Lundi 4 mai 2020

- Présidence de Mme Annick Billon -

Audition de Maître Isabelle Steyer, avocate, sur les conséquences du confinement et l'accompagnement du déconfinement

Mme Annick Billon, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons ce matin nos réunions sur les conséquences de la crise sanitaire sur les violences intrafamiliales, thème central de nos travaux depuis le début du confinement.

Nous entendons aujourd'hui Maître Isabelle Steyer, avocate spécialisée dans la défense des victimes de violences conjugales. Notre délégation, chère Maître, connaît bien votre engagement puisque vous êtes l'une de nos fidèles interlocutrices.

Nous avons suivi votre combat pour que la responsabilité de l'État soit reconnue dans le cadre d'une affaire de féminicide remontant à 2014 et mettant en cause la réactivité des forces de police. Nous comptons sur vous pour nous éclairer sur ce dossier. Pensez-vous que six ans après les faits, les choses aient évolué dans le bon sens, en ce qui concerne plus particulièrement la formation et la sensibilisation des forces de police ? Avez-vous connaissance de cas comparables, qui pourraient conduire à l'avenir à d'autres condamnations de l'État ?

Parallèlement à cet éclairage très attendu, nous attachons beaucoup d'importance à votre point de vue sur la situation des victimes depuis le début du confinement, dans ce « huis clos familial » qui peut être propice aux violences. Nous avons pris connaissance du témoignage publié dans le journal Le Parisien du 29 mars sur les « ruses » que vous êtes obligée de déployer pour que vos clientes puissent vous contacter.

Comment évaluez-vous les différents outils mis à la disposition de ces femmes : 3919, pharmacies, centres commerciaux ?

Comment anticipez-vous la situation à partir de la semaine prochaine ? Doit-on s'attendre à une remontée très forte des plaintes ? La justice sera-t-elle capable d'absorber ces nouveaux cas après quasiment deux mois d'interruption ?

Plus particulièrement, comment s'est déroulé, depuis le début du confinement, le suivi des victimes ayant reçu un Téléphone grave danger (TGD) ou concernées par une ordonnance de protection (OP) ?

Maître, nous vous écoutons avec beaucoup d'intérêt, puis nous vous poserons quelques questions.

Maître Isabelle Steyer, avocate. - Madame la présidente, je remercie la délégation de m'avoir invitée à cet échange. Je vous propose d'organiser cet entretien en trois points qui déclinent les axes du jugement rendu contre l'État, car l'affaire de Grande-Synthe1(*) est symbolique de ce que vivent les femmes qui vont porter plainte :

- la disqualification judiciaire des violences faites aux femmes ;

- le dépôt des plaintes ;

- le suivi et l'instruction des plaintes, notamment en cas de féminicide.

Tous les dysfonctionnements de la police et de la justice ont été relevés dans cette affaire : c'est peut-être la raison pour laquelle l'État a été condamné, sur le fondement de l'article 141 du code de l'organisation judiciaire qui prévoit l'obligation pour l'État de « réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice ».

Je vais commenter cette affaire à la lumière de la situation de confinement que nous vivons actuellement.

La victime est allée déposer plainte alors qu'elle venait de faire l'objet d'une tentative d'homicide. Il s'agissait d'une tentative de meurtre par strangulation : elle en portait la marque sur le cou. Elle avait été tirée par les cheveux sur deux étages ! Elle portait également sur le corps les marques des coups qu'elle avait subis ainsi que des traces de coups antérieurs.

La plainte pour tentative de meurtre a été disqualifiée et requalifiée en plainte pour violences conjugales. Cela m'a amenée à réfléchir sur l'une des problématiques évoquées lors du Grenelle de lutte contre les violences faites aux femmes, à savoir les critères de gravité qui doivent être retenus lorsqu'une femme vient déposer plainte. Or dans ce dossier, particulièrement, tout était clair : « il m'a étranglée, m'a prise par les pieds, m'a fait descendre par les escaliers, m'a mis des coups de pieds, et il m'a dit :« je me tuerai, mais je te tuerai avant» ».

J'ai reçu très récemment un appel téléphonique d'une femme qui me disait : « j'ai été battue, j'ai un oeil au beurre noir, je vois mal de cet oeil. Les services de police sont intervenus, ils m'ont demandé de partir de mon domicile. Je me suis réfugiée chez mes parents ». Cette victime n'a pas pu déposer plainte car le commissariat dont dépendait son quartier était fermé pour cause de confinement. Elle aurait dû se déplacer dans un autre arrondissement, ce qu'elle n'a pas fait, il n'y donc pas eu de dépôt de plainte.

Il faut impérativement éviter les disqualifications. Si, dans l'affaire de Grande-Synthe, les atteintes à la tête et sur une partie vitale du corps avaient été prises en compte, une instruction criminelle aurait été ouverte. On constate, dans ce type de plainte, une absence de considération, que nous dénonçons régulièrement, pour le risque vital encouru par la victime.

Dans la même logique, il faut que les services de police fassent preuve de réactivité en temps réel : il faut, lors d'une intervention, enregistrer la plainte, même brièvement, et inciter la victime à confirmer sa plainte au commissariat. Le policier qui intervient peut faire le lien avec celui qui accueillera ensuite la victime. On le voit, en 2014 comme en 2020, la disqualification des faits persiste ainsi qu'une absence de prise en compte, en temps réel, de leur gravité.

Il est nécessaire que les tentatives de meurtre ne soient pas requalifiées en violences simples. Notre législation est excellente, mais ce qui nous fait défaut, c'est l'aptitude des différents dispositifs à établir des liens les uns avec les autres : entre le commissariat et le procureur de la République, le juge de la liberté et des détentions, le juge aux affaires familiales, le policier en intervention, celui qui va recueillir ensuite la plainte, et le procureur de la République de permanence. L'impression d'ensemble est celle d'un « camaïeu » de dispositifs qui ne communiquent pas.

Ma proposition est la suivante : comme il existe un procureur de la République spécialisé en matière de terrorisme, il faudrait qu'il existe un procureur de la République spécialisé dans les affaires de violences conjugales. Il me semble nécessaire également qu'un juge aux affaires familiales soit présent, non pas comme c'est le cas actuellement à Paris où la permanence a lieu tous les matins, mais également le week-end, comme nous avons une permanence assurée par un procureur et un juge des libertés et de la détention. Je plaide donc pour un guichet spécialisé dans les violences conjugales et pour sa disponibilité permanente.

Les violences, on le sait, se produisent principalement le week-end, moment pendant lequel le couple est constamment ensemble - c'est finalement un « mini confinement ». De plus, on sait que l'alcool vient parfois s'inviter.... La femme, « confinée » avec son conjoint, ne peut pas s'échapper au motif du travail ; c'est aussi le cas pour les enfants quand l'école est fermée...

L'ouverture de nouveaux lieux de recueil de la parole pendant cette crise sanitaire est intéressante (il faut toutefois rappeler que, pendant cette période particulière, le 3919 est ouvert et qu'il fonctionne). Dans les pharmacies, une femme victime se confiera d'autant plus facilement qu'elle aura affaire à un professionnel de la santé. La pharmacie permet un accueil moins « direct » que le commissariat, c'est un lieu qui va lui permettre de parler sans nécessairement se poser la question du dépôt de plainte. Les victimes sont en effet fréquemment dans cette ambiguïté : je veux dire ce que je subis, mais je ne veux pas déposer plainte. Cette plainte est pourtant indispensable pour déclencher une procédure et pour que la victime soit protégée...

Dans les pharmacies, les femmes peuvent donc se confier à un tiers qui va pouvoir appeler les services de police, témoigner du recueil des propos de la victime, et inviter les services de police à intervenir. Mais il peut aussi être le témoin de l'inaction des services de police - c'est sur ce chef d'accusation, je le rappelle, que l'État a été lourdement condamné dans l'affaire de Grande-Synthe. Ces nouveaux lieux de recueils de la parole des victimes - pharmacies, centres commerciaux - sont destinés à les aider ; ils pourront également permettre d'apporter des preuves de dysfonctionnement éventuel des services de police.

Les pré-plaintes par SMS ou par Internet sont aussi de réelles avancées, elles donnent la possibilité aux victimes, qui peuvent difficilement s'exprimer en présence de leur agresseur, de se signaler dès lors qu'elles disposent d'un moment d'intimité : la salle de bains par exemple, ou les parties communes de l'immeuble. Mais encore faut-il que l'agresseur ne leur ait pas confisqué leur téléphone portable, ce qui est très souvent le cas : l'homme violent s'attache à supprimer toute possibilité de communication autonome pour sa victime.

Je ne voudrais pas, cependant, que ces nouveaux dispositifs, malgré les progrès qu'ils représentent, viennent occulter le rôle de l'autorité qui doit intervenir, à savoir le service de police. Pour qu'il y ait une intervention, il faut que la femme se présente au commissariat, dépose une plainte, et qu'il y ait une réponse en temps réel. Aujourd'hui, on dit aux femmes : « vous porterez plainte après le confinement ». Mais si le dépôt de plainte a lieu trop longtemps après les faits, les traces en sont moins visibles et le désir de déposer plainte peut s'être émoussé - nous connaissons tous le fonctionnement des couples en proie aux violences conjugales : ils passent par des phases de « lune de miel » et de réconciliation, d'autant plus qu'en période de confinement il est quasiment impossible de s'éloigner de son agresseur.

Les lieux « bis », comme les pharmacies ou les centres commerciaux, sont utiles aux victimes, mais ils ne sont que des lieux d'expression. Il ne faudrait en aucun cas qu'ils constituent le délestage d'une justice qui n'est pas en mesure de répondre aux victimes et qui est aujourd'hui fermée du fait du confinement.

Notre système judiciaire fonctionne de façon extrêmement diverse selon les territoires. Actuellement, dans le Pas-de-Calais, les tribunaux sont fermés, il n'y a aucune possibilité d'accès à un juge aux affaires familiales (JAF) pour une ordonnance de protection (OP). À Paris, les JAF reçoivent les avocats désirant déposer une demande d'OP, deux matinées par semaine, pendant deux heures. L'ordonnance de protection doit être délivrée dans un délai maximal de six jours2(*), lors d'une audience. Les audiences ont lieu entre dix heures et midi et la victime doit y être présente. Le tribunal de Nanterre, quant à lui, ne fonctionne que par écrit. La demande d'OP est faite par courriel auquel répond le magistrat en communiquant une date pour l'audience. Je fais délivrer l'assignation par voie d'huissier, j'adresse mes pièces au greffe du tribunal et le magistrat statue sur dossier.

Ces modes de fonctionnement très différents influent sur le temps que je consacre à chaque démarche et me conduisent à m'interroger sur l'efficacité du droit pendant cette période particulière.

Nous sommes aujourd'hui à une semaine du déconfinement et je n'ai pas d'information sur la réouverture des tribunaux. Comment va-t-on parvenir à recueillir les plaintes de toutes les victimes auxquelles on a demandé de patienter ? Le confinement est venu s'ajouter à une période antérieure difficile - grève des transports, grève des avocats. Nous cumulons aujourd'hui cinq mois d'activité très ralentie des tribunaux. En juillet s'ouvrira la période des « vacances judiciaires », qui dure jusqu'à début septembre : l'accès à la justice sera impossible pendant un mois et demi. Les juges aux affaires familiales, absents pendant tout le mois d'août, sont remplacés en juillet par des magistrats qui ne sont pas spécialisés dans l'instruction des dossiers de victimes de violences conjugales : ce sont des magistrats dits « de vacation ».

Pour résumer, nous nous heurtons donc en tout premier lieu, en matière de violences, à la disqualification des faits et à la non-prise en considération de la situation de danger des femmes. Beaucoup d'associations connaissent des femmes en situation de danger ; elles pourraient les signaler aux commissariats, aux JAF et aux parquetiers. Je reçois des femmes auxquelles je conseille de quitter le domicile conjugal ; elles ont parfois déposé plainte. Mais malheureusement, la plainte n'empêche pas qu'une femme soit assassinée par son conjoint et il n'est pas rare que le juge d'instruction m'interroge alors sur ce que la victime m'avait confié. Mais c'est trop tard !

Dans l'affaire de Grande-Synthe, la situation de gravité était parfaitement connue et le système judiciaire avait bien fonctionné. L'agresseur avait été placé en garde à vue puis avait été présenté à un juge des libertés et de la détention qui avait prononcé un contrôle judiciaire.

Le contrôle judiciaire consiste en un document signé conjointement par le mis en examen, le juge et le greffier. Ce document impose au mis en examen d'aller pointer au commissariat ou à la gendarmerie selon un calendrier établi par le juge. Il lui est interdit de rencontrer sa victime, ce qui signifie qu'il est, de fait, évincé du domicile conjugal et qu'il ne doit pas se rendre sur le lieu où elle exerce sa profession. J'ajoute qu'il faudrait, systématiquement, qu'on interdise à l'agresseur de se rendre dans les endroits où sont scolarisés les enfants du couple, voire étendre cette interdiction à la famille de la victime, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Il faudrait donc établir une interdiction plus large qu'actuellement, le temps qu'un JAF soit saisi du dossier.

On renvoie trop souvent à son domicile une femme qui vient déposer plainte sans lui communiquer une date de comparution de son agresseur devant la justice. C'est elle qui doit donc organiser sa protection jusqu'à cette date ; cela peut durer trois jours, six jours, trois semaines ou trois mois, en fonction de la charge de travail du policier ou du gendarme qui a recueilli sa plainte. Il n'y a donc pas de réponse en temps réel.

Il faudrait que la justice réponde au dépôt de plainte de la victime dans les mêmes délais que ceux imposés en matière de délivrance des OP par la loi du 28 décembre 20193(*), à savoir dans les six jours suivant le dépôt de la plainte. Ces délais devraient être superposés.

Dans l'affaire de Grande-Synthe, l'agresseur allait pointer au commissariat, et il a sympathisé avec les policiers. J'ajoute que je déplore que la justice n'ait pas veillé à protéger de manière plus efficace la victime puisque aucune mesure d'éloignement n'avait été prise contre l'agresseur : les deux époux continuaient d'habiter le même village ! Cela a permis au mis en examen de continuer à harceler sa victime aussi bien de visu que par le biais de SMS explicites qu'il lui envoyait tous les deux jours : « Ma chérie, n'oublie pas que je ne te quitterai jamais, je te laisse un peu de temps, profite de ce temps, récupère, mais je t'aime, je ne te quitterai jamais. » Une femme subissant cette situation est une femme en danger de mort.

Dans une affaire de féminicide sur deux, des plaintes avaient déjà été déposées et des contrôles judiciaires avaient déjà été prononcés, mais ces dispositifs n'empêchent malheureusement pas les agresseurs de tuer leurs victimes : j'ai en tête l'exemple d'une femme, tuée il y a huit mois sur son lieu de travail par son conjoint, pourtant sous contrôle judiciaire.

Il me semble important que le contrôle judiciaire soit aussi l'occasion d'un contact régulier entre la police et la victime. Avant que l'agresseur se présente au commissariat au jour et à l'heure fixés par le juge, la police devrait appeler la victime pour lui demander comment se déroule le contrôle de son point de vue : nous n'avons en effet aujourd'hui que la version de l'agresseur sur sa manière d'agir pendant ce contrôle, jamais celui de sa victime.

Il faudrait également penser à utiliser plus souvent le bracelet électronique, comme le font nos voisins espagnols. On nous a opposé qu'il faut l'accord du mis en cause pour utiliser cet outil et que l'absence de consentement de l'agresseur pourrait être contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Mais l'Espagne utilise ce procédé et elle est, tout comme la France, soumise au droit de la CEDH ! S'il n'y a eu aucun problème de compatibilité entre le droit espagnol et celui de la CEDH sur ce sujet, pourquoi cette question se pose-t-elle particulièrement en France ?

Une fois sur deux, lorsqu'il est simple, le contrôle judiciaire n'est pas respecté, par l'auteur lui-même, mais aussi par sa famille proche : sa mère, son frère, un ami, harcèlent la victime afin qu'elle retire sa plainte. Les enfants sont très souvent utilisés aussi comme argument pour culpabiliser la victime, sur laquelle on fait pression pour qu'elle les présente à leur père alors même qu'un droit de visite n'a pas été établi. La présentation des enfants se fera donc sans l'encadrement d'un JAF, ce qui permettra à l'agresseur de la revoir seule et de la persuader de retirer sa plainte.

Lorsque la femme se présente pour signaler la violation du contrôle judiciaire par l'agresseur, il ne faut absolument pas se contenter de rédiger une main-courante, comme cela a été le cas dans l'affaire de Grande-Synthe. Il faut immédiatement alerter le procureur de la République et le juge des libertés et de la détention afin que le contrôle judiciaire soit révoqué. Dans l'affaire pour laquelle l'État vient d'être condamné, il y avait eu des plaintes de la victime, des preuves du harcèlement par SMS et l'agresseur avait enfreint son contrôle judiciaire une quarantaine de fois sans que la police ait alerté le procureur de la République. La victime avait même été suivie jusque chez son avocate : c'est celle-ci qui a dû faire la démarche pour informer le procureur des agissements du mis en cause, mais rien n'a été fait ! Et ce n'est pas un cas unique...

Il faudrait un véritable suivi de la victime, dont la plainte devrait être instruite par un substitut spécialisé dans les affaires de violences conjugales, qui puisse lui-même saisir le JAF afin que ce dernier prononce une ordonnance de protection. Nous nous trouvons sans cesse face à une absence de lien entre les divers acteurs que sont la police et la justice. Cette absence de communication génère trop souvent une requalification de l'infraction criminelle en infraction délictuelle, voire contraventionnelle.

Dans l'affaire de Grande-Synthe, avant d'être assassinée, la plaignante s'était rendue au commissariat pour signaler qu'elle avait, une fois de plus, reçu des menaces de mort de la part de son ex-conjoint ; on lui a conseillé d'appeler le 17 ! Il est à noter qu'elle ne bénéficiait pas non plus d'un Téléphone grave danger (TGD), dans une région pourtant pionnière en matière de lutte contre ces violences conjugales, où exercent des magistrats spécialisés dans ces sujets. Il faut que la justice soit plus généreuse dans l'attribution des TGD. Pourquoi s'impose-t-on des limites alors que nous disposons des outils nécessaires ?

L'enregistrement de l'appel de la victime de Grande-Synthe aux services du 17 est sans équivoque : il était perceptible qu'elle se trouvait dans une situation de danger extrême pour sa vie. Les policiers ne sont pourtant pas intervenus, ce qui a permis à l'agresseur de s'enfuir pour se réfugier de l'autre côté de la frontière, en Belgique, dont il était originaire. Extradé en France, il s'est suicidé quelques jours après son retour, ce qui a éteint l'action publique.

Je propose que l'instruction se poursuive même en cas de décès de l'auteur - c'est ce pourquoi je me suis battue dans cette affaire de Grande-Synthe. C'est nécessaire pour que les familles soient informées du déroulement des faits ayant conduit au drame. C'est un devoir que nous avons à l'égard des familles ! Les services de police ayant prétendu qu'ils n'avaient pas réussi à « craquer » le code du téléphone de l'agresseur, ce qui est quand même très étonnant, c'est la cour d'appel de Douai qui en a autorisé l'exploitation. Les SMS ont prouvé que l'agresseur avait bien violé son contrôle judiciaire à de nombreuses reprises. Cela a permis de mettre en avant les dysfonctionnements de l'État dans ce dossier.

Il y a eu, rappelons-le, trois assassinats dans cette affaire : ces personnes ont été poursuivies dans la rue après avoir été épiées, des coups de feu ont été tirés sur la place du marché ; il aurait pu y avoir beaucoup plus de morts...

L'ouverture de l'information avait été faite pour assassinat : il y a eu guet-apens, course-poursuite, arme préparée, mais elle a été requalifiée en meurtre simple sans préméditation, ce qui n'est pas cohérent avec les faits. Les symboles sont extrêmement forts dans ce dossier et ils sont du sens : pourquoi cette disqualification, alors qu'il n'y avait plus de partie adverse, mis en examen et avocat, et que la requalification n'avait été sollicitée par aucune des parties ? Que s'est-il passé ? C'est moi qui suis intervenue devant la cour d'appel de Douai pour demander que les meurtres soient requalifiés en assassinats : c'était un vrai cauchemar judiciaire. Nous avons obtenu cette requalification, en vertu d'une jurisprudence de la Cour de cassation extrêmement établie : lorsqu'un agresseur part de chez lui pour tuer Mme X. et qu'il va tuer Mme Y., c'est l'intention criminelle qui compte ; s'il tue, « au passage », d'autres personnes, il sera condamné pour assassinat.

Pourquoi doit-on, dans les dossiers de féminicides, se battre contre l'évidence?

Sur la notion de « féminicide » et son éventuelle inscription dans le code pénal, je constate que l'utilisation de ce mot a permis que la société comprenne qu'il fallait cesser de qualifier ces assassinats de « crimes passionnels » ou de « drames familiaux ». Si le mot « féminicide » fait sens, nous avons toutefois dans le code pénal une circonstance aggravante qui est celle de la relation de couple, du lien objectif entre Monsieur et Madame, de la qualité de conjoint, pacsé, concubin, auxquels ont été ajoutées les personnes entretenant une liaison sans cohabitation et les ex-conjoints. Cette qualification est objective, et elle permet de ne pas avoir à analyser ce qu'avait en tête l'agresseur au moment du passage à l'acte. C'est à ce caractère objectif que je tiens, car il nous épargne l'interprétation de la psychologie de l'agresseur. Dans un féminicide, il ne nous reste plus que la parole de l'agresseur ; il serait discréditant et, une nouvelle fois disqualifiant, de nous intéresser à son fonctionnement mental.

Le mot « féminicide » est né dans d'autres contextes juridiques : en Amérique du Sud, avec l'affaire des soeurs Mirabal4(*) ; au Canada, avec l'assassinat de quatorze femmes à l'École polytechnique5(*) ; ou encore avec les meurtres de Ciudad Juárez, au Mexique, où des milliers de femmes ont été assassinées depuis 1993 au seul motif qu'elles étaient des femmes. Aucune de ces femmes n'avait de lien objectif avec leur agresseur.

Le terme « féminicide » que nous utilisons se situe dans un autre cadre : c'est parce qu'elle voulait rompre le lien objectif avec son agresseur que la femme est tuée.

Je reviens à la période de confinement que nous vivons. Elle multiplie les difficultés que je viens d'évoquer. L'accès aux tribunaux est pour le moment restreint et la réouverture en sera progressive. De plus, il faut avoir conscience du fait que les salles d'attentes des JAF sont petites : les femmes y viennent très souvent accompagnées pour éviter de se trouver seule face à leur agresseur. Comment cela va-t-il se concilier avec les exigences de sécurité liées à la lutte contre l'épidémie ?

Il faudrait que la justice reprenne normalement son cours en utilisant les nouvelles technologies, comme nous le faisons en ce moment-même. Une circulaire de la garde des sceaux autorise à recourir à toute voie de communication nouvelle ; une affaire a été récemment jugée par visioconférence. Nous avons des demandes de remises en liberté devant les chambres d'instruction qui se font également par visioconférence, où l'avocat se trouve soit au côté de son client en détention, soit devant les magistrats sans son client. Il me semblerait utile, pour respecter les distanciations sociales imposées par la lutte contre le Covid-19, de continuer d'utiliser ces voies de communications.

Chaque avocat peut s'abonner au Réseau privé virtuel des avocats (RPVA) qui permet d'accéder au bureau virtuel des magistrats et y déposer toutes les pièces du dossier. Les audiences pourraient se tenir par visioconférence, chacun restant dans son cabinet et le magistrat au tribunal ; ce moyen permettrait d'obtenir une réponse pénale rapide pour chacune des deux parties. Les audiences écrites pratiquées par le tribunal de Nanterre ont le mérite d'exister, mais l'audition des deux parties et la dimension orale sont fondamentales dans les affaires de violences conjugales.

Encore une fois, pourquoi ne pas utiliser les moyens qui sont à notre disposition ? La modernisation de la justice est indispensable pour qu'elle soit véritablement démocratique. La période de distanciation sociale que nous connaissons va durer un an, deux peut-être. Que va-t-il se passer si nous n'avons pas une justice active, comme c'est normal dans un État démocratique ?

Pendant cette période de confinement, les audiences de certains gardés à vus avaient lieu en visioconférence. Si c'est possible pour les gardés à vue et pour les affaires pénales, pourquoi la visioconférence ne pourrait-elle pas être utilisée avec les juges aux affaires familiales ou les juges pour enfants ?

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie, Maître, pour votre exposé. Je retiens que, pour avancer dans la lutte contre les violences faites aux femmes, il faut qu'il y ait des condamnations. Les déficits que vous avez exposés dans les mécanismes devant conduire à la condamnation de l'auteur d'un féminicide montrent que les agresseurs bénéficient, encore aujourd'hui, d'une certaine impunité. Le regard de la société a évolué, mais pas suffisamment. Vos propos l'ont illustré : un parent violent n'est toujours pas synonyme, pour certains services de police et de justice, d'un mauvais parent qu'il faut écarter de ses enfants. Notre délégation en est convaincue : un conjoint violent ne peut pas être un bon parent.

Le fait que l'on encourage des femmes à reporter à la fin du confinement le dépôt de leur plainte est inquiétant : un fait de violence qui se sera produit au début du confinement conduira-t-il à une plainte après huit semaines de huis clos familial ? Il est à craindre que beaucoup de signalements ne soient pas suivis de plaintes.

Le Grenelle avait réuni tous les acteurs de la lutte contre les violences conjugales au dernier trimestre de 2019. Force est de constater que, malheureusement, ils ne sont pas aujourd'hui en capacité de travailler ensemble et que l'on n'a pas réussi à créer cette dynamique entre la police, la justice et les associations. Nous avions décidé, à la délégation aux droits des femmes, d'analyser, dans nos départements respectifs, la mise en place des mesures annoncées dans le cadre du Grenelle. Nous tenions beaucoup à ce bilan sous l'angle des territoires. Malheureusement, le confinement n'a pas permis que toutes les réunions programmées par mes collègues avec les acteurs de leur département puissent avoir lieu.

Pour ma part, j'ai découvert, dans mon département de Vendée, que les services de police, de justice et les associations, qui s'étaient rencontrées au moment du Grenelle, n'étaient toujours pas en capacité de travailler ensemble. Cela nous renvoie à votre analyse. La volonté existe, mais il manque le temps, les outils et la formation ; cette absence de lien est un vrai problème, vous avez raison de le souligner.

Vos différentes propositions sont très intéressantes, notamment celles qui concernent les délais de convocation de l'agresseur, par exemple.

Je vous rejoins également sur le contrôle judiciaire. Face à l'attribution très parcimonieuse des Téléphones grave danger, votre proposition d'un contrôle judiciaire élargi à la victime me paraît tout à fait convaincante, d'autant plus lorsque les deux parties habitent à peu de distance l'un de l'autre.

Mme Marta de Cidrac. - Je vous remercie pour la description précise que vous avez faite de la procédure du contrôle judiciaire. Je vous remercie également pour vos propositions qui ne manqueront pas d'alimenter les réflexions de notre délégation.

Ma question portera sur un aspect qui n'a pas encore été abordé ce matin : il s'agit des suites données aux signalements d'actes de violence, notamment pendant cette période de confinement. Au-delà de la baisse des dépôts de plainte, il est difficile, pendant cette crise, d'établir des certificats médicaux et d'évincer les conjoints violents du domicile conjugal. Le signalement est important, mais il reste vain en l'absence de concrétisation par la justice.

Nous voyons en ce moment des spots qui nous invitent à signaler toute violence conjugale ou intrafamiliale que nous pourrions voir ou entendre. Dans la pratique, signaler n'est pas toujours sans conséquence pour le témoin, car son anonymat n'est pas assuré. Ne pensez-vous pas qu'il faille adapter et faire évoluer les procédures afin que le témoin soit certain que son identité ne sera pas divulguée ?

En période de confinement, le fait de ne pas signaler des violences intrafamiliales peut-il être assimilé à une non-assistance à personne en danger ? Je doute que cette notion soit beaucoup utilisée en matière de violences conjugales et intrafamiliales, confinement ou pas. Pouvez-vous nous éclairer sur ces deux points ?

Mme Françoise Laborde. - Votre exposé montre bien que la période actuelle exacerbe un certain nombre de dysfonctionnements. Je pense plus particulièrement aux différents modes de fonctionnement des tribunaux : on a plus ou moins de « chance » selon l'endroit où l'on vit.

Je rejoins Marta de Cidrac sur l'appel à témoignages. Je l'ai relayé sur les réseaux sociaux pour que chacun, lorsqu'il entend ou voit des choses inadmissibles, puisse aider la ou les personnes en danger. Ce n'est pas de la délation, mais bien de l'aide à personne en danger. En revanche, le fait que le témoin ne soit pas anonyme me pose également problème.

Maître Isabelle Steyer. - Je reçois beaucoup d'appels téléphoniques de tiers - voisins, parents, amis - qui m'interrogent sur ce qu'ils doivent faire face à des situations de violences conjugales ou intrafamiliales. Le paradoxe du confinement est qu'il permet d'entendre mieux ce que l'on ne peut pas voir.

Le signalement est déterminant pour qu'il y ait un « déclic » chez les femmes victimes de violences pour leur faire dépasser la culpabilité constante, entretenue par leur conjoint, qu'elles éprouvent lorsqu'elles engagent une procédure. Si c'est un tiers qui constate que la femme est violentée et qu'il vient faire écho à son questionnement, cela peut servir de « déclic » à une procédure.

Le signalement fait preuve, il devrait remonter à un substitut formé aux questions de violences conjugales, afin qu'il convoque la femme pour lui proposer de délivrer une ordonnance de protection.

L'auteur du signalement pourrait témoigner. On pourrait imaginer - c'est prévu dans notre code pénal mais pas utilisé - que les services de police conservent ses coordonnées mais qu'elles ne soient communiquées qu'au juge instruisant le dossier, afin d'éviter que les témoins risquent de subir des violences de la part de l'agresseur.

Le signalement est trop souvent assimilé aux dénonciations de la période de la Seconde Guerre mondiale. Il faut distinguer la dénonciation, qui visait à envoyer des gens à la mort, du signalement qui permet à des victimes de rester en vie.

Signaler est une obligation citoyenne, mais l'article du code pénal6(*) sur la non-assistance à personne en danger ou la non-dénonciation de crime n'est quasiment jamais employé. La qualification criminelle de faits dénoncés par les femmes n'est pas utilisée, la non-dénonciation de tiers l'est encore moins, alors que, dans bien des dossiers, les familles étaient au courant de la situation de violence.

Les femmes victimes de violences conjugales n'attendent bien souvent qu'une main tendue pour se décider à porter plainte.

Mme Michelle Meunier. - Je pense, Maître Steyer, que vous connaissez bien les espaces Simone de Beauvoir et Citad'elles que la mairie de Nantes a ouverts à la fin de 2019 et qui, en partenariat avec les services de justice, de police, de gendarmerie, les associations et les services du département, accueillent et accompagnent les femmes victimes de violences.

Je partage votre constat sur l'organisation de la justice. Vous avez parlé de « camaïeu », je parlerais pour ma part de « morcellement » de toutes les informations nécessaires au traitement d'une affaire, ce qui fait le bonheur des auteurs de violences ! Tant que les différents services et institutions ne parviendront pas à fonctionner ensemble, les agresseurs pourront continuer à agir avec une certaine impunité.

Que pouvons-nous faire, en tant que législateurs, pour que les choses progressent ? Nous avons voté des lois destinées à améliorer les dispositifs existants de lutte contre les violences. Je trouve désespérant, pour ma part, que les différents outils permettant la protection des victimes - ordonnance de protection, téléphone grand danger - soient toujours si peu utilisés.

Mme Martine Filleul. - Le ministère de la justice a préconisé, pendant la période du confinement, que le conjoint violent soit systématiquement expulsé du domicile, afin que la victime n'ait pas à changer de résidence. Quelles leçons pourrait-on en tirer pour l'avenir ?

Maître Isabelle Steyer. - Je ne voudrais pas que mon intervention finisse par ressembler à un réquisitoire contre la justice. Je constate toutefois que les mesures issues du Grenelle n'ont fait que préciser ce que devrait être la décision des juges. Lorsque le juge sait que la femme est en grand danger, il sait en principe ce qu'il doit faire. De la même façon, attribuer l'autorité parentale à la famille d'un enfant dont la mère a été assassinée et la retirer au père est une mesure de bon sens. De même, l'obligation de respecter un délai de six jours pour rendre une OP devrait être une évidence. On ne devrait pas avoir à légiférer pour cela !

Il faudrait que le traitement de la plainte déposée par la victime soit formalisé dans un protocole prévoyant la collaboration du civil et du pénal. Or ces deux mondes n'arrivent aujourd'hui que très difficilement à se parler, car leurs logiques sont différentes. Il faut pourtant que l'on arrive à travailler ensemble. Il faudrait inscrire dans la loi que la réponse à une plainte doit s'inscrire dans un certain délai, tout comme le code pénal impose désormais au juge un délai maximum de six jours pour répondre à une demande d'OP. Si les réponses aux plaintes obéissaient à une obligation de délai, le policier devrait transmettre le dossier pénal à la fois au parquet des majeurs et des mineurs et au JAF. Il arrive souvent que le JAF ne dispose pas du dossier pénal, ce qui pose problème. Il faut superposer les deux réactivités, que le dossier pénal soit communiqué au juge civil, et que, lors de l'audition de la victime dans le cadre pénal, le juge aux affaires familiales soit automatiquement saisi.

L'expulsion du conjoint violent est une excellente solution, pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce que la femme a toujours peur des conséquences de la plainte : l'homme va peut-être être condamné à de la prison. Si la décision d'éloigner l'agresseur est prononcée par l'État, cela exonère la victime de toute culpabilité quant à la suite. Et par sa décision, l'État signifie à l'agresseur, à la victime, et aux enfants, que cette violence est inadmissible.

Un temps de séparation obligatoire est prononcé, assorti d'une interdiction de communiquer. Ce temps permet à la victime de réfléchir avant de prendre une décision et d'élaborer un projet de vie : c'est important pour sa reconstruction.

Être un mauvais mari signifie que l'on n'est pas un bon père. Très souvent, lorsque son contrôle judiciaire est levé, le père s'installe près du domicile de la mère afin d'obtenir la résidence alternée des enfants. La justice prononce régulièrement des gardes alternées pour les enfants issus de foyers où la mère est victime de violences de la part du père. La coparentalité est un chemin de croix pour les victimes de violences conjugales car le maintien de ce lien permet à son agresseur de continuer sa maltraitance.

L'expulsion du conjoint violent est un signal fort donné au juge aux affaires familiales, mais aussi aux enfants, pour leur éviter de reproduire eux-mêmes ce schéma familial dans leur vie d'adulte : je reçois aujourd'hui les filles de certaines de mes clientes, victimes à leur tour d'un petit ami violent... Agir contre les violences conjugales, c'est donc aussi protéger la génération suivante, pour que les enfants ne deviennent pas eux-mêmes un homme violent ou une femme victime.

J'interviens dans des groupes de parole pour les hommes violents. La violence de ces hommes est bien souvent issue de traumatismes qu'ils ont eux-mêmes subis dans leur enfance et qui n'ont pas été traités. Ils comprennent ce qu'est la violence lorsqu'ils peuvent raconter leur histoire familiale, dire qu'ils ont été témoins de la violence de leur père sur leur mère, qu'ils l'ont vue, entendue ou en ont été victimes. Certaines femmes victimes de violences y amènent parfois leur propre frère, homme violent voire agresseur sexuel, qui nous dit : « vous savez, j'étais derrière la porte, j'entendais tout, mais je n'ai jamais su l'ouvrir».

Mme Maryvonne Blondin. - Merci pour les pistes stimulantes que vous proposez.

Nous faisons souvent référence à l'Espagne, qui a mis en place un plan tout à fait performant en matière de lutte contre les violences conjugales et intrafamiliales. Mais ce pays y consacre beaucoup plus d'argent que ne le fait la France, y compris en ce qui concerne le financement des associations.

Dans notre pays, les associations ont la volonté d'agir, mais n'en ont pas les moyens. Je citerai par exemple l'association Agora justice, qui dans mon département accompagne les victimes du début de leur démarche jusqu'à la fin, ce qui représente un coût financier.

En ce qui concerne les Téléphones grave danger (TGD), je voudrai signaler que ce sont aussi les associations qui répondent aux appels des victimes ; il faut donc de l'argent pour payer le personnel qui assure les permanences.

Je voudrais également parler d'une autre forme de confinement qui est celui que vivent certaines femmes retraitées. Bien souvent, la retraite entraîne une aggravation des violences : Agora justice m'a signalé le cas d'une femme âgée de 82 ans.

Maître Isabelle Steyer. - Nous sommes d'accord, Madame la sénatrice. Lorsqu'il y a un accroissement des plaintes de 30 %, il faudrait un accroissement identique des effectifs de la police et de la justice. Nous savons que l'apparition du mouvement #MeToo n'a pas, malheureusement, entraîné une recrudescence des recrutements de personnels dédiés. Le manque de moyens financiers est aussi prégnant que celui de personnels spécialisés.

Je veux également parler du cas de femmes de tous âges qui souhaiteraient déposer plainte pour des faits de violences psychologiques ou de viols conjugaux subis pendant une grande partie de leur vie. Malheureusement, quand les faits sont anciens, les preuves n'existent plus. Le délit de violence psychologique existe dans la loi depuis dix ans, mais il est très difficile à prouver. Certaines femmes, après un divorce par exemple, souhaitent que leur témoignage des violences qu'elles ont subies soit entendu et recueilli ; elles veulent parler pour inciter les femmes victimes à dénoncer le plus tôt possible la violence, expliquer pourquoi elles se sont résignées, que c'est du fait de leur éducation qu'elles ont intégré la nécessité d'obéir et de se soumettre, y compris au viol conjugal. On a parlé, dans l'affaire d'Outreau, du savoir-être et du savoir-faire. Il faudrait accueillir ces femmes au commissariat avec de la compassion, qu'elles soient entendues par un JAF qui comprenne ce qu'elles dénoncent. La qualité de l'audience est plus importante que la peine. C'est ce que ne comprennent pas assez les interlocuteurs de ces victimes.

Antoinette Fouque disait : « la vie c'est tout, tout le temps et jusqu'au bout ». Il faut que les jeunes magistrats entendent ces femmes pour comprendre ce qu'était leur vie. Elles divorcent par consentement mutuel, par résignation souvent, parce qu'on ne peut pas faire valoir comme preuve ce qu'elles voudraient dénoncer. L'espérance de vie des femmes est aujourd'hui plus longue : celles qui prennent la décision de divorcer à l'âge de soixante-dix ans ont l'espoir d'« être tranquilles » pendant quelque vingt années.

Mais je reçois également de très jeunes femmes - dix-neuf, vingt, vingt-et-un ans - qui ont parfois déjà des enfants et qui dénoncent des violences conjugales. Elles le font avec beaucoup de maturité, encouragées par les témoignages qu'elles ont lus sur les réseaux sociaux.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie, Maître, pour toutes ces précisions.

Je voudrais rappeler que nous avons récemment voté le deuxième projet de loi de finances rectificative. Certains membres de la délégation aux droits des femmes ont porté des amendements sur les moyens de la justice et des associations. Nous avions demandé que les crédits annoncés par le Gouvernement soient inscrits dans ce PLFR, qu'il s'agisse de la lutte contre les violences faites aux femmes ou de la lutte contre les violences faites aux enfants.

Le million d'euros annoncé par la secrétaire d'État chargée de l'égalité n'a pas été acté dans le deuxième collectif budgétaire, pas plus que les 500 000 euros annoncés par Adrien Taquet. Les crédits seront pris sur d'autres lignes budgétaires pour pouvoir répondre aux nouveaux besoins liés au confinement. Malheureusement, les amendements adoptés au Sénat n'ont pas été repris par la commission mixte paritaire.

Je vous remercie, Maître, pour les propositions concrètes que vous avez faites.

Notre délégation est très engagée contre les violences faites aux femmes et aux enfants. Pour briser cette chaîne de violences, il faut des moyens financiers mais également humains : nous avons impérativement besoin de personnes spécialement formées à l'accueil, à l'écoute et à l'orientation des victimes. Je regrette que les moyens insuffisants de la police et de la justice renforcent l'impunité des agresseurs et nous laissent impuissant face aux terribles statistiques des violences faites aux femmes et aux enfants. Je remercie toutes les collègues qui sont intervenues au cours de cette audition.

Audition de Maître Carine Durrieu-Diebolt, avocate, sur les conséquences du confinement et les perspectives du déconfinement

Mme Annick Billon, présidente. - Nous poursuivons ce matin nos réunions sur les conséquences de la crise sanitaire sur les violences intrafamiliales, thème central de nos travaux depuis le début du confinement.

Nous entendons aujourd'hui Maître Durrieu-Diebolt, avocate spécialisée dans la défense des victimes des violences intrafamiliales.

Notre délégation, chère Maître, connaît bien votre engagement : nous vous avons auditionnée en 2018, dans le cadre d'un précédent rapport sur les violences faites aux femmes. Vous étiez intervenue pour nous parler d'une affaire de viol sur mineure très médiatisée. Nous avions pu mesurer votre implication pour défendre ces jeunes victimes.

Nous souhaitons connaître votre point de vue sur la situation des victimes - femmes et enfants - depuis le début du confinement, dans ce « huis clos familial » qui peut être propice aux violences.

Comment avez-vous, pendant cette période sans précédent, maintenu le lien avec vos clientes ? De nouvelles clientes ont-elles réussi à vous contacter ? Que pensez-vous des différents outils mis à la disposition de ces femmes depuis le début du confinement : 3919, pharmacies, centres commerciaux ? Les jugez-vous adaptés aux besoins et à la situation des victimes ?

Avez-vous eu connaissance de violences commises sur des mineurs, plus particulièrement dans le cadre familial ?

Comment anticipez-vous la situation à partir de la semaine prochaine, qui correspond au début du déconfinement progressif ? Doit-on s'attendre à une remontée très forte des plaintes ? La justice sera-t-elle capable d'absorber ces nouveaux cas après quasiment deux mois d'interruption ?

Maître, nous vous écoutons avec grand intérêt, puis après votre exposé nous vous poserons quelques questions.

Maître Carine Durrieu-Diebolt, avocate. - Avocate à Paris depuis 1995, j'assiste uniquement des victimes en matière de dommages corporels, principalement des victimes de violences sexuelles - viols ou agressions sexuelles - dont l'assistance représente 80 % de mon activité, j'interviens donc principalement devant les juridictions pénales - cours d'assises, cours criminelles et tribunaux correctionnels - ainsi que devant la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI). J'interviens peu en matière de violences conjugales et quasiment pas en droit civil.

Le confinement étant survenu brutalement, le contact avec mes client(e)s a été rompu pour certains d'entre eux ; le lien a été maintenu avec d'autres, mais avec difficultés et de manière peu satisfaisante, par courriel ou rendez-vous téléphonique. J'ai compté peu de visioconférences avec mes clients. Cette technique, appréciable pour les réunions à intervenants multiples, a concerné davantage les professionnels. Il n'y a eu bien entendu aucun rendez-vous à mon cabinet, alors même que le contact humain demeure indispensable pour des victimes qu'il faut parfois soutenir à bout de bras.

Une seule des douze audiences programmées pendant le confinement a été maintenue, devant le tribunal correctionnel de Meaux, pour juger un prévenu en détention, agresseur et violeur de dames âgées, faits pour lesquels il a été condamné ; les autres audiences ont été reportées sine die, à l'exception du procès en cour d'assises à Paris du « serial violeur » du 17e, reporté au mois de juin afin d'éviter d'avoir à relâcher ce détenu, alors qu'il est urgent de le juger.

J'ai eu des contacts pendant le confinement avec deux nouvelles clientes, par mail puis téléphone, mais il demeure délicat d'assister ces personnes à distance et de leur apporter une réponse efficace sans pouvoir consulter tous les documents nécessaire. Pour information, habituellement j'ouvre deux à trois nouveaux dossiers par semaine. L'activité est donc, comme vous pouvez vous en douter, très ralentie... Il a été convenu que les contacts reprendraient après le confinement.

La situation des victimes de violences sexuelles pendant le confinement, telle que j'ai pu en avoir connaissance, concerne à la fois des victimes de faits survenus pendant cette période et celles que j'assistais déjà auparavant. Les premières ne relèvent que de violences ou agressions sexuelles intrafamiliales. Il s'agit de femmes victimes de viols conjugaux. Il s'agit aussi d'enfants, pour la plupart victimes d'un frère ou de leur père.

Avec le confinement, on ne relève pas, a priori, de viols ou d'agressions survenus lors de soirées, dans des bars par exemple. Les circonstances limitent les agresseurs potentiels à la famille réduite. Or dans ces situations les victimes révèlent très rarement les faits immédiatement après qu'ils ont été commis. Il s'agit de violences commises dans la contrainte morale, sans bruit, sans coup. Aussi le voisinage n'en est-il pas nécessairement alerté ; serait-il d'ailleurs intervenu si tel avait été le cas ? Pour le moment, je n'ai pas été saisie en urgence de tels cas de violences intrafamiliales survenus pendant le confinement : il faut du temps aux victimes pour se décider à les révéler. Je ne dispose donc pas du recul nécessaire pour faire un bilan de cette période. La loi du silence, qui pèse sur les victimes, femmes et enfants, sert les agresseurs !

Concernant les moyens mis en oeuvre pendant le confinement, j'ai suivi des formations assez éclairantes à l'École française du barreau (EFB) ainsi qu'auprès d'Ernestine Ronai, du Haut Conseil à l'égalité, que vous connaissez. J'ai aussi bénéficié d'un retour de terrain de policiers au cours de cette période ; le numéro d'appel d'urgence 17 était saturé, selon un témoignage que j'ai entendu. Il a dû être complété par le 114, moyen extrêmement efficace et discret, qui permet de procéder par SMS. Ce numéro était affecté à l'origine aux personnes malentendantes avant que son usage ne soit étendu. Il s'agit là d'un outil qui devrait selon moi être pérennisé au-delà de la crise sanitaire.

J'ai invité mes client(e)s à utiliser le portail Internet de signalement des violences sexuelles et sexistes pour signaler des faits lors d'une conversation par tchat avec un policier qui peut orienter si nécessaire vers un commissariat ou convenir d'un rendez-vous ultérieur pour déposer une plainte. Mes clientes y ont trouvé une écoute auprès de personnels formés et spécialisés, qui ne minimisent pas les faits qu'elles rapportent. Cet outil leur évite d'avoir à patienter longtemps dans une salle d'attente de commissariat et de décrire les faits en public à l'accueil avant d'être reçues. Cette plateforme, extrêmement efficace, est aussi très ouverte, car des mineurs, des voisins ou des proches peuvent l'utiliser à fins de signalement. C'est très positif.

Néanmoins ces nouveaux modes de signalement demeurent encore très confidentiels et leur existence devrait être davantage médiatisée pour qu'ils soient mieux connus du public. Mes clientes ne les connaissent presque jamais.

Pendant le confinement, les plaintes relatives à des violences intrafamiliales sont traitées en priorité. Depuis le Grenelle de lutte contre les violences conjugales, un effort d'amélioration de la formation des policiers était prévu. J'ai eu l'expérience, il y a quatre mois, d'une confrontation opérée par des policiers non sensibilisés à ces sujets et de questions tout à fait inappropriées posée à la victime. Heureusement que j'étais là pour assister ma cliente. Un tel exemple montre que cet effort de formation demeure indispensable et qu'il ne doit en aucun cas ralentir après le confinement. Nous savons que les policiers sont actuellement submergés : des moyens humains dédiés doivent aussi être étoffés. Des refus de dépôt de plainte opposés aux victimes dans des commissariats m'ont aussi été rapportés, la difficulté d'accès à un avocat pendant le confinement ne leur ayant alors pas permis de lui faire procéder à un dépôt de plainte par saisine directe du procureur de la République. De plus, il était difficile de saisir le Défenseur des droits de refus de plainte. Je n'ai engagé aucune de ces deux procédures pendant le confinement, les victimes non accompagnées ayant donc très certainement reporté leurs actions judiciaires à une date ultérieure. C'est préoccupant.

Les victimes de violences intrafamiliales ne les signalent que très rarement immédiatement après les faits. La plainte est le plus souvent reportée à plus tard. Il y a donc un risque réel de déperdition des preuves, puisque les constatations matérielles - ecchymoses, lésions vaginales, prélèvement de sperme - par des unités médico-judiciaires (UMJ) ne seront pas effectuées. Par ailleurs, l'accès aux UMJ n'est généralement autorisé qu'après dépôt de plainte et réquisition du parquet. Seules deux UMJ de la région parisienne acceptent de recevoir des victimes sans dépôt de plainte préalable. Aux États-Unis, ainsi que le relate un ouvrage sur les viols et agressions sexuelles sur les campus intitulé « Sans consentement », les centres First Aid permettent à une victime de se présenter immédiatement après les faits pour procéder aux constatations post-viol et y conserver les preuves correspondantes, et ce, indépendamment du dépôt de plainte : je milite pour le développement d'un tel système en France.

En outre, l'évaluation du retentissement psychologique des violences conjugales et des violences sexuelles au sein des UMJ est souvent reportée au moment des faits et laissée sans suite. Il est fréquent qu'une victime n'obtienne aucun rendez-vous avant l'audience correctionnelle pour évaluer le retentissement psychologique et que l'affaire soit ainsi reportée, ce qui s'avère préjudiciable pour les victimes. Il faudrait un meilleur accès aux UMJ.

Concernant les dossiers traités à mon cabinet pour des faits antérieurs au confinement, il faut distinguer, d'une part, le cas des clientes qui s'interrogeaient sur les chances de succès d'une plainte et la recevabilité des éléments de preuves pour des faits relativement anciens, et d'autre part celles qui avaient déjà porté plainte. Les premières ont bien entendu reporté leur éventuel dépôt de plainte à la période post-confinement. Il faut dire que les victimes craignent souvent de ne pas être crues, qu'elles ont besoin d'être rassurées et que le dépôt de plainte peut nécessiter un véritable travail préalable.

S'agissant des clientes qui avaient déjà porté plainte, je voudrais parler du problème du défaut d'information des victimes pendant l'enquête. Du fait du secret de l'enquête (article 11 du code de procédure pénale), les victimes peuvent rester dans l'ignorance totale des suites données à leur affaire pendant des mois, parfois des années : ainsi, une cliente qui avait porté plainte contre un membre de sa famille pour des faits commis à son encontre entre l'âge de dix et seize ans est-elle demeurée sans nouvelles de la procédure policière pendant cinq ans avant d'être convoquée ex abrupto à une confrontation, avec un délai de prévenance de seulement deux jours : cela relève d'une brutalité extrême, d'autant qu'elle a dû, dans un délai aussi court, contacter une psychologue et choisir un avocat. Les victimes restent donc parfois dans l'ignorance de l'enquête pendant très longtemps, ce qui les conduit même à penser que leur plainte a été classée sans suite.

Dans un tel cas, je leur conseille de contacter le policier en charge de l'affaire pour savoir où en est le traitement de leur dossier, notamment si ce dernier a bien été transmis au parquet ; les victimes non assistées ne le font généralement pas.

Je recommande donc une information des victimes sur l'avancée de l'enquête, tous les deux mois, sans violer le secret de celle-ci sur son contenu. Cette information devrait être systématique afin d'éviter le sentiment d'abandon de la victime. C'est d'autant plus important qu'une victime ne peut pas bénéficier de l'aide juridictionnelle au stade de l'enquête préliminaire.

Une autre cliente qui avait porté plainte contre son conjoint, dont elle était séparée, pour des faits d'inceste sur leur fille, sans lésions constatées, a vu son témoignage suspecté par les policiers au titre du « syndrome de l'aliénation parentale ». L'audition de l'enfant n'était pas concluante. Pendant la période de confinement, il a été indiqué à la mère que les droits du père devaient être maintenus et préservés pendant la durée de l'enquête ! Vous imaginez combien cette situation est pénible pour la mère. Il est dérangeant que les droits du père aient eu la priorité sur la protection de l'enfant. Au titre du principe de précaution, cette décision aurait dû être suspendue jusqu'à ce que l'enquête soit close afin de protéger l'enfant. Une telle démarche n'aurait pas constitué une violation de la présomption d'innocence. Il aurait été normal d'accélérer les procédures pour évider de porter atteinte aux droits de l'enfant.

Dans un autre dossier, concernant des faits commis par un voisin, la victime a dû « faire semblant », après le dépôt de plainte, et essayer de maintenir des relations apparemment anodines avec son agresseur, afin de laisser à la police le temps d'entendre des témoins et d'éviter toute destruction de preuves de la part de l'auteur des faits... La situation de la victime a été très complexe pendant toute cette période. Il faut avoir conscience des conséquences de la lenteur des procédures pour les victimes.

Je traite en ce moment un dossier initié il y a douze ans, à l'encontre d'un médecin qui a utilisé toutes les voies de recours possibles pour retarder la procédure. L'instruction à elle seule s'est déroulée pendant plus de cinq ans à l'issue d'une longue enquête préliminaire qui a permis d'entendre d'autres patientes, victimes de ce médecin. L'affaire sera en définitive renvoyée devant la cour d'assises de Blois : j'attends cependant depuis un an et demi qu'une date d'audience soit fixée.

Les procédures devant une cour d'assises sont orales, les jurés et les deux magistrats assesseurs n'ayant pas connaissance du dossier. Les dépositions des témoins sont donc essentielles et, lorsque les procédures s'éternisent, le risque est grand que leurs souvenirs des faits s'étiolent. J'ai subi une grave déconvenue au cours d'une audience tenue huit ans après les faits devant la cour d'assises de Draguignan. La victime a été desservie par les témoignages lacunaires de ses confidentes, dont les souvenirs étaient totalement altérés après douze années. Lorsque les témoins ne se souviennent de rien, c'est une catastrophe pour la victime ! Cette procédure est complètement dévoyée par sa longueur.

Autre difficulté, les victimes ne bénéficient pas de l'aide juridictionnelle (AJ) pendant l'enquête préliminaire ni pendant la confrontation, alors même que la personne en garde à vue bénéficie du concours d'un avocat : cela crée un déséquilibre incompréhensible entre les parties.

Il faudrait donc que le bénéfice de l'AJ soit étendu aux victimes dès le dépôt de plainte et que celle-ci soit revalorisée, l'AJ octroyée aux avocats des victimes étant en outre moindre que celle dont bénéficient les avocats des mis en examen. Ainsi, pour une instruction qui nécessite de 25 à 50 heures de travail, l'AJ ne prend en charge que 470 euros bruts, moins que le SMIC horaire !

De même, la prise en charge financière au titre de l'AJ devant un tribunal correctionnel est forfaitaire, quelle que soit la durée de l'audience.

La question de l'AJ est pourtant essentielle pour permettre l'accès au droit et à la Justice, d'autant que c'est un droit pour les victimes de viol. La revalorisation de l'aide juridictionnelle, dès le stade de l'instruction, est donc indispensable.

Deux de mes audiences reportées à l'issue du confinement devraient se dérouler la semaine prochaine : l'une à Chaumont et l'autre à Amiens. Il est toutefois évident que le déroulement des audiences sera affecté par les contraintes de distanciation sociale. On peut attendre un étalement dans le temps des jugements.

Une affaire qui devait être jugée devant la cour d'assises de Paris début juin le sera peut-être devant une cour criminelle, car il est difficile de déplacer les jurés et de respecter les mesures de distanciation sociale. Je n'y vois pour ma part pas d'inconvénients, ayant plutôt de bonnes expériences de l'expérimentation des cours criminelles pour les victimes.

Je ne suis pas certaine que l'on constate un afflux de plaintes pour agressions ou violences sexuelles après le confinement, car ce ne sont pas des infractions qui suscitent une réaction immédiate des victimes. Comme je le disais précédemment, il leur faut du temps pour les signaler, a fortiori quand il s'agit de mineurs ou quand les faits concernent des viols conjugaux.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup pour ces pistes d'évolution très concrètes. Je me demande toutefois si les moyens que supposent leur mise en oeuvre pourront leur être consacrés.

Mme Michelle Meunier. - Je partage la nécessité de développer la formation des policiers, gendarmes, personnels de la Justice et de la Santé, pour ne pas méconnaître les faits de violence, les nier, les minimiser ou les banaliser. C'est une exigence de base.

Je serais tentée d'envisager les conséquences du confinement sous un angle optimiste, en soulignant l'intérêt des nouvelles formules telles que la plateforme en ligne, le tchat avec des professionnels, que vous avez évoqué, ou les SMS au 114. Pensez-vous que l'utilisation des outils numériques est amenée à prospérer dans le traitement judiciaire des violences ?

Je suis par ailleurs sensibilisée aux possibilités d'alerte ouvertes dans les centres commerciaux ou les pharmacies pendant le confinement. Comment faire pour diffuser à tous ces nouveaux intervenants les informations nécessaires leur permettant d'aider les femmes qui les solliciteront ? J'espère que ces avancées contribueront à une indispensable prise de conscience des violences faites aux femmes.

Mme Laure Darcos. - Les enfants victimes de violences étant le plus souvent confiés au parent jugé protecteur, ils ne sont pas forcément pris en compte par la Cellule de Recueil des Informations Préoccupantes (CRIP) et par le juge des enfants. De plus, dans certains cas, la résidence alternée d'enfants agressés par leur père peut perdurer sans que les enfants soient entendus par le juge malgré leurs demandes insistantes.

Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Il faut tirer les conséquences des expériences du confinement et prêter attention à tous ces nouveaux lieux d'expression mis en place pendant cette période. Ceux-ci ne doivent toutefois pas devenir des lieux de délestage de la Justice, comme le soulignait l'une de vos consoeurs lors d'une précédente audition, mais favoriser l'expression des victimes. Par ailleurs, quels sont les risques encourus par les parents en lien avec le syndrome d'aliénation parentale ?

Maître Carine Durrieu-Diebolt, avocate. - Tous les acteurs judiciaires doivent être formés aux violences conjugales et sexuelles ainsi qu'à la prise en compte du psycho-trauma. Les études de droit étant exclusivement juridiques, elles ne comprennent aucune formation en psychologie ou en victimologie. Cela me semble regrettable car ces compétences doivent de ce fait s'acquérir en vertu d'une démarche personnelle. Les avocats peuvent se former pendant leur parcours professionnel. Pour les magistrats, cette formation peut intervenir pendant leur formation initiale ou en formation continue ; celle-ci n'est pas encore systématique. Cette remarque vaut aussi pour les policiers et les gendarmes.

Il me semble nécessaire que des magistrats soient formés à ce contentieux, que ce soit au sein du parquet ou parmi les cinq magistrats des cours criminelles ayant à juger des viols, et qu'ils soient spécialisés.

Les moyens, complémentaires et efficaces, mis en oeuvre pendant le confinement pourraient être pérennisés ensuite (tchat, 114, relais dans les pharmacies et les centres commerciaux) car ils constituent des avancées dont mes clients expriment des retours très positifs. Toutefois, les nouveaux tiers amenés à intervenir (je pense plus particulièrement aux pharmaciens) ne sont pas formés pour répondre à toutes les interrogations des victimes. On ne peut donc envisager leur rôle que comme un point d'entrée et un premier relais de parole, avant que la victime accède à des structures judiciaires. Se posent néanmoins les problématiques liées à la gestion des signalements aux autorités policières ou judiciaires.

Je suis d'accord : actuellement la mère n'est pas suffisamment écoutée quand elle dénonce des faits commis sur ses enfants. Il est fréquent que le père continue à exercer son droit de garde et de visite, jusqu'à ce que l'on découvre d'autres victimes et que la mère ne soit plus soupçonnée de manipulation... Il faut donner une présomption de crédibilité aux mères en cas de possibles violences commises sur les enfants par le père, pendant la recherche de preuves.

Les enfants victimes de violences présentent souvent un état d'amnésie traumatique qui leur interdit de s'exprimer sur les faits pendant de longues années. C'est une réalité factuelle. Les souvenirs n'émergent alors que par le concours d'un psychologue. C'est le travail du psychologue et de l'avocat de permettre à la victime de prendre confiance en elle et en la justice.

Mme Françoise Laborde. - J'ai été très sensible à vos propos sur la loi du silence dans laquelle se trouvent enfermés les femmes et les enfants victimes de violences ainsi qu'à vos remarques sur la lenteur des procédures.

Comment les victimes peuvent-elles se présenter à une UMJ si elles en ignorent l'existence ?

Une interrogation concrète : en Ile-de-France, une dérogation de l'employeur sera nécessaire pour emprunter les transports en commun aux heures de pointe ; savez-vous s'il est prévu une dérogation similaire pour se rendre à un rendez-vous chez un avocat ?

Mme Maryvonne Blondin. - Comment avez-vous été contactée pour ouvrir les deux nouveaux dossiers pendant le confinement ?

Êtes-vous en lien avec l'association socio-judiciaire Agora Justice, incontournable dans mon département du Finistère, où oeuvrent trois juristes et une psychologue, tant pour l'accès au droit que pour l'aide apportée aux victimes et peut effectuer des missions mandatées par la Justice dans le suivi et l'écoute psychologique ? Cette association assure des permanences en période de confinement dans le cadre du Plan de continuité de l'activité du ministère de la justice.

Existe-t-il des associations similaires, à votre connaissance, pour traiter des violences intrafamiliales ?

Mme Dominique Vérien. - Les cours criminelles ont-elles atteint leur objectif d'accélération des procédures et permis d'éviter la correctionnalisation des viols ?

Mme Victoire Jasmin. - Parmi les infractions graves commises en Guadeloupe pendant le confinement figurent des cas d'enfants placés dans des familles d'accueil afin de les éloigner de pères incestueux ; en l'absence de décision de justice, ces enfants ont néanmoins dû retourner dans leurs familles biologiques au motif de la préservation du lien familial. Ils en reviennent fortement perturbés !

Dans le contexte d'une situation de résidence alternée, un cas m'a été rapporté. Une mère a été poursuivie pour non-présentation d'enfant. Elle ne voulait que préserver son enfant de violences infligées par le père. Elle n'était pas parvenue à faire suspendre la résidence alternée.

Maître Carine Durrieu-Diebolt, avocate. - S'il devait être autorisé, l'accès direct aux UMJ devrait alors faire l'objet d'un plan de communication pour être connu du plus grand nombre et pour que la police puisse inciter les victimes à s'y présenter au plus vite, de sorte que les éléments matériels constitutifs de l'infraction soient préservés. L'avocat devrait aussi avoir accès aux résultats et constatations des UMJ pour conseiller les victimes en vue d'un dépôt de plainte, ce qui n'est malheureusement pas le cas actuellement.

S'agissant de mon activité, je recevrai à nouveau des clients à partir de la semaine du 18 mai. J'appliquerai naturellement les mesures individuelles de distanciation sociale et de prévention.

Les nouveaux dossiers ouverts pendant le confinement l'ont été exclusivement par courriel et téléphone ; l'un concerne une cliente résidant à l'étranger qui, victime d'un viol en France en décembre, a porté plainte. Alors même qu'une enquête préliminaire est en cours, elle a reçu du commissariat en charge du dossier une décision, fort étonnante, de destruction des scellés ; je lui ai conseillé de s'y opposer et me suis rapprochée du parquet à sa demande.

La vie judiciaire a continué pendant le confinement, les magistrats avaient plus de temps pour étudier les dossiers au fond et apurer un certain retard.

Je n'ai pas été en relation avec l'association Agora Justice, dont l'action doit concerner un territoire précis. En région parisienne, travaillent au sein des commissariats : des psychologues, des intervenants sociaux, des associations d'aide aux victimes, similaires je pense à Agora Justice, qui peuvent proposer les services d'un juriste. L'action de celui-ci est complémentaire et ne se substitue pas à l'avocat dont les champs d'intervention sont spécifiques (accès au dossier pénal d'instruction, rédaction de plainte avec constitution de partie civile ou non).

La première audience d'une cour criminelle s'est déroulée en septembre 2019, à Caen. J'ai assisté une cliente pour la première session de la seconde cour criminelle, celle de Bourges, en octobre 2019, puis à Versailles.

Mes deux expériences devant des cours criminelles ont été positives. J'ai apprécié la fixation d'audience très rapide (seulement quatre mois de délais), très appréciable pour les victimes. À titre de comparaison, il faut habituellement compter devant la cour d'assises de Versailles entre un an et un an et demi entre l'ordonnance de mise en accusation et le procès. Chaque audience s'est déroulée sur deux jours, ce qui m'a paru satisfaisant. Je considère que chacun, victime, témoin ou expert, a pu s'exprimer. J'ai trouvé le déroulement de ces procès très proche de ce que l'on observe aux assises, à ceci près que les jurés y étaient absents et que les cinq magistrats avaient accès au dossier pénal. Ce point me semble essentiel pour des affaires de violences sexuelles, très techniques et qui nécessitent une formation spécifique pour apprécier justement des réactions parfois contre-intuitives qui pourraient parfois desservir les victimes.

Le délibéré est également survenu plus rapidement qu'en cour d'assises. Mes clients se sont déclarés satisfaits de ces procès. Ils ont eu le sentiment d'avoir été entendus.

Paris n'est cependant pas encore concerné par les cours criminelles. La correctionnalisation des viols, déqualifiés en agression sexuelle, demeure une aberration juridique, très mal vécue des victimes, qui la vivent comme une « sous-justice » à leur égard. À mon avis, les cours criminelles sont plus proches des cours d'assises que des tribunaux correctionnels. Si l'expérience des cours criminelles permettait de mettre fin à la correctionnalisation des viols, ce serait à mon sens très positif.

Concernant les enfants victimes de pères incestueux qui continuent cependant à bénéficier d'un droit d'hébergement, il faut savoir qu'un jugement de condamnation peut retirer l'autorité parentale au père.

Si le père incestueux se voyait octroyer le bénéfice d'un droit de visite par le JAF, il faudrait que ce droit s'exerce dans un lieu médiatisé. Selon moi, les droits de l'enfant devraient primer sur ceux du père. Le témoignage d'une mère qui porte une accusation d'inceste sur le père de son enfant devrait, comme je l'ai dit précédemment, se voir conférer une présomption de crédibilité, afin de suspendre ses droits parentaux pendant l'enquête préliminaire, sans attenter à la présomption d'innocence puisqu'il faut prouver la culpabilité du mis en cause.

Mme Marta de Cidrac. - Comment inviter le voisinage à témoigner contre des faits possibles de violences à l'encontre de femmes ou d'enfants ? Ne devrait-on pas mettre en avant la non-assistance à personne en danger quand le voisinage ne joue pas son rôle d'alerte ?

Maître Carine Durrieu-Diebolt, avocate. - Mon action est circonscrite aux cas de violences sexuelles, lesquelles sont généralement commises dans le silence ; dès lors, le voisinage peut difficilement en être informé. Il arrive que des enfants ou des adolescents se confient à un ami ou à un proche, mais c'est souvent sous le sceau du secret. Les jeunes gardent le secret de ces confidences. Cela n'aide pas à les dénoncer...

Il est hautement improbable qu'un procureur poursuive le voisinage pour non-dénonciation de violences sexuelles. Lorsque ces dernières sont exercées sur un enfant, une mère qui affirme ne s'être rendu compte de rien n'est pas poursuivie : dès lors comment concevoir que des voisins le soient ?

Mme Annick Billon, présidente. - Maître, je vous remercie pour votre intervention et pour les propositions concrètes que vous avez formulées.


* 1 En 2014, un homme, pourtant sous contrôle judiciaire, a tué son ex-compagne et les parents de cette dernière.

* 2 Loi n° 2019-1480 du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille.

* 3 Loi n° 2019-1480 du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille.

* 4 Les soeurs Mirabal (Patria, Minerva et María Teresa) furent assassinées le 25 novembre 1960 par les partisans du dictateur Rafael Trujillo, qui dirigea la République dominicaine de 1930 à 1961.

* 5 La tuerie de l'École polytechnique a eu lieu le 6 décembre1989 à l'École polytechnique de Montréal, au Québec.

* 6 Art. 223-6 du code pénal condamnant l'abstention volontaire de porter assistance à une personne en péril.