- Mercredi 8 juillet 2020
- Audition du général de division Pascal Facon, commandant de l'opération Barkhane (Comanfor)
- Financement de la Base industrielle et technologique de défense (BITD) - Examen du rapport d'information
- Situation en Méditerranée - Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères
Mercredi 8 juillet 2020
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Audition du général de division Pascal Facon, commandant de l'opération Barkhane (Comanfor)
M. Christian Cambon, président. - Mon général, merci d'être avec nous en direct du PC de la force Barkhane à Ndjamena, que vous commandez depuis juillet 2019. Tout le monde comprend l'importance de la responsabilité qui pèse sur vos épaules, et avant toute chose je tiens à passer un salut amical et dire notre soutien aux 5 100 soldats qui combattent sous vos ordres ; je pense tout particulièrement à ceux qui ont perdu la vie et à ceux qui ont été blessés. La commission mesure la gravité et l'importance de votre mission. C'est pourquoi nous souhaitions, avant un débat sur l'opération Barkhane qui interviendra à la rentrée, faire le point avec vous sur l'opération au lendemain du sommet de Nouakchott.
La neutralisation d'Abdelmalek Droukdal par les armées françaises constitue un indéniable succès qui vient couronner six mois d'efforts intensifs, depuis le sommet de Pau et les mesures prises pour mieux contrôler la zone des trois frontières.
Autre aspect positif, le mandat de la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) a été renouvelé le 29 juin dernier par le Conseil de sécurité des Nations unies.
Nous avons cependant plusieurs interrogations partagées par l'opinion française, comme en témoigne une enquête publiée cette semaine par un hebdomadaire au sujet de l'engagement de la France au Mali et dans la région.
Quel est aujourd'hui l'état de l'ennemi, quelles sont les forces que vous combattez sur le terrain ? Quels sont les effets concrets, pour Barkhane, de la guerre que se livrent l'État islamique et Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) via leurs « entreprises » franchisées État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) et le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM) ? Quel jugement portez-vous sur les affrontements intracommunautaires dans le centre du Mali : peuvent-ils être maîtrisés ?
Notre dispositif qui rassemble, autour de Barkhane, les forces armées locales, le G5 et la Minusma est-il mieux intégré, mieux articulé, plus efficace depuis le sommet de Pau ? Les forces armées locales montent-elles en puissance et les Tchadiens vont-ils enfin arriver ?
L'objectif de réinstaller les armées maliennes, en particulier dans leurs postes-frontière du Liptako et du Gourma, est-il atteint ?
La contribution de nos alliés européens, dont notre commission a déploré à de nombreuses reprises le manque de soutien, est-elle désormais satisfaisante ? Le renouvellement de l'appui des Chinook britanniques et les moyens aériens espagnols sont-ils suffisants ?
La force Takuba, dont le noyau franco-estonien sera localisé à Gao, va-t-elle apporter un plus à Barkhane et comment les deux vont-elles s'articuler ? On dit souvent que le nombre important de dispositifs est source de confusion.
Comment pourraient fonctionner Barkhane, Takuba si les Américains retiraient leur soutien en renseignement et en ravitaillement ?
Enfin, voyez-vous un mieux du côté de l'aide que l'Algérie apporte à Barkhane d'une part, au processus politique de l'autre ?
La question centrale est évidemment la capacité à transformer des succès tactiques en victoire stratégique durable. « Nous sommes tous convaincus que la victoire est possible au Sahel », a dit Emmanuel Macron à Nouakchott. Le peut-on sans la volonté politique des États de la région ? Cette volonté est-elle là aujourd'hui ?
Les trafics et les rivalités intercommunautaires qui servent de terreau au terrorisme n'ont pas cessé. Pis, des accusations d'exactions à dimension communautaire sont formulées contre des armées de pays du G5.
Après un bref exposé, mes collègues vous interrogeront.
Général Pascal Facon, commandant de l'opération Barkhane (Comanfor). - Merci de me donner l'occasion de rendre compte du déroulement de cette opération que je commande depuis un an, et pour quelques jours encore. C'est l'occasion de rendre hommage à celles et ceux qui participent à l'opération Barkhane, pour paraphraser Maurice Genevoix : les vivants, les morts, les familles qui ont besoin de comprendre comment est menée cette opération - j'ai une pensée particulière pour le sénateur Bockel.
Cette rencontre est nécessaire, car la crise sanitaire a réduit les interactions entre la représentation nationale et nos forces, or ces interactions sont importantes pour nos élus, mais aussi pour les militaires qui ont besoin d'expliquer ce qu'ils font.
C'est aussi l'occasion de présenter le déroulement particulier de cette campagne. Le sommet de Pau a été, comme vous l'avez dit, un moment clé, un électrochoc. La sécurité, le développement, la gouvernance sont des sujets souvent évoqués ; mais créer les conditions d'opérationnalisation de ce triptyque est une autre affaire. Nous avions donc besoin de la dynamique enclenchée par le sommet de Pau, avec ses quatre piliers qui donnent de la cohérence à notre action et une Coalition Sahel pour porter cette vision et agir. Après une année dans le Sahel, je puis confirmer qu'il y a eu un avant et un après Pau.
Que représente le sommet de Pau pour l'opération Barkhane ? C'est tout à la fois un tournant, un sursaut indiscutable, l'expression d'une vision stratégique permettant d'affronter le totalitarisme terroriste, la redéfinition des objectifs avec une concentration des efforts sur les trois frontières face à l'EIGS, la remobilisation des partenaires et une meilleure compréhension de notre action par les opinions publiques sahéliennes, et enfin c'est une occasion unique de mettre sur pied une architecture de sécurité originale dans le Sahel-Sahara à travers l'opérationnalisation de la force conjointe du G5 Sahel.
Au-delà de la dynamique nouvelle, le sommet de Pau a permis d'engager des capacités supplémentaires au service de trois objectifs : réduire les capacités matérielles et humaines de l'EIGS, opposer à la volonté des groupes armés terroristes (GAT) une masse reposant sur la « sahélisation et l'internationalisation » de la stratégie, et lutter contre l'influence des GAT dans la population en créant localement les conditions d'émergence d'une alternative politique, sociale et économique portée par les États sahéliens.
Quelles ont été les conséquences opérationnelles de ces décisions ? Notre action poursuit toujours le même objectif : mettre les GAT à la portée des forces partenaires et de la force conjointe. Le renforcement capacitaire décidé par le Président de la République et la création d'un mécanisme de commandement conjoint ont permis de créer un effet de saturation et d'opérer en même temps et dans la durée dans le Liptako et le Gourma, ce qui n'était pas possible auparavant. Notre action a restreint la capacité de l'EIGS, qui est passé d'une stratégie d'évitement à la fuite et, localement, à la débandade. Les succès tactiques sont indéniables, nous les devons au courage et l'habileté des unités françaises et alliées engagées au sol et dans les airs. Nous avons stoppé la spirale de la violence, donné confiance à nos partenaires sahéliens et libéré localement les populations de la pression des GAT. La réduction sensible des capacités humaines de l'EIGS a conduit ce GAT à recruter des combattants de plus en plus jeunes. Il s'agit d'une préoccupation importante pour la force et cette exploitation abjecte nous met en difficultés dans le cadre de nos opérations. Bien évidemment, la robustesse de nos procédures d'engagement nous permet de nous prémunir quasi-systématiquement de dommages collatéraux. Pour autant, il arrive que l'on constate, lors d'opérations de neutralisation, la présence de mineurs. Ces situations demeurent extrêmement rares mais il convient d'en avoir pleinement conscience.
Enfin, l'affaiblissement de l'EIGS a profité au Rassemblement pour la victoire de l'islam et des musulmans (RVIM).
Sur le pilier 1 du processus de Pau, nous avons donc obtenu de bons résultats tactiques dans la zone d'action identifiée. Mais ils n'auraient eu qu'un faible effet sans le développement d'une forme assez inédite de partenariat de combat avec les forces partenaires et en particulier la FC-G5 Sahel. On ne peut donc réduire Barkhane à des succès tactiques. L'attrition des GAT est une nécessité, un moyen et non une fin. L'essentiel est de faire monter en gamme nos partenaires. Cette démarche indispensable va bien au-delà des dimensions tactiques, elle est structurante et stratégique. Aujourd'hui, on le voit, « l'épaisseur » de Barkhane, ce sont ses alliés sahéliens regroupés au sein de la FC-G5 Sahel. Au fil des mois, cette force, sous l'impulsion de son chef, le général Namata, est devenue notre complément indispensable, notre « sistership » et, d'une certaine façon, un démultiplicateur de force.
Cela a été rendu possible par la mise sur pied du mécanisme de commandement conjoint (MCC) qui incarne ce partenariat de combat au niveau des états-majors.
Il est constitué de trois composantes.
Un poste de commandement conjoint (PCC), à Niamey, regroupant des officiers français et des officiers sahéliens, mais aussi des officiers de liaison des forces partenaires et alliées.
Une cellule de fusion du renseignement (IFC), essentielle pour orienter l'action et disposer d'un renseignement actionnable, c'est-à-dire immédiatement exploitable par les effecteurs.
Un détachement de liaison et de contact (DLC) armé par trois officiers, un Malien, un Burkinabè et un Nigérien, inséré au poste de commandement de la Force Barkhane, à N'Djamena.
Ce DLC est le pendant du détachement de liaison déployé au sein du PCIAT de la force conjointe, inauguré récemment à Bamako.
Ce mécanisme de commandement conjoint nous a permis de conduire des opérations à grande échelle, avec plus de 5000 hommes, dans la zone des trois frontières et de coordonner l'action de nos deux forces sahéliennes avec des opérations conduites par les forces nationales, notamment l'opération ALMAHAOU des forces armées nigériennes à la frontière malo-nigérienne, dans le Liptako.
Cette coopération poussée a été complétée, en fonction des disponibilités de nos partenaires sahéliens, par l'intégration de détachements malien, nigérien et burkinabè au sein des groupements tactiques désert de Barkhane.
Toutes les opérations conduites avec nos partenaires font l'objet d'une planification au cours de laquelle les règles d'engagement sont rappelées, ainsi que l'obligation faite aux unités engagées de respecter le droit des conflits armés et le droit international humanitaire. C'est un sujet d'attention, géré à travers la planification, la formation, le rappel des règles durant les opérations. Le principe de tolérance zéro à l'égard de comportements déviants est intangible.
La dynamique de Pau a créé une synergie entre les forces présentes au Sahel et nous a permis d'atteindre un ennemi qui a commis l'erreur stratégique, à l'automne dernier, d'attaquer tous les pays du centre en même temps. L'unité d'action s'est ensuite faite assez naturellement, sous la pression des événements.
Le succès de l'opération Barkhane repose sur notre aptitude à réduire les capacités de notre ennemi mais aussi à créer la masse nécessaire pour atteindre la volonté de combattre des GAT. Autrement dit, attaqués séparément, nos alliés sahéliens sont d'une extrême fragilité ; unis à nos côtés, ils sont beaucoup moins vulnérables. Voilà pourquoi, l'action conduite cette année a visé à structurer les plans de nos partenaires, MINUSMA et EUTM, et à les synchroniser avec nous.
Malgré les difficultés, en particulier celles découlant de la crise sanitaire, je crois que nous y sommes parvenus en utilisant deux structures adaptées : l'instance de coordination au Mali (ICM) incluant la FC-G5 Sahel, les FAMa, EUTM, la MINUSMA et Barkhane et, au niveau du G5 Sahel, le Comité Défense et Sécurité réunissant les cinq CEMA/CEMGA du G5 et le CEMA français.
Outre les opérations conduites en commun, un effort particulier a été fait pour accroître les capacités de nos partenaires dans deux domaines essentiels : la protection des camps et la mobilité des unités. Ce faisant, nous contribuons au développement capacitaire de nos alliés au titre du pilier 2 du processus de Pau.
Ainsi, à la demande des Maliens, nous procédons à la reconstruction de camps. Je pense notamment à la ville de Labbézanga, sur l'axe Gao-Niamey : alors que ce poste avait été abandonné, nous y construisons actuellement un camp, dont la conception est inspirée des fortifications en étoile de Vauban. Ce camp offrira de nouvelles capacités et servira de point d'appui pour que l'État malien puisse reprendre pied dans ces zones.
Nous avons par ailleurs renforcé la mobilité des forces maliennes en créant les unités légères de reconnaissance et d'intervention (ULRI). Ces unités, constituées de pick-up et de motos, font appel à des moyens qui peuvent paraître sommaires, mais, tout en complétant des dispositifs plus lourds, elles nous permettent de gagner en mobilité, rivaliser avec les terroristes, se déplacer sur terrains difficiles et éviter les axes, donc les engins explosifs. Ces ULRI seront appelées à travailler avec les unités de la Task Force Takuba à compter du mois de septembre.
Ceci nous amène naturellement à évoquer les actions entreprises au titre des piliers 3 (gouvernance) et 4 (développement).
Dans ces domaines, la force Barkhane n'est que concourante. Nous ne faisons que créer, avec les armées locales, les conditions sécuritaires propices à l'expression d'une alternative étatique à l'influence des GAT sur les populations locales. C'est de loin le chantier le plus difficile à conduire parce qu'il s'inscrit sur le long terme dans l'approche 3D, pour l'AFD dans le cadre de l'Alliance Sahel et plus généralement au sein de la coalition Sahel récemment mise sur pied. Pour Barkhane, tout cela est cependant essentiel si l'on veut enrayer le recrutement par les GAT.
Outre les projets portés par l'AFD, cette année a été consacrée à la structuration de la démarche sur la base d'une approche territoriale intégrée. Cette approche s'appuie sur un travail cartographique permettant de représenter toutes les actions mises en oeuvre par les trois acteurs français que sont Barkhane, le CDCS et l'AFD. S'y ajoutent les initiatives portées par les membres de l'Alliance Sahel. Au total, dans la zone des trois frontières, ce sont aujourd'hui 20 000 projets qui sont recensés, dont 3892 initiés par la France.
Ce travail en commun avec l'AFD et le CDCS a montré la nécessité d'avoir une approche différenciée en fonction des situations. Il y a des régions où les conditions de sécurité sont suffisantes pour conduire les chantiers, d'autres où l'insécurité est telle qu'il est encore difficile d'envisager tout de suite un réinvestissement en matière de développement ou de retour de l'État. De là est née l'idée des colonnes foraines ou services publics ambulants, destinés, dans le sillage des opérations militaires, à faire venir un embryon d'administration et d'expertise technique au plus près des populations. Ceci a récemment été testé à Labbezanga. Nous envisageons de reproduire prochainement la même démarche à Tessit, dans le sud-est du Gourma. Est à l'étude également une colonne foraine qui utiliserait le fleuve Niger pour toucher toujours plus de populations.
J'en viens aux perspectives, dont la principale est la Task Force Takuba.
Un premier Task Group franco-estonien est en cours de formation à Gao. Il devra, une fois constitué, dans le courant du mois de juillet, former une unité malienne. La Task Force, dans sa première forme, sera constituée au cours du mois de septembre, pour un engagement au début du mois d'octobre, avant l'arrivée des Tchèques, puis des Suédois. Ce projet est utile et important. Il complétera notre dispositif actuel, nous permettant ainsi de dégager quelques unités pour pouvoir intervenir ailleurs, et contribuera à la stabilisation de la zone autour de Ménaka.
M. Jean-Marie Bockel. - Merci de l'hommage que vous avez rendu à nos soldats, mais aussi des succès enregistrés.
Les soubresauts politiques que connaît actuellement le Mali, et dont les médias se font l'écho, constituent-ils un obstacle ou un frein important à la reconstruction des forces militaires des différents pays concernés et au renforcement de la force conjointe ? Dans la période ayant suivi le sommet de Pau, l'implication personnelle très forte du président malien a été unanimement saluée. Cette dynamique se poursuit-elle malgré tout ?
S'agissant de la construction progressive de la Task Force Takuba, si l'on se doute bien qu'il faut trouver des premiers alliés, il n'en demeure pas moins que l'ambition affichée était plus forte. Au moment de quitter vos fonctions, quel est votre point de vue sur cette montée en puissance ainsi que sur la coordination avec les forces des Nations unies ?
Lors de notre rencontre à Bamako, à la fin du mois de février, nous avions évoqué ensemble, cartes à l'appui, les zones dans lesquelles l'AFD et les organisations non gouvernementales (ONG) locales pouvaient commencer un travail de développement efficace. Avez-vous le sentiment que cette dynamique se développe ?
M. Olivier Cigolotti. - Voilà quelques jours, nous avons reçu le rapport du Gouvernement au Parlement relatif aux opérations extérieures (OPEX) de la France. Ce rapport, très bien réalisé, dresse un bilan élogieux pour nos militaires et reflète le travail exemplaire de nos forces armées, dans un contexte rendu très complexe par la nature du terrain et des ennemis. Ce rapport recense les moyens déployés, en particulier les moyens aériens : 35 000 heures de vol comptabilisées pour le recueil de renseignements et plus de 106 000 heures de vol pour l'appui des forces au sol. Comment peut-on objectivement envisager que la lutte contre le terrorisme soit prise en charge par la seule force conjointe du G5 Sahel ou les forces armées locales ?
M. Cédric Perrin. - La France se trouve tout de même extrêmement seule dans cette opération Barkhane. Comment voyez-vous la situation évoluer ? Allons-nous progresser en matière de partenariats européens ? On a pu lire notamment dans la presse que la volonté des Français de rester maître de cette opération suscitait des réticences à s'engager chez certains de leurs alliés. Est-ce vrai ?
L'Algérie bouge énormément ; elle est plus qu'active dans la région où vous vous situez. Qu'en est-il d'un éventuel changement de Constitution, qui pourrait la conduire à intervenir militairement en dehors de ses frontières, et comment cela pourrait-il interférer sur l'opération Barkhane ?
Depuis quelques mois, des drones français armés sont utilisés dans le cadre de l'opération Barkhane. Quel bilan peut-on faire de cette évolution ?
Au mois de février, ici même, l'ambassadeur du Mali avait largement mis en cause certains agissements de militaires français de l'opération Barkhane. Depuis lors, il a quitté ses fonctions. Cette intervention malheureuse devant notre commission a-t-elle, néanmoins, eu des répercussions ?
M. Jean-Pierre Vial. - La mise en place ou restauration des services publics passe par l'intervention de l'AFD et des ONG, mais aussi - et beaucoup - par des coopérations très anciennes entre communes françaises et maliennes. Aujourd'hui, ces coopérations ont été largement suspendues. Avez-vous noté l'importance de ce maillage ? Les conditions sont-elles réunies pour que certaines collectivités, sollicitées par les acteurs de terrain, puissent reprendre ces activités ?
M. Hugues Saury. - Le général Stephen J. Townsend, commandant des États-Unis pour l'Afrique, a évoqué, lors d'une audition devant la Chambre des représentants, une aide militaire européenne « mal coordonnée » au Sahel. Partagez-vous cette analyse ? Comment la France peut-elle contribuer à une meilleure coordination des efforts militaires au Sahel ?
Mme Christine Prunaud. - Je voudrais revenir sur les accusations d'exactions sur les populations portées contre les armées locales. Le Conseil de sécurité de l'ONU a évoqué des violations des droits de l'homme : avez-vous un retour sur d'éventuelles sanctions ? Le ministre des affaires étrangères du Mali a annoncé que des dispositions avaient été prises : lesquelles ? Selon vos propres dires, des changements auraient été opérés à la suite de ces accusations : quelle influence pouvez-vous avoir, en la matière, auprès de ces armées locales ?
M. Olivier Cadic. - Depuis le sommet de Pau, des succès spectaculaires sont effectivement enregistrés et je veux vous dire à quel point nous sommes fiers de l'action que vous menez au quotidien.
Vous avez confirmé que les forces spéciales tchèques et suédoises rejoindront la force. Quid des Italiens, des Grecs ? La ministre avait évoqué la participation de onze pays européens.
Le plus difficile, une fois la guerre remportée, est de gagner la paix. À Nouakchott, le Président de la République a déclaré qu'il était possible d'en faire plus en la matière. Il a fixé deux objectifs pour gagner la paix : le retour des États dans les territoires ravagés par le djihadisme et l'aide au développement. Quelle est votre vision des choses, sachant que vous suivez les dossiers de l'AFD ?
M. Christian Cambon, président. - Les Américains ont fait des déclarations contradictoires au sujet de la poursuite ou non de leur soutien. En matière de renseignement notamment, celui-ci est essentiel. Qu'en est-il précisément ?
Général Pascal Facon. - Je vous remercie tous de votre soutien à nos soldats.
L'aide américaine est précieuse. Nous n'observons pas, à ce jour, une diminution du soutien américain. Les Américains nous aident substantiellement en matière de transport, de ravitaillement, de renseignement et nous espérons que ce soutien va se poursuivre. Les relations avec les chefs militaires américains en charge des questions africaines sont excellentes. Ils louent nos efforts et me semblent admiratifs de ce que nous faisons. Leur soutien, pour le moment, n'est pas remis en cause. À plusieurs reprises, des officiers généraux d'Africom m'ont demandé quels étaient mes besoins. De même, ils ont été très sensibles au fait que nous ayons pris en charge médicalement certains de leurs hommes atteints de la covid-19. Au-delà de ce constat, entrent en jeu des décisions politiques qui ne sont pas de mon ressort.
Je n'ai pas eu vent de la déclaration du général Townsend sur une mauvaise synchronisation de l'aide militaire. Nous avons une vision assez claire des équipements dont ont besoin les forces nationales. Cela fait l'objet d'un dialogue annuel au sein de la force G5 Sahel. Sous l'égide d'Expertise France, nous recueillons les demandes de nos partenaires, les confrontons à ce que nous constatons sur le terrain et il me semble que tout cela fonctionne très bien.
S'agissant de Takuba, il est acquis, à ce jour, qu'y prendront part les Estoniens, les Tchèques, les Suédois. Les Italiens, les Grecs, les Portugais, les Danois ont manifesté leur intérêt, tandis que l'on comptera un ou deux officiers de liaison belges. Les structures devant héberger cette force sont en place à N'Djaména ; elles sont en cours d'installation à Gao. Il me semble qu'on peut se montrer optimiste.
Comment gagne-t-on la paix ? Il est difficile d'y répondre. Avant 2012, le Mali était déjà confronté à toutes sortes de difficultés structurelles, mais il était en paix. Nous n'avons pas vocation à régler tous ces problèmes qui préexistaient. L'action conduite avec AFD et le CDCS, comme je l'ai dit, est de plus en plus efficace. Chacun a trouvé sa place, dans le respect des singularités. Le dernier comité directeur AFD-Barkhane a ouvert plusieurs pistes d'évolution dans cette coopération comme l'appui aux colonnes foraines ou encore la mise à contribution du génie militaire des pays de la BSS dans des zones où les opérateurs du développement que sont les ONG ne peuvent se déployer en raison des conditions de sécurité. Pour m'aider, j'ai à mes côtés un conseiller développement issu de l'AFD. Ce que je retiens de cette année, s'agissant de l'articulation sécurité - développement, c'est que cette coopération avec l'AFD et le CDSC fonctionne bien parce que l'AFD met en avant une logique de résultats et non d'engagement. Nous partageons aussi l'idée que la résolution d'une crise ne passe pas nécessairement par des actions successives allant de l'intervention militaire à la normalisation en passant par la stabilisation. Au Sahel, il est possible de mener de front des actions militaires et des actions de développement. Pour ce faire, un travail cartographique précis est nécessaire pour mettre en oeuvre ce que nous appelons l'approche territoriale intégrée. La résolution 2531 du Conseil de sécurité des Nations unies permet de mieux organiser l'aide additionnelle de la Minusma à la force conjointe G5 Sahel, ce qui marque un progrès puisque, auparavant, cette aide additionnelle ne pouvait être octroyée que sur le territoire malien. Désormais, elle pourra l'être au Niger et au Burkina Faso. Cela permettra une plus grande interopérabilité des forces de chacun de ces pays, qui ont vocation à travailler ensemble au sein de la force du G5 Sahel.
Qu'apportera la European Union Training Mission ? La création de sites de formation permettant la régénération des forces, ce qui permettra la relève d'unités. À mon arrivée, il y a un an, j'ai rencontré des unités en poste depuis vingt mois ! Une unité qui stationne trop longtemps perd en lucidité et en discernement, en raison de la fatigue et des difficultés inhérentes à la conduite des opérations. À Gao, huit compagnies maliennes vont être formées à l'utilisation du véhicule blindé Typhoon, ce qui permettra d'accroître assez sensiblement les capacités de relève de l'armée malienne.
Cela me conduit à parler des allégations d'exactions. Ce point est central dans les entretiens que j'ai notamment avec le général Namata, commandant de la force du G5 Sahel. Cette question est constamment évoquée : elle l'a été à Nouakchott au comité de défense et de sécurité à l'automne dernier et en janvier dernier, elle l'est entre les différents chefs d'état-major des armées, entre tous les chefs militaires. Au Burkina Faso, où je me suis rendu voilà quelques jours, ceux-ci rappellent régulièrement la nécessité absolue de respecter ces règles.
Aucun ordre n'est donné qui pourrait être un blanc-seing pour se livrer à des exactions. Mais des actes individuels sont toujours possibles : dernièrement, des officiers de certains pays partenaires ont d'ailleurs été relevés de leurs fonctions pour cette raison.
Dans les ordres transmis par les chefs militaires des forces partenaires, en particulier celles de la force conjointe, figurent des éléments précis sur l'attitude à adopter face à ces comportements inadmissibles, qui entachent la réputation de notre armée et de notre pays. Je le répète, les dérives si elles existent sont individuelles.
Pour Barkhane, la ligne sur le sujet est simple : tolérance zéro face à ce type de comportement, dénonciation le cas échéant, formation et rappel des règles lors des phases de planification.
S'agissant des partenaires européens, on n'a jamais assez d'alliés dans une telle entreprise. J'ai eu sous mes ordres des Danois, des Estoniens, des Britanniques ; j'aurai demain des Tchèques : cela fonctionne bien. Outre la TF Takuba dans laquelle nos alliés européens sont attendus, l'Europe joue et jouera un rôle essentiel sur le pilier 3 du processus initié à Pau. Celui-ci traite des questions de gouvernance, de justice ou de sécurité intérieure. L'enjeu, c'est de faire en sorte que les forces de sécurité intérieure montent en gamme pour accompagner le retour de l'État, des préfets et des services publics.
Nous obtenons de bons résultats sur le plan militaire et créons les conditions d'une alternative aux groupes armés terroristes. Il faut que, à notre suite, les règles de droit soient rétablies. Le plus terrible pour les populations, c'est cette soumission à l'arbitraire totalitaire de ces groupes. Il faut donc rétablir la justice et la sécurité, une gouvernance sécuritaire qui est l'enjeu du pilier 3.
S'agissant du pilier 1 - lutter contre les groupes armés terroristes -, nous faisons le travail, avec de plus en plus de partenaires ; s'agissant du pilier 2 - renforcer les capacités des forces armées des États de la région -, nous sommes sur la bonne voie ; s'agissant du pilier 4 - aider au développement -, nous avons adopté une approche pertinente. On compte 3 892 projets français, mais l'ensemble des projets conduits dans la région sont au nombre de 20 000.
La gouvernance, la justice transitionnelle et le retour des forces de sécurité intérieure : là est la clef du succès pour demain puisque ce sont des domaines qui touchent directement les populations meurtries et très affectées dans leur vie quotidienne.
Nous suivons la formation de la force de l'Union africaine chargée de compléter la force conjointe du G5 Sahel. La participation de l'Algérie est envisagée. Mais ces renforts doivent arriver équipés et être placés sous les ordres du général commandant la force conjointe ; ils doivent constituer une aide, et non une contrainte pour cette force, qui commence à obtenir des résultats.
Les drones armés sont une capacité additionnelle extrêmement intéressante. Nous en disposons depuis décembre dernier. Ils permettent de rapprocher le capteur de l'effecteur, et donc de gagner en rapidité. Il ne s'agit en aucun cas de robots tueurs, que l'on utiliserait par facilité : la même rigueur est de mise pour tous les tirs, qu'ils soient effectués à partir d'un drone, d'un Mirage 2000 ou d'un hélicoptère d'attaque.
La feuille de route de Pau est examinée de manière très rigoureuse par un comité de suivi organisé dans chaque pays. Cette dynamique fonctionne très bien car elle est animée par les chefs d'État.
Je n'ai pas à aborder la situation politique du Mali ; ce que je vois, c'est qu'elle n'a pas d'incidence en matière opérationnelle. Nous nous employons à faire face à la diversité des situations susceptibles de se présenter dans le cadre de l'opération Barkhane. En particulier, il faut concevoir le système de gouvernance sécuritaire en incluant les forces locales de sécurité intérieure dans toutes leurs composantes - armée, police, gendarmerie, garde nationale, douanes. C'est ainsi que l'on assurera un véritable maillage territorial, dans le cadre du P3S. S'agissant des opérations conduites par la FC-G5 Sahel, il ne s'agit pas d'opérations « coup de poing ». L'opération SAMA, sur les Trois Frontières, est une opération permanente qui a commencé en mars et est amenée à se poursuivre, en coordination très étroite avec Barkhane. Pour le général Namata, l'un des objectifs du prochain cycle est bien de réintroduire progressivement les forces armées locales dans les territoires.
Enfin, le Tchad a fait savoir qu'il n'était pas en mesure de déployer de bataillon tchadien pour l'heure, compte tenu de la situation sur le lac Tchad.
M. Christian Cambon, président. - Alors que le Sénat prépare un débat relatif au Sahel, vos propos sont éclairants. Je retiens notamment votre insistance sur le troisième pilier - la nécessité du retour de la justice et de l'État dans ces régions.
Au nom de la commission, je vous rends un hommage personnel pour cette année de commandement, qui, malgré les moments de peine et de tristesse, a connu beaucoup de succès. J'espère que vous transmettrez à vos troupes l'expression de notre reconnaissance et de notre amitié. Les visites sur place nous permettent de parfaire notre information tout en manifestant ce soutien ; nous les reprendrons dès que les conditions le permettront.
Notre débat n'a pas vocation à enfourcher les critiques que l'on entend ici ou là. La représentation parlementaire doit soutenir votre engagement et le faire mieux connaître : à l'issue d'une telle épidémie, le risque serait de se centrer sur les problèmes métropolitains en oubliant que, depuis des années, des femmes et des hommes sont engagés dans ces territoires, parfois peu hospitaliers, pour contribuer à notre propre sécurité.
Vous avez pris vos fonctions il y a un an, en juillet 2019, et vous serez très prochainement remplacé par le général Marc Conruyt. Bien sûr, un tel commandement exige un très fort engagement. On peut même le qualifier d'éreintant. Mais ne considérez-vous pas que cette durée est un peu courte ?
Général Pascal Facon. - S'agissant de la durée de cette mission, je crois qu'il est indispensable de conserver cette durée d'un an. Apporter un nouveau regard sur une situation est nécessaire. Cela évite de croire que l'on sait, cela évite de confondre convictions et certitudes. L'essentiel, à mon sens, c'est de désigner le bon homme à la bonne place, en tout cas celui qui pourra comprendre tout de suite les enjeux parce qu'il a une connaissance intime de cette région sahélo - saharienne en plus d'une solide expérience opérationnelle. Aimer l'Afrique et les Africains, aimer servir notre pays sur ce continent, voilà probablement les pré requis pour commander Barkhane.
Enfin, j'aborderai l'épidémie de covid-19. C'est la première fois que nous vivons une telle épidémie lors d'une opération de cette ampleur, et je salue le travail accompli par le service de santé des armées. La question avait été anticipée. Nous avons pu évacuer par précaution les personnes malades susceptibles de développer des formes graves. Nous avons disposé de stocks d'oxygène, de capacités de diagnostic et de l'aide d'épidémiologistes venus de France pour traiter les clusters détectés. Je rends donc hommage à nos médecins et je félicite aussi nos soldats, qui ont pris l'habitude de vivre avec un masque, y compris sur le terrain. L'heure n'est pas encore au retour d'expérience car l'épidémie n'est pas terminée, mais, à ce stade, la crise sanitaire n'a jamais remis en question la continuité opérationnelle.
M. Christian Cambon, président. - Notre commission s'est beaucoup préoccupée de cette question de la détection. Nous avons fortement épaulé les efforts de la ministre pour assurer le test systématique des femmes et des hommes qui partent en Opex ou s'embarquent : les réticences initiales de Bercy surmontées, ce dispositif est en train d'entrer en action.
Mon général, nous vous remercions ; vous êtes manifestement un de nos grands chefs militaires. Transmettez notre soutien et notre reconnaissance à votre état-major. Nous avons le plus grand respect pour le travail accompli, loin du territoire, mais non pas de notre coeur !
- Présidence de M. Cédric Perrin, vice-président -
Financement de la Base industrielle et technologique de défense (BITD) - Examen du rapport d'information
M. Pascal Allizard, co-rapporteur de la mission d'information. - Chargés par notre commission d'examiner le dossier Photonis et, plus largement, la situation des PME et ETI innovantes susceptibles d'être rachetées par des actionnaires étrangers, Michel Boutant et moi-même avons été retardés dans nos travaux par le confinement. Nous avons élargi le champ de notre réflexion à la situation de la Base industrielle et technologie de défense (BITD), à la lumière de l'audition d'une quinzaine de responsables de grands groupes comme de PME et d'ETI. Nous avons également entendu, au titre du ministère des armées, le délégué général pour l'armement et le directeur de l'Agence de l'innovation de défense (AID).
Ce travail me laisse un sentiment ambigu : d'une part, le choc de la crise sanitaire et du confinement a permis de mesurer la résilience et la détermination des acteurs de notre BITD ; d'autre part, nous sommes dans l'oeil du cyclone - ce sera le titre de notre rapport - et, sur bien des plans, le plus difficile reste à venir...
Si elle abrite un savoir-faire et une excellence technologique indiscutables, notre BITD peine à se financer. Il y a plusieurs raisons à cela : son financement provient, d'abord, de la vente de ses produits sur deux marchés : les commandes d'État et les exportations. La loi de programmation militaire (LPM) prévoit une trajectoire ascendante pour les commandes destinées à nos forces : 1,7 milliard d'euros supplémentaires par an jusqu'en 2022, puis 3 milliards d'euros supplémentaires par an jusqu'en 2025. La progression bénéficie aussi au financement des programmes d'études amont, qui doit passer d'un peu plus de 720 millions d'euros en 2018 à 1 milliard d'euros à partir de 2022. Nous avons déjà exprimé, lors de la discussion de la LPM, les inquiétudes que nous inspire cette trajectoire, qui reporte le plus gros de l'effort après l'élection présidentielle de 2022. Le contexte actuel n'est pas rassurant de ce point de vue...
Pourtant, il est indispensable que l'État maintienne son effort, et surtout le garantisse dans la durée, car les entreprises de la BITD s'inscrivent dans le temps long : si nous réduisons l'effort aujourd'hui, nous n'en verrons certes pas les effets avant deux ou trois ans, mais, quand la machine ralentira, il sera impossible de la redémarrer, surtout dans le contexte de concurrence internationale. D'après les ingénieurs, lorsqu'on cesse de travailler sur une technologie pendant un certain temps, il faut deux fois plus de temps pour se remettre à niveau...
Il nous faut donc faire oeuvre de pédagogie envers l'opinion publique, car, devant les besoins de l'ensemble de la société et dans une période très difficile pour les finances publiques, la tentation sera forte de couper dans les dépenses de défense. Ce serait une terrible erreur, car nous ne rattraperions pas le retard pris. Nos concurrents et nos adversaires ne vont pas nous attendre !
En ce qui concerne les marchés d'exportation, il faut avoir le courage d'éclairer le débat public de quelques données économiques. Le marché national ne suffisant pas à amortir les coûts de développement des matériels, si nous voulons pour nos forces un équipement au meilleur niveau, il nous faut soit doubler notre effort d'investissement, soit accepter que nos entreprises gagnent des marchés à l'étranger.
Là aussi, le contexte est défavorable, entre la remise en cause de plus en plus fréquente de ces exportations dans l'opinion publique et les médias, en raison de la crainte que les matériels français ne soient utilisés à mauvais escient, et les difficultés des clients, frappés comme nous par la crise économique consécutive à la pandémie.
En plus de ces deux sources de financement, il y a le capital-risque et le capital-développement.
Comme nos collègues Cédric Perrin et Jean-Noël Guérini l'ont souligné l'année dernière dans leur rapport sur l'innovation de défense, il existe, en plus du crédit d'impôt recherche, une variété de dispositifs spécifiques aux entreprises de défense : Astrid et Astrid Maturation, Rapid et le fonds Définvest, destiné à consolider le capital des PME et ETI innovantes.
Tous ces dispositifs sont utiles, mais loin d'être suffisants. Nos auditions ont fait apparaître le manque d'un réel outil de soutien au capital-développement : un ou plusieurs fonds stratégiques, ayant vocation à prendre des participations significatives dans des PME et ETI innovantes, pour aider à boucler les tours de table et garder l'actionnariat en France.
Plusieurs raisons expliquent cette carence.
D'abord, il faudrait une impulsion supplémentaire de l'État - pas seulement financière. Or l'État explique qu'il a conscience du problème, mais, lorsqu'un dossier comme Photonis se présente, il en est réduit à demander à de grands groupes industriels de prendre le relais... C'est à la fois un aveu de faiblesse et l'expression d'une incompréhension des logiques industrielles, car ce n'est pas en la faisant absorber par un grand groupe qu'on aide une PME innovante à se développer.
Encore plus parlant est l'exemple, très actuel, d'Aubert et Duval, société spécialisée dans la métallurgie des alliages à très hautes performances et que son propriétaire, Eramet, souhaite vendre. Aubert et Duval fournit de très nombreuses entreprises de la BITD, au bénéfice de nos trois armées. Il s'agit chaque fois de petites quantités de pièces très spécifiques, de sorte qu'aucun client n'a un intérêt industriel direct à racheter la société ; mais tous seraient en difficulté si l'entreprise disparaissait. C'est le cas d'école où il faudrait le coup de pouce facilitateur d'un investisseur stratégique, par exemple dans le cadre d'un fonds mêlant crédits publics et privés, pour assurer une stabilisation pérenne de l'actionnariat.
L'AID, sur l'impulsion de la ministre des armées, travaille depuis six mois à un nouveau fonds de ce type, qui s'appellerait Définnov. C'est un pas dans la bonne direction, mais un pas modeste, car ce fonds n'est pas encore opérationnel et la taille envisagée est insuffisante. On parle d'un fonds de 200 millions d'euros, capable d'apporter jusqu'à 20 millions d'euros par opération ; à titre de comparaison, dans le dossier Photonis, l'américain Télédyne aurait proposé 510 millions d'euros... Ce n'est pas avec 20 millions d'euros qu'on inversera la vapeur !
Le comité de liaison « Défense - Medef » réfléchit à un dispositif de même inspiration. Sans doute faudrait-il que ces initiatives convergent et se renforcent, dans l'optique d'alliances stratégiques entre capitaux publics et privés français.
Enfin, nous devons renforcer les outils permettant de dissocier possession du capital et direction stratégique, en nous inspirant du Special Security Agreement en vigueur aux États-Unis ; ce mécanisme autorise l'arrivée de capitaux étrangers, même majoritaires, pour financer le développement d'une entreprise, tout en assurant un contrôle stratégique des technologies critiques.
M. Michel Boutant, co-rapporteur de la mission d'information. - Il faut bien mesurer les circonstances exceptionnelles que connaît aujourd'hui la BITD. Ne sous-estimons pas la gravité de la situation !
On pourrait avoir l'impression que la situation est moins critique dans le secteur militaire que dans certains secteurs civils - transport aérien, tourisme ou automobile.
Ce sentiment de grande résilience vient, d'abord, de l'effort considérable que les entreprises de la BITD ont fourni, en liaison avec la Direction générale de l'armement (DGA) et les armées, pour assurer deux priorités absolues : l'absence d'impact du confinement sur la posture de dissuasion et la continuité du soutien aux opérations en cours. Ces objectifs ont été atteints, mais il ne faut pas sous-estimer l'effort que cela a nécessité.
Si, par le passé, nous avons parfois critiqué la DGA pour son manque de réactivité, il faut reconnaître que, cette fois, elle a fait preuve d'une réactivité très grande, de même que l'AID.
Ensuite, l'importance des commandes d'État empêche de mesurer d'emblée les conséquences de la crise. Contrairement à certains acteurs privés, l'État n'a pas cessé ses activités, ni fait défaut dans ses paiements - au contraire, il a accéléré les procédures. De même, aucune commande en cours n'a été renégociée ou annulée. Le temps de latence est donc un peu plus long entre la crise sanitaire et économique et sa traduction dans le champ des marchés d'armement.
En réalité, la situation est préoccupante. Paradoxalement, une des difficultés les plus importantes tient à une caractéristique souvent présentée comme une force : l'activité duale, civile et militaire, de beaucoup de nos entreprises.
Si certaines entreprises de la BITD n'ont que très peu d'activités civiles - Nexter, Arquus, Naval Group -, elles sont nombreuses à opérer à la fois dans le civil et le militaire, en particulier dans l'aéronautique.
Mes chers collègues, il faut prendre conscience de l'extraordinaire gravité de la crise que traverse le secteur aéronautique. Au plus fort de la crise, sur 21 000 gros porteurs dans le monde, 14 000, soit les deux tiers, ont été cloués au sol ! Alors que les précédentes crises du transport aérien, liées notamment au 11 septembre 2001 et au SRAS, avaient entraîné une réduction annuelle de trafic de l'ordre de 5 %, on estime que le trafic aérien reculera en 2020 de 50 % - un impact dix fois plus violent... Il est évident que de nombreuses compagnies aériennes n'y survivront pas, ce qui aura des conséquences très graves pour la construction aéronautique ; les mesures annoncées par Airbus le montrent bien.
Là encore, ne nous laissons pas tromper par l'effet de latence. Lorsque les avions sont cloués au sol, il y a défaut de recettes, mais aussi diminution très forte des coûts d'exploitation. Lorsque l'exploitation reprend, les passagers sont moins nombreux dans un premier temps, alors que les coûts d'exploitation remontent très vite. Les compagnies aériennes risquent alors de se retrouver dans une phase extrêmement dangereuse pour elles : le second semestre de 2020 sera sans doute beaucoup plus difficile que le premier...
J'insiste sur ce point, parce que du fait du caractère dual de beaucoup d'entreprises de la BITD, en particulier dans l'aéronautique, cela va avoir des conséquences, non seulement sur le secteur civil, mais aussi sur les activités de défense. La plus grande entreprise de défense européenne, Airbus Defence and Space, réalise 70 % de son chiffre d'affaires dans le civil.
Dans des circonstances normales, la dualité d'activité permet de lisser les éventuelles fluctuations dans un secteur, mais dans le cas présent, le choc sur les activités civiles et sur l'économie en général est si puissant qu'il peut menacer l'activité de défense.
J'en viens maintenant à la question du financement des entreprises, plus particulièrement du financement bancaire.
Lors de nos auditions, notre attention a été portée sur le peu d'appétence des banques pour les activités de défense - secteurs qui nécessitent des investissements de long terme -, du fait notamment de l'influence des lobbies. De plus, les banques ont en la matière une conception très extensive de la conformité à la réglementation bancaire, la compliance.
Cela pose une question politique : les banques ne veulent pas pleinement assumer leur fonction économique en finançant le développement des entreprises de souveraineté. Pourtant, elles ont su faire appel à l'État lorsqu'elles étaient fragilisées par la crise de 2008. Cette situation nous interpelle d'autant plus que chez nos voisins allemands, le secteur bancaire finance pleinement l'activité économique, en particulier l'industrie.
En conclusion de ce travail, nous souhaitions souligner l'importance pour l'avenir de notre BITD des trois prochains rendez-vous. Le premier est le plan de relance, que le Gouvernement devrait présenter après l'été. Il est indispensable que ce plan comporte un volet spécifique pour la BITD. Le deuxième rendez-vous est le projet de loi de finances pour 2021. Il devra tenir la trajectoire de la loi de programmation militaire (LPM). Le troisième est l'actualisation de la LPM en 2021. Malgré la situation très difficile des finances publiques, il faudra avoir le courage d'aborder cette actualisation avec une réelle ambition pour notre défense et notre souveraineté.
M. Cédric Perrin, président. - Il est fondamental que la BITD soit prise en compte dans le plan de relance. Dans un précédent rapport, Jean-Noël Guérini et moi-même avions largement interpellé le financement de l'innovation dans la défense, que nous jugions alors trop complexe et mal adapté. Nous avions mis en évidence l'angle mort que constitue le non-financement des démonstrateurs et du passage à l'échelle.
L'AID et le ministère de la défense ont lancé Définnov, un fonds d'investissement souverain visant à soutenir la croissance et le développement des start-up. Qu'en est-il à ce jour ?
M. Pascal Allizard, co-rapporteur. - En janvier 2020, la ministre de la défense et des forces armées, que j'interrogeais sur Définnov, m'avait répondu que l'AID travaillait à la mise en place de ce nouveau fonds. Lors de son audition le 9 juin dernier, le directeur de l'AID nous a confirmé que ce projet était bien en cours de développement. D'un montant d'environ 200 millions d'euros sur cinq ans, Définnov sera doté d'une enveloppe représentant quatre fois l'enveloppe actuelle de Définvest. La mise en place de ce fonds avance, mais il n'est pas encore opérationnel à ce jour.
Sur les dossiers qui se présentent aujourd'hui, les montants ne sont pas à la hauteur des enjeux. Les règles de compliance qui se resserrent posent un vrai problème. Nous devons faire converger les efforts du privé et du public pour éviter des situations comme celles de Photonis ou d'Aubert et Duval.
M. Olivier Cadic. - J'ai été confronté à la question des technologies duales pour la première fois dans les années 1990, quand nous avons lancé le Charles-de-Gaulle. Nous nous étions rendu compte que les caméras embarquées sur les avions de guerre américains, qui coûtaient 1,5 million de dollars, étaient moins performantes que les caméscopes Sony vendus moins de 1 000 euros. Le coût du développement pour la défense justifie parfois de faire appel au civil.
Je félicite les co-rapporteurs pour la façon dont ils ont séquencé ce dossier. Concernant le dossier Photonis, lors d'une audition récente, Agnès Pannier-Runacher a affirmé qu'en matière d'investissements étrangers en France (IEF), l'absence de décision entraînait le retrait du projet. « Je ne vous fais pas de dessin », a-t-elle ajouté. S'il n'y a pas de réponse au bout de deux mois, il ne peut normalement y avoir de prolongation, mais sous le manteau, des accords sont peut-être en cours de négociation avec Télédyne...
Ce type de dossier ne peut se traiter qu'au niveau européen, car nous n'avons pas la taille critique. Il faut toutefois que nous soyons leader et que nous agissions avec la Direction générale de l'armement, la DGA.
Quoi qu'il en soit, ma question sur ce dossier est la suivante : l'absence de décision vaut-elle acceptation par Bercy ou non ?
M. Michel Boutant, co-rapporteur. - Le responsable de Photonis, que nous avons reçu, estime que le rachat par un grand groupe serait la pire des solutions. Je ne sais si l'absence de décision vaut acceptation, mais il est clair que nous sommes dans une période très incertaine.
S'agissant des activités duales, j'ai tendance à penser qu'il faut nous interroger sur l'apport des industries de défense pour le civil. Or on m'a souvent répondu qu'à l'exception du GPS, c'est plutôt la défense qui puise dans le civil les applications dont elle a besoin pour se développer que l'inverse.
M. Olivier Cadic. - La procédure IEF dure deux mois. Elle a été suspendue jusqu'au 23 juin du fait de l'état d'urgence sanitaire et arrivera à terme le 31 juillet. Si nous n'agissons pas, le dossier risque de nous échapper. Nous devons contraindre Bercy à refuser l'investissement de Télédyne au bénéfice d'autres solutions financières.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Je remercie nos collègues pour cet excellent rapport. Fin avril, le niveau d'activité de l'industrie était à 75 %, avec 30 % en présentiel et 30 % en télétravail. Un plan de rattrapage des livraisons pour se conformer aux objectifs de la LPM a été défini en mai. Il prévoit la remise à niveau capacitaire à la fin de l'année 2021. Qu'en est-il à ce jour ? Toutes les livraisons seront-elles honorées ? Si ce n'est pas le cas, les crédits que nous avons votés pour 2020 ne seront pas dépensés.
Quels sont les bénéficiaires prioritaires du plan de relance ? Alors que le contexte de concurrence devrait s'exacerber au niveau européen et international, quelles en sont les déclinaisons pour les industries de défense ? En 2008, une période de disette avait suivi d'importants investissements, le budget de la défense ayant servi de variable d'ajustement.
M. Olivier Cigolotti. - Je remercie nos collègues Pascal Allizard et Michel Boutant pour cet excellent rapport, dans lequel ils rappellent que la santé des entreprises françaises constituant la BITD est essentielle pour l'autonomie stratégique de nos forces armées. Ces entreprises sont certes constituées de grands groupes, comme Nexter ou Arquus, mais aussi d'entreprises de taille intermédiaire, que la crise due à la covid-19 a durement frappées, tant en matière d'approvisionnement qu'en termes de capacité de production.
Savez-vous si le Gouvernement a véritablement la volonté de rattraper le retard enregistré par ces sociétés d'ici la fin 2021 ? La livraison des véhicules Jaguar et Griffon est prévue à cet horizon ? Sera-t-elle conforme au calendrier initial ?
M. Michel Boutant, co-rapporteur. - Certaines entreprises françaises nous ont en effet alertés sur de possibles retards, mais elles ne nous ont pas semblé préoccupées pour autant. Elles considèrent que les livraisons prévues seront étalées sur les deux années à venir. Cela étant, l'arrêt brutal de l'activité pendant plusieurs semaines a été durement ressenti d'autant que, dans le même temps, nos voisins et concurrents, notamment l'Allemagne, ne se sont pas arrêtés, ce qui les conforte. La situation de Nexter en particulier appelle l'attention, car son concurrent allemand met les bouchées doubles en matière d'exportations.
M. Pascal Allizard, co-rapporteur. - Les livraisons prévues reprennent et les facturations se font. La DGA et les grands donneurs d'ordres ont parfaitement joué leur rôle durant la crise, y compris celui de soutien financier aux sous-traitants les plus fragiles pour éviter les défaillances. Demeure une inquiétude sur le risque de défaillance des plus petites entreprises. Des réflexions sont en cours pour envisager un éventuel regroupement des plus petites entités. L'objectif est que la situation soit assainie d'ici la fin 2021.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Doit-on s'attendre à une sous-consommation des crédits ?
M. Pascal Allizard, co-rapporteur. - Oui, c'est tout à fait possible pour 2020, mais nous n'avons aucun élément le certifiant pour le moment. Cela étant, tous les programmes prévus sont maintenus et l'objectif est que tout soit facturé et payé au plus tard d'ici la fin de l'année prochaine.
S'agissant du plan de relance, je préfère botter en touche, dans la mesure où nous ne disposons d'aucune information. Il faudra en tout cas rester vigilant sur ce point.
Nous avons auditionné le président de Photonis : le délai de préemption court encore, ce qui est plutôt positif. Pour autant, la deadline approche et il va bel et bien falloir donner une réponse. D'après nous, il faudrait pousser le Gouvernement à dire non et, dans cette hypothèse, envisager une alternative en travaillant notamment sur la gouvernance des entreprises de défense, afin de séparer le contrôle capitalistique de la stratégie. D'après ce que je sais, il semble que la tendance soit a priori à un veto de l'État.
Nous avons également auditionné les dirigeants des grands groupes du secteur pour faire un point à la fois sur la situation de leurs entreprises et sur le dossier Photonis : il est clair qu'aucun d'entre eux n'est intéressé par un rachat. De toute façon, mettre un tel groupe sous la dépendance stratégique et industrielle d'un grand opérateur français a tout de la fausse bonne idée, car cela reviendrait à le mettre en difficulté vis-à-vis de ses clients à l'export.
Reste qu'il faut trouver une solution, qui passera sans doute par l'organisation d'un tour de table avec des entreprises du secteur privé. Sur cet aspect, nous partageons l'analyse d'Olivier Cadic.
M. Christian Cambon. - Je remercie à mon tour Michel Boutant et Pascal Allizard pour le travail qu'ils ont accompli dans des conditions très difficiles.
Michel Boutant nous quittera en effet prochainement. Il illustre parfaitement notre assemblée, il fait partie de ces femmes et de ces hommes qui ne cherchent pas la lumière et qui réalisent un travail de fond et de qualité, véritable signature et originalité du travail sénatorial. Il est l'auteur aujourd'hui d'un dernier rapport, qui n'est pas le moins important pour notre industrie de défense.
M. Cédric Perrin, président. - La commission doit rester vigilante sur deux points majeurs.
Tout d'abord, face à la poussée écologiste lors des dernières élections, il faudra veiller à ce que l'exécutif ne sacrifie pas notre effort en matière de défense. Ce secteur représente à 75 % de l'investissement direct de l'État. Il faut à tout prix éviter qu'une relance keynésienne vienne surtout profiter aux industries de pays étrangers qui importent vers la France et travailler sur la souveraineté française.
Ensuite, vous avez été nombreux à exprimer votre confiance envers la DGA. J'ai pour ma part le souvenir que certains d'entre nous avons à plusieurs reprises mis en cause Joël Barre, parce qu'il ne voulait pas reconnaître certaines entreprises comme souveraines ou stratégiques. Compte tenu des difficultés que rencontreront certaines sociétés dans les mois à venir, il faudra rester vigilant sur le soutien qu'on leur fournit : ce n'est pas parce qu'elles ne sont pas considérées comme stratégiques par la DGA qu'elles ne sont pas importantes ou ne représentent pas des milliers d'emplois.
M. Pascal Allizard, co-rapporteur. - Je suis complètement d'accord. J'ajoute que les projets de défense mis en place au niveau européen représentent des financements qui, même si l'enveloppe évoquée pour le Fedef varie quasiment du simple au double, sont toujours bons à prendre. Cela étant, de tels projets ouvriront le marché aux entreprises de certains petits États de l'UE, et ce parfois aux dépens d'entreprises françaises. Je ne suis pas anti-européen, il faut simplement avoir cette réalité en tête.
La commission adopte le rapport d'information.
La réunion est close à 11 h 50.
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 17 heures.
Situation en Méditerranée - Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères
M. Christian Cambon, président. - Je veux vous dire, monsieur le ministre, la joie que nous avons de vous retrouver, à un rang très élevé qui plus est - vous êtes maintenant numéro deux du Gouvernement. Nous connaissons votre intérêt pour le Sénat et vous savez que vous pouvez compter sur notre soutien : nous sommes à vos côtés.
Nous sommes convenus de faire aujourd'hui avec vous un point sur la Méditerranée, où la montée des tensions nous préoccupe.
La Turquie ne cesse d'adopter des positions toujours plus agressives ; vous nous ferez part du contenu de votre entretien avec l'ambassadeur Musa, qui était à votre place il y a quelques jours pour une audition « décoiffante » - sans la Turquie, nous a-t-il dit, plus d'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) ! L'attitude de la Turquie fragilise plus que jamais l'Alliance atlantique, et l'absence de solidarité au sein des alliés - je pense en particulier, mais pas seulement, à l'allié américain - donne à réfléchir. Nous avons même cru comprendre que votre collègue allemand, Heiko Mass, était resté assez silencieux lorsque le ministre des affaires étrangères turc a réclamé des excuses à la France. N'y a-t-il pas là un relâchement coupable de la solidarité européenne, sachant que l'incident naval qui a eu lieu au mois de juin ne semble guère se prêter à des interprétations divergentes ?
L'Union européenne dispose d'un certain nombre de leviers pour agir sur la Turquie. Les ministres des affaires étrangères des États membres se réuniront le 13 juillet prochain ; que pouvons-nous attendre de cette réunion ? L'Europe n'a-t-elle pas tort de tolérer systématiquement la multiplication des provocations de la part de nos « amis turcs », comme dit l'ambassadeur Musa, intarissable sur la longue amitié qui nous unit ?
Vous nous parlerez de la Libye, où la situation est également très préoccupante. Ici même, devant notre commission, vous avez parlé d'une « syrianisation » de la Libye. Les engagements du sommet de Berlin restent des voeux pieux, l'embargo sur les armes est continuellement violé et « l'importation » de milliers de combattants étrangers sous forme de milices de toutes sortes ne cesse de progresser. Nous sommes inquiets ; vous nous direz ce que la France compte faire pour prévenir les risques terroriste et migratoire qui pèsent ainsi sur l'Europe.
Vous avez eu des mots très forts, il y a un instant, en séance publique, sur la situation catastrophique du Liban, pays avec lequel tant de liens nous unissent. C'est à un véritable effondrement que nous assistons. Comment l'État libanais va-t-il faire face au défaut de sa dette souveraine ? Au mois de mars, ce pays n'a pas honoré ses engagements financiers, ce qui est évidemment gravissime : ce genre de décision est un pistolet à un coup. Le chômage a explosé, le taux d'inflation atteignait 56 % le mois dernier, et plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. Le 25 juin, le président Aoun s'inquiétait d'une « atmosphère de guerre civile ». La France a, en la matière, une responsabilité, qu'elle doit assumer ; mais la diaspora libanaise n'a pas toujours le comportement que nous attendrions.
Nous évoquerons aussi la situation en Israël. La menace d'annexion de la vallée du Jourdain ne fait l'objet, pour le moment, d'aucune mise en oeuvre. La crise économique liée à la pandémie est en train d'exploser. L'Europe n'a pas toujours, à propos de ce projet d'annexion, une réaction homogène. Benjamin Netanyahou commence à craindre le poids des menaces, notamment celles que, par votre voix, la France a proférées ; il s'inquiète également des éventuels effets de la prochaine élection américaine. Si ce projet était mis en oeuvre, quelle serait la réaction de la France ? Une solution à deux États serait-elle encore possible ?
Pour le dire en quelques mots, la Méditerranée ne va pas très bien - c'est le moins que l'on puisse dire -, singulièrement dans sa partie orientale.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Je suis très heureux d'avoir été invité à poursuivre ma mission à la tête de la diplomatie française, et de pouvoir continuer d'avoir avec votre commission, comme c'est le cas depuis plus de huit ans, des relations de confiance totale et des échanges très fructueux.
Sur la pandémie de covid-19, je dois vous faire part de ma préoccupation : nous vivons, nous, Français, comme si le virus était en train de disparaître définitivement ; or, au niveau mondial, c'est-à-dire au niveau qui relève de ma responsabilité, la pandémie connaît une phase d'accélération. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) l'a signalé à plusieurs reprises. Le bilan global dépasse aujourd'hui les 11,5 millions de cas et les 535 000 décès, soit plus de 1 million de cas et 20 000 décès supplémentaires en une semaine.
La pandémie a désormais pour épicentres les Amériques, l'Amérique du Sud en particulier, ainsi que l'Asie du Sud. Dans le même temps, des autorités sont amenées à remettre en place des mesures restrictives concernant des centaines de milliers de personnes, en Australie, en Inde, en Afrique, en Espagne, en Allemagne. Ces sujets exigent des mesures de coordination au niveau européen. Je suis de près la question des frontières ; nous avons progressivement rétabli, depuis le 15 juin dernier, la liberté de circulation dans l'espace européen, en faisant preuve néanmoins d'une grande vigilance. Nous avons aussi mis en oeuvre un dispositif européen d'identification des pays avec lesquels il est possible de se mettre d'accord sur une réouverture des frontières. Nous avons sélectionné 14 pays avec lesquels nous avons désormais des relations ouvertes, sous réserve de réciprocité et de maintien d'un taux d'incidence faible, la situation étant revue tous les quinze jours en tenant compte d'un certain nombre de critères.
Concernant le Royaume-Uni, l'obligation de quarantaine sera levée après-demain pour les voyageurs en provenance d'une cinquantaine de pays, dont la France, ce qui devrait améliorer notre attractivité touristique auprès des ressortissants britanniques.
Un conseil restreint de défense sanitaire est organisé très régulièrement autour du Président de la République. La dernière audition que j'ai eue avec vous était essentiellement centrée sur la pandémie ; je ne m'y attarde donc pas plus longuement.
J'en viens aux sujets sur lesquels vous m'avez interrogé.
Concernant la Libye, je voudrais commencer par dire quelques mots sur les propos de certains commentateurs qui, à défaut de bien connaître l'histoire, prétendent que la France aurait choisi le camp du maréchal Haftar. Déroulons le fil de l'histoire : des élections ont eu lieu à l'été 2014. Une chambre des représentants, le Parlement de Tobrouk, a été reconnue fin 2015 par l'accord de Skhirat, sa légalité étant entérinée par une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU. C'est ce parlement qui a validé l'unification progressive, entre 2011 et 2014, de l'Armée nationale libyenne, regroupant plusieurs forces non islamistes autour de M. Khalifa Haftar, nommé le 24 février 2015 commandant général des forces armées arabes libyennes - sa nomination, émanant d'un pouvoir parlementaire légitime, est donc elle-même légitime. L'objectif principal de l'Armée nationale libyenne était bien, à ce moment-là, de lutter contre Daech. À l'époque, nous appuyions cette armée internationalement reconnue pour son combat contre Daech, non pas par des soutiens militaires actifs, mais par un soutien politique. Nous étions en 2014-2015 : Daech attaquait la France sur son territoire, et ses forces occupaient plusieurs villes libyennes, comme Benghazi. Ce n'est qu'à partir du début de l'année 2019 que la guerre a changé de nature : les forces de l'Armée nationale libyenne ne se sont plus mobilisées pour combattre le terrorisme, mais se sont organisées militairement dans un combat de guerre civile. Il faut mettre toute cette histoire en perspective pour comprendre la relation de la France avec le maréchal Haftar.
Je rappelle également que les accords de Skhirat, en 2015, validaient un gouvernement d'entente nationale coiffé par un pouvoir présidentiel, mais que ce dispositif était prévu pour un an, reconductible. Ensuite sont venues les dérives, et le mandat de Skhirat, qui prévoyait l'adoption d'une nouvelle Constitution, n'a pas été mis en oeuvre.
Tout cela nous amène à une situation aujourd'hui insupportable. La syrianisation de la Libye est réelle et pas uniquement symbolique. Les forces qui soutiennent le gouvernement d'entente nationale du président el-Sarraj sont organisées par les Turcs autour des milices de la région ouest de la Libye. Il s'agit de combattants pro-turcs rémunérés et transportés en avions de la zone d'Idlib pour combattre en Libye, encadrés par des officiers turcs.
De manière postérieure et moins significative, l'Armée nationale libyenne reçoit également le soutien des groupes parallèles dits « forces Wagner », qui sont également des combattants syriens, mais pas du même bord. Ils viennent plutôt de la zone du Nord-Est et sont fournis indirectement par les autorités syriennes officielles et par les Russes.
Une victoire militaire en Libye n'est pas envisageable. Il importe néanmoins que l'Union européenne prenne conscience que la maîtrise de cette partie du nord de l'Afrique sera assurée par des acteurs qui n'ont pas les mêmes normes de sécurité que nous ni les mêmes intérêts. Cette situation réduit considérablement nos marges de manoeuvre stratégiques. Il y a là pour l'Europe des risques en termes de sécurité et de souveraineté, qu'il s'agisse des flux migratoires incontrôlés ou de la menace terroriste. Ce n'est pas acceptable. Nous oeuvrons donc à une solution politique, mais sans l'ingérence de puissances extérieures, comme c'est le cas aujourd'hui.
Seul point de relative satisfaction : les hostilités sont à peu près stabilisées dans la zone de Syrte et de Joufra. Il faudrait pouvoir transformer cette situation de statu quo en processus de trêve, puis de cessez-le-feu. Sur ce point, nous parlons d'une même voix avec nos homologues allemands et italiens. Cette demande de cessez-le-feu s'inscrit dans la suite logique des accords de Berlin validés en janvier dernier, en présence du président Poutine, du président Erdogan, du président Macron, de la chancelière Merkel, du président Sissi, etc.
Autre priorité : avoir une approche européenne de fermeté autour de la mise en oeuvre de l'embargo sur les armes. C'est une condition nécessaire pour mettre fin à toutes les ingérences. Ce point sera examiné lundi à Bruxelles. Nous devons renforcer l'embargo sur les armes, notamment à travers l'opération européenne Irini. Il y va de notre crédibilité. Je n'en dirai pas trop, car cette audition est publique. Nous avons déjà eu l'occasion de dénoncer les manoeuvres de la Turquie en Méditerranée pour permettre la poursuite des violations de l'embargo. Il importe d'obtenir les clarifications sur l'articulation entre les missions de l'OTAN et de l'Union européenne pour le contrôle de l'embargo. Tant que les conditions d'exercice de l'opération Sea Guardian ne sont pas clarifiées, nous nous retirons de l'opération.
Enfin, dernier point, il importe que nous ayons aussi un processus politique pour suivre la mise en oeuvre de l'accord de cessez-le-feu. Nous insistons beaucoup auprès des Nations unies pour que le successeur de M. Ghassan Salamé soit nommé.
M. Christian Cambon, président. - Il n'y a pas beaucoup de candidats !
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Je m'entretiens très régulièrement avec l'ensemble des acteurs libyens : le président el-Sarraj, le maréchal Haftar, le ministre Bachagha, le président Saleh. On essaye de faire avancer les choses, mais c'est parfois une partie de poker menteur.
Vous m'avez interrogé sur le Liban. La prise de conscience du risque d'effondrement est très nettement insuffisante de la part de l'ensemble des partenaires politiques libanais. Des échanges ont eu lieu sur la base du programme de travail proposé par le premier ministre Diab, qu'il s'agisse de la banque centrale libanaise, de la réforme du système électrique, de la gestion des déchets ou de la gouvernance. Après beaucoup d'hésitations de la part de l'autorité libanaise, des discussions se sont engagées avec le Fonds monétaire international (FMI), mais elles viennent de rompre. Tout cela est très préoccupant. La communauté internationale - y compris la partie arabe - réunie en décembre dans le cadre du groupe de soutien des Amis du Liban était tout à fait favorable à un soutien financier significatif en faveur de ce pays, à condition que des réformes soient engagées.
Des manifestations, plutôt sociales que confessionnelles, ont eu lieu à l'automne et ont abouti au départ du premier ministre Hariri. Actuellement, la confrontation est en train de redevenir confessionnelle, avec des risques majeurs de dérives extrêmement préoccupants. Il importe donc que les autorités libanaises mettent en oeuvre le plus vite possible les premières mesures de réorganisation du nouveau modèle économique libanais.
J'ai prévu, à la demande du Président de la République, de me rendre au Liban dans quelques jours pour adresser le message que j''ai transmis précédemment lors des questions d'actualité : il est nécessaire que les autorités libanaises prennent en main leur destin. C'est seulement à partir de ce moment-là que la communauté internationale se mobilisera.
Pour les écoles, deux dispositifs seront mis en place. Le premier concernera les 50 écoles homologuées du Liban liées à l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE). Elles bénéficieront du dispositif financier mis en place dans le cadre de la troisième loi de finances rectificative. Le deuxième concernera les écoles non homologuées. Le fonds Personnaz permettra d'aider dès cet été certaines écoles chrétiennes non homologuées en raison de leur importance au Moyen-Orient. Je souligne que 61 000 enfants sont inscrits dans l'enseignement français au Liban, soit 15 % de l'ensemble des élèves des établissements français dans le monde.
Sur le Proche-Orient, je ne dirai rien de plus que ce que j'ai dit il y a quelques jours. La pression internationale permet une prise de conscience des risques que représente une intervention d'annexion, quel que soit le périmètre. Comment se sortir d'une telle situation si d'aventure elle tournait mal ? Je me suis entretenu hier en visioconférence avec mes collègues allemand, égyptien et jordanien pour prendre des initiatives visant à rendre encore plus publique la nécessité de ne pas agir et de faire pression sur les autorités israéliennes. Au niveau européen, il n'y a pas unanimité, mais il existe quand même une très forte majorité.
En ce qui concerne l'Iran, je suis très préoccupé du détricotage progressif du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) en réponse à la sortie américaine de l'accord de Vienne en mai 2018. Toutes les mesures qui ont été prises par l'Iran depuis un an nous rapprochent d'une situation de crise et de prolifération nucléaire contre laquelle le JCPOA avait vocation à nous prémunir. Concrètement, cela signifie que le délai de break out, c'est-à-dire le délai nécessaire pour produire assez d'uranium enrichi permettant la fabrication d'une arme nucléaire, se réduit de plus en plus, ce qui est très inquiétant.
Dans cette perspective, nous formons un front uni avec le Royaume-Uni et l'Allemagne. Nous avons affirmé il y a quelques jours dans une déclaration commune que nous conservions l'objectif de préserver le JCPOA et que nous souhaitions que l'Iran revienne au respect de ses obligations. Tout cela fait l'objet de démarches auprès des Iraniens, dans un contexte politique dominé par une majorité beaucoup plus conservatrice et radicale que celle qui soutenait le président Rohani.
L'Irak doit faire face à des défis simultanés : une crise sanitaire avec la recrudescence de l'épidémie de covid-19, une crise économique due à l'effondrement du prix du pétrole, une crise sécuritaire du fait des tensions entre les États-Unis et l'Iran, et une crise interne puisque le précédent gouvernement a démissionné après des mois de manifestations. À cela s'ajoute la résurgence du Daech clandestin.
Le nouveau gouvernement, dirigé par Moustafa al-Kazimi, a été formé en mai, et j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec mon homologue ministre des affaires étrangères. Nous souhaitons aider les autorités irakiennes à réaliser les réformes nécessaires pour répondre à ces crises multiples. C'est un souci majeur pour la France qui peut jouer un rôle très important et bénéficie de longue date de la confiance des autorités irakiennes. Les préoccupations fondamentales concernent la poursuite de la lutte contre Daech, le redressement du pays, en évitant que celui-ci ne se retrouve « coincé » dans un affrontement entre l'Iran et les États-Unis, et la préservation de la souveraineté de l'Irak. Il convient d'affermir l'autorité du premier ministre et de l'État dans une dynamique inclusive, tenant compte des communautés chiite, sunnite, chrétienne et kurde.
M. Christian Cambon, président. - Notre collègue Alain Milon a déploré aujourd'hui, lors de la séance publique, l'affaissement de la vigilance concernant l'épidémie de covid-19, notamment dans les aéroports. Lorsque les voyageurs atterrissent à Roissy, ils ne sont soumis à aucun contrôle. C'est inquiétant !
M. Olivier Cigolotti. - Ne pensez-vous pas que les Turcs regrettent leur ingérence en Libye ? Ankara s'attendait-il à une telle inertie de la part de son allié libyen ? J'en veux pour preuves le refus des groupes armés contrôlés de se joindre à la bataille et le fait que les autorités de Tripoli soient peu enclines à accélérer l'offensive contre l'Armée nationale libyenne.
M. Jacques Le Nay. - Ma question porte sur le partage des ressources en Méditerranée. Exclue du marché unique du gaz, la Turquie entend créer son propre gazoduc, TurkStream, et mène des opérations navales visant à empêcher l'exploitation par les puissances européennes des gisements gaziers en Méditerranée. Elle soutient Fayez el-Sarraj en Libye en échange d'accords territoriaux avantageux, qui ont pour effet inverse de léser les ressources gazières grecques. Une des solutions politiques au conflit libyen ne réside-t-elle pas dans un accord gazier mutuellement avantageux entre l'Union européenne et la Turquie ? Serait-il possible, par exemple, d'intégrer la Turquie au marché gazier regroupant la Grèce, l'Italie, Chypre, l'Égypte, Israël, la Jordanie et la Palestine ? Pensez-vous que la Turquie soit prête à accepter une réunification de l'île de Chypre aux dépens de ses revendications gazières ?
M. Yannick Vaugrenard. - La position française sur la Libye n'est-elle pas insuffisamment soutenue par l'Union européenne et par l'OTAN ? Le gouvernement de Fayez el-Sarraj serait infiltré par des djihadistes. Qu'en est-il, selon vous, sachant qu'au début de la crise libyenne, les deux objectifs poursuivis étaient d'éviter les flux migratoires et la montée de l'islamisme ? Ne craignez-vous pas que la Russie et la Turquie passent un accord sur notre dos ou celui de la communauté internationale pour parvenir à une partition du territoire libyen ?
M. Olivier Cadic. - Le problème du contrôle sanitaire dans les aéroports n'est pas nouveau. Ce laisser-aller dure depuis quatre mois !
Le 30 avril, vous nous annonciez un plan de soutien aux Français de l'étranger prévoyant, notamment, 50 millions d'euros destinés à aider nos compatriotes touchés financièrement par la crise. La semaine dernière, le secrétaire d'État Jean-Baptiste Lemoyne nous déclarait que seuls 2 700 de nos concitoyens vivant à l'étranger avaient pu bénéficier de l'aide d'urgence, pour un total d'à peine 390 000 euros, soit moins de 1 % de l'enveloppe prévue. La déception est immense dans ce domaine. Le problème est lié aux critères d'attribution définis par l'administration. Accepteriez-vous une réunion d'urgence de votre cabinet avec les parlementaires des Français de l'étranger sur cette question ? Votre volontarisme ne se concrétise pas sur le terrain ; or l'urgence est là.
Pour ce qui concerne la mise en application du projet de loi chinois de « protection de la sécurité nationale » à Hong Kong, le Royaume-Uni a annoncé un chemin d'accès à la nationalité britannique pour près de 3 millions de Hongkongais. Les arrestations des défenseurs des droits de l'homme se multiplient en Chine. Quelle est la réaction de la France à cette décision de Pékin ?
M. Jean-Marie Bockel. - Les amis du Liban que nous sommes éprouvent une grande inquiétude et un sentiment de gâchis. Des démarches de diplomatie parlementaire coordonnées seraient-elles pertinentes pour soutenir votre action dans ce pays ?
M. Christian Cambon, président. - On dénombre des bases militaires turques, outre en Libye, au Soudan, en Irak, au Qatar, en Somalie et en Albanie... D'aucuns parlent d'une volonté de reconstituer l'Empire ottoman. Avec l'accord de certains États, les Turcs semblent vouloir imposer leur autorité sur la Méditerranée orientale. Quelle est votre analyse ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Monsieur Bockel, je vais me rendre au Liban, mais pas pour négocier avec les autorités libanaises, car c'est à elles de prendre leurs responsabilités en cette période de crise. J'assurerai nos compatriotes vivant dans ce pays de notre soutien et de notre présence, notamment dans le domaine éducatif. En l'occurrence, la diplomatie parlementaire peut être une démarche positive, mais il faudra respecter les normes sanitaires lors de vos déplacements.
Monsieur Cigolotti, je n'ai pas eu le sentiment que la Turquie regrettait son action sur le territoire libyen. J'observe que les capacités militaires se renforcent de façon significative. Il s'agit aussi de prendre en considération les voisins de la Libye. Avec l'Égypte, les relations de la Turquie ne sont pas très conviviales. Il n'est pas certain que les Tunisiens ou les Algériens apprécieraient la présence à leurs frontières des successeurs de l'Empire ottoman, dont se revendique le président Erdogan. Ces interrogations peuvent être partagées par les milices installées dans la zone de Tripoli. Le message de la France est qu'il ne saurait y avoir de solution militaire, sauf au détriment des acteurs concernés.
Monsieur Vaugrenard, l'hypothèse d'un accord russo-turc sur notre dos ne serait pas à exclure si la communauté internationale se montrait incapable de résoudre la crise et d'aider les différents acteurs à trouver une solution politique. Nous agissons pour que tel ne soit pas le cas. Par ailleurs je ne suis pas certain que la population libyenne accepterait volontiers une partition du territoire.
Il peut y avoir des résurgences de Daech au sud de la Libye, voire même à Derna. Il est vraisemblable que les forces militaires syriennes accompagnant les manoeuvres de la présence turque soient infiltrées par d'anciens responsables de groupes djihadistes qui soutenaient les Turcs à Idlib. Ces militaires rentreront-ils en Syrie ? On ne le sait pas. Nous parlons de milliers de soldats, tout cela à 200 kilomètres de Lampedusa. La situation est extrêmement préoccupante, d'où la nécessité d'agir ensemble pour aboutir à une solution.
Sur le plan économique, celui qui prend Syrte et Koufra a la maîtrise du croissant pétrolier ; cela semble être le cas de l'Armée nationale libyenne. Nous agissons auprès d'elle pour que soient levés les blocages pétroliers et que les ressources financières liées au pétrole soient stockées dans des banques relais, et espérons aboutir à des solutions acceptables par tous. Cette bataille est essentielle.
Revenons à nos relations avec la Turquie. Nous avons en la matière besoin de clarification : sur le non-respect par la Turquie des accords de Berlin sur la Libye, notamment sur le non-respect de l'embargo sur les armes - les preuves sont impressionnantes - ; sur les zones nord-est et nord-ouest de la Syrie ; et sur l'utilisation des ressources gazières en Méditerranée orientale.
Ce dernier sujet comporte deux aspects. D'une part, la Turquie ne reconnaît pas la convention de Montego Bay sur le droit de la mer alors que tous les pays de l'Union européenne l'ont fait.
M. Christian Cambon, président. - Nous avons eu droit, à ce sujet, à une longue explication de l'ambassadeur turc, avec une comparaison avec Saint-Pierre-et-Miquelon...
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - D'autre part, la Turquie a un accord avec le gouvernement d'entente nationale de Libye, dont la légitimité internationale est relative, sur la délimitation des frontières maritimes.
Par conséquent, la République de Chypre et la Grèce sont inquiètes. La Turquie a réalisé des forages en mer, au sud de Chypre, dans les zones 7 et 8, que la Turquie considère comme relevant de son domaine économique maritime, et elle a annoncé des forages au large de la Crète, en violation du droit international maritime. Nous réagissons fortement contre cela et, sans entrer dans les détails, nous allons prendre des initiatives. Du reste, nous en avons déjà pris, notamment au Caire, avec mes homologues égyptien, chypriote, grec et italien, afin de définir une position commune sur cette zone. On pourrait commencer à avoir des ouvertures sur ce sujet, mais la balle est dans le camp de la Turquie. Cette question peut entraîner des tensions majeures ; il faut donc discuter.
Bref, cela fait beaucoup, sans compter l'intervention au nord de l'Irak...
M. Christian Cambon, président. - Face à une crise si grave entre pays membres de l'OTAN, quelle est la stratégie du Président de la République ? Peut-on imaginer une discussion entre chefs d'État ou une conférence internationale ? Le Président de la République a indiqué que l'OTAN devait clarifier la situation, mais cet organisme ne le fera jamais. Une initiative doit avoir lieu pour éviter toute escalade, d'incident en incident. L'ambassadeur turc nous a laissés entendre que cela continuerait tant qu'on ne reconnaîtrait pas le droit de ce pays à disposer de sa zone économique exclusive.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Ce qui est certain, c'est que le renforcement de la présence turque en Libye entraîne le renforcement de la présence russe dans ce pays. Nous affirmons que le règlement de la question libyenne doit se faire hors de toute présence étrangère. C'est du reste ce que nous avions déjà dit lors de nos discussions à Berlin. Tous les pays étaient représentés, nous avions conclu avec un texte commun comportant des engagements clairs - ce n'étaient pas des paroles en l'air -, mais ces engagements ne sont pas respectés. Il faut retrouver l'esprit de cette réunion, car les bases de cet accord sont bonnes. En particulier, il faut respecter l'embargo sur les armes. Notre constat sur l'intervention turque à l'égard de notre frégate Courbet a alerté nos partenaires et nous avons pris la décision de nous retirer de l'opération de l'OTAN tant qu'il n'y aurait pas de clarification.
La prise de conscience de l'Union européenne a bien lieu. Il était important que les trois pays les plus impliqués en Libye - Italie, Allemagne, France - parlent d'une seule voix. Nous sommes tous les trois très clairs les uns avec les autres, nous avons le même discours à l'égard des Libyens, ce qui n'a pas toujours été le cas. L'insouciance de l'Union européenne s'atténue, on prend conscience de la gravité de la situation.
Monsieur Cadic, sur Hong Kong, nous n'allons pas rester inactifs. Nous envisageons des mesures et nous essaierons de le faire de manière coordonnée. Il y a effectivement une rupture par rapport à la loi fondamentale de 1997 et au principe « un pays, deux systèmes » et cela peut affecter nos ressortissants.
M. Olivier Cadic. - M. del Picchia vous a envoyé un courrier sur le sujet de l'aide sociale à nos compatriotes.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Il y a le problème des bourses et celui de l'aide sociale.
M. Olivier Cadic. - Il faudrait organiser une réunion entre votre cabinet et les sénateurs représentant les Français de l'étranger, car il y a un décalage entre votre volontarisme - nous sommes convaincus de votre bonne foi - et ce qui se passe sur le terrain.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Nous avons des critères d'attribution, qui nous semblaient suffire, pour les bourses et l'aide sociale, mais je suivrai ce sujet de près.
M. Olivier Cadic. - Je connais votre intérêt en la matière.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Quant aux tests de la covid 19, un Français ou un résident en France qui revient de tel ou tel pays considéré comme rouge doit obligatoirement faire une quatorzaine, mais celle-ci est volontaire, car il serait trop compliqué de le faire dans des hôtels. Cela vaut pour les Français et les résidents, les autres ne rentrent pas. Nous réfléchissons à la question des tests, mais c'est difficile, car il faudrait le faire au départ. Il y a quatorze pays pour lesquels l'accueil est ouvert, y compris l'Espagne - sauf pour la Catalogne - et nous réviserons la liste en tant que de besoin.
M. Christian Cambon, président. - La question portait surtout sur l'arrivée à Roissy, hub important. À l'arrivée, personne n'est contrôlé, tout le monde débarque librement.
J'aimerais que vous nous parliez des relations entre la France et l'Algérie.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Nos relations avec ce pays sont bonnes et fondées sur la confiance.
M. Christian Cambon, président. - Le président Larcher a souhaité que l'on prenne des initiatives parlementaires pour renforcer nos relations avec ce pays.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Nous avons restitué des restes humains identifiés datant de la colonisation. Cela a entraîné une intervention très positive du président algérien. Nous allons réunir prochainement le comité interministériel de haut niveau, sous la présidence des deux premiers ministres.
M. Christian Cambon, président. - La Méditerranée cumule un nombre impressionnant de crises. Nous ne pouvons plus voyager, mais nous avons soulevé un nombre important de questions que nous allons suivre de près.
Nous voulons profiter de cette audition pour vous offrir, afin de célébrer votre positionnement comme numéro 2 du Gouvernement, une version imprimée de notre rapport franco-russe, qui fait un état précis de nos relations avec la Russie. Le Président de la République avait demandé une révision de nos relations avec ce pays aux ambassadeurs.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - C'est en cours.
M. Christian Cambon, président. - Nous apportons cette contribution importante. Le rapport français est traduit en russe et le rapport russe est traduit en français, avec des commentaires croisés.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - C'est intéressant, je vous en remercie.
La réunion est close à 18 h 20.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.