Lundi 29 juin 2020
- Présidence de M. Jean-Marie Mizzon, président -
La téléconférence est ouverte à 15 heures.
Audition de Mme Salomé Berlioux, présidente de l'association Chemins d'avenirs, auteure du rapport remis au ministre de l'éducation nationale « Mission orientation et égalité des chances dans la France des zones rurales et des petites villes : "restaurer la promesse républicaine" »
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Nous accueillons Mme Salomé Berlioux, fondatrice et présidente de l'association Chemins d'avenirs. Madame, dans votre essai de 2019 « Les invisibles de la République », vous avez évoqué la jeunesse oubliée de la « France périphérique », celle des territoires ruraux, des petites et moyennes villes, éloignée des métropoles, dont les problématiques ont raisonné pendant la crise des gilets jaunes. Ce cri d'alarme devant le parcours d'obstacles de cette jeunesse, qui balaie la promesse d'égalité des chances gravée au coeur du contrat républicain, semble avoir été entendu, puisque le Gouvernement vous a confié un rapport sur l'orientation et l'égalité des chances dans la France des zones rurales et des petites villes. Ce rapport, remis le 5 mars dernier au ministre de l'éducation nationale, porte l'ambition de « restaurer la promesse républicaine » et préconise, notamment, de « favoriser l'utilisation du numérique pour soutenir l'orientation et les aspirations des jeunes ruraux ».
Quelle appréciation portez-vous sur les efforts faits dans cette direction par les pouvoirs publics ? Sont-ils suffisants ? Quelles seraient vos recommandations pour réduire la fracture numérique ?
Après votre présentation liminaire, le rapporteur Raymond Vall puis mes collègues sénateurs vous poseront des questions complémentaires.
Mme Salomé Berlioux, présidente de l'association Chemins d'avenirs. - Je suis heureuse de participer à vos travaux en tant que porteur de projets sur le terrain - je suis, par exemple, intervenue ce matin dans un collège REP dans l'Allier. La question du numérique, qui est l'un des obstacles rencontrés par les jeunes des territoires ruraux, est revenue au premier plan pendant la crise sanitaire.
La fracture numérique n'est qu'un des obstacles que rencontrent ces jeunes. On constate, en effet, une accumulation d'obstacles pour les jeunes de la France périphérique, des zones rurales et des petites villes. Ces derniers sont nombreux : 23 % des moins de 20 ans grandissent en zone rurale, et 42 % dans les petites villes, soit plus de 10 millions de personnes selon l'Insee. Alors que leur potentiel est immense, ces jeunes sont confrontés, en plus de la fracture numérique, au manque d'informations concernant l'avenir, à des opportunités - académiques, culturelles, professionnelles - moindres à proximité immédiate de leur domicile, à une « assignation à résidence », à une autocensure, à un manque de confiance en soi, et à la fragilité économique et sociale de certains foyers - 80 % des ménages modestes vivent dans la France périphérique.
Un lieu commun veut que les jeunes puissent aujourd'hui accéder à tout grâce à internet : ils peuvent s'informer en un claquement de doigts et s'orienter sans difficulté puisque tout est en ligne.
Pourtant, la fracture digitale prend deux formes.
Elle est, d'abord, technique. Je ne suis pas une spécialiste en la matière, mais il y a des zones blanches, des territoires où la connexion internet est limitée. Certains jeunes ne disposent que d'un matériel informatique peu performant. Chemins d'avenirs fait partie du collectif Mentorat, lequel rassemble huit associations - comme Article 1, l'Association de la fondation étudiante pour la ville (AFEV), l'Institut Télémaque et « Nos quartiers ont du talent » - qui agissent en faveur de l'égalité des chances en utilisant le parrainage individuel comme effet de levier. Avec ce collectif, nous avons mené deux opérations pendant le confinement : « Mentorat d'urgence » et « Connexion d'urgence », pour faire livrer des ordinateurs et des cartes 4G aux jeunes des quartiers prioritaires et des zones rurales afin de leur permettre de suivre les cours. De la même façon, 70 % des 1 000 filleuls de Chemins d'avenirs nous faisaient part de ce type de difficultés.
La fracture numérique est, ensuite, celle des usages. Un jeune de 16-17 ans vivant dans une métropole va, au cours d'une journée, consulter les horaires de bus sur une application, les séances de cinéma sur une autre... Le jeune qui vit au fond de la Creuse, du Morvan ou des Vosges n'aura pas la même utilisation quotidienne du numérique. Ils se servent des réseaux sociaux - Instagram, Snapchat, TikTok, etc. Pour s'orienter, faire des choix académiques, chercher des opportunités d'emploi, il faut avoir une affinité quotidienne avec le numérique qu'ils n'ont pas, pour des raisons liées à la fracture technique, au capital socioculturel et à l'absence de maîtrise de ces outils par leur entourage familial.
La fracture va s'approfondissant, en termes de numérique, de mobilité, de maîtrise des langues vivantes, entre les jeunes des métropoles qui maîtrisent de plus en plus les « attendus » et les autres. Une enquête d'opinion, que la Fondation Jean-Jaurès et Chemins d'avenirs avaient commandée en novembre dernier, montrait 20 points d'écart entre les jeunes des zones rurales et ceux de l'agglomération parisienne à qui l'on demandait s'ils avaient pris des cours de langue supplémentaires financés par leurs parents ou s'ils allaient faire des études « ambitieuses », et 15 points d'écart quand on leur demande s'ils ont auprès d'eux des « modèles » auxquels ils peuvent s'identifier.
Le numérique s'inscrit dans cette série de décalages qui, pris individuellement, ne seraient peut-être pas gênants, mais qui, accumulés, commencent à porter fortement atteinte à l'égalité des chances entre les jeunes Français.
Dans « Les invisibles de la République », nous avions essayé, avec Erkki Maillard, de mettre en avant l'aspect corrosif, plus qu'explosif, de la fracture numérique. Ces jeunes nous disent : « ce n'est pas fait pour moi », « je n'ai pas confiance en moi », « je ne sais pas ce que je vais faire après », « tout ne m'est pas autorisé », « certaines voies me sont interdites ». Le numérique pourrait potentiellement représenter un véritable atout pour eux, mais tel n'est pas totalement le cas aujourd'hui malgré les efforts réalisés. Les campus connectés sont une des solutions vers lesquelles se tourner à l'avenir, car ce dispositif marche bien et suscite la sympathie, voire l'enthousiasme, des acteurs de terrain et des jeunes eux-mêmes.
M. Raymond Vall, rapporteur. - J'ai particulièrement apprécié votre intervention, étant élu d'un territoire rural, le Gers. Je « vis » au quotidien les situations que vous avez évoquées. Dans la lutte contre l'illectronisme, à quelle échelle territoriale peut-on travailler ? Avec quels partenaires et avec quel maillage ? Laissons de côté la question des infrastructures. Nous devons proposer des mesures d'urgence pour lutter contre le fléau que constituent ces 14 millions de personnes qui n'utilisent pas le numérique.
Nous avons entendu le président de La Poste et une partie de la direction générale de la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Le maillage de ces organismes est intéressant. La Poste peut servir de relais pour accéder aux services publics ; on peut même imaginer y faire un peu de formation.
Mme Salomé Berlioux. - Je me heurte aux mêmes obstacles : en matière de numérique, on est confronté assez rapidement à la question des infrastructures.
S'agissant les jeunes, la réponse passe d'abord par la nécessaire implication des familles, qu'il faut mettre dans la boucle pour assurer le prolongement à la maison de l'ouverture au numérique enseignée dans les collèges et lycées. Il faut permettre aux jeunes d'avoir de l'ambition au sens large : pouvoir aller au bout de leur potentiel. Avec les chefs d'établissement de l'académie de Dijon, avec lesquels j'ai eu une réunion pédagogique la semaine dernière, nous avons fait le constat que certains moments étaient plus propices que d'autres pour faire passer des messages aux familles. Je pense notamment au début de l'année scolaire, lorsque les familles reçoivent un soutien financier des pouvoirs publics. Les établissements pourraient envoyer un courrier pour souligner l'importance pour les lycéens de l'utilisation du numérique, en mentionnant ce qu'ils proposent et en suggérant aux parents d'accompagner le mouvement. L'éducation nationale ne doit pas être la seule à se battre au quotidien sur ces questions.
S'agissant des partenariats et du maillage territorial, on constate que, dans les métropoles et certains quartiers prioritaires, l'offre associative est dense et les acteurs publics et privés mobilisés. Pour les territoires où le contexte est moins propice, nous n'avons pas trouvé mieux que de créer un écosystème de réussite pour les jeunes. Les partenariats peuvent se faire entre une association, une collectivité territoriale - la commune, le département ou la région en fonction du thème -, des acteurs économiques locaux et nationaux. Dans le cadre des actions de Chemins d'avenirs, nos partenaires sont notamment EDF, Michelin, Vinci, La Poste, la SNCF, qui ont une présence forte sur le terrain et des collaborateurs partout en France.
L'école, les familles, les collectivités locales, les entreprises locales et nationales et les associations oeuvrant au profit des jeunes : chaque interlocuteur ou structure dispose, à son niveau, d'un levier d'action, même modeste : outils de sensibilisation au numérique, soutien financier, stages, formations thématiques au sein des établissements, ateliers d'empowerment... La solution est dans cette logique de coconstruction avec les acteurs de terrain.
Dans cette stratégie tournée vers les jeunes, il faut sans cesse aller du plus court au plus long terme.
À très court terme, comment faire pour qu'un collégien, un lycéen, maîtrise les bases du numérique, par exemple pour faire ses voeux sur Parcoursup, se connecter pour un entretien sur Skype, envoyer un mail de sollicitation pour un stage, faire un curriculum vitae ?
À plus long terme, avant qu'une jeune fille d'un foyer modeste d'un territoire rural entende parler des métiers du numérique et qu'elle se sente autorisée à prétendre à de tels emplois, il y a un certain nombre d'obstacles à surmonter. Il faut une démarche proactive, avec des acteurs engagés sur le sujet, car il n'y aura pas de « ruissellement » vers les territoires.
Il faut agir le plus tôt possible. Une fois qu'un fils d'agriculteur de la Nièvre découvre sur internet, parce qu'on lui a appris à s'en servir, le métier de chef cuisinier ou d'ingénieur, il va se trouver confronté à d'autres obstacles, notamment en termes de mobilité et d'autocensure. Quand nous avons réfléchi avec nos premiers établissements partenaires à la création de Chemins d'avenirs en 2016, nous nous sommes demandés si nous devions intervenir uniquement dans les lycées, en première et terminale, au moment de l'orientation, mais nous avons décidé d'intervenir dès la quatrième et la troisième parce que les décrochages et les tournants décisifs se font dès cet âge.
Mme Angèle Préville. - Votre exposé m'a beaucoup intéressée. Je suis élue d'un territoire très rural, le Lot. La solution passe, selon moi, par l'équipement des familles. L'apprentissage est fait en classe - j'ai été professeur dans un collège -, mais il faut de la pratique pour éviter que cela ne reste un enseignement scolaire. Pendant le confinement, des mères seules avec leurs enfants n'avaient qu'un seul téléphone portable pour gérer l'école à la maison.
Il faudrait amplifier le travail sur l'orientation conduit par l'éducation nationale, afin que tous les enfants puissent rêver de leur futur avenir. Il faut intervenir en quatrième et en troisième, à cet âge particulier où on ne s'intéresse pas à grand-chose, où on ne voit pas le bout du chemin. S'agissant de l'équipement, les familles modestes ne peuvent investir dans du matériel qui se périme vite : or, les ordinateurs portables ne durent que quelques années en raison de l'obsolescence programmée.
Mme Salomé Berlioux. - Je suis d'accord avec votre analyse. De nombreux jeunes ont été dans la situation que vous avez décrite : trois ou quatre frères et soeurs doivent se partager un téléphone portable qui capte mal. Nous n'avons pas suffisamment mis l'accent, pendant la crise, sur la situation de ces jeunes confrontés à une fracture numérique dont ils étaient les premières victimes. Les professeurs étant dans la même situation, il a fallu trouver des solutions artisanales, comme le dépôt des copies à la boulangerie du village.
Mme Angèle Préville. - Certaines collectivités territoriales - c'est le cas de mon département - proposent des offres pour permettre l'acquisition d'un ordinateur portable dès l'entrée en sixième, dont le coût est calculé en fonction des revenus des parents. Cette initiative très intéressante permet de faire entrer dans la famille un ordinateur portable pour le collégien. Elle devrait être amplifiée au niveau national. En Occitanie, une initiative du même type a permis de fournir des ordinateurs portables aux lycéens.
Mme Salomé Berlioux. - Les collectivités locales ont été très actives pendant la crise pour livrer rapidement des ordinateurs et des tablettes.
Mme Denise Saint-Pé. - Selon moi, la priorité devrait être d'avoir du réseau partout en France. Il faut aussi que nos jeunes aient des équipements, et on constate que les départements portent de plus en plus cette problématique. Je partage votre propos sur la nécessité d'offrir aux jeunes un écosystème de réussite. Les associations ont toute leur place. Les familles doivent être aidantes, mais la crise du Covid a montré qu'elles ne peuvent pas toutes l'être : certains parents sont dans l'incapacité intellectuelle d'aider leurs enfants ou n'en ont pas le temps parce qu'ils travaillent.
Il faut une conjonction de structurations entre les collectivités locales, les associations, les entreprises. L'inclusion numérique ne doit pas être réservée aux métropoles, aux grandes villes et aux quartiers prioritaires de la ville.
Je le dis à mes collègues, je suis très dubitative sur l'engagement de La Poste. Je n'y suis pas hostile, mais je ne voudrais pas qu'elle en profite pour recevoir des financements supplémentaires de l'État au prétexte de faire de l'inclusion numérique. La Poste fait tout ce qu'elle peut pour réduire sa présence, fermer ses bureaux, etc. J'insiste, soyons très exigeants à l'égard de La Poste !
M. Serge Babary. - Merci pour cette intervention précise, et pour la richesse de votre témoignage.
En tant qu'élu d'une métropole, je suis partisan des partenariats entre les territoires métropolitains et les territoires ruraux. Des contrats de réciprocité peuvent être mis en place entre la métropole et les communautés de communes - c'est le cas dans mon département. Comment organiser les échanges entre ces deux types de territoires ? Les métropoles peuvent aider à lutter contre l'illectronisme, par de la formation, de l'apprentissage et de la pédagogie. Il faut créer des partenariats précis, pour que les ressources des métropoles soient davantage diffusées dans les territoires périphériques.
Mme Salomé Berlioux. - Ce type de partenariat a beaucoup de sens sur un sujet comme la lutte contre la fracture digitale. Il faut prendre garde à proposer des solutions qui ne donnent pas l'impression d'être déconnectées des réalités du terrain, construites par des urbains de la « France d'en haut ». En tant qu'élus locaux, vous avez une légitimité qui est plus forte que la mienne.
La métropole peut aider les jeunes à découvrir des métiers, leur permettre d'échanger avec des étudiants et des professionnels sur les problématiques liées au numérique, organiser des visites de lieux de travail intégrant une partie numérique, les aider à comprendre que les métiers du numérique ne se limitent pas à informaticien ou trader. Un agriculteur qui veut être à la pointe de son travail, un artisan qui veut attirer une clientèle plus large, doit maîtriser les outils numériques.
Cette interpénétration entre territoires isolés et territoires connectés, la découverte des métiers et l'organisation de stages ou de visites d'entreprise vont faire la différence. Mon association a organisé des ateliers « Osez le numérique ! » en collaboration avec des professionnels qui ont mis le numérique au coeur de leur action et qui vont présenter leur travail aux jeunes. Et cela suffit ! Car on a souvent l'impression que le fossé est énorme, mais, en réalité, il suffit de présenter aux jeunes des opportunités, qu'ils saisiront quelques années plus tard avec un peu d'accompagnement. C'est une solution pragmatique, peu coûteuse, facilement expérimentable, et dont les résultats concrets sont rapidement mesurables.
M. Raymond Vall, rapporteur. - M. Babary a évoqué les contrats de réciprocité. En 2016, le gouvernement avait mis en place le pacte métropolitain d'innovation, pour encourager les 13 métropoles de l'époque à coopérer avec les territoires périphériques. Parmi les thèmes de coopération figurait l'innovation - tiers-lieux, incubateurs, espaces de télétravail. L'enveloppe financière de ces pactes devait être partagée avec les territoires qui coopéraient avec les métropoles. Cinq ou six contrats de ce type ont été conclus.
Comme la lutte contre la fracture digitale est une compétence transversale, il est difficile de l'attribuer à un organisme ou à un ministère. La Poste ayant une mission d'aménagement du territoire, il est tentant d'y ajouter par avenant l'inclusion numérique. Je suis d'accord avec Denise Saint-Pé : il s'agit non pas de permettre à La Poste de continuer à déserter nos territoires, mais, au contraire, de renforcer sa présence. Madame Saint-Pé, je veux vous rassurer : il n'est pas question que la Poste nous échappe !
Il faut structurer cette politique de lutte contre l'illectronisme autour d'organismes existants qui ont une mission d'aménagement du territoire et la capacité, au travers des lieux ou des moyens - je pense à la CDC - dont ils disposent, de répondre au problème des infrastructures. Il faut clarifier les missions de ces structures que nous avons auditionnées, et trouver les moyens de résorber rapidement le retard qui touche ces 10 ou 14 millions d'habitants coupés des services publics, comme l'a confirmé le Défenseur des droits.
Le fossé s'élargit entre la jeunesse rurale et celle des territoires urbains, et ce malgré les efforts des collectivités, notamment pour distribuer des tablettes, d'autant que les familles n'ont pas toutes les mêmes moyens financiers.
Comme vous intervenez sur le terrain, quel échelon doit, selon vous, gérer la politique de lutte contre l'exclusion numérique ? L'animation départementale est-elle la meilleure ? Un grand nombre de départements ont fourni des équipements, mais ils n'ont rien fait en termes d'accompagnement. Il est important de réunir les partenariats à un échelon judicieux, ce qui nécessite une décision nationale.
Mme Salomé Berlioux. - Chemins d'avenirs fait le même constat que vous, monsieur le rapporteur, s'agissant du segment particulier qu'est la jeunesse. Nous sommes convaincus qu'une politique publique nationale dédiée aux jeunes ruraux - il faut regarder où placer le curseur, car les jeunes de petites villes peuvent être, eux aussi, très mal connectés - est nécessaire, en complément de ce qui a déjà été fait depuis plusieurs années.
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Le numérique présente la particularité d'être une compétence qui n'a pas été transférée : tout le monde en fait, à la mesure de ses moyens et en fonction de l'organisation du territoire en question - département, intercommunalités, région -, ce qui complique les choses. Le stock, ce sont les 13 millions de personnes éloignées ; le flux, ce sont ces jeunes. Pour vous, l'une des meilleures manières de faire, c'est de créer un écosystème de réussite pour les jeunes. Comment le mettre en place ? Qui prendrait la main ? Serait-il applicable partout ?
Mme Salomé Berlioux. - Dans le rapport que j'ai rendu à Jean-Michel Blanquer, j'ai hésité à préconiser la création d'une agence ou d'un secrétariat d'État à l'égalité des chances territoriale. Je ne l'ai pas fait, car on ne cesse de dire qu'il faut éviter de multiplier les structures... À titre personnel, je pense qu'un organisme de ce type est la solution pour mettre en musique le travail des associations, des collectivités et des entreprises déjà engagées sur le sujet. Celui-ci devrait bien sûr travailler main dans la main avec l'Agence nationale de la cohésion des territoires et la Banque des territoires.
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Je vous remercie pour vos propos.
La téléconférence est close à 16 h 05.
Mardi 30 juin 2020
- Présidence de M. Jean-Marie Mizzon, président -
La téléconférence est ouverte à 15 heures.
Table ronde consacrée aux associations d'élus (en téléconférence)
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Nous auditionnons aujourd'hui les associations des collectivités territoriales : Mme Valérie Nouvel, vice-présidente du département de la Manche, représente l'Assemblée des départements de France (ADF) ; M. Patrick Molinoz, maire de Venarey-les-Laumes et vice-président chargé du numérique à la région Bourgogne-Franche-Comté, représente à la fois l'Association des maires de France et présidents d'intercommunalité (AMF) et Régions de France ; et M. Cédric Szabo est directeur de l'Association des maires ruraux de France (AMRF).
Nous sommes tous ici convaincus que la lutte contre la fracture numérique doit s'appuyer sur les ressources locales pour identifier les populations concernées et que seul un travail de proximité permettra de la résorber. Le deuxième constat, qui fait certainement consensus et qui est cher à M. Raymond Vall, notre rapporteur, est que la lutte contre la fracture numérique apporte des clients nouveaux aux acteurs privés du numérique ; toutefois leur engagement financier reste modeste au regard de celui des collectivités. Ces dernières ne pourront financer seules une politique publique d'inclusion numérique. Les initiatives et actions de médiation numérique foisonnent et il est nécessaire d'assurer leur mise en cohérence, par le biais, notamment, du Pass numérique et des hubs France Connectée. Ces derniers ne couvrent toutefois que la moitié des départements ; or, la lutte contre l'illectronisme doit aller partout à la même vitesse. Comment mobiliser les départements qui ne participent pas encore à cette grande cause nationale ? Comment associer les collectivités locales à la gouvernance de la lutte contre la fracture numérique ? Pourquoi enfin certains de ces hubs sollicitent-ils directement des cofinancements auprès des collectivités territoriales ? L'AdCF et France urbaine proposent un autre modèle, une conférence de coordination des acteurs de terrain : qu'en pensez-vous ?
Mme Valérie Nouvel, vice-présidente du département de la Manche, représentant l'Assemblée des départements de France (ADF). - Je vous remercie pour votre invitation. Les retours d'expérience de la mise en oeuvre de la politique nationale de lutte contre la pandémie montrent la pertinence de la vision préventive des politiques départementales en matière d'inclusion numérique. Les départements sont, en effet, depuis qu'ils existent, l'échelon territorial des solidarités, médico-sociales comme territoriales. Ils constituent donc le bon niveau pour mettre en oeuvre des politiques nationales de lutte contre l'exclusion numérique.
La stratégie nationale pour un numérique inclusif a été motivée par quatre points : la place du numérique dans l'éducation ; l'absence d'une conception universelle des outils et services numériques ; le constat de l'exclusion numérique ; et, enfin, la prise de conscience que l'inclusion numérique représente enjeu économique pour la France. Je vous propose de partager les retours d'expérience des départements sur ces quatre points.
J'évoquerai, tout d'abord, la place du numérique dans l'éducation. Les départements ont une approche transversale de l'inclusion numérique, car celle-ci irrigue toutes leurs politiques. Pour eux, en effet, les collégiens d'aujourd'hui sont les adultes de demain. Les départements ne doivent pas simplement être la carte bancaire de l'État pour acheter du matériel informatique aux collégiens ou rénover les salles de classe. Nous l'avons écrit dans le Livre blanc des politiques départementales sur le numérique éducatif en 2017. Aujourd'hui encore, les départements peinent à faire reconnaître par l'Éducation nationale leur ambition pragmatique de doter nos collégiens des outils qui leur permettront d'être à l'aise dans la société numérique dans laquelle ils grandissent. Ainsi, les départements s'engagent fortement pour assurer la couverture numérique des territoires, en fixe ou en mobile, avec la volonté de parvenir à un aménagement numérique équilibré. Le développement des infrastructures constitue, en effet, un prérequis à la lutte contre la fracture numérique. Il importe donc de poursuivre les déploiements en cours, d'accélérer la montée en puissance des usages numériques, mais aussi de les optimiser.
Pendant la pandémie, 40 % des collégiens ont utilisé leur téléphone mobile, plutôt qu'un ordinateur fixe. Nous devons donc réorienter nos efforts vers le déploiement du mobile, mais aussi vers l'interopérabilité, comme cela a été expérimenté outre-mer, ou la création d'un forfait mobile de base pour les jeunes incluant des usages éducatifs.
Pendant le confinement, l'État a recueilli des données statistiques sur les connexions des collégiens extrêmement intéressantes, mais il nous a fait part de ses difficultés à les interpréter dans la perspective des états généraux du numérique pour l'éducation qui auront lieu en novembre. Ces données sont pourtant fondamentales si l'on veut progresser en matière d'inclusion numérique, pour établir un diagnostic et être plus efficace. Les départements ont fourni des clés 4G, des tablettes pour les collégiens, etc. Les conseillers départementaux qui siègent dans les conseils d'administration des collèges sont en contact avec les proviseurs. Ils disposent d'une mine d'informations extrêmement utiles sur les problématiques d'inclusion numérique, les publics concernés, etc. Nous regrettons vivement que rien n'ait été mis en place pour exploiter ces données. Comment, aussi, envisager des états généraux du numérique pour l'éducation sans donner la parole aux collégiens ? Les départements ont souvent des conseils départementaux des jeunes et l'on constate qu'ils ont une vision du numérique. N'est-ce pas eux qui auront à porter les évolutions à l'avenir ?
Le deuxième point est le défaut de mise en oeuvre d'une conception universelle des outils et services numériques. Le numérique constitue une opportunité unique de mettre en oeuvre le principe de conception universelle qui a été érigé, en 2005, comme la solution pour garantir une égalité d'accès aux services qui jalonnent le quotidien de nos concitoyens. L'approche préventive des départements en la matière, que j'évoquais, repose sur l'écoute des usagers dès la phase de conception des outils. La conception universelle peut en effet s'appliquer sans difficulté aux outils numériques, à condition de la prévoir. Nos territoires sont riches de savoir-faire en matière d'accompagnement des plus fragiles, mais ils disposent aussi d'une capacité d'innovation portée par nos start-up du numérique ou des jeux vidéo - on sait que le jeu peut faciliter l'apprentissage -, ou nos écoles de création et d'animation numériques qui sont mondialement reconnues. Pourtant ces acteurs sont insuffisamment mobilisés par la commande publique et privée pour améliorer l'expérience des utilisateurs. Investir massivement dans l'inclusion numérique préventive constitue donc une opportunité pour construire une société plus solidaire dans nos territoires tout en développant l'économie numérique française. Il s'agit d'un secteur d'emplois important, comme la santé et le social. Il s'agit aussi d'un enjeu de souveraineté pour la France. La commande publique est au coeur de la démarche inclusive de départements. Lors du dialogue avec le secrétaire d'État au numérique dans le cadre de la définition du mode d'emploi de l'application StopCovid, les départements ont rappelé la nécessité d'établir un mode d'emploi en langage « FALC », facile à lire et à comprendre. Voilà un exemple concret de notre engagement à l'écoute des usagers.
La lutte contre l'exclusion numérique est l'affaire de tous, de l'État et de tous les échelons de collectivités. La gouvernance de la stratégie nationale pour un numérique inclusif a été lente à se mettre en place : changements de secrétaire d'État, intégration des équipes de la Mission Société Numérique dans une nouvelle Agence nationale de la cohésion des territoires... Cette phase de transition semble désormais s'achever, mais il est encore trop tôt pour pouvoir porter une appréciation équilibrée, même si je note une relance des réunions régulières associant mieux les associations d'élus. En outre, quelle est l'articulation entre cette stratégie nationale et les actions engagées par les maisons France Service, le plan de lutte contre la pauvreté, ou encore le volet inclusion des commissions régionales de stratégie numérique (CRSN) ? L'ensemble est encore difficile à appréhender pour les départements qui sont convaincus de la nécessité d'une action globale.
En matière de gouvernance, il manque toujours, au niveau national, un lieu de concertation rassemblant les services de l'État et les collectivités pour piloter, de manière transversale, la stratégie nationale. L'ADF participe ainsi à un programme de la direction interministérielle du numérique qui vise à observer, de manière partagée, les actions numériques des différents ministères et des collectivités, avec l'objectif de simplifier et d'accroître l'accessibilité des outils numériques proposés aux citoyens. Un tel programme mériterait d'être développé, car il représente un levier dans le cadre d'une démarche commune, et donc massive, en faveur de l'inclusion, et s'inscrit dans une démarche de prévention.
Il est encore trop tôt pour porter un jugement sur les hubs France connectée. Néanmoins, la démarche semble montrer ses limites, car elle n'associe pas assez les collectivités, les opérateurs de services publics et les structures d'accompagnement social qui pourraient pourtant apporter leur connaissance du terrain. La volonté intransigeante de l'État d'associer des acteurs privés a aussi empêché des consortiums de départements de porter ces hubs malgré une volonté politique forte.
L'inclusion numérique constitue aussi un enjeu économique pour la France. La stratégie nationale d'inclusion numérique devrait évoluer pour intégrer un principe de différenciation territoriale et donner une visibilité financière annuelle aux engagements des départements : les territoires d'action pour un numérique inclusif (TANI), les hubs France connectée, le Pass numérique... autant de dispositifs qui ont comme défaut commun de reposer sur le système des appels à projets de labellisation. Si ceux-ci étaient utiles en phase d'amorçage, ils ne permettent pas d'envisager aujourd'hui une généralisation des dispositifs sur l'ensemble du territoire. Ces procédures sont de plus chronophages et le tutorat des nouveaux lauréats empêche les services départementaux de se consacrer pleinement à l'engagement d'actions sur le terrain.
En outre, le système de financement par appels à projets, avec ses modalités d'intervention décidées au niveau national, se révèle souvent inadapté aux réalités des territoires, car il ne prend pas en compte l'histoire du développement des politiques. Je dois aussi pointer un nouvel effet négatif du Pacte de Cahors pour les départements. Ces actions requièrent en effet des crédits de fonctionnement. Les actions en faveur de l'inclusion numérique ne mériteraient-elles pas, pourtant, d'être exclues du Pacte de Cahors, compte tenu des enjeux sociétaux, économiques et environnementaux qu'elles représentent ?
Enfin, un programme sur l'identité numérique renforcée est en cours de développement. Un appel à candidatures a été lancé pour l'expérimenter. Bien évidemment, les départements sont volontaires. Un tel programme ne constitue pas une charge, mais plutôt un investissement en faveur de l'inclusion numérique et nous regrettons qu'il peine à progresser et à se mettre en oeuvre.
M. Patrick Molinoz, maire de Venarey-les-Laumes, représentant l'Association des maires de France et présidents d'intercommunalité (AMF). - Pour plus de clarté, je m'exprimerai d'abord en tant que représentant de l'AMF, puis j'interviendrai ensuite en tant que représentant de Régions de France.
Je salue la création de votre mission d'information. Le sujet le mérite. L'État et les collectivités se sont d'abord concentrés sur la question des infrastructures, mais ont, du coup, un petit peu oublié la question des usages. Certes, le rythme du déploiement des infrastructures dans les territoires ruraux est loin d'être satisfaisant, mais personne ne remet en cause la nécessité d'un accès au très haut débit partout. Dès lors, se pose la question des usages. Celle-ci reste encore insuffisamment appréhendée, même si chaque niveau de collectivité prétendra qu'il est le mieux placé pour la traiter...
L'Insee estime que l'illectronisme concerne 16 % des Français, mais il me semble que la moitié de la population est en situation d'éloignement du numérique, à des degrés divers. Il est donc nécessaire que les pouvoirs publics s'emparent de cette problématique de manière coordonnée et lisible pour les acteurs. L'AMF pense, évidemment, que le bloc communal est le plus légitime à intervenir, dans la mesure où les communes sont en lien direct et quotidien avec les citoyens, en vertu de la clause de compétence générale ou des missions que les maires exercent pour le compte de l'État. Les mairies sont les points d'entrée des citoyens pour l'accès aux services publics locaux et, de plus en plus, nationaux, avec par exemple les maisons France Service. Nos centres communaux d'action sociale (CCAS) aident les populations en détresse. Les maires sont donc, de manière naturelle, en contact permanent avec les habitants. Cela ne remet pas en cause le rôle joué par les départements pendant la crise, dans le cadre de leurs compétences, mais les maires ont été en première ligne.
La question des usages doit donc être abordée de manière coordonnée et complémentaire si l'on veut répondre à l'inquiétude qu'exprimait le Défenseur des droits dans son avis du 2 janvier 2019, lorsqu'il se demandait si la numérisation des services publics ne risquait pas de créer des fractures au sein de la population. On a trop tendance à réfléchir de manière binaire en matière changement de technologie et la question de la transition est négligée. Or, il est essentiel d'aider les citoyens à s'approprier les nouveaux outils.
Je ne pourrais pas vous résumer les initiatives nombreuses qui sont prises dans nos 35 000 communes, en lien avec les intercommunalités. En tant que premier échelon de proximité du citoyen, elles sont bien placées pour identifier les besoins et les populations.
Hélas, les moyens manquent et l'articulation avec les autres échelons de collectivités territoriales, s'agissant d'une problématique par essence transversale, demeure insuffisante. Le positionnement des acteurs privés dans le financement des dispositifs doit également être précisé.
Pour ce qui concerne les hubs, les réserves exprimées me semblent prématurées. Il ne s'agit, en effet, pas d'un modèle imposé, mais d'un appel à projets destiné à définir les futures plateformes territoriales d'inclusion numérique. La mission, portée par plusieurs acteurs - régions, associations, entreprises privées, etc. - se déroule sur dix-huit mois dans différents territoires.
Vous avez suggéré la tenue d'une conférence des financeurs. J'émets de fortes réserves à cette proposition. Il convient de clarifier au préalable les responsabilités de chacun.
M. Cédric Szabo, directeur de l'Association des maires ruraux de France (AMRF). - Je vous remercie d'avoir engagé cette mission d'information. L'illectronisme constitue, en effet, un enjeu quotidien pour les mairies, notamment pour les secrétaires de mairie confrontés à des citoyens qui rencontrent de graves difficultés dans leur vie administrative. Il arrive fréquemment que des maires soient obligés de jouer un rôle de pompier pour régler des sujets comme le versement d'une pension alimentaire. La problématique de l'illectronisme n'est pas nouvelle pour les collectivités territoriales. Aussi, les associations d'élus ont-elles été invitées à participer à l'élaboration de la stratégie nationale pour un numérique inclusif. Pour autant, nous écopons dans un bateau envahi d'eau. La multiplication des dispositifs oblige parfois les citoyens à un non-choix et l'accès à certains services devient une contrainte.
Votre mission s'inscrit dans un contexte de crise où les collectivités territoriales ont joué un rôle inédit de compensation, par exemple auprès des familles qui ne disposaient pas du matériel informatique nécessaire au suivi des cours à distance. Elles disposent ainsi d'une expertise directe. Les communes rurales, en particulier, rappellent souvent la réalité quotidienne à laquelle elles sont confrontées. Ainsi, lors de la crise du Covid, La Poste a décidé de basculer certains salariés exerçant en zone peu dense vers des zones denses, arguant du fait que 90 % de ses services étaient accessibles en ligne. Concrètement, des secrétaires de mairie ont alors dû créer des mots de passe et des identités numériques à des usagers et des maires avancer certains paiements à des citoyens privés de carte bleue. La dématérialisation forcée des services, sans que le prescripteur ne s'interroge sur les conséquences pratiques de cette évolution, apparaît source de difficultés.
Les dispositifs de médiation numérique, à l'instar du Pass numérique, posent la question du maillage territorial et de l'accès aux maillons. Les mairies ne peuvent évidemment tout gérer ; pour autant, les ateliers de médiation doivent se tenir dans des lieux de proximité. Comment, à cet égard, mieux travailler avec les missions locales et les maisons France Service ? Le dispositif Aidants Connect relève d'une idée intéressante, mais l'écart apparaît considérable entre l'identification des besoins et leur traitement. Plusieurs départements et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) participent au premier appel à projets sur le Pass numérique. Quel sera in fine l'échelon territorial choisi pour sa mise en oeuvre ? En matière de médiation numérique, le choix de la proximité semble le plus cohérent. Cela renvoie également à la méthodologie : nous pensons de manière trop verticale, alors qu'il convient d'abord de traiter le premier kilomètre autour du domicile. L'AMRF a émis, à cet égard, plusieurs propositions, notamment s'agissant des écoles rurales.
L'amélioration de l'accès à Internet ne compense nullement un accompagnement insuffisant. Pourraient, par exemple, être mobilisés à cet effet des jeunes en service civique. Nous essayons des solutions, nous tâtonnons, mais aucun dispositif n'est encore massivement appliqué.
S'agissant des hubs, il semble effectivement trop tôt pour une évaluation, mais la maille communale n'apparaît d'ores et déjà pas suffisamment envisagée. Nous préconisons une prise de conscience, en amont, des prescripteurs publics et privés sur la réalité des besoins.
M. Patrick Molinoz, vice-président chargé du numérique à la région Bourgogne-France-Comté, représentant Régions de France. - Chaque niveau de collectivité territoriale doit envisager sa place et son rôle avec objectivité. Les régions ne sont pas les communes ; elles ont vocation à poser une stratégie, à définir un cadre commun pour leur territoire. En revanche, l'accompagnement aux usages numériques doit relever des communes, davantage en contact avec les citoyens. Mais 90 % d'entre elles disposent d'une ingénierie limitée. Les secrétaires de mairie ont une compétence transversale historique, rarement cependant l'expertise nécessaire en matière numérique. En janvier 2018, l'État et les collectivités territoriales se sont réveillés alors que le Règlement général sur la protection des données (RGPD) allait s'appliquer en mai de la même année ; de fait, nous ne répondons pas encore intégralement aux multiples exigences du texte.
Les régions jouent un rôle majeur de coordination dans le domaine du numérique. Elles pilotent la stratégie de cohérence régionale pour l'aménagement numérique (SCoRAN) avec les acteurs locaux et représentent l'interlocuteur capable de mettre en cohérence les différents dispositifs. Il convient d'ailleurs de renforcer la coordination entre les stratégies numériques locales et nationale, laquelle relève de cinq ministres différents. Il apparaît nécessaire d'éviter les doublons et de privilégier les complémentarités. Ainsi, en Bourgogne-Franche-Comté, avons-nous créé un groupement d'intérêt public (GIP) territorial numérique financé par la région, les départements et d'autres collectivités territoriales et rassemblant 1 700 membres. Sa mission concerne l'organisation de la dématérialisation des marchés publics et l'accompagnement des communes pour la dématérialisation des actes. Il faut, en effet, sensibiliser les acteurs publics si nous voulons, à plus grande échelle, résoudre le problème de l'illectronisme.
Les régions doivent donc, à notre sens, jouer un rôle d'organisateur et de coordonnateur, sans toutefois se substituer aux autres collectivités territoriales dans leur champ de compétence. Il en va également d'une utilisation efficace de l'argent public.
Pour ce qui concerne les hubs, il semble prématuré, du point de vue des régions, de porter un jugement définitif sur le dispositif. Pour autant, le choix d'accorder des financements à des structures très variées, s'il relève d'un vivifiant pari d'inventivité, devra in fine s'effacer au profit d'une organisation territoriale stable au risque, sinon, de créer des inégalités territoriales alors que l'enjeu d'une instruction publique numérique est transversal. Ce risque affaiblit d'ailleurs aussi le dispositif du Pass numérique. Avant d'évoquer le financement, je crois utile de définir le contenu de l'accompagnement envisagé. S'agit-il d'une formation ou d'une sensibilisation de nos concitoyens éloignés du numérique ? Enfin, je vous indique que le Conseil économique, social et environnemental (CESE) examinera la semaine prochaine mon avis sur la dématérialisation des services publics et ses conséquences.
M. Raymond Vall, rapporteur. - Je vous remercie pour vos interventions passionnantes. Il est rassurant d'observer une telle prise de conscience des élus locaux sur une cause nationale que nous pourrions tout aussi bien qualifier de fléau national. Il m'est difficile, toutefois, de répondre à vos interrogations sur le bon niveau de maillage et de partenariat.
Notre mission d'information a été créée parce que le Sénat a ressenti une véritable révolte populaire face à la fracture territoriale en matière numérique. La disparition de certains services publics - je pense par exemple au permis de conduire ou à la carte grise - a généré chez certains de nos concitoyens, sommés de se débrouiller sur Internet, un sentiment d'abandon. Notre mission d'information évalue la situation - 14 millions de Français seraient en situation d'illectronisme et 42 % de la population souffriraient de lacunes importantes dans l'usage du numérique - avant de proposer des solutions.
Internet constitue un nouveau langage universel imposé à la population, sans aucun accompagnement. Son appropriation pose de multiples questions. Le numérique doit-il être considéré comme une compétence à attribuer à un niveau de collectivité territoriale ? Compte tenu du retard de la France en matière d'infrastructures et d'usages, que convient-il de faire ? Quels partenariats conviendrait-il de nouer avec La Poste, la Caisse des dépôts et consignations et l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) ? Quelle gouvernance doit être privilégiée au niveau local ? Quel rôle confier à l'État, étant entendu que l'éducation nationale, la santé et la sécurité - autant de domaines où le numérique joue un rôle central - relèvent de ses compétences ? Comment garantir la sécurité du stockage et la protection des données ? Quels moyens seront accordés à la lutte contre l'illectronisme ? Enfin, est-il nécessaire de légiférer pour améliorer la cohérence des dispositifs ? Il est regrettable que la France n'ait pas agi plus tôt dans ce domaine : la situation apparaît grave dans certains territoires, alors que le numérique sera partie prenante du plan de relance.
Mme Valérie Nouvel. - Pendant six mois, avec plusieurs partenaires publics et privés et le groupe La Poste, le département de la Manche a mis en oeuvre une stratégie pour identifier les personnes ayant besoin d'une formation numérique. Ensuite, des ateliers ont été dispensés dans différents lieux de proximité. Le dispositif a été enfin évalué en fonction de la progression des participants - non de leur nombre. Il en ressort qu'il a fonctionné pour tous les publics. Ainsi, l'hétérogénéité des acteurs et des actions peut avoir des résultats positifs en matière curative. Nous allons d'ailleurs reproduire cette expérimentation en lien avec le préfet. Toutefois, s'agissant de la prévention, la coordination des actions menées apparaît nécessaire.
M. Éric Gold. - En écoutant les différents intervenants, je suis un peu rassuré. Jusqu'à présent, les maires s'estimaient les plus légitimes en matière de médiation et d'inclusion numérique, par leur proximité avec la population. Les conseils départementaux, eux, pensaient qu'ils étaient compétents puisqu'ils s'occupent du social. Les régions aussi s'estimaient les plus compétentes, parce qu'elles effectuent des investissements importants sur le territoire. Or, quelle cohérence lorsqu'on oscille entre partenariat et concurrence ? De plus, tous les acteurs ont l'intention de mettre à disposition des médiateurs numériques et d'être vertueux en la matière - La Poste, dont nous avons entendu il y a peu un représentant, est dans cet état d'esprit. Pourtant, en regardant rapidement les formations réservées aux agents des collectivités territoriales, je n'ai pas trouvé de formation spécifique de médiateur numérique. Est-ce à dire qu'il ne s'agit pas d'une vraie fonction, requérant des compétences pédagogiques particulières ? Sur le fond, pour les personnes éloignées du numérique, faut-il faire à leur place ou leur apprendre à faire ? Les sites des collectivités sont encore souvent anxiogènes, difficiles à lire et à comprendre. Les cahiers des charges imposés à leurs concepteurs sont-ils bien respectés ?
M. Patrick Molinoz. - Pour ma part, je n'ai pas entendu l'ensemble des interlocuteurs déclarer qu'ils avaient mis partout à disposition des médiateurs numériques... En tous cas, je ne l'ai pas dit !
M. Éric Gold. - Peut-être me suis-je mal exprimé. Mais quand on visite des conseils départementaux ou des MSAP, on constate que tout le monde s'y sent vertueux et pense mettre des médiateurs numériques à disposition des usagers.
M. Patrick Molinoz. - D'une manière générale, il est rare que quelqu'un vous explique qu'il est mauvais dans ce qu'il fait... Le dirigeant de La Poste, par exemple, vous dira à quel point son entreprise est engagée dans le numérique et soulignera qu'elle est le premier opérateur des MSAP. Vous dit-il que les maisons de service au public postales sont globalement inefficientes ? J'en doute.
Cependant, la question de la formation se pose en effet. Qu'est-ce qu'un médiateur numérique ? On entend souvent qu'il faudra mobiliser des personnes effectuant leur service civique pour faire la médiation numérique. Cela m'interpelle, car le service civique n'a pas vocation à remplacer un emploi plein et il ne doit pas faire l'objet d'une sélection sur la base de compétences. Le recours massif au service civique par Pôle emploi ou l'État lui-même, qui place des personnes en service civique dans l'accueil de sous-préfecture pour faire de la médiation ou de l'intermédiation numérique, est un sujet d'interrogation. En tous cas, cela ne répond pas à la problématique d'inclusion et de formation, qui est plus complexe.
Vous demandez s'il faut apprendre à faire, ou faire à la place. Je pense qu'il faut amener les gens à être autonomes. Mais est-ce réellement indispensable d'amener tout le monde à l'être sur des outils que certains utiliseront très peu ? C'est aussi une question de transition. Nous devons proposer systématiquement une solution alternative au numérique, au moins pendant quelques années encore. En effet, certains endroits ne sont pas encore couverts et l'accès au numérique y est difficile ; certaines personnes ne savent pas s'en servir ; d'autres ne le veulent pas. Nous devons tenir compte de ces trois contraintes - je ne peux pas, je ne sais pas, je ne veux pas - et nous devrions instituer une sorte de droit à la non-utilisation du numérique. Si nous voulons que la société s'empare totalement du numérique - ce qui est souhaitable - il ne faut pas l'imposer systématiquement. Sinon, nous créerons des réactions négatives, et nous finirons par jeter le bébé avec l'eau du bain. Que chaque niveau de collectivité ait envie d'agir me paraît le signe qu'il s'agit d'un vrai sujet de société.
Sur les formations, je vous suggère d'entendre le président du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT). Mais il me semble illusoire, à ce stade, de souhaiter mettre partout des agents de médiation numérique spécialistes et à temps plein. La circulaire du Premier ministre de l'année dernière sur l'évolution des maisons France service est porteuse d'une vraie bonne intention, qui est de forcer les opérateurs publics à être réellement présents, et de placer l'inclusion numérique au coeur des espaces France service. Entre l'intention et sa concrétisation, reste le maillon de la formation et de la définition d'un référentiel de l'inclusion : ce n'est pas la même chose d'accompagner quelqu'un de 75 ans, qui aura des réflexes de prudence mais n'a pas la maîtrise technologique, ou quelqu'un de 15 ans, qui n'a pas les réflexes de prudence mais dispose de la maîtrise technologique.
M. Cédric Szabo. - On se retrouve dans une situation où nos personnels sont médiateurs de fait. Outre le CNFPT, les centres de gestion reçoivent aussi nombre de demandes de personnes de catégorie C qui interviennent de manière ponctuelle en remplacement dans nos communes. Face à un senior de 85 ans qui vient avec un formulaire qu'il doit remplir sous peine de ne pas toucher sa pension, l'interaction est très concrète : il s'agit d'opérateurs d'urgence, qu'il faut accompagner par les protocoles de formation nécessaires, même s'il y a beaucoup d'entraide entre les secrétaires. Une nouvelle circulaire insiste d'ailleurs sur la notion d'entraide : la maison France service doit être le point de convergence des compétences des secrétaires de mairie des communes du territoire.
En fait, il faut intégrer la notion de parcours du citoyen, émaillé d'injonctions variées, dont les prescripteurs sont divers. Celle qui consiste à n'autoriser certaines procédures que de manière dématérialisée ne peut pas fonctionner sans cet accompagnement, si l'on ne veut pas contribuer à l'agrandissement de la fracture numérique. Il faut éviter de mettre le citoyen dans une situation incompréhensible, spécialement face à un opérateur public. Bref, au-delà de la médiation, nous pouvons avoir un impact sur la définition des procédures qui imposent d'y avoir recours. D'ailleurs, des communes rurales se sont aussi fait imposer des processus de dématérialisation. Et, dans la Manche, un élu a été condamné parce qu'il avait donné à sa secrétaire les codes pour procéder à une déclaration en ligne. Nous devons dire à ceux qui produisent de la dématérialisation forcée qu'il y a peut-être une autre méthode que celle qui fabrique de l'exclusion.
Mme Angèle Préville. - Merci pour vos présentations très éclairantes. Je suis entièrement d'accord, comme d'habitude, avec notre rapporteur, sur la disparition des services publics, et je soutiens l'idée d'un droit à la non-utilisation du numérique.
Les appels à projets, qui se sont beaucoup développés, sont chronophages et nécessitent du personnel, ce qui introduit une inégalité entre les collectivités territoriales. Je suis d'accord avec votre proposition de sortir du pacte de Cahors les investissements dans la formation numérique.
Certains départements équipent les collégiens d'ordinateurs. À combien se monte cet effort au plan national ? Dans le Lot, il s'agit d'une distribution, en classe de sixième, d'ordinateurs portables, dont le coût est corrélé aux revenus des parents, allant de 20 euros à un prix à peine inférieur au coût réel de l'ordinateur. En Occitanie, il existe une opération similaire pour les lycéens. Quid dans les autres départements et régions ?
On a toujours vu des personnes venir en mairie pour qu'on les aide à remplir des documents. Cela pose toujours la question de la confidentialité. N'est-ce pas un réel problème ? Un secrétaire de mairie est forcément médiateur de fait. Oui, il faut éviter les doublons, mais le département a bel et bien la compétence sociale... Des millions de personnes sont à la peine pour obtenir une carte grise ou remplir leur déclaration de revenus. Il y a de nombreuses initiatives, tant mieux ! L'essentiel est que toutes les personnes concernées puissent être aidées.
M. Raymond Vall, rapporteur. - M. Patrick Molinoz est pour la liberté, mais on n'a pas laissé le choix aux citoyens ! Le Défenseur des droits Jacques Toubon a d'ailleurs dénoncé cette situation et déclaré qu'il devrait être interdit de ne proposer un accès physique à un service public.
Madame la présidente, je suis totalement d'accord avec vous, il ne faut pas vouloir et décider tout depuis Paris. Pour autant, on voit bien qu'il peut y avoir des disparités de moyens, et que les départements et les régions, n'apportent de réponses locales qu'en mesure de leur potentiel fiscal,. Or, pour le rattrapage du stock de personnes écartées du numérique, il va bien falloir accélérer - sans imposer quoi que ce soit -, ce qui devra nécessairement s'accompagner de moyens financiers substantiels. Pour que notre mission débouche sur du concret, il faudra que nous utilisions ce qui existe. Or, les tiers lieux existent, les associations existent, les départements, les communes, tout le monde est plein de bonne volonté. Nous pourrions affecter la compétence sur le numérique, sans exclure des complémentarités : sur un sujet aussi vital, il ne faut décourager personne, et la normalisation ne doit pas donner un coup de frein brutal. Pensez au plan numérique, et à la disparité des sommes que les départements ont acquitté pour obtenir des infrastructures numériques, et notamment du haut débit : c'est un véritable scandale ! Certains ont contribué jusqu'à 50 % au coût de désenclavement numérique d'un territoire. Allons-nous continuer à dépenser de l'argent public pour enseigner un langage qui permettra ensuite que les partenaires privés puissent bénéficier de nouveaux abonnés ? En tous cas, le secteur public ne doit pas rester spectateur. Nous avons tous pris conscience de ce fléau, et les propositions que nous formulerons exprimeront une volonté politique face à la situation.
M. Patrick Molinoz. - Mme Préville a évoqué les collèges et les lycées, en abordant deux questions différentes : l'équipement informatique des élèves, qui est une politique sociale librement mise en oeuvre, ou non, par la collectivité territoriale, et les compétences associées au statut de propriétaire et de gestionnaire des bâtiments, qui ont un impact direct sur la capacité à utiliser correctement l'outil numérique, puisqu'elles déterminent la connexion au très haut débit, aussi indispensable aujourd'hui que l'eau ou l'électricité il y a 30 ans.
M. Vall s'interroge sur le bon niveau de collectivité pour fixer la compétence : la proximité, c'est l'échelon communal, mais la complexité, au-delà de la question de l'illectronisme, me semble imposer une expertise et une coordination d'un niveau plus élevé. La plupart des collectivités n'ont pas les moyens d'avoir des spécialistes du sujet, et on ne demande pas à une secrétaire de mairie d'être ingénieur du Massachusetts Institute of Technology (MIT) ou spécialiste en Intelligence artificielle. Pour suivre ce qui se passe et animer le réseau des intervenants, des secrétaires de mairie et du personnel en front office, il faut un accompagnement à la fois à l'échelon régional et départemental.
Enfin, la question de l'inclusion ne se limite pas aux 16 % d'illectronistes. Les gens éloignés du numérique ou peu à l'aise avec lui sont beaucoup plus nombreux que cela. On le voit bien avec la dématérialisation de la déclaration de revenus. Pour toute une frange de la population, c'est une complexité. Il ne s'agit donc pas que d'une politique sociale, mais d'une problématique économique, sociale et culturelle, qui va bien au-delà des publics très fragiles. Dans le domaine des TPE-PME, par exemple, il y a une faille. Et l'utilisation des outils numériques par le tissu économique révèle de très grandes disparités.
Bref, une articulation entre le niveau de proximité, qui est celui de la commune, et un niveau disposant d'une ingénierie suffisante et capable de mutualiser et d'agir dans le cadre d'une stratégie de territoire, me semble avoir du sens.
M. Cédric Szabo. - Sur les appels à projets, vous avez raison, il faut que tout le monde puisse être éligible à ce type de dispositif. Le Pass numérique a concerné une dizaine de départements et une quarantaine d'EPCI. Le cahier des charges doit inclure une forme d'obligation de faire en sorte que tout le monde en bénéficie, sur 100 % du territoire. Mieux vaudrait une logique de guichets permanents, avec un droit de tirage, pour ce type de politiques.
Sur la mutualisation, tout repose sur l'opérateur de proximité et de contact, qui doit être bien coordonné avec ses homologues. Dans les écoles, il faut s'assurer que le public cible ne souffre pas d'exclusion numérique, mais aussi faire en sorte que le lieu ainsi équipé soit utilisable par d'autres publics, en encourageant mutualisations et décloisonnements. La question de la confidentialité renvoie à l'application du RGPD, très strict, tout en rendant service aux personnes qui sont dans une forme d'impasse administrative. À cet égard, le programme Aidants Connect, avec dix territoires en expérimentation, semble prometteur -même si le numérique a tendance à avancer plus vite que la temporalité des expérimentations !
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Nous arrivons donc au terme de cette téléconférence. Merci de votre participation.
La téléconférence est close à 16 h 45.
Jeudi 2 juillet 2020
- Présidence de M. Jean-Marie Mizzon, président -
La téléconférence est ouverte à 11 heures.
Audition du Conseil national du numérique
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Nous recevons aujourd'hui Mme Florette Eymenier, membre du Conseil national du numérique (CNNum), créatrice et présidente de la SAS-POPSchool et Mme Myriam El Andaloussi, rapporteure au Conseil national du numérique. Le CNNum s'est préoccupé dès son rapport de 2013 de l'inclusion numérique, voulant dépasser le concept de fracture numérique afin de mieux prendre en compte les transformations des inégalités à l'ère numérique, mais également des opportunités offertes par le numérique pour réduire ces inégalités. Ce rapport recommandait de viser l'accès au numérique au sens large ; de développer la littératie numérique pour tous ; de renforcer les médiations et de permettre la transformation sociale en donnant du pouvoir d'agir aux citoyens. Quatre éditions des Assises de la médiation numérique ont été tenues, la dernière à Mende, en Lozère en 2016. Le rapport que le Conseil a présenté en février dernier souligne deux points : alors que la dématérialisation de l'administration a rendu les services publics numériques essentiels pour les citoyens, seuls 4 % des sites internet publics ont publié leur attestation d'accessibilité en conformité au référentiel général d'accessibilité pour les administrations (RGAA) ; il déplore, en outre, le manque de formation des professionnels du web et du numérique en matière d'accessibilité.
Mesdames, quelles sont vos recommandations pour rendre accessible le numérique et, plus globalement, pour faire reculer l'illectronisme qui frappe 13 millions de nos concitoyens ?
Mme Florette Eymenier, membre du Conseil national du numérique, créatrice et présidente de la SAS-POPSchool. - Je suis membre du Conseil national du numérique depuis juillet 2018. Le CNNum est un organisme consultatif indépendant, composé de trente-quatre membres à parité, issus d'horizons différents et nommés pour deux ans, placé sous la tutelle du secrétariat d'État chargé du numérique. Son rôle est de conseiller le Gouvernement et de formuler des avis et des recommandations après concertation avec des acteurs de terrain. Ses membres travaillent sur plusieurs chantiers : l'accessibilité numérique, l'éducation au numérique, la reconnaissance faciale, la e-santé, les travailleurs des plateformes, le numérique et l'environnement, les femmes dans le numérique, l'inclusion numérique, numérique et éducation et les États généraux du numérique. Parmi ses dernières publications, on trouve un rapport sur l'accessibilité, publié en février dernier, et un autre sur l'identité numérique, sorti le 15 juin dernier. Mme Myriam El Andaloussi va maintenant aborder la question des recoupements entre les problématiques des personnes exclues du numérique en raison d'un handicap et celles des personnes en situation d'illectronisme et les réponses que l'on peut y apporter à partir des propositions du CNNum.
Mme Myriam El Andaloussi, rapporteure au Conseil national du numérique. - Le CNNum a publié en février 2020 un rapport sur l'accessibilité numérique contenant plusieurs recommandations visant à améliorer le déploiement de l'accessibilité numérique en France et en Europe. Cette notion recouvre les techniques et les procédés qui permettent à une personne, quelle que soit sa situation de handicap, d'utiliser les outils numériques. Il s'agit, par exemple, de solutions de lecture d'écran à destination des personnes malvoyantes ou non-voyantes.
Au sens large, il s'agit d'un droit fondamental consacré à l'échelle internationale par la Convention relative aux droits des personnes handicapées, à l'échelle européenne par la directive du 26 octobre 2016 relative à l'accessibilité des sites internet et des applications mobiles des organismes du secteur public ainsi que celle de 2019, qui a une visée plus large, et, enfin, à l'échelle nationale par la loi de 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, par la loi de 2016 pour une République numérique, et par la loi de 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, qui transpose la directive de 2016.
L'accessibilité numérique est, enfin, la condition de l'accès des citoyens à d'autres droits et libertés. Avec la transformation numérique des services privés et publics, l'exercice de nombreux droits est dématérialisé, ainsi que l'accès à de nombreuses administrations. C'est le cas, par exemple, dès lors que l'on souhaite payer ou contester une amende ou encore renouveler une carte nationale d'identité.
Venons-en aux recoupements entre les personnes en situation de handicap et l'illectronisme au regard de l'accessibilité numérique. Celle-ci a une visée large et doit permettre l'inclusion de tous les individus qui rencontrent des difficultés physiologiques pour faire usage des technologies. Si l'on inclut les évolutions dues à l'âge ou la myopie, par exemple, on réalise que la grande majorité des individus est, ou sera, concernée par la problématique de l'accessibilité numérique. En outre, elle s'adresse aussi aux personnes souffrant de difficultés sociales et culturelles vis-à-vis de la technologie, donc d'illectronisme : les personnes âgées, les habitants des zones rurales ou des pays en voie de développement. Toutes ces populations ont intérêt à bénéficier de services numériques accessibles, lesquels sont souvent plus simples et plus sobres. Dès lors, l'accessibilité peut être considérée comme moyen concret pour lutter contre l'illectronisme. Toutefois, ce n'est pas le seul, ce n'est que l'une des briques d'une politique globale en faveur de l'inclusion numérique.
Mme Florette Eymenier. - L'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme définit l'illectronisme comme « la situation d'un adulte ne maîtrisant pas suffisamment les usages des outils numériques actuels pour accéder aux infos, les traiter et agir en autonomie dans la vie courante » ; 23 % des Français se disent mal à l'aise avec le numérique, ce chiffre atteignant 46 % des adultes non diplômés et 58 % des plus de soixante-dix ans. Le Livre blanc publié en 2019 par le Syndicat de la presse sociale sur le sujet, à la rédaction duquel j'ai participé, contient dix recommandations, reprises dans les travaux de la Direction interministérielle du numérique (Dinum), parmi lesquelles : une démarche en ligne doit être facile à trouver, bien référencée et fluide ; elle doit utiliser un langage clair et précis ; on doit reconnaître son officialité, elle doit accompagner l'usager - jusqu'à l'accueil physique, si nécessaire, ainsi que l'a souligné M. Toubon ; elle doit respecter les standards du web et les critères ergonomiques et s'adapter à tous les systèmes d'exploitation. Sur ce dernier point, le site du service civique, par exemple, exige l'installation du navigateur Firefox, ce qui peut rebuter les jeunes volontaires qui n'en sont pas équipés. La démarche en ligne doit, ensuite, permettre une identification unique pour toutes les administrations, ce qui est en train de se faire avec FranceConnect ; la gestion des données qu'elle collecte doit être transparente et sécurisée ; elle doit être en permanence réactualisée et testée.
Au-delà de ces points, il reste les problèmes liés à l'équipement et aux réseaux sur certains territoires. Le CNNum recommande un très large déploiement des formations à l'accompagnement des usagers à destination des personnes, mais aussi des agents et des personnes-relais, pas seulement des médiateurs numériques : missions locales, services emploi des collectivités, accompagnants à Pôle emploi. Nous recommandons également la mise à disposition de matériel en libre-service et la prise en compte des différents niveaux de littératie.
Mme Myriam El Andaloussi. - Votre deuxième question concerne la task force dédiée à l'accessibilité numérique. À la suite de la publication du rapport du CNNum sur l'accessibilité numérique, en février 2020, le Gouvernement a annoncé deux mesures : la création d'une task force et le renforcement de l'équipe design de la Dinum. Ces deux mesures pourraient répondre à nos recommandations, qui visaient à la mise en place d'un pôle d'expertise sur l'accessibilité numérique par le biais d'une délégation ministérielle rattachée au secrétariat d'État pour le numérique - sur le modèle de la délégation ministérielle à l'accessibilité du bâtiment - chargée d'assurer le suivi et la mise en oeuvre des obligations en la matière, disposant d'un pouvoir de sanction et de la possibilité d'agir en autosaisine ou sur la base de plaintes d'usagers, et qui apporterait une expertise juridique en vue des évolutions législatives et réglementaires. Nous accueillons donc l'annonce du Gouvernement, mais nous ignorons encore les contours et les missions de cette task force, laquelle, en outre, est rattachée à la Dinum, donc aux services du Premier ministre, quand nous préconisions qu'elle relève du secrétariat d'État chargé du numérique, gardien de l'inclusion et de l'accessibilité de par ses statuts. Nous portons une vision plus sectorielle de l'accessibilité numérique, qui devrait être une obligation réglementaire à part entière, comme celle qui s'impose aux bâtiments.
Nous nous félicitons du renforcement des équipes de la Dinum, que nous avions préconisé, car il répond au second pilier du pôle d'expertise : la mise en place d'un service technique sur la qualité des services publics numériques susceptible de garantir l'expérience de l'usager avec un pan consacré à l'accessibilité numérique. Nous recommandions de consacrer à cette mission quatre équivalents temps plein : un designer, un développeur, un chef de projet et un auditeur spécialisé sur le sujet. Nous ne savons pas encore ce qu'il en sera.
Enfin, le troisième pilier du pôle d'expertise dont nous recommandons la création est la mise en place d'un réseau de référents sur l'accessibilité numérique dans les territoires afin de diffuser les bonnes pratiques au plus près des collectivités. Le Gouvernement n'a pas fait d'annonces à ce sujet, je ne sais pas si la task force le prendra en charge.
Certaines de nos préconisations ont donc été prises en compte.
M. Raymond Vall, rapporteur. - Je suis un peu découragé à la lecture de votre rapport et de vos recommandations. Comment pouvons-nous vous aider ? Plus de 13 millions de Français sont victimes d'illectronisme, nous entendons faire des propositions pour réduire ce chiffre, mais nous devons d'abord rappeler les textes de loi déjà adoptés et qui devraient être appliqués plus rigoureusement. Faut-il prévoir des verbalisations plus sévères ? Faut-il se pencher sur le cas des collectivités territoriales, qui seront appelées à engager des dépenses dans ce domaine alors que leur situation s'aggrave ? Nous intégrerons votre constat et un grand nombre de vos préconisations ; nous sommes à vos côtés pour apporter notre contribution afin de favoriser l'accessibilité numérique aux personnes en situation de handicap, en particulier, car cela conditionne l'accès à l'État comme citoyen, mais aussi à la culture et aux savoirs. Vous avez eu raison de rendre votre constat public et nous devons le prendre en compte.
Mme Florette Eymenier. - Vous avez noté que nous faisions allusion aux collectivités territoriales, qui portent en effet beaucoup des actions menées en faveur de l'inclusion numérique. L'État et les régions s'occupent plutôt de coordination, mais le financement que requièrent toutes ces actions repose sur des lignes budgétaires fragiles, relevant souvent de la politique de la ville, qui évoquent une peau de chagrin. Ces financements, d'année en année, sont reconduits ou ne le sont pas, font parfois l'objet de réactualisations complexes et sont globalement très insuffisants. L'inclusion numérique est l'objet de quelques grands chantiers dans le programme d'investissements d'avenir (PIA), mais si les collectivités territoriales - municipalités, établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), etc. - ne multiplient pas les moyens qu'elles y consacrent, nous en resterons à des actions confettis disposant de très peu de moyens.
M. Raymond Vall, rapporteur. - Nos auditions nous conduisent à réfléchir sur la notion de maillage et sur la meilleure entité territoriale susceptible de déployer les infrastructures et l'accessibilité numérique. Un maillage convenable et sélectionné - comme celui dont dispose La Poste -, permettrait de mettre en place des lieux, peut-être moins nombreux, mais qui intégreront les impératifs d'accessibilité numérique. Pour être efficace, une politique en la matière devra appliquer ces exigences.
Mme Florette Eymenier. - J'ajoute que l'on oublie souvent le voisin, le beau-frère ou la cousine, qui sont les interlocuteurs les plus fréquents auxquels s'adressent ceux qui sont mal à l'aise avec le numérique. Ceux-ci ne sont pas formés et leur rôle n'est ni reconnu ni valorisé. C'est un problème, car tout le monde ne se rendra pas dans un tiers lieux pour suivre une formation ; les gens veulent résoudre leur problème immédiat, comme s'inscrire à Pôle emploi. Il faut réfléchir à la manière de valoriser cet accompagnement underground, qui représente un volume important d'interventions, à travers, par exemple, un programme permettant à ces anonymes de s'identifier sur une plateforme.
M. Raymond Vall, rapporteur. - Nous sommes d'accord.
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Vous avez rendu le 21 mai un avis très sévère - mais juste, à mes yeux - sur le décret relatif à l'accessibilité aux personnes handicapées des services de communication au public en ligne. Avez-vous eu des retours du ministère ? Avez-vous pu échanger sur vos recommandations ?
Qu'en est-il de ce qui est mené sur les territoires ? Depuis le début de ces auditions, nous observons un foisonnement d'initiatives indiquant que les territoires sont en mouvement, toutefois, nous constatons qu'il s'agit d'un mouvement décousu et qui n'est pas connu. Beaucoup d'habitants ignorent que des actions sont mises en oeuvre, notamment en matière de médiation numérique. Considérez-vous, comme nous, que l'information manque dans ce domaine ?
Enfin, pouvez-vous préciser comment la task force répond aux propositions du CNNum ?
Mme Myriam El Andaloussi. - La création de la task force fait suite au rapport du CNNum, qui préconisait la création d'une délégation ministérielle. Nous ne disposons pas encore de toutes les informations à son sujet, mais elle serait rattachée à la Dinum, quand nous préconisions qu'elle relève du secrétariat d'État chargé du numérique, afin qu'elle constitue un pan de la politique numérique. Nous attendons d'en savoir plus sur ses missions.
Sur la question des sanctions et du décret de 2019, notre avis avait été jugé sévère, mais nous l'avons repris dans notre rapport de février 2020 : sur le papier, des sanctions existent, mais, en pratique, elles ne sont pas appliquées parce qu'aucune autorité n'a été désignée à cette fin. En outre, leurs modalités sont limitées : elles portent sur une obligation de transparence et non sur le niveau d'accessibilité. Enfin, le montant des sanctions - 20 000 euros au maximum - ne nous semble pas dissuasif. À titre de comparaison, même si ce n'est pas analogue, le montant maximal des sanctions prévues pour le non-respect des dispositions du règlement général sur la protection des données (RGPD) atteint 20 millions d'euros. Nous n'avions pas eu de retour du Gouvernement sur cet avis, mais nous avons réitéré notre position dans le rapport publié en février dernier et nous attendons de voir si cette task force prendra en charge cette question, ainsi que nous le préconisons.
Mme Florette Eymenier. - Actuellement, dans le monde économique, un métier, et un outil important, est en train de se développer : le UX design des sites, c'est-à-dire le travail sur l'expérience de l'utilisateur. C'est le nerf de la guerre : comment, par exemple, grâce à l'eye tracking, amener les gens à cliquer sur le bon bouton au bon moment pour passer une commande le plus rapidement possible ? Pour les services publics, la Dinum devrait consacrer plus de moyens à cette question ; lors de la préparation du Livre blanc de l'association de la presse sociale, nous avons fait intervenir des membres de la Flupa, l'association francophone des professionnels de l'expérience utilisateur, qui nous ont beaucoup apporté. Il faudrait que les services de l'État consacrent des moyens à ces outils pour développer l'attention à l'expérience utilisateur et ainsi favoriser la fluidité d'utilisation des sites de l'administration.
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Nous avons constaté que de nombreuses initiatives étaient prises sur les territoires, et s'accompagnaient d'une prise de conscience de l'intérêt de lutter contre l'illectronisme, mais que ce qui était fait était mal connu du public concerné, voire, sur certains territoires, totalement inconnu. Les actions entreprises n'ont pas l'écho espéré auprès de la population. Partagez-vous ce sentiment ?
En outre, s'agissant du maillage, faut-il, selon vous, privilégier une échelle territoriale ? Laquelle ? Ne serait-il pas plus judicieux d'accompagner ce qui se fait, afin de ne pas rebattre des cartes déjà distribuées de manière empirique ?
Mme Florette Eymenier. - Nous nous adressons à des publics défavorisés, précarisés et fragiles, mais pas seulement, certaines personnes sont seulement réfractaires au numérique - c'est mon cheval de bataille, mais c'est un autre sujet. Les moyens qui sont consacrés sur les territoires à cette problématique sont aussi fragiles que le public visé, s'agissant des budgets, des niveaux d'intervention comme de la qualité de formation des intervenants. Les formations proposées vont de l'approche des services de base - comment utiliser le e-mail - jusqu'aux FabLabs et aux imprimantes 3D. Certaines cartographies existent, mais une fois qu'elles sont réalisées, on laisse souvent les acteurs se débrouiller pour trouver les services adéquats. L'accompagnement est fragile et n'est pas à la hauteur des moyens nécessaires au vu de la fragilité des personnes concernées : des animateurs ou des médiateurs sont eux-mêmes en contrats aidés ou en service civique, c'est-à-dire que l'on place des personnes en situation précaire auprès de publics précaires. C'est problématique et ce n'est pas à la hauteur des enjeux.
M. Jean-Marie Mizzon, président. - Vous considérez donc qu'il s'agit moins d'un problème de pilotage et d'organisation que de niveau des intervenants. De ce point de vue, la bonne volonté ne permet pas tout.
Mme Florette Eymenier. - En effet, certains intervenants ne sont pas assez formés, la qualité des interventions est parfois trop faible et les moyens mis en oeuvre sont insuffisants. Cet enjeu n'est, à mon sens, pas assez pris en compte. On consacre beaucoup d'argent aux métiers du numérique, mais les moyens destinés à favoriser l'inclusion dans ce domaine sont beaucoup moins importants et très éparpillés. Beaucoup d'actions relèvent d'ailleurs de la politique de la ville, c'est-à-dire de petits budgets à l'échelle des territoires, fléchés vers des publics défavorisés, pour des actions qui ne concernent pas les habitants d'autres territoires. Ce problème est complexe !
M. Jean-Marie Mizzon, président. - En effet. Plus nous avançons, plus nous le constatons !
La téléconférence est close à 11 h 45.