Mercredi 15 janvier 2020
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Mission à l'Assemblée générale des Nations unies - Examen du rapport d'information
M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, nous commençons cette réunion par la restitution du rapport d'information de notre délégation à l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations unies (ONU).
M. Pascal Allizard, président de la délégation, rapporteur. - Cette communication vise à rendre compte de la mission que nous avons effectuée à New York, du 24 au 27 novembre dernier, en marge de l'Assemblée générale des Nations unies. Outre notre ambassadeur auprès de l'ONU, Nicolas de Rivière et l'équipe qui l'entoure, que je tiens vivement à remercier, nous avons pu rencontrer les représentants des cinq États membres permanents du Conseil de sécurité (P5) ou leurs adjoints ainsi que le représentant allemand et celui de l'Union européenne, et quatre des sous-secrétaires généraux de l'ONU. Notre sentiment est que le multilatéralisme se trouve aujourd'hui à un tournant de son histoire et risque de se transformer profondément et de s'éloigner des valeurs qui l'imprégnaient à l'origine.
Mme Isabelle Raimond-Pavero mettra l'accent sur les facteurs de remise en cause du multilatéralisme.
M. Pierre Laurent montrera ensuite que le multilatéralisme résiste pourtant et continue à faire oeuvre utile. Puis, je reprendrai la parole pour présenter la place et le rôle joué par la France dans le système onusien. M. Yannick Vaugrenard apportera ensuite un éclairage sur deux crises régionales dont il a été beaucoup question lors de cette mission : la Syrie et la Libye. M. Olivier Cadic poursuivra avec la crise au Venezuela avant d'évoquer pour conclure la place de l'Union européenne à l'ONU et l'enjeu de la coordination entre ses États membres.
Mme Isabelle Raimond-Pavero, rapporteur. - Ce déplacement nous a permis de constater par nous-mêmes que le multilatéralisme était bel et bien fragilisé et attaqué.
Alors que les États-Unis avaient historiquement porté et garanti le système onusien, l'administration américaine sous la présidence de Donald Trump assume un discours critique à l'égard du multilatéralisme et multiplie les décisions négatives qui affaiblissent l'ordre international : retrait de l'accord sur le nucléaire iranien et de l'accord de Paris sur le climat, arrêt des subventions à l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa), retrait du Conseil des droits de l'homme, de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco), etc.
Washington devient un partenaire difficile au sein du Conseil de sécurité, menaçant d'user de son veto sur un nombre croissant de dossiers tels que le conflit israélo-palestinien, la Syrie ou le Venezuela, y compris sur des sujets prioritaires pour la France : le G5 Sahel, le Mali, la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), etc. Les États-Unis adoptent de plus en plus des positions à la carte, en fonction de leurs intérêts. Ils réinterprètent le droit international, en considérant désormais, par exemple, comme légales les colonies israéliennes en Cisjordanie.
Enfin, ils cherchent à réduire leurs engagements financiers vis-à-vis de l'ONU, dont ils sont, de loin, le premier contributeur. Cela se traduit par des pressions sur les opérations de maintien de la paix, dont ils discutent âprement le renouvellement des mandats. N'étant pas parvenus à obtenir la reconnaissance du principe d'un plafonnement de leurs contributions, ils l'imposent de facto, en ne les payant pas, provoquant des arriérés qui ont pour conséquence une crise de trésorerie de l'ONU. Ainsi, l'activité s'arrête le soir à dix-huit heures afin d'économiser sur les frais de fonctionnement.
Le deuxième facteur d'affaiblissement du multilatéralisme se trouve dans le positionnement de la Russie, basé sur une défense virulente des principes de souveraineté et de non-ingérence dans les affaires intérieures des États. Cette ligne de conduite se traduit par un large recours au veto au Conseil de sécurité, utilisé vingt-quatre fois depuis la fin de la Guerre froide, dont quatorze fois sur la Syrie, et par une méfiance à l'égard des sanctions internationales. La menace d'un veto russe sur toute résolution concernant la crise ukrainienne au Conseil de sécurité a pour conséquence un report des initiatives de l'Assemblée générale sur ce dossier. L'attitude inamicale de Moscou vis-à-vis de la France s'agissant de la République centrafricaine, concomitante à une montée de la présence russe dans ce pays, a constitué, pour nous, une préoccupation. Les tensions tendent cependant à s'atténuer depuis quelques mois, comme en témoigne le renouvellement à l'unanimité du mandat de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca). Enfin, la Russie se montre particulièrement méfiante à l'égard des références aux droits de l'homme, considérant que ceux-ci sont instrumentalisés par les pays occidentaux à des fins politiques.
En cela, elle est sur la même ligne que la Chine, laquelle promeut une vision alternative des droits de l'homme, centrée sur l'intérêt collectif, la société et le progrès économique plutôt que sur l'individu. Elle suit notamment avec beaucoup d'attention les débats au sein de la troisième commission de l'Assemblée générale. Comme la Russie, elle s'oppose fermement à toute ingérence dans les affaires intérieures des États.
La Chine se montre de plus en plus active dans le système onusien, y affirmant sa présence de manière désinhibée. À cette fin, elle ne lésine pas sur les moyens qu'elle consacre à l'institution, dont elle couvre désormais 12 % du financement. Elle a pris le contrôle de quatre organes de régulation - l'emportant notamment sur le candidat français pour la présidence de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) - et a fortement accru sa présence parmi les personnels du Secrétariat général.
Cette montée en puissance a des aspects positifs : outre sa participation accrue aux opérations de maintien de la paix et à leur financement, la Chine est un partenaire constructif dans les négociations sur le changement climatique, mais elle nous inquiète dans la mesure où elle s'ajoute au retrait américain, à l'affirmation d'autres acteurs contestant le multilatéralisme - comme le Brésil - et à la montée des conservatismes de par le monde, et contribue ainsi à l'émergence d'un ordre mondial éloigné des valeurs fondatrices de l'ONU.
Sur de nombreux sujets - droits de l'homme, droits sexuels, santé, droits de l'enfant, etc. -, la tendance est à la régression et nombre de conventions internationales adoptées il y a quelques années ne pourraient plus l'être dans les mêmes termes aujourd'hui. Dans ce contexte, qui rend périlleuse l'ouverture de négociations de nouveaux textes, l'enjeu est de consolider les traités en vigueur et d'éviter leur renégociation à la baisse. La France et l'Union européenne sont en première ligne dans ce combat pour la préservation des valeurs universelles et progressistes.
M. Pierre Laurent, rapporteur. - Il ne faudrait cependant pas dresser un tableau complètement noir de l'état du multilatéralisme. Notre déplacement, notamment les discussions que nous avons eues avec l'ambassadeur de France sur ce point, nous a permis de constater que dans bien des domaines, celui-ci continue à fonctionner et démontre son utilité.
Le secteur humanitaire en est l'illustration. Les grandes agences comme le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef) ou la FAO sont ainsi en première ligne dans les grandes crises humanitaires et de développement et mènent une action efficace et indispensable sur le terrain.
Si le Conseil de sécurité est entravé sur certains dossiers comme la Syrie, il reste efficace sur de nombreux sujets. Ainsi, son soutien à l'envoyé spécial des Nations unies au Yémen a débouché, en décembre 2018, sur l'accord de Stockholm par lequel le gouvernement yéménite et les rebelles houtis ont convenu de cesser les combats après quatre ans de conflit.
Un consensus relatif prévaut aussi sur les dossiers africains, qui représentent environ la moitié de l'activité du Conseil de sécurité. Ainsi, le renouvellement des opérations de maintien de la paix en Afrique s'est fait récemment sans grande difficulté, alors que des tensions avaient marqué l'année dernière le renouvellement de la Minusca, marqué par l'abstention de la Russie et de la Chine.
Les membres du P5 s'accordent également dans la lutte contre le terrorisme. En mars 2019, sous présidence française, le Conseil de sécurité a ainsi adopté une résolution encourageant les États membres de l'ONU à prévoir des dispositions visant à empêcher le financement du terrorisme.
Enfin, il faut souligner les succès obtenus pour désamorcer les crises naissantes et prévenir les conflits. Tout récemment, l'envoi d'un représentant spécial du Secrétaire général en Bolivie a permis d'apaiser les tensions provoquées par les irrégularités constatées lors de la réélection contestée de M. Evo Morales et de relancer un processus électoral dans des conditions maîtrisées. Une telle mesure n'est toutefois possible qu'à la demande du pays concerné.
L'entretien que nous avons eu avec M. Adama Dieng, conseiller spécial pour la prévention du génocide, nous a permis de mesurer le travail de veille et d'alerte conduit par les équipes entourant le Secrétaire général et les initiatives variées sur lesquelles ce travail peut déboucher ou non. Ainsi, une référence aux droits de l'homme a été incluse dans le projet de résolution sur le Yémen, en revanche le refus de la Chine a provoqué un blocage sur la question des Rohingyas.
S'agissant des droits de l'homme, la surveillance exercée par les organes spécialisés de l'ONU permet de faire pression sur les États concernés, particulièrement lorsqu'aucune action n'est possible au niveau du Conseil de sécurité. Ainsi, l'évocation de la question des Ouïghours au Conseil des droits de l'homme de l'ONU a eu le mérite d'obliger la Chine à se justifier, même si celle-ci se contente d'invoquer la lutte contre le terrorisme et la déradicalisation.
Les Nations unies demeurent un cadre indépassable pour la régulation des sujets d'intérêt mondial, qu'ils soient nouveaux ou traditionnels, mais elles devraient intervenir plus fortement dans le domaine du développement. Plusieurs interlocuteurs ont insisté, à cet égard, sur la nécessité d'adopter une approche intégrée des opérations de maintien de la paix, combinant sécurité, développement et appui aux États.
Enfin, les Nations unies constituent toujours un forum mondial où tous les pays se rencontrent, se parlent et s'expriment. L'Assemblée générale est ainsi un véritable Parlement du monde dans lequel chaque État a un poids égal. Cette fonction tribunitienne est particulièrement perceptible lors de la semaine de haut niveau qui marque l'ouverture de la session annuelle.
Un des enjeux pour l'avenir du multilatéralisme est la question de l'élargissement du Conseil de sécurité. Cette réforme est surtout portée par les États dits du G4 - Allemagne, Brésil, Inde, Japon -, qui briguent un siège de membre permanent. Il existe cependant des revendications concurrentes de la part d'autres groupes d'États qui, ajoutées aux réticences de certains membres du P5 comme les États-Unis, la Russie et surtout la Chine, bloquent toute avancée. Nous avons pu assister à un débat en plénière à l'Assemblée générale sur ce sujet, à l'occasion duquel la France, qui soutient l'Allemagne, a estimé qu'il était temps de passer aux actes et a appelé à négocier sur la base d'un texte. C'est aussi le souhait de l'Allemagne, qui espère des progrès sur ce dossier à l'occasion du soixante-quinzième anniversaire des Nations unies en 2020.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Grâce à son siège permanent au Conseil de sécurité, la France occupe une place importante à l'ONU. Son statut lui confère légitimité, responsabilité et capacité d'action. Sa légitimité est renforcée par l'étendue et l'universalité de son réseau diplomatique, sa capacité militaire et d'intervention ainsi que son rayonnement à travers la francophonie. En outre, après le Brexit, elle deviendra le seul pays membre de l'Union européenne au sein du P5.
En termes de moyens, notre pays est le sixième contributeur pour les contributions obligatoires et le neuvième si l'on intègre les contributions volontaires, sur lesquelles je reviendrai. La présence française dans le système onusien demeure importante : les Français sont la deuxième nationalité au sein du personnel du Secrétariat général, après les Américains, et le français est l'une des six langues officielles de l'ONU.
La France se distingue aussi par sa capacité à lancer des initiatives et à prendre la défense du système onusien, ce qui, au demeurant, va dans le sens de ses intérêts. Elle est, selon les termes employés par notre représentant permanent, « la meilleure amie de l'ONU ». La conception française des relations internationales, fondée sur la régulation par le droit, est, en effet, parfaitement en phase avec le multilatéralisme.
Lors de la semaine de haut niveau inaugurant les travaux de la session 2019 de l'Assemblée générale, elle a ainsi lancé, de concert avec l'Allemagne, une initiative baptisée « Alliance pour le multilatéralisme », qui vise à mobiliser les pays défendant le multilatéralisme et à susciter la diffusion d'un discours positif à ce sujet, pour contrer ceux qui cherchent à le décrédibiliser.
Dans le même esprit, elle a également lancé des initiatives dans des domaines particuliers. Ainsi, son Appel à l'action humanitaire vise à encourager les États à adhérer, à ratifier ou à appliquer les conventions existantes dans le domaine humanitaire. Quant à son Initiative en faveur de la gouvernance numérique, lancée lors du Forum de Paris sur la paix en novembre 2018, elle vise à souligner la nécessité d'une régulation internationale dans ce domaine, d'un point de vue économique comme pour la protection des droits des citoyens.
Enfin, la France imprime sa marque en se mobilisant pour faire avancer certains grands sujets internationaux comme la lutte contre le changement climatique, la promotion de l'égalité entre les sexes ou encore la santé.
Sur le climat, elle s'attache à promouvoir la mise en oeuvre de l'accord de Paris, qu'elle a porté, et s'est particulièrement impliquée dans le Sommet des Nations unies sur le climat, le 23 septembre dernier, lequel a permis le renforcement des engagements dans ce domaine. Elle est aussi très mobilisée sur le dossier relatif à la défense de la biodiversité, ainsi qu'en faveur en faveur du droit des femmes et de l'égalité entre les sexes.
Si la France jouit d'une influence considérable dans le système onusien, deux bémols doivent cependant être apportés.
Le premier est sa difficulté à faire entendre sa voix dans les questions de désarmement, en premier lieu en matière de désarmement nucléaire, alors même qu'elle soutient pleinement le troisième pilier du traité de non-prolifération (TNP), consacré à cette thématique, et qu'elle fait largement sa part du chemin en la matière, en raison de son statut de puissance nucléaire. La préservation du TNP, dont un réexamen est prévu en mai 2020, représente un enjeu important pour la France comme pour les autres États dotés, car ce traité consacre leur statut, à l'inverse du traité sur l'interdiction des armes nucléaires (TIAN). Son réexamen s'inscrit toutefois dans un contexte difficile, marqué par la progression du TIAN et le blocage des négociations à la conférence du désarmement.
De la même manière, le positionnement de notre pays en faveur de la maîtrise des armements conventionnels est compliqué par le fait qu'il est un État exportateur. Comme on le sait, la France est de plus en plus mise en cause par les ONG qui l'accusent d'avoir enfreint le traité sur le commerce des armes par ses exportations vers les pays arabes engagés au Yémen ou vers d'autres États, comme l'Égypte.
Le second bémol est la faiblesse de nos contributions volontaires, qui contraste avec le rôle influent que nous entendons jouer. Ces contributions représentent quatre cinquièmes du budget global du système onusien. Des années durant, la France les a réduites en donnant la priorité au financement de fonds hors ONU, comme le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Notre pays se situe aujourd'hui entre le quinzième et le vingtième rang, loin derrière les autres contributeurs européens. Notre effort est en train d'être réévalué, mais il reste encore du chemin à parcourir pour nous mettre au niveau.
La France cherche actuellement à mobiliser à l'ONU ses partenaires sur la situation au Sahel. Nous nous trouvions à New York quand nous avons appris le terrible accident d'hélicoptères au Mali, qui a coûté la vie à treize de nos militaires et la plupart des délégations a rendu hommage à cette occasion au courage des soldats français et à notre pays. Avec les 5 000 hommes de l'opération Barkhane, représentant un tiers des effectifs de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), la France est en première ligne dans cette zone où la sécurité se dégrade et où le terrorisme progresse et a besoin du soutien de la communauté internationale en faveur de la force conjointe du G5 Sahel, dont nous souhaitons la montée en puissance.
Enfin, je voudrais conclure en évoquant le fait que nous avons été conviés au consulat général de France à New York à un véritable dîner anti-Trump. Je ne suis pas trumpiste, mais j'ai trouvé cette méthode discutable.
M. Yannick Vaugrenard, rapporteur. - Notre visite a été l'occasion d'évoquer les crises régionales. Nos échanges ont notamment porté sur trois d'entre elles.
S'agissant de la Syrie, au moment de notre déplacement, la situation était en voie de stabilisation après l'intervention militaire turque contre les milices kurdes YPG dans le nord-est du pays. Cette opération, qui a surpris les Nations unies, compte tenu de l'équilibre des forces qui prévalait dans la zone, a permis à la Turquie de prendre le contrôle d'une bande frontalière destinée à assurer sa sécurité et dans laquelle elle envisage de rapatrier une partie des 3,5 millions de réfugiés syriens qu'elle a accueillis. La situation reste néanmoins précaire, la Turquie se disant prête à reprendre les hostilités en cas de retrait insuffisant des forces kurdes.
Il a également été question de l'offensive du régime syrien sur Idlib, où sont réfugiés un grand nombre de djihadistes. Cette opération est lourde de menaces pour les populations civiles et ses conséquences humanitaires sont d'ores et déjà dramatiques. Les infrastructures civiles et humanitaires sont de nouveau visées par les frappes systématiques des forces syriennes et de leurs alliés, lesquelles ont conduit au déclenchement d'une enquête par le Secrétaire général des Nations unies, à la demande de la France.
Nous avons également évoqué les débuts mitigés des travaux du comité constitutionnel à Genève. S'il faut saluer la reprise d'un processus politique paralysé depuis plus de deux ans, la réticence du régime syrien à s'y engager n'est cependant pas de bon augure.
La présence des combattants étrangers dans la région a également été abordée. Lors de son entretien avec notre délégation, la représentante américaine a insisté pour que les pays occidentaux rapatrient leurs ressortissants afin que les auteurs des atrocités soient punis. Sur ce dernier point, la délégation sénatoriale a eu la possibilité d'assister à une session publique du Conseil de sécurité consacrée aux crimes commis par Daech, au cours de laquelle elle a entendu des témoignages bouleversants.
Enfin, il a été question de l'avenir, alors incertain, de la résolution 2165 du Conseil sur l'aide humanitaire transfrontalière. La Russie s'y opposait en considérant que l'aide devait désormais passer par le régime syrien, dans la mesure où celui-ci avait repris le contrôle de la quasi-totalité du territoire. Peu après notre déplacement, en décembre, la Russie a opposé son veto à une résolution prévoyant le renouvellement de cette aide, contraignant le Conseil de sécurité à en voter une autre, beaucoup moins favorable, qui va priver d'aide humanitaire un grand nombre de Syriens survivant dans des conditions très difficiles.
Le deuxième sujet largement évoqué au cours de nos échanges a été le conflit en Libye. Tous nos interlocuteurs ont souligné l'impasse dans laquelle se trouve le pays, écartelé entre deux autorités concurrentes dont aucune n'est en mesure de l'emporter et qui refusent le dialogue. L'embargo de l'ONU sur les armes n'est pas respecté, les parrains des deux camps alimentant les forces en présence. La signature, en décembre, d'un protocole d'entente en matière de défense entre Tripoli et Ankara, prévoyant la fourniture d'une assistance militaire de la Turquie si le gouvernement de M. Fayez el-Sarraj le demandait, a fait monter un peu plus les tensions alors que l'Armée nationale libyenne du maréchal Haftar, soutenue militairement par l'Égypte et par les mercenaires russes, se trouve aux portes de la capitale.
Chacun connaît pourtant la solution pour la sortie de crise et l'ONU dispose déjà d'un plan. Tout le défi est d'amener au dialogue et à la négociation des protagonistes qui croient encore à la solution militaire.
Nous attendons, à cet égard, de constater les résultats du cessez-le-feu annoncé le 8 janvier par la Russie et la Turquie et entré en vigueur dimanche. Malgré leur rivalité théorique sur le terrain, ces deux puissances démontrent, par cette initiative, le rôle croissant qu'elles jouent dans ce conflit. Il faut souhaiter que cette trêve, si elle se concrétise, débouche sur une reprise du processus politique dans le cadre de la conférence internationale qui, conformément au plan de l'ONU, doit se tenir à Berlin dimanche prochain.
Je passe maintenant la parole à Olivier Cadic qui va poursuivre ce tableau des crises avec le Venezuela.
M. Olivier Cadic, rapporteur. - Le traitement de la crise du Venezuela à l'ONU est compliqué, compte tenu des positions très opposées des membres du P5. En effet, les États-Unis ont adopté une logique de changement de régime, avec une stratégie de pression maximale, alors que la Russie et la Chine soutiennent le gouvernement de M. Nicolas Maduro. Cette forte divergence s'est traduite par un veto russe et chinois au projet de résolution présenté en février 2019 par les États-Unis appelant à une nouvelle élection démocratique. De ce fait, l'ONU ne reconnaît pas M. Juan Guaido comme président du Venezuela par intérim. Elle soutient, en revanche, le dialogue politique que le groupe international de contact (GIC) tente de favoriser entre le gouvernement et l'opposition, et concentre son action sur le volet humanitaire. Après avoir fait barrage à l'entrée de l'aide humanitaire en début d'année 2019, M. Maduro a finalement reconnu la situation de crise et accepté l'aide internationale, même si l'accès n'est pas encore complet. Par ailleurs, l'ONU apporte son soutien, par l'intermédiaire de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et du HCR, aux quelque 4,5 millions de réfugiés vénézuéliens qui se trouvent dans les pays voisins. Enfin, il faut souligner la pression qu'exerce l'ONU sur le régime à travers l'observation de la situation des droits de l'homme.
Pour finir, nous souhaitons rendre compte de la place et du rôle joué par l'Union européenne à l'ONU. Si la charte des Nations unies ne prévoit que la participation des États et non des organisations régionales, l'Union européenne n'en est pas moins présente et active à l'ONU. Comme l'a souligné le représentant adjoint de la délégation européenne, son statut va au-delà du simple statut d'observateur : elle intervient au nom des États membres à l'Assemblée générale et au Conseil de sécurité, à condition toutefois que le consensus règne entre eux et à l'exclusion de tout vote. Elle est écoutée et respectée dans cette enceinte et de nombreux États attendent de connaître sa position pour se prononcer. On lui reconnaît, en outre, un rôle particulier sur certains dossiers, comme l'accord avec l'Iran sur le nucléaire.
Cette capacité de l'Union européenne à exister à l'ONU et à parler d'une seule voix implique cependant un intense travail de coordination au sein de sa délégation, où se tiennent plus de 1 000 réunions par an. Bien sûr, il n'est pas toujours possible de parvenir au consensus et des divisions s'expriment, notamment sur les dossiers liés au Moyen-Orient. Les désaccords sont aussi de plus en plus marqués sur les questions de société, comme l'immigration ou le droit à l'avortement. La Hongrie et la Pologne, en particulier, ont tendance à se désolidariser. Une méthode a été mise au point pour gérer ces difficultés, notamment au sein de la troisième commission de l'Assemblée générale : les États membres ont la possibilité d'exprimer leur désaccord sur certaines parties d'un texte, sans empêcher l'Union européenne de parler au nom de tous.
Grâce à cet important travail de coordination et aux compromis trouvés, l'Union européenne parvient à afficher une position unitaire sur 90 % des dossiers et pèse politiquement dans les dossiers pour lesquels l'unité est particulièrement forte, comme les questions climatiques.
Elle fait néanmoins face à de nouveaux défis.
Le premier d'entre eux est lié au Brexit. Si l'ensemble des interlocuteurs ont souligné la bonne entente qui prévaut entre les diplomates britanniques et les autres diplomates européens et le souhait qui s'exprime, de part et d'autre, de maintenir une bonne coordination, il est évident que le Brexit va changer la donne, puisque le Royaume-Uni ne participera plus aux réunions de la délégation de l'Union européenne. De nouvelles méthodes de coordination devront être mises au point, qui ne pourront cependant être précisées qu'après qu'auront été arrêtées les modalités de sortie.
L'autre changement est l'effacement stratégique américain et l'imprévisibilité de la politique américaine, qui imposent à l'Union européenne de rechercher de nouveaux alliés ad hoc, en transcendant la logique de blocs régionaux qui prévaut à l'ONU.
Nous avons pu apprécier l'intensité du travail mené à New York pour tendre vers une unité européenne, parfois plus forte qu'à Bruxelles même, dont le moteur est la conscience du rôle particulier de défense du multilatéralisme et du droit international que joue l'Union européenne dans le contexte actuel.
Pour conclure, j'ai été marqué par la grande émotion qui régnait lorsque les différents pays sont venus rendre hommage à nos militaires et présenter leurs condoléances à la France. Pour ceux qui auraient tendance à confondre ces deux États, les États-Unis l'ont fait, mais pas la Chine. M. Yannick Vaugrenard est intervenu devant l'ambassadeur chinois et a fini par obtenir que celui-ci les lui présente, je l'en remercie.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Ces présentations reflètent bien la diversité d'opinions, et l'unité dans le travail qui a caractérisé cette délégation.
Vous l'avez compris, le multilatéralisme reste un outil majeur, mais il est en danger. Nous devons nous battre pour qu'il continue à se développer, pas seulement sur les sujets sociétaux, mais également en matière de sécurité. Une présence renforcée de l'Union européenne dans cette instance nous semble constituer, à ce titre, un bon moyen d'avancer.
M. Christian Cambon, président. - Je constate une fois de plus l'intérêt que présente cette mission annuelle, grâce à laquelle nous nous trouvons au coeur de l'actualité. Je me souviens ainsi avoir eu la chance de siéger au Conseil de sécurité le jour où celui-ci débattait de la décision des États-Unis d'installer leur ambassade à Jérusalem. Ce fut une expérience unique !
Vous avez eu raison de souligner le rôle de la France, qui est exceptionnel. Nombre des résolutions votées sont rédigées par la France, qui cherche le consensus malgré les difficultés.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Malgré ses limites, cette institution est importante dans le contexte international actuel, car elle offre un lieu de dialogue et de pression. Il est heureux que chacun d'entre nous ait l'occasion de s'y rendre.
M. Pascal Allizard a dressé le constat de notre position schizophrénique lorsque nous plaidons pour une désescalade en matière d'armement alors que les ventes d'armes jouent un rôle si important dans notre balance commerciale. Comment sortir de cette dialectique ?
M. Joël Guerriau. - Comment évoluent les contributions des États aux opérations maintien de la paix ? Les États-Unis s'en sont désengagés il y a quatre ans et la Chine semble avoir pris le relais.
Mme Gisèle Jourda. - Où en est la réforme administrative de l'ONU, s'agissant, notamment, des changements structurels ? Lors du déplacement précédent, les puissances montantes comme la Chine cherchaient à s'intégrer dans la future réorganisation, notamment du PNUD. À l'ambassade française, cela posait de nombreuses questions.
M. Robert del Picchia. - Cette mission nous apporte beaucoup, en effet, car nous obtenons ainsi des informations provenant du coeur de la prise de décision dans le monde. Nos ambassadeurs sont parfaitement en mesure de nous informer ainsi, d'autant que leurs propositions de résolution rencontrent souvent le succès. À ce titre, il est frappant de constater que le rôle de la France est en réalité beaucoup plus important que ce que l'on croit en France même.
En matière de contributions volontaires, nous sommes en effet classés très loin, mais c'est un classement quelque peu réducteur : il suffirait d'ajouter 500 000 euros ou 1 million d'euros pour gagner cinq ou dix places d'un coup !
S'agissant de la lutte contre le terrorisme, il n'existe toujours pas de définition du mot qui soit acceptée par tous, mais, depuis peu, l'Union interparlementaire et l'ONU coopèrent dans le cadre d'un programme impliquant une trentaine de pays. Les Chinois interviennent dans le financement de cet effort pour disposer, à terme, d'une place importante. Ce projet doit durer quatre ans et coûter 6 millions de dollars. L'ONU en finance la moitié et la Chine avance 2 millions de dollars. C'est ainsi que les Chinois parviennent à se placer. De la même manière, ils ont mis 8 000 soldats à la disposition de l'ONU. Ils ont les moyens et ils prennent des positions dans tous les organismes internationaux.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Sur la volonté de la Chine, celle-ci agit par des campagnes de communication et de financement ciblant la FAO, l'Unesco, ou les affaires économiques et sociales, au sein des administrations, par le financement de l'envoi de jeunes experts dans les administrations. Aujourd'hui, quatre agences sont dirigées par un Chinois et la Chine est passée, en termes d'effectifs au secrétariat général, du septième au cinquième rang entre 2016 et 2019. Elle diffuse ses propres concepts et utilise les agences onusiennes au service du projet des Nouvelles routes de la soie, que nous connaissons bien.
S'agissant de la dialectique relative aux armes, nous partageons évidemment votre constat, madame Perol-Dumont.
M. Pierre Laurent, rapporteur. - Nous défendons le multilatéralisme dans un monde qui n'est plus du tout celui des dernières décennies, cela me semble frappant. Le monde évolue et le multilatéralisme de demain s'inventera dans un monde dans lequel les rapports de force ont changé, c'est cela qui constitue le défi politique qui est devant nous.
De ce point de vue, nous sommes confrontés à deux dangers : le premier serait de tirer un trait sur le multilatéralisme, le second d'entretenir une vision nostalgique de son fonctionnement. Les alliances, par exemple, seront probablement plus mobiles. À l'ONU, la formule « le monde change » prend un sens très concret et nous oblige à penser de manière nouvelle. Certes, il y a des blocages sur le Conseil de sécurité et sur la réforme de l'organisation, mais les questions qui se posent concernent bien la forme que prendra le multilatéralisme de demain.
M. Yannick Vaugrenard, rapporteur. - On se souvient du livre intitulé Quand la Chine s'éveillera ; aujourd'hui, la question que je me pose, c'est : quand la Chine s'arrêtera-t-elle ? La politique de M. Trump, précédée par des orientations américaines antérieures de non-intervention, est, pour nous, une source d'inquiétude. Le monde a déjà changé et ce qui se passe en Libye évoque ce qui s'est passé Syrie, avec les mêmes intervenants : la Russie et la Turquie. Qu'en est-il dès lors de l'Union européenne, dont l'ambition devrait être plus forte ?
M. Pascal Allizard, rapporteur. - En effet, toutes les personnes que nous avons rencontrées sont motivées, mais s'interrogent sur l'avenir.
M. Olivier Cadic, rapporteur. - Nous avons déjà mentionné ici l'importance des îles du Pacifique Sud. La Chine obtient 7 % des droits de vote grâce au soutien qu'elle accorde à ces territoires, nous devons prendre conscience de l'intérêt de cette politique.
Mme Isabelle Raimond-Pavero, rapporteur. - Aujourd'hui, nos référentiels occidentaux, c'est-à-dire nos valeurs universelles, sont en danger. L'enjeu me semble être de consolider nos traités et d'aborder les nouvelles négociations en préservant les acquis.
M. Christian Cambon, président. - Le départ du Royaume-Uni de l'Union européenne ne va pas faciliter la représentation des intérêts européens à l'ONU, surtout si les intérêts britanniques penchent un peu plus vers les États-Unis.
La commission autorise la publication du rapport d'information.
Aide publique au développement à Madagascar - Examen du rapport d'information
M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, nous passons à la présentation du rapport d'information sur l'aide au développement à Madagascar.
M. Jean-Pierre Vial, rapporteur. - Nous nous sommes rendus à Madagascar du 21 au 25 novembre dernier dans le cadre d'une mission conjointe avec quatre députés de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, dans l'optique de la préparation de l'examen du futur projet de loi d'orientation sur l'aide publique au développement.
Madagascar incarne avec une particulière acuité les questions que nous nous posons sur l'aide publique au développement, sur les conditions de son efficacité, et sur les réformes nécessaires pour l'améliorer.
Dans ce pays, le PIB par habitant a été divisé par deux depuis les années 1970 ! Plus de 74 % de la population vit sous le seuil de pauvreté absolue de 2 dollars par jour. Pourtant, au cours des dix dernières années, Madagascar a reçu environ 5,5 milliards de dollars d'aide de la communauté internationale. Les financements de l'Agence française de développement (AFD) à Madagascar au cours des dix dernières années varient entre 18 et 30 millions d'euros par an, toutes lignes confondues : projets, ONG et Proparco. L'AFD intervient depuis 1952, soit dix ans avant l'indépendance.
La longue dégradation de l'économie du pays a, pour l'essentiel, des causes politiques et sociales, et non une insuffisance de ressources naturelles, bien au contraire. Madagascar subit les effets des crises politiques régulières qui le font, à chaque fois, repartir de zéro, avec un coup d'arrêt plus ou moins long à l'aide internationale. La dernière crise majeure, en 2009, n'a pas fait exception, même si les bailleurs de fonds affichent un certain optimisme depuis la stabilisation de la situation politique, fin 2018.
Rappelons cependant que, dès 1973, l'économiste du développement Philippe Hugon avait identifié les raisons de l'échec de l'aide au développement à Madagascar, soulignant avec une certaine sévérité que celle-ci alimentait « certains groupes sociaux parasitaires » et constituait « un facteur essentiel de cristallisation des structures sociales », celles-là mêmes qui, précisément, s'opposent au développement. Selon lui, la condition d'efficacité de l'aide reposait dans « une modification de ces institutions économiques et sociales et de leur fonctionnement, permettant d'atteindre un équilibre plus élevé, bénéficiant à tous ».
Pour autant, après ce constat un peu désenchanté, il faut souligner l'intérêt des projets dont nous avons pu observer la réalisation.
L'intervention de l'AFD dans le pays est assez équilibrée, avec des actions importantes en matière d'infrastructures et de développement urbain, mais également des interventions substantielles dans les domaines de l'agriculture, de l'environnement, de l'éducation, du secteur productif et de la santé.
Pour ma part, j'ai été particulièrement attentif au projet intégré d'assainissement d'Antananarivo, la capitale, qui vise à protéger les bas quartiers de la ville - les plus pauvres - des inondations et à relancer la gestion des eaux urbaines à l'aide de canaux de drainage et de stations de pompage. Comme souvent, les réalisations sont impressionnantes, mais qu'en est-il de leur pérennité ou de leur fonctionnement ? Comment se fera l'entretien des infrastructures ? Le projet comprend un financement de l'association CARE, qui travaille avec les associations de riverains pour trouver une solution pour la collecte des déchets ménagers, afin d'éviter que ceux-ci ne rebouchent les canaux réaménagés. La levée de taxes devant financer l'ensemble du fonctionnement reste très problématique. L'AFD tente de faire émerger des propositions pour une rationalisation de l'exploitation et un meilleur financement, mais la tâche est ardue.
Cet exemple permet de cerner toute la difficulté qu'il y a à mettre en place un projet de développement viable à long terme, mais aussi à l'évaluer. Au-delà de la réussite immédiate et visible, il convient en effet de mesurer au fil du temps l'impact de l'aide sur la capacité des autorités du pays et de la capitale à gérer les infrastructures et à rendre compte de cette gestion à leurs concitoyens. Cet investissement est conséquent, avec un coût complet du programme de 20 millions d'euros. Ces travaux ont été réceptionnés au mois de mars dernier, mais, sur place, bien qu'émerveillés par les réalisations, nous avons constaté que les gens commençaient à rejeter des déchets dans le grand bassin de rétention, et que le canal, par ailleurs impressionnant, se terminait sur un réceptacle d'immondices, ce qui a conduit le ministre qui nous accompagnait à indiquer que les services de la capitale n'avaient pas fait le nécessaire. On voit donc que moins d'un an après la réalisation de l'ouvrage, il risque de ne plus fonctionner.
Tout projet court le risque d'être instrumentalisé. Ainsi, c'est sans doute grâce à un prêt de la banque mondiale qu'un précédent président de la République avait pu créer un véritable empire dans la production de lait, utilisé ensuite pour combattre ses adversaires politiques, à l'aide, notamment, de mesures de protection tarifaire et d'exemption de taxes. Lorsque l'on s'engage dans ces programmes, il est donc important de prévoir le fonctionnement de l'ouvrage et l'implication des collectivités. Une anecdote, un plan d'eau se trouve à proximité, au centre de la capitale, qui a bel aspect mais qui sert d'exutoire à tous les rejets de la ville. Au bord de ce lac se trouvent les lieux de commémoration où se tiennent les manifestations nationales, au cours desquelles les officiels se pincent le nez, tant la puanteur est forte.
Un mot pour finir sur l'Institut Pasteur de Madagascar, créé il y a 120 ans, qui nous a émerveillés. Il avait, par concession, charge de relever la qualité de l'eau dans la capitale, qui n'est pas potable, mais depuis deux ans, cette convention n'est plus signée et l'on ne connaît plus la qualité de l'eau. Un autre problème se pose à Madagascar, celui de la qualité des soins. La lèpre est presque éradiquée, mais 200 000 cas nouveaux apparaissent encore annuellement dans le monde. Madagascar fait partie des cinq pays d'Afrique dans lesquels cette maladie se développe. Or 40 % de la population n'a pas accès aux soins.
L'institut accomplit un travail remarquable en matière de lutte contre les maladies tropicales et rend directement service à la population en abritant un centre de biologie clinique ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, qui reçoit 600 personnes par jour et participe à l'influence scientifique française avec un médecin et une équipe remarquable. Il n'est toutefois pas épargné par les restrictions budgétaires qui touchent le ministère des affaires étrangères. En août 2019, celui-ci a ainsi réduit de six à un le nombre de postes d'experts techniques internationaux qu'il finançait. Or une masse critique d'expatriés reste indispensable pour maintenir le haut niveau de compétence et le bon fonctionnement de l'institut, ainsi que l'influence française durement concurrencée à Madagascar, notamment par les États-Unis et par la Chine.
Pour conclure, ce déplacement aura été pour nous l'occasion de tester et de préciser ce qui constituera notre cahier des charges pour la loi d'orientation sur la solidarité internationale, et que l'on peut résumer par les cinq points suivants.
Nous devons, premièrement, définir une stratégie claire et forte pour la politique d'aide publique au développement française, en lieu et place de l'actuel catalogue de priorités actuellement décliné par chacune des entités qui participent à cette politique. Il faut, deuxièmement, mettre en place un pilotage renforcé et une reprise en main de cette politique, dont la conception et la mise en oeuvre sans doute ont été trop déléguées à l'AFD. Troisièmement, il importe de favoriser une meilleure articulation des financements bilatéraux et multilatéraux. À Madagascar, l'entretien que nous avons eu avec la Banque mondiale et les autres institutions multilatérales ne nous a pas rassurés quant à leur alignement avec l'aide bilatérale, notamment française. Je dirais même que les discours qui nous ont été doctement tenus nous ont un peu étonnés. Quatrièmement, il faut promouvoir l'expertise française, dont nous avons pu avoir une illustration particulièrement frappante avec l'Institut Pasteur de Madagascar et qui passe notamment par la préservation de l'autonomie d'Expertise France. Enfin, le cinquième point consiste à mener un effort inédit pour améliorer l'évaluation de l'impact des projets et instaurer un pilotage de l'aide par les résultats, comme on le voit à travers l'exemple sur lequel je me suis attardé.
Sur le projet de loi de programmation, le ministre Le Drian nous avait laissés entrevoir une perspective à court terme, mais le Conseil national pour le développement et la solidarité internationale (CNDSI) s'est montré hier beaucoup plus perplexe quant à un aboutissement rapide. Vos rapporteurs sont en tout état de cause à la disposition de la commission pour poursuivre le travail engagé.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, rapporteure. - Ce déplacement a été une belle occasion d'apprécier le mode de travail que vous avez institué, avec des équipes transpartisanes. Nous avons des sensibilités politiques différentes et passons trop souvent les uns à côté des autres. Grâce à des missions comme celle-ci, nous apprenons à nous apprécier. Le Sénat a fait entendre sa différence et a montré sa capacité de travail.
Madagascar constitue un bon exemple de la difficulté à aider un pays structurellement instable. Madagascar a en effet été moins aidée que d'autres pays d'Afrique subsaharienne, et cette aide a connu de fortes fluctuations. En outre, la capacité à mobiliser l'aide des pouvoirs publics malgaches est toujours restée faible. Traditionnellement, ce sont donc les bailleurs multilatéraux, plus habitués à ce type de situations, qui ont effectué les interventions les plus importantes dans le pays.
Mon collègue Jean-Pierre Vial l'a dit, l'aide à Madagascar se heurte à des structures politiques et sociales extrêmement inégalitaires, qui constituent clairement un obstacle au développement. Je crois que nous avons tous été frappés et même profondément affectés par la pauvreté extrême des habitants des bas quartiers de la capitale, qui vivent au milieu des immondices, en particulier de très nombreux jeunes enfants, avec les conséquences que cela implique en termes de mortalité infantile. Madagascar m'a semblé être un concentré de toutes les misères : celles que l'on retrouve en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. Il faut saluer le travail de l'AFD qui tente de fournir une aide bénéficiant directement à cette population déshéritée, comme nous avons pu l'observer à travers un projet de rénovation des ruelles, sachant que plus de 70 % de la population vit dans des quartiers sans voirie ni équipements. Ce projet, directement porté par le ministre de l'aménagement du territoire qui nous a accompagnés sur place, malgré son caractère trivial, est très important : il vise à améliorer des voies piétonnes où les Malgaches circulent quotidiennement, en prévoyant un pavage, des escaliers, des bornes-fontaines, des blocs sanitaires, des lavoirs, etc. L'AFD considère que près de 1 million de personnes seront impactées par ce projet.
La situation est moins critique dans les campagnes, mais la pauvreté y est plus cachée et la malnutrition est très fréquente. L'ONG Action contre la faim a ainsi pu qualifier Madagascar de « paradis de la sous-alimentation chronique ». Les conséquences sont terribles avec des retards définitifs de développement chez de très nombreux enfants. Les habitants souffrent également des maladies tropicales comme le paludisme ou la bilharziose, dont le parasite est présent dans toutes les eaux de baignade. Enfin, le changement climatique est déjà très sensible, avec une aridité de plus en plus forte dans le sud de l'île.
Dans ce contexte, la sécurisation du foncier au profit des populations rurales est essentielle pour éviter les spoliations et les conflits d'usage, intensifier la production et ainsi permettre aux paysans d'atteindre l'équilibre économique. C'est ce qui fait tout l'intérêt d'un autre projet soutenu par l'AFD qui nous a été présenté, visant à doter 75 communes rurales d'outils pour délivrer des certificats fonciers et gérer la fiscalité foncière. La valeur ajoutée d'un tel projet est aussi, comme nous avons pu le constater, de permettre un renforcement de l'institution communale, à travers le service rendu aux populations en échange du paiement de l'impôt. Plus largement, nous pouvons nous féliciter que l'AFD consacre au total 48 millions d'euros d'engagement dans le secteur de l'agriculture à Madagascar, soit le deuxième poste d'intervention après les infrastructures et le développement urbains.
Là encore, toutefois, ne soyons pas trop optimistes : il y a des décennies, une réforme soutenue par les bailleurs avait déjà permis de redistribuer la terre aux paysans et avait amélioré leur productivité, mais la propriété était vite retournée aux notables lors d'une des nombreuses crises politiques qui se sont succédé dans le pays. Comme cela a déjà été souligné, aucun progrès durable n'est donc possible sans une profonde transformation de la société malgache, que les bailleurs ne peuvent pas prétendre impulser à eux seuls.
Dernier point que je souhaitais souligner, sur lequel nous sommes, je crois, tous les trois en accord, c'est l'importance particulière de la coopération décentralisée à Madagascar. Il existe en effet 41 coopérations décentralisées recensées dans le pays, dont 4 bénéficient d'un financement de l'AFD dans le cadre de la facilité de financement des collectivités territoriales françaises (FICOL).
Nous avons ainsi pu nous rendre sur des lieux de mise en oeuvre de projets soutenus par la région Nouvelle Aquitaine en partenariat avec la région Itasy à l'ouest d'Antananarivo, notamment un projet de formation agricole et rurale destiné à renforcer la professionnalisation de l'agriculture dans cette région. Nous avons été émerveillés par l'énergie de ces jeunes. La Nouvelle Aquitaine soutient également des projets de développement agricole et d'agroforesterie mis en oeuvre par l'ONG Agrisud International, ainsi que le développement de la pisciculture et de la riziculture. Aspect important, elle oeuvre aussi en faveur d'un renforcement des capacités de la région Itasy afin de mettre en place un plan de développement économique et de renforcer la fiscalité.
La coopération décentralisée occupe ainsi une place importante dans le dispositif de l'aide au développement française à Madagascar, à tel point que l'ambassade de France a organisé début 2018 des assises de la coopération décentralisée. L'ambassade joue ainsi un rôle d'animation en faisant se rencontrer les différents acteurs, ce qui permet d'accroître l'impact de cette coopération décentralisée, qui vise à plus de 75 % le secteur de l'agriculture, où les besoins sont immenses et où les collectivités et les ONG sur lesquelles elles s'appuient ont une réelle valeur ajoutée par rapport aux grands bailleurs ou agences de développement nationales ou multilatérales. Il s'agit là d'une coopération très féconde, au plus près du terrain, qui doit continuer à être soutenue par le Gouvernement français et l'AFD.
M. Jacques Le Nay, rapporteur. - Madagascar est un pays qui regorge de ressources naturelles, qu'elles soient naturelles, comme les forêts et leur biodiversité reconnue mondialement, minérales, ou encore halieutiques.
Comme l'ont rappelé mes collègues, cela n'empêche pas la population de l'île de connaître une très grande pauvreté. Il y a d'abord indéniablement un problème chronique de mauvaise gouvernance, qui fait que les Malgaches bénéficient très peu des retombées liées à leurs ressources naturelles. Ainsi que l'a souligné un chercheur récemment, « pris entre des acteurs étrangers avides de ressources et des oligarchies avides de pouvoir et de biens de prestige, l'immense majorité des Malgaches se trouve dans une situation vulnérable économiquement ». On peut citer le bois de rose, encore récemment pillé au profit d'une mafia locale elle-même reliée, de l'avis de nos interlocuteurs, au marché chinois, ou encore le pillage des ressources halieutiques par des flottes étrangères, qui en général ne disposent pas de permis de pêche.
En outre, les ressources fiscales de l'État malgache sont parmi les plus faibles du monde. En 2018, le ratio impôts/PIB était de seulement 11,9 %. Pour mémoire, ce taux est de 34,2 % en moyenne dans les pays de l'OCDE et de 17 % en moyenne en Afrique. Ce très faible taux est significatif de la faiblesse de l'État malgache lui-même. Tout ceci donne une idée de la profondeur des changements à impulser. Les bailleurs internationaux y travaillent, mais les résultats ne sont pas encore au rendez-vous.
Dans ce contexte, les projets de dynamisation de l'économie malgache soutenus par l'AFD que nous avons pu observer sont naturellement utiles, mais ils ne suffiront pas à eux seuls à lancer le développement économique nécessaire pour sortir les Malgaches de la pauvreté.
Ainsi, l'AFD fournit un appui au secteur financier, développe des programmes de garanties pour le financement des petites entreprises, ou encore finance de grands projets tels que l'extension des aéroports d'Antananarivo et de Nosy Be, qui bénéficient d'un prêt de 35 millions de dollars de l'agence.
Autre exemple, l'AFD soutient à Antananarivo un projet de formation professionnelle afin de développer les capacités et des filières de formation du BTP dans le cadre d'un partenariat public-privé avec les organisations professionnelles du secteur et les opérateurs économiques.
Il s'agit ainsi d'offrir une alternative crédible à l'économie informelle dans ce secteur et d'offrir des débouchés à davantage de jeunes. Là encore, il faudra évaluer l'impact à long terme pour savoir si ce projet a eu un véritable effet d'entrainement sur l'économie.
Par ailleurs, à côté de cette action multiforme de l'AFD, il faut également souligner l'action importante de l'ambassade de France, qui joue non seulement un rôle de coordination, comme ma collègue l'a souligné à propos de la coopération décentralisée, mais qui est aussi une force de proposition autonome en matière d'aide au développement. La revitalisation des Fonds de solidarité pour les projets innovants, les sociétés civiles, la francophonie et le développement humain (FSPI), directement gérés par le service de coopération et d'action culturelle de l'ambassade, se traduit en effet à Madagascar par la mise en oeuvre de cinq projets, en matière d'éducation, de francophonie et d'écoles normales supérieures. Dans ce cadre, deux experts techniques sont en place auprès de l'éducation nationale malgache pour la mise en place des programmes scolaires. Le renforcement des FSPI, qui, je le rappelle, ont reçu 36 millions d'euros supplémentaires dans la loi de finance pour 2020, permet ainsi de maintenir une offre de projets de développement de taille modeste, mais à fort effet de levier pour l'influence française.
Pour conclure, malgré toutes les difficultés déjà signalées, certains éléments dans la situation actuelle incitent à l'optimisme, du moins en ce qui concerne la bonne appropriation de l'aide internationale et en particulier française. Ainsi, les ministres que nous avons pu rencontrer avaient une connaissance précise et détaillée des projets des bailleurs, ce qui est loin d'être le cas dans tous les pays bénéficiaires. Dans la plupart des cas, ces projets de coopération s'appuient d'ailleurs, dans les différents secteurs concernés, sur des plans de développement gouvernementaux qui, selon nos interlocuteurs, sont bien conçus.
En tout état de cause, il convient plus que jamais d'évaluer le plus de projets de développement possible afin de pouvoir tirer les leçons des échecs du passé. L'AFD a indiqué que l'objectif actuel de l'agence était d'évaluer la moitié de ses projets à Madagascar. Les responsables de l'agence sont convaincus que ces évaluations sont certes coûteuses en temps et en moyens, mais indispensables.
Plus largement, nous avons été frappés de constater qu'il n'existe pas de données solides sur l'histoire de l'aide au développement française à Madagascar, ce qui constituerait pourtant une mise en perspective très précieuse pour ne pas reproduire des errements ayant eu lieu vingt ou trente ans auparavant. L'AFD semble toutefois consciente de cet enjeu et s'efforce progressivement d'acquérir cette profondeur historique indispensable.
M. Christian Cambon, président. - Madagascar concentre les problèmes habituels de l'aide au développement, notamment la dispersion des projets. Je connais bien ce pays pour y avoir mené des projets soutenus par le syndicat des eaux d'Île-de-France. J'y ai vu des châteaux d'eau tout neufs qui n'avaient jamais vu une goutte d'eau, ou qui étaient installés là où une eau saumâtre était pompée...
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Merci pour ce rapport très fouillé. Je me souviens d'avoir posé la question de la traçabilité au directeur de l'AFD, qui m'avait répondu : nous n'avons pas à surveiller là où va l'argent. Il s'agit malgré tout d'argent public ! J'ai entendu le chiffre de 18 millions d'euros ; quant à moi, j'ai trouvé 309 millions d'euros dépensés entre 2014 et 2018 à Madagascar, pays qui connaît manifestement de gros problèmes de corruption. Comment savoir si l'argent dépensé va bien là où il doit aller ?
Marie-Françoise Perol-Dumont parle de transformation de la société ; soit, mais, en attendant, il faudrait s'assurer que l'argent n'est pas détourné.
M. Joël Guerriau. - Je suis allé à Madagascar il y a vingt ans. Je constate, avec tristesse, que la situation ne s'est pas améliorée - exemple de la destruction d'un beau pays par sa population. Car Madagascar compte beaucoup de richesses. Nous devrions méditer cette leçon. La France entretient des relations très fortes avec l'île, mais aussi un litige, sur les îles Éparses, qui représentent 6 % des 11 millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive (ZEE) de la France. Les enjeux concernent les hydrocarbures et la pêche. En octobre, le président Macron a clairement affirmé qu'elles appartenaient à la France. Mais le Premier ministre malgache affirme qu'elles sont malgaches, y compris dans les programmes scolaires. Comment faire évoluer la situation, compte tenu des problèmes de bonne gestion du pays...
M. Jean-Pierre Vial, rapporteur. - Nous n'avons pas parlé des îles Éparses, sauf avec l'ambassadeur - cela a même été le sujet principal de notre dernier repas. C'est un sujet éminemment sensible. On peut se demander si ce genre de revendication de souveraineté n'est pas une manière de remobiliser les habitants...
Pour la France, il n'est pas question d'ouvrir la discussion. Madagascar n'a jamais possédé les îles Éparses. Intelligemment, Madagascar utilise le fait qu'elles ont été administrées conjointement avec elle pendant l'époque coloniale. Un peu avant l'indépendance, la France les a séparées de la grande île et considère que ces liens purement administratifs ne justifient pas les revendications malgaches. Leur positionnement n'est pas inintéressant pour la France, mais n'a aucun intérêt stratégique pour Madagascar. Lorsque nos présidents se rencontrent, le sujet est toujours abordé.
Concernant la traçabilité, si nous en croyons l'AFD, il ne semble pas que cette question pose de difficulté. Mais reste la question de l'utilité des investissements. Sur une photo diffusée sur les écrans, vous pouvez voir un canal neuf, mais à tel point rempli de détritus que l'eau a du mal à passer. Il aurait fallu davantage impliquer la ville pour qu'elle mette en place la collecte et encore mieux sensibiliser la population pour qu'elle joue le jeu.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, rapporteure. - On nous a affirmé que l'utilisation de l'argent était tracée... même si nous avons quelques doutes. Le vrai sujet, c'est effectivement le devenir des infrastructures et leur utilisation. Nous avons vu des hommes faméliques payés pour nettoyer le canal, mais qui le faisaient pieds nus au milieu des tessons de bouteilles. Nous avons demandé pourquoi on ne leur donnait pas des bottes. Il nous a été répondu que cela avait été fait, mais qu'elles les gênaient, car il n'était pas dans leur culture d'en porter...
Le pays a un nouveau gouvernement et un nouveau parlement, qui a élu une présidente de choc, qui promet de nettoyer les écuries d'Augias. Mais cela est dit à chaque renouvellement. Quant aux îles Éparses, les dirigeants malgaches font un peu comme le président Trump : ils cherchent un prétexte momentané pour mobiliser le nationalisme et faire oublier les vrais problèmes.
M. Jacques Le Nay, rapporteur. - Antananarivo a connu un exode rural massif, passant de 250 000 habitants à 2 millions, sans aucune construction d'infrastructures ou presque. Le canal que nous avons vu en photo faisait trois mètres de profondeur, mais il n'en reste qu'un mètre, huit mois après sa construction. S'il déborde, c'est tout le bidonville qui est inondé avec une dispersion des immondices qui le jonchent...
M. Christian Cambon, président. - Belle unanimité ! Merci pour cette première étape d'un travail que j'espère approfondi sur la coopération internationale, en vue de l'examen de la future loi d'orientation.
La commission autorise la publication du rapport d'information.
Audition de Mme Sylvie Bermann, ambassadeur de France, ancien ambassadeur en Fédération de Russie
M. Christian Cambon, président. - Nous recevons ce matin Mme Sylvie Bermann, Ambassadeur de France, ambassadeur en Fédération de Russie jusqu'à la fin de l'année 2019, pour faire le point sur l'état et les perspectives de nos relations avec la Russie, dans le contexte d'une tentative de relance initiée par le Président de la République, notamment dans le discours qu'il a tenu devant les ambassadeurs au mois d'août dernier. C'est ainsi qu'il a proposé à son homologue russe, à l'automne dernier, un agenda de confiance et de sécurité visant à identifier les domaines et les dossiers dans lesquels une coopération plus poussée pourrait être envisagée avec la Russie. Nous soutenons cette démarche.
Notre commission est engagée, depuis 2015, dans un dialogue ferme et lucide, mais nourri, avec la Russie. La Russie est un pays voisin de l'Europe avec lequel nous partageons des intérêts, ainsi qu'un partenaire incontournable dans un nombre croissant de crises internationales, comme nous l'avons vu encore récemment avec la négociation du cessez-le-feu en Libye.
Après un premier rapport conjoint rédigé avec le Conseil de la Fédération de Russie, démarche originale en français et en russe qui avait fait état de nos convergences et de nos désaccords, notre commission prépare un deuxième rapport qui pourrait être adopté d'ici à la fin du mois de mars, avant la visite du président du Sénat fin mars ou début avril et celle du Président de la République le 9 mai à Moscou.
Quel est votre point de vue sur cette main tendue à la Russie ? Que peut-on en attendre ? Quels sont les écueils à éviter, en particulier pour que cela ne soit pas un marché de dupes ? Le président russe a-t-il un intérêt politique à souscrire à cette démarche ? A-t-il la capacité de l'imposer en interne ?
Dans quels domaines vous paraît-il possible d'obtenir rapidement des gages de la part de la Russie afin de crédibiliser le processus, notamment aux yeux de nos partenaires européens, qui se montrent assez sceptiques sur cette démarche ? Cela vous paraît-il possible sur un sujet aussi épineux et sensible que l'Ukraine ? Est-ce sur le front africain - en demandant que cessent les agissements de la milice Wagner en République centrafricaine, en Libye, au Mali - que nous aurons paradoxalement les meilleures chances d'obtenir des gestes ? Quel peut être l'impact de la perspective de transition du pouvoir politique prévue en 2024 ?
Mme Sylvie Bermann, Ambassadeur de France. - Je suis heureuse de m'exprimer à nouveau devant votre commission - j'étais venue une première fois lors de la rédaction de votre premier rapport. Il est important de maintenir un tissu de relations avec un grand pays tel que la Russie.
En septembre 2017, selon l'opinion du monde occidental, la Russie était un pays faible, isolé et extrêmement menaçant, et elle était considérée comme une puissance régionale. Aujourd'hui, on lui reconnaît un rôle mondial sur le terrain de la sécurité, avec notamment ses milices Wagner et le conseil qu'elle dispense à différents pays. Les choses se sont cristallisées autour de la Syrie : les Russes ont gagné en Syrie ; Bashar al-Assad a consolidé son pouvoir et la Russie est le partenaire incontournable dans les négociations sur l'avenir de la Syrie. Vladimir Poutine a voulu montrer en Syrie qu'il est un partenaire fiable, contrairement aux États-Unis, qui ont lâché l'ancien président égyptien Hosni Moubarak. Le processus d'Astana, avec les acteurs de la région que sont l'Iran et la Turquie, a également été une démarche intelligente. Sur la question libyenne aussi, les choses se passent à Moscou, dans une stratégie d'entente avec la Turquie. Un de mes collègues arabes qualifie Moscou de nouvelle Mecque des pays du Moyen-Orient : la Russie est en effet le seul pays à parler avec tous les dirigeants, et leurs opposants, de cette zone.
Les Russes ont poussé leur avantage en République centrafricaine, mais aussi dans l'ensemble de l'Afrique. Un sommet Russie-Afrique a réuni, à Sotchi en octobre dernier, 46 chefs d'État, très satisfaits de cette rencontre. Les Russes en attendent une forme de soutien au Conseil de sécurité ou à l'Assemblée générale des Nations-Unies. Vladimir Poutine est très populaire en Afrique et les Africains souhaitent avoir plusieurs partenaires et ne pas se limiter à la Chine et aux pays européens, maintenant que les États-Unis se sont retirés. Par ailleurs, souvenons-nous que de nombreux dirigeants africains ont été formés à Moscou du temps de l'URSS. Les Russes sont également présents en Amérique latine, au-delà de Cuba et du Venezuela.
Moscou et Pékin connaissent actuellement une lune de miel : les relations diplomatiques entre les deux pays n'ont jamais été aussi bonnes, malgré une méfiance évidente entre les deux peuples : Xi Jinping a dit que Vladimir Poutine était son meilleur ami ! La Chine reconnaît aujourd'hui à la Russie un statut mondial et leur coopération se traduit dans de nombreux domaines : manoeuvres militaires conjointes, projet d'avion civil russo-chinois, fourniture d'armes, actions de coopération spatiale, etc. Leur relation a changé de nature.
La Russie n'est donc pas isolée. Certes, ses relations sont difficiles avec l'Occident, mais il ne s'agit pas d'une perception générale. La Russie peut se targuer du soutien de 80 % des pays dans le monde !
Sur le plan politique interne, le pays est stable, en dépit de manifestations qui ont eu lieu durant l'été, car les candidats démocrates avaient été empêchés de se présenter aux élections. En 2021, de nouvelles élections auront lieu. Elles permettront de mesurer le soutien populaire au gouvernement. Lors de sa conférence de presse annuelle du 19 décembre dernier, il est resté très elliptique, n'évoquant que la question des deux mandats consécutifs. Il ne devrait donc pas refaire l'opération qu'il avait faite entre le poste de Premier ministre et celui de président ; il s'intéresse désormais plus à la géopolitique et à la restauration du rang de la Russie dans le monde, qu'à l'économie.
L'économie est pourtant la faiblesse de la Russie. Sur le plan macroéconomique, la Russie a des réserves très importantes, mais aucune grande réforme économique n'a été menée. Les deux secteurs les plus importants de l'économie russe sont l'énergie et le secteur agroalimentaire qui s'est développé grâce aux contre-sanctions décidées par Vladimir Poutine en réaction aux sanctions européennes. La Russie est exportatrice de blé, va devenir exportatrice de lait et Français et Italiens investissent sur place en faisant bénéficier de leur savoir-faire.
Il n'est pas encore possible de dire si Vladimir Poutine restera au-delà de 2024. Il pourrait très bien rester dans des fonctions telles que la présidence de la Douma, celle du conseil national de sécurité, ou encore celle d'une fédération avec la Biélorussie - même si cette dernière n'en veut pas à ce stade. Il veillera certainement à ne pas tomber dans les oubliettes et à assurer sa sécurité. Il devrait également choisir un homme fort pour lui succéder ; plusieurs noms sont évoqués dont ceux du ministre de la défense, Sergueï Choïgou, du maire de Moscou, Sergueï Sobianine, ou encore celui de Dmitri Medvedev pour sa loyauté.
Le poutinisme lui survivra-t-il ? Le poutinisme, c'est la loi de l'homme fort : c'est important en Russie, cela fait partie de la culture russe. Les opposants nous disent aussi que le successeur de Poutine pourrait être pire, car il faut reconnaître que Vladimir Poutine a maintenu un équilibre entre les libéraux et les siloviki, les hommes de force, qui veilleront à conserver leur pouvoir.
À mon arrivée en poste, en 2017, la situation était très tendue, avec, notamment, les questions syrienne et ukrainienne. Sur la question syrienne, un rapprochement a été obtenu entre le small group mis en place par les Occidentaux et le groupe d'Astana ; la déclaration d'Istanbul est très proche des positions française et européenne.
Sur la question ukrainienne, les Russes avaient tiré un trait sur Petro Porochenko et ont été très dubitatifs lors de l'élection de Volodymyr Zelensky. Ils souhaitent néanmoins rétablir les relations avec l'Ukraine à cette occasion - la moitié de la population russe, et plus encore ses dirigeants, a des origines ukrainiennes. Lors des entretiens de Brégançon, le Président de la République a évoqué cette question et a proposé une feuille de route : l'agenda de confiance et de sécurité, avec différents thèmes - l'ensemble des crises, le changement climatique, le contrôle des armements, les droits de l'homme, etc. La question ukrainienne sera un test du rapprochement de la France et de l'Union européenne avec la Russie. Une réunion bilatérale a eu lieu à Paris en marge du sommet Normandie entre Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine, et ce dernier a déclaré qu'il souhaitait améliorer les relations russo-ukrainiennes. C'est un sujet qu'il faut continuer à suivre de près. Nous devons prouver à nos partenaires qu'il est possible d'obtenir des avancées de la part de la Russie. Une rencontre dite « 2+2 » avec les ministres français et russes des affaires étrangères et de la défense s'est tenue en septembre dernier ; ces entretiens se sont bien passés ; les ministres russes sont sortis de leur tendance à la litanie des reproches et ont parlé de l'avenir. M. Pierre Vimont a été nommé envoyé spécial, des groupes de travail se mettent en place et des fonctionnaires auparavant réticents sont désormais engagés dans la relation.
Vladimir Poutine considère que le président Macron est aujourd'hui l'homme fort de l'Europe, mais nous ne pourrons pas développer une stratégie en restant seuls. Les réactions de nos partenaires à l'annonce de l'initiative française sont contrastées : certains, comme l'Italie, Chypre, l'Espagne ou le Portugal, se montrent intéressés et positifs ; d'autres restent neutres ; un dernier groupe, constitué notamment de la Pologne et de la Lituanie, y est très opposé. Il faut noter que l'Estonie et la Lettonie ont des positions un peu plus ouvertes. Le dialogue est de l'intérêt de tous. Lors des frappes en Syrie il y a un an et demi, contrairement aux Américains, nous n'avions aucun contact avec les ministres et l'état-major russes !
Sur les questions de cybersécurité, plutôt que le naming and shaming anglo-saxon, le Président de la République a mis en place un dialogue de haut niveau, avec Claire Landais côté français et Nikolaï Patrouchev côté russe. La confiance est fondamentale dans la relation, même s'il n'y a pas de naïveté de la part de notre Président de la République. Les Russes ont aussi des doutes et considèrent que les Européens n'ont aucune indépendance à l'égard des États-Unis. La relation avec la Russie est donc fondamentale si la France et l'Europe veulent exister. Henry Kissinger conseillait aux présidents américains d'avoir de meilleures relations bilatérales avec Moscou et Pékin, que Moscou et Pékin entre eux. Ce n'est pas aujourd'hui le cas, mais cela peut changer si Donald Trump est réélu ; il n'est d'ailleurs pas exclu qu'il soit présent à Moscou le 9 mai. Mais la France aura à son crédit d'avoir été la première à rétablir des relations avec la Russie.
Mme Christine Prunaud. - La Russie soutient Recep Tayyip Erdogan dans son intervention d'épuration ethnique contre les Kurdes.
Lors d'une mission parlementaire menée en 2018 sur le thème de la Libye, et alors que la France était très optimiste quant à l'organisation d'élections, nous avons très vite compris qu'il s'agissait d'une mission impossible. La communauté internationale a été assez silencieuse face à l'intervention du maréchal Haftar. Une nouvelle guerre est possible et la Russie intervient là encore pour soutenir Erdogan. Je me méfie plus d'Erdogan que de Poutine. Pourquoi un tel soutien ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je voudrais vous féliciter de votre action en Russie, car vous avez largement contribué à redresser une situation très compliquée. En 2010, j'avais rencontré, à la demande de votre prédécesseur Jean de Gliniasty, le président de la commission des affaires étrangères du Sénat russe pour établir une commission conjointe, mais cela a mis cinq ans à aboutir. Je suis intervenue à plusieurs reprises contre les sanctions économiques et pour le dialogue, notamment sur la question syrienne, mais, pendant longtemps, nous avons eu l'impression de parler dans le vide. Il faut de la confiance, mais aussi une vigilance accrue - on sait qui sont les auteurs des cyberattaques contre nos médias français et les pays de l'Est sont inquiets. Les réseaux de formation des élites africaines du temps de l'URSS se réveillent aujourd'hui. Prenons les Russes au mot, car nous avons besoin d'aide au Sahel, et en particulier au Mali.
M. Robert del Picchia. - Le Sénat a été précurseur sur les discussions avec les Russes sur la paix en Europe. Nous avons proposé des idées de coopération bilatérale avec les Russes et l'organisation d'une nouvelle conférence d'Helsinki sur la coopération et la sécurité en Europe. Cette idée est reprise dans notre rapport conjoint avec les Russes, mais ceux-ci sont encore partagés sur ce point. J'en ai parlé personnellement à Vladimir Poutine qui m'a répondu qu'il fallait y réfléchir. Sergueï Lavrov a reconnu que cela n'était pas une mauvaise idée, notamment pour l'Ukraine. Quel est votre avis sur ce projet quelque peu futuriste ?
M. Alain Cazabonne. - Quelles évolutions pour l'Ukraine ? Un éventuel rapprochement avec l'Union européenne, voire l'OTAN, serait-il un casus belli avec la Russie ?
Le PIB de la Russie est à peine supérieur à celui de l'Espagne : peut-on considérer que la Russie est une puissance mondiale, dotée de moyens suffisants pour intervenir partout dans le monde ?
M. Olivier Cigolotti. - La Russie est le pays le plus vaste du monde. Elle dispose de ressources exceptionnelles en gaz, hydrocarbures et minerais, mais qui la rendent très dépendante des cours mondiaux. Vladimir Poutine a-t-il la volonté de transformer l'économie russe pour la rendre moins dépendante ? Si oui, comment ?
M. Jacques Le Nay. - Avec le sommet de Sotchi d'octobre 2019, la Russie a signé son grand retour en Afrique. Elle a notamment fait un don de 20 milliards d'euros en effaçant la dette d'une quarantaine d'États africains. Quels sont ses leviers de puissance sur le continent africain ? Y est-elle en concurrence avec l'influence française ?
Quelque 80 % du gaz importé par la France provient de Russie. Cette dépendance ne risque-t-elle pas de s'accroître avec l'ouverture du gazoduc Nord Stream 2 ? Où en sont les gazoducs alternatifs, tels que Nabucco et South Stream ?
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Le dialogue avec la Russie est indispensable. L'économie française n'a que trop souffert de son absence et la lutte contre le terrorisme - en Irak, en Syrie - en dépend également. Les États-Unis n'ont-ils pas soufflé sur les braises de la déstabilisation du Moyen-Orient ?
M. René Danesi. - Le Président de la République a relancé les relations avec la Russie, mais certains de vos collègues du Quai d'Orsay ne partagent pas cette nouvelle orientation. Pourquoi cette défiance ? La composition, côté français, du conseil de coopération franco-russe sur les questions de sécurité, qui se réunit deux fois par an, a-t-elle été revue à l'aune du discours du Président de la République d'août 2019 ?
M. Jean-Pierre Vial. - Aujourd'hui, l'arme civile la plus puissante, c'est l'embargo et les sanctions, notamment entre les mains des États-Unis qui l'utilisent massivement. La Russie a su réagir aux sanctions qui lui ont été imposées : elle a trouvé de nouveaux partenaires parmi les autres BRICS - Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud - et a remobilisé son secteur agroalimentaire.
Mais cette politique de l'embargo a des conséquences importantes au Moyen-Orient, où les terrorismes ressurgissent. Comment lever la pesanteur de l'embargo et des sanctions ?
M. Yannick Vaugrenard. - Les intérêts sino-russes ne risquent-ils pas, à terme, de devenir divergents ? La Chine va en effet se tourner vers la Russie pour réduire sa consommation de charbon et acheter du pétrole russe, avec de possibles tiraillements sur la question des prix.
Avec un PIB inférieur à celui de l'Espagne, la Russie n'est-elle pas un colosse géopolitique aux pieds d'argile économiques ?
M. Édouard Courtial. - L'économie russe s'est adaptée aux sanctions économiques mises en place il y a six ans. La levée des sanctions constitue-t-elle un levier d'amélioration des relations diplomatiques avec ce pays ?
Mme Sylvie Bermann. - Il n'y a pas de véritable soutien russe à Erdogan : il s'agit plutôt d'une opportunité pour les Russes. Ils ne sont pas hostiles aux Kurdes, mais ils sont pragmatiques et réalistes et reconnaissent les difficultés que la Turquie peut rencontrer. Leur aide à la Turquie, liée notamment au retrait américain, est un effet d'aubaine. En Libye, Russes et Turcs ne soutenaient pas les mêmes belligérants. Les Russes restent donc très méfiants à l'égard d'Erdogan. Et les Européens sont hors-jeu.
Sur les questions de cybersécurité, le président Macron ne fait preuve d'aucune naïveté : il a dénoncé les ingérences russes durant la campagne électorale française.
En Afrique, les Russes pourraient nous aider, mais ils ne le font pas. En République centrafricaine, dans le cadre du « 2+2 », il a été demandé un pacte de non-agression. Nous avons demandé de l'aide dans le cadre du G5 Sahel, mais nous n'avons reçu de réponse ni des Russes ni de personne ! Les Maliens ont également récemment demandé à la Russie d'intervenir, car l'expérience syrienne a été considérée comme un succès. Mais les Wagner ne sont pas toujours très contrôlés par le gouvernement russe, comme en témoigne l'incident survenu en Syrie il y a deux ans.
L'agenda de confiance et de sécurité dérive en partie de l'idée de la conférence d'Helsinki. L'un des pays les plus favorables à notre proposition est précisément la Finlande, voisine de la Russie.
- Présidence de M. Robert del Picchia, vice-président -
Mme Sylvie Bermann. - Dans la crise ukrainienne, le refus de l'Europe de prendre en compte les préoccupations russes dans l'accord de libre-échange a été géré de manière extrêmement bureaucratique et a laissé des traces. Une mesure de confiance à l'égard de la Russie serait de n'avancer avec l'Ukraine ni vers l'OTAN ni même vers l'Union européenne.
La Russie existe sur la scène internationale sans avoir les moyens économiques de pays tels que la Chine. En Afghanistan, la Russie est reconnue comme l'un des trois partenaires dans la négociation. La Russie n'est aujourd'hui qu'au douzième rang mondial en termes de PIB, mais, selon les projections de la Banque mondiale, elle pourrait atteindre le sixième rang en 2030 - ce ne sont cependant que des prévisions ! La Russie reste très dépendante de son secteur énergétique, avec des mastodontes peu novateurs et très fonctionnarisés comme Gazprom - même si elle compte aussi des entreprises très impressionnantes comme Novatek, qui a coopéré avec Total. Mais Vladimir Poutine est moins intéressé par l'économie ; il a une logique soviétique de la puissance donnée par les armes, c'est la nostalgie de l'époque de la Guerre froide. Les Russes excellent dans le domaine des hautes technologies avec des mathématiciens remarquables et le laboratoire Kaspersky par exemple : le partenaire de Larry Page pour créer Google était russe ; Yandex, créé un an avant Google et parfois plus efficace, c'est l'héritage de l'URSS.
Vladimir Poutine n'a pas fait de grandes réformes économiques, malgré la pression de libéraux, car il existe une forte préférence pour la stabilité et la sécurité, dans un pays qui a connu deux violentes révolutions en 100 ans. Il y a aussi la crainte de la zastoï, la stagnation de l'époque de Brejnev.
La France a la chance de disposer de l'énergie nucléaire qui lui permet d'être indépendante. Le gaz que nous importons devrait être moins cher avec le nouveau gazoduc Nord Stream, qu'en passant par l'Ukraine.
Le contrat sino-russe dit « du siècle » dans le domaine gazier a été signé à un prix très favorable aux Chinois. Quant à l'idée d'une invasion chinoise en Sibérie, celle-ci relève du pur fantasme.
La Russie est un partenaire essentiel dans la lutte contre le terrorisme. Depuis le réengagement de la France, nous obtenons des informations beaucoup plus précises qu'avant. Les États-Unis le savent et reconnaissent que la relation avec la Russie fonctionne bien sur la Syrie et en matière de contre-terrorisme. Il est donc très important de maintenir cette relation.
Certes, les États-Unis ont soufflé sur les braises au Moyen-Orient, mais ils laissent aussi toute sa place à la Russie, dont le dirigeant est beaucoup plus prévisible.
Une partie des personnels du Quai d'Orsay, classés comme « néo-conservateurs », a une approche très négative de la Russie, soutient les sanctions - toutefois celles-ci ne pourront être levées que si les conditions prévues sont remplies - et n'était pas favorable à la rencontre « 2+2 ». Mais les hauts fonctionnaires, et les diplomates en particulier, sont loyaux dès lors que les instructions sont claires.
La rencontre « 2+2 » a été très utile, car c'est le ministre de la défense russe - et non le ministre des affaires étrangères - qui est en charge de la question syrienne.
Les Russes se sont certes adaptés aux sanctions, mais ils restent inquiets des sanctions futures, car on compte aujourd'hui 970 sanctions américaines contre la Russie et chaque semaine de nouvelles sanctions sont adoptées. L'ancien ambassadeur américain en Russie, Jon Huntsman, qui a quitté ses fonctions en octobre dernier, a publié depuis un article dans lequel il estime que les sanctions sont contre-productives.
Ces sanctions visent les Européens, alors que la Chine et les États-Unis augmentent leurs parts de marché. Les Européens ont été incités à boycotter le forum de Saint-Pétersbourg ; or la délégation la plus importante était américaine. L'OFAC - Office of Foreign Assets Control - accorde des autorisations aux projets américains et les refuse aux projets européens : c'est donc une guerre qui est faite aux Européens !
L'OFAC s'est trompé en sanctionnant Rusal, car, à l'époque au moins, les États-Unis ne disposaient d'aucun expert sur la Russie, qui était considérée comme peu influente. Dès qu'ils ont pris conscience des conséquences de leur erreur, ils ont engagé une longue procédure de delisting. Aujourd'hui, Rusal est également contrôlé par les Américains, qui dominent largement son conseil d'administration. Souvenez-vous, un Français, M. Jean-Pierre Thomas, avait été choisi, mais les États-Unis ont exigé qu'il démissionne. Il s'agit donc bien d'une politique de guerre commerciale et d'influence anti-européenne.
Dès lors, que faire ? Durant la réunion du Conseil économique, financier, industriel et commercial franco-russe (Cefic), M. Bruno Le Maire a annoncé qu'il reviendrait avant la visite du Président de la République pour évoquer ces questions et qu'il faisait appel, d'ici là, aux instances économiques, en particulier à BpiFrance, qui n'est pas exposée aux Etats-Unis et ne se livre donc pas à la surconformité, contrairement aux banques privées. Yamal, le plus gros projet franco-russe a ainsi dû être financé par les Chinois.
L'Union européenne doit acquérir une indépendance ; Instex, la société mise en place pour commercer avec l'Iran, apparaît comme une bonne formule de principe, mais, malheureusement, elle ne fonctionne pas pour le moment. C'est pourtant ainsi qu'il faut assurer notre autonomie, en utilisant davantage l'euro dans les contrats, même si cela ne suffit pas, en raison de l'American Nexus qui permet aux Américains d'imposer leur souveraineté.
M. Robert del Picchia, président. - Madame l'ambassadrice, je vous remercie de votre liberté de ton. Tout ce que vous nous avez dit entre dans un cadre de relations avec la Russie que nous avons adopté de longue date au Sénat. Nous entretenons en effet de bonnes relations avec nos collègues parlementaires russes, y compris sur le plan personnel.
La réunion est close à 12 h 20.