Jeudi 28 novembre 2019
- Présidence de M. Mathieu Darnaud, premier vice-président -
Audition de M. Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, dans le cadre du cycle d'auditions sur l'ancrage territorial de la sécurité intérieure
M. Mathieu Darnaud, président. - Je vous remercie pour votre présence, Monsieur le directeur général. Vous me permettrez de partager une pensée émue pour le président Jean-Marie Bockel, qui aurait dû présider cette réunion à ma place. Il a perdu son fils dans l'événement tragique survenu à treize de nos soldats lundi 25 novembre au Mali.
Nous abordons aujourd'hui un sujet important au sein de notre délégation : celui de l'ancrage territorial de la sécurité intérieure.
Monsieur le directeur général, vous êtes nouveau dans ces fonctions mais connaissez parfaitement la gendarmerie pour avoir été à la tête du groupement de gendarmerie en Haute-Savoie, puis en Corse. Vous avez succédé à Richard Lizurey depuis le 1er novembre.
Nous avons souhaité mener un cycle d'auditions sur l'ancrage territorial de la sécurité intérieure, afin que vous puissiez nous présenter les orientations de la gendarmerie nationale ainsi que les pistes de réflexions qu'elle nourrit.
Dans cette instance, nous avons noté une tendance à la prise de distance des forces de sécurité intérieure par rapport aux territoires. Ainsi, pour la gendarmerie, près de 600 brigades territoriales ont été dissoutes ces dernières années. Les communautés de brigade, créées en 2002, ont permis d'assurer une présence sur le territoire mais ont distendu le lien entre élus, populations et forces de gendarmerie. L'Arme en a pris conscience et a décidé l'expérimentation des brigades territoriales de contact (BTC).
Cette audition est l'occasion de faire le point avec vous sur le maillage du territoire par la gendarmerie. Où en est-on, et quelles sont les évolutions prévisibles à court ou moyen terme ?
Quel est le bilan de l'expérience des brigades territoriales de contact en termes de lien avec les populations et de partenariat avec les élus locaux ? Comment cette expérimentation peut-elle évoluer ?
La police de sécurité du quotidien était censée aboutir à une police et à une gendarmerie plus partenariales. Selon vous, l'objectif est-il atteint ? Qu'en est-il aujourd'hui, concrètement, plus d'un an après cette réforme, en matière de coopération entre la gendarmerie nationale et les acteurs locaux pour la mise en place de stratégies d'action ? Avez-vous des exemples concrets de ce partenariat ?
L'une des forces du dispositif progressivement constitué en France a été la mise en place de dispositifs territoriaux de partenariat pour la sécurité et la prévention de la délinquance avec, notamment, les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD). Il s'agissait de sortir d'un travail en silo et d'encourager les élus, les forces de sécurité, la Justice, l'Éducation nationale à réfléchir et à agir ensemble. Certains élus ont fait part d'un essoufflement du dispositif. Quel est le regard de la gendarmerie nationale sur ces dispositifs partenariaux ?
La prévention de la délinquance, puis la prévention de la radicalisation, ont été au coeur de cette coopération territoriale. Pouvez-vous nous dire quels sont les axes de la contribution de la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) à la future stratégie nationale de prévention de la délinquance, attendue depuis 2017, en particulier en matière de lien avec les territoires ? À cet égard, les interrogations des maires sont également nombreuses.
Dans le paysage de la sécurité dans les territoires, les polices municipales et, désormais, la sécurité privée, ont pris une place nouvelle. Comment voyez-vous cette évolution dans les territoires ? Jusqu'où aller et où s'arrêter ?
Les ministres ont engagé la rédaction d'un livre blanc de la sécurité intérieure. Vous nous direz comment vous envisagez l'exercice, notamment quant à ses impacts sur l'ancrage territorial de la gendarmerie et sur sa relation avec les élus locaux.
Enfin, un sujet sensible porte sur la répartition des territoires entre gendarmerie et police nationales, selon un critère démographique. Cette répartition vous paraît-elle encore justifiée, notamment dans un contexte marqué par le développement de l'urbanisation et du fait métropolitain ?
M. Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale. - Bonjour Monsieur le président, Mesdames, Messieurs. Je partage entièrement l'idée que l'ancrage et l'enracinement ont été perdus de vue. Ces notions font partie de l'ADN originel de la gendarmerie mais se sont étiolées à la faveur d'accumulations de priorités et de difficultés à les trier. Je reviendrai sur ce point, car nous devons poursuivre ce travail de définition des priorités.
De fait, lorsque le gouvernement nous a demandé de travailler dans le sens de la sécurité du quotidien, nous avons décliné celle-ci dans un travail de proximité et de contact avec les élus et la population. Les notions d'ancrage et d'enracinement constituent pour nous la déclinaison naturelle de la police de sécurité du quotidien (PSQ) et doivent permettre de renouer avec l'essence de la gendarmerie. Cet impératif a présidé à la création des brigades de contact. Il nous pousse également à favoriser les expérimentations menées sur le terrain.
Nous considérons en effet que c'est sur le terrain que nous identifierons le mieux les pratiques favorables au territoire concerné. Les territoires étant différents, les expériences conduites sur l'un ne fonctionneront pas nécessairement sur l'autre, et les réponses à apporter varieront.
Par conséquent, nous donnons notre assentiment a priori pour les expérimentations conduites au sein des groupements. Nous ne pénalisons pas l'erreur car nous ne voulons pas décourager les expérimentations. Cependant, en cas d'erreur, nous demandons que le dispositif soit démonté et qu'une autre solution soit imaginée.
Accessoirement, nous avons beaucoup parlé de la France périphérique ces douze ou treize derniers mois. Ce terme désigne des territoires dans lesquels nous exerçons nos missions. Or le sentiment d'oubli, d'éloignement ou d'isolement vis-à-vis des services publics nous interroge effectivement. Dans certains territoires, les brigades de contact constituent l'unique représentation de l'État auprès des populations.
Il faut donc cesser de dissoudre les brigades et réfléchir à la façon d'accompagner au mieux la population, notamment en affectant les brigades sur des sujets qui s'écartent parfois de leur coeur de métier. Ainsi, l'accompagnement numérique m'apparaît aujourd'hui comme une nécessité pour une population, certes minoritaire, mais qui ne doit pas être négligée. Il permet aussi d'inciter les gendarmes à rester en proximité de toute la population, où qu'elle réside.
La contrainte budgétaire est permanente. Nous travaillons en premier lieu à nous mettre en capacité de régénérer le maillage, dans une dimension qualitative, et avons défini deux pistes de réflexion.
Tout d'abord, nous disposons de brigades, composée de 6 gendarmes par exemple, ce qui permet de s'assurer d'une capacité d'intervention permanente au moment venu. Cependant, dans certains territoires, nous comptons entre 0 et 3 interventions urgentes dans l'année. Pour autant, la brigade à 6 - de fait souvent fermée - doit être équipée en véhicules, en locaux.
Nous remplissons donc des missions annexes, effectuées par habitude et qui ne produisent aucun contact et aucune sécurité pour la population. Plutôt que la brigade à 6, nous pourrions imaginer, pour certains territoires, que 3 gendarmes soient en poste en permanence afin d'assurer la présence auprès de la population.
Nous contractualiserions avec ceux-ci car nous devrions effectuer des aménagements sur le sujet des astreintes et des quartiers libres. Nous leur demanderions, par exemple, de rester quatre ans en poste et de répondre aux attentes de la population, d'aller la rencontrer chez elle en s'aidant des outils permettant de remplir des tâches en mobilité, d'assurer une permanence à la mairie au besoin, de se rendre sur le marché des communes.
Ils auraient pour unique tâche d'être au contact de la population, et ce toute la journée. En cas d'intervention d'urgence, ils seraient mobilisés, comme les y oblige leur statut de militaire. Nous pouvons également leur assurer que, s'ils souhaitaient changer de poste au bout de quatre ou cinq ans, nous leur permettrions d'aller sur le territoire de leur choix.
En second lieu, certains de nos réservistes sont d'anciens gendarmes qui disposent de leur tenue chez eux et qui, bien que n'ayant pas leur arme, ont conservé des réflexes d'agents de métiers de la sécurité. Il en va de même pour les pompiers réservistes, formés aux premiers actes.
Nous pourrions envisager la solution suivante : les réservistes conserveraient leurs armes chez eux, protégées par des dispositifs antivol. En cas d'intervention urgente, nous pourrions les appeler et leur demander de se rendre à la mairie de la commune concernée, d'abord pour boucler la zone, prendre les premières mesures et assurer une présence. Cette mesure est peu onéreuse et je suis persuadé que de nombreux réservistes se porteraient volontaires, car un tel dispositif conforterait le lien qu'ils ont souhaité conserver avec la gendarmerie.
Régénérer le maillage signifie donc garantir une présence plus rapidement ainsi que renforcer la relation avec la population, et en premier lieu avec les élus.
La régénération passe également par une analyse critique de la distribution de nos effectifs sur les territoires, parfois sur-dotés et sous-dotés. Ainsi, en Corse, la délinquance est faible : les incidents les plus fréquents n'incombent pas à la brigade territoriale mais à la section de recherches ou à la police judiciaire et à la police nationale. Le nombre élevé de gendarmes en Corse se justifie donc en été mais pas en hiver. Dans ce type de territoires, nous pouvons retirer des effectifs sans porter atteinte à notre action auprès de la population afin de les affecter dans des départements sous-dotés.
Le ratio théorique est d'un gendarme pour 1 000 habitants, et d'un gendarme pour 800 habitants dans les endroits plus urbanisés. Pour affiner notre connaissance du besoin en effectifs, nous avons créé l'outil Ratio, qui prend en compte la population, le nombre d'interventions et le niveau d'urbanisation.
Pour autant, l'outil devra évoluer pour prendre en compte les évolutions démographiques dans les départements soumis aux effets saisonniers, mais aussi d'autres phénomènes moins bien identifiés. Ainsi, quatre mois dans l'année, nous trouvons l'équivalent total d'une ville de 40 000 habitants sur l'aire d'autoroute de Montélimar. Or, seuls nos gendarmes chargés de la sécurité routière prennent en charge cet afflux.
Nous avons également conduit des réflexions concernant l'attractivité des régions où nous recrutons peu, par exemple dans l'ancienne région Picardie. Nous avons envisagé l'option de la contractualisation. Nous pouvons, par exemple, donner la possibilité aux gendarmes revenus d'outre-mer de repartir en outre-mer à l'issue de 4 ou 5 ans passés dans un territoire peu demandé.
Nous avons commencé à tester ce dispositif et son accueil est bon. Les réserves émanent plutôt de nos gestionnaires, qui craignent d'être soumis à des contraintes.
Nous avons également débuté des expérimentations visant à décloisonner, grâce à 4 brigades multi-missions. Nous regroupons les unités qui se trouvent sur un même site pour éviter la sur-administration et favoriser le développement de meilleurs réflexes de fonctionnement en commun. Ainsi, la compétence de motard, difficile et coûteuse à obtenir, doit servir l'ensemble des missions de la gendarmerie et non se limiter à la verbalisation des voitures.
Nous essayons également d'effacer les frontières départementales en recourant aux détachements d'appuis interdépartementaux. Ils consistent à rendre compétents les gendarmes d'un département pour intervenir sur un événement survenu dans un autre département mais proche de la frontière administrative. Nous mutualisons aussi l'action des centres opérationnels au sein des départements dans lesquels l'activité est faible et où nous prendrons également en compte cette logique interdépartementale, avec l'appui de l'intelligence artificielle. En somme, nous cherchons à réduire le nombre de gendarmes qui ne sont pas sur le terrain, au profit de la proximité et de la rapidité d'intervention.
Concernant le continuum entre la police municipale et la gendarmerie, j'avais été entendu par le binôme Fauvergue-Thourot et je considère qu'il doit être le plus étroit possible. J'ai constaté, en inaugurant la brigade d'Annecy, que la collaboration poussée entre les gendarmes et les policiers municipaux donne des résultats exceptionnels, car chacun sait où intervient l'autre. Les deux maisons doivent être impliquées dans les interventions, ce qui requiert un travail de collaboration fort, ainsi que le renforcement de la relation entre le chef de la gendarmerie et le maire. Le nouveau réseau radio permettra de connecter la police municipale aux radios.
Les polices municipales (PM) ont leur rôle à jouer, elles ne constituent certainement pas un contingent de sous-gendarmes ou de sous-policiers. Pour un maire, le développement d'un travail commun constitue un problème en moins ; il permet également d'éviter des dérives. Nous devons donc d'abord nous entendre sur des principes de collaboration entre police municipale et gendarmerie, puis statuer au cas par cas sur les pouvoirs de la police municipale.
Mon point de vue sur la sécurité privée est assez proche, si ce n'est que celle-ci doit être contrôlée et encadrée, car elle ne relève pas du quasi-régalien et que nous ne prétendrons pas au même degré de collaboration qu'avec la police municipale. La sécurité privée doit se structurer davantage pour remplir des missions telles que la garde statique. Nous devons aussi, à mon sens, conserver la possibilité de solliciter ses agents pour l'obtention d'informations.
Je considère que les structures comme les CLSPD sont nombreuses et que nous perdons en visibilité, alors qu'il est fondamental que les élus et les forces de sécurité puissent travailler ensemble. Nous devons déjà organiser des réunions informelles sur les sujets de sécurité, faute de pouvoir déchiffrer les structures prévues. Aussi faudrait-il donc adapter le dispositif dans les communes de taille petite ou moyenne.
J'ai évoqué mon attachement aux nouvelles technologies, aux algorithmes et à la donnée. Ils nous ont donné la possibilité d'avancer sur deux sujets dans le cadre de PSQ.
L'un de nos colonels de gendarmerie, le colonel Perrot, qui commande le groupement de Chaumont, est docteur en intelligence artificielle. Il a créé un algorithme de prédictibilité des cambriolages, que nous testons dans 11 départements. L'outil prend en compte celles des données du territoire dont nous pouvons considérer qu'elles constituent un facteur d'insécurité, telles que la présence d'une gare, d'un bistrot, ainsi que nos données sur les cambriolages effectués et la fréquentation des axes routiers.
Une fois ces variables accompagnées d'un coefficient, l'algorithme produit une « carte de chaleur de la circonscription », dont le niveau de précision descend jusqu'à la rue, jusqu'au carrefour, et que les gendarmes peuvent consulter sur tablette ou téléphone.
La prédiction des cambriolages dans les 11 départements-tests est plus précise d'environ 1 point de plus que dans les autres départements. Ce résultat relativement faible s'explique par le délai qui peut exister entre un cambriolage et son signalement, ce qui limite la fiabilité des données.
Nous travaillons à faire évoluer l'algorithme pour prendre en compte non seulement les cambriolages mais aussi toutes les situations de crise qui nécessitent l'intervention de la gendarmerie. L'imprécision liée aux cambriolages sera donc compensée par la précision obtenue sur les autres données, notamment les accidents de la route, qui sont horodatés à la minute près.
Nous aurons ainsi la possibilité de placer un gendarme dans les zones où une situation de crise est susceptible de survenir, soit pour l'éviter, soit pour intervenir le plus vite possible. La seconde version de l'algorithme sera testée dans le courant de l'année prochaine. En réduisant la délinquance, ce dispositif permettra de libérer du temps pour aller au contact de la population.
L'un de nos colonels a créé la Brigade de gestion des événements (BGE), dans le département du Lot-et-Garonne. L'algorithme qu'il a construit, et que nous avons fait évoluer depuis, a pour fonction d'optimiser la présence de la gendarmerie la nuit. Nous le testons actuellement dans l'Isère. En plaçant 5 patrouilles à certaines heures stratégiques de la nuit, nous couvrons 98% des interventions liées à la délinquance des cinq dernières années. L'algorithme prend en compte le temps de trajet et permet de respecter le principe de juste suffisance du nombre de gendarmes engagés la nuit.
En optimisant les interventions de nuit, nous améliorons également notre présence sur le terrain durant la journée et, de fait, notre efficacité. En effet, le premier travail de la gendarmerie n'est pas d'arrêter les voleurs mais d'empêcher que les vols soient commis.
En Isère, l'outil a permis d'améliorer notre traitement de la délinquance mais aussi de générer un gain opérationnel équivalent à un effectif par brigade abonnée au dispositif. Ce gain est redéployé pour effectuer du travail de proximité avec les élus et la population, sans coût induit. Les élus confirment que les gendarmes sont plus présents que par le passé.
Cependant, comme la nuit nous ne prenons pas en compte les frontières entre les brigades, les commandants de brigade ont pu avoir le sentiment d'être dépossédés, car la tâche de déclencher les interventions incombe durant la nuit au centre opérationnel départemental. Il est donc nécessaire de convaincre.
À présent, nous bénéficions d'une adhésion interne, d'autant plus cruciale que j'ai l'intention d'étendre ce dispositif à la moitié des départements l'an prochain. Actuellement, 8 commandants de groupement adoptent le dispositif, et j'incite les autres commandants de groupement à le tester. À Agen, les cambriolages ont baissé de 14% et le taux de résolution des dossiers a augmenté de 4% grâce aux effectifs libérés le jour.
L'avenir réside dans ces dispositifs qui ne portent pas atteinte au maillage. Le maillage doit être le plus équilibré possible et nous devons être présents. Nous ne pouvons nous contenter d'une vision technologique de la place de la gendarmerie dans les territoires, sans quoi nous créerons des vides de présence qui ne concordent pas avec l'ADN de la gendarmerie, tel que je souhaite le retrouver.
Les traitements de données, les inventions, les algorithmes et les collaborations doivent améliorer nos performances et notre capacité à être en contact avec les élus. Nous sommes également soumis à l'obligation de rendre compte aux élus, d'accepter la critique et l'échec d'une expérimentation.
Concernant la délimitation entre la police et la gendarmerie, la Cour des comptes revient régulièrement sur le seuil de 20 000 habitants et la présence d'une délinquance de type urbaine - du reste mal définie - comme conditions pour qu'un territoire dépende de la police. Ce seuil n'est, en l'occurrence, pas toujours respecté, puisqu'une commune de La Réunion qui compte 120 000 habitants est placée sous la responsabilité de la gendarmerie, au même titre que Saint-Laurent-du-Maroni, commune la plus peuplée de Guyane.
Le double critère en vigueur est en fait lié au concept de police d'État, qui n'oppose pas la police à la gendarmerie mais les pouvoirs du préfet à ceux du maire, et donc la police d'État à la police municipale. Malheureusement, aucun autre texte ne définit la police nationale.
La situation découle d'une ambiguïté dans le principe de répartition territoriale qui fait désormais débat. La Cour des comptes évoque fréquemment un seuil de 50 000 habitants. Le directeur de la police considère qu'une distinction doit être faite entre territoire urbain et territorial rural, ce qui justifierait la présence des deux modèles.
Cependant, j'estime que le modèle de la gendarmerie fonctionne en zone urbaine, tandis que le modèle policier ne fonctionnerait pas en zone rurale en raison de l'hypercentralisation et de l'hyperdensité des effectifs. De fait, entre 60% et 70% des gendarmes travaillent en zone urbaine.
Il serait possible d'évaluer la nécessité pour la police de densifier sa présence dans certains territoires puis d'attribuer à la gendarmerie les zones que la police ne peut pas couvrir. Or je suis persuadé qu'en procédant ainsi, le seuil s'élèverait à 80 000 habitants, car la police devrait suradministrer les zones les plus sensibles. Je considère que ces sujets doivent être abordés dans les territoires, car ce n'est pas depuis Paris que les besoins des territoires peuvent être le mieux appréhendés.
Les communes nouvelles sont placées automatiquement en zone police lorsqu'une des communes fusionnées était en zone de police. Cette automaticité comporte un risque car elle pourrait conduire à faire basculer plus de 11 millions de personnes en zone police dans le cadre de la Loi Gatel, alors qu'une densification de la présence policière n'est pas prévue dans toutes les zones concernées.
Selon moi, il faudrait supprimer le caractère automatique pour redonner le pouvoir de décision au préfet et aux élus. Pour Annecy, nous avons fait adopter un décret visant à conserver le statu quo, permettant au préfet et aux élus de statuer localement sur la meilleure option, en fonction des spécificités du territoire.
Enfin, le livre blanc sur la sécurité intérieure comprend 4 groupes : le groupe Nouvelles technologies, le groupe Continuum, le groupe Ressources humaines et moyens, et le groupe Organisation, ce dernier étant le plus dense et le plus riche en enjeux.
Éric Morvan et moi-même sommes parvenus à avancer sur des sujets qui étaient gelés jusqu'alors. Ainsi, nous sommes tombés d'accord pour mutualiser la Police technique et scientifique (PTS) et la section cybercriminalité, la première rattachée à la police, la seconde à la gendarmerie. Elles seront placées sous la responsabilité d'un chef dont le mandat sera renouvelé tous les trois ans et qui sera successivement issu de la police et de la gendarmerie. Ces services, à compétence nationale, dépêcheront l'expertise auprès de la gendarmerie et de la police, ce qui permettra de réduire les dépenses et d'éviter les redondances sur des sujets pour lesquels le matériel est coûteux.
M. Mathieu Darnaud, président. - Merci, mon Général, pour le caractère exhaustif de ces propos.
M. Antoine Lefèvre. - Merci, mon Général, pour cette présentation exhaustive. Il est particulièrement intéressant de constater que vous prenez à coeur votre nouvelle mission et intégrez de nouveaux objectifs. Nous sommes tous conscients, au Sénat, de l'attachement des élus locaux, ruraux mais aussi urbains, à la gendarmerie. Quant à la Cour des comptes, je ne suis pas certain qu'elle soit nécessairement la mieux placée pour définir un cadre qui est mouvant par essence, bien que ses analyses soient souvent pertinentes.
En tant que vice-président de la commission d'enquête sur la radicalisation, j'aurais souhaité savoir quels étaient les outils de lutte dont vous disposiez. Nous avons en effet conscience que les zones rurales peuvent constituer des zones de repli ou d'organisation stratégique pour le terrorisme. Comment la gendarmerie, sur son territoire de compétence, assure-t-elle la lutte contre la radicalisation et le terrorisme ?
Au Sénat, nous étions favorables, pour certains sénateurs, à permettre aux élus d'être informés sur les fichiers S, afin que les polices municipales puissent intervenir en complémentarité avec la gendarmerie. Cette solution vous paraît-elle pertinente ?
En outre, les nouvelles technologies déplacent le trafic et la vente de stupéfiants vers les zones rurales. Comment appréhendez-vous ces questions ?
M. Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale. - S'agissant du terrorisme, le schéma national d'intervention fonctionne plutôt bien et nous sommes capables d'intervenir rapidement.
Cependant, les maisons disposent de compétences rares et nous progresserons lorsque chacune des forces saura faire appel aux compétences des autres. Dans le cadre du livre blanc, la DGPN et la gendarmerie cherchent à alimenter la réflexion relative à la gestion de crise. Nous y inscrirons la nécessité pour les différentes instances de se renforcer mutuellement, et peut-être mettrons-nous en place une entité commune d'anticipation et de planification.
Sur la question de la radicalisation, un travail commun d'ampleur a été conduit. Nous avons créé des structures obligeant chaque force à partager l'information et à collaborer. Les différentes forces - DGSI, renseignement territorial et gendarmerie - se partagent les personnes à surveiller. Ainsi, nous suivons, en tant que menant ou concourant, plus de 900 personnes, à l'aide de toutes les techniques que les différentes lois nous permettent de mettre en oeuvre. Je signe régulièrement des demandes d'écoutes administratives et de poses de balise.
Le sujet des fichiers S est plus délicat. Faut-il partager l'information avec les élus ? Certaines des personnes fichées ne passeront jamais à l'acte et, dans ce cas, notre tâche relève du suivi. Paradoxalement, lorsqu'une personne n'est pas fichée mais que le gendarme soupçonne un risque de passage à l'acte, il lui est possible d'en faire part au maire, et cela est plus complexe dans le cas des personnes fichées S. Cet effet de borne sur les fichiers S est surprenant. Nous sommes capables, dans certains cas, de donner à des privés la possibilité de bénéficier de la connaissance d'une information confidentielle ; a fortiori, nous pourrions en faire bénéficier les élus. À mon sens, il faut que le maire soit informé lorsqu'un gendarme suspecte un fait de cette nature. Le gendarme aura tout intérêt à partager cette information, car l'élu est susceptible de lui apporter de nouveaux éléments.
Les règles relatives au secret professionnel existent pour des raisons légitimes, mais elles sont également limitées et il est difficile d'évaluer le besoin de les faire évoluer. À mon sens, il est impératif d'éviter qu'un drame ne survienne. J'espère que nous serons capables de nouer des relations de confiance suffisamment fortes pour échanger et préserver ainsi la vie de nos concitoyens.
M. Raymond Vall. - Je vous remercie pour toutes ces informations. En tant qu'élu du Gers, j'ai conscience de la nécessité pour les élus des territoires ruraux de travailler avec la gendarmerie. Mais, malgré nos résistances, les territoires ruraux ont fait l'objet de fermetures de gendarmeries et de casernes, ce qui a occasionné des raids commis par la population des territoires voisins plus urbanisés.
Nous avons donc conduit des efforts en termes de vidéoprotection. Disposons-nous de statistiques permettant de conforter les maires dans leur efficacité, étant donné le coût de ces dispositifs ?
Considérez-vous souhaitable de renforcer les pouvoirs de police du maire ? Je souhaiterais qu'il ait la possibilité de verbaliser certaines incivilités, qui devraient être du ressort de sa police.
Enfin, je suis pour ma part partisan des CLSPD. Dans le Gers, nous perdons 4 jeunes sur 10, faute d'emplois. Il est toujours souhaitable que la gendarmerie et la justice puissent sauver quelques jeunes. Je conviens avec vous qu'il ne faut pas les éparpiller mais les regrouper par bassins d'emploi.
M. Jean-François Husson. - Merci, mon Général. Je souhaiterais exprimer un satisfecit à l'endroit de la gendarmerie. Quatre ou cinq ans auparavant, les gendarmes nous expliquaient qu'il était difficile d'être au contact de la population et que les tâches administratives prenaient du temps. Or, depuis quelque temps, la hiérarchie s'est dotée d'une capacité à agir plus rapidement. Je constate que l'image de la gendarmerie dans notre département a considérablement évolué.
Concernant la vidéoprotection, elle semble efficace. Le problème réside dans le fait que l'État ait cessé d'apporter des abondements.
Je souhaiterais aborder deux sujets : auparavant, on comptait une brigade par canton. À présent, les deux échelons pertinents me semblent être le département et l'intercommunalité mais, dans les territoires très ruraux, une intercommunalité peut englober 3 ou 4 cantons. Dans ce cas, il est complexe d'envisager une unique brigade ou communauté de brigades. Comment envisagez-vous donc de travailler ?
En outre, lorsque j'ai effectué la journée sécurité, on m'a expliqué que les équipes, pour se sentir bien, devaient bénéficier d'un confort de vie et de locaux de qualité. Or les projets immobiliers dans les territoires ruraux sont complexes à organiser. Vous cherchez, semble-t-il, à louer. Comment organiser la construction de nouveaux bâtiments pour les effectifs de gendarmerie dans les territoires ruraux, les sommes versées par l'État étant identiques ?
M. Philippe Dallier. - La petite couronne dépend du préfet de police de Paris. Qu'en sera-t-il pour la grande couronne ? Elle compte des départements immenses comme la Seine-et-Marne et le Vexin. L'aire urbaine au sens des géographes couvre 10 millions d'habitants sur les 12 millions que compte la région, mais l'étalement urbain se poursuit. Que faire pour un gain d'efficacité ? Envisager une zone police sur la totalité de la région ?
M. Charles Guené. - Je vous remercie, mon Général, pour cette bouffée de jeunesse. La gendarmerie étant une arme, elle a une certaine rigidité militaire. Le foisonnement d'idées auquel nous assistons est donc plutôt rare. Procédez-vous sous la forme d'une cellule de réflexion ou par un système d'appels à projets qui monte de bas en haut et constituerait une petite révolution interne, réadaptée à notre époque nouvelle et à notre géographie diverse ?
M. Éric Kerrouche. - Merci pour cette présentation, riche en éléments de compréhension.
Combien de personnes mobilisables représentent les réservistes que vous avez évoqués ? Concernant les TIC, avez-vous les moyens d'attractivité, y compris financiers, pour recruter des docteurs en données et en informatique, étant donné l'intérêt de ces profils pour la gendarmerie ?
S'agissant de l'implantation, je réside dans le sud du département des Landes. Je ne pense pas que les unités puissent fonctionner correctement dans des situations de vétusté aussi importantes, d'autant que nous sommes soumis à une pression immobilière forte, y compris pour la gendarmerie, en raison de l'attractivité forte du territoire, notamment en été.
Les achats et les constructions constituent des dossiers complexes à monter. Le choix du type d'immobilier sera structurant pour l'avenir, car les populations se déplacent et les départements évoluent.
Quels sont les critères discriminants d'implantation des éléments immobiliers ? Avez-vous réellement les moyens pour ces installations immobilières ? Il me semble que ce n'est pas le cas, ce qui génère des difficultés dans la réalisation des missions et peut engendrer des effets d'évictions, car les effectifs ne souhaitent pas être en poste dans des territoires où ils savent qu'ils seront mal installés.
M. Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale. - Monsieur Vall, j'ai été invité dans le Gers ce matin par la préfète et viendrai donc vous saluer.
S'agissant de la vidéoprotection, nous disposons de statistiques au niveau national. 21% des faits d'atteintes aux biens élucidés l'ont été grâce à la vidéoprotection. Elle permet de résoudre de nombreuses affaires supplémentaires et de repérer des suspects ou des personnes impliquées. Tôt ou tard, l'intelligence artificielle s'ajoutera au dispositif.
Il sera nécessaire que les commandants de compagnie rendent compte des résultats aux élus, en s'appuyant sur des comparaisons précises d'année en d'année.
M. Raymond Vall. - Le Gers vous demande de venir, car il a été profondément marqué par la mort d'un jeune à la suite d'une course-poursuite, ce qui a engendré une série d'incendies de voiture.
M. Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale. - S'agissant de l'augmentation des pouvoirs de police du maire, j'y suis favorable. De plus, la gendarmerie doit rester proche des élus pour les protéger des risques qu'ils peuvent courir. Il faut que chaque maire ait le numéro d'un gendarme. Nous pouvons également entrer vos coordonnées dans les bases de données, pour automatiser le passage des patrouilles au domicile du maire.
Par ailleurs, nous ne créerons pas une brigade par intercommunalité, vu les écarts importants d'une intercommunalité à une autre. Je ne souhaite pas dissoudre d'unités supplémentaires. Le maillage évoluera peu à l'avenir. Pour faciliter les interventions d'un endroit à un autre, nous préférons plutôt effacer, de façon très relative, les frontières administratives.
Concernant l'immobilier, je considère qu'il faut concevoir un nouveau modèle, comme un principe de foncière adossée au livret A, qui compte de nombreux milliards d'euros non employés, dans une période de taux d'intérêt négatif. J'ai commencé et je continuerai à porter ce discours devant le gouvernement.
S'agissant du schéma en Ile-de-France, je ne pense pas qu'une immense zone police dans toute la grande couronne soit atteignable, ni même souhaitable, en raison de la contiguïté de zones très vertes et très urbaines. De plus, notre modèle fonctionne en zone urbaine et nos gendarmes sont très polyvalents du fait de la petite taille des unités. Les syndicats de police estiment parfois qu'ils effectuent 90% des missions car ils couvrent le même taux de crimes et délits ; en réalité, la première priorité vise à empêcher les crimes et les délits et, pour cela, il faut des gendarmes sur le terrain.
Concernant les innovations, nous utilisons des méthodes ascendantes, comme les ateliers de performance. Nous accordons également, depuis 13 ans, des primes aux porteurs d'idées. Les gendarmes développent des innovations que nous n'aurions pas pu concevoir en centrale.
À ceci s'ajoutent les méthodes proposées par la hiérarchie. J'instaure actuellement un service de la transformation pour catalyser toutes les idées développées au pôle judiciaire de la gendarmerie nationale, où se trouvent des experts investis de compétences d'une extrême rareté.
Nous disposons de 30 000 réservistes et 70% n'ont pas été gendarmes. Nous pouvons mobiliser 30% de ce chiffre tout au plus, mais notre capacité à réagir rapidement en sera améliorée. Nous commencerons dans certains territoires, avant de communiquer ce dispositif, ce qui suscitera des vocations. Nous chargerons les commandants de groupement d'aller à leur rencontre, car il est plus simple de faire accepter des idées qui viennent d'en bas.
Concernant l'immobilier locatif, il n'est pas à perte pour les collectivités puisque l'équilibre budgétaire est atteint relativement vite. En revanche, cette option rigidifie le budget. Cependant, nous ne pouvons pas construire avec les seuls 100 millions d'euros dont nous disposons par année pour le domanial.
Enfin, nous recrutons 20% de scientifiques chez nos officiers, avec un objectif de passer à 40%. Nous avons noué des accords avec le Centre national de la recherche scientifiqu (CNRS) et nous recrutons régulièrement à l'université pour le Pôle judiciaire de la gendarmerie nationale (PJGN). L'an dernier, nous avons recruté 3 polytechniciens, au lieu de 0 ou 1 les années précédentes.
Nous ne pouvons pas rémunérer les scientifiques aussi bien que dans les entreprises. En revanche, nous les envoyons sur le terrain, nous leur proposons des missions attractives et nous parvenons ainsi à les garder en construisant des parcours de carrière intéressants. Ainsi, peu d'entre eux quittent la gendarmerie. Nous pouvons également recruter sous contrat, ou sur titre pour des carrières courtes.
M. Mathieu Darnaud, président. - Nous vous remercions pour ces échanges riches et passionnants qui éclairent l'avenir. Vos invitations ont été entendues et reçues, et nous tâcherons d'y répondre avec grand plaisir.