Mardi 5 mai 2020
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La téléconférence est ouverte à 8 h 30.
Audition de M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance (en téléconférence)
Mme Sophie Primas, présidente. - Mes chers collègues, Monsieur le directeur général, Bpifrance est plus que jamais en première ligne pour soutenir les entreprises dans la crise que nous traversons. La banque fait partie des organismes publics qui se sont mobilisés dès les premiers jours du confinement afin de soulager, entre autres, la trésorerie des entreprises, et de tenter dans la mesure du possible de freiner la baisse des investissements particulièrement préjudiciable à notre économie ainsi qu'à la reprise de l'activité.
Bpifrance agit selon deux canaux principaux : d'une part, elle garantit à 90 % un certain nombre de prêts bancaires demandés par les entreprises. Ces demandes ont représenté jusqu'à présent plus de 50 milliards d'euros et ont concerné près de 350 000 entreprises. D'autre part, Bpifrance octroie directement des prêts pour les PME et les ETI. Vous pourrez nous indiquer les détails de ce soutien, notamment les avantages et inconvénients des différentes solutions, les modalités de la relation entre Bpifrance et les territoires, notamment les régions, ainsi que des détails quantitatifs et qualitatifs concernant les bénéficiaires de ces aides. Sur ce dernier point, il sera intéressant de connaître l'état des lieux du PGE pour les entreprises qui ne sont pas des PME mais des grandes entreprises, et pour qui le fonctionnement du prêt est un peu différent.
Au-delà de la nécessité d'accompagner nos entreprises durant cette crise, l'action publique doit réfléchir aux modalités, à moyen-terme, de la relance économique. Nous aimerions connaître votre point de vue sur le rôle que pourrait jouer Bpifrance dans ce processus de relance - je le répète : au-delà du soutien à la trésorerie qu'apporte Bpifrance aujourd'hui afin d'éviter la cessation de paiement. Vous pourrez également nous indiquer les mesures économiques qui devraient être mises en oeuvre, selon vous, afin de relancer la demande et l'investissement des entreprises dès cet été ou cet automne. En particulier, quel partage des rôles en la matière voyez-vous entre les régions et l'État ?
M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - Je vais rapidement brosser le tableau des actions et instruments déployés par la BPI pour gérer cette crise et préparer la relance. Dès la semaine du 9 mars au 15 mars, nous avons senti les choses s'aggraver et nous nous sommes préparés à lancer notre plan de crise le lundi 15 mars au matin. Pendant le week-end end précédant l'intervention du Président de la République, nous avons commencé à appeler massivement nos clients pour leur annoncer que nous serions à leur côté avec ce plan. Celui-ci a consisté, en premier lieu, à reporter de six mois le paiement des intérêts et du capital de nos prêts : ce geste significatif représente environ 2 milliards d'euros de liquidités.
Alors que le prêt garanti par l'État (PGE) n'existait pas encore, nous avons également lancé une gamme de prêts sans garantie, les « prêts Atout », que nous avons placés auprès de 1 800 entreprises pour un montant global de 3 milliards d'euros dans le mois qui a suivi. Ces prêts Atout varient entre 10 000 et 30 millions d'euros avec des différés de remboursement de 7 ans et surtout des taux assez faibles de 2 % initialement, et 2,5 % aujourd'hui.
De plus, nous avons annoncé que les fonds de garantie dont nous disposons et qui sécurisent les banques françaises seraient étendus aux entreprises de taille intermédiaire et garantis à 90 %. Je précise que ces fonds sont connus sous l'appellation « fonds de lignes de crédits confirmés » : ils permettent de transformer des prêts de trésorerie en prêts à moyen terme.
Nous avons aussi, dans les premiers jours de la crise, mis en place un numéro vert et traité 80 000 appels au cours des deux premières semaines. Parmi nos 3 200 salariés, il faut rendre hommage aux 500 personnes appartenant aux divers services de la BPI qui se sont portées volontaires pour gérer des fichiers de 100 à 200 entrepreneurs, en communiquant avec eux de 8 heures du matin à minuit et en absorbant leur anxiété.
Parallèlement, nous avons commencé à travailler sur trois fronts : avec l'État sur le PGE, avec les régions sur le Prêt Rebond et avec la commission européenne sur plusieurs sujets portant sur l'éligibilité des entreprises en difficulté.
Le Prêt Rebond a été rapidement lancé avec les régions : sa durée est de 6 ans avec un différé de remboursement de 2 ans et les régions ont souhaité que son taux soit égal à zéro grâce à une bonification. Son montant qui va de 10 000 à 300 000 euros permet à ce prêt d'être complémentaire de celui de Bpifrance et du PGE. Le Prêt Rebond a été déployé dans quasiment toutes les régions et nous travaillons particulièrement aujourd'hui à le diffuser en Île-de-France. Pour ce faire, les régions ont librement doté nos fonds : 5 millions d'euros pour certaines tandis que d'autres ont apporté 50 millions d'euros. Une des régions a consenti une dotation importante en souhaitant multiplier les tickets d'entrée pour les petites entreprises ; nous avons donc mis en place une plateforme digitale permettant à un entrepreneur d'obtenir un prêt sans avoir à passer par un intermédiaire ou un contact humain. Nous sommes très satisfaits de cette plateforme « full digital » qui est opérationnelle depuis jeudi 30 avril dernier et a d'ores et déjà permis d'enregistrer 250 demandes.
Au total, l'encours des prêts Rebond avoisine aujourd'hui 250 millions d'euros avec un potentiel maximal qui est de 550 millions d'euros. Nous disposons donc encore de marges de manoeuvres pour distribuer ces prêts, en particulier dans les trois régions qui ont le plus doté les fonds Bpifrance : la région Grand-Est, qui a apporté 29 millions d'euros, Auvergne-Rhône-Alpes (50 millions d'euros) et l'Île-de-France (35 millions d'euros).
Pour sa part, le PGE a été lancé en urgence afin d'absorber les premières demandes dont le niveau global se situe à 3 milliards d'euros. Nous travaillons sur la base du plan garanti par l'État : son concept s'apparente exactement aux prêts sans garantie Bpifrance mais ces prêts sont distribués par les banques avec une prise de risque limitée à 10 % puisque la garantie de l'État couvre 90 % de ces prêts.
Le rôle de BPI dans ce dispositif est double. Il s'agit, d'une part, de s'assurer que les entreprises ne font pas de double demande : cela passe par la délivrance d'une attestation et d'un numéro unique sur le site de la BPI, ce qui nous permet d'ailleurs de disposer de statistiques quotidiennes très précises. D'autre part, c'est par la BPI que transite la garantie de l'État. Près de 350 000 entreprises bénéficient d'un pré-accord de PGE et nous avons donc des listings d'un même nombre de lignes de demandes de garanties : nous les avons gérées pour le compte de l'État. Cette gestion par la BPI s'inscrit dans la durée puisque ces prêts à un an sont renouvelables pendant 5 années supplémentaires. Il faudra faire face aux hypothèses de défaut de l'emprunteur, auquel cas les banques feront appel à la BPI pour activer la garantie de l'État. Je précise qu'il ne s'agit pas d'une garantie à première demande, ce qui impose à la BPI de vérifier que des diligences suffisantes ont été engagées par la banque pour tenter de récupérer les fonds remboursables, avant de solliciter l'argent de l'État.
Par ailleurs la BPI distribue en direct à ses clients des prêts - elle figure dans ce domaine parmi les treize plus grandes banques françaises - et en particulier des PGE. Lorsqu'un client a plusieurs banques, la règle fixée depuis le lancement de ce produit est que les banques se partagent le PGE au prorata de leur emprise sur les encours de prêts de l'entreprise.
Il faut souligner que les banques françaises ont accepté, dès la première semaine de confinement, de consentir un geste très fort en mettant à la disposition de la solidarité nationale la totalité de leur réseau - 17 000 agences bancaires distribuent aujourd'hui le PGE - et en acceptant de supporter, sur leurs fonds propres, 10 % du risque induit par ces prêts. Ces derniers s'apparentent à une sorte d'avance sur recette autant que possible égale à la perte engendrée par l'épidémie : le prêt est donc calibré sur la crise sanitaire qui a conduit à la fermeture administrative de pans entiers de l'économie. Concrètement, la discussion s'engage lorsque l'entrepreneur vient voir son banquier en indiquant que la crise du covid lui coûte un à trois mois de chiffre d'affaires et demande un prêt correspondant à ce montant. Lorsqu'il obtient un montant de prêt égal ou inférieur à cette demande, selon le chiffre négocié avec sa banque, l'entrepreneur rejoint la BPI pour obtenir son numéro unique et son prêt peut alors être décaissé. S'agissant du chiffrage global, la demande de PGE dans les réseaux bancaires atteint aujourd'hui 83 milliards d'euros et 57 milliards d'euros de prêts sont de facto décidés au profit de 350 000 entreprises : 90 % sont des TPE et celles-ci sont destinataires de la moitié des 57 milliards de crédits. On recense également de nombreuses PME et ETI parmi les emprunteurs ainsi que plusieurs grands groupes comme la FNAC ou Europcar PGE ; d'autres demandes de PGE d'un montant d'un milliard d'euros émanant de grandes entreprises sont aujourd'hui à l'instruction. Je précise que l'instruction de ces dossiers importants fait intervenir trois acteurs : non pas une simple agence bancaire mais le siège, Bpifrance et la direction du Trésor ; la décision finale est prise par le ministre qui signe un arrêté nominatif pour chaque entreprise.
Le rythme de croissance du PGE est stable et augmente de 2 à 3 milliards par jour. Beaucoup d'entreprises n'ont pas encore sollicité de PGE et se posent sans doute la question d'y recourir. Sur les 80 000 clients actifs à BPI, une majorité n'a pas demandé de prêt - PGE, Prêt Atout ou Prêt Rebond. Certaines n'en ont pas besoin, d'autres hésitent à augmenter leur endettement et il y a celles qui ont attendu et vont présenter une demande. C'est pourquoi l'encours de PGE va certainement dépasser 100 milliards d'euros d'ici la fin de l'année 2020.
En ce qui concerne votre question sur les relations entre les régions et l'État dans ce processus, je fais observer que nous assurons ici des prêts PGE, qui représentent des montants budgétaires considérables. Il est très difficile de les évaluer avec précision mais si on essaye de faire un calcul sommaire « de coin de table », il faut d'abord se souvenir que, pour la crise de 2008-2009, la sinistralité a été beaucoup plus faible que prévu mais la situation était différente et l'économie dite « présentielle » n'était pas aussi bouleversée qu'aujourd'hui, avec des risques de cessation d'activité définitive importants pour un certain nombre d'acteurs. À supposer que l'enveloppe de PGE atteigne 100 milliards d'euros et que dans un « schéma de guerre », selon l'expression du Président de la République, on enregistre 10 % de pertes, cela coûterait 10 milliards d'euros dont 9 à l'État et un milliard aux banques. Je ne pense pas du tout que nous en arriverons là mais tel est le schéma pour un scenario très grave.
Par comparaison, les prêts Rebond, avec les dotations que nous ont accordées les régions, représentent 170 millions d'euros : il y a donc une différence d'échelle avec les engagements de l'État.
Ceci dit, pour garantir à 90 % le risque attaché aux prêts Atout, à l'affacturage et à la transformation des crédits de trésorerie en prêts à moyen terme, il faudrait, selon nos estimations, 600 millions d'euros supplémentaires.
Ces considérations portent sur le volet bancaire des dispositifs de soutien mais il faut également mentionner les Fonds Résistance qui sont en train d'être déployés dans toutes les régions, le premier ayant été créé dans le Grand-Est. Ces fonds sont alimentés à hauteur de 2 euros par habitant par les régions, les départements, les intercommunalités les métropoles ainsi que la Caisse des Dépôts. Au total, les dotations des conseils régionaux à ces fonds atteignent de 30 à 50 millions d'euros. On est donc loin des ordres de grandeurs en milliards d'euros qui relèvent du niveau national et je rappelle par ailleurs que le coût du chômage partiel s'élève à 12 milliards d'euros par mois pour l'État.
Tout cela permet d'éclairer la réponse à votre interrogation sur « qui peut faire quoi ». Dans cette crise cataclysmique mais éphémère, seul le budget de l'État peut prendre en charge le coeur de la dépense : les régions apportent cependant des compléments indispensables pour combler les inéluctables « trous dans la raquette » des grands dispositifs nationaux.
Très honnêtement, je considère que le système mis en place fonctionne plutôt bien et je suis à l'écoute de vos appréciations sur ce point. Je m'attendais, en matière de PGE par exemple, à des taux de refus bien supérieurs aux 3 à 5 % qu'annoncent aujourd'hui les banques, avec peut-être une sous-estimation due au fait que certains entrepreneurs n'obtiennent pas de réponse et je ne sais pas s'ils sont alors comptabilisés dans les refus.
Au total, je souligne que les banques ont vraiment « mouillé la chemise » et poursuivent activement leur effort : en témoigne, par exemple, le fait que la Société générale a traité en un mois 15 milliards d'euros de PGE - ce qui représente un an de production crédit à moyen terme en période normale - et la BNP 12 à 13 milliards d'euros. Les agences bancaires sont ainsi focalisées sur les PGE ainsi que sur les reports d'échéance. Il y a donc là une mobilisation dans l'intérêt du pays qu'illustre bien le terme d'union sacrée et c'est la première fois dans l'histoire bancaire française que les réseaux des banques privés deviennent, pour une période limitée, des sortes de petites BPI distribuant des prêts garantis par la puissance publique : je trouve cela formidable.
M. Alain Chatillon. - Avant tout, sachez combien nous nous félicitons de l'action que vous menez depuis plusieurs années et qui a amélioré le climat financier pour les entreprises.
Je m'inquiète pour l'avenir : comment va-t-on pouvoir recentrer les entreprises dans leurs secteurs et les accompagner pour éviter la prédation par des opérateurs extérieurs, en provenance, par exemple, des États-Unis ? Pour cela, il me parait indispensable de mettre en place des systèmes de co-financement à long terme avec les grands groupes. Je pense à des filières comme l'automobile et l'aéronautique où des fonds ont été mis en place, comme Aerofund, mais qu'il conviendrait de renforcer. Je souligne l'enjeu que représente la sauvegarde des sous-traitants des grands groupes et le rôle majeur que pourraient jouer de tels fonds.
Mme Valérie Létard. - Merci pour votre intervention très claire. Je rappelle que dès avant l'épidémie, nos entreprises connaissaient des difficultés pour investir et aujourd'hui, l'impératif de transition énergétique va les mettre face à un « mur d'investissement ». Mon rapport d'information sur la filière sidérurgique préconise la mise en place d'un prêt spécifique transition énergétique pour renouveler les outils de production et déplore la clôture du prêt vert intervenue en 2018 faute de financement du programme d'investissement d'avenir. La BPI est-elle prête à déployer de nouveaux prêts en faveur des entreprises pour décarboner notre industrie, comme le préconise le commissaire européen Thierry Breton ? L'État vous paraît-il prêt à soutenir de telles initiatives, et sinon, quels autres outils alternatifs vous paraissent appropriés - crédits d'impôt suramortissement... ?
M. Laurent Duplomb. - Ma question est précise. Elle porte sur la signification de l'article 6 de l'arrêté du 23 mars 2020 accordant la garantie de l'État aux établissements de crédit et sociétés de financement se termine par la phrase suivante : « En cas de survenance d'un événement de crédit dans les deux mois suivant le décaissement du prêt, la garantie de l'État ne peut pas être mise en jeu. » Cela signifie-t-il que l'État ne garantit pas le prêt dans les deux premiers mois, ce qui expliquerait la difficulté pour les banques d'accepter de consentir des prêts à des entreprises fragiles risquant la faillite dans les deux mois de l'encaissement du crédit ? Pourquoi, dans ces conditions, communiquer sur une garantie d'État qui ne prend effet, dans la réalité, que deux mois après le décaissement du prêt ?
M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - Pour répondre à Alain Chatillon, j'indique tout d'abord que nous allons tenter de lever des fonds pour redimensionner le fonds consacré à l'industrie automobile : cela nous paraît indispensable. Pour l'aéronautique, nous travaillons à la mise en place d'un fonds Aerofund IV devrait avoir une taille supérieure à celle d'Aerofund III. La société ACE Management qui gérait ce fonds a été rachetée par Tikehau et nous sommes en train de coopérer avec les équipes de cet organisme sur des projets très ambitieux, à juste raison.
Il y aura donc non seulement un plan pour les filières automobile et aéronautique, qui ont besoin de très gros montants de fonds propres, mais aussi un plan pour le tourisme que nous venons de soumettre à nos deux actionnaires ainsi qu'aux fédérations professionnelles de ce secteur.
Par ailleurs, de nombreuses entreprises qui n'appartiennent à aucun de ces trois secteurs nécessitent une recapitalisation. C'est pourquoi nous avons lancé un plan « 1000 tickets » pour investir entre mai 2020 et mai 2021 dans mille entreprises. Cela n'avait jamais été fait et suppose d'intervenir à un rythme élevé, tout en prenant beaucoup de risques, par le biais d'augmentations de capital et surtout d'obligations convertibles.
Nous avons également un important plan qui porte sur les fonds propres des entreprises avec des interventions directes des équipes de la BPI et indirectes en coopérant avec les fonds partenaires que nous finançons, ce qui représente 200 équipes privées.
L'intervention de Valérie Létard m'amène à rappeler que nous avions mis en place un Plan climat avant l'épidémie et prévu de le lancer avec une manifestation organisée le 4 avril avec mille entrepreneurs. Ce plan, qui est plus que jamais d'actualité, prévoit un déploiement de masses importantes de crédits, sans garantie ou avec prise de collatéral, en doublant nos flux de prêts dédiés à la transition énergétique entre 2020 et 2025. Cela suppose que nous trouvions des fonds pour doubler le prêt vert car celui-ci est alloué sans garantie. L'Ademe, bien convaincue de l'efficacité de ce prêt, a décidé de nous doter de 15 millions d'euros ce qui va nous permettre de lancer une première tranche de 150 millions d'euros de crédits. Ce n'est pas encore à la hauteur des besoins et c'est pourquoi nous demandons une dotation de 150 millions d'euros, ce qui nous permettrait de proposer 1,5 milliards d'encours de prêts verts dans les quatre années qui viennent. Nous en discutons - même si les négociations sont un peu reportées en raison de l'actualité - avec les diverses parties prenantes et dans le cadre de la quatrième génération du Plan d'Investissement d'Avenir.
En réponse à M. Laurent Duplomb, je précise que lorsque l'État garantit un prêt il y a toujours un délai de carence. Concrètement, il s'agit d'éviter qu'une entreprise se révèle en cessation de paiement deux jours après l'attribution d'un prêt, auquel cas le prêteur perd tout dans les procédures collectives. Ménager une certaine visibilité est donc primordial et c'est pourquoi les prêts sont distribués par l'intermédiaire des réseaux bancaires qui sont armés pour accomplir un certain nombre de diligences. Le délai de carence normal est de quatre à six mois et le délai de deux mois retenu pour le PGE est une mesure exceptionnelle.
On constate que les banques sont en passe de distribuer près de 100 milliards de prêts, majoritairement à des TPE, ce qui montre qu'elles sont allées au bout de la logique du plan gouvernemental, même si certaines entreprises n'obtiennent pas de réponse positive. Les cas de refus d'octroi de PGE doivent être traités avec d'autres mécanismes : avant tout, l'entrepreneur doit impérativement s'adresser au médiateur du crédit qui doit jouer son rôle. Par ailleurs, deux dispositifs de rappel peuvent être cités : d'une part, les fonds « résilience » ou « résistance » - l'appellation varie selon les régions - et, d'autre part, les avances remboursables de l'État distribuées par les Codefi dans les départements. Ces avances remboursables ont été prévues par la dernière loi de finances rectificative : le FDES a été doté d'un milliard d'euros, dont la moitié doit financer des secours aux petites entreprises qui n'auraient pas obtenu de PGE ; on a utilisé le terme de « 10 000 tickets » pour qualifier ce système d'avances remboursables de faible montant.
M. Martial Bourquin. - Je tiens à souligner que la BPI est véritablement à la hauteur de la situation dans un contexte particulièrement difficile. Que peut faire votre établissement dans le cas où une entreprise comme la General Electric, dans son implantation située à Belfort, après avoir obtenu un prêt BPI demande à tous ses sous-traitants de baisser leurs prix de 20 % ? Cela suscite une levée de bouclier de la part des PME qui soulignent qu'une telle demande place les sous-traitants dans une position intenable. Quelles peuvent être les conséquences d'une telle situation, en particulier au regard des cautionnements BPI ?
En second lieu, les contraintes d'éligibilité à l'obtention des prêts, assez fortes au début, se sont assouplies quand on a accepté de faire sauter le verrou des fonds propres négatifs. C'est une avancée très positive pour certaines entreprises qui connaissaient des causes de fragilité structurelles.
Enfin, à l'hibernation économique que nous connaissons va succéder une phase de transition énergétique : comment allez-vous aider les entreprises à faire face au « mur d'investissement » qu'implique cette transition avec de très gros dossiers comme celui de l'hydrogène ?
M. Serge Babary. - Notre cellule de suivi des PME-TPE a recueilli des témoignages globalement positifs sur la mise en oeuvre des PGE. Cependant des difficultés concrètes persistent sur le terrain. On constate l'hétérogénéité des exigences requises par certains réseaux bancaires de distribution de ces crédits, avec certaines demandes excessives de visites médicales, de documents prévisionnels d'activité ou de cautions personnelles. Un fort besoin d'harmonisation des pratiques et des documents à transmettre se manifeste donc sur le terrain. Seriez-vous favorable à une telle harmonisation, et quel rôle Bpifrance pourrait-elle y jouer ?
Mme Anne Chain-Larché. - Quel est votre point de vue sur un éventuel rehaussement du niveau de la garantie de l'État - de 90 à 100 % du prêt - pour éviter un certain nombre de faillites consécutives à des refus de crédit ? Par ailleurs, pouvez-vous détailler le rôle que pourrait jouer la BPI dans le sauvetage de certaines entreprises stratégiques budgétisé à hauteur de 20 milliards d'euros : allez-vous participer à des montées au capital ou à des prêts d'actionnaires ?
M. Fabien Gay. - Je m'interroge sur la méthode de calcul du taux de refus que vous annoncez à 3 % : par exemple, une entreprise qui demande 100 000 euros et n'en obtient que 50 000 est-elle considérée comme satisfaite ?
Ma seconde question porte sur les alternatives que vous avez citées ; à mon sens, il en manque une : la BPI ne pourrait-elle pas prêter directement aux entreprises qui ont fait l'objet d'un refus de crédit ?
M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - En réponse à l'intervention de Martial Bourquin : tout d'abord, je ne sais pas si General Electric a obtenu un PGE à Belfort. Si tel est le cas, il s'agit d'un prêt qui s'adresse aux grandes entreprises, instruit par la direction du Trésor et signé par arrêté du ministre. En tout état de cause, la révélation d'une politique brutale et unilatérale de baisse des prix imposée aux sous-traitants pose incontestablement problème. Soucieux de ne pas sortir de mon rôle, j'imagine cependant la teneur et le ton de l'intervention du ministre si celui-ci devait répondre à votre question.
S'agissant de la suppression de la condition de fonds propres négatifs pour l'éligibilité au prêt, les mailles du filet ont été effectivement assouplies : les discussions avec la direction du Trésor ont été assez longues sur ce point mais le dialogue avec la commission de Bruxelles a été très productif. Je vous envoie désormais à la foire aux questions figurant sur le site de Bercy et de Bpifrance qui encadre le dispositif du PGE : le seul critère qui exclut une entreprise souhaitant obtenir un PGE est celui d'une cessation de paiement intervenue avant le 31 décembre 2019.
Comme vous le soulignez, nous allons passer de l'hibernation économique à la transition énergétique : en réalité, toutes les transitions s'accélèrent et vont s'emboîter.
Les autres critères habituels de classification d'une entreprise en difficulté (fonds propres négatifs ou divisés par 2) ne sont pas pris en compte pour l'octroi du PGE. On va passer de l'hibernation à une grande transition. Toutes les tendances s'accélèrent par ailleurs (transition énergétique, digitale), représentant des investissements très importants pour les entreprises. C'est tout l'objet du Plan Climat de Bpifrance, qui est très ambitieux tant dans son aspect crédit (avec ou sans garantie) que dans son aspect fonds propres (equity, quasi-equity, mezzanine).
En tout état de cause, il nous faut déclencher des effets multiplicateurs, pour que toute la société française se mette en mouvement. À cet égard, les Français sont des grands financeurs de la transition énergétique. Mais le financement du digital, dans cette transition, pose davantage problème. C'est en effet un domaine dans lequel on ne peut pas présenter de sûreté, de collatéral, à l'appui d'une demande de financement ; il faut donc des prêts sans garantie.
Certaines banques ont en effet demandé des cautions personnelles ; or il est clairement indiqué dans la FAQ relative au PGE que cette demande est interdite. Demander un prévisionnel d'activité n'est pas raisonnable dans le contexte du confinement ; en revanche, à partir du 11 mai, les entreprises hors tourisme, hôtellerie et événementiel vont pouvoir renouer avec une forme de prévisibilité. Par ailleurs, la quasi-totalité des assurances font de l'assurance-emprunteur simplifiée, à l'image de CNP qui a transformé ses procédures, et ne demande pas de visite médicale pour un PGE.
En Allemagne, la garantie a été portée à 100 %, mais dans des cas limitatifs : elle est réservée aux entreprises qui présentent un résultat opérationnel positif en moyenne depuis 3 ans. Cela interroge, dès lors que les entreprises qui en ont le plus besoin sont plutôt celles en difficulté... En outre, le métier du chargé de clientèle est d'estimer le risque et de prendre des décisions d'octroi de prêt la base de cette estimation. S'il distribue uniquement de l'argent, sans évaluer le risque, pourquoi dès lors passer par ce canal ? Une garantie à 100 % ne semble pas nécessaire, au regard notamment du faible nombre de refus.
L'enveloppe de 20 milliards d'euros est fléchée vers l'Agence des participations de l'État pour financer des opérations comme celle annoncée pour Air France. Bpifrance participe aux réunions de coordination avec l'APE qui concernent les plus gros dossiers, ceux qui nécessitent d'utiliser les fonds de cette enveloppe budgétaire (equity ou prêts d'actionnaire), mais l'enveloppe et les opérations afférentes ne concernent pas pour l'instant le portefeuille de Bpifrance (qui inclut Orange, PSA, ST Microelectronics, Eutelsat, Vallourec, etc.). Nous ne demandons pas l'accès à cette enveloppe pour ces entreprises ; elles sont par ailleurs suffisamment liquides aujourd'hui et disposent d'une bonne trésorerie.
Concernant le calcul des 3 % de refus, il est effectivement exact qu'un prêt accordé pour un montant inférieur à celui demandé n'est pas considéré comme refusé. Cela peut en effet minorer le taux de refus. Il faut toutefois rappeler que les entrepreneurs peuvent demander leur PGE en plusieurs fois. En effet, à partir du 1er mai, ils peuvent solliciter une tranche n° 2 du PGE, dans la limite du plafond maximal autorisé.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - je remercie vos équipes pour l'immense travail réalisé. Un entrepreneur, vous le savez, n'est jamais entièrement satisfait... Concernant l'accès au PGE, il semblerait que la moitié des acteurs économiques du secteur du tourisme n'ait pas réussi à obtenir de PGE en raison de la cotation Banque de France, ou du fait que la société est en plan de continuation, ou a fait l'objet d'une procédure de redressement judiciaire. Qu'envisagez-vous pour ces entreprises ?
Par ailleurs, les mesures exceptionnelles mises en place pour les filiales étrangères de sociétés françaises peuvent-elle être étendues à nos compatriotes installés à l'étranger mais dont l'entreprise n'est pas une filiale de telles sociétés françaises ? Beaucoup de nos entrepreneurs à l'étranger, en effet, sont dans une situation critique. Peut-on envisager un fonds pour leur consentir des prêts leur permettant de traverser la crise ?
M. Michel Raison - je souhaite vous indiquer deux cas qui nous été relayés dans le cadre de la cellule tourisme. Premièrement, nous avons été alertés sur le cas d'entreprises détenant plusieurs hôtels et à qui il a été indiqué que la souscription au PGE pouvait se faire via leur holding puis, dans un second temps, qu'une souscription par ce biais n'était pas possible. C'est en effet bien plus pratique via la holding car, d'une part, la procédure est plus simple et, d'autre part, d'éventuels refus liés à la situation financière de tels ou tels hôtels seraient ainsi évités.
Autre cas de figure qui nous a été signalé : un groupe en Bourgogne Franche-Comté à qui Bpifrance aurait indiqué que la mise en place d'un fonds de renforcement des fonds propres devait se faire à l'échelle inter-régionale. Or non seulement la région n'y semble pas favorable, mais les banques ne souhaitent pas non plus que leurs fonds soient utilisés dans une autre région.
Enfin, pensez-vous que certaines entreprises profitent du PGE pour el détourner de son objectif et procéder, par exemple, à des rachats d'actions grâce aux fonds ainsi octroyés ?
Mme Agnès Constant. - un entrepreneur souhaitant souscrire à un prêt Rebond doit-il au préalable formuler une demande pour un PGE ? Les deux sont-ils cumulables ou alternatifs ?
M. Alain Duran. - trois régions ont été citées dans votre propos concernant les prêts Rebond (Auvergne-Rhône-Alpes, Île-de-France, Grand-Est). D'autres régions souhaitent-elles s'engager dans ce dispositif ?
M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - les sociétés en plan de continuation sont éligibles au PGE. Les entreprises qui se trouvent dans une sorte de zone grise, entre la cessation de paiement mais avant la décision du juge, ne sont, elles, pas éligibles au PGE. Enfin, les entreprises qui ont des fonds propres négatifs ou qui ont été divisés par deux sont également éligibles.
Concernant les cotations Banque de France : le PGE n'est pas automatiquement refusé à une entreprise du fait d'une cotation 5 ou 6. De 15 à 20 % des entreprises ayant cette cotation ont obtenu leur PGE. Vous avez indiqué que 50 % des acteurs du tourisme n'ont pas réussi à obtenir leur PGE. Pourriez-vous m'indiquer la méthode de calcul ? En effet, il me semblait que le taux de refus d'octroi du PGE dans le monde du tourisme est grosso modo identique au taux moyen. Par exemple, environ cinquante mille restaurants et huit mille hôtels bénéficient du dispositif à ce jour. Au total, le secteur du tourisme s'est ainsi vu octroyer 3,5 milliards d'euros de PGE, ce qui est loin d'être négligeable, ce chiffre continuant par ailleurs d'augmenter, eu égard à la part que représente le tourisme dans le PIB français.
La question de savoir si la Bpifrance pourrait devenir une banque de la diaspora française est fondamentale. Elle s'est posée, par ailleurs, en matière de soutien aux start-ups françaises lancées à l'étranger. Nous n'avons pas les moyens d'aller suivre l'importante diaspora française qui a fait le choix de s'installer à l'étranger. Lorsque la société est incorporée en dehors du territoire français, l'entrepreneur a choisi de quitter un « pays de cocagne du soutien à l'innovation » et doit désormais rechercher et souscrire aux dispositifs du pays qu'il rejoint (Québec, Californie, Asie).
Concernant le cas d'une holding détenant plusieurs hôtels, le problème est désormais résolu : une holding est éligible au PGE. Concernant les fonds à cheval sur plusieurs régions, nous avons, lorsque nous avons créé nos fonds d'amorçage, recommandé que leur version régionale regroupe au moins deux régions, afin d'augmenter leur taille. En effet, si le fonds est trop petit, il est plus difficile de trouver des investisseurs de qualité pour assurer la gestion du fonds dans la durée (10 ans, par exemple). Il faut un minimum de masse critique.
M. Michel Raison - maintenant que la Franche-Comté a été intégrée à la région Bourgogne Franche-Comté, le fonds a atteint une taille suffisante.
M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - pour obtenir un numéro unique sur le site de Bpifrance afin de bénéficier d'un PGE, l'entrepreneur doit signer une déclaration sur l'honneur attestant que le prêt n'a pas pour objet de rembourser un ancien crédit, de racheter des actions et que les articles du code de commerce relatifs aux délais de paiement seront respectés. Il y aura forcément une minorité de profiteurs. Personnellement, je pense que la France a réussi à échapper à une tentation naturelle, celle de prévoir tous les cas de distorsion possibles, ce qui conduit d'ordinaire à élaborer des dispositifs très complexes. La valeur fondamentale, dans notre secteur, est la vélocité. Les cathédrales de complexité que l'on construit en temps normal coûtent très cher en matière de suivi, de contrôle, et aboutissent à des documents de dizaines de pages... là où le document pour un PGE est composé de trois pages seulement. Certains cas ne seront pas prévus, mais il nous faut l'accepter, afin de gagner en efficacité et de rester centré sur les besoins de nos clients qui sont, eux, toujours dans l'urgence.
Concernant le prêt Rebond, il est préférable d'effectuer prioritairement une demande de PGE avant de solliciter un tel prêt. Dans certaines régions, la dotation pour ce prêt a été consommée trop rapidement, par des entreprises qui n'ont pas, au préalable, demandé de PGE. Les conseils régionaux doivent alors apporter une nouvelle dotation pour financer ce prêt, ce qui a eu des conséquences budgétaires importantes. A contrario, en Auvergne-Rhône-Alpes, Grand-Est et Ile-de-France, ce prêt a été très largement doté, même s'il sera probablement rapidement consommé en Auvergne-Rhône-Alpes du fait du succès rencontré par la plateforme digitale de souscription.
Toutes les régions ont mis en place un prêt Rebond, sauf la région Aquitaine.
M. Daniel Gremillet. - vous êtes très impliqué en matière de transition énergétique et sur les problématiques relatives à notre souveraineté énergétique. Pouvez-vous nous indiquer le nombre de dossiers reçus d'entreprises oeuvrant dans le domaine du nucléaire ou de l'environnement en général ? Par ailleurs, estimez-vous que l'impact de la crise est positif ou négatif pour le secteur de l'énergie ?
Enfin, je voudrais également vous remercier pour votre travail dans les régions. En particulier, je préside le comité d'engagement du fonds « Résistance » dans la région Grand-Est, qui traite de dossiers concernant de moindres montants ou des jeunes entreprises. Certaines d'entre elles ne devraient pas soumettre un dossier à ce fonds, mais plutôt bénéficier d'un PGE. Or ce dernier leur a été refusé ; je souhaite attirer votre attention sur l'importance de l'impact territorial si ces petites entreprises, petits artisans, ferment. En économie, ce qui est petit peut devenir grand...
Mme Sylviane Noël. - je vous félicite pour votre action importante auprès des acteurs économiques. En particulier, des entrepreneurs de la filière du décolletage m'ont exprimé leur satisfaction quant à la qualité des relations de travail qu'ils entretiennent avec Bpifrance.
La filière automobile connaît des mutations importantes (par exemple, baisse annoncée du moteur thermique, émergence de la voiture autonome, développement de l'électrique). Bpifrance a lancé fin 2018 un appel à projet dans le cadre du dispositif « Projet d'industrie d'avenir » intitulé « Innovation et diversification d'entreprises spécialisées dans le diesel ». Je tiens à vous signaler des difficultés importantes en matière de mobilisation des fonds qui y sont liés. Des dossiers réunissant pourtant toutes les conditions pour être éligibles ont été rejetés inexplicablement. Or ce fonds destiné à nos entreprises doit être mobilisé le plus rapidement possible.
Mme Cécile Cukierman. - je vous remercie pour votre présentation. La mobilisation des régions que vous évoquez, notamment celle de la région Auvergne-Rhône-Alpes, est amenée à croître encore dans les mois qui viennent, notamment sous la forme des prêts Rebond. Persistent cependant des trous dans la raquette. Des petites TPE, notamment dans le secteur de la sous-traitance, indiquent qu'elles vont subir des difficultés en cascade, du fait de l'arrêt des commandes. Y a-t-il des mesures spécifiques prévues pour ce secteur ?
Plus largement, une politique de grands travaux semble de plus en plus nécessaire. Au-delà des débats politiques que nous pouvons avoir entre nous sur leur pertinence, envisagez-vous des évolutions de vos dispositifs ou une réflexion sur de nouveaux outils allant dans ce sens ?
Mme Anne-Catherine Loisier. - vous avez présenté vos perspectives en matière de soutien à la transition énergétique. Je voudrais maintenant savoir ce que vous envisagez en matière de transition numérique, notamment au regard des opportunités que présente le déploiement de la 5G. Pouvez-vous nous donner des éléments sur les capacités financières que vous pouvez engager, à l'image des 150 millions d'euros que vous mobilisez pour la transition énergétique ?
Plus largement, concernant la relance, pensez-vous qu'une réactivation du dispositif d'IR-PME afin de mobiliser davantage l'épargne privée soit une bonne opportunité ? Plusieurs start-ups ou entreprises de l'innovation numérique nous ont souligné ce point au cours de nos échanges. Enfin, les entreprises qui n'ont pas pu bénéficier d'un PGE ou ne sont pas éligibles aux différents fonds peuvent-elles avoir accès au FDES ? Ce dernier peut-il intervenir sous forme d'avances (par exemple à hauteur de 3 mois de charges) pour des entreprises en grande difficulté ? Il s'agit d'une problématique évoquée notamment par l'ordre des experts comptables lors de nos entretiens.
M. Marc Daunis. - Bpifrance est un acteur essentiel du financement des start-ups et alimente une centaine de fonds de capital-risque. Notre écosystème de financement des start-ups était en train de se normaliser au regard des économies comparables. Certains observateurs semblent relever une forme de panique chez les investisseurs qui se traduirait par des pratiques discutables, avec des pressions pour réviser leurs accords ou l'adoption de comportements prédateurs. Un tel comportement serait d'autant moins acceptable que les pouvoirs publics ont investi des millions d'euros pour établir un écosystème viable de financement des start-ups. Bpifrance peut-elle conditionner son aide dans le futur au comportement responsable de l'investisseur durant la crise ? Il me semble que nous pouvons attendre des investisseurs qu'ils prennent leur part de responsabilité.
M. Jean-Pierre Moga. - Dans le cadre du plan de soutien aux jeunes pousses technologiques, le Gouvernement a annoncé le maintien des soutiens aux entreprises innovantes versés par Bpifrance. Or, vous le savez, les concours de l'État aux aides à l'innovation de Bpifrance ont fondu comme neige au soleil depuis ces dernières années. J'avais d'ailleurs déposé un amendement soutenu par mes collègues de la commission pour limiter la casse l'année dernière. Savez-vous ce qu'il en sera cette année ? J'espère que la crise sera l'occasion d'une prise de conscience, car sacrifier les aides à l'innovation, c'est sacrifier l'avenir !
M. Joël Labbé. - En Bretagne aussi, l'action de Bpifrance est globalement bien appréciée. Vous parlez de vélocité, on en a besoin ! Vous dites qu'il peut y avoir de la fraude, mais que c'est marginal. Une suggestion sur ces points : annoncer, dès le départ, des sanctions extrêmement lourdes en cas de carence.
Une question sur le cas d'une jeune entreprise qui connaît des difficultés et fait état d'un besoin de financement de 250 000 euros. La banque a d'abord refusé, mais suite à l'intervention du médiateur, de Bpi Bretagne et de la Direccte, l'entreprise a obtenu un prêt de 150 000 euros. Vous annoncez qu'une deuxième tranche est possible. Même si j'ai du mal à comprendre comment la banque pourrait revenir sur son appréciation initiale, ce serait une bonne nouvelle. Est-ce que les petites avances remboursables dans le cadre des 500 millions d'euros déjà évoqués pourraient être mobilisées dans ce cadre ?
Mme Élisabeth Lamure. - On entend assez peu les start-ups s'exprimer : sollicitent-elles Bpifrance ? Si oui, quelle est leur situation ?
Il me semble que le programme « TPE-PME gagnantes sur tous les coûts » élaboré avec l'Ademe pour diminuer l'empreinte environnementale tout en gagnant sur les coûts de production et en améliorant les marges serait bienvenu au moment de la reprise. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Mme Dominique Estrosi Sassone. - Comment voyez-vous le rôle de Bpifrance dans les prochains mois dans le cadre de la reprise et de la relance ? Comment comptez-vous accompagner encore davantage les TPE, qui constituent l'essentiel du tissu économique français, notamment pour les aider à se numériser ? Cela permettrait de faciliter la vie de nombreux dirigeants de TPE.
Mme Sophie Primas, présidente. - Je souhaite vous poser une dernière question de la part de Viviane Artigalas. Le 24 avril dernier, le Gouvernement s'est engagé à mettre en place un « fonds d'investissement », notamment en faveur du tourisme. On entend depuis parler d'un plan de soutien à l'investissement dans le secteur touristique à hauteur de deux milliards d'euros, dont Bpifrance et la Caisse des dépôts seraient les opérateurs. Pouvez-vous nous faire part plus précisément des discussions en cours ? Nous plaidons vivement pour un soutien à l'investissement. Nous avons notamment préconisé le recours massif au prêt tourisme et la mobilisation du fonds tourisme social investissement de la Caisse des dépôts.
M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - Monsieur Gremillet, nous avions deux fonds : un fonds transition énergétique et un fonds nucléaire. Le premier, sur fonds propres de Bpifrance pour l'essentiel, se déploie très bien. Il porte des dizaines de participations, essentiellement des petits développeurs de la transition énergétique dans les territoires. Le fonds nucléaire, créé il y a des années, n'a jamais vraiment trouvé sa place. Il était financé par Areva et EDF, avec une gouvernance compliquée. Nous l'avons donc interrompu. Il n'a presque pas fait d'investissements.
Les fonds résistance ou résilience sont effectivement essentiels. Je ne doute pas que des entreprises qui n'ont pas obtenu de PGE sollicitent ces fonds résistance. C'est une excellente initiative de la région Grand-Est qui a ensuite été dupliquée dans plusieurs régions.
Madame Noël, vous évoquiez le cas de dossiers rejetés dans le cadre de l'appel à projets la direction de l'innovation de Bpifrance autour de la diversification des entreprises de la filière automobile. J'en prends bonne note et vais me renseigner. Sur ce point, je signale que nous intervenons en tant qu'opérateur du programme d'investissement d'avenir : nous instruisons les demandes, mais les décisions sont prises par un jury dans lequel il n'y a pas que des collaborateurs de Bpifrance. C'est donc un sujet partagé entre nous et les équipes du programme d'investissement d'avenir.
Madame Cukierman, je suis conscient des nombreux trous dans la raquette. Le fonds Rebond de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui est le plus important de tous les fonds mis en place par les régions, est évidemment bienvenu. Vous avez dit quelque chose de fondamental, et qui sera malheureusement le problème auquel nous allons être confrontés désormais. Le problème n'est plus la fermeture administrative de l'économie mais plutôt que certaines TPE et PME vont se retrouver à court de commandes. Nous y sommes très attentifs, et les outils qui sont à notre disposition sont à peu près toujours les mêmes : le crédit, les fonds propres, et l'accompagnement. Je reviens sur ce dernier point que nous n'avons pas cité jusque-là : Bpifrance est devenue une structure de conseils importante - 52 écoles et 400 consultants travaillent pour nous. Il faudra faire feu de tout bois avec les filières, notamment automobile - nous les voyons demain - et aéronautique.
Nous ne sommes pas invités à discuter de la relance d'une politique de grands travaux avec l'État. Je ne sais pas d'ailleurs s'il existe une cellule qui y travaille au sein de l'État. En revanche, nous travaillons sur le PIA 4, qui sera absolument fondamental en sortie de Covid. Nous travaillons aussi sur un plan de relance. Sur ce point, pour nous, la vraie actualité du moment, c'est le plan tourisme.
Madame Artigalas, BpiFrance propose un plan tourisme d'1,5 milliards d'euros, avec la Banque des territoires, soit 3 milliards d'euros au total. C'est une sorte de banque publique du tourisme, avec deux moitiés : l'une en charge des entrepreneurs - c'est Bpifrance, l'autre qui traite des foncières, des infrastructures et des murs - c'est la Banque des territoires. Nous travaillons tous les jours ensemble. Ce plan est sur la table du ministre et des professionnels. Les décisions seront prises au comité interministériel du tourisme du 14 mai. Ces 3 milliards s'ajoutent aux 3,5 milliards d'euros du PGE d'aujourd'hui, qui deviendront peut-être 5 milliards avec le temps. Ce plan sera ambitieux. Il s'articulera d'abord autour de prêts : le prêt tourisme, qui est notre prêt le plus long, à dix ans, avec deux ans de différé de remboursement, qui s'avère très utile pour les professions hôtelières - il sera mobilisé à hauteur de 500 millions d'euros, peut-être plus ; un prêt pour les entreprises du secteur événementiel - dit prêt dit « industries créatives », de l'ordre de 100 millions. S'y ajouteront environ 400 petits tickets en fonds propres investis directement - nous ferons donc beaucoup d'obligations convertibles distribuées par nos 52 agences régionales, au plus proche du terrain et dans un esprit de vélocité. Nous avons invité les conseils régionaux à investir dans le fonds d'obligations convertibles de Bpifrance.
Madame Loisier, le prêt industrie du futur « French Fab » a été arrêté, faute de dotations budgétaires. C'est dommage car il avait trouvé sa place et prouvé son efficacité en termes de déclenchement des investissements en numérisation des entreprises. Plus on numérise une entreprise, plus on la décarbone ! Nous essayons de convaincre l'État de doter Bpifrance pour que nous puissions relancer ces prêts « French Fab ».
Pour ce qui est des petites entreprises, nous lancerons, à la veille de l'été, les prêts « numérique » dits « France numérique », chantier historiquement lancé par M. Mahjoubi et aujourd'hui repris par Agnès Pannier-Runacher. Ils sont financés par une dotation européenne en provenance de la Banque européenne d'investissements et du Fonds européen d'investissements. Ce dispositif permet de faire de nombreux petits prêts « numérique » aux TPE et PME, distribués par les banques françaises et Bpifrance. Ce dispositif important arrive à point nommé. Il a mis du temps à être peaufiné en raison de nombreuses interrogations juridiques, notamment sur l'articulation de la garantie européenne et de la garantie nationale. Ce prêt FranceNum peut désormais être déployé.
Faut-il réactiver l'IR-PME pour mobiliser l'épargne privée vers les start-ups numériques ? Pour être franc, je n'en suis pas totalement convaincu ! Il existe aujourd'hui, dans les fonds de capital-risque français, de la « poudre sèche » - c'est-à-dire du capital prêt à être déployé - à hauteur de 13 milliards d'euros : il y a donc beaucoup d'argent dans les fonds aujourd'hui ! Il n'est pas nécessaire de monter des dispositifs fiscaux compliqués pour en rajouter. Les dispositifs fiscaux ont l'intérêt de donner l'impression aux citoyens qu'ils contribuent directement à un investissement. Mais en termes de volumétrie, cela n'est pas une nécessité du moment. J'en profite pour vous dire que Bpifrance avait prévu en avril une opération très importante qui a dû être reportée, et qui répond à votre préoccupation. Elle consiste à proposer aux Français d'investir dans le portefeuille de Bpifrance au travers d'un fonds que nous avons créé et que nous commercialiserons au détail auprès des Français, avec un ticket minimum de 5 000 euros. Ce fonds contiendra 3 000 PME et start-ups françaises. Pour 5 000 euros, un investisseur met donc 1,5 euro par entreprise, ce qui est peu risqué. Nous pensons lever 200 millions d'euros, que nous réinjecterons dans les PME. Cette opération a dû être reportée à une date encore indéterminée - peut-être l'automne ou le printemps 2021. Elle répond à votre souci de permettre aux Français d'investir dans des start-ups, et ce au travers d'un tiers de confiance très avisé. Nous le faisons sans avantage fiscal ! Un tel avantage était justifié par le fait qu'on demandait à des personnes physiques d'investir dans une ou deux entreprises, ce qui est très risqué. Quand on investit d'un coup dans 3 000 entreprises, cela n'est plus vraiment risqué, il n'y a donc plus besoin de carotte fiscale. Nous avons privilégié cette voie à celle de la réactivation de l'IR-PME.
Le FDES va évidemment intervenir pour des entreprises en difficulté au sens européen du terme, car il est conçu pour cela. Il sera particulièrement lié à la Médiation du crédit, aux Codefis et aux administrateurs judiciaires dans les départements.
Monsieur Daunis, oui, Bpifrance finance 90 à 95 fonds de capital-risque, donc ce faisant, de facto, nous imposons une charte de comportement. Nous sommes très attentifs à la manière dont nos clients de second rang - les start-ups - sont traités par les fonds de capital-risque que nous finançons. Il est certain qu'il y a eu des baisses de valorisation pour les levées en cours. Elles sont légitimes pour un grand nombre de cas puisque le monde a changé depuis le 15 mars. Ce n'est pas un comportement de prédation. S'il y a des comportements de prédation, n'hésitez pas à m'écrire.
Monsieur Moga, s'agissant des concours du programme 192, nous souhaitons qu'il soit intégré au PIA 4 et sanctuarisé dans la durée. Il nous a semblé, collectivement, avec les services du Premier ministre, que c'est la meilleure façon de sanctuariser ces concours. Ces travaux avancent.
Monsieur Labbé, il est certain que l'entrepreneur concerné aura du mal à revenir vers son banquier en demandant 100 000 euros de prêts après l'intervention de la médiation. Cela dit, tout est possible : la sortie de crise va s'écrire semaine par semaine, il n'est donc pas exclu que l'entreprise parvienne à convaincre son banquier. Si ce n'est pas le cas, elle pourra aller chercher un prêt Rebond de la région Bretagne. Elle pourra aussi tenter d'aller voir son Codéfi pour obtenir une avance remboursable du FDES, mais celui-ci est conçu pour les entreprises qui ont les besoins les plus critiques et n'ont pas pu recourir au PGE.
Madame Lamure, oui, on entend peu les start-ups. C'est plutôt une bonne nouvelle, et c'est parce qu'elles sont très bien traitées ! Elles ont reçu beaucoup de PGE innovation distribué par les banques et reçoivent beaucoup de PGE innovation distribué par Bpifrance. Nous avons créé un fonds French Tech Bridges permettant de sauver les levées de fonds importantes qui étaient en train d'échouer en mars et en avril, et sans lesquelles les entreprises concernées risquaient de mourir. Tous les autres instruments de Bpifrance fonctionnement pleinement : les instruments subventionnés du PIA, les avances remboursables du programme 192, le plan French Tech Seed... Enfin, il faut savoir que les start-ups avaient constitué des volants de liquidités importants : en moyenne, sur le portefeuille de Bpifrance, elles avaient douze mois de trésorerie d'avance. Tous nos efforts depuis des années se traduisent donc par une forte liquidité du monde de l'innovation français. Il n'est donc pas surprenant que les start-ups soient peu vocales car elles sont bien traitées.
S'agissant du programme « TPE-PME gagnantes à tous les coûts », nous avons signé un partenariat avec l'Ademe, et nous déploierons ce programme dans les 55 accélérateurs de Bpifrance à partir de septembre.
Madame Estrosi Sassone, dans les prochains mois, nous serons le grand banquier de la relance mais en mettant l'accent sur quelques secteurs : le plan tourisme, le plan automobile, le plan aéronautique, le plan climat, et le plan 1000 tickets - consistant en une injection méthodique et systématique de fonds propres et de quasi-fonds propres dans les PME françaises. Ces activités s'ajouteront à nos activités habituelles.
Enfin, dans le plan tourisme, il y a les initiatives de fonds propres. Bpifrance va créer trois fonds : le fonds France investissement tourisme, qui investira en capital, atteindra 300 millions d'euros ; un fonds en obligations convertibles avec environ 90 tickets entre 400 000 et 1 million d'euros par ticket ; et un fonds de petites obligations convertibles de 150 000 à 250 000 euros par ticket - c'est celui que j'évoquais tout à l'heure, pour lequel nous accueillerons très volontiers la participation des conseils régionaux afin de pouvoir faire des centaines de petits tickets d'obligations convertibles dans les territoires. L'ensemble de ces fonds devrait représenter 500 millions d'euros. La Caisse des dépôts devrait mettre de l'ordre de 700 millions d'euros. Ce qui représente une sorte de grand fonds de capital-investissement dans le tourisme supérieur au milliard d'euros. Des petites équipes spécialisées agiront concomitamment, il n'y aura pas une seule structure.
Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur le Directeur général, vous nous avez annoncé la possibilité pour les Français d'investir dans un fonds commercialisé par BPI. À un moment où nous allons devoir mobiliser l'épargne des Français, qui a augmenté durant la crise, c'est un dispositif très intéressant. Je regrette presque que l'objectif ne soit que de 200 millions d'euros ! Merci à vous et à l'ensemble de vos équipes.
La téléconférence est close à 10 h 15.
Mercredi 6 mai 2020
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La téléconférence est ouverte à 9 h 30.
Audition de M. Emmanuel Faber, président-directeur général de Danone (en téléconférence)
La réunion est ouverte à 9 heures 30.
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous accueillons aujourd'hui M. Faber, président-directeur général de Danone, et je crois que c'est la première fois que vous vous exprimez devant notre commission.
Nous inaugurons, aujourd'hui, une nouvelle phase de nos travaux, après une première phase très active, portant sur le suivi et le contrôle de l'action du Gouvernement, sur le terrain, département par département, secteur par secteur. Il s'agissait d'entamer un dialogue constructif avec le Gouvernement, dans cette crise inédite. Nous avons d'ailleurs apporté notre pierre, en précisant les champs d'habilitation et en alertant le Gouvernement sur certains points, à la construction des ordonnances et aux différents dispositifs qui ont été déployés.
Nous inaugurons aujourd'hui une phase plus prospective, afin de prendre du recul et de réfléchir à la sortie de crise ainsi qu'à ses enseignements. Cette réflexion porte sur les grandes tendances économiques que nous voyions apparaître avant la crise. Ces tendances ont-elles été confirmées, voire accélérées, la crise jouant un rôle de catalyseur, ou ont-elles plutôt été infirmées ? Vous nous ferez part de votre avis sur cette question.
Parmi les enjeux que nous pressentons, figure évidemment le défi de la résilience, avec des questions relatives à la transition écologique, que vous avez abordées dans une tribune signée avec 90 autres dirigeants d'entreprises. Cette question de la résilience recouvre des enjeux relatifs à la souveraineté économique ainsi qu'à la souveraineté sanitaire et à la souveraineté alimentaire.
Afin d'identifier ces évolutions, il nous a semblé important d'orienter nos travaux dans un sens plus prospectif et d'entendre des penseurs et des acteurs. Nous avons d'ailleurs été marqués par l'expression d'un de vos confrères, dirigeant d'Airbus, disant qu'il « ne faut pas gâcher une crise », c'est-à-dire ne pas perdre l'occasion d'apprendre.
C'est à ce titre que nous avons le plaisir de vous accueillir en tant que président-directeur général du Groupe Danone, immense acteur du monde agroalimentaire, avec 25 milliards d'euros de chiffre d'affaires dans le monde, fort de sa présence dans plusieurs pays. Danone est le premier groupe agroalimentaire français, mais la France n'est pas le premier marché du groupe.
Cela m'amène à une première question : comment votre groupe traverse-t-il cette crise, en France et dans le monde ? Quelles sont vos observations quant aux différences et aux similitudes entre les pays où votre groupe est présent ?
Une autre série de questions portera sur les enseignements à tirer de la crise, notamment pour notre économie agroalimentaire française. Dans votre secteur, l'approvisionnement représente un enjeu de souveraineté et de sécurité. La France semble avoir été résistante en la matière au long de cette crise. Néanmoins, sa dépendance aux importations agricoles s'est accrue depuis 2000 et pourrait fragiliser cette position, dans un contexte de concurrence parfois déloyale entre nos productions agricoles et celles que nous importons. Quelles inflexions notre politique agricole doit-elle dessiner pour demain ?
Un débat porte sur la relocalisation de certaines activités, ayant relancé des idées de délocalisation, de démondialisation, de relocalisation, voire de protectionnisme régional ou microrégional. Il semble toutefois qu'il ne faille pas transformer une légitime quête de souveraineté alimentaire en une fermeture hermétique aux échanges. Nous connaissons en effet l'importance du poids des exportations dans la politique économique de la France.
Enfin, en ce qui concerne les consommateurs, la crise a accéléré de nouveaux modes de consommation. Je pense à la reconstruction des marques, aux nouvelles formes de commerce, à l'attachement des consommateurs et des actionnaires à la responsabilité sociale et environnementale et, bien sûr, aux engagements environnementaux. Danone a toujours été en pointe sur ces sujets. Quels défis les entreprises devront-elles relever à cet égard ? Quelles nouvelles relations devront être dessinées entre consommateurs et fournisseurs ? Ce défi est essentiel à l'heure où l'image de l'industrie agroalimentaire est attaquée alors que cette industrie n'a jamais autant permis de nourrir les Français en quantité et en qualité.
Enfin, j'aurai quelques questions concernant le monde productif, auquel vous êtes profondément attaché. La crise a montré la nécessité de résilience des agriculteurs, ce qui impose de justement les rémunérer. Rencontrez-vous des difficultés pour traduire dans les faits les objectifs partagés lors des États généraux de l'alimentation ? Achetez-vous votre lait en tenant compte des coûts de production différenciés par bassin de production ? Une partie de vos achats se base sur les coûts réels de production et une autre sur la base des marchés spots. Il semblerait que la part de votre prix d'achat lié aux coûts de production ait contractuellement baissé. Est-ce le signe de difficultés à transformer dans les négociations en aval les hausses de prix nécessaires ? Ces considérations pourront-elles encore évoluer ?
Enfin, cette crise a montré la nécessité d'offrir aux Français des produits économiquement abordables.
En résumé, comment l'agriculture et l'industrie agroalimentaire peuvent-elles résoudre ces équations à tant d'inconnues ?
M. Emmanuel Faber, président-directeur général de Danone. - Merci pour votre accueil chaleureux. Je suis très honoré d'être auditionné par votre commission. Cette audition ressemblera sans doute plus à une discussion qu'à une grande conférence pleine de certitudes.
Merci d'ouvrir cet espace, fondamental pour ne pas se tromper de diagnostic ni de solution lorsque nous sortirons du confinement, et pour apprendre à vivre avec le Covid-19.
Nous sommes entrés dans cette crise avec l'obsession de poursuivre les approvisionnements alimentaires. Danone est fournisseur d'aliments nécessaires à la vie. Nutricia est par exemple le leader européen de la nutrition médicale par intraveineuse. Nous avons également de fortes positions en Chine avec nos marques. Pour prendre un autre exemple, seules deux solutions existent en matière d'alimentation infantile : le lait maternel ou les substituts. Pour ces produits, la rupture de la chaîne peut avoir de graves conséquences.
Nous avions donc l'impératif de continuer à approvisionner. Or, durant la crise, nous avons constaté que nous ne pourrions pas continuer à travailler si nos salariés n'étaient pas positionnés dans une situation de sécurité absolue. Nous avons donc pris des mesures barrières très claires, et parfois très en avance par rapport aux instructions gouvernementales, ce qui n'a pas toujours été facile. Nous avons souhaité que nos salariés se sentent en sécurité et avons décidé de garantir l'intégralité de nos 105 000 emplois et de nos salaires jusque la fin du mois de juin. Si Danone avait recours à des mesures gouvernementales (ce qui n'est pas le cas en France), nous compléterions ces mesures afin que la totalité des salaires de nos collaborateurs soient versés. L'effet de ces mesures a été très immédiat, avec une baisse rapide des taux d'absentéisme, au départ imposé par les quarantaines. Les sujets de garde d'enfants n'ont pas toujours été simples à résoudre, ainsi que la question du transport de nos salariés. En 15 jours, les situations sont rentrées dans l'ordre dans les différents pays dans lesquels nous sommes présents.
Nous avons en outre mis en oeuvre une facilité de trésorerie de 300 millions d'euros au total pour tout notre écosystème de 15 000 partenaires : distributeurs indépendants, éleveurs, petits fournisseurs, prestataires de services, etc. Nous avons également abondé de nouveau le fonds Danone pour l'écosystème, créé à l'occasion de la crise de 2008. Nous avions à cette époque demandé 100 millions d'euros à nos actionnaires, pour les investir dans le renforcement de la capacité des micro-acteurs. Nous avons donc doté de nouveau ce fonds de 20 % additionnels.
Nous avons connu des tensions sur nos approvisionnements, mais peu en ce qui concerne les ingrédients agricoles à proprement parler. Ces tensions ont par exemple porté sur le carton, les emballages, certains compléments alimentaires, des vitamines, le fer, l'iode, etc. Par exemple, deux importantes usines de cartons ont fermé dans le Grand-Est, pour des raisons de quarantaine, pendant plus de 15 jours. Dans le même temps, l'augmentation du recours au e-commerce a nécessité davantage de cartons.
Nous avons également connu des tensions sur les transports, en France, mais aussi aux États-Unis et en Italie. Nous utilisons beaucoup le rail et la SNCF, en particulier pour les eaux minérales. Or la réduction du fret nous a contraints à utiliser davantage le transport routier, alors que les capacités n'étaient pas toujours suffisantes.
Néanmoins, en France, nous n'avons vécu aucune difficulté majeure. Les sujets ont été difficiles au départ, mais il semble que nous soyons maintenant revenus à une situation normale.
Je vous propose d'en venir à présent à la question de l'économie. Nous communiquons chaque mois avec 300 millions de consommateurs dans le monde entier et travaillons avec de nombreux observatoires. En dehors des sujets strictement sanitaires, il semble que les comportements des économies présentent beaucoup plus de ressemblances que de différences, dont certaines sont souvent liées à l'impréparation ou à un consensus social, sanitaire et culturel.
Il ne faut pas se tromper de diagnostic. Cette crise est révélatrice de notre système. Ce sont les mêmes préceptes économiques qui guident nos décisions et celles des gouvernements depuis deux siècles, avec des conséquences aujourd'hui absolument essentielles. La réduction des habitats naturels et de la biodiversité, à cause de la déforestation liée aux activités humaines, la densité des villes et leur taille mettent en contact des systèmes qui évoluaient dans des écosystèmes équilibrés distanciés par des zones tampons. Or ces zones tampons n'existent plus aujourd'hui, notamment à cause de l'agriculture. Je milite ardemment pour la biodiversité cultivée, agricole, domestiquée et cultivée, au-delà de la biodiversité naturelle. Il est capital de prendre en compte cette notion dans nos solutions.
Ce virus a également emprunté nos moyens de transport. Il est devenu une pandémie car il a pris l'avion, le train, la voiture, le métro.
Cette crise peut être envisagée de deux façons. Je suis coprésident du Consumer Goods Forum, grande plateforme regroupant les 500 premières entreprises mondiales du secteur de la grande consommation, de l'alimentation et de la grande distribution. Je discute donc en permanence avec mes pairs et, au G7 de Biarritz l'année dernière, nous avons créé une alliance pour une croissance plus inclusive, regroupant une quarantaine de multinationales et leaders mondiaux de tous secteurs.
La première analyse de cette crise est mécanique. Cette crise est sanitaire. Pour des raisons sanitaires, nous avons plongé l'économie en coma artificiel, mais ce système d'anesthésie devra être retiré au bout d'un moment. Le patient se réveillera donc et poursuivra son activité. Il s'agit d'une vision très mécanique, sous-tendue par ce que l'on entend concernant l'épargne contrainte, qui traduit une réduction du PNB à rattraper.
La réalité me semble toutefois complètement différente. Ce sujet sanitaire va durer et nous allons opérer dans un système dans lequel l'offre et la demande seront sous contrainte, ce qui n'a jamais existé. Aujourd'hui, chez Danone, nos lignes ne tournent plus de la même façon. Certains canaux de distribution étant arrêtés (nos petits formats), d'autres sont exploités selon un système de suractivité. Les transports ne pourront plus fonctionner avec leurs capacités nominales, puisque, désormais, il faudra prévoir de la distanciation et des horaires aménagés. Cette distance se traduira mécaniquement par une contrainte de l'offre et une contrainte de la demande. De plus, dans un environnement manquant de sécurité après le déconfinement, il n'est pas certain que la consommation reparte en flèche immédiatement. La demande pourrait ainsi rester durablement contrainte par la situation sanitaire. De plus, des habitudes se sont prises en ce qui concerne le télétravail. De nouvelles formes de loisirs sont également apparues.
Les différents modèles macroéconomiques envisagés dans le monde entier se sont basés sur des hypothèses qui semblaient pessimistes. Plusieurs organismes économiques commencent à produire des chiffres. Avec un deuxième trimestre où l'activité est en chute de l'ordre de - 30 % à - 40 % par rapport à l'année précédente, le PNB devrait chuter d'au moins 10 % dans les 40 pays dans lesquels nous évoluons. Le troisième trimestre devrait donc être en amélioration par rapport au trimestre de confinement massif, de même que le quatrième. Cependant, l'année 2020 sera marquée par un fort recul de PNB. De même, l'année 2021 sera nettement inférieure au pic de 2019.
En termes de PNB par habitant, cette crise peut ainsi nous renvoyer 10, 15 ou 20 ans en arrière. Nous devrons sans doute assister à un intense désir de revenir au pic de 2019 aussi vite que possible, en s'affranchissant de toutes les contraintes possibles. Or c'est précisément ce qu'il ne faut pas faire. Il serait très dangereux que l'argent rare de l'État et, plus généralement, de l'Union européenne, soit utilisé pour des mesures qui ne fonctionneront pas. S'il s'agissait d'une simple crise de l'offre ou de la demande, les mesures économiques classiques qui ont fonctionné depuis 70 ans pourraient fonctionner, mais cela ne fonctionnera pas dans un cas comme le nôtre.
Au contraire, alors que nous connaîtrons un niveau de PNB équivalent à celui de 2010, il faut se repositionner en 2010, envisager l'avenir pour faire différemment et envisager une bifurcation pour que ce traumatisme ne survienne pas à nouveau. Il convient d'envisager une économie plus résiliente, et non plus « optimisée ». C'est très différent. Les économies optimisées ne sont pas résilientes. Cette nouvelle économie devra être fonctionnelle, dans de nombreux domaines. En 2010, l'économie de fonctionnalité devient une nécessité pour éviter la crise que nous connaissons. Une économie de fonctionnalité est une économie circulaire, une économie numérisée et plus inclusive que celle d'aujourd'hui.
Pour inventer cette économie résiliente au Covid-19 et à d'autres défis, nous devrons traiter deux sujets en même temps. Le Medef s'est fendu d'un courrier, avec plusieurs autres fédérations, à destination des ministères de tutelle, faisant état d'une nécessité de simplifier les contrats, pour des raisons d'offre et de demande. Il n'est pas possible de traiter de la même façon dans la crise les 300 grandes entreprises françaises, qui disposent de davantage de ressources en R&D, en innovation, en structures, en expertise, en capacité financière, pour enjamber cette crise et inventer l'économie de demain. Les 3,5 millions d'entrepreneurs indépendants risquent quant à eux de mettre la clé sous la porte s'ils ne bénéficient pas d'aides immédiates. Entre ces deux extrêmes naviguent 5 000 ETI et 150 000 PME. Il faut tenir compte de ce maillage. Il n'y a pas une seule économie : il faut faire les deux au même moment. Simplifier la vie au maximum de ceux pour qui c'est une question de survie ; faire en sorte de continuer à tendre les incitations données aux grandes entreprises pour qu'elles continuent à tirer l'économie de demain.
Je terminerai cette longue introduction en revenant à la question que vous posiez sur le nouveau modèle économique et alimentaire. Les modes de calcul qui érigent les indicateurs utilisés par nos gouvernements français et européens pour évaluer la performance de leurs politiques économiques ne sont pas suffisants pour construire l'économie résiliente dont nous avons besoin. L'utilisation du PNB par habitant comme l'indicateur décidant des niveaux de déficit, d'endettement, de contraintes, d'objectifs, etc., est très perfectible et pourrait être nocive si nous voulons inventer l'économie de demain. Les ressources naturelles ne comptent pour rien dans cet indicateur. Le rythme de notre croissance a également un impact sur le stock de ressources renouvelables, puisque nous ne laissons pas à ces ressources le temps de se renouveler. C'est le cas emblématique de la pêche. Les ressources halieutiques ont été divisées par 2, 5, 10, voire réduites à 0 parfois, en raison de la surpêche. Or ces éléments ne sont pas traduits dans le PNB.
Il me semble donc nécessaire de travailler sur d'autres indicateurs. Le PNB ne prend pas en compte la captation du carbone par les sols, qui est pourtant nécessaire. Nous avons la chance d'avoir une grande agriculture en France, secteur, qui, en Europe, émet autant de gaz à effet de serre que l'industrie. Mais sa capacité à capter du carbone est connue et doit être valorisée. Les incitations doivent être mises en place à l'échelle européenne, et pas seulement française, pour des questions d'équité. Cela sera nécessaire pour atteindre la souveraineté alimentaire en Europe, et donc en France. 60 % des protéines consommées en Europe sont importées de zones où la déforestation et les émissions de GES sont fortes. Nous devons donc protéger nos agricultures et assurer leur résilience en réinsérant davantage de carbone dans le sol.
Les rendements de blé ont commencé à baisser et cette baisse est amenée à se poursuivre, en raison du changement climatique et de la fréquence des événements climatiques extrêmes. La construction de la résilience est essentielle.
Pourtant, la vente de moins de pesticides, de moins d'intrants et de tracteurs différents risque de faire baisser le PNB, qui ne permet donc pas de prendre la réalité en compte. Les mécanismes de solidarité qui sont en train d'être mis en place n'apparaissent pas dans le PNB.
J'ai vécu en Algérie, en Chine, j'ai énormément voyagé en Asie, etc. Nous n'imaginons pas la résilience d'économies telles que celle du Bangladesh, qui repose à 70 % sur une économie informelle, échappant au PNB. Ces économies de cash, informelles, font également vivre le continent africain, alors qu'elles n'apparaissent pas dans les PNB. Ces systèmes locaux doivent être valorisés dans le modèle que nous entendons développer.
Merci de m'avoir offert ce temps d'expression.
M. Franck Montaugé. - Bonjour à tous. J'ai beaucoup aimé votre intervention, Monsieur le Président-directeur général, car vous posez la question de l'après-crise, dans toutes ses dimensions, notamment celle de la valeur que l'on doit accorder aux choses et au lien social, au-delà de l'économie.
Pour le domaine alimentaire, j'ai cru comprendre que vous prôniez une reconsidération des chaînes de valeur. Je partage cette idée, mais je voudrais savoir comment, dans cette chaîne de valeur alimentaire, vous envisageriez la revalorisation de l'amont, de la production, premier élément de cette chaîne. Le revenu de nos producteurs est crucial. Je ne souhaite pas d'économie administrée, mais il convient de mieux prendre en compte la valeur en amont de la chaîne de production.
Par ailleurs, j'ai travaillé au Sénat sur la question des indicateurs de richesse. Vous avez magnifiquement évoqué ce point, notamment concernant l'insuffisance du PIB. Cette question se pose également au niveau de la rémunération des agriculteurs. Êtes-vous favorable à la définition d'une prestation pour services environnementaux dans nos mécanismes agricoles européens, qui permettait de valoriser les modes de culture favorisant la captation du carbone dans les sols ?
Il existe différents systèmes d'indicateurs au-delà du PIB au niveau mondial : les objectifs de développement durable, l'initiative mieux-vivre de l'OCDE et les nouveaux indicateurs de richesse proposés par une députée écologiste en France. Ce sujet touche à l'une de nos missions de parlementaires : l'évaluation des politiques publiques. C'est pourquoi les indicateurs sont cruciaux dans le monde complexe dans lequel nous évoluons.
Mme Evelyne Renaud-Garabedian. - Merci, Monsieur le Président-directeur général, pour la clarté et la précision de votre exposé liminaire. Cependant, votre réalisme me fait un peu peur.
Pourriez-vous revenir sur la stratégie de Danone à l'international ? Ce groupe résiste bien à la crise actuelle, mais anticipez-vous des conséquences de cette crise sur votre développement ?
Vous avez par ailleurs noué un partenariat avec la Fintech C2FO, qui permet un paiement immédiat des factures de vos fournisseurs, sans passer par une banque. Pouvez-vous détailler cette solution de paiement ?
M. Laurent Duplomb. - Je suis sénateur du département de la Haute-Loire, qui produit 420 millions de litres de lait chaque année, dans un département de montagne où la population vit à l'altitude moyenne la plus élevée de France. Vous collectez du lait sur une partie de mon territoire, sur les plus hauts plateaux du Massif central, entre la Haute-Loire et l'Ardèche. Vous indiquez vouloir favoriser les zones tampons et la biodiversité, alors que les villes concentrent de plus en plus de gens et prennent de plus en plus de place. Vous indiquez que ces zones tampons devraient être une chance pour la sécurité de notre pays.
Or depuis quelques années, le groupe Danone cherche à supprimer sa part de collecte dans le département de la Haute-Loire. Pour mettre votre discours en conformité avec vos actes, pouvez-vous me confirmer l'engagement de Danone de continuer à collecter en Haute-Loire ? Puisque vous souhaitez favoriser les zones tampons, êtes-vous prêts à élargir votre collecte ?
Je souhaite vous inviter sur mon département. Si la biodiversité est représentée par le nombre d'arbres ou de haies en bordure de parcelles, il y a 50 ou 60 ans, elle était sans doute dix fois moins importante qu'aujourd'hui sur mon département. Monsieur le Président-directeur général, je vous invite chez moi en Haute-Loire, afin que vous vous rendiez compte de cette réalité.
M. Emmanuel Faber. - Tout d'abord, pour notre activité Produits laitiers frais, nous collectons 100 % de notre lait localement, autour de nos laiteries. C'est le cas en France, où nous collectons en moyenne dans un rayon de 50 kilomètres autour de nos cinq laiteries, dans des exploitations de 50 à 70 bêtes. C'est également le cas en Allemagne et dans tous nos grands pays. Nous sommes donc en contact de cet écosystème laitier.
En ce qui concerne nos prix, nos accords n'ont pas changé depuis 15 ans. Ces accords tiennent compte des coûts de production, de la marge sur l'alimentation et sont pluriannuels. Le recours aux marchés spots est infinitésimal dans nos achats. Depuis très longtemps, nous maintenons de très bonnes relations avec nos organisations de producteurs en France. Sur le marché spot, le lait est à 180 euros/tonne, ce qui est aberrant. Nous le payons pour notre part aux alentours de 360 euros/tonne.
Les écarts constatés sur les bassins laitiers sont liés aux différences de conditions d'exploitation. Les évolutions des volumes de collecte sont liées à l'évolution des marchés. Chaque Français consomme 25 à 27 kilogrammes par an de produits laitiers frais, ce qui fait de la France le deuxième pays consommateur de produits laitiers frais dans le monde. Danone a choisi de se focaliser sur ce métier et, par exemple, de ne pas faire de fromage, activité beaucoup plus consommatrice de lait. Nous ne nous diversifierons pas.
Ce positionnement a posé des questions de baisse de la collecte, que nous avons accompagnée, notamment avec notre programme Horizon 2015, qui a permis à certains chefs d'exploitation de prendre leur retraite, après que nous leur avons financé des trimestres complémentaires. Ces chefs d'exploitation ont ainsi pu passer la main à de jeunes agriculteurs, que nous avons aidés à s'installer. Nous avons donc accompagné la décrue de notre collecte dans certaines zones et avons fait le choix de la valorisation, pour payer un prix qui était très au-dessus du marché. D'autres marques ont choisi d'autres voies, ce qui a distordu le marché.
Pour répondre plus directement à votre question portant sur l'amont, je répète que nous ne payons pas le véritable coût de l'alimentation en France. La spirale déflationniste des 15 dernières années est suicidaire pour l'ensemble de la filière.
Pour la première fois, le 26 février 2020, Danone a publié un résultat net en intégrant la charge carbone que représente l'ensemble de ses émissions carbone dans le monde. Ce résultat net est ainsi deux fois inférieur au résultat net comptable calculé traditionnellement. Je m'exprimerai lors de l'assemblée générale de juin auprès de nos actionnaires, en leur disant que, si nous versons des dividendes au-delà de cette limite, cela signifie que nous leur versons de l'argent alors qu'ils n'ont pas assuré le futur de notre entreprise, reposant sur l'agriculture, elle-même reposant sur la décarbonation. Nous ne payons donc pas le véritable coût de l'alimentation. Nous avons habitué les Français à une alimentation de qualité, mais qui ne permet pas de faire vivre sur le long terme la filière qui les approvisionne.
Nous nous dirigeons donc nécessairement vers des réarbitrages. L'alimentation qui allait de soi par le passé, dans laquelle les consommateurs faisaient confiance aux grandes marques et à l'agriculture, est terminée. Les gens se rendent compte maintenant de l'enjeu de l'alimentation, comme nous le constatons d'ailleurs dans le monde entier au travers de cette crise. Nous devrons être en capacité de proposer des produits moins chers. Je constate que les gens font de plus en plus attention à leur alimentation et souhaitent des produits contrôlés et locaux. J'espère cependant que cette préférence pour le local ne sera pas exclusive, car cela entraînerait la fin des exportations agricoles. À l'échelle européenne, nous avons besoin d'une réponse coordonnée.
En ce qui concerne les indicateurs, je suis favorable à un mécanisme d'intervention carbone aux frontières de l'Europe, de sorte que les produits qui ne respectent pas les normes de biodiversité, de carbonation, etc., soient pénalisés. À l'inverse, nous devons être en capacité de construire une agriculture assurant la souveraineté des Européens, et donc de la France.
S'agissant du mécanisme de PSE (paiement pour services environnementaux), il peut être envisagé sous l'angle de la biodiversité. Effectivement, il n'y a pas eu autant de forêts en France depuis très longtemps. Mon propos portait cependant sur la biodiversité cultivée et domestiquée, chaînon manquant entre la biodiversité sauvage et le milieu urbain. Les États-Unis comptent environ 9 millions de vaches laitières, dont 93 % sont des Holstein. Des études menées par l'université de Pennsylvanie et s'appuyant sur la génétique de 60 000 bêtes ont permis ainsi de remonter à deux taureaux des années 1960 et 1970. Le niveau de sélection et de spécialisation est donc particulièrement élevé, ainsi que le niveau de consanguinité, qui se monte à 8 % ou 10 % aux États-Unis. Ces élevages très intensifs et concentrés semblent particulièrement risqués quant à la résistance du système alimentaire américain. Cette question de la biodiversité domestiquée et cultivée est essentielle. Les semences actuelles vont se retrouver face à des difficultés à l'aune des changements climatiques en cours. Il sera ainsi très difficile de cultiver du maïs dans 30 ans dans de nombreux endroits de France. Il faut donc trouver d'autres cultures, ou d'autres semences de maïs, pour produire de la biodiversité cultivée.
Chez Danone, nous avons fait le choix de nous baser sur les indicateurs du développement durable de l'ONU. C'est ainsi que nous pilotons notre Groupe aujourd'hui, avec ces 9 objectifs correspondant à ces indicateurs de développement durable. Pour sortir de cette crise et nous orienter vers cette économie, nous souhaitons atteindre ces objectifs non pas à horizon 2030, mais 2025.
Oui, cette crise va modifier notre stratégie. Depuis très longtemps, nous sommes guidés par la vision « Une planète, une santé ». Cette crise montre que nous ne pouvons pas tenir compte de la santé des humains sans tenir compte de la santé de la planète. L'alimentation doit redevenir fondamentalement une richesse locale. La biodiversité des cultures alimentaires est un facteur de sécurité alimentaire mondiale. Nous dépendons aujourd'hui d'une demi-douzaine de plantes au niveau mondial, couvrant 75 % des besoins des calories humaines. Cette situation est absurde. La standardisation optimise, mais n'est pas résiliente. Il faut donc repartir du local. S'alimenter, ce n'est pas uniquement se nourrir, mais c'est aussi de la culture. L'alimentation doit donc s'enraciner dans un environnement et une agriculture locale. Cette agriculture s'insère également sur un environnement adapté localement. Cette crise va nous amener à accélérer la localisation de nos prises de décision, la fabrication de nos recettes, etc., même si, aujourd'hui déjà, 95 % des produits Danone sont vendus dans les pays où ils sont fabriqués.
Je ne suis par ailleurs pas en mesure de répondre à votre question relative à la Fintech, car je ne connais pas suffisamment bien cette application. Il s'agissait cependant de favoriser des systèmes désintermédiés et rapides.
M. Alain Chatillon. - Merci, Monsieur le Président-directeur général. J'apprécie beaucoup votre intervention, notamment concernant l'environnement social.
Ces dernières années, la France était en plein développement au niveau agroalimentaire, mais cette courbe s'est infléchie depuis trois ou quatre ans.
Comment la reprise de l'agroalimentaire et de l'agriculture s'opèrera-t-elle dans un monde transformé ? Dans ce cadre, n'estimez-vous que nous devrions interdire l'entrée de produits qui ne sont pas règlementaires en France ? Ces produits sont souvent dangereux, alors qu'ils entrent sur le marché sans que personne ne s'en émeuve.
M. Martial Bourquin. - Merci, Monsieur le Président-directeur général, pour votre exposé de très grande qualité. Vous avez signé une lettre appelant à une relance verte pour l'économie européenne, afin que la réponse à la crise que nous traversons puisse aider la France et que nous puissions atteindre nos objectifs climatiques. Le secteur agroalimentaire a un rôle tout particulier à jouer dans cet effort, notamment dans la réduction du suremballage, la préférence aux circuits courts et la lutte contre le gaspillage. Quels seraient selon vous les outils indicatifs concrets qui permettraient de progresser sur ces différents points ? Quels types d'investissements sont nécessaires ? La commande publique a certainement un grand rôle à jouer, notamment dans la restauration collective.
Je suis très heureux qu'un grand décideur tel que vous preniez une position pour une véritable cause verte de l'économie.
Mme Valérie Létard. - Merci, Monsieur le Président-directeur général, pour cette présentation qui nous montre combien la tâche est immense et combien il est important de se saisir de l'opportunité de la relance de notre économie. Nous sommes à la croisée des chemins et c'est maintenant qu'il faut se poser les vraies questions.
Pendant la crise que nous traversons, l'industrie agroalimentaire a été reconnue comme activité essentielle à la Nation par le ministre de l'Économie. La production, la transformation et la distribution de produits agricoles avaient été reconnues comme activités stratégiques, avec la possibilité pour l'État français de filtrer les investissements étrangers. Que pensez-vous de cette évolution ? Avez-vous déjà ressenti les effets de cette protection supplémentaire ? Votre industrie fait-elle face à un risque de prédation de la part des puissances étrangères ?
Alors qu'il est beaucoup question de relocalisation, dans le secteur alimentaire et agroalimentaire, la France est active de bout en bout. Comment préserver cet atout industriel implanté dans nos territoires ? Danone est présent dans 25 pays du monde, ce qui peut sembler paradoxal. Nous assistons en effet à un besoin de relocalisation dans une société mondialisée. Quel est votre point de vue sur ces sujets ?
M. Daniel Gremillet. - Monsieur le Président-directeur général, vous avez raison, les pandémies à travers le monde vont au rythme de nos sociétés. Le doryphore était venu par bateau et le Covid-19 est arrivé par avion.
Selon vous, allons-nous assister à une redistribution de la présence humaine sur nos territoires, avec davantage de personnes en milieu rural ? La distribution pourrait-elle être organisée différemment ?
La crise actuelle soulève de nombreuses questions. Vous avez évoqué un prix rémunérateur, considérant que le prix de l'alimentation ne reflétait pas son véritable coût en France. Néanmoins, après trois semaines de situation difficile, nous constatons que ce sont les produits aux prix les plus bas qui sont achetés en priorité, notamment parce que les ressources des ménages baissent. Cette crise devrait ainsi entraîner un effet durable sur notre économie et notre pouvoir d'achat. C'est une équation difficile à résoudre.
J'ai beaucoup apprécié votre exemple des États-Unis, relativement à la race bovine Holstein. La France est le pays du monde comptant la plus grande diversité raciale bovine et caprine. Il s'agit d'un patrimoine génétique fabuleux, auparavant financé par les pouvoirs publics et les paysans, alors qu'il l'est aujourd'hui uniquement par les paysans. Comment conserver cette sécurité et cette biodiversité à des fins alimentaires dans cette situation ?
Concernant le carbone, ne craignez-vous pas que nous nous exposions à un échec ? Le débat français relatif à la relocalisation fait en effet suite à un échec des politiques sociales environnementales françaises et européennes. Je voudrais vous entendre sur la stratégie européenne qui permettra de ne pas se retrouver dans ce constat d'échec.
La souveraineté alimentaire est essentielle. Pour être un bon paysan, il ne faut pas balayer le grenier pour donner à manger à ses vaches le dernier jour de l'année, mais il faut une capacité de stockage.
M. Emmanuel Faber. - Ces questions sont passionnantes.
Cher Alain, en effet, il faut absolument que la DGCCRF fasse son travail. Des sanctions et des audits sont prévus. Ils doivent donc être appliqués, à plus forte raison dans la présente situation.
J'ai signé une lettre sur la relance verte et l'Union européenne est en train de se doter avec le green deal d'un dispositif qui va lui permettre de prendre en compte le schéma carbone de l'agriculture. Nous discutons avec le commissaire à l'agriculture, le marché intérieur, etc. de l'intérêt de mettre en place un dispositif d'intervention carbone aux frontières de l'Union Européenne.
Effectivement, la capacité de stockage est fondamentale. De ce point de vue, la coordination entre la France et l'Europe a très bien fonctionné pendant cette crise, puisque l'aide au stockage privé a été déclenchée par l'Union européenne voici une dizaine de jours pour de nombreux produits agricoles, comme les pommes de terre, le lait, la poudre de lait, etc.
En ce qui concerne la réduction des emballages, il ne faut pas ralentir. Chez le consommateur, le suremballage est perçu comme une nuisance, puisqu'il consiste en des opérations de tri supplémentaires. Il n'en demeure pas moins qu'il assure une forme de sécurité alimentaire en évitant la dégradation et le gaspillage des produits sur les palettes. Il faut que la législation continue à aller dans le bon sens. Je voudrais profiter de cette tribune que vous m'offrez pour dire que je regrette que le système de consigne des bouteilles en plastique en France ne soit pas au rendez-vous des engagements de la France ni du souhait des Français (88 % d'entre eux sont favorables à la consigne). Il s'agit là d'un rendez-vous manqué et je vous invite à saisir la prochaine possibilité en la matière, car la consigne est fondamentale.
De même, il ne faut surtout pas interdire les emballages biosourcés. Pour l'heure, il n'y a pas de filière en la matière, du fait de l'absence de recherche. Si nous commençons à favoriser la recherche dans ce domaine, une filière existera sous dix ans. Il s'agira même là de la filière du futur, qui permettra de sortir du fossile. Chez Danone, nous avons même pris l'engagement de ne plus utiliser de polystyrène pour nos pots de yaourt sous cinq ans. Pour travailler sur le recyclage de nos bouteilles, nous avons besoin de la consigne. La France vient de rater une opportunité dans ce domaine. Aucun pays sans consigne n'a atteint 90 % de taux de recyclage. Un malentendu a été entretenu en France relativement au coût de la mise en place de cette disposition, mais nous savons parfaitement financer les 150 à 200 millions d'euros de manque à gagner des collectivités locales liés à la mise en place de la consigne.
Je suis très favorable aux circuits courts, qui sont l'un des éléments de résilience de notre modèle. En France, il existe des programmes alimentaires territoriaux, excellents outils, mais insuffisamment utilisés, qui permettent de décider collectivement de la stratégie alimentaire d'un territoire. Ces programmes donnent un cadre qui permet une action collective. Il est donc possible de modifier les règles de sécurité alimentaire. La résilience correspond ainsi à la gestion du risque. Le circuit court fait en effet prendre davantage de risque en matière de sécurité alimentaire mais favorise des modes de production traditionnels et artisanaux.
Effectivement, l'activité agroalimentaire a été caractérisée comme essentielle. Le Gouvernement fournit un travail remarquable. La filière s'est particulièrement bien coordonnée à la grande distribution, aux syndicats agricoles et aux industriels, avec des contacts quotidiens avec le ministre de l'agriculture et le ministre de l'économie pendant les trois premières semaines de la crise. Aujourd'hui, nous avons le sentiment d'être soutenus et entendus dans les aménagements qu'il a fallu effectuer pour nous adapter à la situation.
Concernant le risque de prédation, je suis mal placé pour en parler. Danone est présent dans une quarantaine de pays. En Indonésie, nous avons deux grandes marques, l'une dans l'alimentation infantile et l'autre dans l'eau. Toutes deux sont présentes dans ce pays depuis 50 ans pour l'une et 70 ans pour l'autre. Il s'agit de marques indonésiennes, avec des équipes indonésiennes. D'une façon générale, nous travaillons ainsi avec des équipes locales. La question de la prédation pose celle de la forme d'économie que nous construisons. Nous avons la volonté d'être une entreprise à mission et il me semble fondamental de réécrire le logiciel de l'économie en France en Europe pour inscrire la responsabilité sociale, sociétale et environnementale au coeur de l'économie. C'est d'ailleurs le cas avec la loi PACTE. Dans ce contexte, la question de la prédation se pose beaucoup moins. En Indonésie, sommes-nous prédateurs de la marque avec laquelle nous travaillons depuis des décennies ? Je ne le crois pas. Ces sujets posent la question du type d'acteurs que nous accueillons en France. Il est en effet possible que les acteurs internationaux favorisent une certaine forme d'unification et de dialogue dans un monde qui se fragmente.
Monsieur Gremillet a raison de souligner la diversité raciale des animaux en France. La Holstein représente 70 % du cheptel, mais, depuis plusieurs années, les autres races sont de nouveau en croissance, notamment en Haute-Normandie, du fait d'une initiative de la Région.
Il est sans doute encore trop tôt pour l'affirmer, mais nous devrions effectivement assister à l'émergence de nouveaux comportements, y compris issus de la néo-ruralité. Des zones urbaines devraient s'en trouver déconcentrées, ce qui devra s'accompagner d'une réorganisation de la distribution et d'autres services.
Il est suicidaire pour la filière de rechercher les prix les plus bas. Nous avons été les pilotes du système Nutriscore, qui se marie mal avec cette recherche. Danone s'est donné pour mission de proposer une alimentation construisant la santé dans le temps, ce qui, nécessairement, représente un coût. Même pour les ménages les plus modestes, nous nous dirigeons vers un réaménagement des arbitrages budgétaires. L'État doit jouer un rôle incitatif sur ce sujet, notamment en agissant sur le plan règlementaire. Nous devrons nous demander si nous avons besoin d'un smartphone hyper perfectionné et fabriqué en Chine ou si nous voulons mieux manger, en valorisant le rôle de la chaîne alimentaire. Il me semble d'ailleurs que la crise actuelle aura contribué à revaloriser ce rôle dans l'imaginaire collectif des Français.
Sur le contrôle des prix, la DGCCRF doit faire son travail. La recherche du prix le plus bas ne doit pas se traduire par de la sous-valorisation alimentaire.
M. Franck Menonville. - Merci pour vos propos, Monsieur le Président-directeur général, et la modernité de votre vision. Vous avez évoqué la refonte du logiciel économique, au sein duquel compte la grande distribution, qui domine en France depuis de nombreuses années, avec une forte concentration des centrales d'achats. Nous constatons également l'émergence du e-commerce. Vous avez évoqué l'évolution du comportement des consommateurs. Comment analysez-vous l'évolution de la distribution ? Quelle est votre stratégie pour accompagner cette évolution ?
M. Joël Labbé. - Bonjour à tous. Je m'en serais voulu de ne pas assister à cette audition. Il est en effet particulièrement rare d'entendre des propos aussi révolutionnaires de la part d'un dirigeant de multinationale. Nous avons besoin de tirer les leçons de la crise actuelle, qui est révélatrice.
Comme vous l'avez dit, l'agriculture doit utiliser moins de pesticides, moins d'intrants, moins de gros matériels. Comment prendre cette situation en compte ? C'est ainsi que nous connaîtrons le véritable coût de l'alimentation, tenant compte de la biodiversité cultivée, mais aussi sauvage.
Quel est votre point de vue sur les systèmes de polyculture élevage, en lien avec la relocalisation ? Que pensez-vous des accords de libre-échange bilatéraux ?
M. Roland Courteau. - Bonjour, Monsieur le Président-directeur général. J'ai apprécié le passage de votre intervention concernant l'indicateur PNB qui ne rend pas compte de la réalité. La captation du carbone dans les sols est un sujet essentiel, sur lequel j'ai travaillé dans le cadre de l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Ce sujet entretient un rapport majeur avec la lutte contre le changement climatique, puisque l'augmentation du stockage du carbone dans les sols contrebalancerait les émissions de GES.
Comme vous l'avez dit, nous devons assurer notre souveraineté et notre sécurité alimentaire et in fine nourrir les 9 milliards d'habitants que comptera la planète.
J'ajoute à l'intervention de Franck Montaugé qu'en lien avec l'INRAE, nous avons calculé qu'étant donné le potentiel de stockage du carbone en Europe (environ 115 millions de tonnes par an), il serait possible de rémunérer les agriculteurs européens à hauteur de 30 à 35 euros la tonne de carbone enfouie. Cette mesure représenterait 6 % du budget de la PAC. Ainsi, les rendements seraient accrus et la sécurité alimentaire assurée, mais les agriculteurs percevraient un complément de rémunération et les émissions de GES seraient contrebalancées.
Il serait en outre opportun de stopper l'artificialisation des sols.
Merci, Monsieur le Président-directeur général, d'avoir insisté sur ce sujet, alors que cette initiative « 4 pour 1 000 », lancée en 2015, est internationale.
M. Michel Raison. - Je souhaitais faire une remarque concernant l'agriculture française. Monsieur le Président-directeur général, vous êtes très écouté et reconnu. Je vous saurais gré de ne pas assimiler les méthodes excessives d'un certain nombre de pays à celles de l'agriculture française. Nous souffrons beaucoup de ces assimilations inopportunes.
Je souhaiterais également vous poser une question. Effectivement, nous devons nous doter de davantage de biodiversité cultivée et proposer des prix du lait plus élevés. Cependant, n'y a-t-il pas une contradiction avec votre spécialisation dans le produit frais ? Pour diversifier l'agriculture, il ne faudrait pas produire que des yaourts. Cette spécialisation dans des produits à valeur ajoutée élevée ne constitue-t-elle pas une contradiction avec votre volonté affichée de changer les méthodes de diversification et de relocalisation ?
M. Marc Daunis. - Merci, Monsieur le Président-directeur général, pour la qualité de cet entretien.
Je partage profondément votre intervention sur la biodiversité cultivée, d'autant que nos mécanismes de normes l'ignorent et privilégient la protection des espèces. Je suis intéressé par une note sur vos réflexions en la matière et les actions que vous menez, en France et à travers le monde.
En 2015, la population mondiale avoisinera les 9,7 milliards d'habitants. Dans cette perspective, une étude de la FAO préconise d'augmenter la production mondiale agricole de 50 %, sans production supplémentaire de gaz à effet de serre. Même si on sait que le gaspillage est évalué à 30 % de cette production, ne pensez-vous pas que ces deux injonctions sont orthogonales ? Comment considérez-vous cet objectif, en lien avec la relocalisation, la lutte contre l'artificialisation des sols, la permaculture, etc. ?
M. Henri Cabanel. - Merci, Monsieur le Président-directeur général, de votre vision très intéressante. Je rejoins l'intervention de Monsieur Montaugé concernant la rétribution des services environnementaux. Nous avions d'ailleurs organisé un débat au sein du Sénat sur ce sujet.
Vous avez fait état de votre volonté de changer de modèle agricole. De nombreux agriculteurs français souffrent aujourd'hui, car ils ne sont pas rémunérés à leur juste valeur, ce qui pousse certains d'entre eux au suicide.
La PAC se traduit par de nombreux échecs. Faut-il changer de cap pour cette PAC, dans la mesure où le budget proposé pour la prochaine programmation risque de fortement diminuer ? Ne devrions-nous pas nous orienter vers une agriculture plus vertueuse et plus respectueuse de l'environnement ?
M. Emmanuel Faber. - Merci pour ces questions.
Danone travaille en permanence à son adaptation à la grande distribution et au e-commerce, notamment dans le format de nos produits, qui répond à ces différentes exigences. Les formats d'hypermarché perdureront sans doute durablement, avec un rôle différent entre les zones semi-rurales et les zones urbaines. Dans les premières, ils continueront sans doute de jouer un rôle moteur. Nous nous dirigeons également peut-être vers des réseaux de plus grande proximité. De plus, la livraison à domicile, quelle que soit sa forme, devrait voir son importance augmenter.
Nous nous adaptons donc à ces mouvements, par nos formats, nos modes de communication, les applications que nous développons, etc.
Je reste très en lien avec l'agriculture paysanne, en France bien sûr, mais aussi en Inde et en Afrique. Je suis persuadé que ce modèle est l'un des modèles de demain. Il faut ainsi renouer avec une agriculture qui soit plus qu'une agriculture de subsistance, qui soit autonome et, si possible, indépendante. La polyculture répond à ces enjeux. Je constate ainsi partout dans le monde que, sans élevage ni polyculture, il n'y a pas de survie de l'agriculture familiale. Il convient donc d'ancrer ce modèle au coeur du modèle européen pour le futur.
Au sujet des pollinisateurs, la European Crop Protection Association a fait en sorte de repousser les révisions des tests sur les néonicotinoïdes à 2021, ce qui est très grave. Il faut faire en sorte que ces tests soient appliqués à cet horizon.
Les accords de libre-échange bilatéraux sont très complexes. L'OMC pourrait reconnaître l'intégration du carbone, la biodiversité ou le caractère régénérateur de l'agriculture comme condition au sein d'accords bilatéraux, ce qui n'était pas possible il y a 20 ans. La conditionnalité est nécessaire, comme nous avons voulu le proposer dans l'accord Union européenne/Mercosur.
En ce qui concerne l'initiative « 4 pour 1 000 », je la soutiens sans réserve. Je ne manque pas une occasion d'en faire la promotion. Nous en sommes participants et moteurs.
Effectivement, il ne faut pas assimiler l'agriculture française à des pratiques que nous pouvons observer dans d'autres pays. J'essaie de faire la part des choses à ce titre.
La question de la spécialisation est intéressante. Selon moi, lorsqu'un éleveur dépend entièrement d'un contrat pluriannuel selon lequel une seule entreprise garantit 100 % de ce contrat, je ne suis pas certain qu'il travaille à sa résilience ou à son autonomie. La diversification du portefeuille de clients me semble ainsi très importante. L'autonomisation des territoires au travers de la valorisation de la production agricole sur le territoire même me semble très importante, en complément de modèles tel que celui de Danone, qui demeure industrialisé. Je répète également l'importance des programmes alimentaires territoriaux, qui peuvent englober ce type d'approches.
Pour revenir à la question de Monsieur le Sénateur Daunis, je demanderai à mon équipe de vous transmettre un document. L'année dernière, devant l'ONU, j'ai lancé une coalition relative à la biodiversité rassemblant 20 des plus grandes entreprises alimentaires et textiles concernant la biodiversité cultivée. Ces entreprises se sont engagées en faveur de la biodiversité, car elles ont conscience que, de plus en plus, l'importance de la biodiversité se pose dans les chaînes agricoles situées à l'amont. De plus, en demandant du local, comme c'est le cas dans le monde entier, les consommateurs demandent de la biodiversité.
Au sujet de la FAO et des besoins de nourrir 9 milliards de personnes, la lutte contre le gaspillage alimentaire sera centrale. Nous ne parviendrons sans doute pas à l'anéantir, mais nous pouvons accomplir d'énormes progrès dans ce domaine. Nous avons d'ailleurs inscrit ces objectifs dans la biodiversité.
Il faut mettre en place un modèle de vases communicants. Désormais, les grandes villes africaines, qui étaient auparavant très dépendantes d'importations, reposent pour plus de la moitié d'entre elles sur des agricultures de maraîchage, dans des rayons de 50 à 150 km autour d'elles. Il s'agit là d'une forme de résilience, car ces agricultures locales sont les seules qui permettront de répondre aux besoins de ces populations. Ce ne sont pas les multinationales qui nourriront 9 milliards de personnes. Ces dernières doivent en effet acquérir leur souveraineté alimentaire, ce qui passe par une souveraineté agricole locale la plupart du temps. Pour ce faire, il faut accepter que la trajectoire carbone augmente en Afrique, en Inde, au Bangladesh, etc. En Europe, nous avons de notre côté la responsabilité de diviser par deux les émissions carbone de notre agriculture.
Je vous invite à lire le rapport publié par un think tank français à la fin de l'année 2018 concernant la souveraineté alimentaire en Europe. Ce rapport décrit un modèle dans lequel l'élevage se poursuit, mais de meilleure qualité. Les coûts de santé sont réduits, ce qui permet d'investir dans la transition agricole.
Je voudrais vous dire une dernière chose : cette invention d'une autre économie, pour qu'elle soit acceptable en démocratie, doit passer par une compréhension du futur de leur emploi par tous nos concitoyens. Il est évident que la crise qui s'annonce va abîmer les acquis sociaux et qu'il va falloir faire des arbitrages. Il faut un programme qui permette d'enjamber le court terme pour inventer demain. C'est à cela que l'argent de l'État doit servir en ce moment, en plus de la survie des micro-acteurs, qui en ont vraiment besoin. Il faut inventer les emplois de l'après-demain. Chez Danone, pendant cette période de chômage partiel, nous avons par exemple fait le choix de poursuivre la formation, pour que nos collaborateurs sortent de cette période avec des compétences additionnelles, qui construiront leur employabilité au sein de l'entreprise. Cette question de la formation et de la préparation aux emplois de demain est critique.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci, Monsieur le Président, pour cet échange de très grande qualité. Vous avez fait allusion à la consigne plastique et nous pourrions rediscuter de ce point d'une façon plus technique. Vous avez également parlé de l'équilibre à trouver entre résilience et optimisation.
Un autre chantier important a trait à la reconnaissance des indicateurs, comme la captation carbone, dans notre stratégie économique européenne. Nous devrons aussi résoudre quelques contradictions, dans nos politiques publiques ou privées.
Merci pour cette première étape, qui ouvre la voie à une réflexion importante.
En raison de l'heure avancée, je vous propose de ne pas aborder le deuxième point de notre ordre du jour, que nous pourrons traiter à un autre moment.
La réunion est close à 11 h 40.