Mardi 25 février 2020
- Présidence de Mme Annick Billon -Table ronde sur les enjeux économiques de la réforme des retraites pour les femmes
Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Madame, Monsieur, nous poursuivons cet après-midi nos travaux sur les retraites des femmes, dans le contexte de la réforme en cours d'examen à l'Assemblée nationale.
Les conséquences pour les femmes de ce projet de loi suscitent en effet pour notre délégation de nombreuses interrogations et inquiétudes.
Nous entendons aujourd'hui deux économistes :
- Mathilde Guergoat-Larivière, maîtresse de conférences au Conservatoire national des arts et métiers et chercheuse au Centre d'études de l'emploi et du travail ;
- et Michaël Zemmour, enseignant-chercheur à l'Université de Paris 1 et chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques de Sciences Po.
Je remercie très chaleureusement nos invités de s'être rendus disponibles pour cet échange.
Je précise à leur attention que la délégation aux droits des femmes a désigné, pour suivre la réforme des retraites, une équipe de quatre co-rapporteures qui reflète la diversité politique de notre assemblée :
- Laurence Cohen (groupe CRCE) ;
- Laure Darcos (groupe LR), qui est excusée ;
- Françoise Laborde (groupe RDSE) ;
- Michelle Meunier (groupe Socialiste et républicain).
Je rappelle que l'étude d'impact du projet de loi, qui totalise 1 024 pages, a inspiré à Mathilde Guergoat-Larivière, à Michaël Zemmour et à d'autres économistes des réflexions critiques publiées par le journal Le Monde daté du 6 février 2020.
Mes collègues co-rapporteures et moi-même avons donc jugé important de vous entendre, car l'ampleur des bouleversements prévus par la réforme aurait justement nécessité une anticipation aussi claire que possible, grâce à l'étude d'impact, des conséquences de cette réforme pour toutes les catégories de futurs retraités. L'enjeu était non seulement de permettre aux parlementaires de se prononcer en connaissance de cause, mais aussi d'informer les citoyens sur un aspect essentiel de leur avenir. Les lacunes de ce document sont donc problématiques.
Mathilde Guergoat-Larivière, vous soulignez à juste titre dans votre tribune que les cas types présentés par l'étude d'impact concernent de futurs retraités sans enfants. Il est donc difficile d'appréhender les effets de la réforme pour les femmes, dont les parcours professionnels sont fortement impactés par la maternité. De ce fait, les droits familiaux ont une importance considérable sur leur retraite.
Pourtant, malgré ces incertitudes perturbantes, le Gouvernement présente les femmes comme les « grandes gagnantes » de la réforme.
Je vais donc donner la parole sans plus tarder aux rapporteures.
Mme Michelle Meunier, co-rapporteure. - Merci, chère Présidente.
À l'origine, en ce qui concerne les droits familiaux, le système fondé sur les 5 % de bonification a fait l'objet de nombreuses critiques, car il aurait probablement conduit des couples à en faire bénéficier exclusivement le père pour optimiser l'avantage attendu. Des correctifs ont donc été annoncés le 14 février pour rendre obligatoire un partage des 5 % entre les parents.
Pour autant, certains de nos interlocuteurs et interlocutrices, comme le Laboratoire de l'égalité et les agricultrices, dont nous avons rencontré les représentantes syndicales la semaine dernière, affichent une préférence pour une forfaitisation de cette bonification, qui sera plus favorable aux revenus modestes. Qu'en pensez-vous ?
Enfin, la réversion suscite aujourd'hui des interrogations, car ce système serait inadapté aux couples non mariés. Pourrait-on envisager d'étendre la réversion à ces couples ? Le coût et la faisabilité économique d'une telle décision ont-ils été évalués ?
À votre connaissance, le cas suédois, où le système à points fonctionne depuis environ dix ans, est-il un exemple à suivre, plus particulièrement à l'égard des femmes ? Avez-vous des informations sur le débat en Belgique, où il semble que la retraite à points ait été finalement écartée ?
Mme Françoise Laborde, co-rapporteure. - La réforme a été présentée comme plus juste et redistributive pour les femmes. Cependant, elle fait l'objet d'analyses contradictoires. Nous nous intéressons aujourd'hui à la traduction économique de cette réforme pour elles.
Pouvez-vous revenir sur les mesures qui pourraient, en théorie, faire du système à points un outil de redistribution, plus particulièrement pour les femmes ? De tels outils redistributifs font-ils partie de la réforme qui nous est proposée ?
Nous savons par ailleurs que la retraite des femmes pose deux questions : son montant et l'âge de départ. Or ces deux paramètres sont affectés par des parcours professionnels heurtés et par la maternité, la retraite des femmes n'étant que le reflet d'inégalités professionnelles persistantes et de responsabilités familiales qui continuent à peser surtout sur les femmes.
Enfin, la réforme supprime les majorations de durée d'assurance au profit de bonifications de points. Aurait-on pu imaginer un système qui, plutôt que la bonification de 5 %, maintienne la majoration de durée d'assurance parallèlement au système universel ?
Mme Laurence Cohen, co-rapporteure. - Nous sommes particulièrement attentives et attentifs à la question de la pénibilité. Quelles seraient les conséquences économiques d'une appréciation plus large des conditions permettant aux personnes concernées par la pénibilité de liquider leurs droits plus tôt ?
Notre délégation est particulièrement sensibilisée, entre autres exemples, au cas des femmes qui s'occupent des personnes âgées à domicile ou en institution et qui sont confrontées à une pénibilité physique évidente, mais aussi à une pénibilité psychologique. Ces professions sont particulièrement dévalorisées.
Pour les personnes concernées, qui sont en grande majorité des femmes, nous savons que l'espérance de vie en bonne santé (plus pertinente que l'espérance de vie tout court) est affectée. Comment prendre en compte sur leur retraite l'usure imputable à ce type de métier ?
Mais je pense aussi aux femmes de chambre qui sont loin d'avoir des métiers reconnus, et qui sont particulièrement concernées par la question de la pénibilité. Leur cadence de travail est intense et leurs tâches sont pénibles. En outre, les hôtels de luxe font appel à la sous-traitance, ce qui aggrave les conditions de travail de ces femmes. Cela permet à ces hôtels de se défausser de leurs responsabilités. Comment ne pas évoquer ici les femmes de chambre de l'hôtel Ibis des Batignolles, qui sont en grève depuis le 17 juillet 2019 ? Je souhaite leur renouveler tout mon soutien et je serai attentive aux réponses qui seront apportées à ces questions. La secrétaire d'État s'est montrée attentive à cette situation dans ses discours, mais rien n'a évolué.
Enfin, pouvez-vous nous éclairer sur la future retraite des fonctionnaires, qui concerne de nombreuses femmes, à des niveaux très divers ? Je pense aux trois fonctions publiques, et en particulier à la fonction publique hospitalière, où la pénibilité est réelle.
Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie, chères collègues.
Je donne donc la parole à Mathilde Guergoat-Larivière et à Michaël Zemmour. Madame, Monsieur, je vous laisse organiser vos interventions dans l'ordre que vous souhaitez.
Nous vous écoutons avec beaucoup d'intérêt.
Mme Mathilde Guergoat-Larivière, maîtresse de conférences au Conservatoire national des arts et métiers et chercheuse au Centre d'études de l'emploi et du travail. - Merci beaucoup. En ce qui concerne la prise en compte des enfants pour calculer la retraite des mères, j'aimerais rappeler plusieurs éléments. Le projet de loi propose un changement qui consiste à passer de la validation de trimestres, même s'ils ne sont pas cotisés, à une majoration de la pension. Ce changement de principe fait qu'il n'est pas évident de comparer les deux options, en particulier pour la raison que j'évoquais dans la tribune parue dans Le Monde le 6 février dernier, à savoir que nous n'avons pas, dans l'étude d'impact du gouvernement, de cas types de trajectoires de femmes qui permettraient d'étudier les effets de la présence d'un ou plusieurs enfants sur leur retraite.
Malgré cela, nous pouvons mettre en avant des conséquences de ce changement. Il y aura un effet sur la durée de travail nécessaire pour atteindre le taux plein si les deux années complémentaires ne sont plus attribuées dans le secteur privé. Ce dispositif, qui permettait à certaines femmes d'atteindre plus rapidement le taux plein disparaît. En revanche, une majoration de 5 % par enfant est attribuée aux parents, avec une précision qui a été apportée tardivement visant à garantir un minimum de 2,5 % pour la mère, ce qui est positif.
Cependant, si une personne prend sa retraite avant l'âge d'équilibre, qui est fixé à 65 ans, une décote de 5 % par an sera appliquée. Si l'on fait l'hypothèse que la mère prendra la totalité des 5 % de majoration, ces 5 % accordés pour le fait d'avoir eu un enfant pourraient annuler un an de décote. Dans ce cas, un raisonnement basique amène à la conclusion que les enfants « rapportent » moins qu'avant, puisqu'ils permettraient de gagner un an et non plus deux. Cela suppose de surcroît que la mère prenne l'intégralité des 5 % de majoration, ce qui n'est pas garanti.
En termes redistributifs, le fait de majorer la pension au lieu d'accorder de la durée a un effet sur le montant donné à chaque mère en fonction de son salaire. Cela peut effectivement générer des inégalités ou des décalages entre les mères en fonction de leur niveau de salaire. Chaque enfant ne « rapportera » pas le même montant à la mère puisque cela dépendra du niveau de salaire de la mère. Nous touchons ici à des questions de nature politique qui sont courantes en matière de politique fiscale : faut-il forfaitiser ou conserver une bonification proportionnelle au salaire ? Il n'y a pas forcément de bonne réponse économique. Il s'agit de choix politiques.
En outre, sur le sujet de l'attribution d'une pension de réversion aux couples pacsés ou non mariés, on observe actuellement qu'une majorité du « stock », c'est-à-dire de la population concernée par la réversion, est constituée de couples mariés.En termes de flux, l'effet est inverse, puisque l'on constate moins de mariages dans les plus jeunes générations. Les travaux qui étudient la répartition des temps consacrés aux tâches domestiques et parentales montrent par ailleurs qu'il existe peu de différence selon le statut marital du couple. Le fait de vivre en union libre ou pacsé n'est pas vecteur d'une meilleure répartition des tâches au sein du couple.
Par conséquent, il est pertinent de s'interroger sur la possibilité d'étendre certains dispositifs aux couples pacsés ou en union libre. Si nous raisonnons en termes de flux, nous constatons qu'il y a eu en 2016 presque autant de PACS que de mariages. Cependant, la commission spéciale de l'Assemblée nationale a écarté cette option. La faisabilité et le coût d'une telle mesure doivent être précisés. Plus le nombre de personnes entrant dans le système augmente, plus le coût croît également. Cela signifie qu'il faut trouver d'autres moyens si l'on raisonne à enveloppe constante.
Pour autant, il est essentiel de se poser une telle question dès à présent puisque nous observons que des couples qui ont été longtemps pacsés décident de se marier à l'âge de la retraite pour profiter de la réversion. Si cette pratique se généralise, elle engendrera un problème de financement que nous devons anticiper.
Quant à la réforme suédoise, son analyse montre une baisse des pensions versées. Les mécanismes qui ont été avancés pour expliquer cette évolution pourraient être observés en France si la réforme était adoptée. En effet, les raisons mises en avant pour expliquer la baisse des pensions en Suède sont les suivantes : tout d'abord, le système prend en compte toutes les années pour le calcul de la pension et non plus les vingt-cinq (pour la France) ou trente (pour la Suède avant la réforme) meilleures années.
En outre, nous constatons un effet de l'âge de départ qui pourrait s'appliquer aussi dans le cas français. Les personnes qui ont arrêté de travailler plus tôt ont obtenu de moins bonnes pensions dans le nouveau système. Enfin, il y a eu un effet non négligeable de l'augmentation de l'espérance de vie qui est prise en compte dans le calcul de la valeur du point en Suède. En France, un décalage de l'âge d'équilibre est prévu selon l'espérance de vie. Par conséquent, des problèmes similaires à ceux rencontrés en Suède pourraient survenir en France.
Je n'ai pas d'éléments de réponse sur la situation en Belgique. La réforme des retraites n'y est pas réellement portée politiquement, me semble-t-il.
Les critères de pénibilité sont un élément important de la réforme en France. Comme je l'ai indiqué dans ma tribune, il faut essayer d'utiliser les indicateurs statistiques et les outils adaptés pour comprendre les situations relatives des femmes et des hommes. Certains indicateurs apparemment neutres et pourtant fréquemment utilisés peuvent invisibiliser la situation des femmes dans laquelle la pénibilité est un risque.
En effet, les critères de pénibilité ont été construits historiquement par référence à la pénibilité de métiers masculins. De plus, parmi les quatre critères qui ont été sortis de la définition juridique de la pénibilité, certains concernent potentiellement les femmes, comme le port de charges lourdes, qui est présent dans les métiers du care, comme vous le souligniez, et le risque chimique qui existe aussi dans ces métiers.
D'autres risques sont observés lorsque nous comparons la situation entre les hommes et les femmes, qui ne sont pas exposés au même type de pénibilité, comme plusieurs enquêtes le montrent (voir l'enquête Sumer réalisée auprès des médecins du travail). En effet, les femmes font plus souvent face à ce que l'on appelle le « job strain », c'est-à-dire la combinaison d'une forte demande et de peu de latitude pour y répondre. Cela crée une tension dans l'exercice du travail. Le job strain est particulièrement important dans certains métiers du care que vous avez mentionné, notamment chez les aides-soignants et les aides-soignantes.
Les critères de pénibilité actuels sont donc relativement restrictifs et ne concernent que 3 % des salariés du privé. De plus, ils concernent les hommes à hauteur de 75 %. Par conséquent, il faudrait réfléchir aux autres types de critères que nous pourrions intégrer pour mieux prendre en compte les pénibilités des métiers qui sont essentiellement occupés par des femmes.
Enfin, les possibilités de départs anticipés pour les emplois relevant de la « catégorie active » de la fonction publique, notamment ceux de la fonction publique hospitalière, comme les infirmières ou les aides-soignantes, seront supprimées . Cela soulève des inquiétudes.
M. Michaël Zemmour, enseignant-chercheur à l'Université de Paris 1 et chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques de Sciences Po. - Madame la présidente, Mesdames les sénatrices, merci de votre invitation.
Je me permets, dans un premier temps, de tenir un propos plus général, tout d'abord parce que je suis moins spécialiste que Mathilde Guergoat-Larivière des inégalités femmes-hommes. Cela permettra également de prendre du recul afin de comprendre dans quel contexte la question des pensions des femmes se pose en particulier. Je centrerai mon intervention sur ce que je connais le mieux, à savoir la question des « gagnantes » et des « perdantes » de la réforme et les inégalités d'un point de vue global.
Pour commencer par une appréciation générale, si nous nous demandons ce qui doit être réformé dans le système de retraite français, qui globalement fonctionne plutôt bien, les deux éléments les plus importants seraient la situation des femmes et le cas des polypensionnés. J'y ajouterai également la question du financement à long terme.
Toutefois, la réforme ne répond pas à ces enjeux, quels que soient les bénéfices ou les lacunes que chacun peut lui trouver. Si nous prenons du recul sur l'histoire du système français, nous observons que ce dernier a été pensé et construit, réforme après réforme, sur une carrière type, qui est la fameuse carrière complète de 37,5 ans, puis 40 ans puis 42 ans. Cette carrière type correspond à une carrière masculine. Les critères qu'il faut remplir pour avoir une pension à taux plein sont ceux d'une carrière masculine. Or il existe des inégalités de salaire et de carrière entre les femmes et les hommes. La prise en compte du salaire et de l'ensemble de la carrière démultiplie ces inégalités. C'est la raison pour laquelle les inégalités de pension sont supérieures aux inégalités de salaires, car les pensions intègrent l'ensemble d'un parcours professionnel ce qui amplifie les inégalités.
Par conséquent, on a conservé cet idéal type masculin et on essaie d'y apporter des mécanismes de correction. La situation actuelle découle de ce raisonnement, tout comme la réforme. Toutefois, avec cette stratégie, on ne peut pas obtenir de résultat satisfaisant, qu'il s'agisse de la Suède ou de la France. Une telle logique aboutit forcément à des retraites qui sont plus inégalitaires que les salaires. Or l'objectif minimal d'une réforme serait de ne pas amplifier les inégalités de salaire lors de la retraite.
En outre, il faut penser la réforme dans le temps afin d'évaluer ses effets concrets. Trois périodes se distinguent. De 2022 à 2037, il n'y aura pas de système universel. La réforme entrera en oeuvre avec des mesures d'âges (âge pivot ou autre) qui seront fixées lors de la conférence de financement. Ces mesures, pour l'essentiel, feront des perdants et des perdantes, à moins que l'on revienne sur l'âge d'annulation de la décote à 67 ans, ce qui aura un impact marginal. Il est question de diminuer progressivement l'âge de la décote dans le cadre de la mise en place de l'âge pivot. Actuellement, 19 % des femmes liquident leur pension à 66 ans afin de ne pas être sur pénalisées par la décote. Cela pourrait être un aspect positif, mais il demeure marginal. Sur l'ensemble des retraités, nous observerons néanmoins des pertes importantes du fait des mesures d'âge.
Ensuite, à partir de 2037, les personnes qui prendront leur retraite auront une partie de retraite à points. Cette période sera de douze ans sur quarante-trois pour les personnes qui partiront en 2037. Par conséquent, nos discussions restent fortement prospectives. La première personne qui relèvera exclusivement du nouveau système de retraite par points partira à la retraite en 2065 ! Ces échéances permettent de prendre de la distance avec les débats actuels et de souligner qu'il ne faut pas s'en remettre à la réforme du système des retraites pour résoudre les inégalités femmes-hommes. D'autres mesures plus urgentes devront être prises.
S'agissant des gagnantes et des perdantes, de nombreux universitaires attendaient beaucoup de l'étude d'impact, car ils n'avaient pas eu d'élément avant pour apprécier les conséquences de la réforme. Celle-ci comporte énormément de mécanismes. Pour passer d'un système à l'autre, il existe trop de paramètres pour pouvoir penser in abstracto. En effet, l'interaction entre les paramètres produit des effets incertains. Il faut donc faire une micro-simulation sur des échantillons réels, dont nous disposons, allant de 60 000 à 100 000 personnes.
La concertation avec les partenaires sociaux aurait dû porter sur cela. Il n'est pas possible de demander aux partenaires sociaux ce qu'ils pensent d'un seul paramètre. Il faut qu'ils puissent constater les effets de la combinaison de ces paramètres, notamment sur les femmes. N'ayant pas eu communication de ces éléments en amont, et ce alors que l'administration les possède, nous attendions que ces simulations ressortent de l'étude d'impact. Or cela n'est pas le cas. L'étude d'impact ne contient pas de simulation sur des échantillons significatifs. Les résultats sont si agrégés qu'ils ne sont pas lisibles. De plus, l'étude comprend une poignée de cas types dans lesquels les enfants ont été gommés. Cela explique que je n'aie pas de réponse formelle aux questions que vous nous posez. Il aurait fallu que l'étude d'impact les documente.
Pourquoi ne peut-on pas dire que les femmes sont les grandes gagnantes de la réforme ? Il convient de distinguer tout d'abord deux notions : le niveau de pension et l'inégalité. Si l'on s'attarde uniquement sur le critère d'inégalité, on arrive à des énoncés paradoxaux. Il est prédit qu'à l'avenir, les taux de remplacement des pensions décrocheront de 20 à 30 % à l'horizon 2050. Pour une carrière complète, un salarié part aujourd'hui en retraite avec 75 % de son salaire. En 2050, ce niveau sera plutôt de 55 %. Le niveau de vie des retraités sera donc nettement en baisse. La réforme accentue un trait déjà existant.
On peut donc considérer que les personnes dont les pensions baissent moins vite sont des gagnantes. Toutefois, cet énoncé reste relatif, car il faut examiner la question des gagnants et des perdants à cette aune. Les études intéressantes réalisées par l'Institut des politiques publiques se basent sur des niveaux de pension constants. Or on connaîtra en réalité une décroissance généralisée. Par conséquent, la question qui se pose est de savoir quelles pensions baissent plus ou moins vite. La décroissance est conditionnée à l'âge de départ. Si l'on part en retraite plus tard, le niveau de la pension baisse moins. En revanche, l'hypothèse selon laquelle les personnes partiraient si tard que les pensions augmenteraient n'est ni crédible ni documentée. Il n'est pas possible de combiner la hausse du nombre de retraités, un budget constant et des pensions en hausse du fait des comportements individuels de départ en retraite.
Aujourd'hui, si l'on regarde la distribution des pensions, certaines femmes, et notamment les plus âgées, n'ont presque pas eu de carrière. Environ 45 % des femmes ont des pensions inférieures à 1 000 euros. Les études ayant montré que la réforme était plutôt favorable aux pensions les plus basses, et donc aux femmes, ne prennent pas en compte les mécanismes de solidarité. L'étude réalisée par l'Institut des politiques publiques montre que les personnes ayant des pensions de l'ordre de 200 euros y gagnent à coup sûr, avant prise en compte des mécanismes de solidarité. À partir d'un niveau de pension de 1 000 euros, qui est le niveau médian, nous obtenons une moitié de perdants et une moitié de gagnants. Il en va de même pour la situation des femmes :je ne peux pas vous dire si les femmes gagnent ou perdent. La réforme fait évoluer de nombreux facteurs. Je peux identifier des zones d'inquiétude sur des situations particulières, mais il faudrait réaliser une simulation d'ampleur pour savoir si les femmes gagnent ou perdent avec cette réforme.
Pour la plupart des femmes qui ont les pensions les plus basses, la question la plus importante n'est pas celle du mode de calcul (à points ou en annuités), mais celle des minima, et en particulier du minimum de pension et du minimum vieillesse (ASPA). Le montant du minimum de pension est crucial, mais la réforme n'en offre pas d'amélioration. Actuellement, le minimum de pension est conditionné à un seul critère, à savoir le taux plein, qui peut être atteint par la durée, par des dispenses ou par le fait d'atteindre l'âge de 67 ans. Dans la réforme, deux critères sont retenus : la durée et l'âge d'équilibre. Il faudra donc avoir 65 ans pour la génération de 1975 et 67 ans pour la génération de 1999 pour être éligible au minimum de pension. Une fois que cet âge est atteint, le minimum de pension se déclenche en étant proratisé sur la durée.
L'étude d'impact envisage le cas d'une personne qui a quarante-trois ans de cotisations. Cette personne peut partir à taux plein à 62 ans dans le système actuel, mais elle devra attendre 65 ans avec la réforme. À nouveau, je ne peux pas vous indiquer de proportion entre les perdantes et les gagnantes.
Par ailleurs, la plupart des femmes ont des carrières incomplètes, même si cela évolue. Cela soulève une inquiétude sur les durées de carrière, car le seul cas où la durée reste un critère dans le cadre de la réforme est l'éligibilité aux minima de pension. Il est possible que le compteur de durée mis en place dans la réforme soit moins favorable du fait de la disparition de la majoration de durée d'assurance et de la moindre prise en compte des périodes de chômage et d'inactivité. Ces périodes pourront rapporter moins de points, et donc moins de durée. Pour une carrière équivalente, certaines femmes pourraient se retrouver avec un temps de cotisation plus faible après la réforme, ce qui soulève des inquiétudes.
De nombreuses femmes ont aujourd'hui des pensions incomplètes de 200, 300 ou 500 euros. Certaines d'entre elles bénéficient du minimum vieillesse parce qu'elles sont seules. D'autres sont en couple avec un conjoint qui perçoit une pension. Étant donné que l'ASPA est familialisée, les femmes dans ce cas n'ont pas d'autres ressources. Une suggestion serait donc l'individualisation de l'ASPA. Si vous avez 200 euros de retraite parce que vous n'avez pas eu de carrière et que votre conjoint perçoit 1 200 euros de retraite, vous vivez à deux avec 1 400 euros. Le jour du décès du conjoint, vous touchez l'ASPA, soit environ 900 euros. Il faudrait donc individualiser le minimum vieillesse. J'observe d'ailleurs une forme d'asymétrie, car l'ASPA n'est pas conditionnée au mariage, contrairement à la pension de réversion.
Plus spécifiquement, certains profils m'inquiètent dans les dispositions de la réforme et j'aurais voulu voir des simulations sur ces cas. Les femmes qui partent en retraite à l'âge d'annulation de la décote pourront sans doute partir plus tôt avec la réforme, car elles n'auront pas de bonne raison d'attendre 67 ans. Elles seront plutôt gagnantes. Les perdantes seront alors les femmes avec enfant(s) qui atteignent une carrière complète tôt. Ces cas types ont été publiés par Le Parisien dans un article daté du 24 janvier 2020, intitulé « Réforme des retraites : pourquoi les mères ne sont pas si gagnantes » et non par l'étude d'impact. Aujourd'hui, des femmes partent à taux plein à 62 ans du fait d'avoir eu des enfants. Cette possibilité pourrait disparaître avec la réforme, qui supprimer les MDA.
De plus, le temps partiel soulève une réelle interrogation. Si le temps partiel a lieu durant toute la carrière, la réforme ne change probablement rien. Lorsque le temps partiel dure pendant quelques années, le système actuel les neutralise, car cette période ne figure pas dans les meilleures années. Si l'on observe toute la distribution des revenus, il est vraisemblable que les pensions seront plus ramassées et qu'il y aura moins d'inégalités dans le nouveau système. En revanche, si l'on compare deux femmes ayant eu exactement la même carrière, sauf deux années de temps partiel pour l'une et pas l'autre, la réforme pénalise davantage celle ayant travaillé à temps partiel, même ponctuellement. Aujourd'hui, deux années de temps partiel n'ont presque pas d'impact sur la retraite. Le même mécanisme est observé pour le chômage, a fortiori pour le chômage non indemnisé. La question des inégalités est donc multiple.
Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie tous les deux pour ces précisions, qui ne sont pas forcément enthousiasmantes ! En effet, l'étude d'impact est difficile à apprécier au regard de ce que vous venez de nous dire. Nous ne disposons pas des informations qui nous permettraient de dresser un profil type des gagnants et des perdants de la réforme. En outre, comme vous l'avez rappelé, nous nous préoccupons d'une situation qui changera en fait à partir de 2037. Certains diront que lorsque les retraites ont été créées en 1945, le législateur ne savait pas non plus ce qu'il adviendrait dans les décennies ultérieures. Toutefois, nous connaissons aujourd'hui notre système et nous devrions être en mesure d'expliquer ce que nous voulons changer.
Je vais laisser la parole à mes collègues qui souhaitent vous poser des questions. .
Mme Dominique Vérien, co-rapporteure. - J'ai tout d'abord une remarque. Au sujet du mode de calcul, l'une des personnes que nous avons auditionnées nous expliquait qu'il serait plus favorable de calculer la pension sur une carrière entière que sur les vingt-cinq meilleures années. Nous avons trouvé cela étonnant puisque les périodes d'interruption ne se retrouvent pas sur les vingt-cinq meilleures années. En outre, dans le cas d'un salaire qui progresse significativement tout au long de la carrière, le retraité gagne aujourd'hui autant que celui qui a eu une carrière « plate » avec un salaire élevé. Les personnes se trouvant dans cette situation auront beaucoup à perdre.
En outre, je m'interroge sur la réversion, qui était peut-être le seul point réellement positif de cette réforme, notamment pour les femmes, qui bénéficieront de 70 % du montant des pensions de réversion.
Mme Mathilde Guergoat-Larivière. - S'agissant des réversions, notre inquiétude liée aux couples divorcés a été levée en partie puisqu'il a été annoncé une ouverture de droits pour les ex-conjoints. De plus, le nouveau mode de calcul des pensions de réversion sera plus favorable aux couples inégalitaires dont le conjoint mieux rémunéré décède en premier - souvent l'homme.
Mme Dominique Vérien, co-rapporteure. - Les couples égalitaires ne perdront pas non plus, ce qui est plutôt positif.
Mme Mathilde Guergoat-Larivière. - En réalité, les couples égalitaires voient leur taux de remplacement légèrement baisser. Les annonces récentes sur les couples divorcés sont en revanche rassurantes.
M. Michaël Zemmour. - Sur les évolutions de carrière, il est problématique que le raisonnement de la réforme se fonde sur les moyennes. En moyenne, les carrières ascendantes y perdront, ce qui concerne les cadres. Toutefois, un quart des profils commence au SMIC et termine à deux SMIC. Ces personnes y perdront autant que les cadres et auront le même taux de remplacement, alors que ce dernier décroît avec les salaires. Les raisonnements en moyenne ne sont donc pas satisfaisants.
S'agissant de la progression de carrière, il y aura autant de gains que de pertes. Il s'agit d'une philosophie différente. Dans la fonction publique, où cet effet est particulièrement marqué, une agente qui commence en catégorie C et qui passe en catégorie B a actuellement la même pension que sa collègue qui est dans le même niveau de grille. Cela repose sur le principe de la continuation du salaire. Avec la réforme, sa retraite sera plus faible, car l'agente aura moins contribué quand elle était en catégorie C. Chacun des deux systèmes a sa propre logique.
Par ailleurs, je n'ai pas analysé la mise à jour sur la réversion en cas de divorce, maisj'ai compris qu'une possibilité était ouverte au moment du divorce.
Mme Dominique Vérien, co-rapporteure. - La réversion serait proratisée au nombre d'années communes et les pensions de réversion de la personne veuve et de la personne divorcée seraient dissociées l'une de l'autre.
Mme Laurence Cohen, co-rapporteure. - Dans notre système patriarcal profondément inégalitaire, les gouvernements successifs se contentent d'apporter des correctifs par rapport à un modèle masculin, comme vous l'avez très justement remarqué, au lieu de prendre des mesures qui iront vers davantage d'égalité. Cela ne peut pas fonctionner. Nous savons que ces recettes ne marchent pas pour atteindre l'égalité, mais nous constatons une réelle obstination pour continuer dans la même logique politique.
Par ailleurs, il est difficile de trouver des éléments positifs dans le projet de réforme. Au fil de nos auditions, nous voyons que le bilan pour les femmes sera extrêmement négatif. La prise en compte de l'ensemble des carrières sera forcément néfaste pour les femmes.
Mme Françoise Laborde, co-rapporteure. - Je pense que la pension de retraite n'est pas faite pour compenser les inégalités de salaires. Nous nous battons dans cette délégation pour une réelle égalité de salaires. Cependant, quand j'entends que l'inégalité de pension sera plus importante que l'inégalité de salaire, cela me fait mal ! J
La réforme du système, qui représente un bouleversement énorme, a fait l'objet d'une étude d'impact de 1 000 pages qui n'est pas satisfaisante et ne répond pas à nos interrogations. Je ne sais pas si vous avez quelques éléments à ajouter qui pourraient nous aider.
M. Michaël Zemmour. - Si nous considérons la période avant 2037, soit le premier temps de la réforme, nous avons les outils pour diminuer les inégalités de pension. L'outil le plus évident est de prendre une période de référence. A minima, deux mesures très raisonnables permettraient d'améliorer le système actuel. Il s'agit en premier lieu d'abaisser radicalement l'âge d'annulation de la décote. Les personnes qui liquident à 66 ou 67 ans ont souvent des petites pensions qui correspondent à des carrières incomplètes. De plus, cela ne fait pas travailler plus longtemps en réalité.
En second lieu, un rapport du Conseil d'orientation des retraites (COR) a montré qu'il serait intéressant de proratiser le nombre d'années prises en compte à la durée de carrière plutôt que de prendre les vingt-cinq meilleures années de tous les salariés. Ainsi, le fait de prendre 50 % des meilleures années n'impacte pas la situation de ceux ayant eu une carrière complète. En revanche, cela améliorerait le salaire de référence des femmes, par exemple. Plusieurs administrations ont des outils pour résoudre ces questions.
Quel que soit l'équilibre à l'arrivée, la réforme ne cherche pas à régler les inégalités de pension.
Mme Victoire Jasmin. - J'ai l'impression qu'il y a de nombreuses incohérences dans ce qui est proposé. Nous découvrons de nouveaux éléments à chaque audition. Il me semble que l'approche de départ n'était pas claire pour ceux qui ont conçu la réforme. Les inégalités entre les femmes et les hommes du point de vue des pensions, des carrières et des salaires persisteront toujours. Nous rencontrerons toujours des situations particulières. Je me demande comment les personnes qui sont jeunes et qui ont envie de se projeter vivront les dispositions qui seront prises.
Mme Michelle Meunier, co-rapporteure. - J'aimerais que nous revenions sur les minima de pension et le minimum vieillesse. Ce dernier, l'ASPA, prend en compte le revenu du ménage. Ensuite, vous avez fait une différence avec le minimum de pension, qui est individualisé. Pourriez-vous m'éclairer sur ce point ?
M. Michaël Zemmour. - Il existe aujourd'hui un minimum contributif de pension dans le régime général et dans la fonction publique. L'un des aspects positifs de la réforme est que la pension unifiée permet de fixer un minimum de pension global. Le minimum contributif est actuellement de 600 ou 700 euros. Aujourd'hui, 50 % des femmes voient une partie de leur pension portée au minimum contributif. Il s'agit de la pension individuelle correspondant à la partie de leur vie durant laquelle elles ont travaillé et cotisé. Leur pension est légèrement bonifiée par rapport au calcul de base.
L'ASPA, ou minimum vieillesse, est conçu pour l'ensemble de la famille. Par conséquent, la situation des femmes est double. Si elles vivent dans un foyer et qu'elles ont leur pension, qui est souvent très faible, elles n'ont pas droit au minimum vieillesse lorsque leur conjoint a des ressources plus élevées. Si le conjoint décède, les femmes perçoivent éventuellement une réversion. Si elles sont seules, le minimum vieillesse est porté à 900 euros.
Cela signifie que les minima de pension n'atteindront pas 1 000 euros pour tout le monde. Ils seront de 1 000 euros pour une carrière complète. Or l'essentiel des femmes concernées par les minima de pension a des carrières incomplètes. La discussion paraît donc alambiquée alors qu'une vraie réforme serait de garantir l'ASPA de 900 euros de manière individuelle, indépendamment des ressources du conjoint.
Mme Mathilde Guergoat-Larivière. - On observe parfois une tension entre un idéal d'égalité entre les pensions et la persistance des mécanismes de solidarité qui viennent rehausser les pensions des femmes. Idéalement, on préfèrerait qu'il n'y ait pas de réversion, car cela signifierait qu'il n'y aurait pas d'écart de pensions de retraite au sein des couples. Comme cela n'est pas le cas (ou pas encore), l'on a besoin d'instaurer des mécanismes de solidarité le temps de parvenir à une égalité réelle. La retraite est un miroir grossissant de toutes les inégalités qui se sont creusées durant la carrière. Il est donc important de conserver les mécanismes de solidarité tant que cela n'est pas résolu.
Par ailleurs, il existe une panoplie de politiques publiques qui pourraient être mobilisées en amont. Le développement du temps partiel, qui est pourtant considéré comme une bonne manière de concilier vie professionnelle et vie familiale, a des effets très négatifs sur la retraite. Il en va de même pour le partage des tâches domestiques et familiales puisque nous savons que les trajectoires professionnelles des femmes et des hommes se décalent complètement à partir des naissances des enfants. Il faut donc réfléchir également à la question de l'accueil des jeunes enfants. Certains pays progressent plus vite que nous sur ce point, comme sur les congés paternité. La répartition des tâches parentales se joue dès les premiers mois après la naissance. L'égalité des retraites suppose donc davantage de politiques volontaristes en amont.
Mme Annick Billon, présidente. - Nous sommes tous d'accord sur le fait qu'il faut faciliter le travail des femmes pour que ces dernières aient des retraites satisfaisantes.
Je vous remercie sincèrement pour cet éclairage économique sur les retraites. Le projet de loi a été présenté avec un objectif de simplification. Cependant, les rapporteures, qui auront la lourde tâche de faire des recommandations sur le projet de réforme des retraites, auront un travail difficile, faute d'étude d'impact suffisamment précise pour identifier les populations qui pourraient y gagner selon les périodes.
De plus, il faudrait évaluer les conséquences des décisions qui seront prises sur le financement. Nous ne disposons pas non plus de ces éléments. Vous comprendrez donc l'inquiétude des législateurs que nous sommes face à ce projet de loi. Il n'est pas possible de gommer les inégalités salariales par des mécanismes de compensation. Cela serait antinomique avec la volonté du Gouvernement de faire de l'égalité hommes-femmes la grande cause du quinquennat. L'égalité est d'abord de pouvoir travailler à salaire égal.
Merci à vous.