Mardi 3 décembre 2019
- Présidence de Mme Nathalie Delattre, présidente -
La réunion est ouverte à 17 h 05
Audition de M. Youssef Chiheb, professeur associé à l'université Paris 13, directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Mes chers collègues, nous commençons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête. Ainsi que nous l'avons décidé lors de notre réunion constitutive, nous allons d'abord procéder à l'audition d'experts susceptibles d'éclairer notre compréhension de ce sujet complexe qu'est la radicalisation islamiste.
Nous avons donc sollicité le professeur Youssef Chiheb, professeur associé à l'université Paris 13 et directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement (Cf2R) - think tank spécialisé, comme son nom l'indique, sur les questions de renseignement.
Vous êtes, monsieur le professeur, un spécialiste de l'islam radical et du communautarisme auxquels vous avez consacré de nombreux travaux, dont, tout récemment, un livre. Vous avez eu l'amabilité de nous faire parvenir deux documents. Le premier est une note que vous avez publiée sous l'égide du Cf2R sur le vocabulaire islamique ; le second a été préparé spécialement pour cette audition - nous vous en remercions. Il s'agit d'une synthèse du plan d'action contre la radicalisation et le terrorisme (PART) du Gouvernement accompagnée de votre analyse, qui figure notamment sous la forme d'une précieuse annexe sur l'islam radical.
Nous nous intéressons à la manière dont l'islamisme a pénétré la société française, mais aussi à la manière dont il affecte le vivre ensemble au quotidien. J'espère que nos échanges nous permettront d'aborder longuement ces questions.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Youssef Chiheb prête serment.
Je vous propose de prendre la parole pour un propos liminaire présentant notamment vos définitions de l'islamisme et du communautarisme, qui sont au coeur de vos travaux sur la sémantique, ainsi que votre regard sur le plan d'action du Gouvernement contre la radicalisation et le terrorisme et le premier bilan que vous en tirez. Je vous poserai ensuite quelques questions, puis je passerai la parole à Mme la rapporteure ainsi qu'aux sénateurs, qui vous interrogeront également.
M. Youssef Chiheb, professeur associé à l'université Paris 13, directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement. - Je vous remercie de m'avoir convié à cette audition pour parler d'un sujet d'actualité, qui s'ancre dans notre société et qui constitue désormais une menace pour la République - ses valeurs, et principalement, la laïcité et le vivre ensemble.
Je voudrais ouvrir une parenthèse pour rendre hommage à nos soldats morts en opération extérieure (OPEX). C'est dire si la menace est à la fois internationale et, hélas !, devenue par le biais de la radicalisation endogène et prédominante ; il faut en tenir compte. Il ne faut plus se voiler la face ; il faut l'affronter avec courage et détermination.
Je tiens à dire également que, de septembre 2015 à septembre 2017, j'ai été chargé de mission au sein du Service central du renseignement territorial (SCRT) du ministère de l'intérieur. À ce titre, certaines informations sont classées, sur lesquelles je ne m'étendrai donc pas.
Toutes les informations que je mettrai à votre disposition sont des recherches dites en « milieu ouvert », accessibles sur Internet et issues de recoupements de la communauté des chercheurs et de la communauté du renseignement.
Tout d'abord, je voudrais faire un bref rappel historique. Je préfère, avec votre permission, parler du contexte vu par un universitaire et par un « spécialiste » du problème.
Nous avons durant près de trente ans constitué en France un modèle de régulation sociale, sociétale et territoriale ambiguë, qui s'est retourné contre certains élus locaux, et contre la République par effet de domino. Le processus de radicalisation n'est pas nouveau, mais il a changé de sémantique. Les frères barbus ont remplacé les grands frères de la version socialiste des années de Mme Martine Aubry. Cela a pris la forme d'une autorégulation du vivre ensemble, qui a été de plus en plus instrumentalisée par les islamistes.
Ma deuxième observation porte sur l'externalisation de la gestion du culte musulman aux États tiers hors France, en particulier au Maghreb. Cette gestion prend deux formes : d'abord le financement, puis l'envoi d'imams pour prêcher et diriger les mosquées. Le financement n'est ni tracé ni dépensé pour ce à quoi il était destiné. Il existe également des agréments accordés par nos services de préfecture à des associations culturelles, dont il s'est avéré avec le temps qu'il suffisait d'enlever le « r » pour en comprendre la réalité. Il s'agit d'associations cultuelles et non culturelles.
Il existe aussi des cours d'arabisation - cheval de Troie pour l'islamisation des enfants et des mineurs, ainsi qu'un calendrier culturel et événementiel organisé en arrière-plan par les consulats pour freiner le processus d'intégration et d'assimilation. Là aussi, il s'agit d'un sujet très sensible. C'est une forme d'ingérence masquée qui bloque le processus d'intégration et d'assimilation républicaines.
Nous pouvons noter également un double langage des élus locaux issus de l'immigration, entre l'appartenance aux valeurs de la République affichée en public et leur allégeance à leurs sources ou leurs origines que sont les pays où sont nés leurs parents ou leurs grands-parents.
Il convient aussi d'évoquer le pullulement des salles de prière. Vous me permettrez de m'attarder quelques instants sur ce sujet, pour faire la nuance entre les mosquées et les salles de prière. Ces dernières sont le véritable laboratoire de la production de la radicalisation ; elles sont le véritable laboratoire de l'apologie du djihadisme et du terrorisme. Alors que les mosquées sont plus ou moins contrôlées dès lors qu'il s'y trouve un recteur et que les imams « fonctionnaires » venus des pays tiers sont tenus par une forme de « retenue ».
Nous pouvons mentionner également le rôle ambigu du Conseil français du culte musulman (CFCM), qui n'a jamais été clair sur sa position à l'égard des valeurs cardinales de la République, la laïcité en premier lieu.
La prédominance de la langue arabe dans les prêches et dans les mosquées pose aussi problème. Nous n'avons pas un islam français, malheureusement. Nous avons un islam en France. Et nous sommes encore dans cette logique qui a été décriée par l'ancien Président de la République Nicolas Sarkozy. Force est de constater qu'il avait anticipé l'histoire en qualifiant « l'islam en France » et non « l'islam de France » - par l'arabité, en tout cas.
La doctrine de l'État d'une manière générale, durant toutes ces années, a été concentrée sur la lutte contre la délinquance de voie publique et le sentiment d'insécurité. L'État considérait la radicalisation comme un fantasme des milieux intellectuels et des universitaires, jusqu'à ce que l'on soit rattrapé par l'histoire au moment des attentats.
Il faut rappeler également l'échec de la politique de la ville. Malgré le fait que nous avons dépensé des milliards d'euros, particulièrement dans le plan de M. Borloo pour la rénovation urbaine, qui a tenté de récupérer les fameux « territoires perdus de la République », force est de constater que la République à son tour a raté son rendez-vous avec l'histoire sur les quatre « i » dont j'ai parlé dans un article : l'islam en France, l'immigration en France, l'intégration en France et l'identité française. Ces quatre éléments fondamentaux ont été mis de côté dans le processus de régulation de ces territoires.
Les services de renseignement n'ont cessé d'alerter les autorités et le Gouvernement sur la mobilité de nos concitoyens pour motif religieux à l'étranger. Des milliers partent chaque année dans des markaz, c'est-à-dire des centres islamiques spécifiques au Maghreb, au Moyen-Orient, en Égypte, au Yémen - avant, bien sûr, le déclenchement des Printemps arabes. Et à leur retour personne ne s'est demandé ce qu'ils étaient en train de faire dans ces lieux crisogènes, dans ces lieux vecteurs de l'islam radical.
La libre circulation des imams et des prêcheurs de haine qui viennent souvent dans notre pays est aussi un problème. Comme je l'ai montré dans le livre intitulé Les théoriciens de l'islam radical - Immersion dans le corpus des plus grands prédicateurs radicaux salafistes, wahhabites et fréristes, que j'ai publié lorsque j'étais au ministère de l'intérieur, 60 prédicateurs jouissent d'une totale liberté alors qu'ils déversent de l'acide et des matières corrosives sur la France.
Il faut citer également la lourdeur et les entraves faites aux procédures d'expulsion des imams qui prêchent la haine dans les mosquées. J'ouvre une parenthèse : pendant six mois, j'ai passé des milliers d'heures d'écoute pour traduire ces prêches de l'arabe vers le français et pour comprendre ce langage polysémique, métaphorique, très complexe - il est, bien sûr, lissé et policé lorsqu'il est en français, mais extrêmement corrosif dans sa version originale arabe. Il a fallu six mois pour expulser un seul imam, alors que plus d'une centaine était dans le viseur du SCRT et devait quitter le territoire national.
La multiplication en toute impunité des sites islamiques qui versent dans l'apologie du terrorisme et déconstruisent les valeurs de la République doit aussi être mentionnée, ainsi que la prolifération du commerce communautaire et de l'économie hallal, principal enjeu de l'islam radical dans ces territoires.
En tant qu'universitaire à Paris 13, où j'enseigne, tous les vendredis je ne sais pas si je suis dans une université ou dans une mosquée. Les jeunes filles portent de manière ostentatoire non seulement le voile islamique, mais carrément le hijab et le niqab. Et personne ne peut changer cette réalité alors qu'elle devient de plus en plus visible.
Pendant toute cette période, l'État avait donc pour seules doctrines la lutte contre les violences urbaines et la rénovation urbaine, et on a laissé de côté ce troisième chapitre, qui est le plus dangereux, le traitement de l'islam radical.
Comment cet islam s'est-il développé au sein de nos territoires ?
Les États tiers, j'insiste sur cette information, envoient des imams imbibés de doctrine salafiste ou des Frères musulmans ou du wahhabisme, en toute impunité, sans aucun filtre - qu'il soit cultuel, par référence au CFCM, ou légal, par le contrôle de leurs CV par les autorités.
En réalité, il n'existe pas de rapport de causalité entre radicalisation et crise périurbaine, crise dans les banlieues ou crise sociale. Il ne faut plus mettre ensemble ces paradigmes. Mais nous faisons face à la résurgence de nouvelles identités, d'une nouvelle conflictualité et d'un nouveau rapport de force entre les islamistes et la laïcité. Leur objectif suprême, c'est la déconstruction de la laïcité, faire de notre pays un pays suivant le modèle anglo-saxon américain ou britannique, où la pratique ostentatoire de la religion n'est pas encadrée par la loi.
Pendant tout ce temps, nous avons aussi essayé de répondre à des questions. Qu'est-ce qu'un radicalisé ? Et, in fine, qu'est-ce que la radicalisation ? Pour avoir travaillé sur des centaines et des centaines de notes de service, nous avons pu constater qu'il n'existait pas de profil type de radicalisé.
Là est tout le danger : l'imprévisibilité du passage à l'acte d'une personne radicalisée.
Je voudrais profiter de l'occasion qui m'est donné ce jour devant les élus de la Nation pour faire quelques propositions innovantes, efficaces et qui n'ont jamais été prises en compte, car elles dépassent le champ juridique pour empiéter sur le politique.
La première proposition est la suivante : il faut couper les financements étrangers de l'islam de France. Je ne suis pas juriste, mais c'est une urgence. Il faut couper la cogestion du fait religieux en France, en redéfinissant des relations claires avec les pays du Maghreb et du Moyen-Orient.
Il faut aussi sortir du politiquement correct dans nos relations avec les pays du Golfe, notamment l'Arabie saoudite ou le Qatar. La première exporte le wahhabisme et le second finance l'islamisme, pour ne pas dire autre chose, en sus de la caricature consistant à souligner qu'il finance le Paris Saint-Germain Football Club (PSG).
La deuxième proposition est d'introduire l'islamologie comme discipline universitaire, pour soustraire l'islam à l'emprise des prédicateurs. Le temps est peut-être venu de se mettre d'accord sur le fait qu'une communauté de 5 à 6 millions de personnes ancrées en France doit voir son culte ou ses convictions religieuses encadrés au niveau éthique comme au niveau scientifique.
Il faut également contrôler la mobilité des jeunes qui partent dans la nature dans le cadre de la hijrah (« immigration ») ou de la omra (« petit pèlerinage »). Je rappelle que le Qatar finance environ 1 millier de petits pèlerinages chaque année, suivant un critère discriminatoire très alarmant. En effet, la cible, ce sont les convertis. Ces convertis cooptés par le Qatar pour effectuer le petit pèlerinage constituent une dimension nouvelle. Il conviendrait de consolider et de renforcer les partenariats avec les pays du Maghreb sur cette question. Lorsqu'un individu part au Maghreb, il serait bien d'effectuer un débriefing dès son retour en France pour savoir où il s'est rendu.
J'ai identifié 214 centres islamistes (markaz) au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Égypte et au Yémen où se forment ces gens à l'islam radical. Or, à leur retour, ils sont tranquilles ; personne ne leur pose de questions.
Je voudrais aussi vous demander de bien vouloir réfléchir sur les conditions d'attribution d'agrément aux associations. Ces associations, dans leur quasi-totalité, se présentent comme des associations d'amitié franco-marocaine ou franco-algérienne, ou comme des associations de développement durable. Mais, en réalité, ce sont des associations cultuelles, qui ont une emprise sur les salles de prière et, in fine, sur les territoires islamisés.
L'ensemble de ces mesures doit aboutir à une redéfinition de l'islam en France. L'islam en France est un échec. L'islam de France est une illusion. Il faut un islam français. J'entends par « islam français » un contrôle total de son financement. Il faut que la France récupère sa « souveraineté » en se coupant de ces prédicateurs et de ces imams qui viennent de l'étranger.
C'est tout le paradoxe de la laïcité : soit on se tire une balle dans le pied, on ne finance pas le culte, mais on accepte les financements extérieurs - on ne finance pas les imams, mais on importe les imams de l'extérieur - et on subit la cogestion avec les dégâts collatéraux qu'est l'islam radical, soit on fait autrement.
Enfin, il faut aussi redéfinir la mission du CFCM. Il faut faire le ménage au sein de cette institution, qui n'est, en fin de compte, qu'une structure d'influence qui présente publiquement son allégeance à des États tiers au lieu de faire allégeance, d'abord, à la République. Il faut que cette instance soit représentative, démocratique, transparente et laïque - j'insiste sur ce dernier terme. Dans l'état actuel des choses, elle ne l'est pas. C'est un conseil qui s'exporte comme modèle, mais, dans les autres pays, la religion l'emporte sur les valeurs de la République.
Je souhaite également que l'État construise un contre-discours de déradicalisation pour les enfants de la République qui ont été influencés par les trois courants que sont le wahhabisme, le salafisme et les Frères musulmans. Ce processus a déjà été engagé. Certains opportunistes ont alors profité de la détresse de l'État, au pic de l'activité terroriste, pour présenter des protocoles de déradicalisation, alors qu'on était encore à se demander ce qu'était la radicalisation.
Les universitaires et centres de recherche doivent prendre toute leur place pour apporter une assistance technique aux élus de la République afin de finaliser des projets de loi encadrant cet islam « informel », pour ne pas dire sauvage.
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Merci, monsieur le professeur, pour ce brillant exposé.
Comment le monde musulman perçoit-il la radicalisation ? Comment ceux qui exercent un islam dit « normal », sans radicalisme, perçoivent-ils cette radicalisation ? Une condamnation ferme s'exprime-t-elle au sein des institutions du culte musulman en France et à l'étranger ?
Le contre-discours qu'il revient selon vous à l'État de construire ne doit-il pas être construit d'abord au sein de l'islam, qui doit porter en lui le combat contre la radicalisation ? Existe-t-il des personnalités d'autorité de l'islam en France susceptibles de faire consensus autour de ce contre-discours ?
Par ailleurs, vous mentionnez dans les documents que vous nous avez transmis une laïcité « rénovée ». Souhaitez-vous faire évoluer la loi de 1905 ?
Je perçois dans vos propos une idée que je rejoins, qui consiste à dire que le problème n'est pas tant la loi de 1905 que celle de 1901 : sous couvert de culturel s'insinue de plus en plus souvent le cultuel. Comment parvenir à faire évoluer ce monument qu'est la loi de 1901 ? Ne serait-ce pas priver d'une certaine liberté d'autres associations qui ne la détournent pas de cette façon ?
Enfin, vous mentionnez la question des prêches en français dans les mosquées. Mais, à l'avenir, les imams seront portatifs. Tout appartement deviendra une salle de prière où se prononceront des prêches en langue étrangère, que nous n'arriverons pas à contrôler. Quelles sont vos préconisations en la matière ?
M. Youssef Chiheb. - Je crois, et j'assume ces propos, que ceux qui ont la charge du culte musulman, les membres du CFCM, ne sont pas habilités à produire du contre-discours contre la radicalisation. Ils ne sont pas habilités à le faire de par leurs cursus et leurs parcours et ils ne le sont pas en raison du niveau d'allégeance qu'ils affichent à l'égard de leurs États d'origine. Je rappelle que le CFCM représente aussi des influences marocaines, algériennes, égyptiennes, turques ou autres.
On ne peut pas confier la production d'un contre-discours rationnel et laïque à des gens qui ne le sont pas. J'émets donc des réserves sur ce point, avec votre permission, madame la présidente. Je considère qu'ils ne sont pas capables de prendre du recul et d'être conscients du fait que nous sommes en France, et non au Maghreb.
Sur la question de savoir comment la radicalisation est perçue, en réalité le mot de « radicalisation » est impropre. Ce terme n'existe pas dans le vocabulaire de ces États, et ce pour une raison simple : ce sont des États non laïques. Il ne s'y trouve pas de dichotomie entre le pouvoir temporel et le pouvoir religieux. Ces pays considèrent donc que la France est dans une orthodoxie laïque. Et un choc des dogmes se produit, avec, d'un côté, le dogme salafiste religieux et, de l'autre, le dogme de la laïcité.
Par ailleurs, ces pays combattent le terrorisme, non la radicalisation. Ils combattent le terrorisme de manière féroce, parfois avec des procédés illégaux, mais ils cherchent avant tout l'efficacité. En revanche, il n'existe pas de programme ou de protocole utilisant le mot « radicalisation ». On considère qu'il s'agit d'un problème propre à la France et à l'Europe en général.
S'agissant de la laïcité rénovée, j'entends par là que le temps est venu de mener une réflexion sur les modalités d'inclusion de l'islam français et de le re-temporaliser. Avant les lois de 1901 et de 1905, il n'existait pas d'islam français. Comment aller vers la prise en compte de cette mutation sociétale et culturelle très importante pour notre pays sans renoncer aux valeurs cardinales de la laïcité ?
Je suis très clair sur ce sujet. Il n'y a pas d'ambiguïté. C'est à l'islam de s'adapter à la laïcité et non le contraire. D'ailleurs, beaucoup de musulmans s'y adaptent en France, comme le montrent les sondages.
La demande des musulmans en France est simplement de ne pas essentialiser l'islam et de ne pas discriminer l'islam dans les débats, qu'ils soient politiques ou médiatiques. En revanche, ils souscrivent tous aux valeurs de la République. Autrement dit - la phrase m'a été dite plusieurs fois -, les musulmans comme les Français et moi-même sommes islamistophobes. J'aimerais introduire ce mot dans le vocabulaire en France. Nous sommes islamistophobes, mais nous ne sommes pas islamophobes. L'islamophobie est un contresens sémantique ; cela n'existe pas - je ne sais pas qui l'a inventé. En tout cas, il existe une islamistophobie sur laquelle il y a un consensus entre les Français de confession musulmane et les Français tout court.
Je rappelle enfin que, selon les dernières statistiques, plus de 60 % des musulmans de France sont laïcs, et ils ne sont malheureusement pas représentés dans ce fameux CFCM, qui est un condensé d'orthodoxes et de religieux.
Pour le prêche en langue française, cela se fait maintenant. Mais une véritable technique de taqîya, de dissimulation est à l'oeuvre derrière ces choses. Chaque vendredi, j'écoute Radio Orient qui diffuse en direct le prêche de la grande mosquée de Paris. J'ai la chance d'être arabophone. Or la traduction du prêche en français n'est pas fidèle. Le prêche en français est aseptisé, politisé, vidé de certains mots ayant un sens particulier. Mais dans la version originale en arabe, il est prêché avec un niveau de violence et de radicalité dont il faut tenir compte. Tous les prêches que j'ai traduits quand je travaillais au SCRT m'ont confirmé ce paradigme. C'est une technique de communication et non un prêche en soi. Il faut donc être vigilant.
Ce sujet est important aussi pour des raisons de lutte contre la discrimination. Nous sommes en France ; nous sommes Français ; nos enfants sont français. S'ils veulent aller à la mosquée, pourquoi leur parle-t-on une langue qu'ils ne comprennent pas ? Qu'en est-il des autres communautés intra-musulmanes venant du Sahel, d'Afrique, qui ne sont pas arabophones ? Ces salafistes s'inscrivent dans un processus de discrimination alors qu'ils ne cessent de nous rappeler qu'ils sont discriminés ici ou là parce qu'ils portent le hijab. Il faut être clair sur cette question.
Nous avons la capacité, si nous formons les imams, d'organiser le prêche en langue française pour que tout le monde comprenne la même chose.
J'ai parlé précédemment des salles de prière. Je crois qu'il s'agit d'une question très importante. Il faut arrêter de troquer la paix sociale avec les communautés.
Les mosquées sont contrôlées par les services de renseignement. Un protocole ad hoc permet de mieux les contrôler. Là où nous sommes faibles, c'est dans les salles de prière. Il n'y a rien de plus facile que de louer un ancien local ou un hangar dans une zone industrielle. Cela rabaisse l'islam en tant que tel d'être dans des lieux quasi insalubres, mais, dans le même temps, cela échappe aux radars du renseignement. Il existe quand même 1 300 salles de prière en France.
Il faut aussi appliquer une mesure qui s'applique dans les pays musulmans. Une mosquée est ouverte cinq fois par jour, juste le temps du culte : pour la prière du matin, celle de midi, celle de l'après-midi, celle du coucher du soleil et celle de la nuit. Après, elle est fermée. Or les salafistes s'installent entre les prières. Au moment où les chibanis partent, l'espace est vide. C'est là où l'on commence à faire non des prêches et des prières, mais des séminaires. Il faudrait peut-être légiférer sur ce point, en imposant la fermeture de ce lieu de culte une fois la prière terminée.
Pour revenir à la laïcité, la France avait délégué en quelque sorte au Maroc la formation des imams. Je me suis rendu au Maroc - je suis originaire de ce pays - et j'ai demandé à mes collègues membres de l'institut concerné de me donner le programme. Il ne comporte pas une matière faisant allusion à l'histoire de France. Il ne comporte pas une matière liée à l'histoire des institutions de la République. Plus grave encore, le mot « laïcité » est presque confiné dans des définitions vagues consistant à dire, en gros, que la France a été déchristianisée, et que maintenant on veut désislamiser la France.
Il faut revoir cette matière au niveau des affaires étrangères et instaurer un contrôle : pourquoi pas en détachant quelqu'un de France pour veiller à ce que les futurs imams qui viendront ensuite en France en toute légalité disposent d'un cursus tenant compte de nos institutions, de notre histoire et de la laïcité.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Dans notre pays, malheureusement, quand on dénonce les excès liés à l'islamisme, on peut être menacé, comme vous pouvez l'être, comme le sont des journalistes, des militants laïcs ou comme peuvent l'être certains apostats. Même les apostats sont menacés en France ; il ne faut pas le nier.
Je voudrais aller plus loin que vos propositions. Ne pensez-vous pas aussi que certaines organisations, certaines associations, infiltrées par les Frères musulmans et les salafistes, qui bénéficient d'argent public et menacent ouvertement la République, menacent notre démocratie ? Ne conviendrait-il pas de trouver des textes pour les dissoudre ? S'agit-il d'un point de vue excessif ou d'une réalité ?
Je vous remercie aussi d'avoir expliqué que les questions liées à l'islamisme ne sont pas liées aux attentats. La France a été bousculée en 2012, puis fortement depuis 2015. Mais ces questions, que nous nous posons plus ouvertement parce que les attentats ont eu lieu, étaient déjà posées et devaient être posées depuis bien longtemps. Ce ne sont pas les attentats qui ont conduit à cette réflexion que nous menons aujourd'hui et que nous aurions peut-être dû engager bien avant.
M. Youssef Chiheb. - Pour ce qui est de la menace, si j'ai accepté de venir ici, c'est pour acter cet acte, et, d'une façon subliminale aussi, peut-être pour me protéger. Je reçois des menaces à longueur de journée parce que j'ai dénoncé dans le livre dont j'ai parlé plus haut les 60 prédicateurs qui viennent déverser ce poison dans notre pays.
Je crois que les musulmans ou ceux qui s'assimilent comme tels et adhèrent aux valeurs de la République sont menacés dans leur intégrité physique, mais aussi dans leur liberté de circulation. J'ai reçu plusieurs mails de pays où je suis interdit de séjour : l'Arabie saoudite, le Qatar, l'Égypte, le Yémen, la Mauritanie et l'Algérie. Le seul pays qui me laisse encore entrer, c'est le Maroc, parce que je suis binational. Sans cela... J'ai écrit que des Marocains se trouvaient parmi les radicaux, cela n'a pas été apprécié.
Par ailleurs, l'islam politique est une réalité, non un fantasme. Les Frères musulmans sont en train de s'installer en France. Des enquêtes menées par le Cf2R montrent qu'ils infiltrent également les corps intermédiaires. Ils sont en train d'infiltrer de grandes entreprises. Nous avons ainsi observé une soixantaine de lignes de la RATP pendant six mois. Et nous avons vu le profil type du salafiste conducteur de bus. Le vendredi, sur certaines lignes, entre 12 h 30 et 13 h 30, aucun bus ne circule, car ils sont tous en train de faire leur prière. Cela est inadmissible.
Les Frères musulmans sont aussi en train d'infiltrer les universités. Contrairement aux salafistes qui s'intéressent aux individus défavorablement connus par les services de police, les Frères musulmans s'intéressent aux bac+5. Leur réservoir, ce sont les universités. Car cela fait partie de leur doctrine : infiltrer les corps intermédiaires, les grandes entreprises, les universités, plus tard l'armée, afin de renverser le régime de l'intérieur. C'est le modèle égyptien qui a été appliqué avec Mohamed Morsi. Il faut donc faire très attention.
Dans les médias, il est question de communautarisme. À force de le verser à toutes les sauces, si vous me pardonnez cette expression, ce mot n'a plus de sens. Le communautarisme est une conséquence et non un choix. Certaines personnes vivent le communautarisme dans certains territoires, car elles y sont confinées par l'application de politiques publiques dans les zones d'éducation prioritaire (ZEP) ou parce que les HLM n'attirent pas forcément les classes moyennes ou nos compatriotes de type européen. Certaines personnes veulent se soustraire à ces « ghettos », mais ne peuvent le faire pour des raisons financières.
En revanche, l'islam politique est une réalité. Au cours de nos enquêtes, nous avons vu que, lors des dernières élections présidentielles et législatives - et je serai très attentif aux élections municipales à venir - beaucoup de musulmans avaient voté pour M. Emmanuel Macron. Je le dis avec toute la responsabilité qui s'impose. Cet islam politique est en train de s'infiltrer doucement. La République en Marche (LaREM) constituait un nouvel espace politique dénué d'ancrage territorial et d'ancrage dans l'histoire. Or le vote des communautés musulmanes s'oriente vers ces espaces politiques non ancrés dans les territoires et hybrides.
Lorsque M. Tariq Ramadan se rend en France, je suis toujours heurté. Pourquoi, après tout ce qu'il a dit et avec tout ce qu'il dit, a-t-il encore le droit d'entrer sur notre territoire ? Je rappelle qu'il est étranger et non Français.
Notre démocratie est menacée par plusieurs conflictualités et plusieurs radicalités. Mais celle-ci, propre à l'islam, doit être prise au sérieux. Car ce sont des gens qui travaillent sur le temps géologique. Ils ne sont pas dans une temporalité de trois à quatre ans, mais ils considèrent que la fécondité intrinsèque à la communauté musulmane est un facteur exponentiel pour la masse électorale, jusqu'au jour où ils atteindront la masse critique et pourront constituer un parti politique.
Ce parti ne s'appellera pas « Les islamistes de France » ou « les musulmans de France ». Certainement pas ! Il suffit de regarder les partis politiques au pouvoir dans les pays arabes. Au Maroc, il s'agit du Parti de la justice et du développement (PJD). En Tunisie, Ennahdha signifie « Parti de la renaissance ». En Mauritanie, le nom du parti Tawassoul signifie « être en phase avec son temps ». Ce sont donc des gens qui savent très bien utiliser la sémantique politique pour ne pas s'afficher comme tels. Mais ils ont dans leur projet la volonté de construire, à défaut d'un parti politique, un gisement électoral très important pour négocier des choses avec la République. Et je crains que leur première doléance ne porte sur la laïcité. D'où l'intérêt ou l'urgence de définir une bonne fois pour toutes ce qu'est la laïcité au XXIe siècle, en 2020, et d'établir une feuille de route pour la République pour les dix ou les quarante années à venir, sans laisser de brèches aux uns et aux autres pour faire valoir des choses.
Mme Nathalie Goulet. - Nous avons publié le 5 juillet 2016 avec M. André Reichardt un rapport intitulé De l'islam en France à un islam de France, établir la transparence et lever les ambiguïtés, dans lequel nous allions beaucoup plus loin que vous. Nous voulons en effet la fin des imams détachés et la fin de la formation des imams à l'étranger. Nous voulons couper avec l'islam des consulats.
Par ailleurs, le Sénat a voté trois fois l'alignement du statut financier des associations loi 1901 et loi 1905. Ce sujet ne nous est donc pas du tout inconnu. Cette mesure n'est jamais arrivée jusqu'à l'Assemblée nationale. Mais nous avons pour règle dans la République l'égalité de tous devant la loi. Le jour où nous refuserons les financements étrangers aux musulmans de France, il faudra donc aussi empêcher M. Poutine de construire sa cathédrale. Par ailleurs, les financements sont tracés. Tracfin - Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins - y travaille.
Nous avons visité des écoles de formation au Maroc et en Algérie. Notre rapport contient des préconisations sur ce sujet, car elles dispensaient un islam hors contexte français. Nous voulons donc couper avec l'islam des consulats et former des imams en France. Quel est votre diagnostic ?
M. Rachid Temal. - Monsieur le professeur, autant je peux partager une grande partie de vos propositions, autant je relève quelques contradictions dans vos explications.
Vous avez parlé de Français et de musulmans. Je pense qu'il est important de mettre les bons mots aux bons endroits. Notre commission porte sur le développement de la radicalisation islamique et les moyens de la combattre, non sur l'islam de France en général. Or j'ai le sentiment que nous mélangeons beaucoup de notions. À ce propos, il a été question des territoires perdus de la République. Je crois que c'est surtout la République qui a perdu ces territoires, car elle n'y est pas présente.
Pour développer un islam de France, il faut effectivement arrêter le financement des consulats des pays étrangers, pour ce qui concerne la formation des imams notamment. Malheureusement, ce souhait formulé depuis longtemps n'est jamais concrétisé.
Par ailleurs, la France a la chance d'être un pays laïc, comme peu d'États dans le monde le sont - ce n'est pas leur choix. Le CFCM n'est pas non plus laïc, mais aucune instance religieuse ne l'est, par définition, puisqu'elle organise un culte.
Je suis opposé, pour ma part, à l'idée de laïcité rénovée, qui ouvrirait une brèche dans la République potentiellement dévastatrice. Toutes les religions ont pour ambition de retirer la laïcité ; il faut au contraire tenir bon.
Vous dites qu'il ne faut pas parler d'islamophobie, vous avez raison. Mais il faut faire attention au terme « d'islamistophobie ». Il y a l'islamisme et l'islam. Et il existe d'importantes différences au sein même de l'islam. Il faudrait commencer par définir exactement ce qu'est la radicalité religieuse de cette religion qui conduit au terrorisme, pour éviter les confusions et éviter que l'on ne se retrouve dans un débat crispé. Je pense qu'il faudrait trouver un autre terme que l'islamisme pour désigner la radicalité de la religion musulmane.
M. Youssef Chiheb. - Couper le cordon ombilical de l'islam des consulats est certes souhaitable. Mais force est de constater que ce n'est pas encore le cas. Je me réjouis que vous ayez préconisé cela en tant que de représentants de la République, pour que l'on passe enfin à l'acte.
Comment former les imams ? Par l'université. Dans le cadre de la réforme licence-master-doctorat (LMD), rien n'empêche d'adosser un module spécifique aux cursus existants, dans une université ad hoc, afin de former ces gens selon un cahier des charges extrêmement contraignant, et selon un protocole ayant la laïcité pour fil rouge. Une telle décision ne m'appartient pas, mais, sur un plan technique, elle ne présente aucun problème de faisabilité. Il est possible de faire de l'islamologie - et non l'histoire de l'islam ou le culte de l'islam - en tant que segment de l'histoire de l'humanité.
Par ailleurs, la radicalité est intrinsèque à l'islam depuis ses origines. L'islam est basé sur la conflictualité. Ce n'est pas une religion apaisée. S'interroger sur la différence entre l'islam et l'islamisme, ce sont des jeux de mots, contextualisés ou non. En réalité, l'islam mecquois est terminé. Nous sommes dans un islam de la fitna, de la discorde, qui porte en lui-même le germe de la conflictualité et de la violence. Ce n'est d'ailleurs pas propre à la France. Les trois quarts des pays musulmans sont affectés par la violence idéologique de l'islam radical.
M. Rachid Temal. - Mais on mélange tout le temps les notions !
M. Youssef Chiheb. - Je n'ai pas parlé de musulmans radicaux, mais d'islamistes. Et j'entends par « islamiste » quelqu'un imbibé d'une idéologie qui refuse certaines des valeurs cardinales que vous avez si bien citées, comme la laïcité ou l'égalité hommes-femmes. Il est dans une logique de prévalence de la fatwa sur la loi et de tutelle de l'homme sur la femme. Je ne pense pas que l'on puisse dire qu'il n'existe pas d'islamisme. L'islamisme, c'est cela.
M. Rachid Temal. - Je ne dis pas qu'il n'existe pas d'islamisme. Mais je pense qu'il serait bon de ne pas partir du mot « islam » pour désigner un intégrisme...
M. Youssef Chiheb. - Absolument.
M. Rachid Temal. - ... et d'avoir un autre terme.
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Il est vrai que la société a imposé le mot d'islamisme. Nous nous débattons donc avec ce terme.
Mme Catherine Troendlé. - Nous avons produit un rapport en juillet 2017 avec Mme Esther Benbassa intitulé Les politiques de « déradicalisation » en France : changer de paradigme, dans lequel nous parlions non de déradicalisation, mais de « désendoctrinement » et de « désembrigadement » des personnes radicalisées.
Quel regard portez-vous sur les associations agréées que nous avons voulu voir tenues à un cahier des charges national et qui semblent aujourd'hui moins soumises aux dérives qu'il y a deux ans ?
M. Alain Cazabonne. - Demander la modification de nos relations avec des pays comme le Qatar et l'Arabie saoudite relève presque du voeu pieux, compte tenu de l'importance du marché des armes. C'est comme aller en Chine pour dire qu'il faut respecter les droits de l'homme !
Par ailleurs, si la traduction des prêches de l'arabe vers le français soulève des difficultés, que se passera-t-il lorsque tout cela se fera sur Internet ?
M. Youssef Chiheb. - Certaines associations qui travaillent sur le processus de désendoctrinement ou de déradicalisation ne font pas l'objet des critiques que je formulais à l'égard des associations culturelles, territorialisées, situées dans les zones urbaines sensibles, par exemple. C'est une nuance à prendre en compte.
Ces associations ont commencé un réel travail, qui a un impact très important. Mais elles ciblent un public déjà tracé par les services de renseignement ou par le Centre national d'assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR).
Je parle quant à moi de la société dans sa globalité. Comment peut-on déconstruire le concept d'islam radical ? C'est un travail d'universitaire et de spécialiste, qui demande beaucoup de temps. Il faut réexpliquer aux jeunes ce qu'est l'islam, et travailler en amont sur la déconstruction des mythes, des prêts-à-penser et des caricatures de cette religion. Mais il faut continuer à soutenir les associations qui soustraient des individus à cette radicalisation. Je n'ai pas travaillé de manière très approfondie sur ces questions. Mais lorsque j'ai eu à consulter le travail de Mme Dounia Bouzar ou de M. Patrick Amoyel, j'y ai senti de l'improvisation, de l'opportunisme et de l'exploitation de la détresse de l'État.
Monsieur le sénateur, vous avez parlé de voeu pieux. Je suis un universitaire, je ne suis pas un politique. Je ne fais pas de politique. Bien sûr, des contournements se feront par Internet - c'est déjà le cas, d'ailleurs. Mais il faut que la France envoie un message clair. C'est un message politique.
J'ai travaillé dans mon ouvrage sur les 60 prédicateurs évoqués selon un canevas précis : que pensent-ils du terrorisme ? Que pensent-ils de la radicalisation en France ? Que pensent-ils de l'affaire Charlie Hebdo ? Que pensent-ils de la liberté de culte ? Or toutes ces questions précises ont trouvé des réponses extrêmement inquiétantes. Ce sont des gens qui combattent la France ; il faut assumer cette réalité. Il n'est donc pas interdit, via les réseaux diplomatiques, de dire au moins à ces prédicateurs de respecter notre souveraineté et de ne pas dresser les citoyens contre leur pays. C'est tout ce que je voulais dire.
Comment faut-il le faire ? Je l'ignore. Je sais que des intérêts sont en jeu, qu'il y a la raison d'État. Je sais que mon discours peut atteindre un plafond de verre, car je touche à des choses qui me dépassent. Mais il faut prendre cette réalité très au sérieux. Pourquoi ces prêcheurs n'attaquent-ils pas des pays comme la Grande-Bretagne, l'Espagne ou l'Italie ? Pourquoi ce phénomène est-il spécifique à la France ?
M. Hugues Saury. - Au-delà des associations et des salles de prière, la propagande sur Internet est également à prendre en compte lorsque l'on étudie la radicalisation. Selon vous, de quels moyens de contrôle l'État français dispose-t-il dans ces lieux dans le cadre de notre société démocratique ?
Mme Éliane Assassi. - Un article paru dans Le Monde le 2 décembre dernier relatait la récente rencontre du ministre de l'intérieur avec les préfets, au cours de laquelle il a dit sa volonté de lutter à la fois contre l'islamisme et le communautarisme. Cet article faisait également référence à la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, que, personnellement, je n'ai pas votée, et qui permet la fermeture de lieux de culte.
Au total, 12 mosquées auraient été fermées, ainsi que 9 écoles, 9 associations et 120 débits de boisson. Mais, dans le même temps, le ministre de l'intérieur dit qu'il manque d'outils nouveaux pour appuyer son offensive. Selon lui, ce combat doit être mené dans le cadre des lois prévues par la République. Quel est votre avis sur ce sujet ?
M. Youssef Chiheb. - Les autorités de l'État ont déjà fermé ou bloqué plusieurs sites Internet. Mais un travail d'investigation important doit aussi être mené dans l'administration pénitentiaire, véritable terreau de radicalisation.
Sur Internet, nous ne pouvons pas censurer. Nous sommes une démocratie. Mais nous pouvons produire du contre-discours, contrecarrer tous ces prédicateurs, aller sur leur terrain idéologique, déconstruire leur ADN intellectuel avec un argumentaire. On ne peut gagner la bataille que sur le plan intellectuel, en déconstruisant, argument contre argument, des processus de pensée et de fausses réalités et en démystifiant les choses. Je pense que c'est possible. Certains États ont d'ailleurs commencé à le faire, comme la Belgique. Ils ont commencé à procéder par le travail de spécialistes et via des think tanks à la déconstruction de paradigmes et de dogmes pour les transformer en cursus scolaires et rééduquer ainsi toute une génération. Ce travail ne portera pas ses fruits maintenant, mais il vaut mieux le lancer ou à tout le moins y réfléchir dès à présent.
Par ailleurs, il faut fermer de nombreuses salles. Je ne peux pas vous en parler beaucoup, car je reprends là mon ancienne casquette de chargé de mission au ministère de l'intérieur. Mais une hiérarchisation est opérée par le ministère sur plusieurs mosquées qui devraient normalement être fermées. Or la question n'est pas juridique, mais politique. Mais nous avons les preuves. Toute une littérature produite par les services départementaux du renseignement territorial (SDRT) propose ou préconise la fermeture d'un certain nombre de salles de prière.
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Je pense qu'il vaut mieux contrôler que fermer, les fermetures servant de prétexte à la radicalisation. Mais c'est aussi un long débat.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Je pense, pour ma part, à l'inverse : il vaut mieux fermer.
Une salle de prière peut être fermée pour deux raisons : des problèmes de sécurité, ou des infractions au code de l'urbanisme. Ainsi, l'Institut européen des sciences humaines (IESH) de Saint-Denis, université musulmane sur laquelle nous pouvons nous poser des questions, a été frappé le 26 novembre d'un arrêté de fermeture par la préfecture de Seine-Saint-Denis uniquement pour des raisons de sécurité, alors que nous savions bien que ce n'était pas l'essentiel de la question.
Nous ne disposons donc que de ces deux biais : l'insécurité et les infractions au code de l'urbanisme. Lorsque nous avons des inquiétudes ou des doutes sur ce qui se passe à l'intérieur de ces lieux, nous n'avons aucun texte nous permettant de procéder à leur fermeture. Il nous revient peut-être, dans le cadre de la présente commission d'enquête, de réfléchir à d'autres leviers pour fermer ces lieux de bouillonnement antirépublicain. Cela renvoie aussi au problème des salles de prière, où sont prononcés des prêches qui, pour la plupart, ne sont contrôlés par personne.
M. Youssef Chiheb. - Je vous remercie d'avoir pris ces positions claires et nettes. Dans beaucoup de pays musulmans, l'État contrôle les prêches au moyen de deux procédés : la copie intégrale des prêches remise au ministère de tutelle et au ministère de l'intérieur, et la vidéosurveillance. Si les gens sont honnêtes et n'ont rien à se reprocher, ils acceptent le processus. Or, dans beaucoup de salles de prière, la mise en place de caméras de vidéosurveillance a été refusée, preuve que quelque chose n'allait pas.
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Merci beaucoup de votre intervention.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Pierre Vermeren, professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en entendant le professeur Pierre Vermeren, professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Monsieur le professeur, vous êtes un spécialiste reconnu de l'histoire du Maghreb contemporain et, plus largement, du monde arabe. Vous avez aussi publié cette année deux ouvrages sur la situation de la société française aujourd'hui, dont un qui nous intéresse particulièrement et qui s'intitule Le Déni français.
Je lis le début de la présentation qu'en fait votre éditeur : « La guerre d'Algérie n'est pas finie. Elle se poursuit de façon discrète sur le territoire français. Mais le plus préoccupant, c'est que ce conflit larvé se déroule avec la complicité ou le silence embarrassé de nos élites hexagonales.
Les dirigeants français font tout pour éviter de poser les questions qui fâchent, qu'il s'agisse de notre politique arabe en ruines, ou des contours d'une nouvelle société musulmane transférée en quelques décennies sur le sol français avec ses millions de croyants (et d'athées). »
C'est donc tout naturellement pour pouvoir faire face à cette réalité que nous avons fait appel à vous.
Comme vous le savez, je dois préalablement à nos échanges vous demander de bien vouloir prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre Vermeren prête serment.
Monsieur le professeur, je vous propose de prendre la parole pour un propos liminaire. Je vous poserai ensuite quelques questions, puis notre rapporteure et nos collègues vous interrogeront également.
M. Pierre Vermeren, professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. - Merci pour votre invitation. En cette matière, la vérité est affaire d'interprétation : je vais donc vous donner la mienne.
Je précise d'emblée que je ne suis pas un spécialiste de la radicalisation. Comment définir ce terme ? Cela peut être le passage à l'acte d'un militant islamiste ou islamique révolutionnaire, ou bien une disposition mentale et physique de certains individus à la violence révolutionnaire islamique. De nombreuses définitions pourraient être données. Vous avez ajouté au mot radicalisation l'adjectif islamique ou islamiste : je vous en donne acte, car la radicalisation en soi est un autre problème.
Mon propos s'articulera en trois temps : d'abord, j'évoquerai le côté sectaire de l'islamisme radicalisé. Ensuite, j'évoquerai la complexité et la fluidité de ce phénomène, qui est agrégatif. On évoque des mouvements, comme les Frères musulmans, les deux ou trois types de salafismes, le Tabligh, ou Justice et Bienfaisance (Al Adl Wal Ihsane) au Maroc... On ne va pas débusquer un segment parfait : tout est assez fluide et flou, et il faut insister sur la circulation des idées, des hommes et des femmes. Enfin, je terminerai par la question du rapport historique entre les États et l'islamisme, même s'il n'était pas qualifié ainsi historiquement. L'islam politique n'est pas non plus suffisant pour qualifier l'islamisme, puisque les empires musulmans ont toujours allié politique et religion. Le Maroc est aujourd'hui une terre d'islam politique, puisque son souverain est le commandeur des croyants ; et même l'Algérie, à sa manière, parmi d'autres Républiques islamiques, a comme religion d'État l'islam. La frontière entre l'islam et la politique est donc complexe.
Vous avez dit, à juste titre, qu'il fallait qualifier la radicalisation. Car ce terme renvoie à des activistes révolutionnaires, mais notre pays en comporte beaucoup - d'une certaine façon, les vegans le sont ; on en trouve aussi à l'extrême droite, à l'extrême gauche...
On évoque donc aujourd'hui plus spécifiquement l'islamisme radicalisé, qui provient d'un milieu pathogène très complexe constitué de courants politico-religieux et peut se nicher dans des lieux physiques, comme des mosquées, ou sur Internet, dans des milieux sociaux, notamment de trafiquants, dans la famille, dans un groupe d'amis ou de collègues. On trouve des agents, des recruteurs et des penseurs ou concepteurs.
Tout d'abord, il s'agit d'un phénomène sectaire. Il est assez amusant de voir que l'État compte supprimer la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) au moment où l'on découvre les conséquences étonnantes de cette secte... Il ne s'agit pas évidemment pas d'une secte comme on l'entendait dans les années 1970 ou 1980, qui chercherait à manipuler des personnes aisées pour les conduire vers je ne sais quel paradis artificiel et capter leurs revenus. Là, on assiste plutôt à la prise en charge mentale et psychosociale d'individus qui n'ont pas de fortune ; au contraire, ce sont souvent les recruteurs qui sont très riches ou qui, en tout cas, bénéficient d'un certain nombre de subsides. Il y a, en quelque sorte, une inversion par rapport au phénomène sectaire classique.
Mais, en même temps, cette prise en charge mentale et physique par des idéologues évoque une secte, avec ses illuminés, son rejet du monde ou, en tout cas, sa volonté d'isoler des individus d'un monde menaçant. On assiste à une forme de lavage des cerveaux. Je vous renvoie au film franco-marocain sorti en 2013, Les chevaux de Dieu, une fiction qui montre comment un groupe d'enfants de la banlieue de Casablanca ont été resocialisés et restructurés par des agents recruteurs qui, à la fin, les ont envoyés à la mort dans les attentats de Casablanca de 2003.
Cette secte comporte une hiérarchie avec des niveaux : les agents de base qui sont recrutés et qui sont éventuellement « agis » comme en psychanalyse ; au-dessus d'eux, les recruteurs, comme on en connaît certains en France - rappelez-vous l'émir blanc près de Toulouse, qui a joué un rôle très important dans la radicalisation de Mohammed Merah et d'autres personnes parties en Syrie - ; et, au sommet, les commanditaires, les financiers, des chefs politiques ou religieux, qu'on ne connaît pas et qui vont activer les agents de base pour un passage à l'acte.
Ensuite, je veux parler de la fluidité. On sait que certains mouvements favorisent l'éclosion de phénomènes sectaires. On parle beaucoup des Frères musulmans, qui seraient alimentés de manière régulière par des bailleurs très connus, tels que la Turquie ou le Qatar, mais qui sont particuliers, car ce sont des militants politiques. À l'inverse, les militants du Tabligh sont plutôt des piétistes, tournés vers la lecture et l'interprétation personnelle littéraliste des textes : ce sont en quelque sorte des témoins de Jéhovah un peu illuminés. Parmi les salafistes, on trouve des piétistes, très repliés sur eux-mêmes et qui veulent vivre un islam imaginaire parfait tel qu'au temps du prophète, mais également des personnes prêtes à se radicaliser, notamment des djihadistes, et d'autres encore.
J'en viens aux bailleurs de fonds qui sont, eux aussi, très différents. Lors des élections en Égypte en 2011, on sait très bien que l'Arabie Saoudite a financé les salafistes pour nuire aux Frères musulmans, qui, eux-mêmes, étaient financés par la Turquie et le Qatar. Les bailleurs n'ont pas les mêmes objectifs, ne s'appuient pas sur les mêmes segments et ont parfois des options stratégiques ou des tactiques contradictoires. Les Frères musulmans considèrent que le pouvoir doit être pris à la loyale, par les urnes, alors que d'autres estiment qu'il faut se séparer et faire une société à part. Mais, finalement, les objectifs de ces différents mouvements politico-religieux sont relativement identiques : l'instauration du califat, le règne de Dieu sur terre. Pour parvenir à ce but, il y aurait différents voies et moyens.
Au Maroc, ce sont les jeunes déshérités de Casablanca qui ont formé cette clientèle partie faire la guerre en Syrie, organiser des attentats et participer à des cellules qui ont souvent été démantelées... Ces jeunes vont vers l'imam le plus séduisant, celui qui parle le mieux ; ils peuvent aller à des réunions organisées par les Frères musulmans et, la semaine suivante ou deux ans après, se retrouver par des affiliations ou des amitiés auprès d'imams salafistes. Il règne un grand opportunisme, et le charisme est une caractéristique très importante parmi les agents recruteurs. Les différences fondamentales que l'on veut bien voir dans les textes ou la théologie sont donc en réalité abolies.
Enfin, j'évoquerai les rapports des États musulmans avec l'islam. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'y a pas de clergé chez les sunnites, mais, en réalité, l'islam a connu des hiérarchies religieuses - je pense notamment aux califes à la tête de l'empire musulman. Jusqu'au début du XXe siècle, une grande partie du monde musulman était dirigée par un calife en Méditerranée. D'autres hiérarchies ont existé : les chorfas, ou descendants du prophète, qui ne constituaient pas un clergé à proprement parler, mais qui étaient porteurs de la grâce divine ; les confréries et leurs saints vivants ou leurs descendants, appelés les marabouts en Afrique du Nord, qui reposaient sur des systèmes hiérarchiques.
La vision d'un islam qui n'a pas de clergé et dans lequel chacun fait ce qu'il veut, avec tous les risques de radicalisation que cela entraîne, est donc très moderne. Historiquement, les califes ont toujours voulu contrôler le champ idéologique et religieux : on dit qu'au XIIe siècle un calife a mis fin à l'Ijtihad, la libre interprétation des textes, en décrétant un monopole de l'interprétation religieuse. Tous les califes de l'histoire médiévale et moderne, jusqu'à l'abolition de l'Empire ottoman, ont toujours défini l'orthodoxie. Au Maroc aujourd'hui, le roi fait de même. Ce système s'est déconstruit à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle quand les Anglais se sont installés en Égypte et ont libéré les musulmans de la tutelle du calife. Les oulémas d'Al-Azhar ont commencé à réinterpréter librement les textes, ce qui a donné naissance au mouvement de la Salafiya, lequel s'est petit à petit répandu notamment après la chute de l'Empire ottoman et la fin des régimes coloniaux. La France avait créé de toute pièce un clergé à sa dévotion en Algérie. La radicalisation dont on parle, dont l'un des visages est le salafisme, est le fruit d'une liberté des acteurs, des croyants, des recruteurs, et le résultat d'une décompression. La situation est irrattrapable, car on ne va pas reconstruire un califat, comme les musulmans ont essayé de faire depuis un siècle, notamment par de grandes réunions internationales dans les années 1920.
En Europe, que pouvons-nous faire ? Nous n'allons pas créer un califat ou un clergé ; il n'y a pas d'autre solution que d'instaurer un cadre législatif définissant les libertés religieuses et fixant des limites. Le respect de la loi est la seule chose que l'on puisse exiger de tous les citoyens, et en particulier des citoyens musulmans.
Pour conclure, le radicalisme dans sa dimension islamiste est, selon moi, particulier : il est révolutionnaire, comme tous les radicalismes peut-être, mais il est aussi millénariste et manichéen, avec un culte du martyr. On dit à des petits garçons que la plus belle mort du musulman est de mourir en martyr. Alors, certes, ce sont des paroles, et peut-être disions-nous que mourir saintement était la plus belle mort du chrétien. Mais cette parole n'est pas vide, elle peut avoir des effets proactifs.
Mme Nathalie Delattre, présidente. - Qu'entendez-vous par le « déni français » ? Christophe Castaner a mobilisé les préfets dans le cadre d'un séminaire sur l'islamisme et le repli communautaire ; une circulaire a été signée le 28 novembre 2019. Est-ce, selon vous, un début de travail sur ce déni ?
Les Frères musulmans sont-ils en passe de remporter une victoire en France ? La stratégie de la non-violence fonctionne dans une société comme la nôtre ; comment revenir en arrière ?
Jusqu'à présent, on comptait beaucoup sur les femmes pour faire passer le message de la prévention de la radicalisation. Or, sur les 20 000 personnes qui sont radicalisées, 23 % sont des femmes. N'est-ce pas un fait inquiétant ?
Vous évoquiez un cadre législatif qui déterminerait le cadre religieux. La loi de 1905 ne joue-t-elle pas ce rôle ?
M. Pierre Vermeren. - Je n'ai pas de commentaire à faire sur la mobilisation des préfets. Le déni que j'ai évoqué est vaste, à la fois interne et externe, puisqu'il concerne aussi notre politique internationale. Dans notre pays, nous considérons qu'une personne qui fait le choix d'émigrer en France change en quelque sorte de nature, qu'elle a renoncé à son système de valeurs et que l'héritage qu'elle véhicule, c'est-à-dire sa culture, est tout à fait superfétatoire. Cela pose la question du rapport très complexe entre le droit du sol et le droit du sang. Notre conception juridique repose sur le droit du sol, mais celui-ci n'abolit pas le droit du sang !
Mes étudiants français d'origine maghrébine sont souvent pris à partie par des douaniers du Maghreb, qui leur demandent s'ils font le ramadan ou aux jeunes filles si elles portent le voile... On renvoie à ces Français, nés en France, qui n'ont parfois jamais mis les pieds au Maroc ou en Algérie, leur marocanité ou leur algérianité. Ce sont certes des problèmes extérieurs, mais qui sont aussi des problèmes intérieurs. Certains États considèrent que des citoyens français sont aussi leurs citoyens, porteurs de leur nationalité. Cela est éminemment lié à la question religieuse.
On ne peut pas changer cette réalité, et chaque pays a son propre système juridique. Mais le déni serait de penser que le simple franchissement de notre frontière ferait disparaître cette dimension. Car ces populations, qu'on appelle en France « d'origine musulmane », mais qui sont considérées au Maghreb comme musulmanes, appartiennent toujours à leur communauté religieuse nationale d'origine, ce qui justifie d'ailleurs l'envoi de religieux. Ce sont en quelque sorte des « captifs ». Certes, ces personnes peuvent individuellement ne jamais retourner dans leur pays d'origine, changer de religion, professer l'athéisme, mais il faut appréhender cette question au niveau global.
La suite du déni, c'est de dire que la religion n'est pas importante. Dans notre pays, la société et la République ont mis la religion dehors, laquelle est devenue une affaire privée. Mais, dans beaucoup de sociétés du monde, par le passé comme aujourd'hui, la religion a une dimension extrêmement puissante sur la détermination des existences, le comportement des individus et des groupes. Certains d'entre nous sont peut-être débarrassés de la religion, qu'ils considèrent comme optionnelle ou « has been », mais, pour d'autres, elle dirige leur vie.
Le cadre législatif et constitutionnel de la laïcité est clairement posé, mais il faut le faire respecter dans sa totalité. On sait, par exemple, qu'il existe un certain nombre de familles polygames en France, que des mariages religieux sont célébrés sans mariage à la mairie. On considère que la situation est anormale si ce sont des chrétiens, mais pas pour des musulmans...
C'est la troisième phase du déni, la folklorisation de l'islam. Dire que la polygamie est une coutume. Dans les pays musulmans, le mariage vaut très souvent acte de loi puisque la loi civile, personnelle, est la loi de l'État. Mais, en France, la loi de l'État prime celle de l'église. Si l'on considère que le mariage est important, tout mariage qui ne respecte pas la loi doit être considéré comme une infraction grave.
Dans la vision idéologique des islamistes, les lois de l'islam sont très supérieures aux lois civiles, dont on peut s'affranchir. On ne peut, pour notre part, dire que tout cela n'est pas grave, que c'est un folklore qui passera. Ces problèmes renvoient à une forme de déni. Je le rappelle, de nombreux terroristes, comme Mohammed Merah, ou membres de leurs familles étaient mariés religieusement. Pourtant, ces mariages illégaux n'ont pas l'air de poser problème parce qu'ils ne sont pas pris au sérieux.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Vous avez effectivement rappelé la grande différence entre celles et ceux qui sont nés au Maghreb, qui sont « obligés » d'être musulmans, et ceux qui naissent en France, qui ne sont « rien » au début de leur vie. Nous avons le choix de vivre toute notre vie sans religion. Ces différences entre pays ne posaient pas tant de problèmes il y a vingt ou trente ans. On n'a jamais autant parlé de laïcité que depuis 2015, avec une réalité qui s'est imposée brutalement et violemment à nous. Cette laïcité qui nous protège tous, croyants et non-croyants, est aujourd'hui contestée par un certain nombre d'habitants de notre pays, ce qui est inquiétant. Avant, il était tout à fait entré dans les moeurs que l'on pouvait croire ou ne pas croire, et que l'État laïc et les règles de la République s'imposaient à tous. Aujourd'hui, on doit rappeler les principes de laïcité et d'égalité homme-femme, et que c'est la loi, et jamais la foi, qui règle notre vivre ensemble et notre mode de vie. Pourquoi les choses ont-elles changé ?
M. Pierre Vermeren. - Parce que des militants politiques sont passés à l'offensive ! Dans les années 1950 et 1960, en Maroc et en Algérie, les femmes pouvaient se promener en jupe, ne pas faire le ramadan et manger dans la rue ; aujourd'hui, ce n'est plus possible. L'islam s'est transformé sous le coup d'une offensive mondiale menée par des courants idéologiques que nous avons évoqués, pour réformer cette religion, la ramener à ses origines : c'est le sens du salafisme, qui veut revenir à l'islam des salafs, des premiers temps.
Pour les militants de ces courants, l'islam se transmet par le père : tout enfant, garçon ou fille, de père musulman est musulman. Les filles doivent être sous l'autorité des hommes qui leur sont proches, à commencer par leur père et leurs frères. Pour vivre librement, de nombreux Algériens ont fui dans les années 1990 ces assignations communautaires massives qui étaient payées du prix du sang. Certains ont été malheureusement rattrapés par des militants politiques, qui ont continué leur travail de prospection et n'ont pas accepté qu'il soit possible de ne pas avoir de religion. À partir de là s'ensuit tout un processus politique et militant, dont la radicalisation est l'ultime étape.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Nous devons lutter contre cette évolution qui remet en cause notre démocratie.
M. Pierre Vermeren. - L'application de la loi dans toute sa rigueur est absolument nécessaire, parce que c'est au fond la seule chose que l'on peut opposer. On parle de personnes qui veulent imposer une loi, et pas une foi.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Les règles de la foi !
M. Pierre Vermeren. - La loi religieuse, bien sûr.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Pourquoi n'imposerait-on pas le mariage civil avant le mariage religieux, y compris aux musulmans ?
M. Pierre Vermeren. - C'est déjà la loi !
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Quantité de couples se disent mariés, alors qu'ils sont juste passés devant un imam ; et s'ils se marient à la mairie, ils le font après leur mariage religieux. Pourquoi ne serait-ce pas l'inverse ?
M. Pierre Vermeren. - Parce qu'on ne prend pas au sérieux l'islam : on voit cela comme des traditions.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - C'est aussi à l'islam de répondre à ce problème.
M. Pierre Vermeren. - La polygamie est interdite, mais il y a une sorte de tolérance, qui a d'ailleurs été plus ou moins reconnue.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure. - Voire une complicité.
Mme Nathalie Goulet. - Vos observations sont très intéressantes. Une évolution a eu lieu depuis le début de la lutte contre la radicalisation, qui était alors souvent assimilée aux phénomènes sectaires - je pense notamment aux travaux de Dounia Bouzar. Il faut se méfier de la généralisation, car les choses ne sont pas aussi simples. Sans passage devant le maire, les « époux » ne sont pas considérés comme mariés, ce qui a des conséquences notamment fiscales.
Avez-vous participé à ces comités scientifiques, qui devaient être mis en place depuis plusieurs années pour élaborer des programmes de lutte contre l'endoctrinement ? Que pensez-vous du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) ?
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Vous l'avez dit, il est difficile de définir la radicalisation. Lors des nombreuses auditions des diverses commissions d'enquête que le Sénat a pu faire sur des sujets proches, on nous a très souvent expliqué que la déradicalisation était impossible. Quel est votre avis sur cette question ?
M. Rachid Temal. - Merci pour votre exposé, et d'avoir rappelé que, derrière le processus d'endoctrinement et le côté sectaire, se cachent un projet politique et des questions de géopolitique. Notre pays vit les conséquences de ce phénomène.
La laïcité a toujours été contestée, avant même la loi de 1905. Entre 1905 et il y a dix ou vingt ans, ce ne fut pas un long fleuve tranquille... Aujourd'hui s'ajoute la dimension du combat politique, qui, d'ailleurs, ne touche pas que cette partie du monde. L'utilisation du fait religieux au service d'une doctrine politique doit être appréhendée de façon globale.
Puisque nous sommes une maison qui fait la loi, estimez-vous que le dispositif juridique est suffisant ou faut-il faire évoluer la loi ? Ou le problème relève-t-il de notre difficulté à assumer des décisions ? Si j'étais taquin, je dirais que je regrette que tout le territoire national ne vive pas sous la même règle de la laïcité !
M. Pierre Vermeren. - Je n'ai pas été associé aux comités scientifiques qui ont été évoqués. Au lendemain des attentats, les pouvoirs publics ont décidé de créer une vingtaine de postes pour la déradicalisation dans les universités. Comme personne ne sait ce qu'est la déradicalisation, il a fallu se gratter la tête pour trouver des enseignants ! Finalement, ce sont des spécialistes de l'islamologie, comme des doctorants qui ont travaillé sur le Moyen Âge arabe ou la glose religieuse de l'islam au Moyen Âge... Ce fut une erreur stratégique : les jeunes gens qui sont du gibier pour les recruteurs sont non pas des théologiens, mais des personnes qui souvent ne parlent même pas l'arabe. On leur fournit un kit idéologique express pour leur farcir la tête, on va les chercher dans des milieux sociaux ou des familles très fragiles. Leurs histoires personnelles sont souvent douloureuses ; ces jeunes sont en rupture de ban avec l'école, la société, parfois la religion. Il s'agit vraiment d'un processus sectaire de recrutement.
C'est la raison pour laquelle il faut dissocier les niveaux de responsabilité et de compétences. À la base, on trouve les jeunes recrutés, qu'on ne peut bien sûr pas blanchir des actes qu'ils vont commettre. Je ne sais pas comment on peut les traiter, mais certains sont dans la souffrance, et il faudrait redonner un sens à leur vie, à leur passé, à leurs familles... : cela relève de l'école et l'éducation.
Je suis surpris de voir qu'on ne traite pas le niveau intermédiaire, ces chefs, ces idéologues qui ont de grandes responsabilités historiques, mais qui vivent tranquillement parce qu'ils n'ont rien fait. La Miviludes sert justement à repérer les niveaux intermédiaires.
La déradicalisation renvoie à ce que faisait le Vietminh en matière de lavage de cerveau des prisonniers de guerre américains ou de ce qu'ont essayé de faire les Américains avec la dénazification. On ne sait pas si cela marche, mais je suis très sceptique. Il vaudrait mieux mettre ces personnes à l'isolement. Si l'on leur explique qu'ils se sont trompés, ils vont considérer qu'ils ont en face d'eux le diable, des hérétiques, des personnes sans aucune crédibilité et ils leur couperont la tête s'ils le peuvent. Il faut peut-être leur donner des cours ou les former pendant des années ou des mois, en tout cas, les traiter de manière spéciale sans croire au miracle, même si celui-ci peut parfois s'accomplir. La technique de la dissimulation rend les choses plus complexes encore.
Il faut effectivement appliquer la loi. Je rappelle qu'on n'appliquait pas la loi du divorce aux travailleurs italiens arrivés en France : ils étaient soumis à la loi italienne, c'est-à-dire au droit personnel. On avait peur qu'ils rentrent en Italie si on leur appliquait le code civil. Peut-être s'est-on dit la même chose avec les travailleurs musulmans du Sahel ou du Maghreb ? Rappelez-vous les déclarations d'Hassan II à la télévision française au début des années 1990 : ces travailleurs devaient rentrer dans leur pays. Mais si l'on veut être dans un processus d'intégration, il faut que les personnes qui sont en France et de nationalité française soient soumises au code civil français.
M. Rachid Temal. - C'est déjà le cas !
M. Pierre Vermeren. - Faut-il autre chose ? Je ne sais pas. Même si cela ne concerne que quelques milliers de personnes, la polygamie est tolérée administrativement.
L'application de la loi dans toute sa rigueur et dans tous les domaines serait déjà un pas très important. Si l'on prend le cas des idéologues, on ne peut pas être emprisonné et condamné pour des idées en France, mais quand elles mènent à la mort...
M. André Reichardt. - Dans le cadre de vos recherches, avez-vous pu appréhender l'importance quantitative de cette radicalisation ? Avez-vous constaté une dérive au cours des années ?
Je répondrai à la provocation de Rachid Temal par une autre provocation : on parle de la loi de 1905, mais l'Alsace et la Moselle n'étaient pas françaises en 1905. Si la République n'avait pas abandonné l'Alsace et la Moselle en 1870, nous aurions encore été Français à ce moment-là !
Mme Nathalie Delattre, présidente. - S'agissant des chiffres, on parle de 9 300 à 20 000 radicalisés aujourd'hui.
M. Pierre Vermeren. - Des mosquées et des imams appartiennent à des courants idéologiques bien connus. Je pense notamment à la Turquie qui forme la totalité de ses imams sur son sol, dans une allégeance totale au régime. Elle est en train de doubler le nombre de ses mosquées et donc des imams qu'elle forme ; elle fait venir des jeunes gens d'ici qu'elle forme avant de les renvoyer en France pour gérer politiquement sa « clientèle ». On me rétorquera qu'il s'agit de la liberté de cet État souverain, mais il ne faut pas oublier la politique menée par la Turquie dans le monde méditerranéen ou au Moyen-Orient depuis dix ans : elle a laissé passer tous les jeunes qui sont allés se battre pour Daech... Même si elle a connu des attentats sur son sol, la Turquie fait partie de ces États qui ont des responsabilités très importantes, dans la formation des imams, le financement des mosquées, et en se revendiquant d'idéologies qui ne sont pas à proprement parler radicalisantes, mais qui appartiennent pleinement au mouvement de l'islam politique le plus redoutable.
On compte de 50 à 100 mosquées Tabligh, de 100 à 150 mosquées salafistes, 150 mosquées turques, 200 mosquées des Frères musulmans... Évidemment, les mosquées marocaines et algériennes, qui sont très majoritaires, sont sous le contrôle d'obédiences qui sont très claires sur ces questions, avec des imams bien formés. Mais il existe une frange « poreuse », qui représente un quart des mosquées.
M. André Reichardt. - Pourriez-vous nous communiquer des chiffres sur la montée de la radicalisation ? Je pense aux nombres d'incidents ou d'attentats.
M. Pierre Vermeren. - Dans les années 1990, au moment de la guerre civile en Algérie, une dizaine de jeunes gens se sont radicalisés. Au moment de la guerre en Irak, au début des années 2000, il y en avait 40 ou 45. Lors de la guerre en Syrie, on est passé à 2 500 personnes parties faire le Djihad ou qui ont essayé de partir. On le voit, le trend s'accélère.
En Tunisie, à la fin du régime de Ben Ali en 2011, on disait que les salafistes représentaient une petite secte de 150 ou 200 personnes. Le gouvernement a ouvert les portes à tous les prédicateurs du Moyen-Orient, qui sont venus pendant deux ans tenir des stands dans les rues de Tunis et à la sortie des universités : la collectivité salafiste a atteint plusieurs dizaines de milliers de personnes, dont entre 8 000 et 20 000 jeunes sont partis faire le Djihad à l'étranger en Libye, au Sahel... La plus importante communauté arabe venait du pays le plus laïque !
L'action des agents recruteurs fait l'islamisme et le salafisme. On le voit, les choses vont très vite !
Mme Nathalie Delattre, présidente. - La Fondation pour l'innovation politique (Fondapol) vient de produire une étude très fouillée sur les chiffres du terrorisme en France et dans le monde entier.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 15