Mardi 4 février 2020
- Présidence de M. Jean Bizet, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Politique étrangère et de défense - Examen d'une proposition de résolution européenne sur le Fonds européen de la défense
M. Jean Bizet, président. - Mes chers collègues, vous n'êtes pas sans savoir que la présidence finlandaise a proposé une réduction de près de 50 % des crédits envisagés par la Commission pour le Fonds européen de la défense. Cette proposition s'explique en partie par le Brexit, mais aussi par l'émergence de nouvelles politiques, telles que la lutte contre le réchauffement climatique.
Pourtant, vous le savez, ce fonds est plus que jamais nécessaire. Depuis la présidence Obama, et cela a été accentué par Donald Trump, les États-Unis n'ont eu de cesse d'enjoindre aux Européens de mieux prendre en charge leur défense. Nous ne pouvons plus nous appuyer seulement sur l'OTAN.
À mon sens, le Sénat doit insister pour que cette politique naissante ne soit pas fragilisée. Nos délais sont contraints, car Charles Michel a annoncé la tenue d'un Conseil européen extraordinaire le 20 février afin de rapprocher les positions des États membres sur le cadre financier pluriannuel et il importe que la résolution européenne du Sénat soit devenue définitive avant cette date. Je tiens à souligner que cette démarche se fait en plein accord avec la commission des affaires étrangères, qui examinera demain la proposition de résolution européenne que nous adopterons.
Je cède sans plus tarder la parole à nos collègues rapporteurs.
M. Cyril Pellevat, rapporteur. - Le Fonds européen de la défense, annoncé par le président Jean-Claude Juncker en 2016, est le point d'aboutissement d'une dynamique européenne de défense qui a vu l'entrée en vigueur des instruments prévus par le Traité de Lisbonne.
Nous le soulignons dans notre proposition de résolution européenne et rappelons notamment qu'il a été précédé de deux programmes expérimentaux : l'action préparatoire sur la recherche en matière de défense et le programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense.
Le Fonds européen de la défense a toutefois une ambition bien plus grande pour renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne et contribuer ainsi à l'autonomie stratégique de l'Union.
Avec le Fonds européen de la défense, la démarche proposée par la Commission européenne marque une rupture : c'est la première fois que des crédits communautaires viennent directement financer une politique de défense, en l'occurrence dans le domaine capacitaire.
Cependant, pour être efficace et exercer un véritable effet de levier, ce fonds doit disposer de ressources suffisantes. Le Conseil, le Parlement européen et la Commission ont trouvé, début 2019, un accord partiel, approuvé par le Parlement européen le 18 avril 2019, mais la dimension budgétaire, cruciale pour la réussite du projet, dépend de l'accord d'ensemble sur le cadre financier pluriannuel de l'Union.
Le message principal que porte cette résolution est ainsi budgétaire. Il ne vous surprendra pas puisqu'il reprend la position défendue dans la proposition de résolution générale de notre commission sur le cadre financier pluriannuel : nous refusons la perspective proposée par la présidence finlandaise du Conseil en décembre dernier, qui conduit à réduire de près de moitié des crédits consacrés au Fonds européen de la défense. Nous demandons que le niveau de crédits dévolus à ce fonds soit relevé à la hauteur initialement prévue par la Commission européenne, soit 11,453 milliards d'euros en prix 2018 ou 13 milliards d'euros en euros courants.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Cet appel budgétaire est en effet le message fort de cette résolution, car nous considérons que la réduction des crédits proposée par la présidence finlandaise du Conseil en décembre est un contresens politique, économique et stratégique.
Le contexte sécuritaire dans lequel évolue l'Union européenne s'est très largement dégradé au cours des dernières années, entre terrorisme, perturbations aux frontières, affirmations de puissance de la part de la Russie et de la Chine, notamment, tensions dans la relation transatlantique, cyberattaques et menaces hybrides. Je pense également aux conséquences des dérèglements climatiques, qui donnent à la zone Arctique une importance géostratégique nouvelle.
La présidente de la Commission européenne appelle à une « Commission géopolitique » et crée au sein de la Commission européenne une direction générale de l'industrie de la défense et de l'espace. La France ne cesse de plaider pour le renforcement de l'autonomie stratégique de l'Union. Il faut donc que le Gouvernement défende avec vigueur les crédits du Fonds européen de la défense dans le cadre des négociations sur le cadre financier pluriannuel. Si nous ne parvenons pas à renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne, notre industrie européenne ne sera pas en mesure de relever les défis en matière d'investissement auxquels elle doit faire face, notamment pour faire émerger des technologies de rupture.
Il ne s'agit pas d'une démarche comptable, technique ou même industrielle ; il s'agit d'une démarche éminemment politique qui touche à une certaine vision du rôle qu'entend jouer ou non l'Union européenne sur la scène mondiale. Le Fonds européen de la défense présente une véritable valeur ajoutée européenne s'il est correctement calibré. Il faut donc lui permettre de jouer un rôle efficace, dans l'intérêt supérieur des Européens.
Au-delà de ces éléments budgétaires, la proposition de résolution européenne que nous vous présentons apporte un soutien à l'objectif général du fonds, que je viens d'évoquer, et à ses objectifs spécifiques, qui visent à soutenir la recherche collaborative afin d'améliorer les performances de futures capacités, ainsi que le développement collaboratif de produits et de technologies se rapportant à la défense. Sur la base des 13 milliards d'euros initialement envisagés pour le fonds, en euros courants, 4,1 milliards d'euros devaient ainsi être consacrés aux actions de recherche et 8,9 milliards d'euros aux actions de développement.
La présente proposition de résolution européenne aborde également les enjeux relatifs à la gestion opérationnelle de ce fonds, en soulignant que les programmes financés devront répondre aux besoins futurs des armées européennes, plutôt qu'au souci d'assurer un juste retour aux industries nationales, et à l'ambition de renforcer l'autonomie stratégique européenne. Elle considère toutefois que les États membres devront être étroitement associés au processus décisionnel.
La lettre de mission adressée le 1er décembre 2019 à Thierry Breton, qui aura la main sur la future direction générale de l'industrie de la défense et de l'espace, précise qu'il aura pour mission, dans le cadre de la mise en oeuvre du Fonds européen de la défense, d'« encourager les projets de collaboration prévoyant la plus forte participation transfrontière possible de petites et moyennes entreprises ».
Le texte issu de l'accord intervenu en trilogue indique en effet que, pour bénéficier d'un financement du fonds, il sera nécessaire d'avoir un consortium comprenant au moins trois entités établies dans au moins trois États membres ou pays associés différents, sauf pour les actions relatives à des technologies de rupture en matière de défense et certaines études de faisabilité.
M. Cyril Pellevat, rapporteur. - Les modalités de gestion du fonds sont en effet essentielles pour répondre à l'objectif qui lui est assigné. Nous soulignons ainsi l'importance de la préférence européenne dans la mise en oeuvre du Fonds européen de la défense. Le choix des Européens de dégager des crédits doit réellement servir les intérêts européens et contribuer directement à renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne. Nous soutenons donc les mesures de protection des intérêts européens affirmés dans le projet de règlement : les destinataires et sous-traitants participant à une action financièrement soutenue par le fonds devront être établis dans l'Union européenne ou dans un pays associé, c'est-à-dire membre de l'Association européenne de libre-échange et de l'Espace économique européen ; ils ne devront pas être soumis au contrôle d'un pays tiers non associé ou d'une entité de pays tiers non associé ; les infrastructures, installations, biens et ressources de ces destinataires et sous-traitants devront être situés sur le territoire d'un État membre ou d'un pays associé pendant toute la durée de l'action, de même que leurs structures exécutives de gestion.
Le projet de règlement instituant le Fonds européen de la défense prévoit toutefois la possibilité de déroger à ces principes sous certaines conditions. Nous insistons donc pour que ces dérogations ne compromettent pas l'ambition du fonds et qu'elles soient limitées au strict nécessaire. Les dérogations devront répondre à des garanties assurant qu'une telle participation ne serait contraire ni aux intérêts de l'Union et de ses États membres en matière de sécurité et défense ni aux objectifs du fonds.
Nous saluons en particulier le régime de protection de la propriété intellectuelle mis en place afin d'éviter que les droits de propriété intellectuelle ne sortent de l'Union européenne. Nos collègues Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, auteurs d'un rapport sur la défense européenne, au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, avaient souligné qu'en agissant ainsi l'Union européenne commençait à adopter une législation comparable à celle des États-Unis en ce qui concerne le contrôle des fruits de ses investissements en matière de défense, de manière toutefois moins stricte qu'aux États-Unis.
Nous avons enfin souhaité évoquer les critiques formulées par les États-Unis d'Amérique à l'égard du fonds, ainsi que la situation du Royaume-Uni.
Les États-Unis d'Amérique ont émis de vives critiques à l'encontre du Fonds européen de la défense, qu'ils analysent comme une volonté de fermer les marchés de défense européens aux entreprises américaines. Or le marché européen est très ouvert aux équipements de défense américains : en témoigne la signature par la Pologne, le 31 janvier 2020, de l'achat de 32 avions de combat F-35-A, sans contrepartie industrielle. La mise en place du Fonds européen de la défense n'y changera rien, et elle n'empêchera pas les États membres d'acheter des équipements américains s'ils le souhaitent. Nous avons donc tenu à faire valoir que la mise en place de ce fonds ne fermait pas les marchés de défense européens aux entreprises d'États tiers, et à inviter, dans une logique de réciprocité, à veiller à l'ouverture des marchés de défense d'États tiers aux entreprises européennes.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Il est essentiel que les crédits du Fonds européen de la défense soient utilisés conformément à leur objet : nous devons renforcer l'autonomie stratégique de l'Union et réduire notre dépendance à l'égard de fournisseurs d'États tiers, notamment des États-Unis. Les propos du président Trump sur l'Union européenne devraient agir comme un électrochoc ! C'est un point qui avait été évoqué à Helsinki en septembre dernier, lors de la conférence interparlementaire sur la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et la politique de sécurité et de défense commune (PSDC).
Il ne s'agit aucunement, au travers de notre proposition de résolution, de partir en guerre contre les uns ou les autres. Il est juste question de faire respecter l'espace européen, dont la défense et l'armée constituaient une priorité qui a, par la suite, toujours été repoussée. Or, sans avoir l'esprit belliqueux, cet espace très original mérite que nous trouvions des solutions, dans l'intérêt de nos populations et aux côtés de l'OTAN.
Je rappelle que nous avions déjà proposé avec Yves Pozzo di Borgo l'idée d'un fonds européen de la défense. Or, en dépit de notre souci constant en la matière et alors que la présidence finlandaise se montrait très offensive sur la défense européenne, les crédits alloués à ce fonds « républicain » seraient divisés par deux si les propositions budgétaires présentées en décembre dernier étaient validées ! Cela briserait les ailes à ces premiers pas vers une autonomie de la défense européenne.
Un autre État tiers mérite en revanche un traitement particulier : le Royaume-Uni. Il a, certes, désormais quitté l'Union européenne depuis quelques jours, mais nous souhaitons rappeler la nécessité de maintenir une coopération solide, étroite et privilégiée en matière de défense et de sécurité entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.
Nous pensons qu'un statut spécifique devrait être réservé au Royaume-Uni pour permettre sa participation aux actions financées par le Fonds européen de la défense. Ce point avait été laissé de côté dans la résolution adoptée par le Parlement européen au mois d'avril 2019, dans l'attente de la réalisation du Brexit, dont nul ne pouvait prédire les modalités pratiques. Dès lors que le Brexit est effectif, il importe d'ajuster les dispositions du projet de règlement pour trouver les voies et moyens du maintien d'une coopération solide avec le Royaume-Uni en matière d'industrie de défense.
La recommandation de la Commission sur le mandat de négociation concernant le nouveau partenariat avec le Royaume-Uni a été publiée hier. Elle évoque, lorsque c'est dans l'intérêt industriel et technologique de l'Union, la possibilité d'une participation des entreprises britanniques éligibles aux actions soutenues par le Fonds européen de la défense.
Tels sont les grands axes de cette proposition de résolution que nous vous présentons aujourd'hui et qui sera soumise demain à la commission des affaires étrangères. Nous avons souhaité étayer le volet de la défense tel qu'il figurait dans la proposition de résolution européenne de Jean Bizet et de Simon Sutour sur la cadre financier pluriannuel, car il viendra très prochainement sur la table des négociations lors du futur Conseil européen. Nous sommes un peu pris par le temps, mais nous avons la ferme volonté de donner à l'Union européenne les conditions nécessaires pour que son développement se poursuive.
M. Jean Bizet, président. - Le 9 mai prochain s'ouvrira, pour deux ans, la période de refondation de l'Union européenne. Se dessine, à la place d'une « Europe espace », une « Europe puissance ». À mes yeux, une Europe puissance suppose une monnaie, une économie et une armée. Or, concernant la défense, il serait utopique et inimaginable de se priver du jour au lendemain de l'appui de l'OTAN. C'est une politique en devenir qu'il est essentiel de pouvoir construire.
M. André Gattolin. - J'adresse mes félicitations à Gisèle Jourda et à Cyril Pellevat, d'autant que cette question de la défense européenne est un « serpent de mer ». On a un peu l'impression, si l'on se réfère aux discussions sectorielles que nous avons eues dans la perspective de ce cadre financier pluriannuel, d'être face à un jeu de dupes. En dépit des nombreux entretiens avec Bruxelles, notamment à propos de la politique spatiale, de la cybersécurité ou de la défense, qui laissaient à penser que, cette fois, des arbitrages positifs seraient rendus, il semblerait, au vu de ce qui a été proposé par la Finlande, que certains autres pays n'ont pas envie d'une défense européenne ou n'y ont pas intérêt.
Sans vouloir charger notre voisin allemand, j'ai toujours pensé que, pour lui, le commerce était l'outil le plus indispensable pour avoir une place inédite au sein de l'Europe et y exercer une influence importante, qui peut même devenir déséquilibrée du fait des manquements de la France, d'un désengagement du Royaume-Uni et des faiblesses de l'Italie. Toujours est-il que, face à des coûts structurels élevés pour la défense, certains estiment qu'il vaut mieux continuer à être sous protection américaine et qu'il s'agit d'un moindre mal au regard d'une puissance politique fondée sur la puissance commerciale.
Il est important que nous, parlementaires français, mettions l'accent sur l'importance de ces enjeux de défense. Le Président de la République avait lui-même indiqué en septembre 2017 la nécessité de la création d'un fonds européen de défense, et nous pourrions évoquer dans les visas son discours de la Sorbonne.
M. Jean Bizet, président. - C'est exact !
M. André Gattolin. - Il était d'ailleurs très écouté au niveau international.
Le point 53 énonce qu'il est nécessaire de réserver un statut spécifique au Royaume-Uni pour sa participation aux actions financées par le Fonds européen de défense. J'approuve totalement ce principe sur le fond. Néanmoins, il ne me semble pas approprié de l'évoquer ici.
Il faut éviter d'imposer des contraintes supplémentaires au négociateur en chef, Michel Barnier. Nous espérons aboutir à la définition d'un nouveau statut du Royaume-Uni à l'issue des négociations qui s'engagent. Il sera très difficile de mettre en place une défense européenne sans une forme de partenariat avec notre voisin outre-Manche. Pour autant, d'aucuns murmurent que la coopération avec le Royaume-Uni à la suite des accords de Lancaster House n'a pas été très forte, hormis pour l'intervention en Libye ou sur la question du nucléaire iranien, avec des avancées en matière de renseignement et de logistique. On peut dire que, sur les théâtres d'opérations extérieures, l'appui a été plus franc de la part des Danois, des Tchèques et des Polonais.
Si la coopération avec les Britanniques apparaît indispensable, il faut néanmoins faire attention car sinon nous aurons beaucoup de mal à refuser les demandes de pays tiers.
M. Pierre Laurent. - Si je comprends le calendrier qu'a rappelé M. le président, la PPRE n'a pas vocation à dépasser le stade de la discussion dans les deux commissions en raison du calendrier d'examen du cadre financier pluriannuel.
M. Jean Bizet, président. - Nous sommes en effet contraints par la réunion du Conseil européen extraordinaire qui aura lieu le 20 février. Mais il peut n'y avoir aucun résultat à l'issue de cette réunion.
M. Pierre Laurent. - C'est donc un message politique que l'on souhaite adresser.
Toute la PPRE s'appuie sur le fait que le Fonds européen de la défense sera mis au service de l'ambition d'une « autonomie stratégique européenne ». Or, pour l'heure, cette autonomie n'existe pas par rapport à l'OTAN ; ce sujet mérite pourtant une attention particulière compte tenu de la politique américaine, notamment sur la question palestinienne. En outre, les manoeuvres stratégiques de l'OTAN qui auront lieu au printemps seront entièrement dirigées contre la Russie et font droit à toutes les revendications des pays européens qui vont probablement s'opposer à l'émergence de ce fonds.
La définition même d'une autonomie stratégique européenne fait donc l'objet de nombreuses contradictions. Et au sein de l'Union européenne, les débats sont loin d'aboutir à des solutions. C'est pourquoi nous nous interrogeons sur l'opportunité d'investir massivement dans ce fonds sans avoir précisément éclairci cette ambition stratégique.
J'en viens aux industries européennes de défense. Puisqu'elles sont nombreuses en France, ce sujet nous concerne de près. Dans la proposition de résolution, on trouve « un principe de préférence européenne », tout de même extrêmement timide, ou la « réciprocité », mais de manière assez ambiguë. En matière de défense, les formules employées me semblent étonnantes, notamment à l'alinéa 48. Si l'on n'aborde pas les questions autrement, l'autonomie de la défense européenne sera un voeu pieux. C'est pourquoi nous ne pouvons pas vous suivre sur cette PPRE.
M. Pascal Allizard. - Je remercie nos deux collègues pour le travail qu'ils ont réalisé afin d'aboutir à cette PPRE. Je partage l'objectif de celle-ci, et je la voterai. Pour autant, ne soyons pas trop naïfs.
Tout d'abord, il me semble difficile de scinder les problèmes de la défense et ceux de l'industrie de défense. Pierre Laurent a déclaré que l'autonomie stratégique de l'Union européenne était inexistante. Je serai positif en disant qu'elle est balbutiante et doit être encouragée. De plus, le rapport à l'OTAN n'est pas réglé.
Ensuite, je citerai l'exemple tout récent de l'achat de F-35 américains par la Pologne. Réjouissons-nous que le logiciel de tir de cet avion ne fonctionne pas - j'ai trouvé cette information dans la presse - : il rate sa cible à tous les coups ! Cela étant, le programme du Système de combat aérien futur (SCAF) pose des difficultés en raison de divergences d'organisation entre la France et l'Allemagne : chez nous, le patron, c'est la Direction générale de l'armement (DGA) ; outre-Rhin, ce sont les industriels...
Concernant le Royaume-Uni, je suis d'accord avec la PPRE, car le Royaume-Uni, s'il a quitté l'Union européenne, demeure tout de même dans l'Europe. Il faut absolument faire vivre les accords de Lancaster House et développer le bilatéral, non pas celui de l'Union avec le Royaume-Uni, mais celui de la France avec notre partenaire !
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Vous m'ôtez les mots de la bouche !
M. Pascal Allizard. - Ainsi, nous pourrons rééquilibrer nos relations avec l'Allemagne dès que la nécessité se fera sentir.
Quant à la coopération avec l'Allemagne, elle s'apparente aujourd'hui à un marché de dupes : pendant que les Allemands produisent et facturent, les Français tirent et, parfois, meurent...
L'objectif visé par la proposition de résolution européenne est bon, mais gardons-nous, je le répète, d'être naïfs !
M. Jean-François Rapin. - Les uns et les autres, nous dénonçons les coupes claires dans le budget européen, mais quelles alternatives proposons-nous ? La réalité budgétaire est là : faute de volonté, on sera loin de 1,30 % du RNB, et même de 1,20 % - sans doute entre 1,07 % et 1,04 %. Dans ces conditions, si nous adoptons une résolution européenne chaque fois qu'une baisse de financement est envisagée pour une politique, nous risquons d'entrer dans un cercle infernal... Tous les souhaits exprimés sont louables, mais, au-delà de la réflexion géostratégique, nous ne devons pas perdre de vue le bon sens budgétaire.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Je remercie nos collègues pour l'intérêt qu'ils portent à notre proposition de résolution.
Avec notre ancien collègue Yves Pozzo Di Borgo, nous avions déjà proposé la création d'un fonds européen de la défense, mais les plus éminents spécialistes nous avaient répondu que ce levier n'était pas actionnable. Je suis restée fidèle à cette idée, tout en ayant conscience de ses limites, surtout dans un domaine où les États sont souverains, ce qui d'ailleurs n'est pas remis en cause. Telle Pénélope, nous remettons l'ouvrage sur le métier...
À la vérité, ce projet dérange, parce qu'il consiste à faire avancer le canevas d'une défense européenne. L'Europe est née d'un rêve de paix qu'il nous appartient de défendre. Notre initiative peut sembler angélique, mais elle ne l'est pas, car il s'agit de poser un jalon vers le renforcement de l'autonomie stratégique européenne. L'Europe de la défense progresse à petits pas, certes, mais ne progressera pas du tout si nous, politiques, ne faisons rien.
Face aux menaces qui se multiplient, face au président Trump qui s'en prend au multilatéralisme et porte des coups au fonctionnement de l'OTAN, face aux puissances montantes que sont la Chine et l'Inde, face à l'apparition dans certains pays européens de pratiques contraires aux idéaux européens, nous ne devons pas abandonner notre objectif d'une Europe forte, d'une Europe puissance ! Il faut d'ailleurs saluer le volontarisme du Président de la République en la matière, exprimé notamment dans son discours de la Sorbonne.
M. Jean Bizet, président. - Quid de la proposition de modifier l'alinéa 53 ? La remarque de M. Gattolin est pertinente : nous devons veiller à ne pas gêner Michel Barnier.
M. André Gattolin. - Le mieux serait de supprimer la seconde partie de cet article - même s'il est évidemment souhaitable qu'un statut soit trouvé pour le Royaume-Uni.
M. Claude Kern. - Je suis d'accord : supprimons ce qui suit « Royaume-Uni ».
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - C'est en effet le plus simple.
M. Jean Bizet, président. - L'alinéa 53 est donc ainsi rédigé : « Rappelle qu'il est essentiel de maintenir une coopération solide, étroite et privilégiée en matière de défense et de sécurité entre l'Union et le Royaume-Uni ; ».
Il est sûr qu'un accord bilatéral particulier avec le Royaume-Uni est indispensable ; je fais confiance à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées pour réfléchir à un Lancaster House de nouvelle génération.
Sur le plan budgétaire, les sommes en jeu sont beaucoup moins importantes en matière de défense que dans les domaines de la PAC et des fonds de cohésion. Toujours est-il que Charles Michel a clairement annoncé une possible réponse pour le 20 février. Il faudrait aussi réfléchir à des ressources propres, comme le préconisait le rapport Monti. Enfin, la suppression des rabais accordés à cinq États doit être engagée, même s'il faudra six ou sept ans.
M. André Gattolin. - S'agissant de ces rabais, soyons conscients qu'un rapport de force est engagé pour tenter de faire céder, notamment, la France et l'Italie.
M. Jean Bizet, président. - Il conviendrait aussi d'utiliser un coefficient déflateur un peu plus faible pour l'établissement des prévisions budgétaires du cadre financier sur les prochaines années, dans la mesure où l'inflation ne sera pas de 2 %.
Enfin, la question d'une conditionnalité de l'attribution des fonds de cohésion est posée.
M. Pascal Allizard. - D'expérience, je sais qu'il est très difficile de travailler avec les Allemands dans le domaine industriel, mais qu'ils y sont excellents, en matière à la fois d'organisation et de protection de leurs intérêts. Leur réseau de fournisseurs et de sous-traitants est également très important dans d'autres pays, ce qui offre des gisements de valeur ajoutée, dont il faut tenir compte dans les négociations. À nous d'être à la hauteur !
À l'issue du débat, la commission adopte la proposition de résolution européenne, dans la rédaction suivante :
La réunion est close à 17 h 30.
Mercredi 5 février 2020
- Présidence de M. Jean Bizet, président -
La réunion est ouverte à 14 heures.
Suivi des résolutions européennes : examen du rapport
M. Jean Bizet, président. - Après la présentation du rapport sur le suivi des positions européennes du Sénat à laquelle je vais procéder, je souhaite que nous ayons un échange sur le Brexit, qui doit faire l'objet d'un débat en séance publique. En effet, le nouveau partenariat entre l'Union européenne et le Royaume-Uni prendra sans doute la forme d'un traité mixte, mais les parlements nationaux n'auront guère leur mot à dire, ce qui risque de susciter le même type de réactions que pour le CETA. Commençons toutefois par le rapport d'information sur le suivi des positions européennes du Sénat - résolutions européennes, avis motivés et avis politiques -, que je vous présente pour la cinquième année consécutive. Ce rapport traduit, dans le domaine des affaires européennes, l'attachement de notre Assemblée au contrôle des suites données à ses travaux, dans le cadre plus général de l'application des lois. Ainsi, je participe de façon régulière désormais au débat sur le bilan annuel de l'application des lois. Le rapport présente un bilan de la prise en compte et de la mise en oeuvre des différentes positions européennes adoptées par le Sénat entre le 1er octobre 2018 et le 30 septembre 2019.
Comme l'année dernière, je voudrais souligner la très grande qualité des informations contenues dans les fiches de suivi - il y en a eu 14 cette année - que nous adresse le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE) sur les résultats des négociations. Il est vrai qu'il nous a fallu plusieurs années pour le convaincre, avant qu'il ne soit clair pour tout le monde que cet échange devait s'effectuer dans un esprit partenarial. Comme l'année dernière également, je souhaiterais que le SGAE, à l'avenir, nous transmette ses fiches de suivi de façon plus régulière, et non plus seulement sur demande, quelques semaines avant l'examen du rapport, afin que la procédure devienne véritablement banalisée et que notre dialogue avec le Gouvernement soit fluide et permanent.
Je vous rappelle également l'audition particulièrement riche et utile d'Amélie de Montchalin devant notre commission, le 23 janvier dernier, qui comportait un débat interactif auquel plusieurs collègues ont participé. Cette audition a constitué pour notre commission l'occasion d'une discussion centrée sur les enjeux politiques des actions européennes traditionnelles, la politique agricole commune (PAC) en particulier, mais aussi sur des sujets d'avenir tels que la politique spatiale de l'Union européenne. Cet exercice constitue désormais un moment important du contrôle parlementaire de l'action gouvernementale en matière européenne. La PAC, d'ailleurs, est l'un des sujets sur lesquels nos résolutions ont été laissées sans réponse...
Entre le 1er octobre 2018 et le 30 septembre 2019, le Sénat a adopté quinze résolutions européennes, contre dix-huit l'année précédente. Notre commission a été saisie de 850 textes en 2019, contre 1 000 l'année précédente. Sur ces quinze résolutions, douze sont issues d'une proposition de résolution de notre commission, deux d'une initiative d'un ou plusieurs de nos collègues et une du groupe de travail commun à notre commission et à celle des affaires économiques sur la PAC. Neuf résolutions ont donné lieu à un rapport d'information de notre commission, et cinq à un rapport d'une commission permanente. Quatorze ont également fait l'objet d'un avis politique adressé à la Commission et deux ont même été l'occasion d'un débat en séance publique : l'appui de l'Union européenne à la mise en place d'un mécanisme de justice transitionnelle à dimension internationale en Irak et la réforme de la PAC. Quant aux avis motivés sur le respect du principe de subsidiarité, le Sénat en a adopté 30 depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Je note que nous n'en avons pas adopté au cours de la période couverte par le rapport, ce qui tient surtout à la moindre activité législative consécutive aux échéances électorales de 2019.
Pour ce qui concerne les avis politiques, notre commission en a adressé dix-neuf à la Commission européenne entre le 1er octobre 2018 et le 30 septembre 2019, contre treize l'année dernière. Le respect du délai de trois mois auquel la Commission s'est engagée à répondre s'est amélioré par rapport à l'année dernière, ce qui est appréciable, même si cette amélioration est insuffisante. Chacun de nos avis politiques a reçu une réponse, mais cette réponse n'est parvenue dans les trois mois que dans 47,4 % des cas, contre 38,5 % l'année précédente. Nous devrons être attentifs aux pratiques de la nouvelle Commission en la matière. La qualité des réponses est globalement satisfaisante, même si l'exercice reste parfois sans doute trop formel. Nous ne devons pas hésiter à poursuivre le dialogue politique si nous considérons que les réponses obtenues sont incomplètes ou excessivement générales, comme ce fut le cas l'année dernière sur la PAC. Cette « piqûre de rappel » avait d'ailleurs été utile, la qualité de la seconde réponse étant apparue bien supérieure à celle de la première.
Enfin, selon des chiffres de la Commission européenne elle-même, avec 24 avis transmis en 2018, le Sénat français figure parmi les dix assemblées parlementaires les plus actives de l'Union européenne, qui en compte 41. Au cours de la même année, les commissaires européens avaient participé à 140 visites et réunions avec les parlements nationaux, dont 24 en France - quinze à l'Assemblée nationale et neuf au Sénat - soit le chiffre le plus élevé devant la Pologne (12 visites).
Le sort réservé aux positions européennes du Sénat est, comme l'année dernière, très favorable. Sur l'année parlementaire écoulée, dans 87 % des cas, les positions exprimées par le Sénat dans ses résolutions européennes ont été prises en compte au cours des négociations et influent donc directement sur le contenu des directives et règlements finalement adoptés.
De façon schématique, il est possible de classer les résolutions européennes du Sénat en trois catégories.
Dans près de la moitié des cas, nos résolutions ont été prises totalement ou très largement en compte. Ainsi, les positions portées par les autorités françaises sur la responsabilisation partielle des hébergeurs de contenus numériques sont très proches des nôtres, en particulier la mise en place d'une régulation ciblée sur les plateformes structurantes, qui doit permettre de définir des obligations ex ante renforcées pour ces acteurs, parfois plus adéquates que la seule sanction ex post de pratiques anticoncurrentielles. Le Gouvernement partage aussi notre souhait de promouvoir la concurrence et l'innovation en stimulant le développement d'acteurs émergents et compétitifs, et de concevoir une réglementation proportionnée et souple afin de ne pas entraver l'innovation. C'est une divergence importante avec le monde anglo-saxon, moins régulé, plus inventif, mais moins respectueux des droits de la personne.
Les conclusions de la commission d'enquête du Sénat sur l'espace Schengen ont également prospéré, notamment avec l'adoption de l'interopérabilité des systèmes d'information européens, qui facilitera l'harmonisation des contrôles aux frontières et les contrôles d'identité et contribuera à la prévention et à la détection de certaines infractions graves comme le terrorisme.
Autre exemple, la révision du code communautaire des visas, qui facilite, simplifie et sécurise les procédures de demandes de visa et érige la politique de visas en un outil d'amélioration de la coopération en matière de réadmission.
Citons enfin le renforcement du mandat de Frontex, avec d'importants recrutements qui préfigurent une véritable police des frontières européennes, ou encore l'annonce par la Commission pour mars 2020 d'un nouveau Pacte sur l'immigration et l'asile, qui devra respecter les principes de responsabilité - réforme de Dublin, politique de retour efficace grâce à des accords de réadmission - et de solidarité - soutien à la réinstallation et réponse en cas de crise aiguë s'exerçant sur un État membre. Adossée aux États membres, Frontex met en oeuvre une véritable politique européenne au service des États qui ne sont pas en mesure de sécuriser leur frontière, dans le respect de leurs compétences régaliennes.
Le nouveau programme d'investissement pour l'Europe, InvestEU, doit prendre le relais du plan Juncker, dont la France a été le premier bénéficiaire en volume en Europe. À ce sujet, le Sénat a obtenu satisfaction sur la diversification des objectifs sectoriels et l'accent porté sur l'innovation et les PME. Dans le cadre du plan Junker, nous avions notamment abaissé le seuil de déclenchement qui était initialement de 50 millions d'euros.
Le sujet des corridors de transport dans l'Union européenne dans le contexte du Brexit est au coeur de l'actualité. Les négociations ont permis de mettre en oeuvre plusieurs préconisations du Sénat telles que l'intégration des ports français de la Manche au tracé du corridor mer du Nord - Méditerranée, la possibilité de faire financer des aménagements liés au rétablissement des contrôles aux frontières de l'Union, l'ajustement du tracé des corridors en fonction des évolutions éventuelles dans la classification des ports ou encore le renforcement des autoroutes de la mer dans le futur règlement sur le Mécanisme pour l'interconnexion en Europe pour la période 2021-2027, avec un accent mis sur les liaisons transfrontalières. Dans un premier temps, notre commission avait constaté avec stupéfaction que les ports français avaient été occultés par la Commission européenne du corridor mer du Nord - Méditerranée au profit des ports belges et néerlandais ! Nous avons corrigé le tir.
Sur le sujet des investissements dans l'intelligence artificielle en Europe, nous avons été suivis sur la nécessité de faire émerger un ou plusieurs leaders européens de l'intelligence artificielle, la mutualisation des données entre acteurs publics et privés pour faire face à la rareté des ressources pour les acteurs européens, la formation et la rétention de talents en matière d'intelligence artificielle comme enjeux clefs de notre indépendance technologique, ou la prise en compte de principes éthiques dans la conception et l'usage de l'intelligence artificielle. Les PIIEC (projets importants d'intérêt européen commun), objets d'une proposition de résolution de notre commission, peuvent faire l'objet d'aides d'État ; c'est particulièrement légitime car nos concurrents américains et chinois ne se privent pas de cet instrument. Le projet de batteries européennes a ainsi été financé par cet outil.
Dans le secteur du transport routier international de marchandises, les négociations ont permis une avancée importante pour une concurrence plus équitable et une meilleure protection des chauffeurs routiers. Ceux-ci auront désormais droit de retourner chez eux toutes les trois ou quatre semaines et pourront se prévaloir de l'interdiction expresse du repos hebdomadaire en cabine. En outre, les règles de détachement s'appliqueront dès le premier jour d'une opération internationale. Dans le secteur aérien, la priorité est donnée à la lutte contre les conditions de travail précaires et à la défense des droits des salariés grâce à l'introduction dans la législation européenne de la notion de base d'exploitation, de façon à éviter les fraudes au détachement fictif, au travail dissimulé et aux obligations fiscales et sociales des employeurs. Lentement, nous arrivons à rétablir un cadre.
Dans le domaine de la politique spatiale de l'Union européenne, citons le soutien au lancement de nouveaux programmes en matière de surveillance de l'espace et de communications sécurisées, la révision de la gouvernance, la préférence européenne pour le secteur spatial et le soutien à Kourou comme port spatial européen, ainsi que l'opposition aux propositions de coupes budgétaires dans le programme spatial. MM. Gattolin et Rapin nous informent régulièrement sur le sujet.
Deuxième cas de figure, qui concerne 40 % de nos résolutions : les positions du Sénat partiellement suivies.
Ainsi, sur l'extraterritorialité des sanctions américaines, les autorités françaises ont défendu les mesures financières de blocage ou de neutralisation des sanctions extraterritoriales proposées dans la résolution, mais plusieurs de nos recommandations n'ont pas été prises en compte, en particulier sur le renforcement du rôle international de l'euro. La partie sera difficile. Nous continuons à payer notre facture énergétique en dollars.
L'inclusion des moteurs de recherche dans le champ d'application du règlement promouvant l'équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices des services d'intermédiation en ligne est une avancée, mais le texte reste en deçà des préconisations du Sénat car il est peu contraignant pour les plateformes qui lui opposent le secret des affaires, et ne permet pas un rééquilibrage effectif de leurs relations avec les entreprises. De plus, la protection des données des consommateurs est un sujet insuffisamment traité. Peut-être conviendrait-il d'entendre à nouveau la CNIL sur le sujet, après la mise en oeuvre du règlement général sur la protection des données (RGPD).
Dans le cadre de la réforme de l'Autorité européenne de sécurité des aliments, nos positions sur la gestion des conflits d'intérêts - création d'un comité de déontologie composé d'experts et de représentants de la société civile et harmonisation entre les agences des règles relatives aux conflits d'intérêt - n'ont pas prospéré, même si le Gouvernement les a défendues lors des négociations.
En dépit de certaines avancées, plusieurs de nos préconisations sur le futur programme-cadre pour la recherche et l'innovation « Horizon Europe » n'ont pas été retenues, comme le caractère non limitatif de la liste des missions du programme, l'ajout d'un pôle dédié à l'espace ou encore le maintien d'un programme spécifique à l'éducation à la science.
La prise en compte de notre résolution pour la mise en place d'un mécanisme de justice transitionnelle à dimension internationale en Irak est rendue difficile dans le contexte très dégradé que connaît ce pays : tensions politiques intérieures marquées par de vastes manifestations fortement réprimées, et tensions régionales accentuées par les relations entre les États-Unis et l'Iran depuis l'attaque qui a coûté la vie au général Soleimani.
Nous n'avons obtenu aucune information utiles sur le renforcement de la coopération judiciaire à l'échelon européen, ni sur une éventuelle extension du champ de compétences du Parquet européen aux infractions terroristes transfrontières.
Enfin, dans deux cas seulement, notre résolution européenne n'a pas, jusqu'à présent, reçu de suite effective : le taux réduit de TVA pour la filière équine et la réforme de la PAC. Dans les négociations avec le Royaume-Uni, concernant le transport et le transit de chevaux de compétition, la DG Trade et la DG Santé de la Commission européenne se refusent à tout compromis sur les règlements sanitaires. Cette position est justifiée sur le fond, mais rien n'empêchera le Royaume-Uni d'importer des chevaux d'autres régions du monde. D'après la Commission, les pays du Golfe, très demandeurs de chevaux de race, rejettent tout assouplissement des critères sanitaires européens, les plus exigeants du monde. Je pense qu'à l'avenir, l'Irlande et la France se spécialiseront dans l'élevage et la reproduction.
L'échec sur le taux réduit de TVA pour la filière équine est dû à l'opposition du Gouvernement, alors que Bruxelles y est favorable. Les clubs équestres souffrent beaucoup et certains vont disparaître.
La commission des finances a voté ce matin notre proposition de résolution européenne sur le cadre financier pluriannuel 2021-2027. D'après les dernières informations, le premier pilier de la PAC verrait son budget baisser de 8,3 %, le deuxième de 12 %. Le compte n'y est toujours pas.
Ce bilan global très positif est un encouragement à poursuivre nos efforts.
M. André Gattolin. - C'est un sujet important qui place au coeur de nos réflexions les questions de la subsidiarité et de la proportionnalité. L'inflation des règlements et des directives - la commission Juncker, après avoir annoncé sa volonté de ralentir l'activité législative, est passée au bout de deux ans au-dessus du millier de textes - et la nature des textes laissent peu de place à la subsidiarité.
Il est vrai que le RGPD comportait 52 ou 53 renvois au droit national. La France a pris du retard dans la transposition, et nos pouvoirs publics n'ont pas pris la peine de faire établir des comparaisons avec l'Allemagne, le Royaume-Uni ou l'Espagne. Or, les différences de transposition créent des distorsions, à l'inverse de l'harmonisation totale.
Cependant, l'harmonisation présente aussi d'importants inconvénients. Ainsi la protection du consommateur a-t-elle été fixée à un niveau moyen, au prétexte que certains pays n'avaient pas de culture en la matière. La Commission européenne a également tenté de faire passer l'idée que le CETA n'était pas un traité mixte ; heureusement, notre commission a été vigilante. À 27 membres, on peut être tenté de faire une moyenne, et tant pis pour les États mieux-disants... Les rapports entre l'Union européenne et les États membres en matière de construction normative sont à améliorer.
Mme Gisèle Jourda. - Notre proposition de résolution sur les zones défavorisées n'a-t-elle pas eu de suites ?
M. Jean Bizet, président. - Elle date de 2018, mais nous pourrons faire à nouveau un point sur le sujet.
M. Jean-François Rapin. - La Commission européenne propose dix milliards d'euros de plus pour le pilier 2 de la PAC, alors même que l'on nous disait qu'il était préférable de renforcer le pilier 1.
M. Jean Bizet, président. - L'unanimité est nécessaire ; or, seuls 20 États membres sont favorables à un déplacement des dix milliards d'euros vers le premier pilier.
La Commission européenne proposait que le cadre financier pluriannuel (CFP) atteigne 1,11 % du revenu national brut, alors que le Parlement européen aurait souhaité 1,3 % ; mais le principal problème est celui des ressources propres. Le rapporteur général de la commission des finances a rappelé, ce matin, la dérive des fraudes à la TVA avec le développement du e-commerce. J'ai demandé au président Éblé une expertise sur le sujet : sans ressources propres modernes, nous nous heurterons à des pays qui ne veulent pas dépenser, à commencer par ceux d'Europe du Nord. Sur la PAC, nous y verrons plus clair le 20 février, après le Conseil européen extraordinaire qui se penchera sur le CFP.
M. Daniel Gremillet. - Une TVA équine réduite rendrait plus accessible la pratique de l'équitation : les plus modestes sont les premiers touchés par le refus du Gouvernement. La PAC est l'enjeu principal, parce qu'il touche l'agriculture, les entreprises et, indirectement, le consommateur. Le Sénat a été le seul à exprimer une position française offensive sur ce sujet ; j'aurais souhaité qu'elle soit davantage relayée par le monde professionnel. Ne désarmons pas. La stabilité ministérielle, dans des discussions de cette ampleur, est une question importante. Le ministre de l'agriculture n'est pas en contradiction avec nous dans ce dossier.
M. Jean Bizet, président. - La filière bovine française est très fragilisée. L'excellent travail du député européen Michel Dantin sur le règlement « Omnibus » a été arrêté à mi-chemin, car la DG en charge de la concurrence ne souhaitait pas aller plus loin. Le débat n'est pas seulement budgétaire. De la loi Royer de 1973 à la loi Egalim, les tentatives de régimenter la grande distribution n'ont pas manqué ; mais, à chaque fois, ses ténors ont réussi à détourner la loi.
L'article 222 du règlement « OCM unique » donne le droit aux agriculteurs de constituer des groupements ; les pouvoirs publics ne doivent intervenir qu'en cas de dérive. Or, c'est à une logique inverse que nous assistons : lors de la crise du lait, on a attendu pour ainsi dire que les morts soient dans le pré pour permettre le regroupement et ainsi détendre le marché. Il faut contribuer à la réflexion de Mme Vestager en matière industrielle, ce à quoi s'attachent en ce moment nos collègues Alain Chatillon et Olivier Henno. Faciliter les regroupements en agriculture ferait évoluer le rapport de force.
Un ancien acteur de la grande distribution devenu consultant a récemment expliqué à notre commission qu'un règlement français interdit aux agriculteurs de refuser la vente. Ce serait incongru dans tout autre domaine d'activité. Il reste des verrous à faire sauter.
La commission autorise à l'unanimité la publication du rapport d'information.
M. Jean Bizet, président. - Je souhaiterais évoquer deux points en questions diverses : les modalités de l'intervention du Sénat dans la négociation européenne qui s'ouvre avec le Royaume-Uni et le positionnement de notre commission à l'égard de plusieurs projets de loi qui s'annoncent.
Le Brexit étant effectif depuis le 1er février, l'Union européenne et le Royaume-Uni s'engagent maintenant dans une négociation décisive sur leur relation future. Cela doit durer un an et, à mon avis, cela ne sera pas prolongé.
Cette négociation sera à nouveau menée par M. Michel Barnier, sur le fondement d'un mandat que le Conseil de l'Union doit arrêter le 25 février prochain. La Commission européenne a publié, avant-hier, une recommandation en vue de cette prochaine décision du Conseil. Je me propose de vous la transmettre aujourd'hui par courriel, afin que vous soyez tous parfaitement informés.
Le calendrier extrêmement serré de cette négociation nous impose d'indiquer au Gouvernement, dès que possible, les limites que le Sénat considère comme des lignes rouges à ne pas franchir : la relation future entre le Royaume-Uni et l'Union européenne sera en effet déterminante pour cette dernière, vu leur proximité géographique et leur interdépendance.
Nous avons examiné les possibilités offertes par le règlement du Sénat, et particulièrement son article 73 quinquies. Sur ce fondement, le président Cambon et moi-même nous proposons de déposer conjointement, dès le 17 février prochain, en nos noms propres et en tant que coprésidents du groupe de suivi de la relation Union européenne-Royaume-Uni, une proposition de résolution européenne. Cette proposition serait examinée le 19 février par notre commission, lors d'une réunion que celle-ci tiendrait en commun avec la commission des affaires étrangères. Le texte adopté à l'issue de cette réunion serait renvoyé à la commission des affaires étrangères qui l'inscrirait à l'ordre du jour de sa réunion du 26 février.
Cette date étant postérieure au Conseil décisif du 25 février, les amendements qui pourraient être apportés postérieurement à cette date n'auront pas pu être pris en compte par le Gouvernement. Aussi, notre objectif est de parvenir, par une collaboration étroite en amont, à un texte stabilisé dès la réunion du 19 février, afin de le transmettre de façon informelle au Gouvernement dès cette date.
Dans cette perspective, nous avons souhaité associer les commissions permanentes, dès son élaboration, au projet de proposition de résolution européenne dont le président Cambon et moi-même serions tous deux signataires. Nous avons écrit à leurs présidents pour leur proposer de nous adresser toute contribution utile, aussitôt que possible, afin de nous permettre d'en tenir compte au moment de finaliser le texte que nous prévoyons de déposer le 17 février.
En outre, nous les avons invités à assister, ou à se faire représenter, à la réunion du 19 février au cours de laquelle sera examinée cette proposition de résolution européenne, afin que le débat soit le plus riche possible et conduise à un texte susceptible de refléter le point de vue du Sénat dans son ensemble, même si, formellement, ce texte ne pourra devenir résolution du Sénat qu'après son adoption par la commission des affaires étrangères et l'expiration du délai de trois jours francs prévu au règlement.
J'espère que ces modalités permettront de faire valoir utilement la position du Sénat dans la négociation décisive qui s'ouvre à l'échelon européen. Nous forçons un peu le calendrier, mais nous n'avons pas le choix en raison de décisions sur lesquelles nous n'avons pas prise, et il est important que le Sénat ait son mot à dire. Le traité final sera mixte mais dans une faible mesure, concernant notamment les investissements, les contentieux entre investisseurs et États. Nos collègues pourraient donc se sentir frustrés, d'où l'importance de ce débat.
Par ailleurs, je voulais vous informer du fait que nous ne relâchons pas notre vigilance à l'égard des surtranspositions qui pourraient survenir à la faveur des projets ou propositions de loi soumis à l'examen du Sénat. Au titre de cette mission qui figure à l'article 73 sexies du règlement général du Sénat, nous avons mené une étude approfondie sur trois textes prochainement inscrits à l'ordre du jour qui m'amène à conclure qu'il n'est pas utile que notre commission s'en saisisse pour observations : le projet de loi relatif au parquet européen et à la justice pénale spécialisée, la proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace et le projet de loi d'accélération et de simplification de l'action publique qui comprend un volet relatif aux procédures applicables aux installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE). Nous poursuivrons notre mission d'alerte sur les surtranspositions, initiée par notre collègue René Danesi et appuyée par le Président du Sénat.
La réunion est close à 14 h 50.
- Présidence de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques et de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Politique commerciale - Accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada (AECG-CETA) - Audition de Mme Isabelle Hudon, ambassadrice du Canada en France
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. - Je vous remercie, madame l'ambassadrice, d'avoir accepté cette rencontre avec nos trois commissions - des affaires étrangères, des affaires économiques et des affaires européennes. Vous avez souhaité nous rencontrer pour évoquer l'approbation de l'accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada (CETA), afin d'éclairer nos réflexions. Après son adoption par l'Assemblée nationale, où il a suscité des divisions au sein de la majorité, le CETA sera examiné au Sénat, où la commission des affaires étrangères et de la défense est saisie au fond, et a nommé un rapporteur, notre collègue M. Pascal Allizard.
L'importance de ce texte, sur lequel nous devrons nous prononcer dans les prochains mois, n'a échappé à personne. La France n'est pas la dernière, au sein de l'Union européenne, puisque treize autres États membres n'ont pas encore ratifié le traité. Dans plusieurs pays, ce texte est l'objet de débats particulièrement animés, notamment en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas et en Pologne.
Le CETA ouvre des opportunités commerciales, notamment dans les secteurs industriels - aéronautique, automobile, pharmacie, etc. - et dans certains secteurs alimentaires - vins, produits laitiers... Près de 10 000 entreprises françaises exportent vers le Canada. La mise en oeuvre du CETA s'est d'ailleurs accompagnée d'une amélioration sensible de notre excédent commercial avec ce pays.
Mais qu'en sera-t-il à long terme ? Le CETA inquiète notamment dans le monde agricole. Sur la forme, il fait plus de 2 000 pages, ce qui n'en facilite pas la compréhension par nos concitoyens. La filière élevage s'estime directement menacée par l'ouverture aux importations de viande, alors qu'on lui impose par ailleurs des normes environnementales et sanitaires de plus en plus exigeantes.
Disposez-vous d'éléments, madame l'ambassadrice, pour rassurer cette filière élevage quant aux effets du CETA, non seulement dans l'immédiat, mais aussi à long terme ? Comment l'agriculture canadienne va-t-elle s'organiser pour tirer parti de l'ouverture du marché européen, tout en en respectant les règles ?
Que répondez-vous à ceux qui estiment que la viande canadienne serait soumise à des normes moins exigeantes que celles qui s'appliquent à la filière française ?
M. Roland Courteau. - Bonne question !
M. Christian Cambon, président. - Enfin, l'accord économique et commercial global est accompagné d'un accord de partenariat stratégique. À l'heure du Brexit, et alors que les États-Unis sont de plus en plus imprévisibles, quels sont les enjeux de la relation économique et de la relation stratégique entre l'Union européenne et le Canada ?
Nous sommes très heureux de vous entendre aujourd'hui sur ces questions. La défiance à l'encontre du CETA est le symptôme de difficultés qui n'ont rien à voir avec notre perception du Canada. Nous cultivons des liens de profonde amitié, de partage culturel et une histoire commune. La relation franco-canadienne n'est absolument pas remise en cause, sans parler de cette merveilleuse francophonie qui nous lie à une partie de la population canadienne. Sur le plan géopolitique, le Canada est un pays ami et allié.
Nous initions ainsi une série d'auditions communes à nos trois commissions. Cette audition est filmée et retransmise sur le site internet du Sénat.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - L'accord sur le CETA ouvre, sans conteste, des opportunités économiques entre l'Union européenne et le Canada. Nous parlons beaucoup d'un secteur, l'agriculture, tout en oubliant que l'accord concerne également l'industrie ou les services. Pouvez-vous nous préciser le contenu de cet accord pour le secteur industriel - je pense à l'automobile, au textile, aux cosmétiques et à tant d'autres filières -, mais aussi pour le secteur des services ?
Il est essentiel que le législateur dispose de tous les éléments avant de décider. Il n'y a pas d'arbitrage politique qui, à court terme, fasse le bonheur de tout le monde. Il y aura toujours des gagnants et des perdants ; il convient de les identifier le plus en amont possible pour que notre décision collective soit éclairée.
La difficulté posée par cet accord de libre-échange est sans doute qu'il donne l'impression aux Français que les perdants sont toujours les mêmes, à savoir le secteur agricole, et particulièrement l'élevage bovin. Je le dis clairement : notre agriculture a le sentiment d'être toujours la variable d'ajustement dans tous les accords de libre-échange négociés au niveau européen. Ce sentiment explique en grande partie la contestation autour de cet accord. Je ne crois pas qu'elle soit liée tant à l'accord en tant que tel, ni à la qualité de nos relations amicales avec le Canada, qu'à un contexte global.
Si à court terme, les effets semblent mesurables sur les filières agricoles, nous n'avons aucune certitude et aucune garantie sur les effets à long terme. Et c'est tout l'enjeu de cette audition : que vous puissiez nous détailler les garanties mises en oeuvre dans le texte à l'heure actuelle.
Quel est votre avis sur la question délicate des contrôles ? Le sentiment général en France est que les contrôles sur les importations des denrées alimentaires sont insuffisants et n'assurent pas une équivalence des normes de production - j'insiste bien sur ce terme - des produits alimentaires entre parties au traité. Comment seront réalisés les contrôles aux importations et pouvez-vous, madame l'ambassadrice, garantir qu'un produit canadien respectera l'ensemble des normes de production imposées aux produits français une fois sur notre territoire ? Je n'ai aucun doute sur la qualité des produits alimentaires canadiens, mais ils répondent peut-être à des normes différentes des nôtres.
À cet égard, j'aurai deux questions concrètes. Premièrement, certaines farines animales demeureront autorisées dans les exploitations bovines au Canada alors qu'elles seront interdites dans l'Union européenne. Pouvez-vous nous le confirmer ?
Deuxièmement, rien ne s'oppose, dans le traité, à ce que des substances actives interdites en Europe soient utilisées au Canada, tant que la limite maximale de résidus de pesticides dans les produits importés est respectée. Pouvez-vous nous confirmer que près de quarante substances actives non approuvées au niveau de l'Union européenne et autorisées au Canada pourront être utilisées par les agriculteurs canadiens demain ?
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie de votre venue. Nous connaissons votre engagement en faveur du CETA, que vous avez décrit comme « un accord qui nous ressemble et qui nous rassemble » dès mars 2018. Presque deux ans plus tard, cette formule très belle peut paraître étrange, tant le CETA semble susciter de réserves dans l'opinion publique et en particulier dans certaines filières économiques. En décembre dernier, vous vous êtes rendue dans la Creuse, à la rencontre d'éleveurs de la filière viande bovine, la filière la plus tendue sur ce sujet. Vous avez pu mesurer l'ampleur des crispations.
Le CETA est entré en vigueur provisoirement en septembre 2017. Nous sommes donc capables d'analyser ses premiers effets. Dans le cadre du groupe sénatorial de suivi des négociations commerciales internationales, nous avons auditionné des responsables administratifs de la Commission européenne et de l'administration française, qui ont globalement fait état de résultats favorables à l'Union européenne et à la France. Ce discours positif nous a été confirmé début janvier par le secrétaire d'État, M. Jean-Baptiste Lemoyne, lors du dernier comité de suivi des négociations commerciales. Quelle est votre analyse sur cette première phase d'application provisoire du CETA ? De quelle manière le Canada en a-t-il bénéficié jusqu'à présent ? Comment entend-il en bénéficier à l'avenir ? Certains signaux faibles vous laissent-ils espérer des évolutions dans certaines filières dans votre pays ? Rencontrez-vous également des difficultés avec certaines filières économiques qui se révéleraient plus hostiles à cet accord ?
Craignez-vous que l'un des quatorze États membres n'ayant pas encore ratifié l'accord ne bloque le processus de ratification, et avec quelles conséquences ?
Le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États est en cours de finalisation. Par rapport aux tribunaux d'arbitrage classique, des garde-fous seront prévus pour éviter les recours abusifs, comme un code de conduite pour les juges ou un mécanisme d'appel. Ils sont au coeur des négociations à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), et surtout un point sensible politiquement. Le comité mixte du CETA devrait approuver une décision réaffirmant le droit des États à adopter des réglementations qui suivent des objectifs légitimes de politiques publiques, notamment sur l'environnement, ce que l'on a parfois appelé abusivement le « veto climatique ». Les parties pourraient alors diffuser des notes d'interprétation contraignante de l'accord ; si nécessaire, le comité mixte pourrait adopter des interprétations liant les tribunaux.
Certaines associations craignent que le Canada utilise ces instruments. Quelle est l'approche du Canada sur ces sujets ?
Je suis toujours ravi d'échanger avec vous sur ce sujet, comme ce fut le cas avec votre prédécesseur, car cette affaire du CETA nous occupe depuis sept ans. Je n'ai jamais caché mon approche du sujet ; si nous ne pouvons pas conclure d'accord avec un pays qui nous ressemble tant, cela augure mal des accords de libre-échange !
Mme Isabelle Hudon, ambassadrice du Canada en France. - Chers amis du Canada, il y a un peu plus de deux ans, lorsque j'ai accepté de servir mon pays, à la demande du Premier ministre du Canada, je m'étais fixé deux objectifs prioritaires : accroître notre diplomatie économique et aller à la rencontre des Françaises et des Français sur l'ensemble du territoire. Aujourd'hui, c'est donc avec un sentiment doublement prioritaire que je viens discuter avec vous, élus des territoires français, d'un enjeu économique et stratégique important pour nos deux pays, le CETA.
Durant deux ans, j'ai fait une trentaine de déplacements hors de la région parisienne, à la rencontre de vos concitoyennes et concitoyens, de vos entreprises et des élus territoriaux. Partout, j'ai constaté que les Français connaissent et apprécient de plus en plus mon pays, soit parce qu'ils connaissent un des 150 000 citoyens français qui y vivent, soit parce qu'ils ont visité mon pays ou parce qu'ils écoutent, regardent ou admirent nos artistes.
Je suis très fière de l'amitié et de l'histoire qui lient nos peuples. Le Canada a besoin de la France et la France a tout aussi besoin du Canada. Nous vivons à une époque où les repères solides sont de plus en plus rares, et pourtant si nécessaires. Lorsque 57 Canadiens ont perdu la vie dans un avion abattu en plein vol en Iran, mon pays s'est tourné tout naturellement vers la France pour l'aider à faire toute la lumière sur cette douloureuse affaire. De même, lorsqu'il s'agit de s'appuyer mutuellement dans l'un des points chauds du monde, du Sahel aux pays baltes, le Canada et la France travaillent en étroite collaboration sur le terrain pour contrer les menaces. Dans les grandes enceintes internationales et dans les conférences diplomatiques, nos positions sont alignées sur les mêmes valeurs : démocratie, droits de la personne, urgence climatique et respect du droit. Au cours des dernières années, le nombre de pays qui pensent, parlent et agissent comme nous a malheureusement bien diminué : beaucoup de nos alliés traditionnels sont distraits ; d'autres se questionnent sur l'importance de ces valeurs, et je ne parle même pas de ceux qui y sont fondamentalement opposés.
Au cours des prochains mois, vous devrez voter sur un traité avec le Canada, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs. Je vous demande de garder à l'esprit que le Canada n'est pas n'importe quel pays. Avec le départ du Royaume-Uni, la France est dorénavant la seule nation fondatrice du Canada membre de l'Union européenne. Notre relation stratégique devrait continuer à se renforcer.
Le CETA est un accord qui a plusieurs pères et mères, de Jacques Chirac à Emmanuel Macron, en passant par Nicolas Sarkozy et François Hollande.
Je pourrais vous parler de cet accord de façon théorique, mais, comme il est en application depuis plus de deux ans, grâce à l'approbation du Parlement européen, je peux m'appuyer sur des faits et des chiffres réels, sur la base de ce qui se passe réellement dans vos départements et vos régions.
Après deux ans d'application, les exportations françaises au Canada ont augmenté de 16 % ; les exportations de vins français ont augmenté de 11 % et ont repris, grâce au CETA, la première place des ventes au Canada qu'elles avaient perdue au profit des vins américains ; après deux ans, les exportations françaises de fromage vers le Canada ont augmenté de 46 % ; après deux ans, les exportations françaises de cosmétiques ont augmenté de 17 % et celles de textile et d'habillement de 27 % ; après deux ans, les exportations automobiles vers le Canada ont bondi de 260 %, à partir d'une base modeste, j'en conviens, puisque notre secteur automobile reste intégré à celui de l'Amérique du Nord. Cela représente quand même 300 millions d'euros. Enfin, après deux ans, les investissements canadiens en France ont bondi de 71 %.
Avec un peu plus de 25 000 emplois en France, les entreprises canadiennes sont déjà bien présentes au coeur du tissu économique de vos territoires. Le CETA leur offre la possibilité, plus que jamais, de faire de la France leur porte d'entrée vers l'Europe. Ces résultats se déclinent sur tout le territoire français. Prenons quelques départements et régions, au hasard les Yvelines, le Val-de-Marne et la Normandie. J'informe toutefois que toutes les sénatrices et tous les sénateurs recevront une fiche avec les chiffres précis de son département.
Les exportations des Yvelines vers le Canada ont augmenté de 33 % dans l'agroalimentaire et de 26 % dans le secteur des transports et de l'aéronautique. Le Val-de-Marne a fait tout aussi bien avec une croissance de 22 % au total de ses exportations vers le Canada, dont 36 % dans l'agroalimentaire. Pour la Normandie, le CETA, c'est non seulement la protection de ses fromages emblématiques, tels le camembert et le livarot, mais aussi une croissance de 31 % des exportations en matière de machinerie et d'équipements.
Le CETA n'est pas limité au commerce des marchandises ; il touche à toutes les facettes d'une relation économique moderne : il libéralise le commerce des biens et services ; il ouvre de manière réciproque l'accès aux marchés publics ; il réforme de fond en comble le règlement des investissements ; il facilite la mobilité temporaire des professionnels et il ouvre un grand nombre de chantiers de coopération sur des sujets aussi variés que la durabilité des produits forestiers et le commerce électronique. Le CETA fait tout cela et bien d'autres choses, dans le respect des normes françaises, européennes et canadiennes. Pour le dire le plus clairement possible, le CETA n'empêche ni le Canada ni la France d'adopter les normes que parlements et gouvernements jugent nécessaires pour protéger la santé publique, l'environnement, la diversité culturelle et les autres priorités de nos politiques publiques.
Je sais que ce n'est pas ce que vous entendez sur le CETA. La presse nationale, la presse locale, les citoyens qui vous interpellent parlent plutôt d'envahissement des produits canadiens, d'un non-respect des normes européennes, de sacrifice des agriculteurs. J'entends tout cela aussi et, aujourd'hui, je veux y répondre.
Tout d'abord, le mythe de l'envahissement. Je sais que vous me poserez beaucoup de questions au sujet du boeuf canadien et j'y répondrai, mais j'aimerais cependant que vous gardiez en tête un chiffre et une image.
Un chiffre d'abord : 0,01 %, c'est la part de marché du Canada dans la viande bovine consommée en France après deux ans de CETA. Ramené à des proportions humaines, cela veut dire que chaque Français a consommé en moyenne 0,2 gramme de boeuf canadien au cours de la dernière année, ce qui m'amène à l'image : 0,2 gramme, c'est le cinquième d'un doliprane. Les Français consomment en moyenne le cinquième d'un doliprane de boeuf canadien par année. L'année dernière, les Français et les Françaises ont consommé 250 fois plus de doliprane que de boeuf canadien.
Quid de l'avenir ?, me rétorqueront certains. Je leur répondrai en portant à leur attention deux autres chiffres : sur 70 000 élevages bovins au Canada, seules quelques dizaines de fermes sont certifiées pour exporter vers l'Union européenne. Même s'il est probable que ce nombre augmente, il sera aussi freiné par le coût très significatif pour obtenir cette certification et par la compétition de la demande canadienne grandissante pour les produits bio.
Autre chiffre important : si, l'an passé, la viande de 70 vaches canadiennes a été exportée en France, c'est la viande de 450 vaches françaises qui a été exportée vers le Canada. Au-delà du boeuf, d'ailleurs, la balance commerciale agricole de la France avec le Canada est très largement excédentaire, de 400 millions d'euros en 2019, notamment grâce au secteur laitier. Avec 6 200 tonnes de fromages français exportés vers le Canada, ce sont des centaines de fermes laitières et de bergeries dans toute la France qui en profitent. Cela équivaut à 55 millions d'euros.
Je suis consciente que la situation économique de vos agriculteurs est difficile, mais le CETA ne contribue pas à cette situation. Au contraire, sans le CETA, ils souffriraient sans doute encore plus.
Je voudrais conclure sur le sujet de l'agriculture par une demande personnelle en tant qu'ambassadrice du Canada. Au cours de la dernière année, et particulièrement lors du débat sur le CETA, l'été dernier, j'ai entendu des propos franchement choquants sur le Canada et son agriculture, comme si nos fermiers produisaient sans norme une nourriture dangereuse et de piètre qualité. Je qualifierai cette attitude de « Canadabashing », pour reprendre une expression que j'ai entendue en France.
Je sais qu'avec certains d'entre vous nous ne pourrons pas nous entendre, mais je vous demanderai de considérer que les agriculteurs canadiens, tout autant que les agriculteurs français, méritent notre respect. Nos agriculteurs font face aux mêmes pressions que les vôtres, c'est-à-dire des normes toujours plus strictes et des exigences des consommateurs toujours plus élevées. Je ne crois pas qu'il soit utile de dénigrer les uns pour valoriser les autres.
Je voudrais évoquer un autre sujet : l'environnement. Pour parler de façon concrète, le CETA n'est pas de nature à conduire la France ni le Canada à réduire ses normes environnementales. En fait, le CETA demande à l'Europe et au Canada une amélioration continue de leurs normes environnementales et le respect de leurs engagements internationaux. Mon pays s'est engagé fermement dans la transition vers une économie bas carbone. Nous avons pris des engagements ambitieux de réduction des gaz à effet de serre d'ici à 2030 et nous nous sommes engagés à atteindre la neutralité carbone d'ici à 2050. En avril 2018, le Canada et la France ont signé un partenariat pour le climat et l'environnement. Nous avons uni nos efforts en vue de promouvoir une mise en oeuvre rapide de l'accord de Paris et d'apporter une réponse coordonnée à l'enjeu que représentent les changements climatiques. On accuse souvent le CETA de ne pas mentionner l'accord de Paris et donc de le violer, mais il y a un problème logique, et je dirais même chronologique, avec cette accusation : le CETA a été négocié avant l'accord de Paris, mais, lors de la signature du CETA, en octobre 2016, mon Premier ministre et l'ensemble des dirigeants de l'Union européenne se sont engagés de nouveau au respect de l'accord de Paris.
Vers la fin des années 1980, le Canada a vécu un débat intense au sujet de l'accord de libre-échange avec les États-Unis, un débat pas si différent de celui sur le CETA en France, mais, aujourd'hui, peu de Canadiens remettent en cause le bien-fondé des accords économiques et commerciaux. Beaucoup s'inquiètent plutôt d'une hyperdépendance au marché américain.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je me présente à vous, bien sûr, avec l'humilité et le respect dus à la représentation nationale d'un pays qui exerce pleinement et librement sa souveraineté. Vous voterez en votre âme et conscience sur le CETA, mais permettez-moi cependant de formuler un souhait : le Canada, ami allié et partenaire stratégique sur la scène internationale, peut légitimement aspirer et espérer qu'à l'heure des débats, les faits l'emportent sur les contrevérités, la raison sur la désinformation, la réalité sur les fantasmes, sanitaires et environnementaux.
Le Sénat, je le sais, est la chambre des collectivités territoriales. Contrairement à ce que j'entends dire parfois, il n'y a pas, d'un côté, les gagnants du CETA, et, de l'autre, les territoires ruraux, qui en seraient les perdants. J'ai fait plus de trente déplacements dans vos communes, vos départements et régions, et j'ai vu des entreprises canadiennes qui investissent en France et créent partout des emplois dans des territoires urbains comme ruraux. J'en veux pour preuve, dans l'Indre, l'équipementier automobile Montupet. J'ai vu des coopérations entre entreprises canadiennes et françaises sur l'environnement, l'innovation, l'intelligence artificielle et la recherche, et j'ai vu partout des coopérations fructueuses qui tirent nos économies et vos territoires vers le haut.
J'ai vu aussi des territoires ruraux toujours émus au souvenir des alliés canadiens tombés pour la France et la liberté dans les Hauts-de-France et en Normandie. Le Sénat, chambre des territoires, revendique aussi une sagesse qui lui permet de trier le bon grain de l'ivraie. Je le souhaite. À l'heure du vote, vous vous demanderez, à l'instar de mon Premier ministre, Justin Trudeau, quand il s'est exprimé en avril 2018 devant vos collègues députés : avec qui, si ce n'est avec le Canada ? Oui, avec qui la France pourrait-elle conclure un accord de commerce progressiste si elle ne le fait pas avec le Canada ? (Applaudissements.)
M. Christian Cambon, président. - Madame l'ambassadrice, je vous remercie de cet exposé passionné et passionnant. Rassurez-vous, au Sénat, le ton n'est jamais celui de l'invective. Néanmoins, vous l'avez compris, il y a en France un contexte de crainte lié à la crise de l'agriculture, qui n'a pas de lien avec le CETA.
M. Pascal Allizard, rapporteur du projet de loi autorisant la ratification du CETA. - Je vous remercie à mon tour de votre intervention. En introduction, je rappelle que Samuel de Champlain, fondateur de la ville de Québec, est parti d'Honfleur, dans le Calvados...
Nous avons déjà eu l'occasion d'échanger sur le CETA avec vous. Les difficultés ne viennent bien sûr absolument pas du Canada, mais de la crise de l'élevage français, à laquelle le Gouvernement doit apporter des réponses.
L'amalgame entre le CETA et les autres traités négociés par la Commission européenne, avec le Mercosur, mais aussi avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande, est un autre facteur de confusion. La Commission continue de négocier tous azimuts, ignorant l'inquiétude des peuples. J'ai trois questions à vous poser.
Tout d'abord, pouvez-vous revenir sur les raisons qui ont conduit le Canada à négocier un quota de 65 000 tonnes de boeuf ? Ce quota a très peu d'intérêt, à ce jour, pour les éleveurs canadiens, puisque seules 1 350 tonnes ont été effectivement importées par l'Union européenne en 2018. Souvent situés dans l'Ouest canadien, les éleveurs préfèrent se tourner vers le marché asiatique, où la demande explose et où les contraintes sont bien moindres que sur le marché européen. Pourquoi fragiliser l'ensemble du traité pour un quota qui semble finalement n'avoir qu'assez peu d'intérêt pour le Canada ?
Ensuite, pouvez-vous nous expliquer, un peu plus dans le détail, comment le respect des normes sanitaires et environnementales, imposées à l'entrée sur le marché européen, est garanti par les autorités canadiennes ? Qui contrôle la filière ? Quelle est la nature de ces contrôles et comment leur effectivité est-elle garantie ?
Enfin, le Canada n'aura-t-il pas la tentation de remettre en cause les règles européennes imposées à nos agriculteurs en contestant, par exemple, le principe de précaution dans le cadre de recours, après la ratification du CETA ?
M. Olivier Cadic. - Le débat sur le CETA n'est pas nouveau, mais je suis gêné qu'il soit monopolisé par les questions d'élevage. Comme si notre pays se résumait à cela.
Il y a beaucoup de PME françaises à Montréal et beaucoup d'entrepreneurs français sont attirés par votre pays. Une ère nouvelle est en train de s'ouvrir grâce à ce traité de libéralisation, qui va permettre de simplifier les installations croisées de nos entreprises. L'un des volets les plus prometteurs du traité est l'ouverture des marchés publics. Que pouvez-vous nous en dire ?
M. Laurent Duplomb. - Je n'ai pas besoin de rappeler l'amitié que je porte au peuple canadien. Le problème est surtout franco-français.
Nos agriculteurs ne peuvent plus comprendre le CETA, car ils ont trop de boulets aux pieds. Ils sont accablés de normes et de contraintes de plus en plus lourdes, souvent du fait de surtranspositions. Pourtant, notre modèle est sain. Surtout, derrière le CETA pointe l'accord avec le Mercosur
Par ailleurs, comment comprendre que le CETA s'applique depuis deux ans, alors que nous débattons actuellement de sa ratification ? C'est totalement incompréhensible pour nos agriculteurs. Pour ma part, je pense que le Gouvernement ne demandera pas au Sénat de le ratifier, de crainte de subir un camouflet, mais je veux mettre le gouvernement actuel devant ses contradictions. Si d'aventure nous étions saisis, je voterais contre, mais n'y voyez aucune manifestation d'hostilité à l'égard de votre pays et de vos concitoyens.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - À l'heure actuelle, les Français ne peuvent pas exercer au Canada un certain nombre de professions réglementées, et réciproquement. Où en sont les reconnaissances mutuelles de qualification ?
M. Martial Bourquin. - Madame l'ambassadrice, acceptez l'idée que nous aimons le Canada ! Si nous votons contre le CETA, nous ne votons pas contre le Canada. J'ai moi-même encouragé et accompagné des collaborations dans les Laurentides avec des industriels du bois de mon département. Nous n'avons donc pas besoin du CETA pour travailler ensemble.
Le vrai problème, à notre sens, est que le CETA est un accord du XXe siècle, un traité de libre-échange qui contient 96 fois le mot « concurrence », mais pas les mots « réchauffement » et « biodiversité ». Le défi climatique nous donne des raisons de penser que ce traité a vieilli prématurément. Nous savons que de grands groupes européens peuvent en bénéficier considérablement, mais l'agriculture paysanne craint d'en pâtir.
Certes, des efforts ont été faits, sur les tribunaux d'arbitrage en particulier, mais tout cela, c'est fini : la planète brûle, on ne va pas acheter notre steak au Canada, alors que nos producteurs ont du mal à vendre leur viande. Si nous continuons ainsi, nous irons dans le mur. C'est pourquoi, même avec du doliprane, il n'est pas possible que je vote en faveur de ce traité.
Certains points suscitent encore des débats importants entre nos pays, comme les sables bitumineux. Nous avons des divergences, mais notre proximité extraordinaire avec le Canada demeure et ce ne serait pas rendre service à nos deux peuples que de voter le CETA.
M. Michel Raison. - Madame l'ambassadrice, je salue la haute qualité passionnelle et pédagogique de votre intervention. Avez-vous exercé ces qualités devant les grandes organisations agricoles françaises, notamment la Fédération nationale bovine, qui fait campagne contre ce traité ? Leurs réactions paraissent parfois irrationnelles, mais elles s'expliquent : on exige, avec la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable (Égalim), en particulier, des agriculteurs français des pratiques qui contredisent totalement le CETA.
S'agissant des élevages certifiés, quelles sont les différences de normes entre l'Europe et le Canada ? Les Canadiens qui ont fait certifier leurs exploitations utilisent-ils des farines de viande ou d'autres procédés ? Je ne remets pas en cause ces pratiques en elles-mêmes, mais les producteurs européens étant soumis à des obligations précises, l'incompréhension peut être forte.
Quelle serait, selon vous, l'incidence d'un vote négatif, voire de l'absence de vote, du Sénat ? Nous pourrions développer une analyse juridique complexe à ce sujet, mais quelle est la vôtre ?
Je termine avec une promesse : vous pouvez compter sur moi pour défendre aussi bien les agriculteurs canadiens que leurs homologues français, d'autant que, j'ai failli être moi-même un paysan canadien !
M. Jean-Yves Leconte. - Les producteurs laitiers canadiens nourrissent envers le CETA les mêmes craintes que nos propres agriculteurs, il est bon que nous puissions en discuter.
Certes, on établit la liberté de circulation des biens, mais qu'en est-il de la circulation des personnes et des compétences ? Un certain nombre de mesures de cet ordre sont encore suspendues à la ratification. Pouvez-vous nous préciser si les dispositions du chapitre 11 du CETA amélioreront la reconnaissance des diplômes entre nos deux pays ?
S'agissant des marchés publics, la situation est aujourd'hui asymétrique, car nous sommes déjà entièrement ouverts. Le CETA mettra seulement au même niveau les entreprises canadiennes et européennes.
Comment le Canada envisage-t-il sa relation avec la Grande-Bretagne ? La question est importante dans la mesure où nous ne savons pas nous-mêmes quelles relations établiront le Royaume-Uni et l'Union européenne.
Enfin, nos exigences en matière de réduction des émissions de carbone nous contraignent à constater que notre organisation n'est pas adaptée : les marchés carbone n'étaient pas prévus au départ de la négociation. Est-il possible, selon vous, d'établir un marché unique du carbone entre l'Union européenne et le Canada ? Quelle est la position du Canada sur le mécanisme de compensation aux frontières ?
M. Didier Marie. - Je vais être franc : il y a en France, et dans l'Union européenne, une crise de confiance envers les accords commerciaux, avec le Canada comme avec d'autres. Ses accords subissent aujourd'hui une forme d'obsolescence au regard de la crise climatique, qui n'a pas été prise en compte à son juste niveau. Il nous paraît en outre anormal qu'un accord puisse être appliqué avant sa ratification, pour laquelle aucune date n'a même été fixée au Sénat - vous n'y êtes pour rien.
Au regard de ces remarques, il nous semble aujourd'hui nécessaire de définir une nouvelle doctrine du commerce international, dont les premières mesures viseraient la lutte contre le réchauffement climatique à partir de l'accord de Paris et des acquis de la COP 21. Au vu de la méfiance que l'opacité de leurs prédécesseurs a suscitée, ces futurs accords devront être transparents.
Mes collègues ont évoqué l'agriculture. S'agissant des farines animales, lors de la séance de juillet dernier à l'Assemblée nationale, une question a porté sur l'interdiction des importations de viandes nourries avec ces produits. Notre ministère de l'agriculture a reconnu que ni le texte de l'accord ni la réglementation de l'Union européenne ne permettait de l'imposer, et le Canada a admis que certaines protéines animales, issues du sang, étaient autorisées. Pour l'heure, aucun acte délégué n'est prévu pour interdire la commercialisation d'animaux ainsi élevés.
D'une manière plus générale, l'Europe s'est dotée de mesures de sécurité sanitaire et phytosanitaire, basées sur le principe de précaution, qui pourraient pâtir de l'action menée par seize pays, dont le Canada, auprès de l'organisation mondiale du commerce (OMC). Nous craignons que cette divergence de vues conduise, à l'avenir, à la contestation des normes.
Sur les services publics, enfin, le CETA prévoit une liste négative, dont certains craignent qu'elle conduise à faire de la libéralisation la règle et non plus l'exception.
M. Michel Raison. - Je voudrais dire à mon collègue Martial Bourquin que, dans ce genre de débat, il faut surtout se garder d'opposer une agriculture dite « paysanne » à un autre modèle.
Mme Isabelle Hudon. - Je doublerai les réponses que je vous fais ici d'un document écrit qui vous sera transmis.
Monsieur Laurent Duplomb, vous évoquez « la majorité actuelle », mais je veux vous rappeler que c'est une autre majorité qui a proposé ces négociations, encore une autre qui les a menées et une nouvelle qui va ratifier cet accord.
M. Michel Raison. - C'est bien pire !
Mme Isabelle Hudon. - Je l'ai dit, il y a beaucoup de pères et de mères du CETA en France ; j'ajoute que, chez nous aussi, plusieurs familles politiques lui ont publiquement accordé leur soutien.
Notre modèle n'est pas le modèle français, et nous n'entendons pas vous l'imposer. Il y a des règles claires et strictes sur les normes à respecter en France et au Canada et le CETA n'en fait disparaître aucune. En matière de production bovine, par exemple, il a été décidé, au Canada, à l'issue d'un débat passionné, que les producteurs bovins pouvaient continuer à élever leur bétail en utilisant des hormones. Or c'est interdit en France. La viande ainsi produite est donc interdite en France. Nous ne vous imposons pas notre modèle : nous acceptons le commerce entre les deux pays en respectant les normes des deux côtés. Ce n'est pas à moi de vous aider à regagner confiance dans la solidité de vos normes, en revanche, je vous assure que lorsque nos produits quittent le Canada, ils respectent les normes, les nôtres comme les vôtres.
J'ai passé deux ans sur le terrain français à parler du CETA avec passion, mais je me suis trouvée très seule ! Vous indiquez qu'à vos yeux le Canada est un pays ami, mais je n'ai pas entendu beaucoup de voix s'élever pour le défendre lorsque des propos ont été tenus, sur l'agriculture, en particulier, qui ont abîmé mon pays. Je me suis sentie bien seule à faire la promotion de cette entente, et je vous ai également envoyé des fiches explicatives. J'ai fait appel aux entreprises françaises et canadiennes, mais celles-ci ne veulent pas s'embarquer dans ce débat, ni ici ni là-bas. C'est pourquoi nous avons produit nous-mêmes ces fiches, qui ont également été transmises aux médias régionaux.
Sur les professions réglementées, il existe dans l'accord négocié un cadre permettant la reconnaissance des qualifications, mais il revient à chaque profession de mener les négociations. Ce secteur est sous la responsabilité provinciale, chez nous, et beaucoup de négociations se font province par province et profession par profession, la province de Québec étant la plus avancée.
Vous évoquez le secteur laitier, mais j'ai indiqué, dans mon discours, que, depuis le CETA, les vins français avaient repris la pole position aux vins américains : nous buvons votre vin et nous adorons votre fromage. Ces débats ont eu lieu dans le secteur laitier canadien il y a quelques années, avant les négociations. J'ai entendu, d'ailleurs, que vous auriez apprécié qu'il en aille de même en France. Des craintes se sont fait jour, le secteur s'est senti fragilisé au moment de renégocier l'entente de libre-échange avec les États-Unis et le gouvernement canadien a déployé un programme d'aide spécifique. Je ne veux pas m'ingérer dans vos façons de faire, vos règles sont différentes, mais si vous votiez contre le CETA, j'ai compris que ce serait pour souligner la souffrance de votre secteur agricole. Pourtant, je vous appelle à ne pas balayer le Canada du revers de la main et à voter pour des recommandations précises et non pour pallier les pertes possibles de votre secteur agricole. Je forme le voeu que la sagesse du Sénat soutienne une modernisation ou une réforme, mais je n'empiéterai pas plus avant sur vos prérogatives !
Je ne peux rien faire pour ou contre le Mercosur, mais je vous invite à faire une différence entre ces deux traités. Si vous exigez des normes précises pour le CETA, adoptez la même posture pour le Mercosur, mais ce n'est pas parce que vous voterez le CETA que vous voterez le Mercosur.
En matière de marchés publics, il est difficile de produire des chiffres, mais nous vous ferons parvenir un document. Globalement, les développements sont lents, mais des sociétés françaises multiplient leurs actions sur les marchés publics et obtiennent de plus en plus de succès.
J'attire votre attention sur le fait qu'un vote négatif de votre part, voire une absence de vote, enverrait, certes, un message à votre gouvernement, mais adresserait également au Canada un véritable signal géopolitique et pas seulement commercial. Je vous l'ai dit : la liste des pays alignés fond comme neige au soleil. Je ne sais pas ce que fera l'Union européenne d'un vote négatif, mais si le premier venait de la France, il s'agirait d'une sacrée gifle. Utilisez plutôt votre sagesse pour faire avancer le dossier !
Une dernière chose : au Canada, nous ne nourrissons pas nos ruminants avec des farines animales au sens où vous l'entendez, nous suivons sur ce point les mêmes règles que l'Union européenne, mais l'expression ne signifie pas nécessairement la même chose chez nous.
M. Jean-Claude Tissot. - J'ai lu un article dans lequel des parlementaires canadiens appelaient la France à ne pas voter le CETA en soutenant que le Canada produisait du saumon OGM. Comment cela sera-t-il perçu en France ? Même au Canada, donc, tout le monde n'est pas favorable au CETA. J'y suis moi-même opposé, ce qui ne signifie pas que je suis contre les accords commerciaux internationaux. Dans cette commission, nous luttons contre la grande distribution pour préserver les prix agricoles et je crains que ce que nous combattons ici se reproduise avec d'autres pays.
Vous indiquez que vos animaux ne sont pas nourris aux farines animales, mais qu'en est-il des accélérateurs de croissance ?
En tout état de cause, je vous remercie de votre développement clair et précis.
M. Henri Cabanel. - Nous avons pu apprécier en effet, vos qualités de persuasion, mais je souhaite vous parler du modèle agricole canadien. Entre 1990 et 2017, les émissions totales de gaz à effet de serre de l'agriculture canadienne ont augmenté de 26 %. Votre modèle est une agriculture intensive, qui utilise des intrants en quantité importante et qui a un fort impact sur l'environnement et sur la santé humaine. Les agriculteurs français n'ont pas le même modèle : notre agriculture a été décrite par un journal britannique comme la plus durable au monde. Nous nous interrogeons donc devant vos pratiques. Toutefois, nous savons que vous réfléchissez, vous avez signé les accords de Paris, vous adoptez une vision plus environnementale : envisagez-vous de changer de modèle agricole pour aller vers des pratiques plus respectueuses de l'environnement ? Les agriculteurs canadiens, comme les agriculteurs français, sont mal dans leur peau et vous êtes également touchés par le fléau des suicides.
M. Daniel Gremillet. - Si votre pays venait à douter de vos qualités pour défendre le CETA, nous témoignerons sans hésiter en votre faveur ! Vous êtes impressionnante. Toutefois, si nous n'avions pas vécu les difficultés agricoles récentes et, surtout, si la perspective du Mercosur ne se dessinait pas, le CETA serait passé sans votre intervention. Un point a provoqué la classe politique : nous discutons encore, alors que l'accord est déjà actif. Si les élus de France avaient été associés aux discussions et avaient pu prendre connaissance des accords, la situation serait différente. Il en va de même pour le Mercosur, d'ailleurs : nous ne disposons pas du moindre élément. Nous devons revoir notre copie quant à la manière de négocier.
M. Pascal Allizard a posé une question sur la viande : si nous l'avions exclue de cet accord, nous n'en serions pas là. Son maintien découle-t-il d'une exigence canadienne ou d'une demande européenne ? Vous êtes très forte : vous évoquez les 0,2 gramme de boeuf canadien que chaque Français aurait consommé en une année, mais selon qu'il s'agit de pot-au-feu ou de caviar, les conséquences ne sont pas les mêmes. Tout dépend de la valeur du gramme !
Je ne suis pas pour le blocage des échanges, mais la société évolue et nous devrions pouvoir évoquer le bilan carbone sans que cela soit pour autant contradictoire avec le maintien du commerce, d'autant que l'association entre flux de personnes et flux de marchandises diminue l'impact carbone.
Enfin, comme Vosgien, je tiens à vous témoigner notre reconnaissance pour les moyens que votre pays a déployés afin de retrouver les corps des touristes disparus dans le récent accident de motoneige. Merci.
M. Fabien Gay. - J'ai bien reçu votre courrier et j'accepte de débattre. J'ai aimé votre formule : nous nous mettrons d'accord sur le fait que nous ne sommes pas d'accord.
Les relations entre la France et le Canada sont historiques, il a existé des accords économiques avant celui dont nous discutons, nos peuples sont amis et si le CETA venait à échouer, ils le resteraient. Ne laissons pas penser que ceux qui voteraient contre cet accord seraient des nationalistes animés seulement d'un désir de repli sur soi. Je suis de ceux qui considèrent que ces accords de libre-échange mettent les peuples en compétition. Trouvons plutôt des accords de coopération !
Je vous respecte parce que vous êtes une vraie militante. Vous avez détaillé ce que cet accord a apporté aux territoires français, mais certaines importations en provenance du Canada ont également augmenté, notamment les importations d'hydrocarbures. Sans vouloir vous imposer un débat franco-français, je relève qu'alors que nous votons une loi qui vise à interdire l'extraction d'hydrocarbures en 2040, nous passons un accord qui en augmente les importations. Des accords de coopération pourraient, plutôt, tirer nos droits sociaux, économiques et environnementaux vers le haut.
Le CETA fait tomber les barrières tarifaires, mais il s'agit, surtout, du premier accord mixte. Qu'en est-il des aspects non tarifaires, c'est-à-dire de l'accès à nos services publics, à nos normes sociales, sanitaires et environnementales ? Nous ne sommes toujours pas d'accord sur les produits phytosanitaires, alors que se pose déjà une question de démocratie : le traité s'applique depuis deux ans, alors que les parlements devaient l'avoir ratifié au bout d'un an. Nous ne savons ni si le Sénat se prononcera ni, le cas échéant, quand il se prononcera.
Au Canada se trouvent aussi des opposants au CETA. Nous devrions nous rendre là-bas pour entendre les débats au sein du peuple canadien, avant de ratifier le CETA, et non pas pour ne rencontrer que des opposants.
Vous ne dites pas tout sur la filière viande... Actuellement, il n'y a que 34 ou 38 fermes d'élevage qui sont homologuées, mais parce que la filière sans OGM n'existait pas il y a deux ans - or il faut cinq ans pour être homologué. Il y aura donc de plus en plus de fermes homologuées. Par ailleurs, tous les quotas ne sont pas remplis. Jusqu'en 2023, les seuils de 46 000 tonnes pour la viande bovine et 75 000 tonnes pour la viande porcine ne sont pas critiqués. Mais à partir de 2023, le quota total sera ouvert, au même moment où vos filières et vos fermes seront homologuées, et elles pourront alors fortement exporter.
Il y a aussi d'autres traités commerciaux européens. Il s'agit là de défendre notre agriculture, tout simplement, mais non de pointer du doigt l'agriculture canadienne.
M. Pierre Louault. - À mes collègues qui affirment qu'ils aiment bien le Canada, mais pas le CETA, je répondrai qu'il n'y a rien de pire dans la vie que d'être trahi par ses amis ; s'imaginer que ce sera sans conséquence, c'est se tromper.
Je salue la qualité des arguments de madame l'ambassadrice. Pour connaître un peu le Canada, je puis vous assurer que si des normes sont inscrites dans l'accord, il y aura des contrôles là-bas - et ce, même si nous manquons de contrôleurs en France. On ne fait pas rentrer n'importe quoi, n'importe où, n'importe comment au Canada, et n'en part pas n'importe quoi, n'importe comment.
Le problème de l'agriculture française, c'est qu'il y a une concurrence sans vainqueur. Tous les produits qui viennent d'Amérique du Sud, et notamment la viande argentine, rentrent à peu près librement en Europe, et avec des normes qui n'ont rien à voir avec nos normes de production - sans parler des OGM, le soja transgénique fournissant les marchés animaux européens... Mais ce débat semble ne déranger personne.
La Fédération nationale bovine aurait mieux fait de s'occuper un peu plus sérieusement de la filière bovine française en crise depuis quinze ans. Madame l'ambassadrice, pourriez-vous nous confirmer que la viande bovine provenant du Canada n'aura pas de farines animales ni d'éléments interdits en France ? Je souhaiterais disposer des termes de l'accord beaucoup plus précis qui fixent les normes de qualité et de production de la viande bovine.
J'invite mes collègues à se rendre au Canada, notamment au Québec, où les élevages ressemblent énormément à l'élevage français ; il y a des agriculteurs qui mettent autant de passion et qui produisent des produits de la même qualité qu'en France. Vous seriez ainsi rassurés.
Mme Sophie Primas, présidente. - Vous avez là un allié de poids, madame l'ambassadrice !
Mme Noëlle Rauscent. - Madame l'ambassadrice, je vous félicite de votre intervention, et salue votre détermination et votre clarté.
Malgré ma retraite, je connais bien l'élevage puisque j'exploite avec mon fils un élevage allaitant et que nous produisons de la viande. Je ne suis pas opposée à ce que disent certains collègues. Comme M. Laurent Duplomb, j'estime que le problème est franco-français. J'espère que la Fédération nationale bovine (FNB) et Interbev s'en empareront. Nous, éleveurs, ne savons pas forcément nous organiser en filières ; c'est un énorme handicap. Lorsqu'on a commencé à parler du CETA et même quelques années auparavant, les enjeux climatiques étaient peu évoqués. Or désormais, le rejet de dioxyde de carbone doit être pris en considération. Il faut d'abord crever l'abcès chez nous.
Je n'ai jamais mis les pieds au Canada, mais j'ai énormément d'échanges avec mes petits-enfants qui reçoivent des Canadiens...
Mme Anne-Catherine Loisier. - J'ai rarement vu ambassadeur venir défendre un traité avec autant d'engagement que vous. Cela fait honneur à votre fonction.
Quelle est la motivation du Canada dans ce traité ? Et pourquoi, s'il y a si peu d'élevages homologués et si peu de volume, la viande bovine, qui plombe les débats, est-elle inclue dans le traité ? C'est assez dommage que l'on ne parle que de ce petit quota alors que le traité présente des avantages incontestables.
Je n'ai pas totalement compris comment fonctionnaient certaines pratiques commerciales. Les viticulteurs de ma région m'ont fait part de l'existence de taxes régionales en Colombie britannique ou dans l'Ontario, qui frappaient bien davantage les vins français que les vins américains. Nous n'avons pas de taxe régionale en France. Comment l'équité va-t-elle être assurée ? Nous avons négocié des taux à l'entrée, mais lorsque des produits français arrivent au Canada, ils sont susceptibles de se voir appliquer de nouvelles taxes...
M. Jean-Yves Leconte. - Pouvez-vous nous préciser votre réponse sur le Brexit et les marchés carbone ?
Mme Isabelle Hudon. - Je vous remercie de vos félicitations et de vos propos chaleureux. Ma tâche est grandement facilitée par le fait que nous disposons des données réelles, chiffrées, et non plus de projections qui peuvent se révéler aléatoires.
Je ne peux pas prétendre pouvoir vous annoncer quelle sera la prochaine étape des négociations entre le Canada et la Grande-Bretagne, mais nous voulons minimiser le plus possible l'impact du Brexit sur nos entreprises. Des conversations ont déjà été entamées entre nos deux pays pour discuter des grandes lignes d'une entente, mais cela prendra plusieurs mois, voire plusieurs années. L'objectif ultime du Canada, parce que la Grande-Bretagne est un partenaire commercial extrêmement important, est de diminuer - ou de tenter d'éviter - tout contre-choc pour les entreprises canadiennes. Nous suivons des règles déterminées. Nos discussions avec la Grande-Bretagne s'intensifieront dans les prochains mois pour arriver à une négociation heureuse et gagnant-gagnant.
Pourquoi avoir accepté un quota de boeuf ? Ma réponse se trouve dans le fromage : les producteurs laitiers européens - et notamment français - ont été gourmands avec leurs contingents d'exportation. En retour, le Canada a demandé une partie du contingent pour la viande. Mais si nous devions utiliser 100 % du contingent disponible de viande, nous exporterions 69 000 tonnes, soit moins de 1 % de la viande consommée en Europe.
M. Laurent Duplomb. - Ce n'est pas un argument !
Mme Isabelle Hudon. - À l'inverse, le fromage que vous exporteriez au Canada représente beaucoup plus que 1 % du fromage consommé au Canada. Dans une négociation pour un traité, il n'y a pas un perdant et un gagnant, mais des gagnants des deux côtés. Lorsque nous avons reçu la demande, je n'étais pas à la table de négociations...
M. Fabien Gay. - Nous n'étions pas là non plus...
Mme Isabelle Hudon. - Nous vous accueillerons toujours très bien au Canada, mais attention, nous risquons de vous garder ! Deux à trois fois par an, mon collègue Marc Berthiaume organise des missions avec quelques députés et quelques sénateurs pour visiter le Canada - et nous n'invitons pas que des partisans du CETA ! Cela fait plus de cinquante ans que nous organisons ces missions.
Nous avons opté pour le principe d'une taxe carbone sur les entreprises redistribuée aux citoyens. Il faut savoir que 99 % de notre commerce se fait par bateau, pour un effet gaz de serre équivalent à ce qui s'est passé en Chine durant les deux heures de notre discussion.
Monsieur Gay, vous m'avez interrogée sur les sables bitumineux. Oui, nous en produisons, mais nous n'exportons aucun pétrole issu de cette production vers la France. Nous n'exportons en France que du pétrole extrait de manière conventionnelle au large de Terre-Neuve.
M. Fabien Gay. - Je vous crois, mais comment pouvons-nous contrôler cela ? Même en Europe, nous n'arrivons pas à nous mettre d'accord.
Mme Isabelle Hudon. - De toute façon, nous n'avons aucun moyen de le transporter de l'Alberta vers la France. Il faudrait 4 000 km de pipeline pour cela, qui n'existent pas, nous n'avons pas non plus les bateaux pour le transport...
S'agissant du vin, vous avez un avantage sur d'autres pays. Mais il faut savoir que la responsabilité de la taxe régionale relève des provinces. Au Québec et en Ontario, le commerce d'alcool est un monopole du gouvernement provincial. Le prix n'est pas libre. En Alberta, en revanche, c'est un peu comme chez vous.
Monsieur Tissot, sachez que si les produits que vous citez sont interdits sur votre sol, ils ne quitteront pas le Canada.
Pour conclure, je dirai que tout le débat que nous venons d'avoir a eu lieu au Canada voilà cinq ans. Aujourd'hui, tout est rentré dans l'ordre, car les entreprises et les citoyens voient tous les effets positifs qu'un pays de 37 millions d'habitants peut retirer de l'accès à un marché de 500 millions de consommateurs.
M. Jean Bizet, président. - Chacun sait ici ce que je pense du CETA. Laurent Duplomb et Daniel Gremillet ont raison de souligner qu'on ne débat pas suffisamment des accords de libre-échange dans les parlements nationaux. Je rappelle que la politique commerciale commune est de la compétence exclusive de l'Union. Mais la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne sur l'accord avec Singapour a permis de préciser la nature mixte de certains accords, dont fait partie le CETA, qui implique alors une ratification par les parlements nationaux. Ne nous y trompons pas, le volet qui n'est pas de la compétence exclusive de l'Union est limité. Je suis convaincu que nous devons donc débattre davantage en amont des projets d'accords internationaux pour faire passer des messages auprès de nos représentants qui négocient. Sinon, on court le risque de crispation. C'est d'autant plus important que d'autres accords se profilent comme peut-être avec les États-Unis. Il faudra être très vigilant ! Je veux néanmoins saluer l'action menée par l'ancien président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, pour multiplier les accords commerciaux de « nouvelle génération » car celui qui a les normes a le marché.
Mme l'ambassadrice nous a dit qu'il était interdit d'utiliser des farines animales au Canada. C'est vrai, ils n'utilisent que des farines de sang, qui ne transmettent pas l'ESB, et qui sont autorisées par l'Office international des épizooties. Certes, l'Union européenne est allée un peu plus loin, mais voilà le type de désinformation contre lesquelles nous devons nous battre. De même, contrairement à ce que j'ai entendu, le principe de précaution a été intégré à toutes les négociations. Enfin, il y a des clés de sécurité extrêmement claires dans le CETA.
La filière bovine française vit mal depuis une quinzaine d'années, mais le CETA n'y est pour rien. Il faut plutôt regarder du côté de la grande consommation, que l'on n'arrive pas à contrer dans ses pratiques qui déséquilibrent les marchés. En l'espèce, c'est au niveau européen qu'il faut agir.
Je ne sais pas si nous aurons à nous prononcer sur le CETA, mais, si le Sénat vote contre, l'onde de choc géopolitique sera considérable.
Mme Sophie Primas, présidente. - Madame l'ambassadrice, je vous remercie. Ce qui nous sépare aujourd'hui n'est en rien une question d'amitié entre nos deux pays ; c'est un problème de politique intérieure, un débat franco-français. Si le CETA était arrivé avant l'affaire du Mercosur, sans doute n'y aurait-il pas eu toutes ces crispations.
Nous ne pouvons plus accepter l'empilement de ces accords qui mettent en difficulté la filière de la viande bovine. C'est un problème franco-français, mais nous voulons envoyer un signal pour agir au niveau français. Nous devons engager des initiatives au niveau national pour aider notre filière bovine, dans la limite de ce que l'Europe nous autorise à faire. Ces engagements sont préalables au CETA, car, comme nous disons ici, « un tiens vaut mieux que deux tu l'auras ». Nous devons tenir cette position en politique intérieure face à notre gouvernement, madame l'ambassadrice, car vous avez presque réussi à nous convaincre !
J'adresse donc ce message au Gouvernement : travaillons sur la consolidation de notre filière bovine avec l'interprofession et le Parlement, ce sera la clé pour aller plus loin avec le CETA.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 45.