembre 2019. Cette agence créée en 2016 est issue de la fusion de quatre structures : l'Institut national de veille sanitaire (INVS), l'Institut national de promotion et d'éducation pour la santé (INPES), l'établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) et l'opérateur d'écoute Adalis.
Lors de mon entrée en fonctions, j'ai observé que l'agence était organisée et unifiée. J'ai pris conscience de l'importance du continuum au sein de cette agence entre les différentes fonctions et missions de santé publique : d'une part, alerte, surveillance et observation ; de l'autre, prévention et promotion de la santé, ce qui implique la réponse aux urgences via la gestion de la réserve sanitaire et des stocks stratégiques d'État.
Ce premier point a son importance pour la gestion de la crise. Il s'agit, en particulier, de la capacité à mobiliser une expertise scientifique au sein de Santé publique France. Cette agence sanitaire scientifique est le référent national en santé publique. Elle suit une approche populationnelle, en complément d'autres agences sanitaires, dédiées, par exemple, aux produits de santé.
Cette agence regroupe environ 650 agents, qui - cette particularité, très importante elle aussi, joue un rôle crucial au titre de cette crise - sont répartis entre un site national et des cellules régionales auprès des agences régionales de santé (ARS). Ces unités sont essentielles pour la surveillance au sein des territoires, où la situation épidémique est hétérogène.
De plus, cette agence se caractérise par la persistance de l'ensemble de ses missions : cet été, elle a assuré la surveillance de situations potentiellement caniculaires et des noyades. Chaque jour, des connaissances ont été acquises. Elles doivent nous permettre, autant que possible, de tirer les enseignements de l'expérience.
Ces acquis doivent nous permettre de nous préparer aux prochains mois. Je pense en particulier à la surveillance concomitante des autres virus de l'hiver. Il conviendra d'adapter, à chaque étape, les enquêtes et les systèmes de surveillance.
Le covid, c'est donc une gestion au long cours. Au gré de l'évolution des connaissances, portant en particulier sur la transmission, on apprend chaque jour et l'on informe l'ensemble des personnes impliquées. Chacun doit pouvoir jouer son rôle et être responsabilisé. Au-delà, l'agence a un rôle à jouer pour mesurer l'impact du covid sur les autres dimensions de la santé : il s'agit d'en déduire des moyens d'améliorer la prévention et la promotion de la santé.
M. François Bourdillon, ancien directeur général de Santé publique France. - J'ai quitté Santé publique France en juin 2019, atteint par la limite d'âge. Mes propos porteront donc davantage sur le passé que sur l'épidémie actuelle, que j'ai suivie comme tout un chacun dans la presse.
En créant Santé publique France, Marisol Touraine entendait doter la France d'une grande agence nationale de santé publique, comparable au Center for Disease Control (CDC) d'Atlanta ou au Public Health England en Angleterre. Notre pays était presque le seul au monde à ne pas disposer d'une telle instance.
Nous avons eu deux ans pour construire cette agence. Nous avons voulu créer les fondements mêmes d'une structure dynamique, pouvant répondre à toute une série de situations par le travail quotidien de surveillance et de prévention. En outre, nous nous sommes clairement posé cette question : que ferions-nous si une maladie infectieuse émergeait ? Aurions-nous la capacité d'assumer nos fonctions ? Notre rapport de préfiguration distinguait bien les fonctions d'alerte, de surveillance et de réponse dans leurs différents volets : la prévention, la mobilisation de la réserve sanitaire pour faire face aux situations de crise et l'établissement pharmaceutique. Après mon départ de l'agence, j'ai résumé ces fondamentaux dans un ouvrage intitulé Agir en santé publique, paru le 17 mars dernier, premier jour du confinement.
Quand on construit une maison, on sait qu'elle a des points forts - Santé publique France en compte beaucoup, je pourrai y revenir - et des points faibles. En situation de crise notamment, nous savions très bien que l'agence serait débordée sur le plan des ressources humaines et qu'elle devrait probablement mobiliser, pour elle-même, des réservistes sanitaires afin d'accomplir ses missions. C'est bien ce qui a été fait face à la crise actuelle.
À cet égard, j'ai ma propre grille de lecture ; je pourrai vous donner un avis, non institutionnel, mais personnel. Je répondrai volontiers à l'ensemble de vos questions.
Mme Nicole Pelletier, directrice « Alertes et crises » de Santé publique France. - Je suis en fonctions depuis juin 2017 au sein de Santé publique France. Ma direction est née de la fusion entre l'Eprus et une direction qui gérait l'alerte au sein de l'INVS. Elle est constituée d'une trentaine de personnes réparties en trois unités, déjà citées : l'établissement pharmaceutique pour la gestion des stocks stratégiques de produits de santé ; la réserve sanitaire, composée de volontaires, professionnels médicaux, qui répondent aux demandes émanant notamment de la direction générale de la santé (DGS) et des ARS ; et l'unité de coordination, d'alerte et de crise, coordonnant, au sein de Santé publique France, notamment lors de crises, l'ensemble des directions touchées. Le covid en a donné un exemple flagrant.
Je tiens à remercier l'ensemble des équipes qui ont été mises sous tension depuis un grand nombre de mois : non seulement les équipes historiques de Santé publique France, mais aussi tous ceux qui nous ont rejoints, au sein de la direction « Alertes et crises » comme dans les autres directions, pour gérer cette crise longue, difficile, et qui n'est pas terminée.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Premièrement, quel était l'état des connaissances le 25 janvier dernier, lorsque la ministre de la santé déclarait, sur le perron de l'Élysée, que le virus ne pénétrerait pas en France ? Sur quelles données se fondait-elle ? S'agissait-il des méthodologies de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ? Comment ces connaissances ont-elles évolué ? Pour notre commission d'enquête, le tout début de cette crise est particulièrement important. Nous avons été surpris d'entendre les représentants de l'association d'usagers France Assos Santé nous déclarer que, dès la fin janvier, ils disposaient de certains éléments, qu'ils se sont engagés à nous transmettre.
Deuxièmement, alors même que le Grand Est était confronté à une très forte vague épidémique, le Président de la République incitait, le 6 mars dernier, les Français à sortir pour se rendre au théâtre, au cinéma, ou encore au restaurant. Était-ce en vertu d'une stratégie, que l'on pouvait d'ailleurs entendre, d'immunité collective ? J'espère obtenir une réponse aujourd'hui.
Troisièmement, à l'heure actuelle, les médecins généralistes et les professionnels de santé travaillant dans des établissements de soins sont confrontés, sur l'ensemble du territoire, à des patients covid. Comment se fait le retour d'expérience, notamment depuis le Grand Est ou l'Île-de-France ? Qui doit indiquer la conduite à tenir au médecin généraliste isolé à la campagne ou aux hôpitaux non universitaires ? Ce retour d'expérience existe-t-il seulement ? Doit-on se contenter d'aller consulter les sites de sociétés savantes ?
J'en viens à la question des masques. Au printemps, lors des premières auditions organisées par la commission des affaires sociales, Santé publique France nous a indiqué que deux notes avaient été transmises à la DGS quant à la fragilité des stocks d'État de masques : la première, du 26 septembre 2018, la seconde, du 1er octobre 2018. Ces notes alertaient quant à la faible capacité logistique à distribuer rapidement ces produits en cas de pandémie majeure.
Monsieur le directeur général de la santé, avez-vous informé alors la ministre de la santé des problèmes relevés par Santé publique France ? Les services n'auraient-ils pas dû prendre plus au sérieux, dès 2018, les craintes exprimées sur ce sujet ?
De plus, dès 2018, votre direction générale prônait l'acculturation de la population à l'usage du masque en cas de pandémie grippale. Vous aviez d'ailleurs demandé à Santé publique France de lancer une expérimentation en ce sens. Pourtant, le 18 mars 2020, vous déclariez qu'il s'agissait d'une denrée rare - on l'a vu -, d'une ressource précieuse pour les soignants et totalement inutile pour circuler dans la rue. Maintenant, dans plusieurs villes, l'on s'expose à une amende si l'on ne porte pas un masque. Comment expliquer ce revirement ?
Enfin, à quel moment avez-vous senti que l'approvisionnement du pays en masques allait connaître de sérieuses difficultés ? Certains importateurs et fournisseurs nous ont dit que, dès février et mars, ils avaient proposé leurs services et que leurs offres étaient restées sans réponse, voire refusées. On ne les a sollicités qu'au mois d'avril.
M. Jérôme Salomon. - Face à l'émergence de la maladie, puis face à l'épidémie, la communauté scientifique et médicale s'est très fortement mobilisée. D'ailleurs, nous avons reconstitué une chronologie extrêmement détaillée de l'ensemble des actions de la DGS et de ses agences depuis l'alerte. Je communiquerai ce document aux membres de la commission d'enquête.
Tout d'abord, l'alerte a été très précoce en France, du côté de Santé publique France comme de la DGS. Nous analysons en permanence ce que nous appelons les signaux faibles. Les émergences sont fréquentes. Heureusement, elles ne débouchent pas toutes sur des alertes mondiales, mais un certain nombre de pathogènes apparaissent régulièrement, sans que l'on sache quels seront leur virulence et leur caractère épidémique. Le principe est celui du partage d'information. La communauté scientifique mondiale est désormais complètement ouverte, grâce aux nouveaux réseaux sociaux et aux outils de communication. Les épidémiologistes, les virologues et les agences échangent très vite.
Nous avons donc disposé de cette information très tôt : dès la première réunion de sécurité sanitaire du mois de janvier, nous avons abordé ce sujet, grâce à la mobilisation de l'ensemble de nos acteurs. Nous avons envoyé des messages aux ARS, aux établissements de santé et aux professionnels de santé entre le 10 et le 14 janvier. Nous avons donc été extrêmement attentifs. Évidemment, la ministre des solidarités et de la santé suivait ce sujet de très près.
S'y ajoute un autre message, peut-être plus difficile à faire passer : nous avions besoin de caractériser le risque. À ce titre, nous nous sommes également appuyés sur notre expertise, qui est de très haut niveau. Nous avons la chance d'avoir, en France, des épidémiologistes très bien formés, ainsi que des virologues de très grande qualité - certains sont parfois demandés comme experts auprès des instances internationales.
Que ce soit à l'institut Pasteur ou au sein des centres nationaux de référence agréés par Santé publique France, nous avons mobilisé l'ensemble de l'expertise scientifique française pour connaître, autant que possible, l'agressivité de ce virus, sa capacité à se répandre et ses cibles. Pour répondre au virus, il est important de savoir si ses cibles sont pédiatriques ou gériatriques, quelle peut être sa gravité pour la population.
L'exemple de 2009 le rappelle : au début, il est difficile de connaître la gravité d'une maladie, tout simplement parce qu'elle est alors décrite par ses formes graves - c'est par les cas graves que l'alerte est donnée. Dans ces conditions, on dispose d'un numérateur sans avoir le dénominateur correspondant.
Tous ces éléments devant être réunis, nous avons saisi Santé publique France, qui d'ailleurs a répondu très vite, d'une analyse de risques. Nous lui avons demandé de détailler les scénarios d'évolution qu'elle envisageait. De plus, les échanges d'informations internationaux ont été nombreux, en particulier au niveau de l'OMS. Beaucoup d'experts se sont rendus, avec le directeur général de l'OMS, auprès des autorités chinoises pour tenter de recueillir des informations.
Ainsi, avant même que ce nouveau coronavirus soit appelé Sars-Cov 2, avant que l'on sache qu'il allait donner la maladie du covid-19, son génome était mis à disposition en ligne pour que des virologues puissent l'interpréter et préparer un test diagnostic, ce qui a été fait très vite, à la fois en Allemagne et en France : mi-janvier, l'institut Pasteur avait déjà la capacité de tester. À ce titre, nous avons également décidé de mobiliser nos virologues et nos établissements de référence, c'est-à-dire le centre national de référence, tous les centres hospitaliers universitaires (CHU) et les laboratoires des établissements de santé de référence, pour que tous les CHU, puis, plus largement, tous les hôpitaux, sur l'ensemble du territoire national, soient capables de procéder aux tests.
Le partage de connaissances a donc été très rapide. Nous avons même fait des réunions dès le mois de janvier avec l'ensemble des experts pour mobiliser notre expertise et tenter de comprendre au maximum ce qui se passait.
L'immunité collective n'a jamais été le choix...
M. René-Paul Savary, président. - Qu'en est-il de la prise de position de la ministre en janvier dernier ? Nous sommes là au coeur du sujet.
M. Jérôme Salomon. - Il faut replacer la position de la ministre dans son contexte. À cette époque, nous n'avions pas de cas en dehors de Chine. Nous nous sommes fondés sur des évaluations de risques internationales, menées par l'OMS et par le centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC).
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Mme Deroche a évoqué la prise de position de la ministre, qui daterait du 25 janvier. Quand les premiers cas de Bichat ont-ils été connus ?
M. Jérôme Salomon. - Les deux premiers cas de coronavirus en Italie ont été connus le 30 janvier. En France, nous n'avions pas de cas avant le 24 janvier.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - C'était donc la veille de la déclaration de la ministre.
M. Jérôme Salomon. - Je n'ai pas la déclaration dont il s'agit ; je ne peux donc pas vous répondre sur ce point. En revanche, je peux vous répondre sur la situation en France. Nous avions des cas importés le 24 janvier.
À cet égard, l'ECDC distingue le risque d'importation - celui d'avoir des cas importés - et le risque de diffusion sur le territoire. C'est une subtilité, mais la question a toute son importance : quand un foyer épidémique existe, on considère que certains cas peuvent venir de ce foyer. Je vous rappelle d'ailleurs que, de manière contemporaine, le gouvernement français a décidé de rapatrier nos centaines de compatriotes de Wuhan, en pratiquant sur eux des tests systématiques.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Vérification faite, la déclaration de la ministre date du 24 janvier.
M. René-Paul Savary, président. - Reprécisons le calendrier : le 24 janvier, la ministre fait sa déclaration. La France connaît déjà deux cas. En Italie, les premiers cas sont détectés un peu plus tard, le 30 janvier.
M. Jérôme Salomon. - Absolument. Entre l'alerte des professionnels, entre le 10 et le 14 janvier, et la déclaration de la ministre que vous mentionnez, nous avons mobilisé beaucoup d'expertises. Nous avons fait des réunions intersectorielles. Nous avons mobilisé Santé publique France...
M. René-Paul Savary, président. - Mais, à l'époque, il y avait déjà des cas en Chine ! Et, d'après les modélisations faites, le nombre de malades et de morts officiellement déclarés par la Chine ne correspondait pas à la réalité.
M. Jérôme Salomon. - Vous faites allusion à la publication dont, sauf erreur de ma part, Simon Cauchemez vous a parlé hier. Ce qui a frappé les modélisateurs et les épidémiologistes, c'est la probable sous-estimation du nombre de cas, à la fois en Chine et hors de Chine. Cela peut s'expliquer, dans la première quinzaine de janvier, par les difficultés de certains pays à diagnostiquer les cas importés. Tous les États n'avaient pas accès aux tests. C'est pourquoi l'OMS a rapidement émis le souhait que les cas positifs lui soient notifiés, ce que nous avons d'ailleurs fait immédiatement.
L'OMS dispose d'une comitologie interne très importante, laquelle permet de statuer pour déterminer si une épidémie constitue, oui ou non, une urgence de santé publique de portée internationale. À ce titre, on a observé une hésitation de la part des scientifiques. Tout d'abord, le comité consulté a déclaré que la gravité de la situation ne lui paraissait pas suffisante pour justifier une alerte majeure, et donc une urgence de santé publique de portée internationale. Cette urgence n'a été déclarée qu'à la fin du mois de janvier, bien après la mobilisation des autorités françaises et l'alerte donnée par les différents acteurs de santé français. En effet, nous avons passé plusieurs messages à destination des ARS, des établissements de santé et des professionnels de santé.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Disposez-vous des modélisations de l'Inserm et des résultats obtenus par ce biais ? Le 24 janvier, sur quelles données la ministre s'est-elle fondée pour se prononcer en ce sens ?
M. Jérôme Salomon. - Nous nous sommes fondés sur deux éléments importants : premièrement, l'analyse de l'OMS, instance internationale chargée de l'évaluation des risques, forte de ses experts ; deuxièmement, les premières publications de l'ECDC au titre des rapid risk assessments, disponibles dès le 22 janvier. De plus, grâce à la mobilisation de Santé publique France, une analyse de risques a été rendue le 26 janvier - Geneviève Chêne vous la détaillera.
Mme Geneviève Chêne. - Dès le 31 décembre, les autorités chinoises alertent l'OMS. La première réunion des experts internationaux auprès de l'OMS, qui comprend un expert de Santé publique France, a lieu le 2 janvier. Les équipes de Santé publique France et la DGS échangent dès le 3 janvier.
Cette réunion a pour conséquence le lancement d'une alerte assez forte. Nous publions une définition de cas, sur la base des connaissances de l'époque : les zones à risque sont des zones étrangères - on se concentre en particulier sur les personnes revenant de Chine.
Cette définition, qui est rendue publique, a deux conséquences. Premièrement, la DGS informe l'ensemble des professionnels de santé pour que, s'ils rencontrent un cas suspect, ils le fassent remonter via les systèmes de surveillance et que l'on puisse ainsi amorcer le comptage des cas. Deuxièmement, on sollicite les centres nationaux de référence dédiés aux affections respiratoires, dont la grippe. Il y en a deux en France : l'un à l'institut Pasteur, à Paris, l'autre à Lyon. À partir des séquences disponibles publiquement depuis le 9 janvier - me semble-t-il -, le centre de Pasteur met au point le diagnostic biologique du Sars-CoV 2, sauf erreur de ma part le 17 janvier.
Le vendredi 24 janvier - entre-temps, on a répertorié un certain nombre de suspicions de cas -, trois cas sont confirmés : deux à Paris, le troisième à Bordeaux. Il s'agit de trois cas « importés ». À la demande de la DGS, dont nous partageons l'analyse de la situation, nous produisons différents scénarios sur la base des données assez faibles dont nous disposons. En effet, l'essentiel des cas se trouvent en Chine.
À ce titre, trois scénarios sont envisagés. Le premier, c'est le contrôle rapide de l'épidémie, comme dans le cas du Sras. Le deuxième, c'est une pandémie avec des impacts sanitaires et sociétaux significatifs. Le troisième, c'est une pandémie avec des impacts sanitaires et sociétaux majeurs.
À ce moment-là, on dispose de très peu d'informations sur deux aspects assez déterminants pour l'évolution des scénarios.
Le premier, c'est la période de transmission : en particulier, y a-t-il une transmission pendant la période présymptomatique ? Existe-t-il une forte proportion de personnes asymptomatiques ? Ces éléments sont importants. La transmissibilité du virus est favorisée dès lors que l'on ne peut pas identifier les personnes malades sur la base de signes cliniques.
Le second, c'est la gravité de l'épidémie. Nous ne disposons alors que de peu de description des séries chinoises. La létalité serait de l'ordre de 1 % à 2 %, taux tout de même largement supérieurs à la grippe. C'est un sujet d'inquiétude. Mais, comme l'a souligné le directeur général de la santé, à ce moment-là, nous n'avons pas beaucoup d'informations quant au dénominateur. Les capacités de test peuvent changer très largement ce dénominateur et l'estimation de la mortalité. C'est seulement pendant la première quinzaine de février que les données chinoises, portant sur plusieurs dizaines de milliers de cas, sont publiées. Elles montrent, en particulier, une gravité potentiellement importante de cette maladie chez des personnes de moins de soixante-cinq ans, voire de moins de cinquante ans.
Compte tenu de ce facteur de gravité, nous ajustons les scénarios transmis à la DGS et discutés avec elle. Il s'agit de prendre en compte le taux d'attaque possible, c'est-à-dire le nombre de cas survenant en peu de temps, le nombre potentiellement élevé de formes sévères et l'atteinte potentielle de personnes, le fardeau potentiel de la maladie chez les moins de soixante-cinq ans.
Telles sont les étapes successives, qui entrent dans le périmètre d'action de Santé publique France, depuis l'alerte et l'expertise jusqu'à la construction de scénarios. Nous travaillons en lien étroit avec l'équipe de modélisation de Pasteur, menée par Simon Cauchemez, et avec celle de l'Inserm.
M. René-Paul Savary, président. - Pouvez-vous préciser cette stratégie jusqu'au 6 mars, au regard des paroles présidentielles rappelées par Catherine Deroche ?
M. François Bourdillon. - D'un point de vue extérieur, il me semble qu'en janvier nous avions beaucoup d'avance par rapport à l'Union européenne. Le rapid risk assessment de l'ECDC en date du 14 février 2020 qualifie de bas le risque de transmission en Europe. Nous disposons alors de scénarios beaucoup plus dynamiques.
M. Jérôme Salomon. - Effectivement, nous avons disposé d'une alerte précoce et l'évaluation a été très vite disponible, à la fois du côté des épidémiologistes et des virologues.
J'insiste également sur la mise en alerte du dispositif de gestion de crise. Dès le 22 janvier, en accord avec Agnès Buzyn, j'ai décidé de placer notre centre de crise, le centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (Corruss), au niveau 2. Puis, le 27 janvier, j'ai décidé de l'ériger en centre de crise sanitaire. Cette mesure est totalement exceptionnelle : il s'agit du niveau maximal. Cette décision a été prise avant la déclaration d'urgence de santé publique de portée internationale. À l'heure actuelle, le Corruss est toujours centre de crise sanitaire. Le niveau maximum de crise est donc activé depuis presque huit mois, ce qui n'était jamais arrivé.
Notre mois de février a également été extrêmement actif. Avec Agnès Buzyn, nous avons tenu à expliquer la situation jour après jour. La ministre a procédé à des conférences de presse extrêmement précoces. De mémoire, la première a eu lieu le 22 janvier. À cette occasion, elle a d'ailleurs dit qu'il y avait beaucoup de choses que nous ne savions pas, et d'autres que nous savions et que nous communiquerions à l'ensemble des citoyens français.
Nous avons activé le numéro vert dès le 1er février ; ce dispositif a été largement utilisé. Ensuite, nous avons très régulièrement mobilisé notre expertise. Je pense en particulier au Haut Conseil de la santé publique (HCSP), qui en est aujourd'hui à sa quatre-vingt-sixième saisine. Dans tous les champs d'expertise dont nous avons besoin - santé publique, environnement, maladies infectieuses, relations avec les patients -, les dizaines d'experts que regroupe le HCSP se sont réunis, parfois le soir et le week-end, pour donner leurs avis. Ces derniers ont été très fréquents.
Nous avons également tenu compte des avis des sociétés savantes, que nous avons beaucoup mobilisées - les sociétés d'infectiologie, de réanimation, de pneumologie, mais aussi la société d'hygiène et la société française de santé publique. Nous n'avons pas oublié les généralistes : nous travaillons beaucoup avec le collège de médecine générale. Nous avons très régulièrement mis à jour les connaissances, que ce soit par les fameux Minsante, messages officiels aux ARS, par les messages d'alerte rapide sanitaire (MARS), messages officiels aux établissements de santé, ou par les « DGS-urgent », messages reçus par environ 850 000 professionnels de santé. En parallèle, nous avons suivi et adapté notre dispositif à l'évolution des connaissances ainsi qu'à l'évolution de la situation.
Le mois de février a été marqué par le rapatriement de nos concitoyens de Wuhan, qui ont été testés deux fois à l'aide du test PCR coronavirus. Les premiers cas importés ont été recensés. Le 14 février, l'ECDC a publié son évaluation. Nous avons participé à de très nombreuses réunions, au sein de l'OMS ou encore avec l'ECDC. Nous avons régulièrement réuni l'ensemble des services de l'État concernés - qu'il s'agisse des services du ministère de l'intérieur, ou encore du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) - pour préparer la France à l'arrivée de cas. Les premiers clusters ont alors été détectés ; la première quinzaine de février a été marquée par une investigation dans l'Oise et, surtout, aux Contamines-Montjoie, où la ministre s'est rendue.
M. Olivier Paccaud. - Je suis élu de l'Oise, et je précise que le cluster de la base aérienne de Creil est apparu après le décès de Dominique Varroteaux - premier mort français du coronavirus -, survenu dans la nuit du 25 au 26 février, et non dans la première quinzaine de ce mois.
M. Jérôme Salomon. - Je me suis mal exprimé : j'évoquais les clusters de février.
Au village des Contamines-Montjoie, c'est, encore une fois, un cas importé qui était à l'origine des contaminations. Nous y avons beaucoup appris quant au potentiel de transmission épidémique auprès des contacts proches, ou encore quant à l'importance d'isoler les cas et de suivre la charge virale.
L'investigation de ces clusters a beaucoup mobilisé les services. Elle a également fait l'objet d'une très forte mobilisation de toute l'expertise nationale. Nous avons envoyé des messages presque quotidiens. Nous avons procédé à l'acquisition d'équipements de protection individuelle en grand nombre, dès le 7 février. Nous avons participé à de très nombreuses réunions avec les experts. Le 14 février, à la demande de la ministre, nous avons activé le plan Orsan Reb, plan d'organisation du système de santé en cas de risque épidémique et biologique. La ministre a d'ailleurs envoyé un courrier personnel aux ARS dès le 14 février, pour demander un point très régulier d'information, région par région. Le premier mort déploré sur le territoire national venait de Chine. Son décès est survenu le 14 février.
M. René-Paul Savary, président. - Y a-t-il eu une stratégie d'immunité collective jusqu'au confinement ?
M. Jérôme Salomon. - Très clairement, non.
Le Président de la République, le gouvernement de l'époque et les ministres de la santé - Olivier Véran a remplacé Agnès Buzyn mi-février - avaient deux priorités absolues.
Premièrement, il s'agissait de protéger les personnes âgées, dont on a su assez vite qu'elles étaient les principales victimes du virus. Nous avons pris connaissance des premières publications montrant que le risque d'entrée en réanimation et d'évolution défavorable des formes les plus graves augmentait beaucoup avec l'âge. Plus largement, nous avions la volonté absolue de protéger au maximum les personnes vulnérables et fragiles.
Deuxièmement - ce point a été très médiatisé et il était évidemment important -, il fallait éviter la saturation et l'effondrement du système de santé, en particulier en réanimation. Il fallait éviter que l'on en vienne à ne plus pouvoir prendre en charge des patients en milieu hospitalier.
Certains pays ont fait le choix de laisser le virus se répandre très largement, sachant que, plus il y a de cas, plus le niveau de prévalence augmente. En France, actuellement, selon les estimations, le niveau d'immunité collective est relativement bas, même si l'on observe d'importantes variations selon les territoires et selon l'âge. On est très loin des 60 % à 70 % qu'il faudrait atteindre pour être certain que le virus ne peut plus se diffuser.
Mme Geneviève Chêne. - L'immunité collective est, en fait, une notion stratégique ; on l'emploie lorsqu'on dispose d'un vaccin - on se demande alors quelle proportion de personnes vacciner pour que la dynamique de l'épidémie s'éteigne progressivement. Évidemment, à ce stade, nous n'avons pas de vaccin.
Nous avons conduit plusieurs séries d'études séroépidémiologiques, c'est-à-dire des études sur la base d'échantillons de fonds de tube des laboratoires, avec la méthodologie la plus satisfaisante possible dans de telles conditions, impliquant le tirage au sort, tout en gardant une organisation parcimonieuse compte tenu de la situation. Entre la mi-mars et la mi-mai, environ 5 % de la population a acquis une immunité, mesurée par les anticorps témoignant d'une exposition au virus. Le taux atteint environ 10 % dans deux régions, le Grand Est et l'Île-de-France, qui ont été particulièrement touchées.
Ces résultats sont en train d'être finalisés. Je donne ces chiffres avec prudence, car nous avons encore quelques vérifications à faire. Toutefois, ces données seront publiées très bientôt.
M. René-Paul Savary, président. - Il serait temps d'avoir ces chiffres, comme pour la mortalité à domicile ; de tels délais ne favorisent pas le retour d'expérience.
Mme Geneviève Chêne. - J'en conviens tout à fait. Il faut également reconstituer a posteriori la taille de la population infectée pendant la première phase. La première courbe que l'on voit classiquement ne comprend pas l'ensemble de la population infectée ; nous ne disposions pas alors d'un dépistage suffisamment large. Mais ces données sont importantes pour mener une comparaison avec la dynamique d'aujourd'hui ; nous disposons actuellement de tests et d'une collecte centralisée des données, système assez exceptionnel, à l'échelle nationale. Ces résultats doivent être finalisés très rapidement.
Les professionnels de santé ont joué un rôle, non seulement pour le soin, mais aussi pour la collecte des données au plus près du terrain. Nous avons également eu pour mission de relayer, auprès d'eux, des informations relatives à la transmission et aux gestes barrières. Les premières campagnes d'information et de prévention ont été menées auprès des professionnels de santé dans la première quinzaine de février.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Certes, à aucun moment on a dit que les gens devaient se contaminer les uns les autres. Mais, début mars, le Président de la République portugaise disait qu'il fallait faire attention et rester au maximum chez soi. Le président de la région Grand Est Jean Rottner nous a dit qu'il avait alerté le chef de l'État sur ce sujet : en France, le message émis a tout de même pu perturber.
J'attends également des réponses très précises au sujet des masques.
Mme Geneviève Chêne. - Pour la période antérieure à ma prise de fonctions, je me tourne vers Nicole Pelletier et François Bourdillon.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - J'insiste sur les deux notes consacrées à cette question, et je rappelle que la ministre a dit qu'elle n'avait jamais été alertée.
M. François Bourdillon. - En juin 2016, lorsque l'Eprus a rejoint Santé publique France, j'étais directeur général de l'Inpes. Santé publique France a dès lors hérité du stock de masques de l'Eprus.
Très vite, avec la DGS, on s'interroge sur l'efficacité de ces masques. Une partie des stocks sont très anciens - certains datent de 2000. Cela étant, aucune date de péremption n'est apposée sur les masques chirurgicaux. C'est d'ailleurs ce qui conduit la DGS à nous saisir, en avril 2017, pour éclaircir l'efficacité de ces masques au regard des normes européennes et Afnor.
En outre, lors de la création de Santé publique France, structure d'expertise de santé publique, l'Eprus, établissement vieux d'une dizaine d'années, disposait d'un savoir-faire logistique. Il fallait absolument injecter de l'expertise dans cette logique de stocks stratégiques.
Chacun des professionnels de santé publique, de virologie ou d'infectiologie a sa propre idée. La seule façon d'en sortir, pour une agence sanitaire d'État, c'est de faire de l'expertise collective, avec un appel d'offres et une charte de l'expertise. Nous avons donc lancé deux expertises, l'une relative aux contre-mesures pour l'épidémie de grippe et l'autre sur les moyens tactiques. Jean-Paul Stahl était responsable de la première expertise, qui est parue en août 2018 et qui comportait une partie consacrée à la question des masques. Ses recommandations étaient les mêmes que celles contenues dans les avis du HCSP, dont le dernier datait de 2011 : 1 milliard de masques étaient nécessaires.
Il s'agissait toutefois d'une recommandation générale ; le HCSP n'a probablement pas totalement compris qu'il y avait une doctrine différente depuis 2013 avec, d'un côté, les stocks stratégiques destinés à tous et, de l'autre, ceux destinés à la population française hors établissements de soins. Après la sortie de ce rapport en août 2018, j'ai rédigé une note le 26 septembre afin d'alerter sur notre manque de masques et sur la nécessité d'élaborer une doctrine claire compte tenu des difficultés inhérentes à ces deux notions de stocks.
À la même époque, le 3 octobre 2018, nous avons sorti une étude sur l'efficacité des masques qui a considéré que la plupart des masques expertisés au regard des normes européennes et Afnor - filtration bactérienne, respirabilité, contamination par des bactéries, efficacité des lanières, etc. - étaient inefficaces. Nous passons alors de 750 millions de masques à environ 99 millions de masques - je n'ai plus le chiffre exact en tête -, dont la date de péremption de cinq ans est sujette à caution.
Nous avons donc informé la DGS de la problématique des stocks stratégiques dans ce domaine de ces deux façons.
M. René-Paul Savary, président. - La DGS prévient-elle alors la ministre ?
M. Jérôme Salomon. - François Bourdillon a très bien résumé une situation dont il a hérité. Pour bien comprendre la situation, il est utile de repartir de 2009, au moment de l'alerte mondiale sur le virus H1N1. Depuis, nous avons connu une évolution progressive, portée par un certain nombre d'experts. Il y a eu des enquêtes et notamment une commission d'enquête. Fallait-il disposer de masques FFP2 et de masques chirurgicaux ? Petit à petit, il y a eu une diminution des stocks de masques, notamment FFP2. La question de l'existence de ce stock peu ou pas sollicité et difficile à remplacer et à faire évoluer s'est posée. Quand l'Eprus a intégré Santé publique France, il n'y a eu aucune dégradation de la qualité de ses missions qui ont été pleinement reprises par Santé publique France.
Petit à petit, on a assisté en France à une évolution scientifique, historique, voire culturelle, marquée par deux évènements depuis que je suis directeur général de la santé.
En premier lieu, j'avais des échanges très réguliers avec François Bourdillon, souvent quotidiens, mais a minima hebdomadaires et en présentiel : nous nous voyions au moins tous les mercredis matins, lors de la réunion de sécurité sanitaire. Nos équipes ont également beaucoup échangé afin de lancer la réflexion demandée par les experts sur cette interrogation permanente depuis 2010 : à quoi sert ce stock de masques ? Est-il correctement utilisé ? Pourrait-il être utilisé de façon plus efficace et plus performante pour nos concitoyens ?
Agnès Buzyn et François Bourdillon ont lancé une très importante réflexion avec la signature d'un contrat d'objectifs et de performance (COP) début 2018. Mon premier déplacement, dès janvier 2018, a d'ailleurs été pour Santé publique France. Nous avions parfaitement compris les enjeux : comment contribuer à une utilisation efficiente des stocks stratégiques - ceux de l'État - et tactiques - ceux des établissements de santé ? Il ne s'agit pas de faire des livraisons tous les jours depuis les stocks stratégiques, mais d'appuyer les stocks tactiques par les stocks stratégiques. Le COP de 2018 a donc permis de lancer ces importants chantiers.
Par ailleurs, nous avons mené une réflexion sollicitée par les experts : les Français ne portent pas suffisamment le masque ; comment l'encourager pour les malades et les personnes fragiles, notamment pendant les épidémies saisonnières de grippe ? Comment passer d'un stock isolé et dormant à un stock tampon et tournant qui vienne en appui avec des précommandes et qui sollicite des producteurs français pour fournir en priorité en cas de crise les stocks tant tactiques que stratégiques ?
M. René-Paul Savary, président. - Merci, mais ce n'était pas la question. Veuillez répondre précisément à nos questions précises. La ministre a-t-elle été prévenue de cette stratégie : oui ou non ?
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Le 26 septembre 2018, Santé publique France a considéré que 60 % des stocks étaient non conformes ou périmés. Une note du 1er octobre fait état d'une très faible capacité logistique de Santé publique France à distribuer. Le 30 octobre, un total de 100 millions de masques est commandé avec l'autorisation de la DGS. Fin 2018, Santé publique France indique qu'il ne reste plus que 99 millions de valides qui arrivent à péremption en 2020. Les stocks étaient donc très faibles. Agnès Buzyn affirme qu'elle ne savait absolument pas où en étaient les stocks de masques. Avez-vous informé la ministre des décisions prises et de l'état du stock ?
M. Jérôme Salomon. - Mon prédécesseur, Benoît Vallet, a saisi Santé publique France le 19 avril 2017. Je n'ai pas connaissance d'un courrier de septembre 2018, mais un courrier du 3 octobre 2017 en réponse à la saisine du DGS fait état de ces non-conformités. J'ai réagi très vite et répondu le 30 octobre - c'est un courrier officiel que je pourrai vous transmettre - pour demander à Santé publique France d'acquérir des masques - un premier lot de 50 millions, puis une commande supplémentaire de 50 millions -, d'évaluer rapidement une capacité de production et d'approvisionnement en France et de tenir compte de l'ensemble des sollicitations faites par les experts. En effet, les experts s'étaient aussi positionnés sur d'autres sujets que les masques, car il n'y a pas que les masques dans les stocks stratégiques. Nous devions tenir compte des capacités d'approvisionnement et proposer en lien avec le COP quelle partie du stock devait être renouvelée et quelle constitution minimale devait être envisagée. J'ai donc eu des échanges très réguliers avec Santé publique France pour faire évoluer ces commandes et envisager ensemble l'évolution du stock. François Bourdillon vous dira s'il y a eu des échanges directs entre Santé publique France et la ministre ou son cabinet. De notre côté, nous avions des échanges bilatéraux lors de nos bilatérales et de nos réunions de sécurité sanitaire.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Certes, vous échangez entre vous de manière régulière, mais à quel moment le cabinet de la ministre a-t-il été informé ?
M. François Bourdillon. - Pour ma part, je n'ai eu de contact à ce sujet ni avec la ministre ni avec le cabinet de la ministre.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - C'est donc clairement resté en interne entre la DGS et l'agence.
Sur l'acculturation au port du masque, nous avons entendu des messages très contradictoires.
M. François Bourdillon. - J'étais très attaché au sujet de l'acculturation. Nous avions communiqué fortement en 2019 à l'occasion de la pandémie grippale sur les mesures barrières notamment, or l'épidémie qui a suivi a été beaucoup plus faible. Nous étions donc un certain nombre à Santé publique France à penser qu'une stratégie de marketing social sur la promotion des mesures barrières - dont les masques « à la japonaise » - pouvait avoir un certain impact. La grippe est une préoccupation majeure à Santé publique France depuis que j'en ai pris la direction. Chaque année, nous constatons un excès de quelque 10 000 à 15 000 morts. Nous voulions promouvoir la vaccination et nos modèles montraient que 10 % de vaccination supplémentaire permettait de faire baisser de 500 le nombre de morts. Nous considérions qu'une campagne de marketing social pendant l'épidémie de grippe, associée à la campagne de vaccination, pouvait donc réduire le nombre de morts.
Nous partagions cette logique avec la DGS, mais cette dernière était plus favorable à une expérimentation visant à montrer l'efficacité d'une telle campagne. Quant à nous, nous considérions qu'une telle expérimentation était terriblement difficile et risquait de ne pas apporter de réponse. Nous avions eu le même débat sur la question du tabac avant de lancer la campagne « le mois sans tabac » : fallait-il commencer par une expérimentation dans trois régions ou pas ? Très courageusement, la ministre Marisol Touraine avait choisi de lancer une opération nationale, estimant que trop de retard avait déjà été pris. Santé publique France est donc favorable à la promotion des masques de manière générale, au travers d'une campagne de marketing social, tandis que la DGS favorisait une expérimentation.
Une agence sanitaire - c'est le cas aussi pour la DGS - est soumise à des crises de sécurité sanitaire en permanence : Ebola, attentats, Irma, et d'autres crises moins visibles. Tout cela coûte de l'argent ; quand il y a des difficultés, on tire sur les enveloppes de protection, puis sur celles de prévention. Je l'ai écrit dans mon livre : la sécurité sanitaire peut tuer la prévention, et même la protection. L'idée de stocks tournants était donc probablement une bonne idée, mais c'était de l'assurance. Le contexte n'a pas été vraiment favorable.
M. René-Paul Savary, président. - Des entreprises étaient prêtes à fabriquer les masques, mais elles n'ont pas été pas sollicitées. Nous avons ensuite connu des difficultés pour trouver des masques. L'objectif de notre commission d'enquête n'est pas de réécrire l'histoire, mais de l'analyser et de faire des préconisations. C'est une faille qu'il faut combler pour que cela ne se reproduise plus. C'est pourquoi nous sommes vigilants sur la question de la transmission de l'information jusqu'au ministre afin que les décisions suivent.
M. Jérôme Salomon. - Je partage avec François Bourdillon, en tant que responsables de santé publique, la même conviction : la solution est probablement citoyenne. Santé publique France a fait des efforts considérables sur le plan de l'éducation à la santé et de la prévention. Pour la première fois en France, nous avons un Plan national de santé publique, avec des actions de prévention qui reposent sur les bons comportements des citoyens : ils doivent devenir les acteurs majeurs de la prévention.
Souvenons-nous de tout ce qui a permis de sauver des millions de vies depuis le début du vingtième siècle. Mais tout cela s'oublie petit à petit. En tant qu'infectiologue, je suis frappé de l'apparition du VIH, après une décennie au cours de laquelle les experts mondiaux affirmaient que les maladies infectieuses avaient disparu. On a oublié que nos grands-parents étaient terrorisés par la poliomyélite, la tuberculose, des maladies qui faisaient des milliers de morts. On a oublié, on a baissé la garde, alors que la réponse est dans la prévention, dans l'éducation à la santé, dans les gestes barrières, ou encore dans la vaccination.
M. René-Paul Savary, président. - Nous partageons vos propos de santé publique, qui sont largement diffusés. Mais dans ce cas, pourquoi ce message flou sur l'intérêt du port du masque ? Pourquoi un tel retard ? À cause de la pénurie ?
M. Jérôme Salomon. - Non. Ce qui nous a guidés, c'est l'évolution des connaissances. Car il y a différents modes de transmission. En janvier-février, nous avons eu confirmation de la transmission manu portée, puis une confirmation de la transmission par gouttelettes. Nous avons donc adapté notre réponse au fur et à mesure. Il ne s'agissait pas de ma position personnelle, mais de la position des experts, puisqu'il s'agissait des recommandations internationales de l'Union européenne et de l'OMS puis d'avis scientifiques que nous avons sollicités.
Mme Véronique Guillotin. - Et les masques ?
M. Jérôme Salomon. - Nous avons équipé en priorité les professionnels de santé et les ARS ont distribué très tôt des masques aux malades et à leurs contacts. Cela a été le cas dès le premier cluster, aux Contamines-Montjoie.
Dans cette crise majeure, nous avons assisté à un débordement lié à la pandémie - qui a surpris l'ensemble des experts par sa brutalité, sa gravité et son extension rapide -, à un dérèglement du marché - pour la première fois, l'ensemble du marché mondial s'est retrouvé en crise, et notamment les principaux producteurs -, à la décrédibilisation de la parole des experts - il y avait de telles divergences entre experts que l'on ne savait plus qui disait la vérité - et à la déstabilisation de certains. Notre message a été le suivant : les soignants doivent se protéger face au malade ; les malades doivent se protéger face à leurs proches. Je vous rappelle que les scientifiques ont alerté sur les risques de transmission aérienne en juin et que nous avons attendu l'avis de l'OMS en juillet. Le 2 août, le British medical journal a publié un tableau très clair sur le niveau de risque : comme le rappelle très bien le ministre, les niveaux de risques sont liés à la personne elle-même - plus on est fragile, plus on est à risque -, aux lieux bondés, aux lieux clos et à l'absence de mesures barrières. C'est vraiment ce message-là que nous avons voulu faire passer. Quand je disais - c'est cette partie de phrase qui a été retenue - qu'il ne fallait pas porter un masque tout seul dans la rue, c'était parce qu'à cette époque, début mars, nous avions de fortes tensions sur les masques. Santé publique France livrait en urgence - et de nuit ! - les masques aux établissements de santé et aux professionnels de santé, en particulier à ceux qui étaient les plus exposés dans les départements touchés, car il y avait des vols. Et dans le même temps, nous voyions des personnes porter des masques FFP2, voire FFP3, tout seuls dans la rue ou dans leur voiture ! Cela a peut-être été une expression très maladroite de ma part, mais je voulais dire : laissez les masques aux professionnels de santé, ils en ont vraiment besoin, et ne les portez pas quand il n'y a pas besoin de les porter.
M. René-Paul Savary, président. - Je note donc que la ministre n'a pas été informée des rapports faits par Santé publique France et transmis à la DGS et que les entreprises susceptibles de fabriquer des masques n'ont pas été sollicitées.
M. Jérôme Salomon. - Je crois que le système a été contacté assez tôt, puisque nous avons eu des retours : certains producteurs ont répondu.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Ma dernière question a trait à l'information actuellement dispensée aux professionnels de santé afin qu'ils ne perdent pas de temps et puissent appeler des référents. Où en est-on ?
M. Jérôme Salomon. - Votre question porte à la fois sur la situation épidémiologique et sur la prise en charge. En ce qui concerne la situation épidémiologique, nous assistons actuellement en Europe, et particulièrement en France, à un rebond épidémique important. Le Premier ministre s'est exprimé la semaine dernière et a appelé à un sursaut collectif et à la responsabilité individuelle face au risque de deuxième vague. Aujourd'hui, la France est le pays d'Europe le plus touché après l'Espagne. La situation varie considérablement selon les territoires et elle évolue très rapidement.
Le dernier bilan de Santé publique France faisait état hier d'un impact important sur le système hospitalier, avec 759 malades graves hospitalisés en réanimation et un flux d'admission important : 2 700 nouvelles admissions à l'hôpital et 479 nouvelles entrées en réanimation en une semaine. Bien entendu, nous prenons en charge les malades du covid, mais aussi tous les autres malades, ainsi que les personnes âgées. Nous avons donc sollicité la collaboration des établissements publics comme privés. Il y a un énorme effort de transparence sur les données : aujourd'hui, tous les chiffres sont disponibles.
Les Français ont besoin de savoir comment la mortalité est surveillée en France. Il y a tout d'abord les décès déclarés à l'hôpital. Il y a ensuite les décès déclarés par les établissements sociaux et médico-sociaux, en particulier les Ehpad. Ces chiffres apparaissent dans le point épidémiologique que Santé publique France publie toutes les semaines. Il y a enfin les données de l'Insee, qui a fait un énorme effort de transparence et de réactivité et publie des données quotidiennes, mensuelles et trimestrielles. Vous avez donc toutes les données, jour par jour, du 1er janvier au 30 avril, et en particulier sur la durée de la première vague du 1er mars au 30 avril. En France, il y a en moyenne 1 800 décès par jour. Nous sommes malheureusement montés à un pic de 2 800 décès quotidiens lors du sommet de cette première vague. Nous avons déjà les premières données portant sur la période du 1er mai à la fin de l'été. L'Insee fait un effort considérable.
Je vous sais très attachés au rôle des territoires. Vous savez que ce sont les mairies qui transmettent les certificats de décès. Or nous avons un programme très important d'investissement pour développer le certificat électronique de décès. C'est un outil très utile de suivi quasiment en temps réel de la mortalité et donc des causes de mortalité. Nous avons besoin de cet outil de transparence et d'efficacité.
Le Premier ministre a demandé qu'il y ait une communication régulière. Vous avez vu que nous avions réalisé un nouveau spot de communication grand public ce week-end. À la demande du Président de la République et du Premier ministre, le ministre de la santé s'exprimera très régulièrement sur la situation et le partage d'information grand public. Nous utilisons plusieurs canaux pour diffuser l'information à destination des professionnels de santé : les messages « DGS-urgent », les sociétés savantes, le collège de médecine générale, des fiches, les avis publiés du HCSP. La Haute Autorité de santé (HAS) a également été massivement saisie sur de nombreux sujets de prise en charge. Nous avons collectivement beaucoup progressé avec les médecins généralistes, pour éviter l'hospitalisation ; avec les médecins hospitaliers, pour éviter le passage en réanimation ; et en réanimation, pour optimiser les chances du malade grave et éviter l'intubation grâce à de nouvelles techniques d'oxygénothérapie à haut débit. Nous avons démontré aussi que les éléments qui faisaient la gravité initiale du tableau - les micro-embolies pulmonaires, les embolies cérébrales, l'orage cytokinique, etc. - pouvaient être traités par des anticoagulants et la dexaméthasone. Nous partageons donc tous ces éléments et les médecins généralistes, qui constituent un maillon absolument clef de la prise en charge des patients covid aujourd'hui, sont évidemment très attentifs à l'ensemble de ces progrès. Ce partage se fait aussi en direction du conseil de l'ordre des pharmaciens, qui est un relais important vis-à-vis des officines et des personnes qui les sollicitent directement.
M. René-Paul Savary, président. - L'augmentation de 1 800 à 2 800 ne nous éclaire pas suffisamment. Il nous manque encore une donnée : quelle a été la surmortalité à domicile liée au covid ?
Mme Geneviève Chène. - Elle a été de 1 800 selon une publication récente de l'Inserm. C'est le nombre de certificats de décès sur la période du 1er mars au 31 mai - je ne suis pas totalement certaine de la période - qui mentionnent la covid ; 900 d'entre eux, la mentionnent comme cause principale. Ce rapport est public et pourra vous être communiqué très rapidement. Je rappelle que ces données sont issues des certificats de décès dont 20 % seulement sont aujourd'hui électroniques. La couverture par la certification électronique est donc cruciale pour nous permettre d'avoir des données plus rapides et plus exhaustives, notamment sur les causes et lieux de décès. Aujourd'hui, nous sommes obligés de raisonner en termes d'excès de mortalité.
M. René-Paul Savary, président. - Nous partageons cette difficulté qui ne nous avait pas échappé.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Veuillez m'excuser de revenir sur la question des masques, mais je suis comptable et il y a des choses que je ne comprends pas : monsieur Bourdillon, devant les députés, vous avez regretté la croyance de nombreux responsables sanitaires dans la non-efficacité des masques pour le grand public, et vous aviez recommandé, bien avant la crise, de porter ce stock à un milliard pour se préparer à une éventuelle pandémie grippale. Monsieur Salomon, vous passez commande de deux fois 50 millions de masques : c'est donc vous qui estimez qu'un stock de 100 millions est suffisant ? Qui décide que le stock n'est que de 100 millions ?
Les experts évoluent dans leur jugement sur les masques. À ce moment-là, on a du mal à s'en procurer. Pourquoi ne pas avoir recommandé à la population de les fabriquer ? Pourquoi fallait-il qu'ils soient nécessairement chirurgicaux ou FFP2 ?
Aujourd'hui, les masques sont considérés comme nécessaires. De quel niveau de stock avons-nous besoin aujourd'hui en France ?
Les 2 et 6 avril, deux commandes de masques ont été saisies à l'aéroport de Bâle-Mulhouse : 1,3 million de masques commandés par Grand Est et 2 millions commandés par Bourgogne-Franche-Comté. Qui a ordonné ces saisies ? Qui a jugé que ces masques devaient aller vers les hôpitaux ? Les présidents de région avaient passé commande pour équiper les Ehpad !
Madame Pelletier, vous avez déclaré que l'établissement pharmaceutique de Santé publique France était intervenu à plusieurs reprises pour équiper l'aéroport Paris-Charles-de-Gaulle en masques chirurgicaux. Nous nous y sommes rendus lundi après-midi et les avons interrogés. L'équipe dirigeante nous a dit qu'elle disposait d'un stock conforme, renouvelé en 2019 et suffisant pour leurs besoins, notamment de personnels. Des masques de 2019 auraient même été remis à l'ARS. Les avez-vous vraiment équipés ?
Monsieur Salomon, comment avez-vous géré la crise entre hôpital et médecine de ville ? Entre public et privé ? De nombreux médecins généralistes auditionnés nous ont dit qu'ils avaient été seuls, oubliés et que la place de la médecine de ville n'avait pas été pensée.
M. François Bourdillon. - Dans le rapport d'experts publié par Santé publique France, vous trouverez une annexe de Fabrice Carrat, professeur de santé publique, qui présente une analyse exhaustive des études sur l'efficacité des masques. Dans une logique purement scientifique, 80 % ou 90 % de filtration virale, cela n'est pas efficace ! Il y avait donc tout un courant de pensée qui considérait que le masque n'était pas vraiment efficace. Mais une autre logique est celle de la prévention diversifiée et de la réduction des risques. Prenons l'exemple du vaccin contre la grippe : il est efficace à 60 % ou 70 %, cela n'est pas extraordinaire, mais cela réduit quand même les risques. Si l'on combine plusieurs mesures qui ont chacune une efficacité de 60 %, on réduit la transmission. Cette logique de réduction des risques a vraiment un sens en santé publique, même si on n'est pas sur une efficacité maximale. S'agissant des masques grand public - ce discours est apparu en 2020, il n'existait pas avant -, nous sommes probablement à une efficacité de 50 % : il évite les postillons, mais pas forcément les aérosols. La réduction des risques a été promue par des personnes qui avaient une vision populationnelle et une vision historique avec le sida, mais ils n'étaient pas majoritaires.
M. René-Paul Savary, président. - Mais cette logique de réduction des risques existe depuis des lustres !
M. François Bourdillon. - Elle a existé sur le sida.
M. René-Paul Savary, président. - Pas seulement !
M. François Bourdillon. - Souvenez-vous combien nous nous sommes battus pour promouvoir la prévention diversifiée à l'époque du sida !
M. Jérôme Salomon. - Je suis un partisan de la réduction des risques depuis le début. Je suis spécialiste de santé publique et spécialiste de maladies infectieuses. J'utilise des masques depuis trente ans. Avec toutes les équipes avec lesquelles j'ai travaillé, j'ai été un obsessionnel du port du masque, en particulier dans les épidémies puisque je gérais le comité de lutte contre les infections nosocomiales d'un CHU. Je suis donc dans le soutien absolu aux démarches de réduction des risques.
Ce n'est pas moi qui ai décidé du niveau du stock. Permettez-moi de vous lire ce qu'ont signé - page 23 du COP - François Bourdillon et Agnès Buzyn, qui étaient en pleine réflexion sur le cadre de la constitution et de l'emploi des stocks stratégiques pour la période 2020-2021 : « Contribuer, en vue d'éclairer les décisions futures des autorités sanitaires, à la réflexion et à la mobilisation de l'expertise sur l'adéquation optimale aux besoins des différents types de stocks ainsi que sur le statut de ces produits ; étudier en lien avec les tutelles les mutualisations et optimisations possibles concernant la gestion des plateformes de stockage, des équipements et des produits - achats groupés au niveau européen, mises en commun avec d'autres ministères, conditions d'acheminement, recyclage des produits avant leur date de péremption ... - ; mobiliser des réseaux d'experts pour produire à destination des ARS et l'établissement de santé des référentiels utiles à la constitution des stocks tactiques. » Il s'agissait donc d'une véritable réflexion globale sur le territoire national : que met-on dans le stock stratégique ? Où doit-il être ? Comment est-il utile en appui aux stocks tactiques ?
On voit bien que nous étions en pleine réflexion entre 2018 et, malheureusement l'irruption de la crise, pour aller vers des stocks roulants et distribués afin de limiter les pertes. Car acheter des masques et les jeter parce qu'ils sont périmés, ce n'est pas une solution quand on doit rendre des comptes à nos concitoyens.
Voilà : la réflexion était en cours ; François Bourdillon, puis Geneviève Chêne, l'avaient initiée. Le fait qu'on ait découvert début octobre 2018 qu'une part importante du stock était périmée était évidemment une mauvaise nouvelle pour Santé publique France comme pour nous.
S'agissant des commandes et de la mobilisation de nos producteurs français, deux éléments totalement exceptionnels ont eu lieu en janvier et février 2020. Premièrement, pour la première fois, une crise a touché l'ensemble du monde en même temps, et en particulier les gros producteurs. Deuxièmement, les besoins ont explosé, ce qui avait été probablement sous-estimé par tous les experts. En France, on consomme habituellement 3 à 5 millions de masques, mais nous sommes passés à des besoins absolument considérables, de l'ordre de près de 100 millions, ce qui n'était pas du tout envisagé - nous n'avions jamais imaginé que l'ensemble d'un établissement de santé devrait être équipé de masques.
Les masques FFP2 ont été réservés aux actes à risques et les masques chirurgicaux aux professionnels de santé. Les producteurs français se sont très rapidement mobilisés pour fournir ces masques, mais surtout pour créer cette nouvelle catégorie de masques que sont les masques grand public. Ils s'imposent petit à petit ; tant mieux, parce que c'est effectivement un outil utile. Nous n'avons pas voulu courir le risque, comme d'autres pays, que chacun fasse son masque, parce que les publications actuelles montrent que le niveau de filtration des masques peut être très varié entre une fabrication artisanale et un produit qui répond à des normes et pour lequel le producteur a une responsabilité au regard des exigences que nous avons posées sur le niveau de filtration.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - C'est peut-être mieux que rien !
M. Jérôme Salomon. - Oui et non. On peut se sentir protégé, mais le masque que l'on porte protège plutôt les autres.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Vous n'avez peut-être pas pris la décision, mais qui se satisfait d'un stock de 100 millions de masques ? Vous avez commandé deux fois 50 millions de maques : pourquoi n'en avoir pas commandé un milliard ?
M. Jérôme Salomon. - Les 100 millions de masques n'étaient pas un stock, mais une commande. À la fin de l'année 2019, le stock de masques chirurgicaux de Santé publique France était de 534 millions ; 110 ou 115 millions étaient immédiatement disponibles, comme l'a indiqué le Premier ministre : des masques pédiatriques et des masques qu'Olivier Véran a remis dans le stock puisqu'ils n'étaient périmés que depuis la fin de 2019. Plus de 160 millions de masques ont été réévalués par nos agences d'expertise et ont permis d'équiper le grand public.
Nous avons réalisé ces précommandes avec la volonté de mettre en place la distribution en appui aux stocks tactiques - qui sont aussi des stocks importants, puisqu'ils sont dans les établissements de santé. Nous n'avons pas décidé de réduire le stock à 100 millions : nous avons lancé une réflexion avec des experts pour savoir quel devait être le périmètre de ces stocks et s'il devait comprendre d'autres équipements de protection individuelle.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Nous n'avons pas de réponse. Quid du stock actuel ?
M. Jérôme Salomon. - Le Président de la République et le Premier ministre ont fixé comme objectif à Santé publique France de reconstituer les stocks. C'est très important, car beaucoup, beaucoup de masques ont été distribués : 1,5 milliard de masques chirurgicaux, 191 millions de masques FFP2 et 11,4 millions de masques pédiatriques pour les groupements hospitaliers de territoire ; 976 millions pour les officines ; 485 millions vers les régions, départements et collectivités d'outre-mer et des flux spécifiques d'urgence, pour les pompiers en particulier, sans oublier la distribution vers les personnes précaires : 50 millions de masques chirurgicaux grand public et 50 millions de masques en tissu lavables.
L'objectif affiché est d'avoir un stock stratégique d'un milliard de masques ; ce stock sera reconstitué dans les deux ou trois prochaines semaines. La priorité était de distribuer ; nous le faisons aujourd'hui un peu moins, car les stocks tactiques ont été massivement reconstitués ; les stocks stratégiques le seront prochainement, ainsi que Geneviève Chêne devrait vous le confirmer.
Mme Geneviève Chêne. - Je confirme que le stock d'un milliard de masques sera reconstitué au plus tard fin septembre. Permettez-moi d'apporter deux précisions. La doctrine actuelle est que le stock stratégique est à destination des professionnels de santé ; cette doctrine a évolué depuis le début de la crise. Par ailleurs, sur les 4,6 milliards de masques commandés, 3,3 milliards ont été reçus et 30 % sont et seront fabriqués en France.
Mme Nicole Pelletier. - S'agissant de la situation de l'aéroport Paris-Charles-de-Gaulle, au début de la crise - entre janvier et mars -, nous avons, à la demande de la DGS et à travers la réserve sanitaire, organisé l'accueil des Français rapatriés de Chine avant le confinement. Les réservistes sanitaires étaient dotés de masques et nous avions organisé des stocks de masques à l'aéroport pour les arrivants. Nous n'avons donc pas reconstitué les stocks de l'aéroport, mais nous sommes venus en appui du service médical de Paris-Charles-de-Gaulle et de Paris-Orly pour accompagner ces rapatriements de voyageurs.
M. René-Paul Savary, président. - Sur la saisie d'État de Mulhouse, nous n'avons pas eu de réponse.
Quid de la gestion privé-public et des relations ville-hôpital ?
M. Jérôme Salomon. - Au cours des premières réunions avec l'ensemble des acteurs, nous avons bien évidemment associé les acteurs de ville, notamment le collège de médecine générale. Nous étions en contact permanent avec nos collègues en ville, notamment dans le Grand Est. Il n'a donc, bien évidemment, jamais été question d'exclure la médecine de ville de l'organisation.
Cependant, nous avons procédé à des adaptations du dispositif du fait de la gravité initiale de l'épidémie : le diagnostic était proposé dans les établissements de santé et tous les premiers cas devaient être adressés aux services de maladies infectieuses, pour isolement et diagnostic rapide. C'est l'organisation choisie en France depuis longtemps dans le début d'une prise en charge d'une maladie émergente : des circuits spécialisés et une structure nationale - le centre de coordination du risque épidémique et biologique - qui a formé des équipes d'hygiénistes, d'urgentistes, de réanimateurs et d'infectiologues pour accueillir les personnes contagieuses. Cela avait été le cas pour Ebola, pour le coronavirus du SRAS et pour celui du MERS-CoV. C'est une organisation qui fonctionne. Le médecin donne l'alerte ; une expertise de très haut niveau est faite par le SAMU en appui avec un infectiologue ou avec un expert national ; le malade est pris en charge dans un service spécialisé. C'était le circuit initial.
Sur la répartition public-privé, la directrice générale de l'offre de soins répondrait mieux que moi, mais il y avait évidemment la volonté de mobiliser tout le monde. Le privé a fait un très gros effort pour participer, soit en soutien de ressources humaines, soit pour offrir des blocs opératoires ou des salles de réveil.
Nous n'avons eu aucune volonté d'exclure la médecine de ville. J'ai beaucoup échangé avec des infirmiers et des médecins et certains ont été extrêmement actifs dans la prise en charge des malades. Le confinement a parfois eu un impact négatif sur l'activité des cabinets, notamment car les patients se sont autocensurés. Dans nombre de mes interventions lors des conférences de presse, j'ai insisté sur l'importance, pour les malades chroniques, les urgences de santé publique, la vaccination des nourrissons, la protection maternelle et infantile (PMI), le dépistage du cancer, de ne pas annuler les rendez-vous et de continuer à être suivi, afin d'éviter les pertes de chance. Nous analysons ce qui s'est passé avec les professionnels de santé, mais aussi avec les associations de malades qui nous ont fait part de leur volonté d'être davantage associées.
M. René-Paul Savary, président. - Cela ne s'est pas passé partout de façon aussi idyllique que vous le présentez !
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Nous disposons de l'ensemble des informations nécessaires pour nous faire une opinion sur ce qui s'est passé avec les masques en 2018.
L'alerte, que Geneviève Chêne qualifie de très précoce, a été donnée au mois de janvier. Un premier échange entre Santé publique France et la DGS a lieu le 3 janvier, à la suite duquel une alerte, que vous qualifiez d'assez forte, est publiée. Le mois de janvier est jalonné d'évènements qui témoignent d'une alerte.
Au cours du mois de janvier, on apprend qu'il s'agit d'un coronavirus - on connaît les coronavirus, même s'ils n'ont pas tous les mêmes caractéristiques - ; sa transmission par voie respiratoire est donc établie. Il allait falloir alors, au minimum, protéger les personnes touchées et les professionnels de santé de la chaîne de soin par la fourniture, notamment, de masques. Il a fallu des semaines et des semaines pour qu'une doctrine sur les masques en grand public s'élabore. Bien entendu, en janvier, la doctrine n'était absolument pas que chacun porte un masque ; j'en ai bien conscience.
Une fois les alertes données, on se dit que vous allez commander des masques pour reconstituer le stock insuffisant. Vous avez fourni les chiffres, que Santé publique France confirme : vous en avez commandé 1,1 million le 30 janvier, une quantité très faible. Vous en commandez à nouveau 28,4 millions huit jours plus tard, le 7 février : un niveau significatif, mais pas très élevé non plus, alors que l'épidémie se profile. Il faudra attendre le 25 février pour qu'une commande de 170 millions soit réalisée, puis les commandes vont s'enchaîner à des niveaux très élevés. Pourquoi les commandes de janvier et de début février ont-elles été si tardives et si faibles ? Pourquoi a-t-il fallu attendre la fin du mois de février pour passer une commande significative, alors que le marché mondial était déjà en grave déséquilibre, voire en situation de pénurie.
Monsieur Salomon, le 26 février au matin, vous avez participé à une table ronde au Sénat au cours de laquelle notre président Alain Milon s'est inquiété du manque de masques et de l'inflation des prix compte tenu du déséquilibre entre l'offre et la demande. Vous lui avez répondu : « Santé publique France détient des stocks stratégiques importants de masques chirurgicaux. Nous n'avons pas d'inquiétude sur ce plan. Nous ne distribuerons des masques que lorsque cela s'avérera nécessaire. Bien évidemment, nous privilégierons la distribution de masques aux malades et aux contacts dans les zones où le virus pourrait circuler. » Vous avez ajouté : « Il n'y a donc pas de pénurie à redouter ». Le 10 mars, le ministre de la santé a utilisé exactement la même expression : « Il n'y a pas de pénurie ». Or nous avons auditionné beaucoup d'acteurs de terrain et tous nous disent : il y a une pénurie ; on n'a pas eu assez ; nous n'avions pas les équipements de protection.
Le 26 février après-midi, j'ai interpellé le ministre de la santé lors des questions d'actualité au Gouvernement au sujet des professionnels de ville qui s'alarmaient de l'absence d'équipements de protection et de l'insuffisance du nombre de masques. Le ministre a été rassurant et a affirmé que des équipements de protection individuelle allaient être fournis. Or ils ne l'ont pas été. On le comprend bien en considérant l'état insuffisant du stock et le niveau des commandes des semaines précédentes !
Alors que l'alerte a été sérieuse et précoce, comment expliquer qu'il n'y ait pas eu de rapide mise en commande de masques ?
Alors que la carte d'identité du virus est diffusée vers le 10 janvier par les Chinois, pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour commander des tests en nombre significatif ? Cela n'était-il pas prioritaire ? Quelle a été votre analyse ?
La création de l'Agence nationale de santé publique relevait de la volonté de doter notre pays d'une grande agence de santé publique. Le format actuel est-il abouti ou reste-t-il inachevé ? Se pose également la question de ses moyens, car projet de loi de finances après projet de loi de finances, nous nous émouvons de la réduction du nombre de postes dont est doté Santé publique France. Pour être le lieu où s'élabore notre stratégie nationale de lutte contre une épidémie, cette agence ne devrait-elle pas être dans une meilleure situation ? Ou d'autres lieux sont-ils à imaginer ?
Mme Geneviève Chêne. - Je vais répondre aux questions sur les commandes de fin janvier. Je me permets de rappeler que la constitution et la gestion des stocks stratégiques dépendent d'une doctrine. Celle qui a prévalu pendant la décennie ayant précédé la crise prescrivait la constitution d'un stock de masques à destination du public et non des professionnels de santé. Ainsi, au début de la crise, il n'y avait pas de masques FFP2 dans le stock stratégique ; c'était le cas depuis plusieurs années, puisque les derniers masques FFP2 périmés avaient été détruits, à ma connaissance, au milieu des années 2010. C'était aux établissements et professionnels de santé de constituer un stock en la matière.
En second lieu, dans ce champ, Santé publique France agit pour le compte de l'État, sur instruction du ministre ou, par délégation, du directeur général de la santé. Ainsi, on a compris fin janvier, avec cette alerte, qu'il fallait constituer des stocks stratégiques pour les professionnels de santé, sur le fondement de la connaissance épidémiologique du moment ; certes, il y avait alors une alerte, mais on comptait trois cas. Je ne dis pas qu'il n'y en avait pas beaucoup plus - sans doute -, mais on ne pouvait pas documenter les cas autrement qu'au travers des remontées et des tests positifs.
Ainsi, nous avons activé fin janvier nos marchés afin d'obtenir 1 million de masques FFP2. Or le monde entier connaissait des tensions pour obtenir ces masques. Par conséquent, l'alerte a certes été très précoce, mais ce n'est pas le stock stratégique qui devrait être mobilisé en première ligne pour les professionnels de santé dans une telle situation, parce que, a priori, il existe des stocks dans les établissements de santé et chez les professionnels de santé. Néanmoins, le ministère a ensuite identifié des sources industrielles potentielles et nous avons été massivement mobilisés pour commander des quantités gigantesques de masques.
Je complète une réponse précédente ; le stock de 1 milliard de masques à destination des professionnels de santé, qui doit être constitué, correspond à dix semaines de crise intense, à raison d'une utilisation de 100 millions de masques par semaine, après utilisation du stock de trois semaines que les établissements doivent désormais détenir.
M. René-Paul Savary, président. - C'est vous qui avez fourni les établissements, n'est-ce pas ?
M. René-Paul Savary, président. - Vous nous dites, d'un côté, que les masques n'étaient pas à destination des professionnels de santé et, de l'autre, que vous les leur fournissez...
Mme Geneviève Chêne. - Pardon si je n'ai pas été claire.
La doctrine qui a prévalu de 2010 jusqu'à fin 2019 relative au stock stratégique de l'établissement pharmaceutique de Santé publique France consistait à détenir 1 milliard de masques destinés au grand public, aux cas positifs et à leurs contacts.
Pendant la crise, le stock stratégique que l'on a reconstitué était destiné prioritairement aux établissements et professionnels de santé, et ce ne sont pas les mêmes masques, puisque les professionnels de santé ont besoin de masques FFP2, qui ne sont pas appropriés pour le grand public, seul visé par la doctrine précédente. Il n'y avait plus de masques FFP2 dans le stock stratégique fin 2019, début 2020.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Selon la doctrine, il fallait en réalité à la fois des masques chirurgicaux et des masques FFP2. Ainsi, malgré le débat qu'il y a eu avec le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale sur la doctrine, l'interprétation que vous faites de cette dernière prête à discussion.
Par ailleurs, si je suis bien votre raisonnement, les alertes données au mois de janvier n'étaient pas suffisantes pour que vous changiez votre fusil d'épaule et que vous commandiez des stocks importants afin de protéger les professionnels de santé, puisque, selon vous, les professionnels de santé, notamment en ville, devaient avoir leurs propres stocks, ce qui ne correspondait pas à la réalité. On peut toujours édicter des règles, et l'abaissement du stock à 100 millions d'unités était bien lié à des changements de doctrine, mais, en réalité, on a abaissé drastiquement le nombre de masques et l'on n'a pas vérifié si les hôpitaux et les professionnels de ville s'étaient équipés ; de fait, ils ne l'avaient pas fait.
M. François Bourdillon. - Faute d'instructions !
M. Bernard Jomier, rapporteur. - En effet, merci de le souligner.
Vous interprétez donc la doctrine de façon restrictive.
M. François Bourdillon. - Non, le changement de doctrine de 2013 est crucial. Il conduit à dire que le stock stratégique est pour la population et que, pour les salariés - professionnels de santé ou autres -, c'est aux entreprises, donc aux établissements hospitaliers, de prendre en charge l'approvisionnement. C'est considérable, car cela conduit à supprimer les masques FFP2 et, de manière générale, les masques destinés aux établissements de santé.
Quand la crise se déclenche, le stock stratégique n'est pas du tout adapté pour faire face à une crise hospitalière, puisqu'il n'est pas destiné à cela ; c'est aux hôpitaux de s'y préparer. Mme la directrice générale de l'offre de soins a déclaré devant l'Assemblée nationale qu'elle avait cherché la circulaire devant informer les hôpitaux et les professionnels de santé qu'ils devaient constituer un stock de masques, mais cette circulaire n'existe pas.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Ce que vous dites correspond effectivement à la doctrine de 2013, à l'exception du cas où survient un agent hautement pathogène, auquel cas, ce sont les pouvoirs publics, et non plus les employeurs, qui sont chargés de fournir les masques. Si l'on admet que nous faisons face à un agent hautement pathogène - avec plus de 30 000 morts dans notre pays, il me semble que c'est le cas -, c'était bien la responsabilité des pouvoirs publics de fournir ces masques, y compris dans le cadre de la doctrine.
M. René-Paul Savary, président. - Et ils devaient aussi s'assurer que les stocks étaient bien constitués ; qui s'en est chargé ?
Mme Catherine Deroche, rapporteur. - Si je comprends bien, monsieur Bourdillon, d'une part, la doctrine a changé en 2013 - les établissements et professionnels de santé devaient dès lors se fournir en masques FFP2, car les stocks stratégiques concernaient la population - et, d'autre part, une circulaire aurait dû parvenir aux établissements. Par conséquent, où est passée cette circulaire et pourquoi la population n'a-t-elle pas eu de masques ?
Ensuite, contrairement à ce que vous affirmez, nous avons tous vu, dans les départements, des infirmières en larmes parce qu'elles n'avaient pas de protection et des gens aller au travail la peur au ventre. Vous étiez peut-être en relation avec les professionnels de santé, mais nous en avons aussi vu. Ne nous dites pas que tout était fait pour les protéger, c'est faux ; pendant longtemps, ils n'ont pas été protégés. Quant à la population, je le répète, elle n'avait pas davantage de masques ; on demandait aux malades sortant de l'hôpital de s'acheter des masques, mais leur pharmacien leur indiquait que les masques n'étaient pas pour eux. Je ne comprends plus rien à ce système...
M. Jérôme Salomon. - Je veux rassurer les Français sur certains points. Les masques FFP2 sont utilisés à l'hôpital et par certains dentistes. Or, depuis 10 ans, ces utilisateurs n'ont pas appelé Santé publique France pour lui demander de fournir leurs masques en cas de tuberculose ou dans d'autres circonstances. C'est important de le rappeler ; le fonctionnement quotidien des établissements et de nos professionnels de santé est, heureusement, tout à fait satisfaisant.
J'en viens à la question sur l'évaluation du risque et sur la réponse apportée. Il y a eu, sur l'évaluation du risque, énormément de divergences dès le début. Le ministère était plutôt dans une position de surévaluation du risque, tant avec Agnès Buzyn qu'avec Olivier Véran, qui ont été extrêmement attentifs au risque. Je le rappelle, Agnès Buzyn a écrit à l'ensemble des ARS pour demander à celles-ci de se mobiliser ; nous avons également écrit, très tôt, madame la rapporteure, aux établissements pour leur recommander de se préparer ; je pourrai vous donner les dates précises.
Vous parliez du mois de février, période un peu particulière. Quand on a commandé en urgence les masques FFP2, c'était pour protéger des projections nos équipes : celles qui sont allées à Wuhan et celles qui étaient présentes dans le centre d'hébergement de Carry-le-Rouet ou ailleurs. Ensuite, dès le 6 février, on a procédé à une commande importante de masques FFP2 ; dès le 7 février, me semble-t-il - donc très en amont -, on a demandé l'activation rapide du circuit de fabrication des lignes de production française. Par ailleurs, nous avions 534 millions de masques disponibles, périmés ou réévalués, en plus du stock de Santé publique France.
La notion d'agent « hautement pathogène » a perturbé tout le monde. L'« affolement provient en grande partie des exagérations de la presse, qui sait que la peur fait vendre. [...] Nous avons affaire à des évènements que la science elle-même peine à expliquer. [...] Dans ces conditions, brandir chaque jour le nombre de nouveaux cas et de morts comme un épouvantail ne sert qu'à provoquer des réactions disproportionnées par rapport aux risques réels qui, eux, ne peuvent qu'être négligés dans le même temps. [...] Le risque que le coronavirus chinois change les statistiques de mortalité française ou mondiale est nul. » Voilà ce qu'a écrit et m'a envoyé le Pr Raoult en mars dernier.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Ne nous citez pas en réponse le professeur Raoult ; il vient également d'affirmer que le Gouvernement était atteint de bouffées délirantes. Donc, ses déclarations...
M. Jérôme Salomon. - Ce que je veux simplement vous dire avec cette citation est que l'évaluation du risque est difficile ; il faut le rappeler aux Français, nous sommes confrontés à une maladie qui n'est, heureusement, pas mortelle dans 99 % des cas. Le caractère « hautement pathogène » n'a donc rien à voir avec Ebola.
Il fallait à la fois évaluer les risques et y répondre de façon adaptée, et je crois que nous avons fait le maximum pour ce faire, tant pour les commandes que pour le déstockage. En effet, nous sommes allés chercher des masques là où nous en avons trouvé - cela fut un énorme effort parce que le marché était tétanisé - et le ministre nous a demandé de déstocker les masques, ce que nous avons fait très tôt. Santé publique France a fait des efforts considérables afin de fournir en urgence les territoires les plus touchés ; on a ainsi fait des livraisons en Savoie, dans l'Oise, de nuit... Il y a donc peut-être eu des difficultés, mais il y a eu des efforts considérables pour assurer les livraisons.
Par ailleurs, nous avons été confrontés à l'enjeu des stocks dans les établissements de santé et chez les professionnels de santé. Certains professionnels de santé étaient équipés - j'en connais qui ont continué de travailler à domicile, car ils disposaient d'équipements - et d'autres n'en avaient pas ; vous avez reçu nombre de témoignages et nous aussi. On a donc privilégié les groupes hospitaliers et les professionnels de santé des territoires les plus touchés, et nous sommes allés jusqu'à distribuer les équipements dans les officines ; il y avait ce double circuit. Nous avons donc commandé, cela a été dit, des masques FFP2, qui n'étaient plus dans le stock stratégique. La réponse a donc été rapide.
Elle l'a également été pour ce qui concerne les tests. En effet, l'ensemble des établissements de santé de référence de France étaient équipés, dès la première semaine de février, des moyens de diagnostic. La commande, non seulement de masques FFP2, mais encore de gants, de lunettes de protection, de surchaussures, de charlottes et de solution hydroalcoolique date du 7 février.
Ensuite, il y a eu le foyer des Contamines-Montjoie, au cours de la deuxième semaine de février, l'activation du plan Orsan Reb par Agnès Buzyn juste avant son départ du ministère et l'entrée en fonction d'Olivier Véran, qui a beaucoup insisté sur les tests. C'est lui qui a demandé que tous les cas de pneumonie grave ou de syndrome de détresse respiratoire aiguë présents dans l'ensemble des services de réanimation en France soient testés par rapport à la covid-19, afin que l'on ait une vision des cas graves sur l'ensemble du territoire. Il s'agissait d'une stratégie de recherche active de cas.
Ensuite, il y a eu le décès dans l'Oise puis l'identification de la circulation du virus dans ce département. À la fin du mois de février, on enregistrait 57 cas et deux décès en France. C'est à l'issue de cette situation que nous sommes passés en stade 2, le 29 février, et que le Gouvernement a interdit les rassemblements collectifs dans l'Oise.
Voilà le résumé de cette période un peu particulière qu'a été le mois de février, période très active, avec de nombreuses actions, tant de commande que de vérification des stocks et de début de déstockage, puisque le déstockage a été demandé le 1er mars, en donnant la priorité aux territoires les plus touchés.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Comment expliquer la distorsion entre vos propos, selon lesquels il n'y avait pas de pénurie, et le fait que les professionnels de santé en ont constaté une ?
M. Jérôme Salomon. - Il y a eu de très fortes tensions, c'est vrai ; je sais que certains professionnels ont manqué de masques et c'est absolument dramatique, je le concède ;...
M. Bernard Jomier, rapporteur. - C'est sain et simple de le dire.
M. Jérôme Salomon. - ... mais il est également important de dire que beaucoup de professionnels ont travaillé dans de bonnes conditions parce qu'ils avaient été livrés.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Que pouvez-vous nous dire sur l'organisation de la santé publique, monsieur Bourdillon ?
M. François Bourdillon. - Je m'exprimerai sur l'organisation de l'agence, car la santé publique serait un sujet très vaste.
Santé publique France est une agence toute nouvelle, que j'ai créée. Son organisation est, selon moi, aujourd'hui fonctionnelle. Se pose également la question des moyens ; on compte à peu près 650 agents à Santé publique France. En Angleterre - je parle bien de l'Angleterre seule et non de la Grande-Bretagne -, il y a 8 000 personnes ; voilà le fossé dans l'investissement public entre chez nous et outre-Manche.
Maintenant, quels sont les manques en matière de santé publique ? Considérons les situations sanitaires exceptionnelles, dont fait partie la situation actuelle ; ce qui fait probablement le plus défaut, pour en avoir discuté avec Santé publique France, c'est la taille des cellules régionales. Ces cellules sont chargées de l'épidémiologie régionale - cela permet à Santé publique France de ne pas être aveugle - et des investigations ; chacune d'elles compte entre 5 et 10 personnes, ce qui est, à mon sens, totalement sous-dimensionné pour faire face à ce genre de situation et pour procéder correctement aux investigations.
Sur l'expertise, l'Europe procède à des évaluations rapides du risque, ou risk assessment. Je me demande si l'agence ne devrait pas également mener, de manière officielle et transparente, du risk assessment rapide, c'est-à-dire disposer d'une expertise publique mobilisable rapidement et qui permette d'alerter le Parlement et les autres acteurs.
En ce qui concerne les stocks, on est repassé d'un stock pour la population à un stock stratégique. Un stock stratégique centralisé me semble plus à même de répondre à la diversité des situations que, par définition, on ne connaît pas, de manière à pouvoir répondre à l'urgence, que cela concerne l'hôpital, la ville ou une entreprise, en étant le plus réactif possible. Au-delà de la pandémie grippale, la centralisation de l'estimation des besoins me paraît importante.
Par ailleurs, l'établissement pharmaceutique et les réservistes sont dimensionnés pour être des fonctions dormantes. L'établissement pharmaceutique représente moins de 10 personnes, dont 2 sont affectées à la logistique. Si l'on conduit un travail important d'acquisition de masques, on fait appel à des réservistes sanitaires alors que l'on aurait besoin d'un minimum de structuration.
Pour ce qui concerne la fonction de prévention, Santé publique France est très sous-dotée. La prévention contre l'alcool, la drogue et le tabac représente moins de 10 personnes, alors qu'il s'agit des principaux déterminants de santé et c'est à peu près équivalent pour la nutrition. On aurait vraiment besoin de compter plus d'experts et d'agents opérationnels chargés du marketing social. En outre, il faudrait investir les populations ; on a commencé de le faire pour les personnes âgées et la petite enfance, mais c'est très insuffisant pour correspondre aux critères des grandes agences de santé publique.
Enfin, si j'avais une recommandation concernant la surveillance, je dirais que l'accent doit être mis sur l'environnement ; le rêve des environnementalistes serait d'avoir, à l'instar de la plateforme de données en santé (health datahub), un datahub en environnement, afin de croiser les données de santé et les données d'environnement. Néanmoins, cela impliquerait, là encore, de disposer des ressources pour mener les études et identifier les liens entre facteurs d'exposition et état de santé.
M. Jean-François Rapin. - Je souhaite revenir sur l'audition de Mme Buzyn à l'Assemblée nationale au mois de juin.
L'ancienne ministre faisait part d'un problème relatif aux stocks stratégiques concernant d'autres produits que les masques. Elle n'a pas voulu les citer, pour des raisons de confidentialité. Sans connaître le nom de ces produits, le stock a-t-il été reconstitué ?
Vous avez mentionné, monsieur le directeur général de la santé, des courriers adressés aux professionnels de santé de ville, mais ces communications ne présentaient pas réellement de stratégie. Pour avoir été confronté, en début de crise, comme médecin, à des situations délicates relatives à des personnes arrivant de foyers de contamination, je peux affirmer que l'on n'avait pas d'interlocuteur identifié et qu'il était compliqué de trouver les centres de test ; on ne savait que faire de nos malades à risques. Une stratégie a-t-elle été définie ?
Mme Laurence Cohen. - Personne ne doute, je pense, de la mobilisation de vos équipes pour acheminer le matériel.
Cela dit, je suis très étonnée, car vous affirmez que la crise a été prise en compte de manière très sérieuse dès la fin de janvier ; si cette prise de conscience a eu lieu si tôt dans vos instances, il y a alors eu un retard dans les décisions politiques, le circuit n'a pas dû aller à son terme. Je ne comprends pas le retard dans la mise en oeuvre des mesures à prendre, d'autant que nous avons tous constaté des pénuries.
Le but de nos auditions est, certes, de comprendre ce qui a dysfonctionné, mais c'est surtout de savoir comment faire face aux futurs évènements. Or vous ne me rassurez pas du tout ; aucune leçon ne semble tirée.
Ce matin, d'éminents professeurs nous ont décrit le problème relatif aux masques. Ainsi, le professeur Antoine Flahault nous a indiqué que, le 26 janvier, l'on manquait de masques à Wuhan ; ou s'était débrouillé pour en fabriquer. C'était, selon lui, ce qu'il fallait faire, mais la France favorise trop le modèle biomédical de perfection. Je veux bien que l'on me parle de doctrine, mais est-ce que l'on rectifie le tir ? Dans les écoles de ma ville, chaque enseignant dispose de 5 masques pour l'année, en tout et pour tout...
Par ailleurs, il y a un manque de coordination entre Santé publique France et la direction générale de la santé. Les deux instances se parlent, mais les décrets ne paraissent pas. Le président de la conférence nationale de santé publique, le professeur Emmanuel Rusch, nous a indiqué que cette instance ne s'était pas tenue pendant un an, qu'elle s'est reconstituée en février et que, depuis lors, elle ne s'est réunie que sur son autosaisine.
Enfin, monsieur Salomon, vous avez été, de 2013 à 2015, conseiller chargé de la sécurité sanitaire auprès de Marisol Touraine, quand celle-ci était ministre de la santé. Vous avez donc une responsabilité particulière dans la gestion des stocks périmés. J'ai l'impression d'une bureaucratie qui bloque les décisions politiques nécessaires. Il n'est pas responsable de rejeter les responsabilités sur les individus ; c'est vrai, il y a une responsabilité individuelle, mais il y a d'abord la responsabilité de l'État pour équiper la population et les professionnels de santé.
M. Olivier Paccaud. - Je ne suis pas très convaincu par ce que j'entends depuis deux heures et demie. L'autocritique ne fait visiblement pas partie des pratiques des personnes que nous recevons aujourd'hui.
Monsieur Salomon, vous dites avoir répondu de façon adaptée, précoce, rapide ; donc, finalement, tout s'est bien passé ! Pourtant, il y a eu plus de 31 000 morts...
Au début de la crise, les masques n'étaient « pas utiles », mais ils le sont ensuite devenus et vous justifiez ce changement de doctrine par le fait que les experts ont changé d'avis. Dans l'Oise, une gendarmerie de mon canton a fermé - c'est rarissime - parce que presque tout son effectif était sur le flanc ; il y avait en fait un problème de masque. Or j'ai constaté que toutes les forces de l'ordre du monde entier étaient équipées de masques ; elles avaient donc désobéi aux experts mondiaux ou peut-être est-ce vous qui aviez mal compris leurs recommandations... Donc ne regrettez-vous pas votre position sur le port du masque ? Vous avez parlé de masques « faussement protecteurs » ; réemploieriez-vous cette expression ?
Par ailleurs, vous avez parlé de courriers adressés aux ARS entre le 10 et le 14 janvier. Pourriez-vous nous en adresser la copie ?
Enfin, quand nous étions en pénurie de masques - non « en tension » -, le Gouvernement a envoyé des masques et d'autres tenues de protection en Chine. Cela fait désordre.
Mme Victoire Jasmin. - Monsieur Salomon, vous avez évoqué les anticorps protecteurs et les réinfections. Quelles sont les orientations stratégiques en matière de recherche dans ce domaine ? Le professeur Rusch nous a indiqué ce matin qu'il y avait une cannibalisation entre équipes pour toucher les financements octroyés. Quel intérêt portez-vous à l'élaboration d'un futur vaccin ?
Ma seconde question s'adresse aux différents représentants de Santé publique France. Je veux comprendre ce qui s'est passé dans la chaîne de commandement : comment les décisions sont-elles prises pour l'envoi de professionnels dans les territoires ? Comment agissez-vous pour estimer les besoins et pour définir la réponse ? Comment évaluez-vous les actions menées au retour de vos équipes ? Recourez-vous à des professionnels en cumul emploi-retraite ? Beaucoup de professionnels se portent volontaires ; comment évaluez-vous leurs compétences ?
Enfin, en matière de prévention, avez-vous des contacts avec les instances régionales d'éducation et de promotion de la santé (Ireps) ? Quel rôle ces instances joueront-elles en cas de rebond de l'épidémie ?
M. René-Paul Savary, président. - Voilà une première salve de questions ; je vous demande de bien vouloir y répondre en 3 minutes chacun.
M. Jérôme Salomon. - Au sein du stock stratégique, il n'y a pas que des masques, en effet, il y a aussi des anti-infectieux, des antibiotiques, des antiviraux ou encore des vaccins. Il y a une stratégie européenne de réponse et de coopération et nous disposons des moyens de réponse aux nouveaux risques, car il n'y a malheureusement pas que les maladies infectieuses ; on a pu citer l'ouragan Irma, le terrorisme, le risque nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC) ou encore l'accident grave de l'usine Lubrizol de Rouen. Le stock stratégique doit permettre de répondre à ces risques.
La stratégie est claire depuis le début ; elle a même été énoncée par le Président de la République.
Il s'agit, en premier lieu, de renforcer la prévention, au travers des gestes barrières, ce que j'appelle la responsabilité individuelle. À cet égard, je me suis peut-être mal exprimé ; je ne dis pas que des gens sont responsables de leur sort, je dis que les citoyens sont des acteurs majeurs de la prévention, il n'est pas question de leur renvoyer la responsabilité.
En second lieu, il s'agit de protéger les personnes les plus fragiles, les personnes âgées.
En troisième lieu, nous avons mis en place une logique de tests, d'alerte des cas contacts et de protection des proches par l'isolement ; nous pourrons développer si vous le souhaitez.
En quatrième lieu, enfin, il y a une déclinaison de mesures territoriales - le Premier ministre en a parlé -, en lien avec les élus locaux et les territoires, afin d'adapter la réponse aux situations locales.
Ainsi, je le dis pour les médecins, la priorité des tests est bien affichée maintenant : une demande de test par un médecin reçoit une priorité numéro un ; il est demandé aux laboratoires d'examiner en premier les personnes symptomatiques, celles qui sont envoyées par leur médecin et les personnes contacts. C'est clair et cela a été énoncé par Olivier Véran.
Madame Cohen, merci de votre hommage aux équipes ; autant on peut critiquer les systèmes et les difficultés que nous avons rencontrées, autant on peut rendre hommage, je crois, à l'ensemble des personnes mobilisées sur le terrain ; je ne parle pas que du ministère, je pense à toutes les personnes qui se sont dévouées nuit et jour pour essayer de résoudre cette crise.
Vous avez parlé, madame, de la mobilisation des politiques. Je ne suis pas politique - je suis responsable d'une direction d'administration centrale -, mais je peux vraiment vous garantir que les politiques ont été très mobilisés sur ce sujet. C'est factuel ; la visite du Président de la République et celle du Premier ministre ainsi que les nombreuses réunions - tout cela était public - montrent bien que nous avons vraiment mobilisé les plus hautes autorités de l'État, très tôt.
Ce qui est difficile à faire, c'est la comparaison entre territoires. Je le dis souvent avec une immense modestie : d'abord, la crise n'est pas terminée et, surtout, on ne sait pas pourquoi certains territoires ont été très touchés et d'autres, non. Je peux vous l'assurer, le Haut-Rhin n'a pas démérité ; il a probablement été frappé en raison de la présence de foyers majeurs, mais je ne sais pas expliquer pourquoi l'Ariège ou la Lozère sont moins touchées. Cela nécessitera des recherches de longue durée.
Ce qu'il s'est passé en France, c'est que le « R0 », cette fameuse vitesse de propagation, a été rapidement abaissé, mais il ne l'a pas été assez pour que l'on atteigne un niveau de maîtrise de l'épidémie. Le confinement a été efficace, vous le savez, mais il a malheureusement été extrêmement douloureux.
J'en tire de très nombreuses leçons. Je vous présente d'ailleurs mes excuses si vous avez l'impression que je suis dans l'autosatisfaction, ce n'est absolument pas l'idée, je suis très conscient de toutes les difficultés que nous avons éprouvées. Il faut être capable de tirer toutes les leçons de la première vague, en particulier pour l'optimisation de la prise en charge des malades covid, pour la prise en charge parallèle indispensable des malades non-covid et pour la grande attention tant à l'égard des personnes âgées - une leçon très importante - que de la santé mentale de nos concitoyens - nous avons ressenti un impact fort dans ce domaine.
Par ailleurs, je ne sais pas si nous sommes allés trop loin, mais, objectivement, si l'on proposait un masque chirurgical ou un masque grand public à une infirmière de réanimation, je pense qu'elle ne l'accepterait pas et c'est tout à fait légitime. Nous avons essayé de prioriser les livraisons de masques FFP2 aux établissements à haut risque et de masques chirurgicaux aux professionnels de santé.
Je ne me prononcerai pas sur l'éducation nationale.
Je laisse la question de la coordination de l'expertise à Santé publique France.
M. René-Paul Savary, président. - Il faut conclure.
M. Jérôme Salomon. - Ma réponse la plus importante porte sur l'autocritique, qui est évidente. Nous avons eu, comme tous les pays du monde, des difficultés, peut-être plus sur certains domaines, peut-être moins sur d'autres. Il y a eu un effort considérable de nos soignants, nous avons soutenu massivement des évacuations sanitaires - nous sommes le seul pays à l'avoir fait -, notamment de 650 malades de réanimation. Nous sommes montés de 5 000 lits à 7 200 malades pris en charge en réanimation, dans de bonnes conditions, avec un effort considérable de recherche. Il y a eu de magnifiques gestes de solidarité pendant cette crise et certaines choses n'ont pas fonctionné, je le dis devant vous ; il faudra travailler sur certains sujets. Nous sommes dans une logique de retour d'expérience, de partage avec les professionnels de santé pour tirer toutes les leçons de cette première vague.
M. René-Paul Savary, président. - Les évacuations sanitaires dans des territoires où les cliniques privées ne sont pas mobilisées, avouez que cela peut être mal interprété...
Mme Geneviève Chêne. - Sur le périmètre de Santé publique France et sur les stocks stratégiques, je n'ai plus en tête ce que disait Mme Buzyn lors de son audition devant l'Assemblée nationale, mais je peux expliquer comment les choses se passent. Il y a des échanges réguliers entre la direction générale de la santé et Santé publique France, notamment à propos des stocks. Santé publique France agit pour le compte de l'État, sur le fondement d'une saisine.
Selon les évaluations dont je dispose, fin 2019, début 2020, les commandes et le contenu du stock stratégique à Santé publique France étaient conformes aux demandes de l'État. Je partage le constat sur les difficultés d'approvisionnement, il n'est pas question de les nier ; il y a eu des difficultés à se procurer les masques en quantités nécessaires. Je veux souligner aussi la réactivité des équipes de Santé publique France pour passer les commandes le plus vite possible afin de distribuer les produits le plus vite possible. Cela n'a sans doute pas été suffisant...
M. René-Paul Savary, président. - Je vous le confirme.
Mme Geneviève Chêne. - ... mais, dans notre périmètre d'action - après le sourcing et après la saisine -, nous avons fait notre possible. Ces aspects sont à prendre en compte pour la suite. Aujourd'hui, au regard de la doctrine actuelle, les stocks pour les professionnels de santé sont largement reconstitués.
La conférence nationale de santé compte un représentant de Santé publique France, mais nous ne pouvons pas saisir cette instance. Cela dit, je suis tout à fait d'accord, la démocratie sanitaire n'a sans doute pas été assez mobilisée lors de cette crise. L'idée n'est pas de rejeter la responsabilité sur les autres. On suit une logique de promotion de la santé et de prévention ; chacun doit jouer son rôle, y compris les institutions et les agences sanitaires.
J'en viens à la question sur la chaîne de commandement. Le ministère de la santé se charge du sourcing, de l'identification de l'ensemble des fournisseurs possibles, il prépare ensuite la saisine de Santé publique France, que nous recevons. Nous procédons alors aux négociations, aux commandes, à la signature des contrats, au suivi de l'approvisionnement, à la réception de la livraison sur le territoire - il s'agissait souvent de fournisseurs chinois - et à l'organisation de la chaîne logistique, jusqu'aux groupements hospitaliers de territoire et aux grossistes répartiteurs. Cela a représenté une organisation gigantesque, puisque 100 millions de masques ont pu être distribués. Je ne dis pas que cela s'est passé suffisamment tôt, mais nous l'avons fait pendant plusieurs semaines et, aujourd'hui, nous pouvons le réactiver autant que nécessaire.
Enfin, pour ce qui concerne la prévention, axe très important, Santé publique France est une agence nationale, donc nos interlocuteurs sont non pas les Ireps, mais la Fédération nationale d'éducation et de promotion de la santé (FNES), qui les coordonne, et les ARS, ainsi que nos cellules régionales. Notre dialogue avec la FNES nous a permis de fournir des outils et d'avoir un retour du terrain pour préparer les étapes suivantes.
M. René-Paul Savary, président. - N'hésitez pas à mettre de l'huile dans les rouages...
Mme Nicole Pelletier. - La chaîne de commandement a été bien décrite. Une chaîne logistique gigantesque - le terme est approprié - a été mise sur pieds pour faire parvenir ces millions, voire ces milliards, de masques et d'équipements de protection individuelle. Beaucoup d'équipes ont travaillé nuit et jour pour faire parvenir ces masques. Il ne s'agit pas d'autosatisfaction, on aurait peut-être pu faire mieux ; on organisera justement un retour d'expérience pour en tirer les meilleures conclusions.
M. François Bourdillon. - Pour que tout le monde comprenne bien, il y a une indépendance scientifique à Santé publique France et, pour ce qui concerne la fonction d'établissement pharmaceutique, cette agence agit strictement en tant qu'opérateur de l'État. Santé publique France a beaucoup travaillé pour l'approvisionnement en masques depuis le mois de janvier.
Par ailleurs, je veux dire que les relations avec l'Ireps de Guadeloupe étaient, à mon époque, excellentes ; j'apprécie beaucoup cet Ireps, qui a agi de manière très active sur le sujet de la chlordécone.
Mme Angèle Préville. - Je ne doute pas de la bonne volonté des uns et des autres.
Toutefois, sur les masques, n'aurait-il pas fallu communiquer en disant : « Fabriquez vous-mêmes vos masques, mais sachez que vous ne serez pas entièrement protégés » plutôt qu'en disant : « N'en mettez pas du tout » ? Il y avait urgence, il y avait des vies en jeu. On aurait pu préconiser de faire des masques en tissu, en précisant le type de tissu et le mode de confection. Cela aurait permis d'éviter certaines contaminations.
Vous avez mentionné, professeur Salomon, l'alerte par les cas graves. En Allemagne, l'alerte se faisait par les tests. Ne serait-ce pas préférable ? L'alerte par les cas graves entraîne un retard par rapport et, de fait, en Allemagne, cela s'est mieux passé.
Santé publique France a un département alerte et crise. À qui s'adresse l'alerte ? Est-ce à ceux qui ont le pouvoir d'agir ? En quoi consiste-t-elle ? Quelle est la chaîne de transmission de cette alerte ?
M. Jean Sol. - Je veux revenir sur la doctrine relative aux masques, qui nous a semblé évoluer au gré du vent. Monsieur Salomon, pouvez-vous confirmer que la doctrine a évolué à mesure des connaissances ? Est-ce la seule raison ? Je ne le pense pas, car, pour éviter la transmission du virus, le masque s'imposait dès le départ aux équipes médicales et soignantes. Par ailleurs, quid du volet préventif que le Président de la République a souvent rappelé ? Est-ce une question de moyens ?
Comment avez-vous décliné la distribution, par les ARS, des masques aux professionnels ?
Comment avons-nous pu laisser les professionnels de santé travailler sans masque ou avec des masques périmés ? Je pense aux soignants, mais aussi aux aides à domicile, aux dentistes, aux forces de l'ordre, aux professionnels libéraux. Les FFP1 sont arrivés au mois de mars...
Enfin, il y avait 5 000 respirateurs au sein de l'Eprus. Que sont-ils devenus ? Les a-t-on injectés dans le stock stratégique et les a-t-on utilisés ? A-t-on puisé dans les stocks NRBC que nous avions dans les établissements de santé ? Dans quelle mesure ?
Mme Annie Guillemot. - Ma première question porte sur la divergence entre ce que vous dites et ce nous avons constaté sur le terrain. Le décret portant sur la reconnaissance des maladies professionnelles a été publié ; or les soignants, s'ils n'ont pas été oxygénés, ne bénéficieront pas de cette reconnaissance. De même, tous ceux qui s'occupaient des autres - services d'aide à domicile, foyers de travailleurs ou de migrants - n'avaient aucune protection. Vous mentionniez des retours d'expérience avec les professionnels ; ce n'est pas seulement avec eux qu'il faut le faire, c'est avec tout le monde, avec les citoyens et les élus.
Vous affirmez qu'il ne faut pas de masques FFP2 pour la population ; je n'en suis pas sûre, les maires, certains citoyens, n'en ont-ils pas besoin ? On voit, au travers de cette audition, que l'État ne se remet pas en cause et que sa crédibilité dans la gestion de la crise sanitaire se pose. Pourquoi n'a-t-on pas mis en oeuvre le plan Pandémie ?
J'en viens au rôle de Santé publique France et à la coordination avec la DGS. Nombre de maires nous ont dit qu'ils ne connaissaient absolument pas Santé publique France et que cette agence ne s'occupait certainement pas de logistique. Les masques destinés au département du Rhône ont par exemple été expédiés en Maine-et-Loire et on a attendu quinze jours pour les récupérer. Il y a un véritable problème, à l'échelon non des territoires, mais de l'organisation de l'État.
Mme Buzyn a déclaré à l'Assemblée nationale que la gestion des stocks stratégiques de masques relevait non pas du ministre, mais de Santé publique France. Elle a assuré ne pas avoir eu connaissance du courrier adressé par celle-ci à la direction générale de la santé, en septembre 2018, qui faisait part de la péremption d'une part importante du stock. En outre, la doctrine précisait bien qu'il fallait 1 milliard de masques. Elle a d'ailleurs indiqué qu'elle avait reçu une note. Cela signifie donc que des fonctionnaires d'État n'ont pas vérifié les stocks.
Le rôle des fonctionnaires d'État consiste à définir et à mettre en oeuvre les politiques publiques, mais aussi à en suivre l'application, sans quoi personne n'a plus de responsabilité et on ne sait plus qui fait quoi.
Que pensez-vous de la déclaration de Mme Buzyn selon laquelle il faudrait remettre en cause le rôle des agences sanitaires ? Selon elle, apprendre en 2018 qu'une partie des stocks est périmée pose le problème de la dilution des compétences en gestion de crise et réduit peut-être la réactivité des agences. Elle ajoute qu'il faudrait une agence dédiée aux crises en général. Pourquoi n'a-t-elle pas été informée de cette péremption des stocks en 2018 ? Par ailleurs, de 2018 à 2020, qu'est-ce qui a été fait pour reconstituer ces stocks ? Qu'ont fait les fonctionnaires chargés de vérifier les stocks ?
Quant aux masques, vous nous dites : « afin d'éclaircir l'évolution sur les stocks stratégiques, afin de mobiliser toutes les compétences, afin de mettre en oeuvre l'adéquation optimale des moyens d'intervention ». Vous nous parlez d'études stratégiques, mais vous semblez avoir hésité quant aux produits périmés, vous être demandé si la doctrine était toujours la même. Selon M. Bourdillon, les experts n'auraient pas compris le changement de doctrine. Mais qui fait la doctrine ? Est-ce le directeur général de la santé, Santé publique France, ou bien le ministre de la santé ?
Vous nous avez dit espérer avoir 1 milliard de masques à la fin du mois, mais de combien de masques de différentes catégories disposez-vous à ce jour ? Vous devez le savoir !
Au début de la crise, alors qu'on savait qu'il s'agissait d'infections respiratoires, les masques étaient réservés aux soignants, mais certains d'entre eux nous ont dit avoir donné leurs masques aux patients de réanimation qui ne les avaient pas mis eux-mêmes. Pourquoi n'a-t-on pas dit aux gens de se protéger, même avec des foulards ou d'autres textiles ? Pourquoi le principe de précaution n'a-t-il pas été mis en oeuvre en la matière ?
Enfin, quelle est l'organisation actuelle des stocks, y compris des stocks de médicaments, sur lesquels il y aurait de graves tensions ?
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Concernant les certificats de décès, qui quelque chose a-t-il été mis en place depuis mai dernier pour les informatiser ?
J'ai lu qu'il y avait à ce jour 12 000 lits de réanimation, mais le personnel soignant est-il en proportion ? Où en est la réserve sanitaire ?
Enfin, y a-t-il une Europe de la crise sanitaire ? L'Europe est-elle au rendez-vous ?
Je me souviens par ailleurs que, le 11 mars, j'ai participé à une cérémonie officielle au Trocadéro en tant que parlementaire de Paris : les informations sanitaires que nous avions reçues étaient très faibles ; nous étions assis les uns à côté des autres, sans masques. À l'évidence, il y a un problème de communication gouvernementale, une semaine avant le confinement.
M. Martin Lévrier. - Concernant la reconstitution actuelle des stocks de masques, vous avez évoqué une logique d'achat auprès de l'industrie française. Quelle proportion des achats effectués à ce jour l'est auprès de fournisseurs français ? Surtout, quelle sera la pérennité de ces commandes ? Pour combien de temps vous engagez-vous auprès de ces entreprises ?
Quant aux délais d'attente actuels pour les tests, M. Véran a parlé hier de régulation. Quelles contraintes claires y aura-t-il ? Les laboratoires qui ne respecteraient pas les délais pourraient-ils être sanctionnés ? Pourrait-on réserver les remboursements aux tests effectués en temps et en heure ?
M. Jean-François Husson. - Nous avons une mission de contrôle de la mise en oeuvre des politiques conduites sous l'autorité du Gouvernement. Or on constate un manque de clarté, de visibilité et de fluidité. Je crains que nos concitoyens ne se posent plus de questions après avoir écouté cette audition qu'auparavant.
Pouvez-vous, à cet instant, nous communiquer un plan d'action structuré de déploiement et de mise en oeuvre des moyens dont l'État disposerait pour combattre efficacement la pandémie sur la totalité du territoire français, un plan qui préciserait ce qui incombe à chaque acteur du système du santé, de l'hôpital à tout le personnel médico-social ?
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Quand cette commission d'enquête a été créée, nous ne savions pas dans quel état allait se trouver le pays à la fin de l'été. Aujourd'hui, vous avez une responsabilité particulière : le pays est très inquiet et n'a plus confiance dans la parole publique. Or vous êtes en train de rater l'occasion de parler clairement. Vous avez nié la pénurie de masques. Pourquoi n'est-il jamais possible de reconnaître a posteriori qu'on s'est trompé, qu'on n'a pas dit la vérité ? Vous êtes quelqu'un de très écouté, monsieur Salomon, vous avez un rôle à jouer pour que les Français aient confiance dans la résolution de la crise : il faut que vous décidiez d'être clair !
M. René-Paul Savary, président. - Je rajouterai deux questions sur les masques réquisitionnés par l'État : combien y en a-t-il eu ? Cette stratégie a-t-elle été efficace ?
J'insiste moi aussi sur la nécessité d'être clairs et de redonner confiance. La Belgique vient d'annoncer une quarantaine obligatoire pour toutes les personnes arrivant des départements du Nord ou du Pas-de-Calais !
M. Jérôme Salomon. - Madame Jasmin, la recherche française a été de grande qualité : on peut saluer les efforts de notre communauté scientifique.
Concernant la distribution des masques, le premier déstockage a été validé le 2 mars ; nous tenons à votre disposition tous les messages échangés en la matière. Nous sommes tous mobilisés pour éviter une deuxième vague meurtrière !
Quant à la possibilité de conseiller le port de masques en tissu, nous avons parlé des mesures barrières, du lavage de mains et de la distance physique. La France a été l'un des premiers pays à lancer le masque grand public, grâce à ses artisans et à ses entreprises.
L'alerte passe par des signaux faibles : les cas graves nous signalent qu'il doit y avoir des cas moins graves en plus grand nombre et une dissémination invisible du virus. Nous avons relevé pour ce faire les occurrences de syndromes de détresse respiratoire aiguë et de pneumonies. Aujourd'hui, on compte 53 000 tests positifs par semaine : c'est aussi un signal ! C'est pourquoi le Premier ministre a demandé une prise de conscience collective pour éviter un rebond épidémique majeur.
Quant à l'évolution des connaissances, nous avons saisi très régulièrement le conseil scientifique et nous avons écouté les avis de l'Académie de médecine et des scientifiques. Nous n'étions pas « anti-masques » ! Nous voulions adapter la réponse aux modes de transmission connus. En l'occurrence, le premier mode connu était celui par les gouttelettes, les projections d'aérosols à moins d'un mètre : c'est pourquoi nous avons fourni des masques aux professionnels. En juin, certains scientifiques ont lancé l'alerte sur la transmission par aérosols ; cela a été suivi par les avis de l'OMS et la publication du British Medical Journal sur les différents niveaux de risque ; nous avons évidemment pris tout cela en compte. Le risque maximal se présente quand beaucoup de monde est réuni dans un espace clos et mal ventilé ; la seule publication sur une transmission par aérosols en intérieur porte sur un autocar en Chine.
Les précaires sont évidemment une préoccupation majeure : nous avons distribué 100 millions de masques, dont 50 % de masques chirurgicaux et 50 % de masques en tissu.
Le plan pandémie portait sur une épidémie de grippe : nous l'avons mis de côté parce qu'il était essentiellement fondé sur l'usage d'antiviraux et la mise en place d'une vaccination de masse, mesures encore impossibles dans la présente épidémie.
Concernant la régulation des tests, nous en réalisons 1,2 million chaque semaine : c'est un effort considérable et inédit des laboratoires. La priorité est donnée aux malades, puis aux contacts et aux patients munis d'une prescription médicale ; les autres viennent après, même s'ils doivent voyager.
Quant au plan d'action structuré, les autorités suivent de très près la situation actuelle : le ministre de la santé présentera dans les prochaines heures l'ensemble du plan d'action pour les établissements et les professionnels de santé, ainsi que les éventuelles déclinaisons territoriales des mesures pour la population.
Enfin, madame de la Gontrie, le fait que des soignants n'avaient pas de masques, ou ne pouvaient s'en procurer que difficilement, n'est évidemment pas du tout satisfaisant ; je l'ai ressenti comme un échec. Deux phénomènes simultanés se sont produits : d'une part, le monde entier s'est arrêté de produire en un mois, sidération inimaginable du marché mondial ; d'autre part, nous avons massivement déstocké et livré sur l'ensemble du territoire, ce qui n'était pas facile ; nous avons monté un pont aérien, puis maritime, pour les commandes. La plus grande surprise, pour tout le monde, a été l'ampleur énorme du besoin immédiat de masques : 100 millions par semaine, alors qu'on en consomme d'ordinaire entre 3 et 5 millions. Personne n'avait prévu qu'il en faudrait autant. Nous en tirerons évidemment toutes les leçons nécessaires sur le stock stratégique et les enjeux logistiques pour mieux répondre aux exigences des Français.
Mme Geneviève Chène. - Concernant le nombre de masques, nous en avons commandé à ce jour 4,6 milliards, reçu 3,3 milliards et distribué 1,6 milliard. Parmi eux, 1,2 milliard ont été commandés auprès de producteurs français ; leur livraison s'échelonnera jusqu'en mars 2021 dans le cadre des marchés d'urgence impérieuse. Les marchés seront réactivés au début de 2021 pour assurer la continuité du stock stratégique ; ces marchés pourront aller jusqu'à quatre ans. Les bons de commande seront faits en fonction des besoins planifiés par le ministère et obéiront aux règles de la commande publique. Nous espérons que les producteurs français y répondront ; j'ai peu de doutes sur ce point, dans la mesure où la production française est aujourd'hui importante.
Concernant la chaîne de transmission des alertes, notre agence est sous tutelle du ministère de la santé et de la direction générale de la santé ; les alertes leur remontent donc. Nous avons des liens quotidiens assez codifiés sur tous ces aspects ; nous avons transmis plus d'une centaine de notes, qui remontent à présent systématiquement au cabinet du ministre.
Déterminer qui est responsable de la doctrine constitue bien un point clef. J'ai cru comprendre que l'évolution de la doctrine qui consistait à préconiser plutôt l'emploi de masques chirurgicaux par le grand public résultait du fait que les masques FFP2 étaient assez mal supportés ; si je me suis exprimée de manière ambiguë sur ce point, je m'en excuse. La doctrine est établie par le ministère de la santé sur la base d'un avis du HCSP. Sur une période décennale, les missions qui incombaient à l'Eprus et ont été reprises par notre agence sont celles d'un opérateur qui agit sur instructions de l'État. Après cette période de crise, il apparaît que nous devons mobiliser notre expertise en interne et être force de proposition afin de coordonner la préparation de la doctrine ; c'est d'ailleurs ce que nous avons proposé au ministère, ce qui a reçu une réception favorable : il faut avoir une réflexion commune qui mobilise et coordonne l'expertise sur ces aspects.
Le stock stratégique de Santé publique France a une visée sanitaire. En dehors des professionnels de santé et des malades, on ne peut envisager aujourd'hui certaines des destinations que vous suggérez, mais qui n'entrent pas dans le périmètre actuel. Celui-ci pourrait toutefois évoluer. Par ailleurs, la connaissance détaillée de ces stocks a peut-être trop constitué au cours de la dernière période décennale une sorte de secret d'État. Nous considérons aujourd'hui que nous pouvons constituer une force de propositions pour la doctrine, plutôt qu'un simple exécutant. En outre, j'estime que cette réflexion doit être portée, avec tous ses éléments, devant la représentation nationale, de manière à ce que des discussions ouvertes soient menées sur la base d'une connaissance détaillée et actualisée de ces stocks stratégiques.
La partie démographique des certificats de décès est traitée par l'Insee au fil de l'eau ; la partie médicale est traitée par l'Inserm, que nous avons sollicité afin que l'informatisation soit la plus rapide possible. Il en est résulté les premiers chiffres que je vous ai donnés.
Le dispositif de la réserve sanitaire est encadré et sécurisé ; le transport et l'hébergement de ces professionnels est assuré. Ce dispositif témoigne de la solidarité nationale entre professionnels de santé ; il a vocation à être efficace en complément de l'organisation locale. Je tiens à rendre hommage aux 4 300 engagés, pour lesquels des contrats ont été signés, ce qui nous permet de les mobiliser sur la base des besoins de telle ou telle ARS. Parmi eux, 2 400 ont été mobilisés jusqu'à ce jour, ce qui est inédit depuis la création de la réserve sanitaire : on compte 31 000 réservistes-jours de mission cumulés. Ces mobilisations font l'objet d'un contrat spécifique. Nous nous sommes trouvés face à deux difficultés dans l'emploi de cette réserve : d'une part, les métiers les plus demandés, qui manquent structurellement parmi les professionnels de santé, étaient déjà sollicités sur le terrain ; d'autre part, il était difficile de mobiliser des retraités qui, de par leur âge, auraient été exposés à des risques accrus dans cette épidémie.
M. René-Paul Savary, président. - Qu'en est-il des respirateurs évoqués ?
Mme Nicole Pelletier. - À ma connaissance, ces respirateurs ne font pas partie des stocks stratégiques de Santé publique France, mais des stocks tactiques des établissements de santé. Nous avons acheté d'autres respirateurs depuis le début de l'épidémie à l'attention des établissements de santé.
M. René-Paul Savary, président. - Merci de vos réponses ; nous attendons vos réponses écrites sur les points qui n'ont pu être évoqués faute de temps.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 55.
Jeudi 17 septembre 2020
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Audition de Mme Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé
M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition, ce matin, de Mme Marisol Touraine.
Madame, mes chers collègues, je vous prie tout d'abord d'excuser l'absence de M. Alain Milon, président de cette commission d'enquête, retenu dans son département.
Vous avez été, madame Touraine, ministre de la santé de mai 2012 à mai 2017 et vous êtes actuellement présidente de l'organisation internationale Unitaid. Vous avez été entendue, le 1er juillet dernier, par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale. Votre mandat a précédé celui du gouvernement actuel et vous avez eu à connaître des crises sanitaires, notamment celle d'Ebola.
Nous aurons l'occasion de revenir sur certains points, qu'il s'agisse de la réorganisation des agences sanitaires, de la doctrine applicable en matière de masques - nous avons eu une discussion de plusieurs heures à ce sujet, hier - et du contrôle de son application ou encore de l'affectation des masques en cas de plan d'urgence.
Je vais vous donner la parole pour un propos introductif, mais, au préalable, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais vous demander de prêter serment.
Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marisol Touraine prête serment.
Mme Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé. - Mon propos liminaire sera bref car l'essentiel de mon audition consistera, je crois, en nos échanges ultérieurs, afin que je puisse vous apporter les précisions que vous me demanderez sur tel ou tel point.
J'ai été ministre de la santé de 2012 à 2017. Au cours de cette période, même si nous n'avons pas connu de crise sanitaire aussi intense que celle que nous connaissons aujourd'hui - crise tout à fait exceptionnelle en raison de son caractère mondial et durable -, j'ai été amenée à traiter d'un certain nombre de situations : un coronavirus - le MERS-CoV, en 2013, beaucoup moins agressif que celui de la covid-19 -, la crise d'Ebola, qui a été particulièrement intense et qui m'a amenée à traiter de la question des stocks stratégiques, et des crises touchant les territoires ultramarins, dont les répercussions commencent à arriver en métropole : Zika, la dengue et le chikungunya. Par ailleurs, les attentats terroristes de 2015 et de 2016 ont également sollicité, bien que de manière différente, les services hospitaliers et le ministère ; ils ont posé la question de la réaction d'urgence et ont conduit à compléter la composition des stocks stratégiques.
La sécurité sanitaire a été pour moi une priorité constante depuis le premier jour de mes fonctions. Par-delà les crises d'ampleur, un ministre de la santé est confronté de manière quasi hebdomadaire à des situations de crise liées à des produits sanitaires ou à des procédures en cours - je pense par exemple à des essais cliniques - ; ce ministère est donc devenu un ministère de crise, qui doit gérer des urgences et des crises de diverses natures et qui doit mettre en place des protocoles, variables selon les situations, de prise en charge d'urgence de personnes, de situations et d'organisations.
Quand je suis arrivée au ministère, j'ai indiqué que la sécurité sanitaire serait l'une de mes priorités - pas la seule, évidemment - puisque j'avais été affectée par la crise de la grippe H1N1. À l'occasion de cette crise, la question de la nature et des modalités d'approvisionnement des stocks à détenir avait été posée ; j'ai donc soulevé, dès 2012, le sujet de la procédure d'acquisition, non des masques, qui ne posaient pas de difficulté particulière à ce moment-là, mais des vaccins antigrippaux.
Ainsi, la question des stocks stratégiques a été présente à mon esprit dès le départ et elle l'est restée tout au long du mandat. Je l'ai examinée périodiquement à l'occasion de crises ou d'interrogations stratégiques, quant à la manière d'envisager la réponse à apporter à certaines situations, comme l'épidémie de variole, sujet majeur de 2012 à 2017.
Quand je me suis trouvée confrontée aux enjeux de sécurité sanitaire et, au-delà, de santé publique - il me semble en effet important de resituer la question de la sécurité sanitaire dans le cadre plus général de l'approche de santé publique -, il m'est apparu que l'une des faiblesses du système français résidait dans l'éparpillement des agences chargées de questions de santé publique. C'était particulièrement frappant quand on procédait à des comparaisons internationales ; la France n'a pas une histoire, une culture, une tradition de santé publique, contrairement à certains autres pays et cette culture doit être rattrapée.
J'ai consacré beaucoup d'énergie et d'engagement, y compris devant vous, mesdames, messieurs les sénateurs, pour réorganiser notre système d'agences sanitaires - je vous remercie d'ailleurs de votre soutien sur cette démarche, puisque ma réponse à l'éparpillement des agences a résidé dans la création de créer Santé publique France, adoptée à l'unanimité des deux chambres - et pour lancer des actions de santé publique et de prévention par rapport au tabac, à l'alimentation ou à d'autres sujets.
Il faut l'avoir à l'esprit, la sécurité sanitaire s'inscrit dans une démarche globale de santé publique, dans une démarche populationnelle ; c'est le troisième point sur lequel je veux insister pour conclure mon propos. Ainsi, la question des doctrines est évidemment un enjeu majeur. Le ministre doit solliciter des organismes compétents - Haut Conseil de la santé publique (HCSP), sociétés savantes et structures internationales, comme l'Organisation mondiale de la santé (OMS) - pour définir le cadre de déploiement, de mise en oeuvre opérationnelle, d'une action ou d'une politique.
La création de Santé publique France visait précisément à rassembler dans une même structure l'expertise scientifique, l'analyse de la recherche médicale et scientifique, la mise en place de messages de santé publique et de prévention et la déclinaison opérationnelle des politiques. La question de la doctrine en matière de santé publique est donc importante ; elle relève d'organismes dont la compétence scientifique est reconnue. Cela ne signifie pas que cette doctrine ne peut pas être remise en cause par les responsables politiques - c'est même leur responsabilité et leur rôle -, mais l'analyse et la proposition initiale doivent procéder des organismes compétents.
La doctrine est un sujet de réflexion pour vous, je le sais. En matière de masques, elle a été fixée en 2011, mais la réflexion date de 2010 ; c'est très clair dans les documents qui existent. Elle se poursuit jusqu'à aujourd'hui, puisque l'avis du Haut Conseil de la santé publique de mars 2020 ne remet pas en question la doctrine d'utilisation des masques. Cela dit, la question des masques n'est, pour moi, qu'un élément parmi d'autres ; je voulais surtout indiquer le cadre général dans lequel j'ai inscrit mon action, dans lequel j'ai traité de questions importantes de sécurité sanitaire.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Nous avons passé beaucoup de temps, hier, sur la question des masques.
Ma première question est presque anecdotique : je souhaite comprendre la gouvernance du ministère. On nous a parlé d'une lettre datée d'octobre 2018, émanant du directeur de Santé publique France et adressée au directeur général de la santé, qui n'avait été transmise ni au cabinet ni à la ministre elle-même. Selon vous, est-ce de bonne gouvernance qu'une information de cette nature soit traitée directement par la direction générale de la santé ? Le ministre est confronté à des dossiers multiples et de grande ampleur ; le niveau de traitement de cette information se situe-t-il bien à l'échelon d'une direction générale ?
Par ailleurs, pouvez-vous nous aider dans notre réflexion sur l'organisation de la réponse à une crise sanitaire et sur notre organisation de santé publique ? François Bourdillon nous a indiqué, lors de son audition d'hier, que vous aviez voulu créer une grande agence de santé publique. Or, depuis le début de la crise, on constate que cette agence ne paraît pas occuper une place si importante ; nombre d'acteurs se sont plaints de ne pas avoir affaire à elle, de ne pas avoir d'interlocuteurs déconcentrés, de ne pas comprendre son rôle dans cette crise. Quelle devrait être sa place ? Est-elle complètement déployée ou est-elle encore en construction ? Quel doit être son rôle dans la gestion d'une crise sanitaire ?
De façon plus générale, au regard de l'organisation d'autres pays, comment résoudre les questions essentielles du pilotage d'une épidémie et de l'articulation de ce pilotage avec la décision politique ? Prenons l'exemple de la stratégie des tests. Où doit se décider la stratégie d'utilisation des tests ? On réalise plus de 1 million de tests par semaine, c'est beaucoup, en effet, mais on a le sentiment qu'il n'y a pas eu de définition d'une stratégie en la matière. Où et comment devrait s'élaborer un processus de stratégie des tests ?
M. René-Paul Savary, président. - C'est une question précise...
Mme Marisol Touraine. - C'est aussi une question très globale, car il ne s'agit de rien de moins que de l'organisation institutionnelle de la gestion d'une crise.
Santé publique France est une agence assez jeune, car elle a 5 ans. Elle est encore en phase, sinon de croissance, du moins de maturation et de définition d'une culture à diffuser dans l'ensemble du pays.
Disons-le d'emblée, la taille et le périmètre d'action de Santé publique France me paraissent aujourd'hui satisfaisants. Je suis très dubitative face à certaines propositions d'élargissement du périmètre de cette agence. J'ai ainsi entendu évoquer l'idée d'un regroupement avec l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) ; je vous préciserai, si vous le souhaitez, le fondement de mes réserves structurelles fondamentales par rapport à ce rapprochement institutionnel. En tout état de cause, Santé publique France me semble être une structure bien installée et reconnue.
Quel doit être son rôle ? Santé publique France dispose de petites antennes au sein des agences régionales de santé (ARS). Depuis sa création, un débat oppose les partisans d'une autorité administrative indépendante et ceux, dont je suis, qui souhaitent placer clairement cette agence sous la tutelle du ministère de la santé ; c'est d'ailleurs ainsi dans les autres pays. En effet, lorsque l'on est confronté à des enjeux de souveraineté sanitaire et de protection de la population, il n'est pas envisageable que les décisions ultimes dépendent d'une autorité administrative indépendante et non du responsable politique.
Ma position à cet égard est très claire, peut-être est-elle aussi très traditionnelle : selon moi, en démocratie, ceux qui décident in fine doivent être ceux qui sont élus, ceux qui ont reçu un mandat de la population directement ou de façon déléguée, via le Président de la République. Le responsable politique doit assumer les décisions ; les agences et les administrations sont là pour éclairer, informer, suggérer et éventuellement - veuillez me pardonner cet anglicisme - challenger l'orientation du ministre.
Quelle place Santé publique France ou toute agence sanitaire doit-elle occuper dans la gestion d'une crise comme celle que nous connaissons ? Elle doit avoir une place de premier rang dans le conseil, y compris physiquement. En temps normal, Santé publique France, pour la période de 2015 à 2017, et les agences regroupées dans cet organisme - l'Institut de veille sanitaire (InVS), l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES), l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) et Addictions Drogues Alcool Info Service -, pour la période de 2012 à 2015, se réunissaient une fois par mois, autour du directeur général de la santé, pour traiter de l'ensemble des questions qui les intéressaient.
Par ailleurs, entre 2013 et 2017, peut-être dès 2012, il y avait une instance spécifique centrée sur le directeur général de la santé, le comité d'animation sanitaire des agences (CASA). J'ai renforcé l'importance de cette structure informelle, en l'inscrivant dans la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé ; c'est donc devenu un dispositif officiel. Il est présidé par le directeur général de la santé, voire, si les circonstances l'exigent, par le ministre chargé de la santé et il se réunissait, lorsque j'étais aux affaires, selon un rythme hebdomadaire autour du directeur général de la santé.
Par ailleurs se sont tenues des réunions régulières entre mon directeur de cabinet et les directeurs d'agence et j'ai moi-même rencontré ces derniers en période de crise. Ainsi, j'ai reçu, de façon très fréquente, lors de crises, le directeur de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et François Bourdillon m'a rencontrée lors d'épisodes de grippe, à propos du virus Zika, de la dengue et du chikungunya.
Ce fonctionnement peut, peut-être, être amélioré ou précisé, mais le fait qu'une agence fasse des propositions sur ses compétences à une autorité politique, laquelle arbitre et décide, me semble être le bon dispositif.
Vous m'interrogez spécifiquement sur les tests ; je n'ai pas été amenée à mettre en place ce genre de dispositifs, mais la définition d'une stratégie générale relève, à mon sens, de l'autorité politique, sur proposition, le cas échéant, d'une agence ou de la direction générale de la santé ; ensuite, sa déclinaison est confiée à des organismes spécifiques.
M. René-Paul Savary, président. - Quid de la lettre non transmise sur la stratégie des stocks ?
Mme Marisol Touraine. - Je vais vous indiquer la façon dont j'avais, pour ma part, défini les choses. Je viens de vous le dire, j'ai toujours considéré qu'il appartenait au ministre, au Premier ministre, au Président de la République, de décider ; les administrations sont là pour identifier les sujets qui relèvent de la décision politique. Voilà l'enjeu.
La question n'est pas : « est-ce que tout doit remonter au ministre ? » ; la réponse serait évidemment : « non », car, eu égard au nombre de décisions à prendre et d'arbitrages à rendre dans un ministère, notamment au ministère de la santé, dans lequel se posent quotidiennement des questions difficiles, tout ne peut remonter au ministre. L'enjeu est donc de définir clairement l'articulation entre le ministre et ses services.
Pour ma part, je l'ai indiqué à l'Assemblée nationale, je n'aurais pas imaginé qu'une décision jugée stratégique par mes services ne me soit pas soumise ; je ne peux évidemment pas dire que ce n'est pas arrivé, par définition. Ainsi, le lien de confiance que j'ai établi avec mes deux directeurs généraux de la santé successifs - Jean-Yves Grall d'abord, puis, pendant plus longtemps, Benoît Vallet, lequel a été, pour moi, un appui constant et d'une très grande fiabilité - a été un atout précieux. En effet, Benoît Vallet et moi nous accordions sur ce qui devait être arbitré à son niveau et ce qui devait remonter au mien. Cela dit, rien n'est écrit, rien n'est gravé en la matière, et un ministre peut faire des choix différents de son prédécesseur ou de son successeur.
J'avais clairement indiqué - et je crois avoir été entendue - que je devais être informée des choix stratégiques à opérer, mais tout cela relève du réglage quotidien, de l'informel ; c'est la vie d'une administration, ce ne sont pas des protocoles écrits. J'avais un lien direct avec Benoît Vallet, qui poussait facilement la porte de mon bureau et que j'appelais tout aussi facilement, sans protocole écrit.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteur. - Je veux revenir sur Santé publique France. La création de cette agence a été la réponse que vous avez apportée à l'éparpillement des structures existant antérieurement ; vous souhaitiez qu'elle rassemble l'expertise, l'analyse de la recherche scientifique et d'autres missions. Vous avez déclaré que, selon vous, cette agence est aujourd'hui une structure bien installée et bien reconnue. Pourtant, il est ressorti des auditions que nous avons menées précédemment que, au contraire, Santé publique France n'est pas du tout reconnue. Les acteurs que nous avons entendus - responsables politiques, chefs de service ou autres - nous ont dit n'avoir quasiment jamais de contact avec Santé publique France, voire qu'ils n'en connaissaient pas l'existence. Pourquoi donc Santé publique France est-elle si peu connue ?
Par ailleurs, si Santé publique France a vocation à rassembler l'expertise et l'analyse de la recherche scientifique, pourquoi avoir eu besoin de constituer un conseil scientifique ? Quel est le défaut dans l'organisation actuelle ?
Enfin, quel est votre avis sur l'équilibre, ou le déséquilibre, que nous avons constaté, dans la gestion de cette crise, entre la médecine de ville et l'hôpital, sur la gestion très hospitalo-centrée de l'épidémie ?
Mme Marisol Touraine. - J'entends votre observation sur le caractère méconnu de Santé publique France pour certains observateurs ou acteurs. Je ne sais pas si ceux-ci avaient une meilleure connaissance des organismes antérieurs, mais l'installation des structures, des institutions, prend forcément un certain temps. Cinq ans, c'est peu, d'autant que l'agence a été préfigurée en 2015 mais qu'elle a été mise en place en 2016 et que ses premiers mois ont été consacrés à réunir, à rassembler, à organiser. Ainsi, au fond, cette agence a 3 ans de vie active ; elle est donc jeune et il faudra du temps.
Si l'on identifie, à l'occasion de cette crise, des manques, il faudra y répondre et étudier la façon de mieux installer Santé publique France dans le paysage, mais ma conviction demeure : Santé publique France est nécessaire. Son fonctionnement peut-il être amélioré ? Peut-être. Son identification par les partenaires peut-elle être renforcée ? Peut-être. Toutefois, a-t-on besoin, en France, d'une telle structure ? Clairement, oui.
Je le précise, sa création n'a pas été décidée sur un coup de tête. En 2013, j'ai demandé une étude comportant une comparaison internationale à Benoît Vallet, directeur général de la santé, et Françoise Weber, directrice générale de l'InVS ; ces deux personnes n'avaient pas de parti pris, puisque l'un était directeur général d'administration et que l'autre dirigeait une structure qui a été ensuite absorbée par Santé publique France.
Or il est apparu que la France était le seul pays de l'OCDE n'ayant pas de structure de cette nature. L'absence de cette structure exprimait bien sûr quelque chose : que la santé publique n'était pas l'approche privilégiée par la France. Nous sommes un très grand pays de médecine ; la culture médicale française, la culture du soin, est l'une des plus performantes et des plus remarquables au monde, parce qu'elle s'inscrit dans une histoire de plusieurs siècles ; la culture de la clinique a tout de même été inventée dans notre pays.
La culture de la santé publique a pris ses racines dans les pays anglo-saxons. Ce n'est pas parce que nous ne voulons pas que la médecine française ressemble à celle qui existe aux États-Unis ou au Royaume-Uni que nous ne devons pas prendre en considération la capacité des Britanniques, notamment, à conduire, depuis 1945, des études de santé publique sur des cohortes importantes. Quand on entend parler d'études portant sur 600 000 ou 900 000 individus, on réalise la marche à franchir. C'est pourquoi je maintiens que, si nous voulons que la France devienne aussi un grand pays de santé publique - et cela ne se fera pas du jour au lendemain -, nous avons besoin de Santé publique France.
Par conséquent, les éventuelles faiblesses de la perception ou de l'inscription dans le paysage sanitaire français de Santé publique France se résoudront non pas par le démantèlement de celle-ci mais par son amélioration. La difficulté de Santé publique France à s'imposer provient aussi de notre difficulté à penser à partir des catégories de santé publique. J'en avais fait une priorité ; cela fut une préoccupation constante pour moi.
Vous me demandez, en second lieu, pourquoi créer un conseil scientifique. Je peux comprendre que le Président de la République, auprès duquel est placé ce conseil, ait souhaité disposer d'un comité rassemblant des personnalités reconnues et d'horizons divers, pour éclairer sa décision. Cela ne me paraît pas choquant ni gênant dans le contexte de la crise très particulière que nous connaissons.
Il est toujours difficile de savoir comment on aurait soi-même agi dans telle ou telle situation. Néanmoins, indépendamment de la création du conseil scientifique - lequel, je le répète, me semble être une démarche intéressante -, il m'aurait également paru intéressant de constituer un comité de liaison entre les agences impliquées, comme le CASA, c'est-à-dire l'utilisation des ressources des agences existantes, autour du ministre de la santé ou du directeur général de la santé.
En tout état de cause, je ne souhaite pas porter de critique, car on est dans l'à-peu-près. On aurait pu imaginer un modèle différent, dans lequel le conseil scientifique aurait compté, outre les personnes qui le composent, des représentants des agences institutionnelles. Je l'ai dit à Jean-François Delfraissy - ce n'est d'ailleurs pas lui qui en est responsable -, dans une telle crise, il faut embarquer les acteurs des administrations, pour leur éviter de sentir abandonnés, délaissés. Toutefois, ce n'est pas une critique ; je le répète, je l'ai indiqué à l'Assemblée nationale, je ne me sens pas en mesure de donner des leçons. Il vous appartient de tirer des enseignements de vos auditions.
Cela m'amène à la question sur les tests. Certaines décisions prises pour de bonnes raisons peuvent avoir des effets négatifs inattendus, qui n'étaient pas voulus. On peut dire ensuite « ce n'est pas bien », mais, sur le moment, d'autres facteurs peuvent l'expliquer.
En ce qui concerne la balance entre médecine de ville et hôpital, il y a sans doute un tropisme hospitalier dans notre pays ; ce point pourra probablement être amélioré. Il n'en reste pas moins que l'enjeu majeur résidait dans les cas graves. Or, dès lors qu'il y avait cas grave, il y avait nécessairement recours aux établissements hospitaliers. Je ne sais pas comment cela s'est passé ni s'il y a, en particulier, des progrès possibles dans l'articulation entre public et privé. Par ailleurs, le développement de la télémédecine, des téléconsultations, est de nature à marquer durablement notre paysage sanitaire et à faciliter la participation de nos professionnels de ville à la gestion de crise.
Je veux citer, pour finir, le dispositif de crise ORSAN (organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles). Quand j'ai institutionnalisé ce mécanisme, qui existait depuis un certain temps mais qui a été installé en 2014, a été inscrit dans la loi courant 2016 et a fait l'objet des décrets d'application en Conseil d'État en octobre 2016, nous avons produit un guide. Comme tous les guides, celui-ci est imparfait et il s'améliore au fil du temps, mais il identifie cinq situations de crise et il précise systématiquement trois procédures à suivre territorialement pour la formation et la mobilisation : l'une avec les établissements hospitaliers, la seconde avec les professions libérales, notamment médicales, et la troisième avec les établissements médicosociaux et les Ehpad (établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes). Le directeur général de la santé et moi-même avions voulu cette structuration et ce guide précise très clairement que, dans la gestion d'une crise, ce sont les trois axes de mobilisation qui doivent être suivis.
M. René-Paul Savary, président. - Si j'ai bien compris, vous n'auriez donc pas forcément créé un conseil scientifique, madame Touraine.
Mme Marisol Touraine. - C'est une décision du Président de la République ; moi, j'étais ministre de la santé. Je ne sais pas ce qu'aurait fait le Président de la République de l'époque.
M. René-Paul Savary, président. - Lorsque les agences ont été regroupées au sein de Santé publique France, certains s'en souviennent, il y avait aussi une volonté de rationaliser et de mettre en commun les fonctions support. Par conséquent, les moyens regroupés n'ont pas été aussi importants que ceux des agences prises séparément. Cela m'avait marqué à l'époque...
Mme Marisol Touraine. - Les fonctions support de l'agence ont effectivement été rationalisées ; il n'était pas utile d'avoir un responsable des finances, un responsable de la communication et un responsable des ressources humaines pour chaque agence fusionnée. Du reste, si vous vous reportez au rapport du sénateur Francis Delattre de 2015, intitulé L'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) : comment investir dans la sécurité sanitaire de nos concitoyens ?, abondamment cité à l'appui de thèses qui ne figurent pas dans ce rapport - celui-ci défend la création de Santé publique France et l'intégration de l'EPRUS au sein de cette dernière -, il est indiqué, à la page 31, qu'il est souhaitable que cette création se fasse de manière respectueuse des deniers publics et soit l'occasion de rationaliser certaines dépenses.
Sur toutes les travées, ici et à l'Assemblée nationale, s'était exprimée la volonté que les dépenses publiques des agences de santé soient maîtrisées. Il ne faudrait donc pas que ceux qui demandaient, alors, une maîtrise plus forte des dépenses de santé que celle que je proposais déplorent aujourd'hui que cette maîtrise soit excessive. Certains ont été constants dans leur position, mais, quand j'entends les autres, je me dis que j'aurais aimé bénéficier de leur appui quand je devais me battre pour obtenir des ressources...
M. René-Paul Savary, président. - Vous avez raison, mais le rapport Delattre émanait de la commission des finances, non de la commission des affaires sociales.
Mme Catherine Deroche, rapporteur. - En effet, même si l'on peut émettre quelques critiques, il est vrai que l'on disait beaucoup, à l'époque, qu'il y avait une multitude d'agences et qu'il fallait procéder à des regroupements.
Vous avez répondu clairement sur les règles de communication entre les services et le ministre ; si j'ai bien compris, c'est à la direction générale, une fois les règles établies, de juger de la nécessité de transmettre ou non une information.
Ma première question a trait au conseil scientifique. Vu votre description du rôle de Santé publique France - on voit bien que, au Royaume-Uni ou ailleurs, les études de santé publique ne portent pas sur des situations de crise pandémique très violente telles que celle que nous avons connue -, on peut comprendre la volonté de constituer une instance supplémentaire comme le conseil scientifique. Ce qui est peut-être gênant, en revanche, c'est la part très médiatique qu'on lui a donnée. On a pu avoir l'impression que ses avis étaient quasi publics. Il aurait peut-être été préférable que ce conseil fournisse des éléments au Premier ministre et au Président de la République, à charge pour eux de les communiquer ensuite. Cela aurait engendré, à mon sens, moins de confusion. Partagez-vous cet avis ?
Ma seconde question porte sur le pilotage de la crise. Certaines des personnes que nous avons entendues en audition ont souvent déploré une gestion essentiellement sanitaire de la crise au détriment, peut-être, de la logistique ; les ARS ne sont pas faites pour la logistique, d'où certaines difficultés. Selon vous, aurait-il fallu mettre en place un système de commandement reposant sur un partage des rôles plus grand entre le ministère de la santé et le ministère de l'intérieur ?
On nous a aussi fait part de difficultés de coordination, voire de contradictions, entre les ARS et les préfectures, dans certains territoires. Selon vous, quelle serait l'organisation correcte ?
Il y a également eu une faiblesse à l'échelon européen. Lorsque l'épidémie s'est intensifiée en Italie, les différentes agences ne se sont pas coordonnées sur le stock d'équipements de protection. Pourquoi ? Pourquoi n'y a-t-il pas eu de communication commune sur le port du masque ou les tests ? Comment améliorer cela ?
J'ai également une question sur l'alerte. Si vous aviez été ministre de la santé en janvier dernier, sur quels organismes vous seriez-vous appuyée pour avoir une alerte ? Agnès Buzyn a déclaré, le 24 janvier dernier, que le virus avait très peu de risque d'arriver en France ; je me demande sur quelles études elle se fondait pour dire cela, même si les connaissances ont évolué par la suite. S'agissait-il de modélisations de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ? Quels sont les organismes chargés de donner l'alerte lorsqu'apparaissent des signaux dans un pays comme la Chine ?
Enfin, pourquoi n'est-il pas opportun d'intégrer Santé publique France à l'Anses ?
Mme Marisol Touraine. - Pour ce qui concerne le conseil scientifique, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je ne dis pas que je n'aurais pas souhaité la création d'un tel conseil. Dans une crise si décisive, il est évident que la décision ne dépend pas uniquement du ministre de la santé ; je veux le marteler, quelles que soient les organisations, que l'on ait affaire à une agence sanitaire, à une préfecture, ou autre, le caractère interministériel de la décision est évidemment fondamental dans une crise de ce type. Lors d'une crise comme celle d'Ebola ou comme celle dite « des bébés de Chambéry » ou d'essais cliniques, le ministre de la santé avait un contact plus qu'étroit avec Matignon, le chef d'orchestre de l'interministériel, et avec les conseillers du Président de la République. Donc, que l'on crée un conseil scientifique placé auprès du Président de la République ne me trouble pas, ne me choque pas.
Personnellement, je pense qu'il est nécessaire d'associer, sous une forme ou sous une autre, dans le conseil ou ailleurs, des structures institutionnelles qui continueront d'exister au-delà de la crise, parce que le conseil scientifique ne fait pas la même chose que Santé publique France.
La question de l'opinion publique est majeure et le sujet que vous abordez a dû être débattu au sein de ces instances. La structure à peu près équivalente qui a été mise en place au Royaume-Uni rendait, au début, des avis confidentiels au pouvoir politique ; l'autorité politique prenait ses décisions ensuite. Cela a d'autres inconvénients. Je ne sais pas si c'est toujours le cas aujourd'hui, mais cela pose le problème inverse, celui de la transparence de la décision.
La difficulté consiste donc à associer l'opinion publique, à l'heure où les réseaux sociaux et où les chaînes d'information en continu dominent tout. Les débats entre scientifiques ne datent pas d'aujourd'hui, il y en a toujours eu ; j'en ai connu sur nombre de décisions importantes : certains disaient « noir », d'autres « blanc », d'autres encore « gris » et il faut arbitrer entre des positions différentes. Or ce qui se passait autrefois à huis clos, dans un congrès ou dans le cabinet du ministre, se passe aujourd'hui en direct à la télévision ou sur les réseaux sociaux.
Face à cela, il faut trouver les mécanismes permettant à l'opinion publique d'être informée de la décision, d'y participer, mais c'est plus facile à dire qu'à faire. On n'imagine pas, dans une situation d'urgence, des conseils comme celui qui a été mis en place pour l'écologie - une bonne démarche à mon sens - ou comme les comités citoyens que j'avais institués pour la vaccination et que j'avais placés sous la responsabilité d'un professeur de médecine reconnu de Necker. Peut-être faudrait-il réfléchir, maintenant, aux dispositifs pouvant être activés, en situation d'urgence, pour associer l'opinion publique, afin que celle-ci se sente éclairée sur les décisions prises et qu'elle n'ait pas le sentiment, que j'ai moi-même eu, d'être noyée sous l'information.
Dès lors qu'un sujet est considéré comme stratégique, c'est au ministre de prendre les décisions. C'est, à mon sens, l'enjeu majeur du pilotage et du suivi.
Pour les stocks stratégiques, j'ai été conduite - malheureusement - à prendre des décisions régulières, du fait des réorientations et des choix à opérer.
Avant même ma prise de fonctions, on m'avait dit que les procédures d'acquisition des vaccins antigrippaux étaient un sujet de préoccupation. On avait acheté beaucoup de vaccins lors de l'épidémie de grippe H1N1 et ils se périmaient. J'ai travaillé à des procédures d'acquisition groupées à l'échelle européenne. Nous sommes parvenus à les créer, mais ce travail a pris du temps. En attendant, nous avons, dès 2012, mis en place des procédures nationales de marchés de réservation, qu'il s'agisse de la production ou de l'acquisition auprès des laboratoires pharmaceutiques, pour le marché français. Les négociations menées en parallèle avec l'Union européenne ont abouti à un accord, ratifié par le Parlement fin 2016 ou tout début 2017.
Plusieurs alertes avaient été émises, en particulier par l'OMS, au sujet de la variole : on craignait une épidémie d'origine terroriste. Nous avons demandé l'avis confidentiel du HCSP, qui a recommandé l'achat de vaccins de troisième génération. J'ai acheté exactement le nombre préconisé de doses de nouveaux vaccins, mais j'ai également maintenu les anciens vaccins, de première et de deuxième générations. Le HCSP suggérait de cibler des populations particulières, mais, à mes yeux, nous ne pouvions pas renoncer à tous les vaccins que nous avions et qui pouvaient servir à protéger une population plus large. Le débat a été intense entre le cabinet et la direction générale de la santé, mais aussi avec Bercy.
De même, pour le Tamiflu, nous avons été placés face à une difficulté : le service de santé des armées a réduit la durée de validité de cet antiviral. Du jour au lendemain, des produits ont été considérés comme périmés. Je ne suis pas sûre qu'ils fussent devenus, de ce fait, moins utilisables, mais il a fallu prendre un certain nombre de décisions en conséquence.
La gestion d'une crise sanitaire sur le territoire exige une articulation entre le préfet et l'ARS. Il me paraît inconcevable que, dans de telles circonstances, l'ARS n'ait pas une responsabilité clairement identifiée.
Je suis une défenseur des ARS. J'ai voté pour leur création lorsque Mme Bachelot l'a proposée via la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite loi HPST. Aujourd'hui, les directions générales de ces agences sont toutes de très haut niveau. Reste une difficulté à l'échelle des départements : les délégations départementales des ARS sont inégales, faute d'un corps dédié, à l'image de la préfectorale. Les personnes concernées n'ont pas toutes la même capacité ou la même habitude de travailler avec les élus. Mais cette organisation peut être trouvée.
Manuel Valls, alors ministre de l'intérieur, et moi avons pris, en août 2013, une circulaire détaillant la manière dont devrait s'organiser le circuit de distribution des stocks stratégiques en cas de crise sanitaire majeure, notamment de pandémie. Cette organisation reposait, de manière très claire, sur une articulation entre l'ARS et le préfet. Avant même la directive prise par Xavier Bertrand en 2011, il était très clair que les ARS avaient une responsabilité à l'échelle des zones de défense, également en lien avec les préfets.
De plus, dans notre circulaire, Manuel Valls et moi-même indiquions la nécessité d'une ligne stratégique définie nationalement et d'un circuit opérationnel défini localement. Cette circulaire décrit les circuits, notamment pour les masques, entre autres équipements de protection individuelle, en distinguant les circuits de droit commun - à savoir les pharmacies - et les circuits spécifiques - à savoir les collectivités territoriales.
En 2013, l'organisation stratégique était donc définie et la déclinaison locale était prévue. Tout est écrit noir sur blanc.
Pour ce qui concerne l'alerte, il y a incontestablement une faiblesse européenne : ce constat fait consensus. Je le regrette d'autant plus que la France s'est beaucoup engagée, en 2012 et 2013, pour la signature du règlement sanitaire international, sous l'égide de l'OMS, et, à l'échelle européenne, pour la mise en place d'un comité de liaison entre les pays en cas de crise sanitaire.
Il existe une structure d'alerte, basée à Stockholm : le centre européen de prévention et de contrôle (ECDC). Des améliorations peuvent lui être apportées, dans le cadre de cette Europe de la santé que la présidente actuelle de la Commission européenne appelle de ses voeux.
Cela ne signifie pas que la politique de santé doit être uniquement définie à l'échelle européenne et déclinée de la même manière dans tous les pays ; il faut prendre en compte l'enjeu de souveraineté sanitaire et de protection de la population et, évidemment, cette politique est aussi du ressort des gouvernements nationaux. Toutefois, qu'il s'agisse de l'alerte, de la constitution de stocks d'appui ou encore de la circulation de l'information, qu'il convient de rendre plus régulière, il y a un enjeu.
Qui alerte ? L'OMS a un rôle fondamental à cet égard et la direction générale de la santé est la structure où convergent les informations portées à la connaissance du ministre. Le directeur général de la santé a donc un rôle tout à fait central.
Au sujet de l'Anses, j'émets deux réserves structurelles.
Premièrement, l'Anses est une structure d'autorisation ; elle autorise des produits dont, le cas échéant, Santé publique France évalue ensuite l'impact sur la santé des populations. Il n'est pas sain que l'agence d'autorisation et l'agence d'évaluation soient réunies dans une même structure.
Deuxièmement, l'Anses dépend de cinq ministères : la santé, l'agriculture, l'environnement, la consommation et le travail. Je ne suis pas certaine que ce soit un élément facilitateur.
Mme Laurence Cohen. - La décision doit effectivement revenir au politique ; les agences sont là pour l'éclairer, le conseiller et l'accompagner. Néanmoins, au fil des auditions, nous avons l'impression d'une déperdition d'énergie entre, d'une part, les conseils et les expertises des agences et, de l'autre, la prise de décision politique, laquelle n'a pas toujours été au rendez-vous. S'agit-il d'un manque de coordination ? Y a-t-il eu trop d'experts ? Ou s'agit-il d'une responsabilité du directeur général de la santé ?
Comme ministre, vous avez bel et bien suivi une démarche de maîtrise des dépenses de santé. Vous avez été soutenue par un certain nombre de membres de cette assemblée. Certains voulaient même que vous alliez plus loin dans la restriction des budgets de la sécurité sociale. À l'opposé, avec mon groupe, j'ai dit avec constance qu'il s'agissait d'une erreur politique lourde. Vous avez réduit l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) et fermé bon nombre d'établissements et de lits. Or, face à cette pandémie, on a manqué considérablement de lits d'hospitalisation. Pouvez-vous nous éclairer sur cette question ?
Enfin, au sujet des masques, je n'arrive toujours pas à comprendre : comment notre pays est-il passé d'une position de pointe, avec un objectif de 1 milliard de masques nécessaires pour la population, de 117 millions de masques chirurgicaux et de 600 millions d'unités pour les soignants en cas d'épidémie, à la situation que nous avons vécue ? Pourquoi cette baisse des stocks ? Je la comprends d'autant moins que, de 2013 à 2015, le Pr Salomon était votre conseiller chargé de la sécurité sanitaire. Il a donc, me semble-t-il, une responsabilité dans la gestion des stocks, et peut-être aussi au sujet des stocks de masques périmés dont il s'est séparé. Je lui ai posé la question hier, mais il ne m'a pas répondu.
Mme Victoire Jasmin. - On peut déplorer un manque d'évaluation des mesures prises. Dans une autre vie, j'ai été responsable d'un laboratoire en Guadeloupe, qui a connu de nombreuses épidémies - le H1N1, la dengue, Ebola, le chikungunya, le virus Zika, etc. J'ai constaté combien la gestion de proximité était nécessaire pour dresser les inventaires et procéder aux ajustements. Il faut donc revoir les différentes doctrines d'évaluation, à chaque niveau et à chaque stade.
Mme Angèle Préville. - Premièrement, vous affirmez que le but assigné à Santé publique France était, notamment, de « challenger » l'orientation du ministre. En outre, vous avez évoqué l'enjeu de gestion d'une crise à l'échelle interministérielle. Mais avez-vous prévu l'articulation avec le conseil de défense et, dans l'affirmative, comment la concevez-vous ?
Deuxièmement, les décès en Ehpad ont été très nombreux. En Allemagne, ces structures ont déploré bien moins de morts. Les personnes âgées y font l'objet d'une priorité absolue. On sait de longue date que, face à de telles épidémies, elles sont particulièrement fragiles. Comment mettre en oeuvre cette priorité ? Pourquoi n'existe-t-elle pas dans notre pays ?
M. René-Paul Savary, président. - Le 3 mars, le Gouvernement a décidé des réquisitions de masques. Était-ce le bon choix ?
Mme Marisol Touraine. - Madame Cohen, les conseils des agences se sont-ils perdus ? Honnêtement, je n'en sais rien. En tout cas, lorsque j'étais ministre, je réunissais ou consultais les directeurs d'agence que je devais voir, ainsi que le directeur général de la santé.
Oui, nous avons assuré une maîtrise des dépenses, mais les dépenses hospitalières n'ont cessé d'augmenter, y compris entre 2012 et 2017, ce qui m'a d'ailleurs valu un certain nombre de critiques. De plus, les fermetures de lits n'ont pas été un enjeu majeur dans tous les secteurs.
Contrairement à ce que j'entends parfois, l'emploi a augmenté à l'hôpital entre 2012 et 2017 : pendant ces cinq années, les hôpitaux publics ont gagné 36 000 soignants et, globalement, 56 000 agents. C'est une augmentation significative.
Quant au nombre de lits, il doit être manié avec précaution. Le nombre de lits en médecine a connu une légère augmentation - 700 lits ont été créés entre 2012 et 2017. Quant à la baisse significative en chirurgie, elle s'explique par le développement de la chirurgie ambulatoire. Ce mouvement se poursuit. Il correspond à une réalité internationale. La volonté est que les patients puissent rentrer chez eux plus rapidement, que des opérations aujourd'hui moins lourdes que par le passé se déroulent dans des conditions différentes. Je pense au déploiement de l'hospitalisation à domicile, ou encore aux hôtels hospitaliers - leur nombre est encore insuffisant, mais j'espère qu'il augmentera -, où l'on peut suivre les personnes pendant vingt-quatre heures.
On ne peut pas, d'une part, affirmer qu'il faut impliquer davantage la médecine libérale et renforcer la médecine ambulatoire et, d'autre part, considérer que l'on doit continuer à faire à l'hôpital ce qui peut aussi se faire en ville.
Je le maintiens, la baisse du nombre de lits en chirurgie s'explique par le développement de la chirurgie ambulatoire. À cet égard, la France était en retard par rapport à ses voisins. En France, en 2011-2012, 36 % d'actes de chirurgie étaient réalisés en ambulatoire, contre 50 % dans les pays du Nord. Évidemment, ces chiffres ont dû évoluer depuis lors.
Pour ce qui est de la réanimation, il faut également faire preuve de beaucoup de précautions. Les comparaisons peuvent être trompeuses. L'Allemagne affiche des nombres de lits de réanimation très élevés, mais, dans cette catégorie, elle comprend des lits que nous n'incluons pas dans cet ensemble.
Grosso modo, en 2009, la France dénombrait 6 200 lits de réanimation au sens strict, moins de 5 000 en 2012 et un peu plus de 5 000 en 2013. Puis, le chiffre s'est stabilisé jusqu'en 2017. Pour ce qui concerne les lits, nous distinguons la réanimation, les soins intensifs et les soins de surveillance continue. J'ai lu dans la presse des déclarations de certains responsables de sociétés savantes et de syndicats dans le domaine de la réanimation. Selon eux, le nombre juste de lits de réanimation au sens strict s'établirait aux alentours de 6 000.
Il faut aussi savoir reconnaître ce qui a fonctionné. Un des grands succès que nous avons connus lors de cette crise, c'est la montée en puissance du nombre de lits dans les hôpitaux, assurée en lien étroit avec les ARS. À ce titre comme pour les transferts de malades, ces agences ont beaucoup travaillé avec les hôpitaux. La France a fait preuve d'un esprit d'innovation tout à fait remarquable.
Mme Laurence Cohen. - Le personnel hospitalier !
Mme Marisol Touraine. - Tous les pays n'ont pas été capables d'en faire autant et, à l'étranger, on regarde avec intérêt ce que la France a accompli.
Je suis très humble ; je ne dis pas que tout était parfait lorsque j'étais ministre, ou encore que tout est parfait aujourd'hui - je n'en sais rien. Je dis simplement que, dans les hôpitaux, on n'a pas forcément besoin de 20 000 lits de réanimation au sens strict ; je ne suis pas en responsabilité et je ne suis pas à même de dire combien de lits seraient nécessaires en permanence.
Le niveau, le renouvellement et la qualité des stocks sont trois questions qui doivent être appréciées ensemble. Quand j'ai quitté le ministère de la santé, il existait un stock de 754 millions de masques chirurgicaux. On peut dire que ce n'est pas assez, mais je le maintiens : si ces stocks avaient été opérationnels en 2020, la perception du début de la crise aurait été très différente. La gestion de la crise l'aurait-elle été ? Je ne peux pas le dire, et je ne me permettrai pas de le dire.
Les masques laissés en 2017 étaient-ils utilisables ? Pendant toute la période où j'étais ministre, la question de la qualité des masques a été évoquée et évaluée de manière régulière, et une évaluation plus large a été demandée par le directeur général de la santé.
L'idée de base était que les masques chirurgicaux ne se périment pas. C'est la responsabilité des fabricants d'indiquer, ou non, une date de péremption : il n'y en avait pas. Malgré tout, la qualité des stocks de masques faisait l'objet d'un suivi régulier par des sondages aléatoires ; aucune alerte ne m'est jamais remontée à cet égard. Un pharmacien-chef, issu de l'Eprus, est chargé de ce travail au sein de Santé publique France. Il a précisément pour mission d'assurer ce suivi. Il a fait remonter des alertes sur d'autres sujets, mais jamais sur les masques.
Il n'y a pas eu de gestion lointaine des stocks par principe ; il y a eu des remontées, sur des sujets qui appelaient des décisions stratégiques - je les ai évoqués : il s'agit du Tamiflu, des antigrippaux ou encore de la variole -, et des alertes au titre de la péremption. Mais la question des masques n'est jamais remontée.
Entre 2017 et 2020, certains de ces équipements avaient-ils vieilli au point de devenir inutilisables ? Je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est que tous les lots de masques envoyés à la destruction en 2018 et 2019 n'ont finalement pas été détruits, pour des raisons sur lesquelles il serait trop long de revenir. À ce moment-là, le Gouvernement a demandé une nouvelle étude à la direction générale de l'armement (DGA) et à l'ANSM. Cette étude sort en mars 2020 et conclut : « Ces essais montrent que les masques testés présentent toujours des performances de filtration d'aérosols proches de leur qualité initiale. » En conclusion, ils peuvent être employés, non dans un environnement sanitaire, mais par le grand public.
Or les stocks stratégiques étaient principalement destinés à la population générale - les malades et leur entourage. L'Eprus et la direction générale de la santé ont dû considérer que le maintien des stocks stratégiques élevés était une priorité, ce qui n'était pas une évidence : un pays comme l'Allemagne n'avait pas de stocks stratégiques. Pourtant, l'Allemagne a bien géré la crise de la covid. À l'évidence, les faits doivent être analysés de manière plus fine.
À aucun moment l'on n'a pris la décision de réduire les stocks stratégiques. Certains déclarent qu'il n'y avait aucun masque, ou qu'il y en avait 100 millions. Contrairement à ce qu'ils affirment, les stocks étaient de 754 millions de masques. Ont-ils été évalués entre 2012 et 2017 ? La réponse est oui. Étaient-ils tous utilisables ? Je ne le sais pas. Une partie a été détruite et je ne suis pas en mesure de me prononcer sur la qualité des stocks détruits. Ce que je sais, c'est que certains stocks qui devaient être détruits et ne l'ont pas été se sont révélés utilisables par le grand public.
À aucun moment l'on n'a remis en cause la doctrine selon laquelle nous devions tendre vers 1 milliard de masques. Nous n'en avions pas autant, mais nous en avons acquis 140 millions pendant les cinq années que j'ai passées au ministère de la santé - 100 millions de masques pour adulte et 40 millions de masques pédiatriques - et nous avons toujours eu pour objectif d'accroître ce stock.
Des décisions stratégiques ont dû être prises à d'autres moments. Elles ont conduit, entre l'Eprus et la direction générale de la santé, à des arbitrages qui ne me sont pas remontés. Ils ont conduit à ne pas augmenter tout de suite davantage le stock de masques. Mais, s'ils ont été possibles, c'est parce que, selon nos analyses, nous avions suffisamment de masques pour faire face au début d'une crise, et même au-delà ; notre responsabilité, c'était la protection de la population générale. Nous devions donc avoir des masques chirurgicaux, et, pour ce qui concerne la qualité des masques dont nous disposions, nous n'avions aucune raison d'avoir des interrogations ou des doutes.
J'y insiste : en 2017, les stocks étaient en ordre de marche.
Les conseils de défense permettent au Président de la République d'animer une réunion spécifique ; j'ai moi-même participé à des conseils de défense où les questions de santé étaient en jeu, notamment lors des attentats de 2015.
Enfin, pour ce qui concerne les Ehpad, il s'agit largement d'une question de culture. Avec Michèle Delaunay et Laurence Rossignol, nous avons travaillé à un projet de loi d'adaptation de la société au vieillissement. Ce texte portait principalement sur les personnes âgées à domicile. L'idée fondamentale était que la prise en charge des personnes âgées, à domicile ou en Ehpad, suppose une acculturation de la société : la société tout entière doit comprendre que des réajustements sont nécessaires face au vieillissement de la population, dans la manière de concevoir les villes, les transports, ou encore les relations entre les générations. De telles évolutions prennent du temps.
M. René-Paul Savary, président. - Merci de vos réponses, madame la ministre.
La réunion est close à 11 heures.
- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -
La réunion est ouverte à 11 h 5.
Audition de Mme Roselyne Bachelot, ancienne ministre de la santé
M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Roselyne Bachelot, ministre de la santé de mai 2007 à novembre 2010.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
Comme ministre de la santé, vous avez eu à gérer une crise sanitaire pour laquelle les reproches qui vous ont été adressés, à l'époque, sont sans doute inverses de ceux qui ne manqueront pas d'être adressés au Gouvernement, quant à l'état de préparation du pays. Nous aurons à nous en souvenir, en toute humilité, mais ce n'est pas l'essentiel de notre propos aujourd'hui.
Vous avez été auditionnée par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale le 1er juillet dernier. Vous y avez fait entendre une voix originale, notamment sur la question de la responsabilité des différents acteurs en matière d'équipements. Nous y reviendrons.
Nous souhaitons aussi vous entendre sur les ARS, qui concentrent les critiques, sur les agences sanitaires ou encore sur la place de la médecine de ville dans la gestion de cette crise.
Je vous invite à résumer votre propos liminaire en cinq minutes environ, afin de laisser le maximum de temps aux questions de nos trois rapporteurs, puis de nos commissaires.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.
Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Bachelot prête serment.
M. René-Paul Savary, président. - Madame la ministre, vous avez la parole.
Mme Roselyne Bachelot, ancienne ministre de la santé. - En qualité de ministre de la santé, j'ai été confrontée à l'épidémie de grippe H1N1. Il ne s'agit pas de rouvrir une commission d'enquête sur cette pandémie, qui date de 2009. L'Assemblée nationale y a consacré des travaux extrêmement fouillés, à l'instar du Sénat, dont la commission d'enquête était présidée par le regretté François Autain, Alain Milon étant rapporteur - c'est dire si ces travaux ont été exhaustifs et pugnaces.
Les nombreuses auditions ont été complétées par le témoignage d'un grand nombre de responsables, et mes services ont transmis tous les documents nécessaires. Dans les dix années qui ont suivi ces deux commissions d'enquête, décennie riche en interrogations et en mises en cause, aucun élément n'a pu inspirer le moindre soupçon quant à mes déclarations de l'époque. Elles n'ont seulement pas pu être considérées comme incomplètes, ou invalidées a posteriori, bien au contraire.
Ma conduite et mes décisions ont été guidées par plusieurs principes.
Premièrement, conduire une politique, ce n'est pas suivre une croyance. C'est encore moins faire un pari. Face à une pandémie infectieuse, il ne peut y avoir qu'une seule conduite : la précaution maximale, appuyée sur des mesures denses et larges. Toute déchirure dans le cordage de la raquette sera la porte d'entrée d'un virus, toujours sournois, quel qu'il soit.
Deuxièmement, si la décision doit être scientifiquement étayée, je reprendrai volontiers ce que John Maynard Keynes disait des économistes : « Il convient de ne pas les mettre au volant, mais de les installer sur la banquette arrière du véhicule. » L'expertise doit donc être pluridisciplinaire. En particulier, elle doit faire largement appel aux sciences humaines et sociales.
Troisièmement, aucune pandémie ne ressemble à une autre. Il faut donc se méfier comme de la peste des leçons du passé et des fameux « retours d'expérience » dont nous sommes si friands. Les plans de lutte imaginés à froid sont des brodequins d'acier qui contraignent la décision politique. Nous avons besoin d'outils, nous n'avons pas besoin de procédures.
Dans ce cadre, je ne donne aucune leçon à mes successeurs. Je ne juge pas leur action, tant je connais la difficulté de leur tâche. Je ne suis pas devant vous pour faire des commentaires ou exprimer des positions, mais bien pour expliquer, si vous le souhaitez, la genèse de certaines décisions.
J'en appellerai à votre indulgence. Ces faits se sont déroulés il y a onze ans. Vous m'excuserez de ne pas avoir consulté tous les matins les documents y afférents. Parmi les collaborateurs qui m'accompagnaient dans cette action gouvernementale, certains sont morts, d'autres occupent des fonctions éminentes ailleurs, d'autres encore sont à la retraite. Ils ne peuvent m'assister dans cette tâche.
Pendant cette pandémie, j'ai reçu le soutien sans faille du Président de la République, Nicolas Sarkozy, et du Premier ministre, François Fillon. Ils ont appuyé et guidé mes choix sans jamais les entraver ou les ralentir par des considérations budgétaires. Cette commission d'enquête me donne une nouvelle occasion de leur rendre hommage.
L'enjeu, maintenant, c'est de bâtir ensemble une société résiliente face aux risques sanitaires, technologiques ou encore environnementaux. Cette lutte ne pourra résulter de la seule action des partenaires publics. Elle devra impliquer l'ensemble de la société par la diffusion d'une véritable culture du risque, au sens large.
Il n'y a pas, d'un côté, des politiques vilipendés, mis en accusation, et, de l'autre, des citoyens parés de toutes les vertus et quasiment sanctifiés. J'ai pu mesurer les sacrifices, l'ingéniosité, le sens du bien commun de beaucoup de Français, qu'ils soient soignants, agents des administrations, ministres ou membres de leurs cabinets. Je pense à tous ceux qui assurent notre vie au quotidien, et ce propos liminaire me permet de leur exprimer ma reconnaissance.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Premièrement, lorsque vous avez eu à faire face à l'épidémie de grippe H1N1, avez-vous ressenti le besoin de vous entourer d'une expertise scientifique indépendante, comparable à l'actuel conseil scientifique ? Quels sont les agences, organismes et directions qui vous accompagnaient dans la prise de décision, laquelle est, effectivement, toujours politique ?
Deuxièmement, comme ministre de la santé, vous avez lancé un grand chantier au titre de la dépendance. C'est un sujet auquel vous êtes attachée et, à cet égard, votre regard nous intéresse. En tant que citoyenne, que vous ont inspiré la gestion passée des Ehpad et la prise en compte des personnes âgées ? Certains éléments doivent-ils être corrigés ?
Troisièmement, les relations entre les agences régionales de santé, les élus et les préfets ont parfois été marquées par des dissensions, en particulier dans les régions restées de taille modeste. Certaines antennes départementales des ARS se sont révélées absentes. Selon vous, quelles modifications doit-on apporter au fonctionnement actuel de ces agences ?
Mme Roselyne Bachelot. - Je tiens à rappeler une position de principe : on me demande des comptes pour ma gestion de l'épidémie de 2009, sur des faits et rien que des faits.
Je ne suis pas là en tant que citoyenne pour apporter des opinions. Ce n'est pas le rôle d'une commission d'enquête. Je ne suis pas là pour vous indiquer les transformations que je voudrais apporter aux ARS. Ce n'est pas ma fonction actuelle. Je répondrai donc sur l'épidémie de 2009 et sur ma politique : soyons clairs.
M. René-Paul Savary, président. - Cette commission d'enquête porte sur le covid ; votre expérience peut être utile à l'analyse des membres de cette commission, qui ont déjà consacré des dizaines d'heures de réflexion à ce sujet.
Notre rapporteure vous a posé des questions précises. Elle vous interroge notamment sur le besoin d'une organisation scientifique pour la prise de décision d'un ministre. Vous avez pris des décisions quant aux réorganisations territoriales du système de santé ; vous pouvez répondre. Au sujet des Ehpad, votre expérience peut également nous être utile, en plaçant la manière dont on traite la crise d'aujourd'hui au regard des décisions d'hier, et nous souhaitons connaître votre sentiment en tant qu'ancienne ministre de la santé.
Bien sûr, compte tenu de l'évolution actuelle de l'épidémie, il s'agit d'un exercice délicat. Nous pouvons comprendre que vous fassiez preuve de réserve. Néanmoins, les questions de Catherine Deroche sont tout à fait pertinentes et relèvent de notre commission d'enquête.
Mme Roselyne Bachelot. - Bien sûr, je vais répondre à certaines questions.
Pour ce qui concerne l'expertise scientifique, je n'ai pas constitué de commission ad hoc. Je n'ai pas à juger du fonctionnement retenu au titre de l'épidémie actuelle ; n'étant pas ministre de la santé, je ne dispose pas des éléments me permettant d'en juger finement.
Tout d'abord, je me suis tournée vers les analyses de l'Organisation mondiale de la santé. En effet, c'est l'OMS qui a qualifié l'épidémie et son niveau de dangerosité. C'est l'OMS qui, de manière extrêmement rapide - en quelques semaines, si ma mémoire est bonne -, a fixé le niveau de gravité de l'épidémie, pour le porter au niveau 6b sur une échelle de 7.
Ensuite, je me suis tournée vers un ensemble d'organisations scientifiques, notamment la Haute Autorité de santé (HAS) et le comité technique des vaccinations. J'ai veillé à réunir régulièrement, presque tous les soirs, des experts de différents niveaux autour de moi : infectiologues, épidémiologistes, pneumologues, réanimateurs, mais aussi médecins généralistes et spécialistes en sciences humaines. Une épidémie est un objet non seulement médical, mais aussi social et politique. Dans mes contacts, j'ai toujours veillé à convoquer les sciences que l'on appelle sottement « molles » et que je préfère appeler les sciences humaines.
J'ai également pris l'avis du Comité consultatif national d'éthique (CCNE). La vaccination, en particulier, pose des questions éthiques. Doit-elle être coercitive ? C'est sur l'avis du CCNE que nous avons décidé que la vaccination ne pouvait en aucun cas être obligatoire, même pour certaines personnes plus exposées. C'est aussi sur l'avis du CCNE que nous avons décidé que ne pouvions pas choisir des publics cibles et que nous devions, autant que possible, être à même d'offrir la vaccination à l'ensemble de la population. Cette expertise a toujours été à la fois scientifique, sociale et presque philosophique.
Je me suis penchée sur la situation des personnes âgées en Ehpad à différents moments de ma vie, et c'est effectivement un sujet qui m'anime. Encore maintenant, même si j'ai été obligée de renoncer à mes fonctions exécutives à ce titre, je m'occupe d'une association qui organise des concerts pour les personnes atteintes d'Alzheimer - je crois à l'efficacité de la musique sur les fonctions cognitives des personnes âgées.
Lors de l'épidémie, nous avions porté une attention toute particulière aux personnes âgées en Ehpad. En vous référant à mes auditions de l'époque, vous constaterez que ces personnes ont été spécialement protégées. Nous avons fait en sorte qu'elles soient les premières vaccinées, puisque nous disposions de vaccins.
Les ARS n'étaient pas encore en fonction lors de cette épidémie. La loi qui les a créées date de juillet 2009. Nous avons installé des préfigurateurs d'ARS de 2009 à 2010 et ces structures sont devenues opérationnelles en 2010.
Cela étant, la nécessité d'une organisation administrative sanitaire est apparue au cours de cette épidémie et - j'en suis convaincue - les ARS auraient été fort utiles dans ces circonstances. Elles nous ont sans doute manqué pour organiser l'action de la meilleure façon, en particulier pour décloisonner le système de santé.
Le précédent système était en tuyaux d'orgue - la médecine de ville, l'hôpital et le médicosocial étaient cloisonnés. Le décloisonnement est au coeur de la philosophie des ARS ; c'est leur ADN. Cet objectif a-t-il été atteint ? Je n'ai pas les éléments d'analyse fine permettant de le dire. C'est vous qui la ferez : je ne vais pas, pour ma part, tenir des propos de comptoir.
On peut trouver des défauts dans toutes les organisations humaines : j'en conviens volontiers. Lors d'une crise, on peut même constater, ici ou là, des défaillances. Un bilan d'étape peut être utile et vous le ferez certainement.
Ce qui est sûr, c'est qu'une nouvelle administration a besoin de temps pour s'installer. Or les ARS ont subi de plein fouet la réforme territoriale alors qu'elles étaient encore des administrations adolescentes. Cette réforme a été, pour elles, un véritable coup de poignard. Elle leur a imposé des réorganisations territoriales compliquées.
J'ai gardé beaucoup de liens avec mes anciens directeurs d'ARS. Peut-on faire une confidence devant une commission d'enquête ? Je les appelle mes bébés. (Sourires.) C'est dire si nous avons gardé des liens affectifs extrêmement puissants...
À mon sens, une ARS décloisonnée est une absolue nécessité pour gérer une telle crise. J'y insiste, l'organisation peut certainement être améliorée ; mais, selon moi, ce constat ne met en cause ni le modèle ni le concept.
Je l'ai dit publiquement et je le répète : je n'ai conçu la création des ARS que comme une première étape vers une régionalisation beaucoup plus forte du système de santé. Pour moi, elles préfiguraient les objectifs régionaux de dépenses d'assurance maladie, les Ordam, en vertu d'un modèle auquel le Sénat est très attaché, à savoir une territorialisation beaucoup plus intense.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Madame la ministre, vous avez dit qu'aucune pandémie ne ressemblait à une autre et qu'il fallait se méfier « comme de la peste » des enseignements des crises précédentes. Nous avons auditionné des représentants de la Corée du Sud : ils nous ont confirmé qu'ils avaient beaucoup appris des crises précédentes pour la gestion de la crise du covid-19.
Vous avez également dit : « Nous n'avons pas besoin de procédures, nous avons besoin d'outils. » Pourriez-vous développer cette observation ? Peut-être que, en cas de crise, et seulement dans ce cas, il faut faire table rase des procédures existantes et qu'il revient au ministre de la santé de donner l'impulsion à une dynamique différente ?
Mme Roselyne Bachelot. - Quand je suis arrivée au ministère de la santé en 2007 et que j'ai eu à gérer cette crise de 2009, nous avions un outil formidable, c'était la grippe H5N1. À partir de cette grippe a été bâti tout un système administratif et procédural conçu pour un virus extrêmement virulent et très peu contaminant ; or nous nous sommes trouvés face à une pandémie due à un virus moins virulent, mais extrêmement contaminant. On comprend tout à fait, au vu de cette simple qualification, que la démarche politique et sanitaire soit très différente.
Les procédures mises en place lorsque l'on craignait l'arrivée de la grippe H5N1 ont donc représenté plutôt une gêne pour moi, je le dis en toute franchise. Par exemple, il était entendu que, à partir du passage au niveau 4, le pilotage de la gestion de l'épidémie quittait le ministère de la santé pour rejoindre le ministère de l'intérieur. En effet, il est aisément compréhensible que, face à un virus extrêmement virulent, les troubles à l'ordre public surplombent le risque sanitaire. Or, en cas de passage au niveau 4, j'aurais souhaité, en tant que ministre de la santé, garder le pilotage de la crise puisqu'il me paraissait qu'elle était surtout sanitaire et que les troubles à l'ordre public n'étaient pas dirimants. Mais il y avait le modèle de gestion de la grippe H5N1 et on m'a dit que, si l'on passait au niveau 4, le pilotage serait confié au ministre de l'intérieur. C'est en cela que je dis que les modèles sont à prendre avec précaution et qu'aucune épidémie ne ressemble à une autre : s'enfermer dans des modèles et des procédures très compliqués peut vous faire commettre des erreurs, mais surtout vous prive de la souplesse du pilotage, d'une indispensable capacité d'adaptation.
Cela n'empêche pas de préparer des outils, c'est-à-dire une politique de masques, de stocks, d'organisation des systèmes de santé. Il ne s'agit plus de procédures, mais bien d'outils.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Je vais essayer de limiter mes questions pour respecter les conditions que vous avez rappelées, mais aussi parce que vous êtes membre du Gouvernement. Votre parole est attendue, parce que vous avez exercé les fonctions de ministre de la santé il y a suffisamment longtemps pour ne pas avoir été mêlée à des décisions en lien avec la crise actuelle. C'est ce recul qui nous intéresse.
À l'Assemblée nationale, vous avez évoqué la place de la médecine de ville dans une crise de ce type. Vous avez dit qu'il fallait qu'il y ait un contrat avec les soignants de ville, qu'ils prennent leurs responsabilités - il faut aussi établir clairement quelles sont ces responsabilités dans l'anticipation d'une telle crise. Comment se préparer à affronter une prochaine crise, sans que la médecine de ville soit écartée comme nous l'avons vu au début de l'actuelle pandémie ?
Je souhaite également aborder un sujet assez peu évoqué jusqu'à présent, la place de la parole publique en cas d'épidémie. Celle-ci est essentielle, dans la création du lien de confiance, ou de défiance, pour mobiliser la société face à l'agression qu'elle subit. Face au besoin de partage d'informations, de protection, de mobilisation, l'incarnation est primordiale. Sylvie Vermeillet faisait référence à l'audition des représentants de la Corée du Sud et de Taïwan : le ministre de la santé de Taïwan, me semble-t-il, est intervenu tous les jours à la télévision et, à la fin de la crise, il recueillait plus de 85 % d'opinions positives ! Pouvez-vous nous donner votre avis sur cet aspect ?
Ma dernière question porte sur le pilotage de la crise sanitaire. Vous nous dites très clairement que celui-ci doit revenir au ministre de la santé. Dans ce cas, comment assurer la coordination interministérielle, qui est très importante ? Comment organiser, en amont, le conseil du décideur ?
Mme Roselyne Bachelot. - Vos questions sont presque philosophiques, ou du moins sociétales.
Je vous remercie de me permettre de continuer ma réflexion sur la place des soignants de ville. Ceux-ci n'ont jamais été écartés lors de la crise de la grippe H1N1.
En revanche, nous avons rencontré des difficultés logistiques, en raison de la présentation des vaccins - flacons multidoses conditionnés dans des boîtes de 500. Contrairement à ce que pouvait laisser croire le charmant dessin de Plantu publié dans Le Monde, où j'apparaissais juchée sur des caisses de vaccins, je n'ai eu que des difficultés d'approvisionnement. Je souhaite bon courage à mes successeurs qui auront sans doute à gérer une campagne de vaccination : c'est très compliqué, surtout parce qu'il s'agit de produits fragiles.
Je m'étais enquise auprès d'un grossiste important de la possibilité de déconditionner ces boîtes pour armer l'ensemble des médecins de ville et des pharmaciens. En fait, c'était impossible : pour déconditionner des boîtes de 500, il fallait avoir le statut de laboratoire pharmaceutique, disposer de chambres froides à +4 C, équiper les personnels et assurer des lotages de produits. C'était évidemment infaisable. J'étais donc dans l'impossibilité d'armer les médecins de ville, et je le regrette. Comme j'eusse aimé pouvoir le faire !
Le deuxième problème était l'acceptabilité du vaccin pour les médecins. Bien sûr, ils étaient en majorité disposés à vacciner, mais on ne peut pas oublier qu'une minorité importante, d'environ 40 %, ne voulait pas vacciner. Cela posait donc des problèmes d'organisation, d'autant que la méfiance vaccinale que l'on connaît bien dans la population n'épargne pas le corps soignant.
Ces difficultés considérables nous ont amenés à ne pas faire appel aux médecins de ville, mais ceux-ci n'ont pas été exclus et nous n'avons jamais mis en doute leur capacité à vacciner - dans les centres de vaccination, nous avons fait appel à des infirmières et à des infirmiers en premier semestre d'études ; tout un chacun est capable de vacciner après dix minutes de formation. Dire que nous ne leur avons pas fait confiance pour vacciner est donc une absurdité !
Un autre élément est venu perturber le dialogue avec la médecine de ville : nous étions à une encablure des élections professionnelles, ce qui n'a pas arrangé les choses. Il y a eu une forme de surenchère sur le thème de la méfiance à l'égard du Gouvernement, sur l'augmentation des tarifs, etc. Il faut dire que les syndicats de médecins qui ont soutenu notre politique l'ont chèrement payé aux élections qui ont suivi.
Une fois la pandémie passée, j'étais encore ministre de la santé. Je me suis alors demandé quel type d'organisation aurait permis à la médecine de ville de nous aider. J'ai donc préconisé une organisation « dormante » qui permettrait de vacciner la population en mettant la médecine de ville au premier rang. Il s'agissait de repérer, dans un maillage territorial, un certain nombre de cabinets médicaux dont la topographie - deux portes d'accès -, le matériel - système de réfrigération, certains vaccins pouvant demander des températures plus basses, de l'ordre de - 20°C, groupe électrogène, etc. - et les équipements de protection permettraient d'organiser une opération de vaccination. Ce réseau aurait dû être animé sur le terrain, il aurait permis un référencement. Je n'ai pu mener cette réflexion à terme, puisque les aléas de la vie politique ont fait que j'ai quitté le ministère de la santé. Néanmoins, voilà comment, pour ce qui concerne les outils à mettre en place, je voyais les choses en avril 2010, à la sortie de l'épidémie.
À l'occasion de cette épidémie - et, en tant que citoyenne, je le déplore encore aujourd'hui -, je n'ai pu que constater que l'on avait terriblement baissé la garde sur un autre aspect : dans le pays de Pasteur, les notions fondamentales de l'asepsie paraissent avoir été oubliées. Voit-on les pharmaciens porter des masques au moment de l'épidémie de grippe saisonnière ? Non. Dans les cabinets médicaux, les médecins portent-ils une blouse ? Très rarement. Les médecins portent-ils un masque lorsqu'ils auscultent à domicile un malade atteint d'une angine à streptocoque ? Non. Il suffit d'aller dans les hôpitaux pour voir des blouses largement ouvertes. Il n'y a pas si longtemps, le port de la barbe était interdit dans les blocs chirurgicaux ; il est devenu courant. Je ne peux que regretter cette situation, et c'est en cela que j'ai appelé à la responsabilité de tous, lorsque j'ai été auditionnée à l'Assemblée nationale. J'espère que la pandémie actuelle permettra de revenir à ces précautions qui me paraissent totalement indispensables, et pas seulement en période d'épidémie.
Vous avez parlé de la parole publique. Ce sujet dépasse largement la crise sanitaire actuelle. La dévalorisation de la parole publique sous les coups de boutoir de l'information en continu, d'internet, des réseaux, de tous les acteurs latéraux qui ont pris le manche, est extrêmement préoccupante et rend très difficile la gestion d'une crise pandémique. Comme le disait un éminent spécialiste de la désinformation : « Dire une contre-vérité prend une minute, la démonter prend dix heures. » Vous avez cité Taïwan, où plus le ministre de la santé prenait la parole, plus sa cote de popularité montait. Je ne sais si l'on peut transposer à la France les habitudes culturelles de ce pays ; je le souhaiterais, mais c'est peut-être illusoire !
Vous avez parlé du rôle du ministre de la santé. Bien entendu, il est responsable du pilotage opérationnel. Il pilote aussi la communication. Tout au long de la crise, j'ai tenu des rendez-vous réguliers sur l'évolution scientifique de l'épidémie : je ne crois pas avoir fait preuve une seule fois d'un excès de tranquillité ou de gravité ; j'ai toujours essayé de tenir le discours le plus factuel possible. En revanche, les décisions lourdes - achats de vaccins, éventualité d'un confinement, etc. - étaient prises dans le bureau du Président de la République, avec le Premier ministre et tous les ministres concernés. Les décisions structurantes étaient toujours prises dans un cadre interministériel et sous l'égide du Président de la République, mais le pilotage opérationnel revenait au ministre de la santé.
M. René-Paul Savary, président. - Nous allons passer aux questions des membres de la commission.
M. Olivier Henno. - Si votre intervention à l'Assemblée nationale a été qualifiée d'originale, à la fois par notre président de séance et par Bernard Jomier, c'est en raison de ce que vous avez dit sur la responsabilité. Selon vous, la question des stocks de masques et de surblouses relève-t-elle de la seule responsabilité de l'État ou pourrait-on imaginer de confier aux Ehpad, aux hôpitaux ou aux médecins généralistes le soin de se doter d'outils en cas de pandémie ?
Lorsque vous avez eu à gérer cette crise, avez-vous eu beaucoup d'échanges avec vos homologues européens ?
Enfin, les scientifiques se sont-ils exprimés à l'époque d'une façon aussi multiple et variée qu'aujourd'hui ? Je ne m'en souviens pas, pour être honnête.
M. Roger Karoutchi. - En 2009, nous avons eu droit à des reportages tout à fait cinglants, à des polémiques, à des commentaires : c'est le jeu de la démocratie. En cas de pandémie, les gens inquiets ont besoin de faire confiance. À la limite, l'opinion attend presque un discours unique. Le débat médiatique, scientifique, la multiplication des experts autoproclamés inquiète. Or la confiance est essentielle pour la vie de tous les jours. Comment trouver un équilibre entre la démocratie, qui doit continuer, et la nécessité d'un discours rassurant et clair pour aider la population à se protéger ?
Mme Laurence Cohen. - Pensez-vous que le coût de l'entretien et du renouvellement des stocks de masques ait été sous-estimé lors de la création de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) ? Pensez-vous que le transfert du financement des stocks stratégiques de l'assurance maladie au budget de l'État peut expliquer le recul des stocks que nous avons constaté ?
Vous avez été à l'origine d'une loi très controversée et qui continue de l'être, la loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite loi HPST. Cette loi continue de structurer notre système de santé et a entraîné l'introduction de la tarification à l'activité (T2A)...
Mme Roselyne Bachelot. - Non !
Mme Laurence Cohen. - ... qui a fait entrer la santé et l'hôpital dans le secteur marchand et a conduit à des restructurations encore en cours aujourd'hui, avec la fermeture d'un certain nombre d'établissements et de lits. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point, puisque nous ne partageons visiblement pas le même point de vue ?
Enfin, vous avez rappelé que vous aviez été à l'origine de la mise en place des ARS, que vous avez défendues en expliquant que, dans votre esprit, elles ne constituaient qu'une première étape. La mise en place s'est faite avec des directeurs d'ARS tout-puissants - vous avez évoqué notre ancien collègue François Autain, il faut rappeler que, à l'époque, comme tous les membres de notre groupe, il parlait de « préfets ». Ces directeurs sont placés directement sous l'autorité du ministre, ce qui se traduit par la mise à mal de la démocratie sanitaire. Dans nos auditions, nous pouvons constater la souffrance de nombre de personnes auditionnées, parce qu'il n'y a pas d'écoute des prises de position de l'ensemble des personnels, des usagers et des élus - je ne parle pas du pouvoir médical, qui continue d'avoir une place importante.
Mme Roselyne Bachelot. - Je tiens à rectifier tout de suite une erreur factuelle majeure : la T2A n'a pas été créée par la loi HPST, mais par la loi n° 2003-1109 du 18 décembre 2003. Vous pouvez vous y référer. Je souhaite tordre le cou à ce canard. Dans une assemblée parlementaire, citer la bonne loi est un minimum ! La loi HPST n'est pas une loi financière, c'est une loi d'organisation. J'accepte toutes les critiques, mais il faut être exact dans ses affirmations.
Monsieur Henno, vous m'avez demandé s'il fallait décentraliser la gestion des masques ou s'il fallait qu'elle reste sous la coupe de l'État. Si l'on considère que la gestion d'un type de produit ne doit se faire qu'en temps de crise, la gestion doit être centralisée. En revanche, et c'est ma théorie, si l'on adopte une autre vision de la santé publique, dans laquelle l'ensemble des acteurs, tout au long de leur exercice médical, doivent être en position de s'équiper pour faire face en tout moment à une situation de crise, alors il faut évidemment décentraliser cette gestion - on ne peut pas imaginer que chacun vienne se fournir dans les établissements de l'État. Un tel schéma a l'immense avantage de débloquer un marché qui peut être extrêmement fragilisé par une gestion trop centralisée. Il faut, par exemple, que chaque cabinet médical détienne des masques, des surblouses, etc., quitte à ce qu'une dotation financière complémentaire de l'assurance maladie contribue au financement. La décentralisation est utile à condition que ses acteurs soient eux-mêmes mobilisés. Si, dans l'administration de l'hôpital, les stocks utiles ne sont pas gérés, on est en difficulté. Si, dans une administration publique, la question des masques est subalterne, on va se retrouver avec des stocks périmés. Si je peux tirer une leçon de mon expérience, il faut à l'évidence responsabiliser et décentraliser, à condition de changer les comportements : si l'on ne porte le masque ou la surblouse qu'une fois tous les dix ans, cela ne peut pas marcher.
En réponse à votre deuxième question, oui, j'ai eu une interaction très forte avec mes homologues européens. Pour ne rien vous celer, la France a exercé la présidence de l'Union européenne au deuxième semestre de 2008, et j'ai donc organisé, à cette occasion, un exercice informel de gestion d'une épidémie de type respiratoire. J'ai mis mes collègues en position de réagir et nous avons échangé sur nos expériences de préparation. Ensuite, tout au long de la crise, j'ai tenté de faire passer l'idée de commandes groupées de vaccins à l'échelon européen. J'ai rencontré une écoute intéressante de la part des Allemands et des Belges. Il est difficile d'avoir une action groupée, parce que les organisations territoriales sont très différentes. Par exemple, l'organisation provinciale est extrêmement forte en Espagne : quand vous discutez avec le ministre espagnol, il vous écoute avec intérêt, puis vous explique qu'il n'est pas compétent pour passer la commande. D'autres partenaires, comme la ministre polonaise, ont tenu des propos obscurantistes sur les vaccins, en niant leur efficacité. De nombreux obstacles rendent donc difficiles les commandes groupées, mais j'ai eu d'innombrables contacts téléphoniques avec mes homologues européens tout au long de la crise.
Y avait-il un bruit médiatique lors de cette crise ? Oh, que oui ! Les polémiques ont été innombrables. Comme nous avons eu la chance d'avoir assez vite un vaccin, les anti-vaccins sont montés au front. La polémique d'une violence inouïe contre la vaccination a été particulièrement alimentée par Mme Rivasi, qui est aujourd'hui députée européenne. Le bruit médiatique a donc été très intense.
Monsieur Karoutchi, vous posez une question de fond sur le discours unique en cas de crise. Pour gérer une crise dans une situation de tension, le concept de l'émetteur unique est tout à fait primordial. J'entends parfois parler de couacs au sein du Gouvernement - je l'ai vécu souvent dans mes huit ans de carrière journalistique. Chacun a sa façon de s'exprimer et le discours unique est quasiment impossible en démocratie. Tant mieux si le ministre de la santé de Taïwan était le seul à parler, mais cela va être difficile en France ! Quoi qu'il en soit, en période de crise, l'émetteur unique est la meilleure façon de communiquer et de rassurer.
Madame Cohen, concernant l'Eprus, vous m'avez demandé si le passage de son financement de l'assurance maladie à l'État remettait en cause son budget. Tout dépend de la volonté politique exprimée. En soi, ce n'est pas un problème. Toutefois, dans un État très endetté comme le nôtre, qui doit toujours trancher entre des priorités immédiates et des priorités à long terme, on comprend bien qu'un tel changement représente une fragilité, parce que vous trouverez toujours des personnes pour lesquelles il vaut mieux panser les plaies du moment que songer à panser des plaies futures. Vous posez une vraie question philosophique et je ne dispose pas, aujourd'hui, des outils pour trancher complètement sur ce sujet.
Sur la loi HPST, j'ai déjà répondu. En ce qui concerne les directeurs d'ARS, il faut qu'ils soient puissants. Les organisations des ARS permettent aussi le dialogue approfondi avec les collectivités territoriales. En tout cas, il faut qu'il y ait un chef au moment de la crise. Quand on mène une guerre, il faut un général, mais cela n'empêche pas la discussion ni la démocratie sanitaire.
M. René-Paul Savary, président. - Il faut qu'il y ait des barreurs, mais il faut aussi des rameurs pour pouvoir avancer...
Mme Laurence Cohen. - Madame la ministre, s'agissant de la loi HPST, vous avez peut-être raison sur le plan juridique, mais sur le plan politique, je maintiens que ce texte a généralisé la T2A. Nous avons sur ce point un désaccord politique.
Mme Roselyne Bachelot. - Je suis obligée de vous contredire de nouveau. La loi HPST n'a pas élargi la T2A. Une loi de 2003 prévoyait déjà un cadencier de la T2A, lequel n'a rien à voir avec la loi HPST. Je m'inscris en faux contre vos propos.
J'ai voulu, en tant que ministre de la santé, organiser le pilotage le plus fin possible de la T2A. C'est ainsi que, dans la onzième variante de celle-ci, j'ai introduit deux modulations, l'une sur la gravité et la difficulté des actes, l'autre sur la précarité des personnes accueillies. La tarification à l'activité, au fond, c'est un peu comme la démocratie, le pire des systèmes à l'exception de tous les autres... Il est vrai qu'en cherchant à améliorer le système, on le rend parfois encore plus complexe, plus obscur. Ce n'est pas facile, je le reconnais volontiers.
Quoi qu'il en soit, la loi HPST n'est pas une loi de financement, et je vous renvoie à sa lecture. Je ne vois pas à quel article vous vous référez.
Mme Victoire Jasmin. - Madame la ministre, vous avez évoqué la résilience des populations face aux différentes crises et aux différents risques. Mais que pensez-vous de la cacophonie engendrée par une succession de messages discordants ? Comment rassurer la population dans ces conditions ?
Concernant les vaccins, vous avez rappelé les problèmes de conditionnement et de déconditionnement que vous avez rencontrés lorsque vous étiez ministre. Était-il pertinent, notamment pour des questions de traçabilité, de déconditionner des vaccins pour les répartir dans les cabinets médicaux ?
Mme Angèle Préville. - Je vous interrogerai sur le sujet récurrent des décès dans les Ehpad, car nous devons tâcher de trouver des pistes d'amélioration. Lors de son audition, le professeur Antoine Flahault nous a dit que l'Allemagne avait accordé une priorité absolue à sa population âgée, ce qui pouvait notamment expliquer les meilleurs résultats de ce pays. Il est sans doute difficile de comparer ce qui s'est passé en France et en Allemagne, mais, après l'épisode de la canicule et les 15 000 morts de la covid enregistrés chez les personnes âgées, le plus souvent dans un isolement complet, comment pourrions-nous mettre en oeuvre cette priorité absolue ? Comment faire pour que les choses changent ?
M. Jean-François Rapin. - Je veux apporter un complément à la réponse que vous avez faite à Olivier Henno sur les équipements des professionnels de santé. J'ai déposé une proposition de loi permettant aux professionnels de santé de proximité d'être équipés, avec également un renouvellement de leur matériel tous les cinq ans. En tant que médecin généraliste, je reçois des messages réguliers de la direction générale de la santé, estampillés « urgent » ; l'un d'entre eux, daté du 1er août dernier, m'annonçait que, à partir du 5 octobre, la logistique nationale ne suivrait plus et que ce serait aux professionnels de s'équiper.
On peut considérer que c'est normal, mais cela ne répond pas à une situation de crise. Mon idée serait donc que ce matériel à la disposition des professionnels de santé soit utilisé en cas de diffusion d'un message d'alerte par le ministère. Cette proposition est le fruit de mon expérience dans cette crise. En effet, quand nous avons compris qu'il fallait s'équiper, il n'y avait plus d'équipements disponibles. De nombreux professionnels ont donc rouvert la petite boîte « Bachelot-Bertrand » qui nous avait été fournie à l'époque. Certes, elle était périmée, mais elle nous a bien servi au départ.
M. Jean Sol. - Je voudrais solliciter votre avis sur cette notion de discours unique, importante à mes yeux. Le partage d'un message et d'un cap uniques, compréhensibles et intelligibles pour tous les Français, empreints bien entendu de pédagogie, serait de nature à rassurer.
Mme Roselyne Bachelot. - Vous posez, chère Victoire Jasmin, une question importante sur la résilience et les messages discordants. Je crois y avoir déjà répondu. Comment, dans notre société, peut-on brider la parole publique ? Comment peut-on l'empêcher d'exprimer des peurs, des craintes ? Comment empêcher que le débat public ne soit occupé par des personnes ignorantes ou mal intentionnées ? Je ne pourrai malheureusement pas vous répondre aujourd'hui.
Une chose me paraît importante, toutefois : l'exigence d'un haut niveau d'éthique des responsables publics. C'est une condition absolument nécessaire, même si elle n'est pas suffisante, pour retrouver la confiance de nos concitoyens. Toutes les règles qui vont dans le sens d'un haut niveau d'éthique et de morale dans la politique sont les bienvenues, et nous ne serons jamais assez exigeants dans ce domaine.
La question du déconditionnement des vaccins s'est en effet posée très vite. Nous avions reçu une commande d'un million de vaccins en boîtes de 500... Comment équiper dès lors les 100 000 cabinets médicaux ? Les règles de l'industrie pharmaceutique - température à respecter, équipement des personnels, lotage - s'imposent bien entendu au déconditionnement. Il est impossible de déconditionner rapidement dans une arrière-cuisine !
Nous nous sommes tout de suite rendu compte que le déconditionnement n'était pas possible, et c'est aussi un élément fort qui a conduit à privilégier les centres de vaccination. Les flacons multidoses doivent en effet impérativement être utilisés dans la journée après ouverture. La perte moyenne est de 10 % environ. Si les flacons avaient été répartis dans l'ensemble des cabinets médicaux, nous aurions pu envisager des pertes de 20 % à 30 %. Évidemment, dès que j'ai pu avoir des dispositifs unidoses, j'ai tout de suite indiqué aux médecins généralistes qu'ils pouvaient être mis dans la boucle, mais l'affaire était déjà presque réglée.
Les décès dans les Ehpad soulèvent une question philosophique sur la place des personnes âgées dans notre société. La France est le pays d'Europe qui compte le plus grand nombre de personnes âgées dans les Ehpad, un chiffre que l'on ignore parfois. J'ai voulu que la campagne de vaccination soit réservée en priorité aux personnes âgées, et je ne doute pas que le même critère sera retenu s'il faut également fixer des priorités pour la covid, nos anciens étant ceux qui paient le tribut le plus terrible à cette maladie.
Je ne peux pas vous répondre sur ce qui s'est passé précisément en Allemagne. Il sera certainement utile de regarder très finement les différentes organisations. Des auteurs parlent de facteurs génétiques qui pourraient expliquer certains écarts, mais je n'ai pas les outils conceptuels et scientifiques pour vous répondre, et je ne veux pas tenir de propos de comptoir.
Monsieur Rapin, je sais qu'il faut changer nos méthodes et nous équiper, mais pas seulement en prévision des crises. Les cabinets médicaux comprennent déjà certains équipements, mais il faudra prévoir plus de masques, de blouses et, de manière générale, de matériel permettant d'assurer la protection des malades et des professionnels de santé.
Enfin, monsieur Sol, je crois avoir déjà répondu sur le message unique. J'espère avoir été la plus complète possible.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à midi et demie.
Table ronde d'anciens directeurs généraux de la santé
M. René-Paul Savary, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une audition des anciens directeurs généraux de la santé.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
Nous entendons cet après-midi le Professeur Didier Houssin, directeur général de la santé de 2005 à 2011, le Docteur Jean-Yves Grall, directeur général de la santé de 2011 à 2013 et le Professeur Benoît Vallet, directeur général de la santé de 2013 à 2018.
Nous aurons l'occasion de revenir sur les évolutions intervenues au cours de ces différentes périodes et espérons être éclairés par le regard porté par les personnes auditionnées sur la gestion de la crise actuelle.
Je demanderai à nos intervenants de présenter brièvement leur principal message, afin de laisser le maximum de temps aux échanges. Je demanderai à chacun, intervenants, rapporteurs et commissaires, d'être concis dans les questions et les réponses.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni des peines prévues aux articles L. 3131-15 à L. 3131-17 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Didier Houssin, Jean-Yves Grall et Benoît Vallet prêtent serment.
Pr Didier Houssin, directeur général de la santé de 2005 à 2011. - J'ai un lourd passé en termes de politiques publiques face au risque pandémique.
Comme vous l'avez dit, j'ai été directeur général de la santé de 2005 à 2011, mais aussi délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire durant la même période, fonction qui consistait justement à préparer une pandémie grippale. Depuis 2011, je suis conseiller de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en matière de sécurité sanitaire face au risque pandémique.
Dans le cadre de l'épidémie de la covid-19, mon rôle a été beaucoup plus circonscrit et s'est limité à trois points notables : tout d'abord, le 19 janvier 2020, le directeur général de l'OMS m'a demandé de présider le comité d'urgence covid-19 ; ensuite, depuis mi-mars, j'assure le secrétariat de la cellule covid-19 de l'Académie nationale de médecine ; enfin, du 9 avril au 5 juin, j'ai rejoint l'équipe de Jean Castex, ancien collègue du ministère de la santé, qui m'a proposé de le conseiller en vue de préparer la stratégie nationale de déconfinement.
Les grandes pandémies de peste, de choléra, de variole, de sida ou de grippe ont scandé l'histoire de l'humanité. À cette liste s'est ajouté cette année un nouveau virus, le coronavirus. Ces grandes pandémies ont quelques caractéristiques communes : dimension internationale, nombre important de décès prématurés, défi des soins préventifs et curatifs, désorganisation des activités humaines, impact économique et social parfois très lourd.
Plus de sept mois après qu'une urgence de santé publique de portée internationale a été déclarée par l'OMS, l'actuelle pandémie ne déroge pas à ces aspects communs : tous les pays sont touchés - 30 millions de cas recensés -, près de 1 million de décès prématurés, ni vaccin ni traitement efficace à ce jour en dehors de la dexaméthasone pour certaines formes sévères de la maladie, un effondrement économique que je ne détaillerai pas.
S'agissant des politiques publiques face aux grandes pandémies, il faut distinguer la réponse et la préparation de la réponse. Lorsque l'OMS a déclaré l'urgence le 30 janvier dernier, les pouvoirs publics de notre pays ont bien été forcés de réagir en concevant, en adoptant et en mettant en oeuvre des politiques publiques de réponse au risque pandémique.
Je n'évoquerai pas la réponse mise en oeuvre, et ce pour trois raisons. Premièrement, le comité d'urgence de l'OMS a pour fonction essentielle de répondre à la question du directeur général : « S'agit-il d'une urgence de santé publique de portée internationale ?» et de formuler des recommandations pour l'OMS et ses 195 États membres. En effet, chaque État reste souverain et mène la politique qu'il entend.
Deuxièmement, le rôle d'expertise de l'Académie nationale de médecine éclaire bien sûr les pouvoirs publics, mais, en France, la politique publique s'appuie avant tout, sur un plan scientifique, sur l'organisme d'expertise en évaluation du risque Santé publique France et sur l'organisme d'expertise en gestion du risque qu'est le Haut Conseil de la santé publique (HCSP).
Troisièmement, mon rôle de conseiller du gouvernement français s'est limité à travailler pour la mission de Jean Castex.
Je me concentrerai sur l'autre aspect de la politique publique en matière de réponse aux grandes pandémies, celui de la préparation.
Entre 2005 et 2009, je me suis trouvé en responsabilité dans un pays qui, sur l'initiative du Président de la République et du gouvernement d'alors, avait décidé de se préparer à une grande pandémie, en l'occurrence celui du virus grippal H5N1. Il est important de rappeler ce qui a été fait alors pour se préparer, parce que toute la question est là.
En tant que directeur général de la santé, j'ai travaillé à la préparation du secteur de santé : création d'un centre opérationnel de régulation des réponses aux urgences sanitaires au ministère de la santé, création de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus), création d'une réserve sanitaire, constitution d'un stock de masques - 1,7 milliard début 2009 - et de médicaments antiviraux, anticipation de la création de vaccins, suivi de la mise en oeuvre des plans blancs, créés à l'été 2004, pour gérer les afflux de patients à l'hôpital.
Dans le même temps - et c'est peut-être le point le plus important -, en tant que délégué interministériel placé auprès du Premier ministre, j'ai été chargé de coordonner la préparation à cette pandémie grippale avec une petite équipe, un peu à l'image de la mission Castex, toutes proportions gardées : contribution à l'évolution de la planification portée par le Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), et à son évaluation par l'Assemblée nationale et au niveau européen, contribution à l'organisation et au suivi de multiples exercices locaux et régionaux thématiques, contribution à l'organisation d'un exercice national annuel dédié à la pandémie permettant de faire évoluer le plan de pandémie grippale entre 2006 et 2009, notamment sous l'angle de la gestion de crise, de l'articulation avec l'expertise scientifique et de la communication de crise, contribution à l'organisation de l'exercice européen Eurogrippe en novembre 2008 lors de la présidence française de l'Union européenne, préparation des plans de continuité d'activité (PCA) en situation de pandémie dans les secteurs public et privé au travers de la mobilisation de différents ministères et des contacts répétés avec les représentants de ces secteurs et, enfin, participation à la création, en 2005 et 2006, d'une industrie de production de masques FFP2 en France. En 2017, j'ai évoqué cette activité de préparation à la pandémie dans un ouvrage dont je vous remets un exemplaire.
Si j'évoque cette politique publique de préparation à une pandémie grippale, c'est qu'elle a ensuite été critiquée puis abandonnée, et que le constat d'impréparation fait en février 2020 est une conséquence de cet enchaînement malheureux. En avril 2009, une pandémie grippale est bien survenue, mais elle ne fut pas exactement celle que l'on attendait : ce fut le virus H1N1 et non H5N1, ce qui a nécessité d'adapter la stratégie vaccinale, face à un virus d'une gravité un peu moins forte que celle que l'on redoutait.
Le résultat de cette pandémie H1N1 est que la préparation au risque pandémique a été critiquée comme ayant été trop dispendieuse. Après 2011, l'ambition d'une préparation interministérielle d'ensemble au risque pandémique a en fait été plus ou moins abandonnée dans notre pays, selon moi pour des raisons à la fois politiques et financières.
Des raisons politiques d'abord, car le gouvernement qui l'avait mise en place entre 2005 et 2011 a été remplacé en 2012 par un autre gouvernement, dont certains membres avaient justement critiqué cette stratégie. Je rappelle que, lors des travaux de la commission d'enquête sénatoriale en 2010 - M. Milon doit s'en souvenir, il en était le rapporteur -, le sénateur Autain, par ailleurs médecin, a ni plus ni moins accusé la ministre Bachelot et moi-même d'avoir été roulés, sinon corrompus par l'industrie des vaccins, soupçonnée d'avoir inventé la pandémie H1N1.
Des raisons financières ensuite, puisque nous en avions trop fait entre 2005 et 2009 : il fallait cesser d'investir dans la préparation. De mon point de vue, la planification interministérielle a été stoppée et l'Éprus a été inclus, pour ne pas dire dissous dans Santé publique France. L'exemple le plus frappant concerne toutefois le stock de masques, qui s'est évaporé au fil des années au point invraisemblable que la France s'est trouvée en situation de pénurie.
Pour conclure, j'espère que l'impact sanitaire, social et économique de la pandémie due à la covid-19 laissera des traces telles que l'on prendra enfin au sérieux, dans la longue durée, la préparation au risque pandémique. Il faut en effet se concentrer sans faiblir sur les risques avérés, douloureusement éprouvés en France depuis des siècles, et qui sont les plus lourds : la guerre et les épidémies.
Sachons trier entre ce qui est prioritaire et ce qui l'est moins. Ne laissons pas des événements intercurrents, même s'ils sont importants et réclament une réponse adaptée, nous détourner des grandes priorités qu'est la préparation aux risques de la guerre et de la pandémie. Pour le risque de guerre, nous avons une armée. Il devrait en être de même pour le risque pandémique.
Je conclurai par quelques suggestions destinées au législateur : il faut une obligation de préparation au risque pandémique, une planification interministérielle régulièrement mise à jour, déclinée, testée et évaluée, une coordination interministérielle pour la mise en oeuvre de cette préparation, des contre-mesures sous la responsabilité de l'État, avec un contrôle parlementaire et une gestion exercée par un Éprus redevenu visible, des stocks de produits et une réserve, un effort européen pour qu'une Europe de la sécurité sanitaire, dont le volet de préparation au risque pandémique serait le pivot, soit créée ou se renforce, une stratégie de recherche et de développement sous le contrôle de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), et une réelle anticipation de la mise en oeuvre des essais cliniques. J'aurais bien terminé mon propos sur les problèmes de la recherche en France, mais je ne veux pas dépasser mon temps de parole.
Dr Jean-Yves Grall, directeur général de la santé de 2011 à 2013. - J'ai été directeur général de la santé à la suite de Didier Houssin de mai 2011 au 30 septembre 2013. Je venais de l'Agence régionale de santé (ARS) de Lorraine puis j'ai travaillé ensuite à l'Agence régionale de santé de Nord-Pas-de-Calais. Je suis directeur général de l'Agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes depuis le 1er novembre 2016.
Mon passage comme directeur général de la santé me permettra d'évoquer deux grands thèmes : tout d'abord, les suites de l'épidémie H1N1, qui m'ont conduit à réaliser un travail sur la doctrine d'utilisation des masques, notamment le rapport du Haut Conseil de la santé publique en novembre 2011, et un travail sur la répartition des stocks stratégiques, tout cela en tenant compte du contexte budgétaire, comme l'a indiqué Didier Houssin, notamment pour l'Éprus.
Le deuxième axe de mon travail a porté sur la sécurité sanitaire : organisation de la réponse de l'État avec, en particulier, une instruction ministérielle du 2 novembre 2011 pour prendre acte de la création des ARS, et une circulaire interministérielle d'août 2013 relative aux modalités de répartition des stocks stratégiques dans le pays entre un stock central et des stocks situés dans les zones de défense avec, entre les deux, le plan de pandémie grippale de novembre 2011 mis en oeuvre à l'époque sous l'égide du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
Depuis mon départ de la direction générale de la santé, je suis donc directeur général d'une ARS. Je répondrai aussi à vos questions en cette qualité pour évoquer la gestion de la crise liée à la covid-19, qui a débuté en Auvergne-Rhône-Alpes le 7 février 2020. À compter de cette date, nous avons bien sûr mis en place un ensemble des dispositions pour la stopper. Aujourd'hui, nous connaissons quelques problèmes en termes d'hospitalisation en réanimation et en hospitalisation générale, qui vont en s'accentuant.
M. René-Paul Savary, président. - Pourriez-vous préciser la nature de l'instruction ministérielle du 2 novembre 2011 ?
Dr Jean-Yves Grall. - Il s'agit d'une instruction ministérielle de Xavier Bertrand sur l'adaptation de l'organisation territoriale de la santé à la suite de la création des ARS en 2010, en précisant le rôle des uns et des autres, notamment la place des zones de défense et l'inscription des ARS dans le paysage en lieu et place des services de l'État de l'époque.
Pr Benoît Vallet, directeur général de la santé de 2013 à 2018. - Je suis médecin de formation, puisque j'ai été anesthésiste-réanimateur, puis directeur général de la santé (DGS) du 3 octobre 2013 au 8 janvier 2018. Ces fonctions m'ont permis de travailler avec deux ministres de la santé, Marisol Touraine jusqu'au mois de mai 2017, puis Agnès Buzyn jusqu'en janvier 2018.
J'ai vécu la crise de la covid-19 sous deux angles : tout d'abord, j'ai été missionné par Martin Hirsch, le directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP), pour mener une mission dans le Grand Est les 18 et 19 mars dernier, au moment où la vague épidémique commençait à déferler sur notre pays. Cette mission a contribué à la préparation du système hospitalier parisien et, par extension, le système hospitalier francilien. Ensuite, comme mon collègue Didier Houssin, j'ai rejoint la mission Castex sur le déconfinement du 9 avril au 2 juin pour traiter des questions de doctrine sanitaire. Nous avons eu de nombreux échanges dans ce cadre, et ainsi contribué à l'organisation de l'expertise de l'époque et à la préparation des politiques publiques des différents ministères engagés dans la crise.
En tant que DGS, j'ai vécu de nombreuses crises sanitaires : les crises liées à des maladies infectieuses émergentes, comme le chikungunya, la fièvre hémorragique Ebola en 2014, le virus Zika en 2016, à de nombreux événements saisonniers hivernaux, à des vagues de chaleur, à des actes de terrorisme massifs, notamment en janvier 2015, le 13 novembre 2015 et le 14 juillet 2016 et, enfin, aux cyclones Irma et Maria. J'ai également vécu des crises sanitaires de moins grande envergure comme la crise Lactalis.
Ces épisodes ont toujours occasionné des améliorations du système de prévention et de préparation aux crises, comme Didier Houssin l'a indiqué. À la suite des deux circulaires mentionnées par Jean-Yves Grall sur l'organisation des stocks tactiques et stratégiques et l'organisation de leur distribution, nous avons mis en place le dispositif d'organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles, dit « Orsan », qui a été lancé dès 2014 sous une forme préliminaire nous permettant de répondre à la crise due à Ebola, et dont l'existence a ensuite été confirmée dans la loi.
D'autres avancées consécutives à ces situations sanitaires, notamment législatives, sont à citer, comme la nouvelle Agence nationale de santé publique et l'intégration en son sein de l'Éprus. S'agissant de l'Éprus justement, une part de mon travail a consisté à élaborer la plateforme de Vitry-le-François et, donc, à organiser le stock stratégique national, et à répartir ce stock sur le territoire grâce à des plateformes zonales dont on parle beaucoup moins. J'ai aussi contribué à organiser le comité d'animation du système d'agences, dont son volet en matière de sécurité sanitaire, et à réformer les vigilances sanitaires, qui avaient été lancées par mon prédécesseur, Jean-Yves Grall.
On le perçoit dans les divers éléments que je viens d'évoquer : la continuité de nos trois contributions à l'État est assez évidente. Les politiques publiques en matière de sécurité sanitaire mettent souvent beaucoup de temps à se concrétiser. On essaie effectivement, à la lueur des crises, d'améliorer les dispositifs de manière tout à fait progressive. Nul doute que de ce que nous aurons vécu avec la crise de la covid-19 émergeront des améliorations, en particulier en matière de santé publique.
M. René-Paul Savary, président. - Petite précision, je connais bien la plateforme centrale de l'Éprus à Vitry-le-François - c'est mon département -, mais combien d'antennes locales existe-t-il en France ?
Pr Benoît Vallet. - En plus de la plateforme centrale à Vitry, il existe sept plateformes zonales, ainsi que quatre plateformes outre-mer, soit douze plateformes au total. On les mentionne rarement, mais elles ont un rôle très important dans le circuit de distribution.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Merci à nos trois intervenants. Je remercie plus particulièrement le professeur Houssin pour la clarté et la sincérité de ses propos.
Professeur Vallet, pourriez-vous préciser le niveau du stock de masques à votre arrivée et à votre départ de la DGS ? Pourriez-vous nous expliquer les raisons pour lesquelles le stock a évolué de cette manière ?
Le professeur Houssin a parlé assez longuement de l'importance de la préparation à la réponse. Vous, professeur Vallet, vous venez d'expliquer que vous avez vécu plusieurs crises qui ont, d'après vous, toutes nourri la préparation des crises suivantes. Vous avez également relaté que vous vous étiez penché sur la question de la gestion des stocks, via le système Orsan. Comment expliquez-vous que l'on ait été aussi peu préparé à la crise actuelle ? Malgré des alertes assez précoces, pourquoi a-t-on mis autant de temps à réagir ? Malgré toutes les expériences cumulées, pourquoi avons-nous abordé cette épidémie aussi peu préparés ?
Dernière question, pourquoi n'a-t-on pas été capable, selon vous, de s'inspirer des expériences étrangères pour mieux réagir ? Je pense à la fabrication dans certains pays de masques en tissu, par exemple. Pourquoi n'a-t-on pas été capable de davantage de réactions de bon sens ?
Pr Benoît Vallet. - Madame la rapporteure, au 31 décembre 2013, peu après ma nomination comme DGS, le stock de masques chirurgicaux adultes s'élevait à 616 millions. Au 31 décembre 2017, peu avant la cessation de mes fonctions, le stock atteignait 714 millions de masques. Durant cette période, on observe donc une hausse de près de 100 millions de masques chirurgicaux, dont le bon de commande avait d'ailleurs été signé par mon prédécesseur Jean-Yves Grall, et dont nous avons assuré à la fois le financement et l'approvisionnement sur trois années successives.
À mon arrivée à la direction générale de la santé, le stock de masques pédiatriques était de 113 millions. Personnellement, j'ai passé une commande de 40 millions de masques de ce type, parce que ces derniers peuvent périmer et qu'il fallait compenser la disparition de ceux qu'il fallait détruire.
Le stock de masques qui a le plus diminué est celui des masques FFP2 : pendant cette période, il est passé de 380 millions de masques à zéro.
S'agissant des masques chirurgicaux adultes, le stock était de 796 millions en 2009 contre 714 millions fin 2017. On constate donc une quasi-stabilité du stock national. Notre stratégie a consisté à maintenir ce stock à un niveau important, en nous fondant sur les éléments de langage fournis, à la fois par Xavier Bertrand et Didier Houssin, dans des présentations relatives au plan de pandémie grippale, et sur une expertise beaucoup plus récente que j'ai moi-même commandée, qui a été publiée officiellement en 2019, mais remise au directeur général de la santé un an plus tôt, dont l'objet était de présenter un état des lieux des contre-mesures efficaces en période pandémique. À cette occasion, les experts présents autour du professeur Jean-Paul Stahl ont réaffirmé qu'il fallait continuer à viser un objectif de 1 milliard de masques, chiffre qui a gardé une valeur très forte.
Parmi les 714 millions de masques chirurgicaux adultes, on comptabilisait 616 millions de masques sans date de péremption. Fin 2016, nous avons demandé une expertise sur la qualité de ces masques qui, pour certains, dataient de 2006 - et non de 2000, comme je l'ai entendu -, c'est-à-dire déjà dix ans. Aujourd'hui, il n'est peut-être pas nécessaire d'attendre dix ans de plus : il faut garder à l'esprit que ces masques, même s'ils n'avaient pas de date de péremption, datent pour les plus anciens de 2006. Je précise qu'ils étaient répartis sur différentes plateformes dispersées au niveau national, ce qui a demandé de notre part un effort de restructuration et de recentrage.
Ces masques étaient dits « sans date de péremption » car, à l'époque, les industriels n'indiquaient aucune date, considérant que ces matériels de protection ne se dégradaient pas, à la différence extrêmement significative des masques FFP2, qui comportent un module électrostatique chargé de dévier les aérosols, capable de capter des particules beaucoup plus fines que celles que les masques chirurgicaux classiques sont capables de filtrer - leur capacité de filtrage est de 0,3 à 3 microns. On considérait donc ces masques FFP2 comme des équipements se dégradant très rapidement.
Surtout, à la suite de l'épisode de la grippe H1N1, lors de laquelle plus de 100 millions de ces masques avaient été distribués, mais dont plus de 48 millions avaient été restitués - ce qui démontrait que beaucoup d'entre eux n'avaient pas été utilisés -, on a découvert que les professionnels de santé en étaient mécontents pour des raisons de confort, de chaleur et d'humidité. Il y avait donc mésusage.
C'est la raison pour laquelle le professeur Houssin a saisi le Haut Conseil de la santé publique en 2009. L'avis rendu en 2011 a indiqué de façon très claire qu'il serait utile de changer la manière de considérer l'usage du masque FFP2 et du masque chirurgical en cas de pathologie respiratoire hautement contagieuse - et dans ce type de situation seulement, j'y insiste -, et ce en fonction du type d'acte que les professionnels de santé peuvent effectuer.
Un autre avis du Haut Conseil de la santé publique rendu en mars 2020 reprend exactement les mêmes éléments. Il précise que les masques FFP2, qu'il est plus difficile de porter longtemps, doivent être uniquement utilisés pour des actes invasifs des voies aériennes supérieures ou de la sphère ORL, ce qui conduit à écarter énormément de praticiens et à les réserver, pour faire simple, aux anesthésistes-réanimateurs, qui font de l'intubation et de la ventilation, aux ORL, aux dentistes et aux gastro-entérologues. En réalité, la consommation de masques FFP2 est très faible en temps de paix : la centrale d'achat UniHA l'évalue à 2 à 4 millions de masques par an, ce qui est peu. Si l'on ramène ce chiffre aux 3 000 établissements de santé français - c'est une approximation, je le reconnais bien volontiers -, cela revient à une consommation moyenne de quelques centaines à quelques milliers de masques par an et par établissement.
L'avis du Haut Conseil de la santé publique a causé la redéfinition de l'utilisation des stocks stratégiques et du nombre de masques nécessaires par catégorie pour tenir compte de la dégradation rapide des masques FFP2 et, par ailleurs, des indications retenues pour les masques chirurgicaux anti-projections.
Je viens d'évoquer la définition des règles d'usage pour les professionnels de santé, mais je précise que le stock stratégique national est principalement destiné à la population générale. Les professionnels de santé doivent à la fois pouvoir compter sur des établissements pour les approvisionner en masques, mais aussi s'en constituer un stock selon leurs propres moyens. En juin 2013, mon prédécesseur Jean-Yves Graal a envoyé un message aux ARS et aux responsables de l'évolution des doctrines sanitaires, pour que les établissements soient incités à constituer leurs propres équipements. Au sein de chaque ministère, des réunions de travail ont évidemment eu lieu pour décliner ces propositions.
Pour nous, l'évolution du stock de masques est le fruit d'un héritage et d'une philosophie évolutive. Elle tient aussi compte de considérations financières, comme l'a suggéré Didier Houssin, mais celles-ci ne constituent pas le principal facteur explicatif de l'organisation et de la constitution des stocks stratégiques.
L'évolution des stocks de masques en France ne me semble pas poser de difficulté particulière. À tout le moins, on ne m'a jamais fait part de débats autour de la diminution du stock de masques FFP2 parce que, dans les faits, les établissements constituent leurs propres stocks.
M. René-Paul Savary, président. - Existe-t-il un suivi ?
Pr Benoît Vallet. - Je l'ai dit, il est très difficile d'avoir une image précise du nombre de masques FFP2 réellement consommé par les établissements. C'est pourquoi nous avons mis en place un système d'information destiné à détailler ces stocks tactiques. Il faut savoir que ceux-ci sont très diffus géographiquement, puisqu'ils concernent notamment les centres hospitaliers universitaires (CHU) et les 100 sièges de SAMU, qui déploient les postes sanitaires mobiles (PSM).
M. René-Paul Savary, président. - Attendez, je ne comprends pas : vous parlez des masques FFP2 ou des stocks tactiques diffus ?
Pr Benoît Vallet. - Je cherche simplement à bien vous faire comprendre ce qu'est l'organisation territoriale des stocks en France.
Je parle des postes sanitaires mobiles et de ce qu'ils représentent dans les stocks tactiques : sur le territoire national, il en existe une centaine dits « de niveau 1 » près des SAMU, conçus pour soigner jusqu'à 25 victimes en cas de circonstances sanitaires exceptionnelles pour une durée de vingt-quatre heures, et trente autres au niveau des CHU, qui peuvent traiter jusqu'à 500 victimes pendant vingt-quatre heures.
Si j'insiste sur ce point, c'est parce que les malles des PSM sont extrêmement sophistiquées et contiennent de nombreux produits utiles aussi bien en cas d'attentat qu'en cas d'accident nucléaire, radiologique, bactériologique ou chimique : la diversité de ces produits suppose un suivi très précis. En 2014, on a donc institué à ma demande le système d'information et de gestion des situations sanitaires exceptionnelles (SIGeSSE), qui est aujourd'hui totalement opérationnel, et dont le degré de précision descend jusqu'aux établissements sièges de SAMU.
Pour répondre très précisément à votre question, monsieur le président, il a été demandé aux établissements de renseigner, sans que cela soit obligatoire, la nature et la quantité des autres types de matériels dont ils disposent. Ce fut le cas, par exemple, des équipements de protection individuelle pour Ebola. Le nombre de masques FFP2 peut donc tout à fait être renseigné dans le système d'information, même s'il n'est pas pour autant obligatoire pour un établissement de le faire, car il s'agit d'une information avant tout destinée à son propre usage.
Le SIGeSSE sert avant tout à aider les établissements à déterminer précisément dans quelle situation ils se trouvent par rapport à leurs postes statiques. Il sert aussi aux agences régionales de santé, qui peuvent effectuer une requête et connaître l'état des équipements de chacun des établissements de la région. Des requêtes peuvent aussi être lancées au niveau national pour connaître l'état précis des stocks tactiques.
Je ne peux donc pas vous parler de l'évolution détaillée du stock de masques FFP2 en France parce que je ne dispose pas de cette information et que je ne travaille plus à la direction générale de la santé, mais je peux vous dire, pour l'avoir constaté moi-même, notamment au CHU de Lille où j'ai longtemps travaillé, que certains établissements réalisaient des requêtes très détaillées, qui permettaient de voir que des centaines de masques FFP2 étaient disponibles en cas de situation sanitaire exceptionnelle. En outre, l'audition récente de directeurs d'établissement à l'Assemblée nationale n'a pas révélé de difficultés particulières en ce qui concerne le stock de masques FFP2.
M. René-Paul Savary, président. - Je vous rappelle que Sylvie Vermeillet vous a interrogé sur le stock stratégique de 716 millions de masques destinés à la population.
Cela étant, nous l'avons bien compris, en ce qui concerne les professionnels de santé, votre stratégie a consisté à demander à ces derniers de constituer eux-mêmes un stock de masques chirurgicaux. Qui a assuré l'évaluation et le suivi de cette stratégie ? Qui a vérifié s'ils disposaient bel et bien de ces masques ?
Pr Benoît Vallet. - Chaque établissement a la responsabilité de gérer le volume d'activité qu'il assure pour certains types d'actes et, donc, ses stocks. Exemple intéressant, les plans blancs sont de la responsabilité des établissements, mais ils ne sont pas nécessairement renseignés. Ils peuvent l'être au niveau de l'ARS, mais pas au niveau national. Tout cela relève de la responsabilité propre des établissements et des acteurs de terrain.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Vous nous dites que le suivi des stocks n'était pas obligatoire. Mais cela signifie-t-il que, à aucun moment, vos services n'ont perçu le risque que feraient courir des établissements qui ne s'équiperaient pas eux-mêmes ? Parce que ce risque, on l'a payé très cher ! Durant toutes ces années, alors qu'on ne trouvait plus de masques nulle part, il n'y a donc jamais eu de remontées et d'alertes ?
Pr Benoît Vallet. - Pardonnez-moi, mais vous ne pouvez pas dire qu'il n'y avait plus de stocks nulle part. Je le répète, lorsque j'ai quitté la direction générale de la santé, il y avait 714 millions de masques, dont 70 % se trouvaient au niveau de la plateforme centrale de Vitry-le-François.
M. René-Paul Savary, président. - Cette fois-ci, vous parlez des stocks destinés à la population !
Pr Benoît Vallet. - Ces stocks sont principalement pour la population, mais peuvent être utilisés pour aider les établissements s'ils connaissent une pénurie.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Professeur, je ne vous mets pas en cause. Simplement, à un moment donné, on a transféré aux employeurs la responsabilité de s'équiper en masques sans pour autant prévoir de contrôle : pour moi, cela constituait un danger. C'est sur ce point que je vous interroge et non sur le stock stratégique de masques chirurgicaux.
Pr Benoît Vallet. - La seule réponse que je peux apporter est celle qui a été observée pendant la crise, à savoir que les établissements avaient bien constitué des stocks de masques. Ceux-ci ont peut-être beaucoup diminué et été insuffisamment complétés par un stock national de masques, qui aurait pu servir de support à ces établissements.
Le contrôle existe. Je le répète : le suivi établissement par établissement se fait au travers d'un système d'information extrêmement sophistiqué. Avant que notre pays ne soit touché par l'épidémie de la covid-19, je ne sais toutefois pas si ce système a pu servir pour connaître le niveau des stocks dans les établissements.
M. René-Paul Savary, président. - Vous parlez des stocks probablement constitués par les établissements, mais, en ce qui concerne les professionnels de santé, je suis plus dubitatif. J'ai exercé comme médecin pendant plus de trente ans : on ne m'a jamais demandé si j'avais les moyens nécessaires pour me protéger en cas de crise. On peut penser que le stock était suffisant pour les affaires courantes, mais il était sûrement insuffisant en cas de crise. Quelle expérience tirer de cette pandémie ? Il faut peut-être revoir la stratégie et considérer qu'il faut des masques en permanence. En tout cas, il faut essayer de se tenir prêts et mieux alerter les professionnels si besoin.
Pr Benoît Vallet. - Je suis bien d'accord, mais ce dont je vous parle, ce n'est pas du stock courant, mais du stock de réserve conçu pour les situations sanitaires exceptionnelles.
M. René-Paul Savary, président. - Manifestement, le système n'a pas fonctionné.
Pr Benoît Vallet. - Dans les établissements de santé, les personnels ont bel et bien utilisé les masques disponibles dans les stocks - même s'il s'agissait parfois de masques anciens -, du moins à écouter les directeurs d'établissement, notamment ceux qui ont été auditionnés à l'Assemblée nationale.
Vous parliez tout à l'heure de bon sens : fin 2017, nous disposions d'un stock stratégique national de 714 millions de masques chirurgicaux adultes, dont plus de 600 millions étaient sans date de péremption ; en mars 2020, lorsqu'on a identifié qu'un certain nombre de masques n'avaient pas été détruits, la direction générale de l'armement et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ont procédé à une réévaluation de l'usage de ces masques en les rendant compatibles avec une utilisation « grand public ». J'ajoute que ces masques chirurgicaux qui, je le rappelle ici, ne sont pas stériles, et dont la charge microbienne doit être inférieure à 30 unités formant une colonie (UFC), respectaient parfaitement les normes, notamment la norme européenne de 2014, d'après l'évaluation de l'ANSM elle-même.
Selon moi, compte tenu de la quantité de masques dont on disposait, les stocks pouvaient profiter à l'ensemble de la population générale, ce qui est très important, mais ils auraient pu également bénéficier aux professionnels de santé, notamment en ambulatoire.
Cela étant, je veux bien entendre que certains établissements se sont peut-être retrouvés dans une situation difficile. Après tout, la destruction des masques décidée au niveau national n'a pas concerné que la plateforme centrale et a aussi affecté les plateformes zonales. Quand on se retrouve avec un tel déficit au départ, des difficultés peuvent forcément survenir ici ou là quand la crise devient très intense et que l'on généralise le port du masque.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Professeur Houssin, vous avez exposé les raisons qui, selon vous, pourraient expliquer l'« évaporation » du stock de masques, en évoquant les critiques concernant la gestion de la crise de 2010, les doutes sur l'utilité du masque et le coût budgétaire des commandes. Il faut également rappeler le rôle des épisodes sanitaires dans la diminution des stocks. Quel est votre avis sur le débat qui vient d'avoir lieu à propos de l'avis du HCSP rendu en 2011, et sur celui de 2013, qui réaffirmait l'obligation pour les employeurs de protéger la santé de leurs salariés ?
Le Gouvernement a activé le plan de pandémie grippale de 2011. Selon vous, certaines mesures de ce plan étaient-elles obsolètes et inadaptées à la crise actuelle ?
À la lumière de votre expérience de délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire, un poste équivalent aurait-il pu être utile pour faire face à ce que nous vivons depuis le début de l'année ?
Vous avez écrit en mai 2020 que, compte tenu du grave affaiblissement actuel des mécanismes multilatéraux, faire face à ce danger devait être tout en haut de l'agenda européen. Pourriez-vous préciser votre propos, alors que l'on a effectivement observé une grave discordance en Europe et l'absence de vision commune européenne depuis le début de la crise italienne ?
Monsieur Grall, au mois de mai dernier, vous aviez suggéré devant la commission des affaires sociales du Sénat que le dispositif s'appuie sur les établissements sièges d'un groupement hospitalier de territoire (GHT) pour que ceux-ci jouent le rôle de pilote de la sécurité sanitaire, à la fois pour les établissements du GHT, mais également pour l'ensemble des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) situés sur le territoire. C'est d'ailleurs un peu ce que l'on a observé dans les faits. Cela étant, les fédérations hospitalières, en particulier la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP), estiment que ce n'est pas le rôle des GHT d'assurer la redistribution des équipements de protection. Quel est votre avis sur le sujet ?
En 2013, vous avez dirigé un exercice de préparation à une pandémie. Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consistait ?
Durant la crise, on a déclenché les plans blancs et on a élargi les plans aux établissements de santé au niveau national, car on pensait que la vague allait déferler partout : cette décision n'a pas été sans conséquence, notamment sur le renoncement aux soins et les retards de diagnostic et de prise en charge. Il est facile de refaire l'histoire a posteriori, mais comment faire pour mieux préparer les équipes hospitalières à une telle crise, de sorte à ne pas exclure les patients qui ne sont pas malades de la covid-19 ?
S'agissant des ARS, tous les acteurs de terrain auditionnés nous ont dit qu'elles n'étaient pas « outillées » sur le plan logistique, et qu'elles avaient rencontré des difficultés. Ce constat n'est pas uniforme sur le territoire : dans certains secteurs, tout s'est bien passé ; dans d'autres, les relations entre les ARS et les préfets se sont révélées difficiles. Quelles sont, selon vous, les évolutions possibles dans ce domaine ?
Professeur Vallet, avez-vous vous aussi organisé un exercice de préparation à une pandémie ou à une autre crise sanitaire ?
Dernière question, nous avons entendu hier l'actuel directeur général de la santé, le professeur Salomon : il nous a fallu un certain temps pour comprendre sur quoi se fondait la ministre, lorsqu'elle a déclaré le 24 janvier dernier que le virus n'atteindrait pas notre pays, et pour savoir qui fournissait les meilleurs messages d'alerte au ministre. En outre, Agnès Buzyn a déclaré qu'elle n'avait pas été informée de l'existence d'un problème au niveau du stock de masques. Selon vous, quelle est la meilleure articulation possible entre la DGS et le cabinet d'un ministre ? Quelles informations stratégiques doivent-elles remonter au ministre et qui doit en assumer la responsabilité ? Est-ce la DGS qui analyse et évalue ce qui est important ou non ?
Pr Didier Houssin. - Concernant l'avis du HCSP, je pense qu'il ne faut pas négliger le fait qu'une instance scientifique peut elle-même être sous l'influence du contexte général et, en particulier, du contexte critique de la pandémie de 2009. Cela étant, et je diverge peut-être en cela de mon collègue Benoît Vallet, il me semble que la lecture qui a été faite de cet avis est un peu restrictive, car il ouvre en réalité à beaucoup plus d'utilisations des masques FFP2 que ce qu'on en a dit, en tout cas des usages plus proches des souhaits des professionnels de santé.
Par ailleurs, il ne faut pas négliger le facteur psychologique : face à un virus émergent dont vous connaissez mal la dangerosité, on peut peut-être estimer dans un premier temps que le masque n'est pas agréable à porter, mais on va quand même préférer se protéger au maximum. C'est l'esprit dans lequel Xavier Bertrand et moi-même avions préparé la réponse à la pandémie grippale : le but était de ne pas se retrouver en situation de pénurie, y compris en répondant à des attentes qui auraient dépassé des avis purement scientifiques.
Vous m'interrogez sur le « plan pandémie grippale » de 2011. Pour moi, le plan de lutte contre la pandémie grippale, qui a véritablement fait l'objet du plus d'attention, est celui de 2009. Le plan de 2011 a été élaboré dans la période qui a suivi les critiques formulées à l'égard de la préparation : c'est une version plus agréable du point de vue de la présentation, mais qui me semble beaucoup moins approfondie d'un point de vue opérationnel. De plus, la version de 2011 n'a pas véritablement été testée lors d'exercices. Il y a eu des exercices en 2005, en 2006 et en 2008, probablement en 2009, mais pas après. Or un plan se doit d'être testé, évalué et doit évoluer dans le temps.
Le plan de 2011 mériterait donc d'être sérieusement reconsidéré. Un point m'a particulièrement surpris, par exemple : on s'est retrouvé au début de l'épidémie avec trois centres de crise. Il a fallu attendre la mission Castex pour aboutir à la création d'un centre de crise unique. Je tiendrai les mêmes propos pour ce qui concerne l'articulation entre la décision et l'expertise scientifique.
Concernant la fonction de délégué interministériel, il m'est difficile de prêcher pour ma paroisse, mais il me semble que la fonction que j'ai occupée était extrêmement utile. Même si les choses s'arrangent avec le temps, la situation est cependant complexe d'un point de vue managérial, car le délégué interministériel est à la fois sous l'autorité du ministre de la santé en tant que DGS et rattaché au Premier ministre en tant que délégué interministériel. En tout cas, cette fonction me semble avoir été extrêmement précieuse pour engager tout un travail de préparation. La toute petite équipe qui officiait comportait seulement sept membres.
Concernant l'agenda européen, j'avoue avoir été très déçu : malgré une directive transfrontière publiée par la Commission européenne en 2013, on a constaté une très faible coordination au niveau européen au cours de la pandémie. Je ne sais pas quel a été le rôle du comité de sécurité sanitaire européen, mais je n'en ai pas entendu parler. Vu de l'extérieur, c'est l'une des principales faiblesses que j'ai observée.
Je terminerai mon intervention en abordant la question des relations entre le DGS et le ministre. Voici un souvenir personnel : le 24 avril 2009, lorsqu'on a appris qu'il y avait une urgence de santé publique de portée internationale, la première réaction du DGS a été de prévenir son ministre, de déclencher le branle-bas de combat, de demander la réunion du centre de crise auprès du Premier ministre et, évidemment, de dresser le bilan des armes à disposition. Je ne pense pas que le ministre de la santé puisse être dans l'ignorance des moyens dont le pays dispose lorsqu'une crise de cette nature se déclenche.
Dr Jean-Yves Grall. - L'avis du Haut Conseil de la santé publique, sollicité par Didier Houssin en avril 2010, a effectivement conduit à une utilisation ciblée des masques FFP2 compte tenu notamment, comme l'a rappelé Benoît Vallet, des difficultés remontées par les professionnels de santé et de la consommation, finalement plus faible que prévu, de masques durant l'épisode de la grippe H1N1 - je crois que les stocks nationaux ont été amputés de 40 ou 50 millions de masques FFP2 seulement à l'époque. S'est alors posée la question, dans la perspective du renouvellement de ce stock, de savoir si l'on devait le renouveler en l'état ou si, compte tenu de l'expérience précédente, on amodiait la doctrine concernant son utilisation. C'est la question qui a été posée au HCSP.
Il y avait environ 600 millions de masques FFP2 en 2009...
Pr Benoît Vallet. - Le stock était de 397 millions de masques FFP2 à cette date.
Dr Jean-Yves Grall. - Oui, mais il me semble que ce stock est remonté à 700 millions à un moment donné. Bref, les chiffres étaient de cet ordre. L'utilisation qui était faite de ces masques à cette époque était très large : on les utilisait dans toutes les administrations, et tous les personnels dits « de guichet » en avaient. On s'est aperçu qu'ils étaient très inconfortables à porter : on s'est donc posé la question des modalités d'usage. Cette réflexion a indiscutablement entraîné une diminution du besoin en masques FFP2, puisque l'avis du HCSP a exclu la possibilité pour les personnels de guichet d'y recourir.
Le plan de pandémie grippale a été mis en place sous l'égide du SGDSN en novembre 2011. L'essentiel du changement concernait le nombre de stades de l'épidémie pouvant déclencher des actions. Ce plan a été évalué en novembre 2013, c'est-à-dire après mon départ de la DGS, mais c'est moi qui l'ai conçu. Depuis, il n'y en a en effet pas eu d'évaluation à ma connaissance. Benoît Vallet vous donnera les résultats de cet exercice, car je n'étais plus en fonction à ce moment-là.
S'agissant des groupements hospitaliers de territoire, j'ai proposé que l'on prolonge des dispositifs qui avaient bien fonctionné. Pendant la crise, à compter du 19 ou du 20 mars, on a commencé à voir les flux de patients arriver au niveau des établissements sièges de GHT que nous avions identifiés comme étant les meilleurs pour prendre en charge les malades, notamment ceux des Ehpad. Les GHT étant sous clé de répartition des ARS, on a alors réparti les dotations entre les Ehpad et les établissements de santé du GHT pour colmater un certain nombre de brèches. Cela a bien fonctionné. C'est pourquoi je pense qu'il faudrait réfléchir à un pilotage de tous les établissements par le GHT : cela créerait une organisation un peu centralisée, une sorte de relais en vue de couvrir le territoire de façon homogène et de colmater les brèches ici et là.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Vous incluez les établissements médico-sociaux ?
M. René-Paul Savary, président. - Ce n'est pas la priorité des GHT.
Dr Jean-Yves Grall. - D'après les textes, le médico-social peut parfaitement relever de la sphère d'action des GHT.
M. René-Paul Savary, président. - Je ne partage pas votre point de vue. Sur le terrain, vous dites que le dispositif a bien fonctionné. De notre côté, nous avons tous eu connaissance de difficultés de distribution, avec des GHT qui donnaient la priorité aux établissements publics, peut-être à raison, mais pas aux établissements privés et médico-sociaux.
Dr Jean-Yves Grall. - Monsieur le président, je crois que le dispositif a fonctionné de façon hétérogène sur le territoire. D'après l'expérience que j'en ai en Auvergne-Rhône-Alpes, les établissements sièges de GHT ont pleinement rempli leur rôle en termes de répartition : ils sont souvent venus au secours d'établissements médico-sociaux en difficulté et ont aussi travaillé avec les établissements privés.
M. René-Paul Savary, président. - Nombreux sont les GHT qui couvrent plusieurs départements et n'agissent pas comme les GHT de périmètre départemental. De plus, les GHT qui ont un CHU, sont différents de ceux qui n'en ont pas. Tout cela mériterait que l'on s'attarde sur les détails.
Dr Jean-Yves Grall. - D'après mon expérience, ils ont représenté une bouffée d'air frais au moment où nous connaissions des difficultés d'approvisionnement. Les GHT ont constitué un moyen de reprendre la main, ce que tout le monde a d'ailleurs reconnu.
Les plans blancs ont été déclenchés dans tous les établissements de santé. Malheureusement, aujourd'hui, au vu de l'évolution de l'épidémie, certains établissements sont en train de déclencher des plans blancs de territoire, de façon à pouvoir étaler la prise en charge des malades, notamment en réanimation. En Auvergne-Rhône-Alpes, nous nous étions organisés par territoire, sous l'égide de l'ARS, et avions donné mandat, en accord avec toutes les fédérations, à certains établissements pour organiser la prise en charge des patients. Pour diverses raisons, et devant la brutalité de la vague et du flux des patients, cette organisation a provoqué une déprogrammation générale des soins. Dans ma région, nous avons dû nous adapter rapidement : cette organisation concertée et coordonnée a permis de passer le cap et sera reproduite pour faire face à l'avenir.
En Auvergne-Rhône-Alpes, nous avions surtout un problème de produits anesthésiques, ce qui nous a contraints à n'utiliser ces produits que dans le cadre de soins de réanimation. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé la déprogrammation générale que j'évoquais, y compris en ambulatoire. Cette décision a parfois paru peu compréhensible, mais elle s'expliquait par cette tension que nous connaissions au niveau des produits anesthésiques, sans parler de la tension sur les anesthésistes...
Face à la dynamique actuelle, nous n'avons plus qu'une légère tension pour les gants. Des approvisionnements organisés par Santé publique France sont en cours et nous allons sûrement devoir envisager, avec les fédérations et les professionnels de santé, l'éventualité de déprogrammations ciblées et partagées. Cependant, elles ne concerneront pas l'ensemble du système, et ce pour deux raisons : d'une part, la question ne se pose pas pour l'ambulatoire de mon point de vue ; d'autre part, il faudra être attentif à ne pas pénaliser la prise en charge de certains patients aux pathologies sévères, notamment en cancérologie. C'est ce que nous nous étions efforcés de faire pendant toute la période précédente : sanctuariser et sacraliser un certain nombre d'interventions absolument indispensables.
L'ARS - et là encore, je ne parle que de ce que je connais bien - n'a pas une fonction de logisticien. Logisticien, c'est un métier, on l'a redécouvert un peu tard.
Les relations ont été excellentes avec les préfectures. Pour ce qui me concerne, j'étais tous les matins, entre 8 h 30 et 9 heures, en réunion avec le préfet de région, et cela s'est fait dans tous les départements. L'information passait. En Auvergne-Rhône-Alpes, la coopération entre l'État et l'ARS a été parfaite. Dans une dynamique interministérielle, c'est bien entendu le préfet qui a la main sur l'ensemble du dispositif ; nous y avons concouru auprès de lui sans aucun problème.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Cela n'a pas été le cas partout.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Je reviens sur les plans blancs. On me dit que nous sommes prêts, que si déprogrammation il y a, elle sera plus ciblée. On me dit aussi que, dans certains établissements, faute de personnel, tous les lits ne sont pas rouverts.
Dr Jean-Yves Grall. - Nous avons effectivement un problème de mobilisation des professionnels dans le sanitaire et le médico-social. Les étudiants, qui aidaient beaucoup, ont fait leur rentrée... C'est un sujet d'inquiétude, que nous surveillons.
Pr Benoît Vallet. - Quelques éléments sur la pratique d'exercices. L'exercice « pandémie » de novembre 2013, qui s'est tenu alors que je venais d'être nommé DGS, a été riche d'enseignements pour moi. Il consistait essentiellement en un passage de témoin entre le ministère de la santé et le centre de crise national, à Beauvau. Le ministère de la santé passait la main, donc la responsabilité de la gestion de crise - ce que nous n'avons pas observé de manière évidente lors du déconfinement.
J'ai aussi vécu un exercice visant à préparer les établissements en cas d'attentats. À la suite des attentats, nous avons amélioré les stocks tactiques et la prise en charge des victimes, notamment pédiatriques, sur le terrain. L'exercice en réel mené à Bordeaux avec Mme Touraine et M. Cazeneuve a souligné le risque de débordement des établissements ; nous avions donc imaginé à l'époque, sur la proposition du Professeur Carli, les TGV d'évacuation de victimes, qui se sont matérialisés lors de la crise Covid.
Les retours d'expérience permettent de trouver des solutions. L'exercice mené au cours de la préparation de l'Euro 2016, toujours dans l'hypothèse d'un attentat, a été utile au CHU de Nice quand il a dû hélas ! accueillir les victimes, notamment pédiatriques, du 14 juillet 2016. Ces exercices sont indispensables, ils renseignent sur les conséquences de l'amélioration des prises en charge et préparent le dispositif de santé.
L'exercice « plan blanc » est très important ; ce fut mon premier exercice en tant que président de la commission médicale d'établissement. Ces exercices sont à encourager, même si la traçabilité n'est pas toujours aisée.
À quel moment le ministre est-il informé ? Le DGS informe son ministre très fréquemment, plusieurs fois par semaine. Les alertes sanitaires ne sont pas toujours portées à la connaissance du grand public, et n'atteignent pas forcément la dangerosité imaginée - heureusement ! Le premier interlocuteur du DGS est le directeur de cabinet du ministre, qui est chargé d'articuler la relation avec le ministre. Pour ma part, j'étais très régulièrement dans le bureau de Mme Touraine pour du reporting sur différents sujets.
Un mot enfin sur l'Europe. J'ai vécu la coordination européenne lors de la crise d'Ebola ; nos ressortissants de retour d'Afrique étaient distribués par le Health Security Committee entre les pays européens qui avaient les moyens d'accueil et l'équipement adapté. Le mécanisme de coordination européenne s'était révélé compliqué à mettre en place, il le reste aujourd'hui. Il y a un gros effort à faire au niveau de l'agence européenne de surveillance épidémiologique et du mécanisme de contrôle d'organisations européennes comme le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies.
Comment transfère-t-on le savoir accumulé lors d'une crise sur la crise suivante ? Nous avions observé, lors des attentats de Nice, que la présence sur place d'un collaborateur du centre de crise apportait des enseignements plus intéressants que le simple reporting. Nous avons donc jugé indispensable de disposer d'une confrérie de centres de crise nationaux, avec un point focal sur chaque ARS qui reproduise l'organisation de surveillance et d'alerte. Il est important que le niveau national et les régions sachent travailler ensemble et se comprennent ; cela suppose de se déplacer. Nous avons ainsi apporté une mission d'appui à chaque ARS en 2018 et 2019, puis aux outre-mer, pour partager l'expertise.
Le règlement sanitaire international propose une montée en puissance de l'alerte, avec la possibilité d'envoyer des missions sur place - ce n'est sans doute pas facile à organiser dans le contexte international - pour avoir l'appréciation la plus précise possible.
Dr Jean-Yves Grall. - Dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2012, la baisse de la contribution de l'assurance maladie à l'Éprus - soit une perte de 3 ou 5 millions sur un budget de 50 millions d'euros - a considérablement freiné la constitution de stocks.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Je reviens sur la question des masques. Nous voulons comprendre pourquoi la population n'a pas pu accéder à des masques en temps et en heure, nonobstant les débats sur leur utilité. Quelle a été la situation des soignants ? Pourquoi la fabrication de masques grand public, destinés à la population générale, n'a-t-elle pas été lancée plus rapidement ? Le stock de masques chirurgicaux est resté à peu près stable pendant vos fonctions ; l'effondrement vient après, je mets donc le sujet de côté.
Les soignants utilisent massivement des masques chirurgicaux à usage unique et, dans certaines activités de soins, des masques FFP2. J'ai le sentiment que la doctrine a été complexifiée avec la question du rôle de l'employeur, de l'établissement de santé, dans la constitution du stock. Il n'est certes pas aberrant d'attendre de chaque hôpital qu'il ait un stock suffisant pour répondre à sa mission de soin. Reste à savoir si les instructions sont appliquées...
L'autre source de complexité tient à la notion d'agent « hautement pathogène ». Que cela recouvre-t-il ? Le virus Ebola est sans aucun doute « hautement pathogène », mais quid du SARS-CoV-2 ? La mortalité est certes bien plus basse, mais une épidémie, c'est l'interaction entre un microbe et une société - et collectivement, l'effet est hautement pathogène. L'instruction de 2013 charge les pouvoirs publics de constituer des stocks de FFP2 si l'agent est hautement pathogène. Mais le flou dans l'interprétation et l'application des règles a conduit à une politique différente. Reste que si l'on avait eu 600 ou 700 millions de masques chirurgicaux au printemps, la situation aurait été tout autre.
Enfin, si le nombre de tests a progressé, il n'y a toujours pas de stratégie claire sur le dépistage. Dans l'organisation actuelle, qui doit proposer une stratégie de dépistage ? Qui doit en décider ? Deux anciennes ministres de la santé nous ont dit que c'était au ministre de la santé de piloter la gestion de la crise, même s'il y a bien sûr une dimension interministérielle. Comment la coordination doit-elle s'effectuer ? Comment articuler cette position avec les autres impératifs de gestion d'une telle crise ?
Pr Didier Houssin. - Pour moi, la stratégie de dépistage doit résulter d'une expertise scientifique qui repose sur l'analyse de la situation épidémiologique et des dispositifs disponibles. Il me semble que, en France, Santé publique France est l'organisme le mieux armé pour proposer une stratégie de dépistage ; il a accès aux données épidémiologiques et a l'habitude de faire des enquêtes de population.
Mais en France, nous sommes plus forts pour l'évaluation du risque que pour la gestion du risque. L'organisme qui me semble le mieux armé, du fait de sa composition, de sa pluridisciplinarité, de son expérience, c'est le Haut Conseil de santé publique. Le ministère de la santé doit pouvoir s'appuyer - c'est du moins ce que j'avais vécu - sur Santé publique France et sur le HCSP.
Il n'est guère étonnant qu'un ministre de la santé juge que c'est à lui de gérer une crise sanitaire. Malgré tout, l'expérience de la canicule comme celle de la pandémie montrent qu'il n'est pas forcément le mieux armé. En France, l'appareil interministériel est construit autour du ministère de l'intérieur, et le préfet est un agent interministériel. Or une épidémie déborde très vite le champ sanitaire pour impacter celui du travail, des transports, de l'école, etc. Dès lors, il me semble que, passé un certain stade, le ministre de l'intérieur ou le Premier ministre est mieux armé pour assurer la gestion de crise. Le délégué interministériel se met au service du centre interministériel de crise, aux côtés du gestionnaire de crise, pour apporter son expérience en matière de préparation, mais pas pour gérer la crise.
Dr Jean-Yves Grall. - Je souscris totalement à ce que Didier Houssin a répondu sur la première question : c'est le ministre qui établit la stratégie, sur la base d'avis et de conseils qui peuvent transiter par la DGS. Je partage aussi l'idée de Didier Houssin au sujet du rôle du HCSP et de Santé publique France. Enfin, je suis également d'accord pour considérer que, à partir d'un certain point, l'interministériel doit prendre le relais et le préfet - qui est de facto sur le territoire - doit jouer son rôle d'assembleur.
Pr Benoît Vallet. - Le SGDSN parle de maladie infectieuse hautement contagieuse à transmission respiratoire ; le HCSP d'un agent infectieux hautement pathogène. Mais les deux rappellent que le masque chirurgical, masque anti-projections, protège efficacement contre un germe d'origine respiratoire hautement pathogène. Lorsque certains gestes techniques provoquent une aérosolisation - avec l'émission non plus de gouttelettes, mais de particules très fines, voire de vapeur -, il faut utiliser des masques dotés du module électrostatique qui fige cette vaporisation. Le HCSP ne fait donc pas le distinguo en fonction de la caractéristique du germe - nous sommes bien dans des pathologies respiratoires hautement pathogènes avec dissémination par les voies aériennes supérieures -, mais il considère que, à l'occasion de ces gestes responsables d'aérosolisation - gestes ORL, gestes d'intubation, gestes d'aspiration, etc. -, le masque FFP2 est plus efficace. Il est toutefois moins confortable et conduit à plus de mésusages, car il est moins bien toléré, moins longtemps. L'anesthésiste-réanimateur ne fait pas tout le temps des intubations ou des aspirations, mais à l'occasion de ces actes-là, d'une durée brève, il doit utiliser un tel masque. C'est pourquoi l'utilisation de ces masques particuliers amène un affaiblissement considérable de leur volume. C'est un changement radical dans l'estimation de ce que doit être le stock stratégique national qui s'adresse certes à la population générale, mais qui peut aussi venir en soutien des professionnels de santé en dehors de ces cas-là.
Mon action prend fin en janvier 2018. Je ne peux donc pas répondre à la question sur la stratégie actuelle des tests. Mais je suis complètement en phase avec Didier Houssin et Jean-Yves Grall sur la question du portage de la stratégie : Santé publique France est compétente sur les aspects épidémiologiques et le Haut Conseil doit dire comment faire ; les ARS doivent ensuite s'occuper de l'isolement. Aujourd'hui, la réussite du dépistage fait appel à l'isolement avec le couple directeur de l'ARS-préfet, car la réponse n'est alors plus strictement sanitaire.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Si je comprends bien, vous êtes tous d'accord pour dire que le Haut Conseil et Santé publique France proposent la stratégie et que le ministre décide.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Professeur Vallet, vous nous avez dit que, à l'occasion des attentats de Nice, vous aviez mis en place une cellule décentralisée en appui de l'ARS locale. Savez-vous si l'ARS du Grand Est a pu bénéficier d'un tel appui en début de crise ?
Pr Benoît Vallet. - Oui, mais cet appui a pris la forme d'un renfort non pas en provenance du centre de crise national, mais d'inspecteurs des affaires sociales qui étaient en relation avec le ministère pour aider à la conduite de cette crise. Plusieurs ARS ont aussi bénéficié de cet appui. J'avais reproduit ce que nous avions fait à Nice lors d'Irma et de Maria : j'étais allé moi-même sur place, accompagné d'un autre agent du ministère, de deux inspecteurs du génie civil et d'un épidémiologiste de Santé publique France afin de procéder sur place à l'identification éventuelle de cas de pathologies infectieuses émergentes - fièvres, diarrhées, etc.
Mme Laurence Cohen. - La question des masques - et plus généralement de tous les équipements de protection - est extrêmement importante pour nous. Monsieur Vallet, les membres de cette commission d'enquête sont de sensibilités et de territoires différents ; d'après les retours que nous avons eus en provenance des établissements de santé et des établissements sociaux et médico-sociaux, il y a eu pénurie de masques. C'est notre vécu de parlementaires, et il faut aussi l'entendre. C'était peut-être parfait en théorie sur le papier et dans vos réunions, mais, nécessairement, il y a eu un problème, sinon les masques auraient été en nombre adéquat et il n'y aurait pas eu de personnel de santé infecté ! Le secteur médico-social a été terriblement oublié. Les groupements hospitaliers de territoire n'ont pas tous agi de la même manière, car ils ont dû gérer des stocks de masques insuffisants. Ce n'était pas une volonté malfaisante. Vous devez entendre que quelque chose s'est mal passé !
Hier, le professeur Flahaut a attiré notre attention sur le fait que les pays d'Asie semblaient avoir été mieux préparés, car ils s'attendaient à l'émergence d'une épidémie. Ils ont tiré l'expérience du SRAS et de la grippe aviaire et étaient préparés. Qu'en pensez-vous ?
Santé publique France a été créée en 2016, par la fusion d'établissements publics existants. À la faveur de cette fusion, le Gouvernement a opéré des réductions de dépenses, notamment de personnels. En 2016, on comptait 604 équivalents temps plein (ETP) dans les trois établissements publics, alors qu'ils ne sont plus que 561 ETP en 2020. Les effectifs ont donc été réduits, alors que les missions sont extrêmement importantes. Cette baisse des moyens ainsi que les suppressions de postes n'ont-elles pas contribué à affaiblir Santé publique France ?
Pourquoi les crédits prévus dans le budget de l'État pour le programme « Prévention, sécurité sanitaire et offre de soins » ne prévoyaient-ils pas - ou pas suffisamment - le renouvellement des stocks stratégiques ?
Mme Victoire Jasmin. - Je tiens à remercier l'Éprus, car cet établissement a été très réactif à chaque crise en Guadeloupe.
Je suis responsable d'un laboratoire. Nous faisons usage permanent de masques et de gants, utiles pour nos pratiques. La plupart des laboratoires ont travaillé, même en confinement, parfois 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. Ils n'utilisent pas tous les mêmes masques, selon leur activité. Dans l'évaluation des besoins, il faudrait tenir compte des utilisateurs et partir du terrain. C'est une suggestion pour que l'on prenne en considération les besoins réels de chaque catégorie d'utilisateur.
Avez-vous des préconisations concernant les psycho-traumas ? Il faut en effet les prendre en compte, tant pour les professionnels que pour les populations.
Pr Benoît Vallet. - Madame Cohen, je ne conteste pas que des établissements sanitaires ou médico-sociaux aient pu connaître des déficits en masques. J'ai seulement dit que l'absence de stock national - au niveau de Vitry-le-François comme dans les répartitions zonales - avait pesé très lourdement quand les premiers stocks des établissements sont arrivés à épuisement. Le relais n'a donc pas pu se faire. Je ne conteste absolument pas ce que vous avez vécu ni les informations qui vous ont été remontées : il est évident que la pénurie était là. Je l'ai constaté dans le Grand Est lorsque je m'y suis rendu.
M. René-Paul Savary, président. - C'était donc bien plus qu'une tension, c'était la pénurie !
Pr Benoît Vallet. - C'était une tension permanente, liée au niveau très faible du stock initial.
M. René-Paul Savary, président. - Oui, et ça s'est transformé en pénurie.
Pr Benoît Vallet. - Je suis d'accord avec Mme la sénatrice pour dire que les besoins en masques très spécifiques comme le FFP2 doivent remonter du terrain. C'est la difficulté de ces masques-là : leur doctrine d'emploi étant devenue très spécifique, les volumes de besoins vont également le devenir. C'est pourquoi nous l'avons laissé en renseignement optionnel pour que les établissements puissent choisir de constituer ou non des stocks. Une information renforcée sur le besoin strict et impérieux de faire des stocks de ces masques aurait peut-être été nécessaire, mais nous avons choisi de le laisser à la main des établissements, au regard des besoins qui sont les leurs.
Au cours des deux premières années de Santé publique France, ses moyens et son périmètre sont demeurés constants. Il n'y a donc pas eu d'effort supplémentaire demandé en matière d'emploi. Mais l'agence a été dotée d'une trajectoire qui correspond à une rigueur sur l'efficience des budgets de ses opérateurs. Certains d'entre eux ont pu utiliser des fonds de roulement qui étaient très conséquents. C'est le cas de l'Éprus qui a utilisé un fonds de roulement qui lui venait d'une période où il était beaucoup financé. Ensuite, un effort de rationalisation a été entrepris, car plusieurs départements identiques ont été mis en commun, que ce soit les ressources humaines, la comptabilité et le budget, les systèmes d'information, etc.
À partir du déconfinement, avec Didier Houssin, nous avons fait beaucoup de benchmark, en analysant les retours d'expérience de Corée du Sud, de Taiwan, de Singapour et de Hong Kong, qui ont mis en oeuvre des stratégies assez différentes de la nôtre, avec des résultats extrêmement intéressants. Certains n'ont pas décrété de confinement généralisé, ne fermant que les écoles, mais ils avaient une culture du masque extrêmement différente de la nôtre et ont mis en place une stratégie d'implémentation industrielle des tests extrêmement vigoureuse.
M. René-Paul Savary, président. - Et une réactivité !
Dr Jean-Yves Grall. - Au-delà des masques, les surblouses ont également été un vrai problème dans les établissements de santé. Pendant trois semaines, voire un mois, jusqu'au 19-20 mars, la situation a été extrêmement compliquée. Ce n'est qu'ensuite que nous avons retrouvé une certaine maîtrise sur les arrivées dans les groupements hospitaliers de territoire. Il y a alors eu une montée en puissance qui a amélioré les choses sur le terrain.
Nous devons clarifier la doctrine sur ce qui revient à l'employeur et ce qui relève des stocks d'État et comment ces derniers sont mobilisés.
Nous devons aussi revisiter la circulaire d'août 2013 sur la répartition des stocks nationaux et leurs modalités de distribution sur le territoire. Comme nous ne sommes pas régulièrement confrontés à une crise, notre réactivité sur ces dispositifs s'est affaissée. Il faut remettre de la clarté.
M. René-Paul Savary, président. - Il y a certes eu de la tension jusqu'au 20 mars, mais n'oubliez pas que la crise dans le Grand Est a commencé bien avant ! Puis ce fut l'Île-de-France. Ce décalage fait que l'on peut avoir un ressenti différent.
Pr Didier Houssin. - Je partage le point de vue de Benoît Vallet sur l'Asie. Dans cette zone, des événements - le SRAS en 2003, la grippe aviaire dans tout le Sud-Est asiatique et le MERS-CoV qui a menacé la Corée en 2012 - ont sensibilisé beaucoup plus que chez nous.
La clé de répartition du financement des agences est de deux tiers pour l'assurance maladie et d'un tiers pour l'État. Cette situation est ambiguë et peut être source de problèmes, en particulier pour l'Éprus, Santé publique France ou l'agence du médicament. Il faut sécuriser le financement de ces structures.
Le coronavirus a eu un impact important en termes de santé mentale, même si cet impact est encore difficile à mesurer aujourd'hui. Nous aurons probablement de mauvaises surprises. Le confinement, la peur, le chômage ont des conséquences psychiques.
Pr Benoît Vallet. - Nous avons toujours associé une prise en charge psychologique aux prises en charge de victimes. Ce fut le cas à Paris, lors des attentats de 2015. Nous avons mis en place une cellule d'urgence médico-psychologique (CUMP) lors d'Irma et de Maria, également accessible aux soignants. Car nous savons qu'une prise en charge immédiate diminue les conséquences à long terme. Cela fait partie de la logique d'accompagnement de ces événements exceptionnels.
M. René-Paul Savary, président. - Je vous remercie.
Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur
M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur. Je vous prie d'excuser l'absence de notre président Alain Milon, retenu dans son département.
Nous souhaiterions vous interroger sur le pilotage interministériel de la crise sanitaire.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gérald Darmanin prête serment.
M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur. - C'est évidemment respectueux du pouvoir parlementaire et très obéissant aux pouvoirs de votre commission d'enquête...
M. René-Paul Savary, président. - Je vous prie de m'excuser, monsieur le ministre, nous avons la rigueur de porter le masque en permanence...
M. Gérald Darmanin, ministre. - D'accord. (M. le ministre remet son masque.)
M. René-Paul Savary, président. - Je vous en remercie.
M. Gérald Darmanin, ministre. - C'est conscient de votre pouvoir d'audition que je me réponds à votre convocation. Mais vous avez devant vous un ministre de l'intérieur qui n'est en fonctions que depuis le 6 juillet et qui ne peut répondre que des actes qu'il a commis, même s'il peut être éclairé par ses directions et par l'histoire du ministère de l'intérieur en matière de gestion de crise sur le travail accompli.
Vous le savez, la crise que nous connaissons est à la fois exceptionnelle et inédite par son ampleur. Elle n'a épargné aucun territoire. Sa durée est exceptionnellement longue. C'est une crise sanitaire au cours de laquelle le ministère de l'intérieur a beaucoup innové. Ce ministère est un ministère de gestion de crise, notamment par l'intermédiaire du corps préfectoral. Il a dû appliquer un certain nombre de dispositions décidées par le Parlement, singulièrement lorsque les policiers et les gendarmes ont dû verbaliser. Ce ministère est également intervenu, grâce aux agents de la sécurité civile, pour contribuer à dispenser les bons soins au moment de la propagation de l'épidémie.
Quelques chiffres témoignent de l'ampleur de cette crise : plus de 29 millions de cas dans le monde et 404 888 cas confirmés en France. Au 14 septembre, le nombre de décès était de 31 045. C'est donc une crise globale que le Gouvernement, et singulièrement le ministère de l'intérieur, ont dû affronter.
Dans mes fonctions précédentes, je n'ai pas eu à gérer la crise autrement qu'économiquement, avec Bruno Le Maire, dans le soutien à l'activité économique. Mais bien entendu, le ministère de l'intérieur a contribué, sous l'autorité du Premier ministre, au travail interministériel. Je tiens à souligner que, depuis son émergence, la gestion de cette crise a été véritablement interministérielle. L'organisation du ministère de l'intérieur a été pleinement mobilisée dans cette optique. Cette dimension interministérielle s'est incarnée, dès le lendemain du confinement, dans le centre interministériel de crise (CIC) que les Français ont vu à la télévision, qui vise à apporter une réponse nationale unifiée et qui a coordonné l'ensemble de l'action des ministères. Qu'il s'agisse de la santé, des transports, de l'économie, de l'agriculture, de l'outre-mer, et bien évidemment de la sécurité, ces ministères se sont réunis quotidiennement, à l'occasion de réunions thématiques interministérielles, notamment au début de la crise. Parallèlement, la cellule situations du CIC accueille les officiers de liaison des ministères, afin d'établir des points de situation quotidiens, de préparer et d'éclairer les décisions des autorités politiques.
L'objectif premier de cette gestion interministérielle a été clair : la mobilisation totale de tous les services de l'État, au niveau central comme au niveau déconcentré, sans interruption depuis janvier, soit plus de neuf mois d'action continue. C'est une durée sans équivalent dans l'histoire de la gestion de crise du ministère de l'intérieur. Mais l'État s'est montré résilient et a su répondre aux défis nombreux et originaux qui ont été les siens. Le CIC, dont la création a coïncidé avec le déconfinement dans le prolongement des travaux menés par le délégué interministériel à la stratégie du déconfinement, a permis de gérer la crise dans sa durée et il continue à le faire dans une difficulté accrue tant la crise est longue et les éléments d'information différents de semaine en semaine.
Au sein de cette organisation interministérielle, le ministère de l'intérieur a bien évidemment joué un rôle pivot dans la gestion de crise, conformément à la tradition qui veut que ce soit lui qui gère et coordonne les crises que nous avons pu connaître. Il est en effet responsable de l'anticipation et du suivi des crises : il est chargé de la conduite opérationnelle des crises sur le territoire de la République en application de l'article L. 1142-2 code de la défense. Il doit également, au titre de la préparation de la gestion de crise, s'assurer de la transposition et de l'application au niveau déconcentré, notamment par l'intermédiaire du corps préfectoral, des plans gouvernementaux.
Dans le cadre de cette crise, le ministère de l'intérieur a mobilisé trois niveaux. D'abord le niveau central : il a, par exemple, organisé, au début de la crise, le retour sur le territoire national des Français de Wuhan, en liaison avec le ministère des affaires étrangères et celui de la santé ; il a aussi armé à titre principal avec ses personnels - la majorité des postes du CIC, tout en veillant au maintien en condition opérationnelle de cet organe. Au niveau opérationnel, les forces de l'ordre ont la charge du contrôle du respect des règles sanitaires - notamment le port du masque -, avec plus de 45 000 verbalisations depuis début mai, mais elles doivent également assurer la sécurité de nos concitoyens dans un contexte de grande tension : les sapeurs-pompiers par exemple, au travers de l'activité des services départementaux d'incendie et de secours (SDIS) et des moyens nationaux de la direction générale de la sécurité civile ont été pleinement mobilisés : parmi plus de 123 000 interventions liées au covid, on compte 326 prises en charge par les hélicoptères de la sécurité civile pour l'évacuation sanitaire de plus de 182 personnes. Sans oublier l'action des associations agréées de sécurité civile. Enfin, au niveau territorial, les préfets et les sous-préfets ont été au rendez-vous, en lien avec les acteurs économiques, mais aussi les conseils départementaux et les maires. La gestion de cette crise a reposé, et repose encore, sur le couple préfet-maire ; les maires constituant en effet, depuis le début, des partenaires essentiels et incontournables, dont le travail a été renforcé par celui des présidents de conseils départementaux et régionaux.
Cette crise sans précédent doit nous conduire à nous interroger - c'est la réflexion que j'ai souhaité engager devant le corps préfectoral dès mon arrivée au ministère de l'intérieur - sur les perspectives d'évolution des gestions de crise dans notre pays. Même si le retour d'expérience n'est pas encore tout à fait total - puisque le ministère de l'intérieur, comme tout le Gouvernement, est encore mobilisé sur la gestion de la crise du coronavirus -, nous devons nous interroger ensemble sur les leçons de cette crise inédite.
Sans me livrer à cet exercice aujourd'hui - parce qu'il est bien trop tôt pour le faire et que je n'ai pas assez de remontées -, je voudrais vous faire partager quelques pistes de réflexion.
D'abord, cette crise met en exergue la multiplication des crises dans notre société. Leur ampleur, leur caractère polymorphe et leurs conséquences sur notre organisation doivent nous permettre d'anticiper les prochaines crises, qu'elles soient sanitaires ou autres. Il me semble que c'est bien à Beauvau que peut être le centre de réflexion pour les mois et les années à venir. Nous devons aussi réfléchir aux moyens de renforcer notre organisation et de l'adapter à des crises globales et durables. C'est un axe stratégique majeur de la feuille de route du ministère de l'intérieur que j'ai proposée au Premier ministre.
Plusieurs pistes peuvent être évoquées.
La gestion territorialisée de la crise me semble être le seul modèle pertinent pour adapter la réponse de l'État aux réalités du terrain et singulièrement à l'échelon départemental. À cet égard, les prérogatives du couple préfet de département-élu local pourraient être davantage consolidées en s'inspirant des retours d'expérience de la crise du coronavirus. Il s'agit également d'affermir le rôle central de la cellule interministérielle qui est placée à Beauvau en renforçant nos outils d'anticipation et de planification, en intégrant davantage les dimensions technologiques et en confortant le ministère de l'intérieur comme le ministère de la gestion de crise. Enfin, il s'agit de consolider l'offre de service du ministère pour l'ensemble de l'État pour le compte du Premier ministre, qu'il s'agisse de l'aide aux victimes, de leur information, de la logistique de crise, de la fourniture d'équipements de protection à la population. Le ministère de l'intérieur doit renforcer ses instruments, notamment à destination des autres ministères. C'est ce qu'il a fait, à l'exception de l'éducation nationale et de la santé : il a été le ministère qui a fourni notamment les masques et un certain nombre d'éléments dont l'État avait besoin au début de la crise sanitaire.
Veuillez par avance m'excuser si je frustre un peu votre commission en ne répondant pas forcément à toutes les questions, notamment sur le déroulement de la crise avant mon arrivée. Mais je suis certain que je vais pouvoir apporter, avec les directeurs qui m'accompagnent, ces réponses et nous sommes bien évidemment à votre disposition pour toute information complémentaire.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Je vous remercie pour votre exposé liminaire. Nous avons bien conscience que vous n'occupiez pas les mêmes fonctions au début de la crise. Mais vous êtes ministre de l'intérieur aujourd'hui et nous nous intéressons au regard que le ministère de l'intérieur porte sur l'organisation de la réponse à la crise.
Nous constatons actuellement des difficultés dans la mise en oeuvre de la stratégie « tester-tracer-isoler », qui suscite beaucoup d'interrogations. Conformément aux dispositions du code de la santé publique, ce sont les préfets qui sont chargés de la distribution et du recueil des fiches de traçabilité. Comment organisent-ils cette responsabilité ?
La crise a reposé sur le couple maire-préfet et s'est enrichie de cette collaboration. Mais, s'agissant d'une crise de santé publique, quid du lien avec les institutions sanitaires ? Il me semble évident qu'il faut dépasser ce couple territorialisé, qui doit travailler avec les autres acteurs. Nous avons pu observer des modes de fonctionnement très différents selon les territoires - souvent pour des facteurs humains. Comment pensez-vous l'institutionnalisation de ce lien entre les élus locaux, le préfet - il a des prérogatives de pilotage au titre du code de la santé publique -, les acteurs sanitaires et les autorités de santé ?
M. Gérald Darmanin, ministre. - Vous avez bien raison : les préfets sont ceux qui coordonnent, mais le préfet n'est pas que l'homme ou la femme du ministère de l'intérieur : il est, par définition, celui qui agit au nom du Gouvernement et donc pour chacun des ministres. Le ministère de la santé a bien évidemment un rôle particulier avec la gestion des ARS qui sont, comme vous le savez, des agences régionales, alors que le préfet de département est à l'échelon départemental. C'est donc avec le ministre de la santé que j'ai publié avant-hier une circulaire - je pourrai vous la faire parvenir - pour organiser la gestion des tests, car plus d'un million de tests sont gérés par le corps préfectoral. La généralisation des tests telle que souhaitée par le Gouvernement pose évidemment un certain nombre de questions d'organisation. Ce sujet sera vu par le ministre de la santé avec les représentants préfectoraux dans chacun des départements.
Le rapport maire-préfet a été extrêmement efficace pour l'échange d'informations au début de la crise, pendant le confinement puis le déconfinement, notamment s'agissant des services publics gérés par les maires, indépendamment du rapport politique qui existe entre un maire et le préfet. Le préfet de département - et c'est son travail premier - noue des relations particulières tant avec l'association départementale des maires qu'avec les maires eux-mêmes - et c'était une bonne chose de le faire au niveau politique, comme au niveau organisationnel.
La relation préfet-ARS est naturelle dans bien des cas, mais l'ARS est, par définition, régionale et le préfet en charge de la gestion de crise est départemental. Les préfets de région ont été informés, mais c'est en leur qualité de préfet du département le plus important qu'ils ont été consultés. Il n'y a pas de compétences reconnues ni affirmées des préfets de région dans la gestion de crise : les préfets concernés étaient soit les préfets de zone, soit les préfets de département. Cette difficulté d'organisation ne tient pas au ministère, à des combats administratifs ou technocratiques ou à des luttes de pouvoir, mais au fait qu'il existe des échelons départementaux qui ont peu de contacts avec l'ARS. Il faut donc sans doute réfléchir à une meilleure articulation : les compétences ne sont pas contradictoires - il s'agit bien pour le préfet de gérer la crise, avec des administrations qui relèvent de l'ARS et qui doivent éclairer les décisions du corps préfectoral -, mais il y a une différence d'échelon qui a pu, ici ou là, poser des difficultés. Nous l'avons tout de suite vu sur nos territoires - je suis élu local moi-même ; j'étais maire pendant cette crise.
Je tiens également à souligner le rôle prédominant de l'assurance maladie pour la traçabilité des cas contacts et le lien du ministre de la santé avec le préfet.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Antérieurement à la circulaire que vous avez signée avant-hier, y avait-il un texte organisant le recueil des fiches de traçabilité et la mise en oeuvre de ce processus ?
M. Gérald Darmanin, ministre. - D'après le secrétaire général du ministère, les préfets disposaient d'un texte prévoyant l'hébergement des cas contacts, mais non la traçabilité telle que vous l'évoquez, qui relevait de l'assurance maladie.
M. Bernard Jomier, rapporteur. - Votre nouvelle circulaire est-elle claire sur ce point ?
M. Gérald Darmanin, ministre. - Absolument.
Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Je veux revenir sur les rapports entre ARS et préfets. Vous n'êtes en fonctions que depuis le 6 juillet ; toutefois, êtes-vous au courant de dysfonctionnements antérieurs sur certains territoires ? Avez-vous déjà pris des dispositions pour clarifier ce fonctionnement ?
Le Premier ministre a déclaré que des plans de reconfinement territoriaux et globaux étaient prêts. Comment seraient-ils déclinés localement ?
M. Gérald Darmanin, ministre. - Sur le deuxième point, les préfets ont la responsabilité, dans le cadre défini par la législation et les décrets applicables, de mettre en place les plans territorialisés souhaités par le Premier ministre ; c'est ce qu'ils ont fait dans les Bouches-du-Rhône, ou encore la Gironde, très récemment. Le ministère de l'intérieur accepte très largement les adaptations territoriales proposées par les préfets, dès lors qu'elles respectent le cadre légal et réglementaire. Nous menons des échanges réguliers autour du préfet Denis Robin, qui est chargé de répondre aux questions des préfets au sein de la cellule interministérielle ; ceux-ci prennent la responsabilité de leurs actes réglementaires.
Quant au premier point, je ne suis en poste que depuis le 6 juillet. Je n'ai pas eu à connaître de dysfonctionnements antérieurs dans mon département. S'il y a eu des difficultés de compréhension, elles découlent de cette territorialisation, mais les textes sont clairs : c'est bien le préfet qui est chargé de la veille et de la gestion de crise ; il est aidé par l'ARS. Je suis certain que votre commission saura soulever les dysfonctionnements qui auraient pu avoir lieu.
M. René-Paul Savary, président. - Que le préfet décide des mesures adaptées à son territoire et à sa population est une évolution récente. Il y a quelques mois, les directives étaient nationalisées, ce qui pouvait poser certains problèmes. Une vraie adaptation de terrain est désormais visible.
M. Gérald Darmanin, ministre. - Quand le confinement était généralisé, les préfets n'avaient que peu de marges de manoeuvre, par définition. Dans cette deuxième phase, nous avons choisi, plutôt que de reconfiner, d'adapter localement les mesures pour freiner la propagation du virus. Il apparaît dès lors normal que le préfet de département puisse prendre des décisions déconcentrées dans un cadre légal et réglementaire défini nationalement. Cela nous a d'ailleurs été reproché lors des dernières questions d'actualité au Gouvernement à l'Assemblée nationale, mais le Premier ministre y a répondu.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Le retour d'expérience relatif à la réorganisation du système et à l'architecture de la gestion de crise n'a pas encore été complètement fait ; je n'insisterai donc pas sur ce point.
Quel rôle ont les préfets de zone par rapport aux préfets de région et de département ? Dans certains cas, des conflits ont pu se produire avec les ARS : comment les résoudre ?
Nous nous sommes déplacés à l'aéroport de Roissy pour observer l'arrivée des passagers venant de pays dits « écarlates ». Nous avons vu qu'ils étaient soumis à un circuit bien identifié pour se faire tester. Je n'ai à exprimer que deux bémols. Le premier concerne les fiches de traçabilité. En règle générale, une fois remplies par les passagers, elles sont recueillies par les compagnies aériennes et entreposées dans les aéroports ; après quoi, l'ARS peut les récupérer en cas de besoin. Pourquoi ne pas avoir utilisé les données des dossiers passagers, dites « PNR » ? Cela aurait peut-être été plus simple. Mon deuxième bémol concerne le caractère différé des résultats de ces tests : entre-temps, les arrivants sont libres de leurs mouvements.
Au début de la crise, on déplorait un manque de protection global des soignants, mais aussi des forces de l'ordre. Sont-elles mieux dotées aujourd'hui en équipements de protection pour les missions qui leur sont confiées ?
Enfin, je m'interroge sur le relatif échec de l'application StopCovid.
M. Gérald Darmanin, ministre. - Ce dernier point ne dépend pas de moi.
Concernant l'équipement des forces de l'ordre, mon prédécesseur pourra vous répondre quant au début de la crise. Aujourd'hui, il y a assez de masques pour les forces de l'ordre qui interviennent sur l'ensemble du territoire. À ce propos, pendant le confinement, 21 200 000 personnes ont été contrôlées ; 1,3 million de personnes ont été verbalisées. Depuis le déconfinement et jusqu'au 15 septembre, on relève 44 929 verbalisations. À ma connaissance, le ministère de l'intérieur n'a pas manqué de masques pour les forces de l'ordre : 1,1 million de masques était disponible ; dès le début de la crise, il y en avait dans chaque voiture, même s'ils n'étaient pas portés de façon généralisée. Depuis la mi-avril, 10 millions de masques sont arrivés ; il y en a désormais assez pour répondre aux besoins des forces de l'ordre.
Concernant les données PNR, le dispositif législatif ne prévoit pas qu'elles soient utilisées à des fins autres que sécuritaires. Toutes modifications visant à permettre leur utilisation à des fins sanitaires devraient être autorisées par le Parlement et pourraient même relever du droit direct de l'Union européenne.
Concernant l'articulation des rôles des différents préfets, il y a peut-être des habitudes administratives de discussions entre les préfets de région et les ARS, mais ce sont bien les préfets de département qui sont responsables de la gestion de crise. Les préfets de zone sont en revanche essentiels pour la coordination des moyens : la distribution de masques ou le partage d'informations, par exemple. Les préfets de département sont donc les interlocuteurs directs des ARS : j'ai eu l'occasion de répondre sur les difficultés territoriales que cela a pu engendrer ; j'estime en tout cas qu'elles n'ont pas été majeures.
Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Les fonctionnaires du ministère de l'intérieur sont-ils régulièrement testés ? Depuis quand le sont-ils ?
M. Gérald Darmanin, ministre. - J'en ai discuté avec les organisations syndicales, les deux secrétaires généraux successifs du ministère et les directeurs généraux de la police nationale et de la gendarmerie nationale. Si un fonctionnaire est testé positif au coronavirus, la médecine du travail de la fonction publique joue son rôle ; nous nous conformons évidemment aux prescriptions des médecins et des ARS. On peut tester jusqu'à l'ensemble d'une brigade ; il nous arrive même parfois de la fermer si nous considérons nécessaire de mettre ces agents en quatorzaine ou en « septaine », comme on dit désormais.
M. Roger Karoutchi. - Le chef de l'État nous a dit en mars dernier que nous étions en guerre. Or, quand on fait la guerre, on a un cabinet de guerre et un chef d'état-major : le brillant maréchal Foch ou le moins brillant général Gamelin. L'identification de tels chefs permet de donner confiance aux populations, de leur donner le sentiment que les choses sont gérées de manière coordonnée ; le crédit de la parole publique est ainsi restauré.
Pendant la crise, on a subi des errements sur les masques et les tests. Après une période d'accalmie, on constate depuis quelques semaines une reprise inquiétante du nombre de cas. Or la parole publique est loin d'être uniforme : elle est assurée, une fois par le ministre de la santé, une autre par le Premier ministre, une autre encore par le directeur général de la santé. Tout cela est un peu désordonné.
Le Gouvernement a décidé d'accentuer le rôle du couple préfet-maire, ce qui est bienvenu : les maires ont joué un rôle primordial au printemps pour compenser les faiblesses de l'État. Toutefois, cela contribue à multiplier les mesures différenciées. Des décisions sont prises par les préfets à Marseille ou à Bordeaux sur certaines activités publiques, quand le préfet d'Île-de-France n'en prend pas, alors que le virus y circule tout autant. On a le sentiment qu'il y a deux poids, deux mesures : cela nuit à la confiance et crée un malaise.
Ne pensez-vous pas qu'il faudrait trouver une solution différente, surtout si la crise devait s'accentuer, pour que la parole de l'État soit plus unifiée ? Cela n'incombe pas forcément au ministre de la santé, mais il faut qu'il y ait unité de la parole publique, au-delà des modulations locales par les préfets : cela manque cruellement.
M. Olivier Henno. - Vos responsabilités antérieures et vos fonctions municipales vous ont rendu familier des problématiques douanières et frontalières. La coordination entre pays européens est un sujet qui m'est cher. De nombreuses familles du Nord hébergent leurs membres âgés ou fragiles dans des établissements de Belgique ; elles ont souffert de la fermeture des frontières, mais aussi d'un défaut d'information, de visibilité et de réciprocité. Voyez-vous des pistes d'amélioration dans les échanges avec les pays qui nous entourent ?
Mme Angèle Préville. - Concernant les verbalisations, quelle évolution constate-t-on ? Qui verbalise et qui est verbalisé, dans quelles circonstances ? Que se passe-t-il en la matière dans les pays limitrophes ?
M. Gérald Darmanin, ministre. - M. Karoutchi semble souhaiter que l'État soit plus jacobin, ce qui peut surprendre au vu des positions prises par la majorité sénatoriale ces dernières années ; ce n'est toutefois pas si étonnant au vu de sa culture politique, que je partage d'ailleurs largement !
Plus sérieusement, le virus ne circule pas de manière uniforme sur le territoire national : les Français ne comprendraient donc pas que des mesures uniformes soient prises. Par ailleurs, ce n'est pas le préfet d'Île-de-France qui peut prendre de telles décisions, mais bien les préfets de département et le préfet de police de Paris. Or celui-ci a bien pris des dispositions inédites sur d'autres points du territoire national : ainsi du port du masque obligatoire dans l'ensemble de l'espace public parisien, sans les dérogations accordées par d'autres préfets. La polyphonie n'est pas une cacophonie ! Les représentants de l'État s'adaptent à leurs territoires, ce qui me semble correspondre aux demandes de la Haute Assemblée.
M. Karoutchi me semble donc un peu trop dur dans son réquisitoire.
M. Roger Karoutchi. - Ce n'en est pas un...
M. Gérald Darmanin, ministre. - Cette crise dure depuis neuf mois ; elle est sans équivalent dans l'histoire contemporaine, sauf guerre mondiale. M. Karoutchi a cité Foch et Gamelin, que je n'ai pas connus.
M. Roger Karoutchi. - Moi non plus !
M. Gérald Darmanin, ministre. - Il est vrai que l'État n'a pas eu à connaître une telle gestion de crise, sur une aussi longue durée, en dehors des guerres mondiales. En outre, cette crise sanitaire est proprement inédite dans ses proportions : elle est plus mondiale encore que ne le furent les deux grandes guerres du XXe siècle ! Enfin, nous connaissons encore trop mal le virus contre lequel nous luttons. Il est donc délicat de juger ce qui s'est passé au cours des derniers mois, notamment, l'action de l'État et de ses responsables.
M. Henno a raison de souligner les difficultés que nous avons rencontrées à nos frontières avec la Belgique et nos autres voisins, notamment autour des personnes vulnérables, mais aussi des rapprochements amoureux. Pour la suite, il faudra continuer de faire ce qu'on a su faire dans la deuxième partie de la crise : se parler dans un cadre européen, coordonner les fermetures et les réouvertures de frontières. J'ai pris contact avec mes homologues lors de mon arrivée au ministère : nous avons convenu que, si jamais nous devions imaginer de nouvelles restrictions de passage, elles devraient se faire de manière coordonnée, sous l'égide de l'Union européenne, et en gardant à l'esprit les intérêts des populations frontalières, notamment dans les zones, comme le Nord, où les déplacements transfrontaliers sont extrêmement habituels.
Concernant les verbalisations, j'en ai donné le nombre total. L'outil utilisé par tous les gendarmes et policiers est le procès-verbal électronique. Nous ne disposons pas encore de statistiques sociologiques sur ces verbalisations, mais nous pouvons fournir à la représentation nationale des profils par département et par force. Je peux en outre transmettre vos demandes supplémentaires d'éléments statistiques au préfet Laurent Fiscus, directeur de l'Agence nationale de traitement automatisé des infractions (Antai).
M. René-Paul Savary, président. - J'ai cru comprendre que des mesures de quarantaine avaient été adoptées par la Belgique pour toutes personnes provenant des départements du Nord et du Pas-de-Calais. Avez-vous des précisions sur cette mesure unilatérale ? Par ailleurs, rappelons que nous ne sommes pas là pour réécrire l'histoire, mais pour l'analyser et en tirer les conséquences !
M. Gérald Darmanin, ministre. - La Belgique comme l'Allemagne ont considéré qu'il y avait des lieux où le virus circulait de manière plus active et en ont tiré des conclusions pour leur territoire national. Ce virus ne connaît pas de frontières. Il est compliqué de comprendre ce qui se passe à l'échelon départemental. Le virus ne circule pas de la même manière dans la métropole lilloise et ailleurs dans le Nord, mais les mesures sont prises à l'échelle départementale. Les mesures adoptées par nos amis belges n'empêchent toutefois pas les échanges avec la Belgique.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Votre prédécesseur au ministère de l'intérieur a indiqué devant l'Assemblée nationale, le 9 avril dernier, souhaiter que le covid-19 soit inscrit au tableau des maladies professionnelles et que le lien entre l'affection et leur service soit automatiquement présumé pour les agents publics dès lors qu'il est établi qu'ils ont assuré une mission au contact du public durant l'état d'urgence sanitaire. Rappelons que les forces de l'ordre ont été mobilisées de manière très intense pendant le confinement. Pourtant, dans le décret paru le 14 septembre dernier, ne sont concernés par un tel dispositif que les soignants, à l'exception de tous les autres agents publics. Avez-vous l'intention de prendre la mesure annoncée en avril et toujours très attendue par les forces de l'ordre ?
Je souhaiterais par ailleurs revenir sur l'arrêté pris par le préfet du Pas-de-Calais pour interdire la distribution de repas aux migrants dans le centre-ville de Calais par toute association, hormis celle qui est agréée, de manière à éviter des rassemblements jugés inopportuns. Cet arrêté a été pris quelques heures après votre rencontre avec la maire de Calais, qui avait pris il y a quelques années un arrêté analogue, lequel avait été annulé par le tribunal administratif de Lille, notant une « atteinte manifestement illicite aux droits des personnes concernées » et un risque de « traitements inhumains et dégradants » par l'insatisfaction de besoins alimentaires fondamentaux. L'association agréée reconnaît elle-même ne pouvoir fournir des repas à toutes les personnes qui en ont besoin. Comment conciliez-vous votre rôle de défenseur du respect de l'ordre public et celui de garant des droits humains, tels qu'ils ont été rappelés par le tribunal administratif ?
Mme Victoire Jasmin. - Il a été décidé que, pour se rendre dans certains territoires ultramarins, un test de moins de 72 heures serait requis. Or les laboratoires sont sous tension et les délais de rendu des résultats sont quelquefois très importants. On constate que certains laboratoires exigent 100 euros pour délivrer les résultats dans les délais impartis.
M. Martin Lévrier. - Une petite musique court dans la presse sur l'autorité de l'État : tout ne serait jamais vraiment clair. Les Parisiens ont globalement respecté l'obligation de porter un masque, mais un petit problème subsiste : des jeunes se réunissent la nuit, par exemple sur l'esplanade des Invalides : ils sont très gentils, mais très peu masqués. Il faudrait que les forces de l'ordre mènent des opérations bienveillantes, mais fermes, pour leur rappeler que leurs comportements peuvent mettre les autres en danger.
M. René-Paul Savary, président. - Je souhaiterais en savoir plus - cela peut faire l'objet d'une réponse écrite - sur les réquisitions de masques qui avaient été ordonnées par les préfets et avaient causé certains problèmes. Combien y a-t-il eu de telles opérations et quelles en ont été les conséquences ?
M. Gérald Darmanin, ministre. - Madame de la Gontrie, lorsque M. Castaner, alors ministre de l'intérieur, s'est adressé au ministère que je dirigeais au sujet du classement de la covid-19 comme maladie professionnelle pour les agents du ministère de l'intérieur et, plus largement, les agents publics, c'est Olivier Dussopt, alors secrétaire d'État, qui avait instruit cette question. Les forces de l'ordre ne doivent pas être défavorisées par rapport à d'autres agents publics, y compris ceux qui relèvent du ministère de la santé, pour lesquels des spécificités ont été reconnues par le décret que vous avez rappelé. Nous avons commencé à travailler sur un mécanisme permettant de répondre à cette interrogation, que j'ai renouvelée à mon arrivée au ministère de l'intérieur : Mme de Montchalin termine en ce moment son élaboration ; les dispositions déjà prises seront complétées incessamment.
Concernant Calais, je tiens à rappeler que, lorsque Mme la maire de Calais a utilisé son pouvoir réglementaire pour empêcher la distribution de repas en centre-ville, le tribunal administratif a cassé cet arrêté au seul prétexte...
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Motif !
M. Gérald Darmanin, ministre. - ... que cette interdiction ne relevait pas du pouvoir du maire ; elle en a déduit que cela relevait de l'autorité de l'État et de son représentant. J'ai compris qu'une association contestait le nouvel arrêté devant le même tribunal administratif ; nous verrons ce qu'il en dira, mais le précédent arrêté avait été annulé principalement pour cette question d'autorité réglementaire. Par ailleurs, l'arrêté préfectoral est circonscrit dans le temps et l'espace, comme le prévoit le droit administratif, afin qu'il n'y ait pas d'excès de pouvoir. Cet arrêté nous paraît pondéré et mesuré ; il répond, non pas à une question politique, mais bien à un souci de santé publique dans cette période particulière : à ma connaissance, 1 500 migrants sont à Calais et dans ses environs ; 60 % d'entre eux viennent d'ailleurs de Belgique afin de pouvoir plus facilement traverser la Manche. La diminution du nombre de camions du fait de la pandémie, l'approche du Brexit et le fait que la mer soit calme pendant l'été ont encore renforcé les difficultés d'ordre public. La distribution de repas dans les rues de la ville apparaît en outre dangereuse pour la circulation du virus.
Vous évoquez les droits humains, auxquels je suis évidemment sensible, comme humaniste et comme républicain, mais la lutte contre les passeurs et l'exploitation de ces êtres humains me semble constituer en la matière le premier de nos devoirs. L'État mandate la distribution quotidienne de 2 000 repas ; en outre, l'hébergement des migrants est systématique lorsque nous intervenons pour les mettre à l'abri. Les policiers et les gendarmes mènent des interventions presque chaque jour pour les aider à ne pas se noyer dans la Manche ; la semaine dernière, des gendarmes se sont même jetés à l'eau pour en sauver ! Enfin, il ne faut pas oublier les droits humains de la population calaisienne, qui vit des situations délicates, en particulier ces derniers temps du fait du déconfinement et des difficultés que nous rencontrons avec nos amis britanniques. Tout cela justifie cet arrêté préfectoral circonscrit dans le temps et l'espace. Les distributions de repas se poursuivent, mais au plus proche des migrants plutôt que dans les rues du centre-ville, dans des conditions conformes à ce que l'État a toujours assumé, quel que soit le gouvernement : on a toujours essayé d'allier fermeté et humanité, comme le disait M. Cazeneuve quand il était Premier ministre.
Quant à l'outre-mer, madame Jasmin, je comprends les difficultés que vous évoquez. On peut se scandaliser de l'exploitation cupide de nos compatriotes ultramarins. J'ai eu à intervenir, en tant qu'élu, dans des situations similaires. L'État consacre des moyens importants au remboursement des tests. Une question demeure quant aux délais, parfois incompatibles avec les exigences du transport aérien. On a essayé au maximum d'améliorer les choses : votre commission a pu constater à Roissy le professionnalisme de nos agents. Il appartient sans doute aux ministères des transports et de la santé d'évoquer les rapports avec les laboratoires et le rétablissement de la continuité territoriale.
M. Lévrier nous invite à la bienveillance active ; il n'a pas tort. J'ai donné aux agents de mon ministère des consignes en la matière, pour encourager de telles discussions, non seulement sur l'esplanade des Invalides, qui est au moins ouverte à tout vent, mais dans tous les endroits où des regroupements et des soirées interdites sont observés. Les forces de l'ordre sont intervenues lors de retransmissions d'événements sportifs ayant donné lieu à des comportements qui ont pu faire scandale. Cela dit, une explication bienveillante ne suffit pas toujours à assurer l'obéissance des gens envers les forces de l'ordre : il faut parfois verbaliser ! Le travail d'explication doit en tout cas être poursuivi, pour que chacun soit responsable de ses actes. Je réitérerai des consignes en ce sens au préfet de police de Paris, ville où le port du masque doit absolument rester obligatoire partout. Cette règle est en tout cas plus simple que les découpages géographiques antérieurs : c'est pourquoi j'ai accepté la proposition qu'avait faite en ce sens le préfet de police, qu'avait d'ailleurs approuvée Mme la maire de Paris.
Concernant les réquisitions, je vous invite à vous adresser à mon prédécesseur ; mon ministère pourra également vous adresser une réponse écrite. À ce propos, je voudrais rappeler à quel point, en tant que ministre chargé des douanes, j'ai dû au printemps soutenir cette administration, qui a fait un travail formidable dans une période difficile. Les douaniers ont été soumis à une très forte pression politique de la part de certains élus locaux alors qu'ils accomplissaient leur nécessaire travail de vérification des cargaisons de masques importés. On exigeait souvent d'eux qu'ils autorisent leur distribution immédiatement, alors même que ce travail, qui ne prenait que quelques heures, était tout à fait nécessaire : certains de ces masques étaient des faux qui n'auraient pu protéger les soignants ou la population ! Nos agents ont accompli leur tâche sous les quolibets et les mises en cause, sans céder aux pressions exprimées jusque dans les médias.
M. René-Paul Savary, président. - L'aéroport de Vatry, dans mon département, a ainsi accueilli nombre de masques dans de bonnes conditions. N'hésitez pas à continuer de l'utiliser !
M. Roger Karoutchi. - Au Sénat, des protestations ont été faites contre certaines réquisitions, mais jamais contre les contrôles effectués par les douaniers, qui sont tout à fait normaux !
Mme Éliane Assassi. - Il s'agit d'une épidémie inédite et mondiale ; nous en sommes tous conscients. Il me semble donc utile de nous préoccuper de la façon dont elle a été gérée et l'est encore, puisque la crise perdure et semble même s'aggraver. C'est pourquoi la polyphonie actuelle paraît dangereuse : elle provoque des interrogations dans l'opinion publique, voire de l'angoisse et des comportements dangereux.
Vous n'avez pas répondu à la question de Mme Deroche sur l'application StopCovid. Quoi que j'en pense, force est de constater qu'elle ne marche pas. Les raisons en sont peut-être multiples. Est-elle toujours d'actualité ? Des bruits circulent quant à un accès privilégié aux tests pour les utilisateurs de cette application. Qu'en est-il ?
M. Gérald Darmanin, ministre. - Comme je l'ai dit à Mme Deroche, je ne suis nullement chargé de cette application dans mes fonctions actuelles et je ne l'étais pas plus dans mes fonctions antérieures ; je ne saurais donc répondre à ces questions, que je vous suggère d'adresser aux responsables administratifs et politiques de cette application, qui me semble nécessaire dans la lutte contre la circulation du virus.
Mme Éliane Assassi. - Vous êtes ministre de l'intérieur. Certes, vous n'êtes pas chargé de cette question, mais M. Cédric O a affirmé que StopCovid pourrait faciliter le travail des forces de l'ordre ; vous êtes concernés au moins à ce titre.
M. Gérald Darmanin, ministre. - J'avoue être ministre de l'intérieur, mais je ne vois pas de lien particulier entre l'application StopCovid et le travail des forces de l'ordre, en particulier lors des contrôles. En tout cas, je n'ai pas eu à connaître de près ou de loin de cette application, hormis en tant que citoyen.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - La décision du tribunal administratif de Lille qui suspendait l'arrêté de Mme la maire de Calais n'a pas été prise sur les motifs décrits par M. le ministre : c'est bien un motif de fond qui la justifiait.
M. Gérald Darmanin, ministre. - Je me ferai un plaisir de passer une soirée, une nuit, ou une journée à Calais avec Mme la sénatrice à la rencontre des habitants.
M. René-Paul Savary, président. - Nous vous remercions, monsieur le ministre.
La réunion est close à 17 h 15.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.