- Mardi 3 mars 2020
- Audition de Mme Maryvonne Le Brignonen, directrice du service Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRAFCIN), et M. Julien Amode, adjoint au chef du département de l'analyse du renseignement et de l'information (ne sera pas publié)
- Audition de M. Michel Aubouin, ancien préfet
- Audition de M. François Héran, professeur au Collège de France, chaire Migrations et sociétés
- Jeudi 5 mars 2020
Mardi 3 mars 2020
- Présidence de Mme Nathalie Delattre, présidente -
La réunion est ouverte à 15 h 50.
Audition de Mme Maryvonne Le Brignonen, directrice du service Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRAFCIN), et M. Julien Amode, adjoint au chef du département de l'analyse du renseignement et de l'information (ne sera pas publié)
Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.
La réunion, suspendue à 16 h 40 est reprise à 16 h 55.
Audition de M. Michel Aubouin, ancien préfet
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en accueillant M. Michel Aubouin, ancien préfet.
Monsieur le préfet, nous sommes particulièrement intéressés par votre ouvrage intitulé 40 ans dans les cités, ainsi que par votre connaissance de ces territoires. Dans la mesure où nous étudions la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre, je pense que vous serez à même de répondre à nos questions.
Comme vous le savez, je dois préalablement à nos échanges vous demander de bien vouloir prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Michel Aubouin prête serment.
M. Michel Aubouin, ancien préfet. - Merci beaucoup pour votre invitation.
D'abord, je précise que je ne suis pas un spécialiste de l'islam et des questions de radicalisation. Mon expertise porte davantage sur les « quartiers », c'est-à-dire ces territoires enclavés de la République, qui sont de plus en plus impénétrables, voués à la délinquance et au crime, et régulièrement touchés par des émeutes. Ces quartiers ont été à la fois le coeur d'une partie de mon action de préfet et le centre de mon travail d'observateur.
J'ai une assez bonne connaissance d'environ 500 des 1 500 quartiers prioritaires de la politique de la ville, ce qui représente environ cinq millions d'habitants. Mes principaux observatoires en Île-de-France sont les cités de La Grande Borne et de Grigny 2 à Grigny. Je connais également les cités des Tarterêts à Corbeil-Essonnes, de Chanteloup-les-Vignes, de Mantes-la-Jolie, de Creil et d'Argenteuil.
Mon expérience personnelle repose sur les fonctions que j'ai occupées en tant que préfet dans les départements où se situent les villes dont je viens de parler, ainsi que sur les trois années que j'ai passées à l'Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI). J'y ai réalisé des études sur les émeutes urbaines, à une époque où le ministère de l'intérieur avait encore la volonté et les moyens de conduire des études et d'engager des recherches.
J'ai ensuite exercé les fonctions de directeur de l'accueil, de l'intégration et de la citoyenneté pendant quatre ans. À ce titre, j'ai mené des études sur l'islam et contribué, avec l'institut catholique de Paris et l'université de Strasbourg, à financer la formation des imams. Enfin, j'ai été inspecteur général de l'administration pendant près de quatre ans : j'ai alors réalisé plusieurs études sur des sujets en rapport avec la politique migratoire, les quartiers, l'islam ou la radicalisation musulmane.
Grâce à ces différentes expériences, j'ai accumulé un certain nombre de connaissances, qui ne sont ni exhaustives ni théoriques, mais qui me permettent de délivrer quelques vérités sur ces sujets.
Concernant la radicalisation en tant que telle, j'ai des réserves sur le terme lui-même. À mon sens, le mot est polysémique, ce qui pose deux difficultés : d'abord, cela n'aide pas à développer une pensée claire ; ensuite, cela rend complexe l'élaboration de règles de droit et de normes adéquates. En tant qu'acteur de terrain, je ne sais pas très bien ce qui distingue un individu radicalisé d'un individu qui ne le serait pas encore, ce qui, de mon point de vue, pose problème.
J'ajoute, fait étrange, que l'on parle souvent de radicalisation sans préciser qu'il s'agit de radicalisation islamiste, flou que l'intitulé de votre commission dissipe d'emblée.
D'après mon expérience, la radicalisation renvoie à deux phénomènes assez distincts l'un de l'autre.
Dans une première acception, la radicalisation coïncide avec une interprétation de l'islam par des courants fanatiques, qui prônent un djihad mortifère au nom de la pureté de la religion. En soi, cette première forme de radicalisation peut constituer un objet juridique, car le marqueur de la radicalisation correspond au passage à l'acte violent. Il existe une seconde forme de radicalisation qui est l'expansion d'un islam militant, qui considère que les prescriptions religieuses ont vocation à s'appliquer à l'ensemble du corps social. La rupture a lieu quand les individus considèrent que les prescriptions religieuses sont plus légitimes que les lois de la République. Pour moi, ces deux formes de radicalisation ne concordent pas, même si elles se recoupent parfois.
Ce qui distingue l'islam des autres religions, ce qui explique donc, selon moi, le caractère particulier de la radicalisation musulmane, c'est tout d'abord la notion englobante de Dar Al-Islam, c'est-à-dire la « terre d'islam » qui a vocation à s'étendre. L'islam se caractérise également par le concept de oumma, la communauté des croyants. Cette religion, pour des raisons davantage culturelles que théologiques, pose que la communauté prime sur l'individu, ce qui met en cause les fondements de notre culture politique.
Je voudrais rappeler trois éléments de contexte.
Premièrement, l'islam a profondément muté ces cinq dernières années.
Ainsi, « l'islam des caves » a totalement disparu : l'islam est très visible dans tous les territoires, installé dans l'espace public. La France compte 2 500 grandes mosquées, qui peuvent recevoir plus de mille fidèles lors de la prière du vendredi, soit plus de deux millions de fidèles au total, ce qui est un chiffre significatif. Certaines communes comptent même plusieurs grandes mosquées, parfois en centre-ville.
La construction de chaque mosquée a coûté en moyenne plus de 2 millions d'euros, si bien que l'ensemble de ces édifices religieux représente un capital financier de plusieurs milliards d'euros. En outre, les bâtiments comprennent souvent des écoles coraniques, des centres culturels, parfois des écoles, des collèges ou des lycées. Globalement, l'islam est donc riche : il crée des activités commerciales au travers notamment du hadj, des transferts de corps et du halal.
On parle souvent du financement étranger des mosquées françaises. Pour ma part, je crois que la plupart des mosquées construites aujourd'hui en France le sont grâce à des capitaux français. Cela montre que la puissance de l'islam n'est pas la même aujourd'hui qu'il y a dix ans.
Deuxièmement, l'islam s'est radicalisé, dans la mesure où une grande partie des musulmans observe l'ensemble des préceptes théologiques : les prières quotidiennes, le port du voile, la distance nécessaire entre les hommes et les femmes, le respect des interdits alimentaires, autant de règles qui inscrivent l'islam dans l'espace public. Pour dire les choses clairement, l'islam n'est plus une religion marginale en France.
La frange la plus radicale des musulmans augmente sans doute dans les mêmes proportions que le nombre total de musulmans. D'une certaine façon, la radicalisation islamiste profite de l'expansion générale de l'islam sur le territoire national. Contrairement à une opinion répandue dans nos instances nationales, je ne crois pas que les instances officielles de l'islam soient en mesure de réguler les manifestations de l'islam radical. Après tout, le protestantisme n'a pas non plus été capable d'endiguer la montée en puissance des évangélistes en France.
Troisièmement, l'islam n'est pas la seule religion dans les quartiers. Contrairement à une idée reçue, de nombreuses religions militent dans les cités. Dans le quartier de La Grande Borne à Grigny, l'église catholique parvient à rassembler 300 fidèles chaque semaine, des Français d'origine congolaise. En réalité, les religions sont toutes en expansion et se livrent à une concurrence féroce dans les quartiers. Cela étant, l'islam reste dominant dans beaucoup de territoires et y impose ses règles à l'ensemble des acteurs.
L'islam radicalisé regroupe, d'après moi, cinq populations différentes.
Tout d'abord, certains jeunes, issus de familles maghrébines, choisissent de rompre avec l'islam de leurs parents, qu'ils considèrent comme un islam dévoyé, un islam d'ouvriers ne respectant pas toutes les prescriptions.
Ensuite, on trouve de jeunes Français, d'origine non musulmane, à la recherche d'une autre forme de religiosité, plus pure, d'une fraternité qu'ils n'ont pas trouvée dans leur communauté d'origine.
Il existe également une population très intégrée, française, cultivée, qui voit dans l'islam communautaire le vecteur d'une identité propre au monde musulman. Certains de ces musulmans voient dans l'islam un instrument de promotion personnelle. Beaucoup jouent déjà un rôle politique à l'échelon local. Nombreux sont ceux qui travaillent dans l'éducation nationale, notamment parmi les professeurs de mathématiques, science reine de l'islam. Dans cette catégorie, on compte beaucoup d'adeptes de la pensée de Tariq Ramadan : ceux-ci pensent l'islam comme un objet politique et sont susceptibles de présenter des listes aux prochaines élections municipales.
Il ne faut pas oublier les familles récemment arrivées en France avec un islam nettement plus rigoriste que celui que l'on y pratique. Je pense en particulier aux familles afghanes, ou à la communauté tchétchène implantée en Alsace. Ces personnes migrent avec des pratiques religieuses parfois très éloignées des codes culturels français. À ce stade, nous n'avons pas trouvé de solution pour régler ce problème.
Au risque de vous choquer, je souhaite vous rappeler que la France accueille chaque année, depuis cinq ans, 10 000 jeunes réfugiés afghans. Ces 50 000 jeunes hommes, qui ont entre 18 et 25 ans, pourront bientôt faire venir une femme de leur pays d'origine, laquelle introduira une pratique religieuse très différente des nôtres. L'immigration, sous cet angle, est aussi une source de radicalisation islamiste.
Enfin, j'évoquerai une dernière population, peut-être la plus dangereuse, l'islam de la rédemption ou de l'interconnaissance, propre au monde du crime. Dans les prisons françaises où une grande majorité des détenus sont musulmans, de véritables organisations internes fondées sur l'islam se sont constituées. Cette religion a un caractère très structurant : ainsi, à Fleury-Mérogis, l'administration pénitentiaire m'a révélé avoir des correspondants musulmans pour chaque quartier de la prison.
De nombreux jeunes gens tombés dans la délinquance ont acquis une pratique religieuse en prison. Je prendrai l'exemple d'Amedy Coulibaly, jeune délinquant violent, qui s'est engagé dans la voie de l'islam radical après une première incarcération à Fleury-Mérogis. Ce type de profil est susceptible de passer à l'acte, notamment parce qu'il est issu du monde du crime.
J'aimerais également dire un mot de l'État. Même si je ne suis pas habilité à en parler, je pense que l'État est extrêmement mal organisé pour traiter de la question de la radicalisation. En tant qu'institution, il a toujours du mal à penser la question religieuse. Ce sujet est traité par le bureau des cultes du ministère de l'intérieur, dont le responsable est souvent un jeune administrateur civil, sorti de l'École nationale d'administration (ENA) depuis peu, qui ne possède pas de formation théologique et qui dirige un modeste bureau au fond d'un couloir du ministère. Sa principale mission consiste à s'occuper des salaires des prêtres concordataires. Comment avoir une vision générale de la religion en France avec une telle organisation ? Ce dispositif est pourtant reconduit d'année en année.
Le ministère de l'intérieur, qui est aussi celui des cultes, est très démuni sur ces sujets, car il ne commande plus aucune étude et ne fait plus aucune prospective. Sa politique est définie au jour le jour en fonction de l'actualité, ce qui empêche de prendre le recul nécessaire pour comprendre les grands phénomènes qui agitent la société française.
Je précise que, comme beaucoup d'entre vous probablement, je suis profondément laïc : j'estime par conséquent que l'État doit regarder les religions avec une certaine distance, ce qui ne doit pas l'empêcher de s'intéresser au fait religieux, qui s'insinue de plus en plus dans la société.
Je suis très étonné de constater que la religion est aussi répandue dans les banlieues. Pour prendre l'exemple de la ville nouvelle d'Évry, que je connais très bien, on y trouve l'ancienne plus grande mosquée d'Europe, la plus grande pagode d'Europe, la dernière cathédrale construite en Europe, mais aussi les lieux de culte de douze autres religions. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, la pratique religieuse n'a pas disparu. Au contraire, elle revient en force, non seulement parce la demande de spiritualité de la société s'accroît, mais aussi parce que l'immigration suscite de nouvelles formes de religiosité.
En conclusion, notre approche de la question de la radicalisation n'est pas assez globale. On traite les individus sans tenir compte des phénomènes sous-jacents. Au ministère de l'intérieur, on considère, de mon point de vue à tort, que la radicalisation est une pathologie qu'il faut traiter avec des instruments qui relèvent de la psychiatrie. C'est une erreur : il ne faut pas confondre la radicalisation islamiste, qui a ses ressorts propres, avec les mouvements sectaires, par exemple. Cela n'a strictement rien à voir.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Vous avez parlé de votre expérience des quartiers prioritaires de la politique de la ville. Or l'islam radical s'observe essentiellement dans ces quartiers, qui ont pourtant profité de millions d'euros d'aides publiques et de la mobilisation des élus locaux. Nous devons nous interroger aujourd'hui sur ces financements et sur les objectifs de la politique de la ville.
Investir plusieurs millions d'euros pour aider les moins aisés à mieux vivre est primordial, mais il faut se poser la question de la contrepartie que l'on a exigée. Je pense que l'on n'a pas réclamé grand-chose et que l'on a laissé ces quartiers sortir de la République.
Vous avez parlé de la laïcité. Il ne faut pas dissocier les discours contre l'islam politique de la laïcité, comme vient de le faire le Président de la République à Mulhouse, car la laïcité est un pilier du vivre ensemble, un socle commun.
Je vais poser une question un peu provocatrice. Vous avez évoqué l'existence de 2 500 mosquées en France : ne pensez-vous pas qu'il y en a assez ? Ne serait-il pas temps d'arrêter de construire des mosquées ?
M. Michel Aubouin. - Même s'il y a sans doute plus de trois millions de musulmans pratiquants en France, je pense en effet qu'il y a suffisamment de mosquées en France, notamment parce qu'il existe des mosquées grandes comme des cathédrales.
J'ai récemment entendu le recteur de la grande mosquée de Paris dire qu'il fallait construire de nouvelles mosquées, car tous les fidèles ne pouvaient pas être accueillis. D'après moi, même s'il n'existe aucun moyen légal de l'interdire, il n'est pas sain de laisser plusieurs mosquées s'établir dans une même commune.
Je voudrais rectifier une erreur courante : ce n'est pas le financement des mosquées qui pose problème, mais leur statut. Elles sont régies par un statut d'une très grande fragilité, qui explique que leurs conseils d'administration soient une proie facile pour des courants ou des obédiences très éloignées les unes des autres. À terme, ces mosquées communautaires risquent de nous poser de vrais problèmes.
Il faudrait s'intéresser aux règles de constructibilité des mosquées. Pourquoi ne pas leur appliquer les normes relatives aux grandes surfaces, par exemple, celles qui les obligent à construire un nombre minimal de places de stationnement ? Cela poserait la question de la surface utile nécessaire à la construction d'une mosquée.
On pourrait aussi fixer des normes pour en limiter la hauteur parce que la plupart des mosquées possède un minaret. Et qui dit minaret dit appel à la prière - c'est inévitable -, car rien n'interdit l'appel à la prière en droit.
C'est d'ailleurs tout le problème : sur ces sujets, la règle de droit ne permet pas de distinguer le licite de l'illicite alors que, précisément, l'islam est fondé sur un principe de droit, la différence entre l'interdit et l'autorisé. Le combat des tenants de l'islam politique est d'introduire la distinction entre le haram et le halal dans la société. Or, comme la notion de haram est extensive, le risque peut s'accroître dans des proportions importantes. Je pense aux institutions publiques dans lesquelles on ne sert d'ores et déjà plus de viande de porc. C'est le cas dans les centres de rétention administrative ou dans certaines cantines scolaires.
Comme on l'a fait avec la loi interdisant le port du voile intégral dans tout l'espace public, il faudrait aborder ces questions, non sur un fondement religieux mais en termes de sécurité dans l'espace public. De la même façon qu'il doit être possible d'édicter des règles limitant la constructibilité des mosquées, il doit être possible d'élaborer des règles de droit pour fixer ce qui est licite et illicite, afin de ne pas laisser le champ libre aux partisans de l'islam politique.
À côté de la laïcité, le droit est un instrument qui ne doit pas être négligé si l'on veut défendre nos valeurs et notre façon d'être et de vivre au quotidien.
Prenons l'exemple des prières dans l'entreprise durant la période du ramadan : cela pose toute une série de difficultés aux chefs d'entreprise, d'autant que le phénomène se propage de façon naturelle ou organisée - il faut dire les choses telles qu'elles sont. Il aurait fallu prévoir des garde-fous face à cette dérive. Aujourd'hui, je pense que la représentation nationale devrait s'emparer du sujet.
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Malheureusement, les problématiques liées à l'islam radical touchent l'ensemble du territoire national. Dans mon département de l'Ain, les préfets successifs m'ont tous fait comprendre qu'il n'y avait pas vraiment de problèmes liés à l'islamisme, alors que les maires me disaient exactement l'inverse et me signalaient régulièrement la présence de femmes en niqab à la sortie des écoles.
Selon vous, la prise de conscience de l'État sur ces sujets est-elle suffisante ? N'a-t-il pas la volonté de ne pas inquiéter les élus et la population ? Je crains que ce mutisme volontaire de l'État fasse in fine le jeu de ceux qui se nourrissent des peurs.
Je crois, au contraire, qu'il faut prendre le taureau par les cornes. Vous avez parlé de la viande halal. Il faut bien reconnaître qu'il y a eu une forme de démission des élus qui ont accepté des menus halal dans les cantines scolaires.
M. Michel Aubouin. - Au risque de fâcher mes anciens collègues, je vais vous répondre sincèrement : il y a une forme de myopie et une grande méconnaissance de l'islam politique. La plupart des préfets n'ont qu'une remontée partielle des informations et n'ont aucune formation théorique sur l'islam, ce qui explique leur difficulté à appréhender correctement la question.
Cela étant, les institutions publiques ne sont pas toujours très claires au sujet de la distance que le monde politique devrait observer à l'égard des religions. Je ne suis pas sûr qu'il soit raisonnable qu'un membre du Gouvernement participe à la rupture du jeûne dans une mosquée, par exemple.
Mme Nathalie Goulet. - Et participer au dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) alors ?
M. Michel Aubouin. - Oui, cela revient au même. En revanche, on voit rarement un ministre dans une cathédrale le soir de la messe de Noël.
Pour tout vous dire, je considère que l'État s'occupe beaucoup trop de l'islam, mais pas comme il le faudrait. Alors que la réalité est parfaitement connue des acteurs de terrain, les maires notamment, elle est largement occultée par les institutions.
Mme Nathalie Goulet. - Après un premier rapport sénatorial en 2014 sur les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes, mon collègue André Reichardt et moi-même avons publié en 2015 un rapport sur l'islam en France, rapport très circonstancié sur la place et le financement de l'islam et de ses lieux de culte.
Comment expliquer que la remontée des informations n'entraîne pas automatiquement l'application de mesures ? Malgré les travaux que je viens de citer, la multitude de rapports commis par nos collègues députés, ou encore le rapport sur la menace terroriste de ma collègue Sylvie Goy-Chavent, rien ne bouge. Je pense aussi à la proposition de loi de mon collègue André Reichardt sur la formation des ministres du culte, qui a été totalement vidée de sa substance par la majorité gouvernementale.
Comment expliquer ce délit de naïveté ? Avouez que c'est un peu décevant pour la représentation nationale de produire des rapports sans qu'aucun des dispositifs qu'elle préconise n'entre en application. C'est frustrant de ne pas parvenir à introduire des mesures de bon sens dans le droit positif. Je pense notamment, puisque vous avez évoqué le financement des associations, à l'alignement du régime juridique des mosquées sur celui de la loi de 1905, plus strict. Que devons-nous faire, selon vous, pour inverser la tendance, d'autant que la situation se détériore au fil du temps ?
M. Michel Aubouin. - Je vous répondrai du point de vue du haut fonctionnaire que j'ai été. Vous ne conduisez pas de politique publique sans une structure administrative pour vous aider. Le ministre de l'agriculture bénéficie de l'aide de toutes les directions de son ministère, par exemple. Seul, sans infrastructure administrative, aucun ministre ne serait en mesure de conduire sa politique. Je ne comprends pas qu'un grand pays comme le nôtre, confronté à de tels problèmes, ne soit pas capable de créer une direction des religions, qui serait chargée de préparer des textes sur les sujets religieux.
Mme Nathalie Goulet. - C'est une question de volonté politique, pas de moyens !
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - On peut créer toutes les structures que l'on veut, sans volonté politique, on n'y arrivera pas ! J'ai connu un préfet qui a refusé d'interdire une manifestation contre l'islamophobie supposée de la maire que j'étais alors, au motif qu'il avait peur de voir le tribunal administratif annuler son arrêté.
Maintenant que le Président de la République a parlé de séparatisme islamiste, que l'on se sait confrontés à une réalité violente et inquiétante, qui peut mettre en péril notre démocratie, on peut espérer enfin y arriver !
M. Sébastien Meurant. - Comment peut-on croire en la volonté politique du Président de la République, alors que celui-ci a parlé de séparatisme aux côtés d'une femme portant le niqab ?
Depuis un peu plus de deux ans, je suis rapporteur de la mission « Immigration, asile et intégration ». J'ai rencontré des représentants de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), et de l'association France Terre d'asile. J'ai pu constater que cette politique publique ne faisait pas l'objet d'une comptabilité consolidée. Personne ne veut, même ici au Sénat, conduire un travail sérieux sur le coût de l'immigration.
Vous avez évoqué l'organisation de l'État parmi les causes du problème. Pour ma part, je parlerai de son manque de volonté d'affronter ce qui constitue en fait un impérialisme musulman. Je fais référence au temps long, aux présences juive et chrétienne en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, et à ce qui se passe depuis la dernière guerre mondiale. J'aimerais votre avis sur ce point.
Aujourd'hui, dans mon département du Val d'Oise, l'État envoie des préfets régaliens, signe d'une prise de conscience face aux problèmes. Je vois les choses changer à la vitesse grand V et l'islam s'implanter durablement. En tant que maire, j'ai déjà été confronté à deux demandes de construction de lieux de culte. Je les ai rejetées en évoquant les problèmes liés au culte musulman. J'ai également répondu que je changerai peut-être d'avis le jour où il sera possible d'ouvrir une église en Algérie ou en Arabie Saoudite...
Vous avez parlé d'Argenteuil : je ne comprends pas que l'État ne réagisse pas, alors que tout le monde sait que, depuis plusieurs années, petites filles et petits garçons ne bénéficient pas des mêmes enseignements dans certaines écoles. Dans certaines communes, on a bâti trois ou quatre mosquées, toutes financées par un pays différent : ce n'est tout simplement plus la République, plus la France !
Je ne comprends pas non plus que les préfets ne réagissent pas, alors que certaines communes du Val d'Oise risquent de passer chez les « barbus », les islamistes. Pourquoi continue-t-on à laisser entrer 10 000 Afghans chaque année, comme vous l'avez mentionné ?
M. Rachel Mazuir. - Je vous remercie de toutes ces informations passionnantes. Nous avons quelques chiffres - 2 500 mosquées, environ trois millions de pratiquants sur un peu moins de six millions de musulmans en France -, mais quel est le pourcentage de pratiquants réguliers ? J'avais le chiffre de 15 % à l'esprit...
La libre pensée de l'Ain a récemment organisé un débat sur le Rojava, le Kurdistan syrien, dans la commune de Châtillon-sur-Chalaronne. Cette conférence a été interdite de facto, car le consulat turc de Lyon, voire l'ambassade de Turquie à Paris, a motivé les Turcs de la région pour qu'elle ne puisse pas avoir lieu. J'ai signé une tribune dans Marianne pour dire ma désapprobation sur le bombardement turc du Kurdistan ; j'ai immédiatement reçu une demande d'audience par trois Turcs dont l'un est membre national du conseil d'administration de la religion turco-musulmane - et présent sur une liste municipale à Bourg-en-Bresse - et ils m'ont demandé des comptes ! Voilà ce qui se passe dans l'Ain !
Ce qui rassemble les hommes c'est l'imaginaire, donc la religion. La laïcité à la française peut-elle contrecarrer cette démarche inhérente à l'homme ? Nous sommes toujours en attente du discours du Président de la République sur la laïcité, mais manifestement il ne sait pas encore très bien ce qu'il pourrait dire... Nous parlons des musulmans, mais les adventistes ne sont pas en retard ! Dans le pays de Gex, alors même que les populations sont très éduquées, les religions et les sectes sont nombreuses et diverses. Comment faire pour que la laïcité devienne un véritable contrepoison à la démarche religieuse ?
M. Michel Aubouin. - Tant que la laïcité sera incantatoire, elle sera inutile. Elle doit s'incarner dans des principes juridiques et non dans des discours généraux sans éléments de droit.
L'islam a un avantage concurrentiel considérable par rapport aux autres religions : il est facile d'accès et représente une religion fraternelle qui permet d'entrer dans une communauté. Pour les personnes en difficultés personnelles et en quête de spiritualité, l'islam constitue donc une religion que je qualifierais de « facile », tout en ayant l'apparence d'une religion savante. Dans son ouvrage, Bernard Rougier recueille le témoignage de femmes musulmanes incarcérées qui ont lu plusieurs livres très savants en arabe coranique. Pourquoi une partie des jeunes d'origine catholique se tournent-ils vers l'islam ? C'est une question que la religion catholique doit se poser.
Le nombre de mosquées en France permet d'accueillir entre trois et quatre millions de fidèles. Mais, même si elle se passe de plus en plus à la mosquée, l'essentiel de la pratique reste au sein du cercle familial.
Il y a une forte demande de la population française au sujet de l'islam, mais aucune réponse politique à haut niveau. La création d'un Islam de France serait la pire des fausses bonnes idées : il ne réussira pas à réguler les pratiques et ne pourra pas co-exister avec les islams consulaires qui sont extrêmement puissants. La laïcité autorise et protège toutes les religions, mais n'admet pas qu'elles empiètent sur le champ politique et social du pays.
Je partage votre avis sur les quartiers : alors qu'un million d'euros ont été investis à Grigny pour la rénovation de la Grande Borne, la situation est pire qu'il y a dix ans ; à Chanteloup-les-Vignes, en une seule nuit, les destructions se sont chiffrées à deux millions euros ! La question du bâti n'est pas la bonne question : il faut traiter la question de la population et de sa concentration dans des quartiers qui appartiennent pourtant à la puissance publique - via les organismes HLM. C'est un paradoxe : les difficultés se concentrent dans des quartiers où les loyers sont pourtant extrêmement faibles - le loyer résiduel à la Grande Borne c'est 50 euros...
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Tout à fait. Il faut se poser la question du peuplement de ces quartiers.
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Je vous remercie.
La réunion, suspendue à 18 h 05, est reprise à 18 h 10 heures.
Audition de M. François Héran, professeur au Collège de France, chaire Migrations et sociétés
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Nous concluons nos auditions de ce jour par celle de M. François Héran, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire migrations et société, qui a consacré son cours cette année à la question des enfants et petits-enfants d'immigrés en France.
Vous avez donc été amené à vous pencher sur ce que vous appelez le spectre du communautarisme. Le président de la République a parlé récemment du séparatisme islamiste qui touche certains de nos territoires. Il est évident que ce phénomène ne touche pas l'ensemble, ni même la majorité des Français de confession musulmane. La notion même de communauté musulmane est sujette à caution. Mais plusieurs sociologues que nous avons entendus ont insisté sur le rôle que peuvent jouer des minorités agissantes pour faire pression sur la vie de personnes d'un territoire, imposer une vision de la religion et tenter de la faire primer sur le vivre ensemble républicain. Quelle est votre analyse ?
Avant de vous passer la parole, je dois cependant vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François Héran prête serment.
M. François Héran, professeur au Collège de France, chaire migrations et sociétés. - Je vous remercie de votre invitation. Je ne prétends pas être un spécialiste de l'islamisme. Mais ayant choisi de traiter les questions de l'intégration et de l'assimilation dans mon cours cette année, j'ai également abordé celle de la désintégration. C'est un phénomène complexe et difficile à approcher, pour lequel Gilles Kepel, Olivier Roy et François Burgat nous proposent trois systèmes d'explication possibles.
Par ailleurs, je suis un démographe et un statisticien habitué aux grands nombres et donc moins à l'aise avec les notions de « minorités agissantes » et de « risques ».
Comme nous l'avait rappelé Dominique Schnapper, l'intégration à la société suppose une intégration de la société. Mais cette théorie a été modulée voire contredite par des chercheurs américains qui parlent d'intégration différenciée - segmented assimilation - : certains s'intègrent vers le bas, d'autres vers le haut. Cette intégration différenciée s'observe dans de nombreux pays.
La France est-elle un pays intégré ? La hantise de l'archipel - tel que développé par Jérôme Fourquet -, de la communauté, de la création de groupes allogènes difficiles à maîtriser, s'observe depuis très longtemps : il était reproché aux juifs en Alsace, à Bayonne, dans le Comtat venaissin, de vivre entre eux. À l'époque de Napoléon, les juifs étaient considérés comme des étrangers, car ils se mariaient entre eux, refusaient de manger avec les autres et ne travaillaient pas les mêmes jours que les autres. Napoléon avait eu l'idée de demander au rabbinat d'obliger les juifs à faire au moins un tiers de mariages exogames. Il avait posé douze questions à l'assemblée des notables et avait dicté à l'avance au Conseil d'État les réponses qu'il souhaitait obtenir à ces douze questions. La question du mariage avec les non-juifs est celle qui a le plus divisé. Napoléon souhaitait que soit recommandé le mariage à l'extérieur de la communauté, mais des conseillers d'État lui ont résisté afin qu'il n'y ait pas de loi d'exception pour un groupe particulier. Il y eut cependant le décret infâme de 1808, qui interdit aux juifs de s'installer dans le Haut-Rhin et le Bas-Rhin et de commercer si le maire le souhaite. Mais la moitié des préfets a demandé des exemptions. Finalement, les juifs se sont émancipés, car on les a laissés tranquilles. Ce rappel historique ne constitue certes pas un modèle, mais il est intéressant.
À chaque fois que l'on a tenté une assimilation pure et dure, cela a échoué : les Juifs les plus assimilés n'ont pas échappé à la persécution, les élites musulmanes les plus assimilées - comme Ferhat Abbas - n'ont pas obtenu la citoyenneté qu'ils ambitionnaient, etc. Une discussion sténographiée entre juristes de 1946, que j'ai retrouvée, est particulièrement intéressante à cet égard : alors que le Conseil d'État doit délibérer sur un projet de texte relatif à la naturalisation de certains groupes - les Nordiques - plutôt que d'autres - les Méditerranéens, les Orientaux -, René Cassin rappelle que les principes communs doivent s'appliquer à tous. Dans le discours de ses interlocuteurs, l'antienne des groupes allogènes réapparaît : les Espagnols et les Polonais, qui sont venus en France avec leurs prêtres et leurs journaux, sont cités.
Dans le premier temps de l'accueil, selon une vieille théorie sociologique américaine qui reste valable, les nouveaux venus ont une tendance très marquée à s'établir auprès de la diaspora déjà présente. La diaspora contribue à alléger le coût de l'insertion et notamment celui de l'obtention de l'information - sur le logement, l'emploi. En France, le logement social contribue à créer des concentrations géographiques dommageables à l'intégration. L'accueil communautaire est donc premier. Je rappelle qu'aux États-Unis, le terme community désigne la population ordinaire d'un lieu, alors que la France a rejeté la notion de communauté depuis la Révolution française. Quand je travaillais à l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), les communautés désignaient les personnes vivant en communauté : communautés religieuses, casernes, etc.
Comment s'émancipe-t-on ensuite de sa communauté ? L'État, le tissu associatif, les élus locaux, les collectivités, ont un rôle à jouer. Il faut laisser le choix aux gens : certains ont besoin de garder un lien avec leur nationalité d'origine - René Cassin évoque à cet égard des populations qui vivent loyalement en France tout en conservant un lien avec leur pays d'origine -, d'autres veulent s'assimiler - même si cela n'est pas toujours facile, car on les renvoie sans cesse à leurs origines. L'enquête Trajectoires et Origines de 2008 fait apparaître que près d'un quart de la population française est immigrée ou enfant d'immigré. La prochaine enquête, qui remontera jusqu'aux grands-parents et permettra ainsi d'étudier la troisième génération, devrait montrer qu'un tiers de la population française a un lien avec l'immigration - c'est-à-dire au moins un grand-parent immigré.
Ces enquêtes montrent que plusieurs phénomènes font obstacle à l'intégration. La seconde génération s'est présentée sur le marché du travail au moment où le chômage de masse s'est développé. Les indicateurs d'intégration suivis par l'Insee et par l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) indiquent que cette génération rencontre davantage de problèmes d'intégration que la première : cette situation est paradoxale, car cela devrait être l'inverse. Parmi les indicateurs objectifs, on étudie le taux d'emploi ou la réussite scolaire. Certes, le taux d'éducation a augmenté - et l'illettrisme a disparu -, mais le taux d'emploi reste inférieur. La fin de l'immigration de travail a rompu le lien entre immigration et emploi.
L'OCDE pointe très fortement dans ses synthèses que la France retarde l'entrée des nouveaux venus sur le marché du travail, et pas seulement des demandeurs d'asile. Si l'on étudie la répartition des titres de séjour en France par rapport à ce qui se passe à l'étranger, il apparaît que la France surutilise le motif familial, au sens large. Certes, le regroupement familial stricto sensu ne concerne que 11 000 personnes par an sur les 270 000 titres accordés annuellement, en raison notamment des contraintes imposées - taille du logement, niveau de ressources, etc. - et de leur durcissement régulier. Les personnes finissent par obtenir un titre pour motif familial, alors que dans d'autres pays elles auraient obtenu un titre de travail par exemple. Elles attendent donc très longtemps avant d'obtenir leur titre et se mettent parfois dans des situations irrégulières. Nous sommes face à un paradoxe : en France, 30 à 40 % des personnes en situation régulière sont passées par une situation d'irrégularité. La France est un des pays qui retardent le plus l'intégration de départ : cela peut provoquer des réactions négatives et des frustrations. Je ne dis pas que c'est le terreau du radicalisme, mais cela existe.
Les enquêtes de l'Insee et les testings montrent l'ampleur des discriminations. C'est un phénomène observé dans l'ensemble du monde occidental qui se traduit par une réduction moyenne de 30 % des chances d'embauche. En France, ce pourcentage est variable selon les origines : avec des origines maghrébines ou subsahariennes, ce taux dépasse 50 %. Cela crée des frustrations considérables. L'étude de Fabien Jobard, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), sur les contrôles de police au faciès dans les lieux publics parisiens les plus fréquentés atteste également cette discrimination : en moyenne, à Châtelet, à la Fontaine des Innocents, sur le quai du Thalys ou dans le grand hall de la Gare du Nord, vous avez quatre fois plus de chances d'être interpellé si vous êtes noir ou arabe - et même douze fois plus à certaines heures ! Même si vous êtes en tenue de ville et non coiffé d'une capuche...
Depuis 2003, l'Insee est autorisé à collecter, pour les besoins de son enquête sur l'emploi, des données sur la première nationalité et le pays de naissance de l'individu et de ses parents, ce qui permet d'étudier les discriminations.
Ces phénomènes constituent une toile de fond importante, me semble-t-il, pour aborder la question qui vous occupe.
En dépit de leurs différences et de leurs querelles, Gilles Kepel, Olivier Roy et François Burgat ont beaucoup en commun. Gilles Kepel et Olivier Roy sont convaincus de l'importance de la déstructuration de la famille, de l'absence du père, de la marginalisation sociale. Mais Gilles Kepel s'intéresse davantage aux circuits de prédication religieuse et de financement, tandis qu'Olivier Roy analyse une jeunesse en rupture comme à chaque génération - ce qu'il appelle le nihilisme. Quant à François Burgat, il considère que l'islam n'est qu'un habillage - un lexique et non pas une grammaire - et analyse plutôt un clash de civilisation : le monde musulman aurait développé une haine contre le monde occidental qui remonte au moins à la campagne d'Égypte et au massacre de 3 000 prisonniers ottomans par Bonaparte à Jaffa. Les historiens attachent effectivement désormais de l'importance à croiser les points de vue pour comprendre la position des autres acteurs. Cette approche n'est partagée ni par Gilles Kepel ni par Olivier Roy qui la critiquent très directement. L'explication de type psychosocial est acceptée par Gilles Kepel ; elle est très forte chez Olivier Roy. Pour François Burgat, dans leur contentieux historique avec l'Occident, les musulmans choisissent leur propre langage, l'islam ; mais cette théorie fait probablement trop peu de cas de la spécificité du religieux qui n'est pas la simple ventriloquie d'autres forces sociales et politiques.
Nous avons beaucoup de progrès à faire sur l'immigration, notamment sur la question de l'accès au travail. Les rapports de l'OCDE sont extrêmement clairs à ce sujet. Le décrochage scolaire de la seconde génération que l'on observe en France est l'un des plus forts d'Europe, comme le montre l'étude du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA). Des actions doivent être menées en ces domaines.
Certes, il faut aussi lutter contre les petits foyers de radicalisation, mais cela ne suffira pas : il faut agir sur la toile de fond.
- Présidence de Mme Nathalie Goulet, présidente -
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Notre pays a connu plusieurs vagues migratoires en provenance du Portugal, d'Espagne, de Pologne, d'Italie, d'Afrique du Nord dans les années 1960, d'Asie du Sud-Est dans les années 1975, d'Afrique subsaharienne dans les années 1980... Vous nous dites que notre devoir est d'accueillir celles et ceux qui arrivent chez nous. Mais l'intégration de ces populations pose la question du temps dont nous disposons et de leur nombre ! Vous nous dites qu'il faut bien accueillir, mais comment accueillir quand on n'a pas de travail et pas de logement à offrir. Vous nous parlez de diversité ...
M. François Héran. - Je n'ai jamais dit cela : je n'ai pas dit qu'il fallait accueillir à tout bout de champ ni qu'il fallait de la diversité. Je n'ai rien dit de tel. Ne m'attribuez pas des propos que je n'ai pas tenus !
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Je préside la commission des titres de séjour du Val-d'Oise depuis plus de quinze ans. Il y a quinze ans, les personnes que nous recevions parlaient français. Lors de la commission de la semaine dernière, huit personnes sur dix ne le parlaient pas, alors qu'elles sont en situation irrégulière sur notre territoire depuis dix voire quinze ans ! L'intégration repose aussi sur la volonté des personnes qui arrivent !
Je vous rejoins sur le constat que l'n concentre dans les quartiers des populations qui ont les mêmes fragilités : on a créé des ghettos dans notre pays.
Pour en revenir au coeur de notre sujet existe-t-il d'après vous un séparatisme islamiste en France, comme le dit le Président de la République ?
M. François Héran. - Tout existe : le séparatisme islamiste, l'antisémitisme, l'islamophobie, le racisme anti-blanc, etc. Mais dans quelles proportions ? À quelle fréquence ? Depuis quand ? Comment cela évolue-t-il ? Avec quels effets ? C'est le travail des chercheurs de l'établir. À cet égard, le livre de Bernard Rougier me pose problème : certains chapitres sont remarquables et très précis, mais certaines monographies ont été réalisées par des étudiants, dont au moins une ne répond pas aux critères de rigueur scientifique.
Un indicateur fort et solide, c'est par exemple vingt jeunes de la même localité qui partent faire le djihad. Mais gardons-nous de télescoper les échelles et les dimensions ! À titre d'analogie, au sein de la population des automobilistes, une minorité sont des chauffards, et parmi eux une minorité va devenir des meurtriers : qu'est-ce qui fait que l'on passe d'automobiliste à meurtrier ? Doit-on condamner la voiture parce qu'il y a trois mille morts par an sur les routes ?
Le chômage est un obstacle à l'intégration. L'immense majorité des personnes qui sont accueillies en France - hors étudiants internationaux - est accueillie de droit. Il y a eu la tentative de distinguer l'immigration choisie de l'immigration subie, mais l'immigration subie est légale. L'objectif, jamais atteint, était que l'immigration choisie soit au moins égale à l'immigration subie et que la somme des deux diminue. Mais cela n'est pas possible, car il n'y a plus de connexion entre cycles économiques et flux migratoires dans les pays de vieille immigration - Allemagne, France, Pays-Bas, etc. C'est un peu de notre faute, car en 1974, nous avons supprimé l'immigration de travail. Depuis, il y a eu le tournant de 1978 et le migrant est devenu un sujet de droits. Les seuls pays dans lesquels on observe un ajustement entre les besoins économiques et les flux migratoires, ce sont les nouveaux pays d'immigration comme l'Espagne ou l'Italie. L'immigration familiale est stable depuis 2005 et il serait illusoire de vouloir la diminuer.
En revanche, nous pouvons agir sur la concentration géographique. Le logement social fixe les populations plutôt que d'accroître leur mobilité. Certains pays socio-démocrates dotés d'importantes politiques sociales n'ont pas de logement social. Malheureusement, nous nous interdisons les données statistiques qui permettraient de faire des répartitions : SOS Racisme s'y opposerait comme ils s'opposent à nos enquêtes.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - C'est un vrai sujet !
M. François Héran. - La France a complètement négligé la question de la langue. Il est vrai que l'immigration a d'abord concerné nos anciennes colonies, mais il y a eu ensuite des politiques d'arabisation et, dans d'autres pays, on connaît peu le français. L'Allemagne ou les Pays-Bas ont mieux travaillé la question de la langue.
Mme Nathalie Goulet, présidente. - Israël aussi.
M. François Héran. - En Israël, l'immigration s'est d'abord résumée à la question de l'alya. Jusqu'à ce qu'il rejoigne l'OCDE, le pays n'avait rien fait sur l'immigration ordinaire en provenance des pays voisins.
En France, les formations linguistiques sont très insatisfaisantes. Une récente loi a fixé l'objectif ambitieux de 400 heures d'enseignement linguistique au lieu des 180 observées en moyenne.
Il ne faut pas sous-estimer la volonté d'intégration des migrants. Mais je suis choqué, comme vous, qu'un migrant présent depuis quinze ans sur le territoire français ne parle pas correctement notre langue. Cela s'observe aussi chez les populations asiatiques, cela ne concerne pas que les musulmans.
M. Rachel Mazuir. - Peut-on faire un parallèle entre la situation des musulmans aujourd'hui et celle des Juifs sous Napoléon que vous avez évoquée au début de votre propos ?
Quant à la langue, comme l'écrit Emil Cioran : « on n'habite pas un pays, on habite une langue ».
Mme Nathalie Goulet, présidente. - Dans son ouvrage intitulé Les Juifs de France entre République et sionisme, Charles Enderlin reprend le même parallèle : les questions que nous nous posons aujourd'hui se sont posées au moment de l'intégration des Juifs.
Lorsque nous avons travaillé il y a trois ans sur l'islam en France, nous avons tenté de cerner les besoins des musulmans de France au travers de l'enquête Trajectoires et Origines. Sous certaines conditions, nous disposons donc de statistiques ethniques : pouvez-vous me le confirmer ? Je suis intimement persuadée que ces statistiques constituent des outils indispensables à la connaissance des populations.
M. Sébastien Meurant. - Le mariage est une question d'intégration. On observe une endogamie très forte chez les Turcs, c'est un problème pour l'intégration et l'assimilation.
Pour brosser la toile de fond, ne faut-il pas remonter encore plus loin, notamment à l'impérialisme musulman ? De ce point de vue, les discours d'Erdogan sont insupportables.
Il est difficile de comparer la situation actuelle des musulmans avec celle des Juifs au début du XIXe siècle, car le nombre de personnes concernées n'est pas comparable.
Discriminer, c'est choisir. Dans les recrutements, on observe souvent que les jeunes femmes de Seine-Saint-Denis n'ont pas les codes vestimentaires. Il ne me paraît pas choquant qu'un jeune soit plus contrôlé qu'un ancien. L'on sait bien qu'en prison certaines populations sont plus représentées que d'autres - c'est un fait - et on comprend alors que le policier contrôle davantage ces populations. J'observe que dans certains métiers, informatiques par exemple, la compétence prime et les recrutements se font.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Le sujet des statistiques ethniques est important. Quand on est maire et que l'on veut travailler avec le préfet sur les équilibres sociologiques du territoire, on nous parle seulement des ressources ! Ce n'est pas ainsi que nous réussirons !
M. François Héran. - J'ai consacré une bonne partie de ma vie professionnelle à obtenir l'utilisation de statistiques ethniques. Il y a une véritable méconnaissance de la part notamment des médias : ces statistiques ne sont pas interdites, mais elles sont soumises à un régime de dérogation. L'interdiction de principe a été posée par la loi du 6 juin 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, dite loi Informatique et Libertés, qui interdit de traiter des données à caractère personnel qui révèlent la prétendue origine raciale ou l'origine ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques, l'appartenance syndicale, la santé ou l'orientation sexuelle des individus. Mais cette même loi introduit une dizaine de dérogations au principe d'interdiction : le traitement de telles données reste donc interdit, sauf si la finalité de l'enquête est recevable et sous réserve que l'anonymat soit conservé, le consentement de la personne obtenu, les données sécurisées, etc.
Sachez que 90 % du savoir que nous détenons sur la population française a été acquis par dérogation. Nos statistiques sont à la fois ethniques - au sens européen du terme : elles recueillent des données d'état civil tel que le pays de naissance des parents ou la première nationalité des parents - et républicaines. Elles ne sont cependant pas ethno-raciales, contrairement à la Grande-Bretagne et à l'Irlande qui prennent en compte la couleur de la peau.
Depuis plusieurs années, nous avons donc fait un travail d'acculturation commune avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) qui s'est montrée sensible au fait que la France puisse apporter des données aux comparaisons européennes. Depuis 2001, nous disposons donc de données ethniques partout en Europe. En revanche, la CNIL n'accorde aucune dérogation pour des fichiers administratifs de gestion d'élèves, de locataires, etc. L'enquête Trajectoires et Origines n'est pas un fichier administratif, mais un échantillon de 22 000 personnes tirées au sort.
De la même façon, il existe trois grandes enquêtes françaises dans lesquelles la religion apparaît en clair. C'est donc bien autorisé, sous conditions, même si cela demeure toujours difficile à expliquer en quelques secondes à un journaliste qui vous demande si vous êtes pour ou contre de telles statistiques.
Il me semblerait intéressant que ces grandes variables soient désormais intégrées dans le recensement et le Sénat pourrait jouer là un rôle important. Mais nous faisons face à l'opposition notamment de la CGT-Insee, de SOS Racisme, etc. Nous disposons déjà de cette information pour les adultes vivant encore chez leurs parents - via la nationalité et le pays de naissance de la personne de référence du ménage -, soit environ un tiers de la population ; il s'agirait donc de l'étendre à l'ensemble de la population. Je l'ai demandé au Conseil national de l'information statistique (CNIS) qui s'occupe d'établir le questionnaire du recensement, mais ma demande a été rejetée au motif que les questions existantes étaient déjà nombreuses.
Les Juifs ont toujours été accusés de vivre séparés, dès le IVe siècle à Alexandrie où l'on parlait d'amixie et de misanthropie. À cela s'est ajouté le vieil antisémitisme chrétien. C'est finalement Louis XVIII qui va réellement émanciper les Juifs.
L'enquête Trajectoires et Origines montre, grâce aux travaux de Patrick Simon et de Michèle Tribalat, que l'endogamie concerne toutes les religions, à hauteur de 70 à 80 % en moyenne : elle concerne ainsi 80 % des musulmans croyants, mais également 80 % des catholiques croyants et 60 à 65 % des personnes sans religion. Le taux d'endogamie diminue avec le temps : elle est moindre un an après l'arrivée sur le territoire français et diminue encore les années suivantes. Mais on observe aussi chez les individus de la seconde génération un certain malentendu : les hommes recherchent un mariage traditionnel, tandis que les femmes attendent un mariage moderne. Il existe pour apparier ces attentes des mariage brokers aux États-Unis et des marieuses locales dans le monde musulman.
M. Sébastien Meurant. - Ce que j'ai vu ne me semble pas aussi uniforme que vous le dites, notamment s'agissant de l'Afrique subsaharienne.
M. François Héran. - Il est vrai que les hommes font plus de mariages mixtes que les femmes. Cela dépend aussi beaucoup de la condition de la femme : les Congolaises ont ainsi des comportements moins traditionnels que les Sénégalaises.
Vous confondez discrimination et choix. La discrimination c'est lorsque deux personnes qui ont exactement les mêmes caractéristiques, à l'exception de la couleur de la peau, de l'origine ou de l'apparence physique, n'ont pas les mêmes chances. Les procédures d'établissement d'une discrimination sont extrêmement strictes et rigoureuses. Ce que vous appelez discrimination, c'est ce que l'on appelait dans les années 1960 une discrimination statistique basée sur les apparences. Il n'est pas choquant qu'un jeune soit plus contrôlé qu'une personne âgée. En revanche, ce qui l'est c'est qu'un jeune noir soit quatre fois plus contrôlé qu'un jeune blanc, alors qu'ils portent la même tenue. Je suis frappé de voir combien ces éléments du débat sont méconnus.
Mme Nathalie Goulet, présidente. - Le débat a été très riche. Je vous remercie.
La réunion est close à 19 h 25.
Jeudi 5 mars 2020
- Présidence de Mme Nathalie Delattre, présidente -
La réunion est ouverte à 10h30.
Audition de MM. Jérôme Schnoebelen, chef du service jeunesse, sports et vie associative, direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations de la Haute-Saône, Luc Grenier, référent régional prévention de la radicalisation dans le sport à la direction régionale et départementale de la jeunesse, du sport et de la cohésion sociale Auvergne-Rhône-Alpes, et Alexandre Martinet, directeur départemental de la cohésion sociale de Seine-Saint-Denis (ne sera pas publié)
Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.
La réunion est close à 11 h 50.