Mercredi 22 juillet 2020
- Présidence de Mme Frédérique Puissat, vice-présidente-
La réunion est ouverte à 13 h 50.
Audition de M. Alain Rousset, président de la région Nouvelle-Aquitaine, vice-président de Régions de France
Mme Frédérique Puissat, présidente. - Nous entendons aujourd'hui, en visioconférence, M. Alain Rousset, président du conseil régional de Nouvelle-Aquitaine et vice-président de l'association Régions de France. Je vous prie d'excuser l'absence du président, M. Arnaud Bazin, qui m'a demandé de le remplacer cet après-midi.
Cette mission d'information sur le rôle, la place et les compétences des départements dans les régions fusionnées a été créée en février dernier à la demande du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste. Ses travaux ont évidemment été perturbés par la crise sanitaire, mais nous avons pu les reprendre depuis quelques semaines, et nous arrivons aujourd'hui au terme de notre programme d'auditions, notre rapport devant être rendu à la mi-septembre.
Je laisserai notre collègue rapporteure, Mme Cécile Cukierman, exposer plus précisément les raisons qui ont conduit à la création de cette mission et les perspectives dans lesquelles elle a travaillé. Je veux seulement rappeler qu'il ne s'agit pas pour nous de rallumer de vieilles querelles ou de remettre en cause dans leur globalité les réformes territoriales de la dernière décennie. En revanche, il nous semble indispensable d'interroger certains paradoxes des lois de 2015, qui ont simultanément affaibli l'échelon départemental tout en faisant naître un besoin de proximité nouveau dans les très grandes régions issues de fusions. Nous avons donc besoin de savoir comment les nouvelles régions ont conservé un ancrage territorial suffisant, comment elles ont répondu à ce besoin de proximité, et quels nouveaux partenariats elles ont noués ou pourraient nouer avec les conseils départementaux pour mieux articuler leurs politiques respectives.
Mme Cécile Cukierman, rapporteure. - Cette mission vise à examiner le rôle, la place et les compétences des départements dans les régions fusionnées après la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe). La crise sanitaire a perturbé nos travaux, mais nous avons pu nous rendre ces derniers jours dans les régions Rhône-Alpes-Auvergne et Grand Est. Nous comptons sur vous pour nous faire part de votre expérience de président de la région Nouvelle-Aquitaine. Nous aimerions en particulier vous entendre sur la répartition entre les différents niveaux territoriaux des champs d'intervention en matière économique ou sur les relations quotidiennes entre les collectivités pour aménager le territoire et répondre aux besoins des populations.
M. Alain Rousset, vice-président de Régions de France, président de la région Nouvelle-Aquitaine. - Le sujet est vaste ! J'ai participé aux réflexions sur ces questions comme parlementaire ou comme président de Régions de France pendant douze ans. L'agrandissement des régions est une idée qui a été défendue par tous les partis politiques, de droite comme de gauche. Un peu comme pour l'Europe, la volonté d'élargissement l'a emporté sur l'approfondissement. J'ai toujours plaidé en faveur de l'approfondissement, compte tenu du retard et de la singularité de la France en matière de décentralisation. Notre pays, en effet, est très atypique parmi toutes les démocraties. Un jour viendra où le centralisme et le jacobinisme apparaîtront nettement comme contradictoires avec la démocratie et l'efficacité publique. L'Allemagne a su défendre son industrie grâce à ses Länder et à ses banques régionales d'investissement qui soutiennent un tissu de petites et moyennes entreprises (TPE-PME) et d'entreprises de taille intermédiaire (ETI). Le plan de relance du Gouvernement vise les grands groupes, mais néglige les PME et les ETI. Si le plan de relance ne passe pas par les régions, il faut craindre de nouvelles délocalisations.
Comme je l'ai dit à Jean Pisani-Ferry, la France est un pays centralisé à plusieurs égards et la situation s'aggrave. Elle l'est d'abord sur le plan administratif et politique : on le voit clairement lors de l'élaboration des contrats de plan État-région (CPER), le Gouvernement considère les collectivités locales comme des sous-traitants. N'est-il pas absurde que l'État lance un plan Vélo ? Pourtant, les collectivités locales semblent atteintes d'un syndrome de Stockholm et considèrent qu'elles ont besoin de l'État sur tous les sujets. Il serait temps que la démocratie à l'échelle des collectivités locales devienne adulte. Avec les préfets ou les sous-préfets, nous sommes le seul pays à avoir, comme Michel Rocard l'avait noté il y a trente ans, un modèle administratif colonial.
On peut aussi évoquer la centralisation économique. Notre industrie est clivée entre les grands groupes, qui font un lobbying permanent à Bercy, et les TPE-PME et ETI, qui constituent l'essentiel de la force productive française : 80 % de notre industrie est de sous-traitance. La majeure partie de l'épargne est drainée par Paris et nos entreprises sont sous-capitalisées. Nos grands groupes dépendent davantage des fonds d'investissement étrangers que des épargnants français. La reconquête de notre souveraineté industrielle, dans l'électronique ou la pharmacie par exemple, ne pourra réussir sans une stratégie pour soutenir les fonds propres des entreprises. Mais celle-ci ne peut dépendre de Bpifrance, qui fonctionne très mal.
La centralisation constitue le premier boulet de la France. Dans les années 1980, la décentralisation s'appuyait sur la notion de blocs de compétences, avec une évaluation de l'efficacité des politiques menées lors des échéances électorales. Mais aujourd'hui, quand on inaugure un site, on est douze élus à couper le ruban... Comment nos concitoyens peuvent-ils savoir qui fait quoi, identifier les responsabilités et donc contrôler l'action des élus ? À l'heure où il est beaucoup question de l'efficacité de l'action publique, la redondance des compétences entraîne un surcoût de dépenses publiques. On manque aussi de compétences par rapport au privé. Les partenariats public-privé constituent une insigne absurdité et donnent les clés au privé, tout en coûtant très cher. Faute de politique industrielle depuis trente ans, nos médicaments ou notre électronique sont désormais fabriqués en Chine ou en Inde. Les crises géopolitiques révèlent les faiblesses de nos chaînes de valeur et d'approvisionnement. Je plaide donc, dans le prolongement de la loi NOTRe, qui a constitué un progrès selon moi, pour des compétences clairement identifiées. On ne peut pas, en effet, s'occuper de la dépendance, des personnes âgées ou de l'accueil des mineurs isolés, et en même temps comprendre les entreprises et savoir les accompagner.
La politique n'est pas seulement une affaire de gesticulation ou de beaux discours. Il faut avant tout savoir de quoi on parle ! Si l'on évoque la reconquête de la production des principes actifs des médicaments, il faut savoir ce que cela implique, combien cela coûte, les évolutions technologiques nécessaires, etc. Il en va de même pour la reconquête de la souveraineté électronique, si l'on ne veut pas courir le risque que notre système productif s'arrête brutalement parce que l'on aura négligé la formation de base en électronique dans les lycées professionnels ou les écoles d'ingénieurs et que l'on ne saura plus réparer une carte mère. Il en va de même dans tous les secteurs : le stockage de l'énergie, la production d'énergie solaire, etc. C'est pourquoi je plaide pour des blocs de compétences, ce qui ne pose pas de problème dans la relation entre régions et départements.
Dans la troisième plus grande région de France, nous avons réussi à établir un dialogue entre élus, non avec les fonctionnaires de l'État, pour définir des stratégies dans l'intérêt de nos concitoyens. La crise sanitaire a accru l'exigence de coconstruction des stratégies publiques pour répondre aux problèmes quotidiens. L'exemple des masques est emblématique. Nous avons rencontré les mêmes difficultés que dans d'autres régions, mais nous avons trouvé des solutions avec l'agence régionale de santé (ARS), en évitant de connaître les débats qu'il y a eu dans d'autres endroits. Au nom des douze départements, le conseil régional a décidé d'acheter des équipements individuels de protection et nous avons veillé, avec le directeur de l'agence régionale de santé, à ce qu'ils soient bien destinés aux établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous avons mis en place des visioconférences deux fois par semaine avec les départements, une fois par semaine avec les intercommunalités, pour traiter de tous les sujets, et elles continuent. La crise sanitaire a donc entraîné un sursaut de coopération avec les départements.
Il n'y a donc pas, à mon avis, de débat sur l'articulation entre les compétences des départements et celles des régions, même si l'administration aime bien soulever ce point, parce que diviser c'est régner. Nous avons une compétence partagée avec les intercommunalités sur les bâtiments. Certaines politiques publiques, comme la rénovation thermique des bâtiments, doivent être menées au plus près des territoires, donc au niveau des communes et des intercommunalités. Les régions et les départements sont trop loin. Nos politiques en la matière ont échoué. Il existe aussi des complémentarités sur le réchauffement climatique, pour aider les personnes en situation de précarité ou pour soutenir les entreprises en difficulté. Nous traitons ainsi, en partenariat, le cas d'une entreprise à Tulle en Corrèze. Il me semble donc que l'heure est à l'apaisement et qu'il n'y a pas lieu de rallumer de vieilles querelles.
Le problème de fond, c'est l'État, notamment l'administration centrale. Le plan Vélo est caricatural. Je ne comprends pas que l'État intervienne pour financer des pistes cyclables. D'ailleurs, les sommes ne seront vraisemblablement jamais dépensées. Avec un tel plan, on prend les élus des collectivités pour des incompétents, ce qui est d'autant plus incompréhensible que la volonté de transition énergétique vient plutôt de la base. Les compétences de l'État sont un problème. Finalement, nos concitoyens ne voient pas clairement qui fait quoi, n'identifient pas l'action de l'intercommunalité, de la commune, de la région, du département, ou de l'État. Le programme Territoires d'industrie est une absurdité, et d'ailleurs, comme l'État n'a plus d'argent, il commence déjà à s'en désengager. Pourquoi, dès lors, avoir lancé une telle opération, en mobilisant les préfets, sinon pour signifier aux collectivités territoriales qu'elles n'auraient pas été capables seules d'y penser en raison de leur incompétence supposée ? On nous prend vraiment pour des Tanguy !
M. Benoît Huré. - Merci pour la clarté de votre propos très volontariste. L'État se mêle de tout, certes, mais aucune collectivité n'imagine un investissement sans l'appui de l'État. Si l'on veut définir des blocs de compétences, il faut définir parallèlement des blocs de ressources, sinon les collectivités resteront dépendantes.
M. Alain Rousset. - Je suis d'accord. Mais les deux sont liés. Si l'on ne nous confie pas de ressources, c'est simplement parce que l'on ne veut pas nous donner les compétences. Il est question aujourd'hui de réduire la part de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) attribuée aux intercommunalités et aux régions. La Nouvelle-Aquitaine est jumelée avec l'Émilie-Romagne et le Land de Hesse. Partout en Europe, les régions ont la compétence en matière de santé et d'éducation, et les résultats sont probants en termes d'allongement de la vie, de coût de la santé, d'efficacité, de dynamique sociale, etc. Il est donc insupportable de voir que l'on ne nous confie que la responsabilité de l'entretien des bâtiments. La Hesse a un budget de 38 milliards d'euros et perçoit des parts d'impôts d'État, à l'image de ce que nous avons réussi à obtenir avec la TVA. C'est un facteur de responsabilisation, car le développement économique rime avec des rentrées fiscales supplémentaires. Inversement, si l'on supprime la relation entre la CVAE et les communes, plus aucune d'entre elles n'acceptera d'accueillir des usines sur son sol.
Je n'ai pas réussi à trouver des analyses de l'État sur l'étude du Medef. Il est insupportable que l'État ne soit plus capable d'évaluer et de remettre en perspective ce que dit une organisation professionnelle. L'incompétence est au plus haut au niveau de l'État. En dépit de nos petits moyens, la seule usine de batteries de France est en Nouvelle-Aquitaine, car, depuis dix ans, nous travaillons à structurer un écosystème. Lorsque l'Allemagne consacre une enveloppe de 9 milliards d'euros à l'hydrogène, la France ne prévoit que 100 millions... Si l'on est attentif aux besoins des entreprises, on ne peut qu'avoir l'impression de vivre dans un autre monde, et pourtant je suis socialiste ! Si le Parlement ne se bat pas sur ce sujet, les lignes ne bougeront pas. L'appareil de l'État, c'est la CGT du livre !
Le mélange des compétences est insupportable, coûteux et incompréhensible. On ne sait pas qui fait quoi et qui est responsable de quoi. Les gens se tournent vers les maires, mais ces derniers ne peuvent pas tout. On ne peut pas demander au maire de Blaye de régler la question de l'accès à Bordeaux de ceux qui doivent se lever à cinq heures du matin pour aller y travailler. Du coup, les gens rejoignent les « gilets jaunes » ! Pourtant les solutions sont simples, car le problème est purement catégoriel. Il suffit de comparer les effectifs de Bercy et ceux de la Direction générale des affaires économiques et financières (DG ECFIN) à Bruxelles pour gérer les mêmes dossiers...
Ce modèle n'est pas tenable. Nous avons besoin de créer une classe moyenne de collectivités territoriales - les régions -, d'entreprises - les ETI - et de structures de financement. Sans cela, nous continuerons à fonctionner comme un pays en voie de développement, avec une classe supérieure, constituée par l'État et ce qui gravite autour de lui, et, en râteau, des collectivités territoriales, des entreprises sous-traitantes, et de petits fonds d'investissement.
M. Benoît Huré. - Pour avoir présidé le conseil départemental des Ardennes, je pense que chaque niveau de collectivité territoriale appréhende de franchir le Rubicon. Certes, les compétences transférées sont assorties de financements, mais les écarts de richesses entre les territoires sont tels - de un à cinquante - que chacun se tourne vers l'État, vu comme protecteur et garant de la péréquation.
M. Alain Rousset. - L'État protecteur, oui, pour garantir les droits individuels, organiser la couverture de santé, l'éducation, la sécurité... Mais qui pilote le pays, pour nous avoir menés vers un tel écart ? Ne soyons pas à notre tour victimes du syndrome de Stockholm !
Mona Ozouf a montré qu'en France, pays du verbe, on croit qu'il suffit de prononcer le mot « égalité » pour que celle-ci soit réelle. Pourtant, nous savons bien que les ressorts économiques sont à chercher parmi les entreprises et les habitants d'un territoire, et que les inégalités sont plus fortes au sein d'un département qu'au niveau national. Tous les pays démocratiques sont décentralisés et fédéraux, quand nous avons des débats, commentés par l'État, qui n'ont plus rien à voir avec les solutions contemporaines.
La métropole ruisselle-t-elle sur ses territoires ? Non, bien entendu ! Pas même sur son agglomération. Depuis la loi NOTRe, nous avons beaucoup progressé dans la réflexion sur le rôle des départements, des régions, des intercommunalités. Le baccalauréat vaut-il la même chose à Lormont ou à Pessac qu'au lycée Henri-IV à Paris, par exemple ? Non, bien sûr ! Comment, dès lors, organiser une respiration de la société, pour que tous les jeunes puissent évoluer ? La France est un pays où l'ascenseur social ne fonctionne plus, comme les rapports PISA le montrent depuis des années - même si nous avons mis du temps à l'admettre.
Comme président de l'Association des régions de France (ARF), je ne me suis jamais battu pour le pouvoir de taux des collectivités. En revanche, s'il est un élément positif que je retiens du quinquennat de M. Sarkozy, c'est le remplacement de la taxe professionnelle par la CVAE, qui incite les intercommunalités et les régions à se préoccuper du développement économique. Avec la crise actuelle, les régions ne se sont pas vu compenser la baisse de leurs recettes, mais le nouveau Premier ministre semble heureusement avoir repris ce dossier en main.
En douze ans de présidence de l'ARF, je n'ai jamais vu un gouvernement réagir en fonction de la couleur politique des exécutifs régionaux. Mme Merkel a souligné qu'il était bon que les Länder soient présidés par des personnalités de sensibilités différentes, qui se formaient ainsi pour de plus hautes fonctions. C'est la première fois qu'un gouvernement punit les régions au motif que certains présidents pourraient se présenter à l'élection présidentielle. Il y a là un problème démocratique.
M. Éric Gold. - Tous aspirent à plus de décentralisation - vieux débat ! Les compétences départementales reposent de plus en plus sur les intercommunalités, et les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) deviennent incontournables. Le couple entre régions et intercommunalités ne signe-t-il pas l'affaiblissement des départements ? Le redécoupage des régions, d'ailleurs, n'a-t-il pas renforcé qu'en apparence le rôle de ces derniers ? On a par exemple confié aux régions le transport scolaire, ce que je ne comprends toujours pas...
M. Pierre Louault. - Ne craignez-vous pas que le colbertisme qu'on reproche à l'État ne soit, dans quelque temps, reproché aux régions ? On commence à en apercevoir des signes, les politiques régionales étant parfois décidées sans beaucoup de concertation et imposées aux collectivités territoriales de niveau inférieur. Comment éviter cet écueil ?
M. André Reichardt. - Ancien président de région, je souhaite évoquer la collectivité européenne d'Alsace (CEA), qui est un département pourvu de quelques compétences supplémentaires. Que pensez-vous de ce type de différenciation ? Pour l'instant, les compétences supplémentaires viennent de l'État ; pourraient-elles venir aussi des régions ?
M. Patrice Joly. - La crise sanitaire, sociale et économique a-t-elle fait évoluer votre analyse sur la répartition des compétences ? Comment avez-vous évalué les capacités respectives d'intervention de chaque niveau de collectivité territoriale ? Les collectivités de proximité, plus proches de l'humain, semblent avoir été plus présentes. On parle de répartition des compétences par nature, mais il faudrait plutôt raisonner par volume de dépense, et organiser les interventions des uns et des autres en fonction de projets territoriaux à différents niveaux. Président du conseil départemental de la Nièvre, j'avais d'excellentes relations avec le président du conseil régional, qui accueillait toujours favorablement les projets de développement que je lui présentais. À l'inverse, le président de région n'est jamais venu me voir pour me proposer des plans de développement. J'avais donc, avant la loi NOTRe, envisagé de créer une vraie cellule, avec de vraies compétences économiques, pour stimuler le développement endogène du territoire, notamment pour préparer l'après-pétrole en exploitant le bois. Aujourd'hui, la région n'a qu'un agent qui s'occupe de ce sujet dans mon département. Il fait du montage financier, sans stratégie économique particulière.
M. Alain Rousset. - Ne vous laissez pas enfermer par l'État dans le rôle des Curiaces ! L'émiettement des compétences, ce n'est pas ce qu'on observe dans les pays qui réussissent. Et gérer les transports scolaires, par exemple, ce n'est pas la même chose que de s'occuper de solidarité territoriale, ou d'urbanisme. Pour l'instant, chacun veut tirer son grain du grand sac de blé. Mais challenger la SNCF ou les grandes entreprises, tout le monde n'est pas en mesure de le faire ! Lire un compte de résultat, ce n'est pas la même chose que de défendre les zones humides.
Vous parlez de colbertisme. Depuis trente ou quarante ans, l'appareil d'État s'est dégarni de ses compétences, et a remis les clés du camion aux financiers des grandes entreprises. Dans le même temps, tous les pays libéraux ont repris la main en matière de régulation. Où est le colbertisme, chez nous ? Depuis le nucléaire, le train à grande vitesse (TGV) ou Ariane, quelles initiatives technologiques l'État a-t-il prises ? Où sont les compétences pour contrôler les entreprises qui s'enrichissent grâce aux concessions autoroutières, et récupérer ainsi des fonds qui nous manquent pour l'entretien du réseau routier ? Le Canada, avec des gouvernements de droite, a produit des études au vitriol sur les partenariats public-privé. Le problème n'est pas l'économie de marché, mais l'incompétence des pouvoirs publics, qui, chez nous, ne font plus que se plaindre. Qui nous dit aujourd'hui ce qu'il faut faire sur l'hydrogène, le stockage d'énergie ou la récupération des principes actifs des médicaments ? Personne, dans l'appareil public. C'est un scandale. Le téléthon finance la recherche sur des molécules qui sont ensuite produites aux États-Unis, et nous sont revendues fort cher. Non seulement nous sommes ridicules, mais en plus, il y a des traîtres à l'intérieur du système - et je me demande si je ne vais pas porter plainte contre certains chargés de mission de la Banque publique d'investissement (BPI).
Il faut mettre un terme à cette incompétence. Et les politiques que nous sommes doivent représenter la société. Loin de préserver nos compétences, les grands groupes achètent sur étagère, à l'étranger. Cela nous menace d'un décrochage technologique massif, et d'une délocalisation complète de notre sous-traitance aéronautique. Or, pour la petite commune abritant l'un de ces sous-traitants, la région est un allié essentiel, ne serait-ce que comme interlocuteur du donneur d'ordres.
Pendant la crise, la coopération entre régions, départements et intercommunalités s'est accélérée. Si les départements doivent conforter leur compétence en matière de santé, la coordination des CHU ne peut que relever de la région, comme partout en Europe. En Nouvelle-Aquitaine, nous avons fédéré toute la recherche clinique sur le cancer, alors que les différents pôles ne se parlaient pas entre eux et que notre agence régionale de santé, pourtant bien gérée, ne savait pas ce qui se passait dans les Ehpad. La centralisation, c'est un appareil qui coûte cher et manque d'agilité. Ne tombons pas dans le piège de l'opposition : laissez coopérer l'Association des maires de France (AMF), l'Assemblée des départements de France (ADF) et Régions de France. La rénovation thermique des logements, par exemple, doit être gérée par les intercommunalités, tout comme l'ont été, pendant la crise, les aides aux petites entreprises.
Une grande région peut exister sur le plan territorial. Avec le nouveau découpage, les aides aux entreprises, dans le Limousin et le Poitou-Charentes, ont été doublées. Dans le plan Creuse, lancé par le Gouvernement, la nouvelle région met plus d'argent que l'État. Nous avons fait du lycée des métiers du bâtiment de Felletin le symbole du retournement de la zone. Nous lançons une technopole à Saintes, noeud ferroviaire, et toutes les entreprises soutiennent ce projet. Les transferts de technologies, indispensables pour ressourcer nos PME, se pensent à l'échelle de la région.
Mme Cécile Cukierman, rapporteure. - Merci pour cet échange passionné. Nous travaillons sur la place de chaque collectivité territoriale, sans chercher à les opposer. D'ailleurs, pendant la crise, elles ont bien coopéré.
La clarification du rôle de chacun peut être tout à fait perceptible pour nos concitoyens. Reste qu'elle n'a pas toujours simplifié les choses ni contribué à ce que nos concitoyens se reconnaissent dans les institutions politiques locales...
Enfin, pour des collectivités territoriales fortes, nous avons besoin d'un État fort : la crise l'a bien montré. Là où l'État était absent, cela a parfois été tragique, malgré l'action des conseils régionaux.
M. Alain Rousset. - Je ne partage pas votre analyse sur la présence de l'État. Sa tutelle, unique au monde, est insupportable et humiliante. Toutes les mesures prises contre la crise sanitaire l'ont été pour pallier l'incurie et la méconnaissance de l'État. Nous devons développer des classes moyennes dans ce pays, y compris des classes moyennes de collectivités, et renforcer l'ascenseur social.
Mme Frédérique Puissat, présidente. - Merci.
La réunion est close à 14 h 55.