Mardi 25 juin 2019
- Présidence de M. Franck Menonville, président -
La réunion est ouverte à 14 heures.
Audition de Mme Christel Bories, présidente du comité stratégique de filière « Mines et métallurgie » et présidente-directrice générale d'Eramet
M. Franck Menonville, président. - Nous achevons aujourd'hui notre cycle d'auditions, d'abord avec Mme Christel Bories, puis avec M. Philippe Crouzet.
Mme Bories est diplômée de HEC. Elle a notamment collaboré avec le groupe de métallurgie Umicore, ainsi que Pechiney, ex-fleuron de l'aluminium, dont elle a été membre du comité exécutif. Elle a rejoint par la suite Alcan, qui a racheté Pechiney. En 2011, Mme Bories a pris la direction du fabricant de produits en aluminium Constellium, avant de faire un passage par le secteur de la pharmacie en 2013, en devenant directrice générale déléguée d'Ipsen pendant trois ans, puis par l'Union Minière belge, devenue Umicore, le spécialiste du recyclage des métaux. Mme Bories dirige le groupe Eramet depuis 2017, ancienne société Le Nickel, créée en 1880 pour exploiter ce minerai en Nouvelle-Calédonie. Eramet est le seul champion français de la filière minière et métallurgique française, présent sur cinq continents et dans 20 pays avec un effectif de 12 590 salariés sur 47 sites ; c'est le premier producteur mondial d'alliages de ferronickel et d'alliages de ferromanganèse, lesquels entrent dans la composition des différentes séries Premium d'aciers inoxydables. Mme Bories a rapidement sorti le groupe d'une crise cyclique particulièrement violente, qui s'est désendetté et a renoué avec les initiatives stratégiques en bénéficiant d'une reprise des cours mondiaux des métaux.
Nous entendons cependant Mme Bories en qualité de présidente du comité stratégique de filière (CSF) Mines et métallurgie. Je laisse la rapporteure, Mme Valérie Létard, introduire nos débats sur les aspects qui nous intéressent plus particulièrement.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Relancée en 2018, la filière « Mines et métallurgie » inclut aussi bien les industries extractives de la mine que les secteurs de l'acier ou de l'aluminium. Les thématiques spécifiques à la sidérurgie sont-elles, selon vous, madame Bories, suffisamment prises en compte dans les travaux de la filière, au champ très large ? Comment les « projets structurants », définis dans le contrat de filière signé en janvier dernier, contribueront-ils à la compétitivité et à la transformation des producteurs d'acier ?
Les actions du nouveau contrat - la sécurité de l'approvisionnement minier, l'économie circulaire, une industrie moins émettrice de CO2 - s'inscrivent dans la continuité des priorités établies par l'ancien contrat, datant de 2014. Un bilan de ces actions ou un suivi de l'évolution des politiques publiques avait-il été réalisé ? Comment assurer des progrès rapides sur les actions prioritaires ? Nous sommes convaincus qu'il faut accompagner une transition rapide de l'industrie sidérurgie, compte tenu des défis qu'elle devra relever dès 2020.
La sidérurgie est une industrie à forte composante capitalistique : les investissements nécessaires à la modernisation de l'outil, à la transition écologique, à la recherche et au développement, sont énormes. Pourtant, le soutien de l'État aux projets structurants semble faible : 600 000 euros pour la formation... Et rien d'autre qu'un financement dans le cadre des dispositifs existants. La filière automobile est, elle, dotée de 40 millions d'euros pour l'expérimentation de véhicules autonomes. Les engagements de l'État dans le contrat stratégique de filière relèvent-ils plutôt d'une déclaration d'intention que d'une implication tangible ?
Au sein de l'organisation de la filière, de sa gouvernance et de ses travaux, quelle place est réservée aux entreprises sidérurgiques de plus petite taille, qui ne disposent pas des mêmes moyens, et aux entreprises de transformation de l'acier ?
Enfin, l'effort réalisé par la filière au niveau français est-il articulé avec l'échelon européen ? Quelle sera la place de la sidérurgie parmi les chaînes de valeur stratégique ? Les projets structurants pourront-ils bénéficier de financements européens ? Quelles sont vos demandes en matière de politique commerciale de l'Union européenne, afin de mieux protéger les producteurs d'acier français ?
Mme Christel Bories, présidente du comité stratégique de filière « Mines et métallurgie » et présidente directrice générale d'Eramet. - J'ai toujours un grand plaisir à parler d'industrie et, en particulier, d'industrie métallurgique car je suis impliquée depuis très longtemps dans ce secteur. J'en ai suivi les évolutions récentes ; j'ai notamment observé la concentration des grandes entreprises de l'aluminium, qui sont passées de sept à deux en moins de dix ans - songez à la disparition de Pechiney ou d'Alcan -, non sans conséquences pour les sites français. Le rachat de Pechiney par Alcan a été une bonne chose, car Alcan, en investissant dans les sites de Pechiney, a renforcé leur position, mais le rachat d'Alcan par Rio Tinto a conduit à un démantèlement total de la filière, au point qu'il n'existe plus aucun site en France. Cela montre à quelle vitesse les filières, soumises à une forte pression internationale, peuvent se déstructurer.
Le comité stratégique de filière que j'ai l'honneur de présider vise à restaurer les filières au coeur de la politique industrielle française en instaurant un dialogue, aussi efficace que possible, entre l'État, les entreprises et les organisations syndicales sur tous les sujets clés permettant une reconquête industrielle. À la différence des précédents, les CSF actuels, plus sélectifs, se focalisent sur les batailles que la France peut gagner.
Le contrat pour la filière mines et métallurgie, signé en janvier 2019, est le résultat d'un long travail de concertation entre les industriels, les syndicats et l'État, qui a été accouché dans la douleur. La filière mines et métallurgie est un maillon indispensable de l'approvisionnement de filières aval aussi stratégiques que l'automobile, la construction, l'aéronautique, l'espace, la défense, les composants électroniques, les énergies renouvelables, mais elle est très spécifique. Contrairement aux filières automobile ou aéronautique, dans lesquelles de grands donneurs d'ordres prévalent sur une pyramide de sous-traitants, dans une relation verticale de fournisseur à client, la filière mines et métaux est atypique, très horizontale, laisse peu de place aux relations de fournisseur à client. Les enjeux sont très hétérogènes : les activités respectives d'Eramet, ArcelorMittal, Imerys, Orano ou de petits fondeurs diffèrent grandement - les métaux, les applications, les métiers, les marchés ne sont pas les mêmes. Il y a peu de grands leaders et, surtout, quasiment plus de grand leader français. Il n'existe pas d'équivalent d'Airbus ou de PSA, qui peuvent fédérer une série de sous-traitants et leur dire sur quel projet se mobiliser. Beaucoup se sont en conséquence interrogés sur la pertinence d'un CSF pour ce secteur. Les enjeux stratégiques d'approvisionnement des filières aval ont finalement justifié que l'on tente de conduire des projets structurants en commun.
Vous connaissez les chiffres de la filière : près de 2 650 entreprises, 36 milliards d'euros de chiffre d'affaires, 110 000 emplois directs, une valeur ajoutée d'environ 11 milliards d'euros. Le secteur est extrêmement exposé à la concurrence internationale. Il y a dans de nombreux cas des surcapacités mondiales, non sur le volet mines, mais sur celui de la métallurgie et de la sidérurgie. Cette industrie donne à la France de nombreux atouts. D'abord, sa forte capacité exportatrice, puisque 70 % des entreprises de la filière font plus de 50 % de leur chiffre d'affaires à l'export. Ensuite, un potentiel d'innovation non négligeable : la quinzaine de centres de recherche sur le territoire rassemble plus de 2 000 personnes. C'est enfin une filière à caractère stratégique puisqu'elle approvisionne l'automobile, la défense ou encore l'aéronautique françaises.
La forte concurrence internationale, défi posé à notre compétitivité, et la forte fragmentation du secteur, rendaient indispensable de mutualiser nos efforts. Nous avons choisi sept projets, qui s'articulent autour des principaux enjeux rassemblant les industriels de l'extraction, de la production, de la transformation et du recyclage de l'ensemble des métaux ferreux et non ferreux. Ces enjeux sont les suivants : assurer un développement durable et compétitif en matières premières primaire et secondaires ; accompagner la transformation numérique des entreprises, pour assurer leur compétitivité et leur montée en gamme ; favoriser l'innovation ; contribuer aux objectifs de la transition écologique, dans la manière de produire et dans l'utilisation des produits ; développer l'économie circulaire ; développer, enfin, un haut niveau de compétence des salariés et l'attractivité des métiers de la filière - qui peine pour l'heure à attirer les talents.
Le premier projet structurant vise à construire et mettre en place les standards de référence de la mine et de l'approvisionnement responsables. L'objectif est de rétablir la confiance des investisseurs et des populations locales dans le développement des projets miniers en France, mais surtout d'assurer une égalité de traitement entre les entreprises minières qui s'approvisionnent de manière responsable, ce qui a un coût, et les autres. Nous travaillons pour cela à la réforme du code minier, à l'élaboration d'un référentiel de la mine responsable, et à la mise à l'étude d'un système de labellisation durable.
La révision du code minier est importante, mais les enjeux de la filière ne s'y réduisent pas. L'indépendance française ne sera pas assurée par les mines françaises - même si l'on peut encore développer des mines en France - mais il est important de se rapprocher des standards internationaux. Le Canada, par exemple, s'est doté d'un code minier extrêmement responsable dont la France peur s'inspirer : ne réinventons pas la roue. Eramet est leader sur le projet de référentiel mines responsable. L'idée est de ne laisser entrer en France et en Europe que des matières premières répondant à un code éthique et selon une chaîne d'approvisionnement responsable, afin d'éviter la concurrence déloyale. Ce projet ne concerne pas directement la sidérurgie - bien qu'ArcelorMittal soit opérateur minier à l'étranger - mais de nombreux minerais entrent dans la composition de l'acier et l'approvisionnement responsable en ces minerais servira la filière aval. Les consommateurs automobiles s'intéressent de plus en plus à la façon dont sont produits les véhicules. Or la voiture de demain sera faite de davantage de métaux qu'aujourd'hui, puisque la batterie représentera 40 % du poids d'une voiture verte et la carrosserie restant fabriquée en acier. Un label européen permettrait de ne laisser entrer en Europe que les matières premières produites de manière responsable.
Le deuxième projet structurant consiste à accélérer la digitalisation de la filière métallurgique pour la rendre plus compétitive. Cela concerne aussi la sidérurgie. Un état des lieux de sa maturité numérique a été réalisé en 2018, qui a permis d'établir une cartographie et d'évaluer la sensibilité des entreprises à la digitalisation et leur intérêt à travailler sur des projets collaboratifs. Trois thèmes prioritaires en sont ressortis : l'automatisation, l'aide à la conception pour la fabrication, et la traçabilité des flux énergétique et environnementaux. Les projets collaboratifs suscitant l'intérêt des entreprises sont la création de jumeaux numériques, l'internet des objets, et la manutention des charges lourdes.
Nous avons beaucoup de difficultés à mobiliser les entreprises de taille moyenne, notamment les PME, sur ces enjeux, qui conditionnent pourtant leur avenir. Focalisées sur leur survie au quotidien, elles peinent à dégager des ressources financières et humaines pour ces projets. L'État a pourtant mobilisé des moyens, des formations existent, mais nous avons du mal à mettre les acteurs autour de la table. Nous avions envisagé une plateforme numérique et collaborative commune mais nous avons mis ce projet en veille, faute de moyens et d'intérêt des acteurs. Ces derniers ont plutôt tendance à se raccrocher aux plateformes numériques de leurs clients, qui leur sont imposées. Nous pourrions réorienter ce projet vers des actions individuelles portées par certaines entreprises. Les grands groupes - Arcelor, Aperam, Imerys, Eramet... - peuvent se débrouiller seuls ; les autres n'ont pas de temps à y consacrer.
Le troisième projet, qui ne concerne pas la sidérurgie, consiste à développer des mines et des carrières connectées. C'est fondamental pour sécuriser l'approvisionnement en matières premières. Le big data est un enjeu colossal pour le volet de la géologie relatif aux métaux rares et stratégiques. Nous travaillons sur ces questions avec les acteurs amont.
Le quatrième projet vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre en extrayant le CO2 des gaz et des fumées industrielles. Spécifique à la sidérurgie, il est porté par ArcelorMittal. Je sais que Philippe Darmayan vous en a parlé en début de mois.
Le cinquième projet consiste à développer une filière intégrée de recyclage des batteries lithium-ion. Il est piloté par Eramet. Il ne concerne pas spécialement la filière sidérurgique mais fait partie intégrante de la réflexion de la mission « batteries » du Conseil national de l'industrie, copilotée par les CSF « Automobile » et « Chimie et matériaux ». Le CSF « Mines et métallurgie » y contribue pour ce qui relève du recyclage des cellules de batteries et l'alimentation en matières stratégiques. L'enjeu est de ne pas se laisser distancer par nos concurrents. La Chine a gagné la première bataille : les batteries électriques de première génération seront chinoises. La Chine ayant compris très vite que l'alimentation en matières premières serait stratégique, elle maîtrise 50 % de la production mondiale de lithium, 45 % de la production mondiale de cobalt, 90 % des métaux rares, et la plupart des projets de nickel hydrométallurgie en développement actuellement sont le fait d'entreprises chinoises largement subventionnées.
Ayant perdu la première bataille, nous tâchons de nous positionner pour la seconde, en évitant que les batteries chinoises montées sur des véhicules européens, une fois arrivée en fin de vie, ne repartent pour être recyclées en Asie. La France a déjà des capacités de traitement des batteries. Nous attendons de grandes quantités, environ 50 000 tonnes, à recycler à partir de 2027, et plus encore sans doute en 2030. Il faudra, d'ici là, mettre en place une filière compétitive capable de produire non pas des matières dégradées comme c'est le cas aujourd'hui - le nickel n'est recyclé qu'en inox - mais des matières susceptibles de servir à faire de nouvelles batteries - du nickel haute pureté, aussi.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Le Grenelle de l'environnement, il y a une dizaine d'années, avait envisagé ce travail de coopération entre les industriels pour anticiper les nécessités du recyclage. Or la Fédération professionnelle des entreprises du recyclage nous a dit la semaine dernière que cette coopération était toujours inexistante... Comment construire une telle coopération ?
Mme Christel Bories. - C'est une vraie question. Eramet, qui investit dans le lithium, le nickel, le cobalt, est au centre de ces réflexions. Le groupe de travail du CSF sur le recyclage a des difficultés considérables à travailler avec les collecteurs, tels Véolia, les fabricants et les entreprises d'approvisionnement de matières premières car, même si nous avons le même horizon, les intérêts divergent. Certains acteurs de la filière sont pourtant de grands acteurs du recyclage, et nous avons de quoi faire une belle filière.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Les matières premières étant concentrées dans peu de mains, nous allons avoir un problème d'approvisionnement. Comment accélérer la constitution de réseaux permettant aux acteurs de travailler ensemble ?
Mme Christel Bories. - C'est une question complexe. Le groupe de travail du CSF fera des recommandations dans ce sens dans les semaines qui viennent. Je crois beaucoup à la pédagogie. Les premières batteries lithium-ion de première génération étaient composées à parts égales de cobalt, de nickel et de manganèse. Le cobalt venant de République démocratique du Congo, nous craignions des problèmes d'approvisionnement. Il y a deux ans environ, nous avons alerté les grands acteurs de l'automobile, notamment allemands, qui ne semblaient alors pas conscients du problème. Dix-huit mois plus tard, Volkswagen annonçait que ses batteries ne comporteraient plus un gramme de cobalt congolais. Bref, ils ont fait un progrès immense en dix-huit mois, grâce aussi aux ONG dénonçant la fabrication de « voitures vertes avec des batteries rouges du sang des enfants congolais »... C'est pourquoi nous travaillons au développement de filières durables, à quoi le numérique nous aide en rendant possible la traçabilité des matières premières, ainsi qu'à la captation de l'activité de recyclage. Il ne faudrait pas que nous passions d'une dépendance au pétrole à une dépendance aux métaux - qui aurait aussi une dimension géopolitique.
Cette prise de conscience est récente mais progresse chez les constructeurs automobiles, qui poussent leur filière. Si les constructeurs demandent 30 % de composants recyclés dans leurs batteries car c'est ce que veut le consommateur, la filière s'organisera. Nous devrions avoir un premier diagnostic à l'automne.
Le sixième projet structurant consiste à recycler le véhicule hors d'usage de demain. Le problème est analogue au précédent : il faut organiser un meilleur tri en amont. Nous savons assez bien recycler le véhicule hors d'usage, mais produisons des métaux dégradés, faute de savoir trier les alliages. Un groupe a commencé ses travaux sur les alliages d'aluminium et d'acier. Lorsque l'on saura séparer les alliages de carrosserie, on pourra produire de nouvelles carrosseries et limiter la déperdition de matières premières.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - L'écoconception doit permettre de concevoir le véhicule en tenant compte des nécessités du recyclage. La séparation des matériaux reste difficile. Les constructeurs et les recycleurs devraient y travailler ensemble. Pour l'heure, la coopération est hélas inexistante.
Mme Christel Bories. - En effet. Si les fabricants automobiles n'initient pas cette coopération, ce n'est ni le fabricant de pare-chocs ni le constructeur de portières qui va s'en charger. C'est la même chose pour le bâtiment. La filière métallurgie peut donner des idées, mais ce n'est pas elle qui dira de quelle façon construire un bâtiment.
Le dernier projet est relatif aux engagements de développement de l'emploi et des compétences. Nous travaillons pour cela en partenariat avec l'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM). Le but est d'accompagner les PME dans leur transition numérique, à travers des phases de diagnostic, de formation et d'accompagnement. Nous avons beaucoup de mal à mobiliser les PME et les TPE, qui n'ont que peu de temps à consacrer à tout cela.
La filière est donc assez spécifique. Le rapport sur l'analyse de la vulnérabilité d'approvisionnement en matières premières des entreprises françaises a révélé que ces dernières étaient peu sensibilisées à l'enjeu ; beaucoup sont mono-fournisseurs, parfois dans des pays politiquement instables - certaines ont ainsi été surprises par les sanctions américaines infligées à Rusal... Nous avons un problème de compétitivité, lié à notre approvisionnement. Certaines zones du monde sont très sensibles ; si les Chinois mettent la main sur les ressources africaines ou latino-américaines, ce n'est pas par hasard. Ils ont compris que si la construction d'usines ne requiert que de l'argent, l'accès à la matière première est plus complexe. L'autre enjeu majeur est celui de la transition écologique, essentielle mais qui ne doit pas donner lieu à des distorsions de concurrence. Si nous imposons à notre industrie des contraintes de stockage de CO2, une taxe carbone, des approvisionnements plus durables, il faut donc des compensations à l'importation.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Sous quelle forme ?
Mme Christel Bories. - Certains pays jouent sur tous les tableaux, car taxer un fournisseur très polluant fait entrer de l'argent, mais ne résout pas le problème du CO2... Un label européen est une autre hypothèse. Même la Chine a interdit l'accès à son territoire à certains déchets. On ne pourra agir sur ces questions qu'au niveau européen.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Il faudrait en quelque sorte un cahier des charges précis sur les exigences environnementales, le processus de fabrication, l'origine des matières premières, etc.
Mme Christel Bories. - Absolument. Cela enclencherait un cercle vertueux. Même la Chine a augmenté ses exigences environnementales, poussant ses producteurs à aller produire ailleurs, là où les standards sont plus bas. Le problème est ainsi déporté.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Il faut donc nous doter d'exigences fortes aux frontières de l'Europe.
Mme Christel Bories. - Absolument.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Les acteurs industriels sont-ils capables de faire les mêmes efforts ? La Chine, elle, peut se permettre de supprimer d'un coup 200 000 emplois en fermant 30 hauts fourneaux dans la ville de Xuzhou pour des raisons environnementales. Ne pensez-vous pas qu'à un horizon assez proche, l'Europe pourra être dépassée par des initiatives prises ailleurs ?
Mme Christel Bories. - La balle est dans notre camp. À nous d'encourager la modernisation de notre industrie. Les Chinois, qui produisent 50 % de l'acier mondial et presque autant de presque tous les métaux, progressent très vite. Il ne suffit donc pas de dénoncer la concurrence déloyale, il faut se remettre en question et investir. Il faut aussi faire des choix. C'est l'approche du CSF nouveau modèle : plutôt que de livrer tous les combats pour sauver tous les emplois, se concentrer sur ceux que la France peut gagner. D'où le choix de filières dans lesquelles nous avons un avantage compétitif, afin de ne pas disperser nos efforts. Les plans soviétiques ne fonctionnaient pas ; les plans chinois sont eux assez efficaces. Ils identifient les filières compétitives et abandonnent celles qui ont moins de réussite. Des dizaines de petites mines de manganèse, souvent polluantes, ont ainsi été fermées en dix-huit mois, pour reporter les efforts ailleurs. Leur industrie automobile a été largement aidée, et les constructeurs forcés de s'équiper en batteries chinoises. Cela a suffi à bâtir une industrie compétitive, qui n'est désormais plus subventionnée.
Mme Martine Berthet. - Merci, madame Bories, pour cette présentation des différents moyens que vous entendez développer pour aider la filière sidérurgique française. Vous avez balayé différents sujets, tous aussi importants les uns que les autres : sélectionner des filières, créer des emplois là où nous sommes plus compétents... En Savoie, toutes les entreprises que je rencontre se plaignent du manque de main d'oeuvre. Les entreprises forment certes les personnes dont elles ont besoin, mais elles gagneraient en compétitivité si elles avaient la possibilité d'embaucher des personnes déjà qualifiées. Or ces filières ne sont plus choisies par nos jeunes. Comment y remédier ?
Mme Christel Bories. - C'est un point très important. Chaque CSF est tenu de travailler sur les engagements de développement de l'emploi et des compétences dans la transition numérique, car c'est un enjeu qui touche toutes les filières. Nous nous y sommes employés avec l'UIMM, mais nous travaillons également sur les autres besoins en compétences !
Je crois beaucoup à l'apprentissage et à la formation professionnelle. J'ai même écrit un petit livre intitulé L'industrie racontée à mes ados (qui s'en fichent), qui plaide pour redorer le blason de l'industrie à l'école. Le ministre de l'éducation prend heureusement le sujet de la formation professionnelle à bras-le-corps. Il faut que les entreprises se prennent en main pour accueillir davantage d'apprentis. C'est davantage le cas en Allemagne. Là-bas, un jeune en apprentissage n'est pas considéré comme en échec scolaire. Notre filière peine à recruter alors que le nombre de smicards se compte sur les doigts d'une main, car les salariés sont qualifiés et bien payés. Les CDD sont également très peu nombreux : les salariés sont recrutés en contrats longs, et les entreprises font très peu appel au travail temporaire.
Nous avons donc élargi notre recherche de compétences au-delà du numérique, pour travailler, avec l'éducation nationale, sur les besoins les plus criants de la filière. Nous pouvons améliorer la communication auprès des jeunes ; c'est l'affaire de l'éducation nationale, mais aussi des entreprises. Nous devons montrer que l'industrie est attractive, moderne, robotisée, que ce n'est plus le monde décrit par Zola !
M. Bernard Buis. - La difficulté de recycler les batteries tient-elle aux normes, à des problèmes de qualité, ou à la volonté de l'industrie ?
Mme Christel Bories. - Le problème réside dans l'absence de technologie pour extraire des batteries lithium-ion un lithium extra-pur. Eramet a lancé un projet de recherche et développement sur ce sujet. Cela fait partie des enjeux de la filière. Umicore est à la pointe de la récupération du cobalt, et s'emploie à séparer le nickel, le cobalt et le lithium, tout en éliminant les impuretés. Ce type d'opération permet de réutiliser la matière première pour refaire des batteries. Tout l'enjeu de l'aluminium est de séparer les composants des alliages. Les usineurs de l'aéronautique ont longtemps manqué de sensibilité à ces questions, qui mélangeaient le titane de l'aluminium et des alliages. Ils ont fait des progrès. C'est tout une filière économique qui doit s'organiser en conséquence ! Dans la plupart des cas, il manque les technologies adéquates.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Trouvez-vous que l'Europe soit suffisamment réactive ? Le temps de la bureaucratie européenne est-il adapté au temps des mutations industrielles ? La priorité réside-t-elle à vos yeux dans le coût de l'énergie, les règles antidumping, la labellisation ? Bref, quelles préconisations feriez-vous pour l'État stratège ?
Mme Christel Bories. - L'Europe ne va pas assez vite, si on la compare à certains de ses concurrents. Et c'est normal, car nous sommes plusieurs... C'est pourquoi je considère que le couple franco-allemand est absolument clé. Certaines initiatives industrielles peuvent en procéder. Créer des taxes à la frontière de l'Europe impose certes de mettre tout le monde d'accord, mais quelques pays suffisent pour lancer une filière stratégique. Il faut parfois savoir jouer avec des clusters plus petits.
Il nous faut enfin bâtir des entreprises européennes à même de concourir à l'échelle mondiale, et raisonner Europe plutôt que France. Je ne commenterai pas les dernières fusions ratées ; les opérations avortées rempliraient un cimetière entier... Cessons de nous focaliser sur le consommateur européen. Regardons l'Europe dans la compétition mondiale, par rapport à la Chine ou aux États-Unis, et créons des sociétés ayant la capacité d'investissement nécessaire. Relever les défis exige une puissance de feu, et nous aurons du mal à nous en doter seuls, à l'échelle nationale.
M. Franck Menonville, président. - Nous vous remercions.
La réunion est close à 15 h 15.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
- Présidence de M. Franck Menonville, président -
La réunion est ouverte à 17 h 45.
Audition de M. Philippe Crouzet, président du directoire de VALLOUREC
M. Franck Menonville, président. - Mes chers collègues, nous achevons avec M. Philippe Crouzet nos auditions qui ont débuté en février dernier, puisque nous examinerons le projet de rapport mardi 9 juillet.
M. Philippe Crouzet, major de l'École nationale d'administration (ENA) en 1981, a commencé sa carrière au Conseil d'État puis a bifurqué vers le privé en intégrant en 1986, Saint-Gobain en tant que directeur de plan, puis après 1989, les papeteries de Condat. En avril 2008, vous rejoignez le conseil de surveillance de Vallourec avant d'être nommé à la présidence du directoire de l'entreprise un an plus tard. Vous avez également siégé au conseil d'administration d'EDF de 2009 à 2014. Vous avez également présidé l'Association pour l'Insertion Économique et Sociale et êtes investi dans l'aide aux sans-abris. Il est important de souligner vos engagements humanistes et citoyens. Vallourec a été cité à de très nombreuses reprises au cours de nos déplacements et auditions, mais je laisse Mme la Rapporteure, qui connaît mieux que moi cette entreprise, poser les problématiques de votre audition, y compris la cession d'Ascoval.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - À mon tour de vous remercier de vous être prêté aux travaux de notre mission. M. Crouzet, lorsque vous avez pris les commandes de Vallourec en 2009, vous « pensiez venir faire de la stratégie mais vous avez dû faire de la médecine d'urgence », selon vos déclarations au Monde dans un article qu'il vous a consacré le 9 décembre 2014, l'activité de l'entreprise, concentrée dans le pétrole et le gaz, ayant chuté de 50 % en quelques mois. Le chiffre d'affaire de Vallourec qui s'élevait ainsi en 2008 à 6,437 milliards d'euros s'est rétracté jusqu'à 2,965 en 2016 pour remonter à 3,750 milliards en 2017 et à 3,921 milliards en 2018. L'an dernier, votre résultat brut d'exploitation s'est amélioré de façon significative, à 150 millions d'euros, contre 2 millions d'euros en 2017, avec un fort rebond au 4ème trimestre, grâce sans doute à des économies brutes cumulées de 445 millions d'euros depuis 2016 ; « l'objectif initial étant ainsi dépassé, avec deux ans d'avance sur le calendrier » selon votre communication, et avec une dette s'élevant à environ 2 milliards d'euros.
Malgré cette extrême fragilité, Vallourec demeure leader mondial des solutions tubulaires premium destinées principalement aux marchés de l'énergie, ce qui est sans doute sa faiblesse compte-tenu de leur volatilité.
Vous pourrez dans un premier temps nous donner des nouvelles de la santé de votre groupe et de vos investissements majeurs : la construction d'une nouvelle usine intégrée à Jeceaba au Brésil et la construction d'une nouvelle tuberie à Youngstown, aux États-Unis, servant les forages d'hydrocarbures non-conventionnels aux États-Unis. Le rebond de l'activité pétrolière, notamment au Brésil, semble laisser entrevoir le bout du tunnel, mais les incertitudes géopolitiques demeurent fortes.
Dans un deuxième temps, nous reviendrons sur les déboires d'Ascoval qui traumatise le valenciennois alors même que ce site a fait, historiquement, la fortune de Vallourec, et menait grand train, avec une gestion que certaines personnes auditionnées ont qualifiée de dispendieuse. Alors que Vallourec a créé ce site, pourquoi n'y croyez-vous plus, alors même que ce site a été fortement modernisé ces dernières années ?
Face à vos difficultés, l'aide de l'État a été massive : 750 millions d'euros en dix ans, selon certains, dont une souscription en capital de 250 millions par BpiFrance en avril 2016, portant sa participation au capital à 15 %, soit autant que votre partenaire japonais Nippon Steel. Quelle a été la contrepartie de ces aides publiques ? Au vu de votre expérience, comment percevez-vous le rôle de l'État ? Celui-ci vous a-t-il demandé des efforts particuliers ?
Selon des syndicalistes que nous avons auditionnés la semaine dernière, votre groupe « a pris des décisions stratégiques qui ont durablement affaibli son dispositif industriel français avec la concentration de la production d'acier en Allemagne, et des sites français cantonnés à une part d'un process très éclaté entre les laminoirs et les lignes de parachèvement ». Dans ces conditions, vous comprendrez que la principale interrogation est de savoir si votre entreprise n'envisage pas d'abandonner la France voire l'Europe pour d'autres horizons. Pouvez-nous rassurer sur ces interrogations ?
Troisième question, quelles sont vos perspectives de développement ? Lors du débat à l'Assemblée nationale du 13 janvier 2016, le ministre de l'Économie de l'époque estimait que « nous devons avoir un plan offensif sur le volet industriel, pour redonner des perspectives à Vallourec et faire en sorte que toutes les décisions capitalistiques soient prises : diversification, consolidation industrielle, partenariat, en France et sur les autres marchés ». Si le Président de la République vous rend visite demain, lui présenterez-vous des mesures de diversification de votre entreprise ou avez-vous persisté dans le marché de l'énergie ?
Dans un dernier temps nous souhaitons savoir comment vous voyez le futur de la filière sidérurgique en France, et notamment celui des marchés des aciers spéciaux. Faut-il que la France se spécialise dans le haut de gamme et délaisse les commodités ? L'organisation en filières verticales au sein des comités stratégiques de filières est-elle pertinente ? Merci pour les éclairages que vous voudrez bien nous apporter, au cours de cette audition dont je viens de vous dresser le cadre. Vous avez la parole.
M. Philippe Crouzet, président du Directoire de Vallourec. - Je suis très sensible, au nom de Vallourec, à l'honneur que vous nous faites de nous recevoir à la toute fin de vos travaux. Je ne peux vous donner que le point de vue d'un producteur de tubes en acier, avec une technologie particulière, et non d'un sidérurgiste généraliste comme peut l'être Arcelor Mittal. Les tubes sans soudure, produits à partir de blocs d'acier percés par un processus de centrifugation, sont une niche dans ce secteur des tubes qui ne représente que 1 % de l'industrie sidérurgique. Pour autant, nos problèmes sont représentatifs de ceux rencontrés par la sidérurgie.
Aussi présenterai-je à la fois les points communs et les particularités de Vallourec avec le reste de l'industrie sidérurgique. Quels sont les points communs actuels du monde de l'acier ? Tout d'abord, une énorme surcapacité mondiale, et tout particulièrement en Chine où, encore aujourd'hui, des usines de tubes sont créées. Notre industrie est très intensive en capital, ce qui en rend son pilotage difficile lors de cycles baissiers. Nous sommes dépendants du coût de l'énergie et des matières premières. Ce poste s'avère davantage problématique que celui des coûts de la main d'oeuvre pour la filière sidérurgique en France et en Europe. Nous sommes également confrontés aux fermetures des frontières de certains pays.
La première particularité de la filière des tubes par rapport à d'autres est d'être mondiale, à l'inverse des aciers plats et des produits longs qui restent plutôt cantonnés dans des zones régionales. Vallourec exporte ainsi près de 70 % de sa production et ses concurrents, qui ne sont pas nécessairement européens, ne bénéficient pas des mêmes de production. Vallourec s'est donc construit comme une société exportatrice à partir de la France et de l'Allemagne. Lorsque j'ai rejoint le groupe en 2009, il était clair que notre stratégie était dangereuse : nous étions à la fois confrontés à une concurrence par les coûts de l'Argentine et du Mexique, dont la devise connaissait alors une forte déflation, et aux dangers, pendant cinq ans, d'un euro fort. La conciliation de ces deux facteurs augurait de la fin de notre groupe. C'est pourquoi, entre 2009 et 2014, sans sacrifier la qualité de nos actifs européens, nous avons investi dans deux pôles de production : l'un au Brésil, où les coûts sont bas et notre groupe fabrique lui-même de la matière première, et l'autre aux États-Unis, pour profiter de l'opportunité du pétrole de schiste. C'est grâce à ces investissements que nous existons encore. Si nous étions demeurés à 70 % européens, notre société aurait aujourd'hui cessé d'exister. Cette particularité nous différencie ainsi des autres secteurs sidérurgiques, que vous avez dû auditionner, dont l'horizon d'activités est plus régional ; leur confrontation s'exerçant selon les mêmes facteurs de coûts et de devises.
Seconde particularité : nous sommes exposés à des cycles spécifiques, à savoir ceux du pétrole et du gaz. Historiquement, le portefeuille d'activités de Vallourec est à dominante pétrolier et gazier ; le coeur de savoir-faire de Vallourec, qui a racheté Mannesmann, étant localisé dans le Valenciennois, et notamment à Emery, où se trouvent nos plus gros actifs européens de fabrication de connexion ainsi que notre recherche-développement (R&D)...
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Combien de salariés sont-ils employés par cette unité de production ?
M. Philippe Crouzet. - À peu près 600, y compris dans la R&D. Ce secteur représente les deux-tiers de notre chiffre d'affaires, tandis que le reste baisse : d'une part, la mécanique, assurée plutôt Outre-Rhin, se porte moins bien qu'auparavant puisque les producteurs de machines-outils allemands sont concurrencés par leurs homologues chinois. Si ce secteur de notre activité n'est pas d'une très grande rentabilité, il permet toutefois de charger nos usines. D'autre part, l'activité de fabrication du tube pour les centrales au charbon - désigné comme le Power Gen - qui représentait jusqu'à 15 % de notre chiffre d'affaires, était partagée entre notre aciérie de Saint-Saulve ainsi que notre usine allemande de Reisholz. Ce dispositif industriel, très rentable, a été concurrencé par les usines chinoises. Cependant, les motifs du déclin de cette activité résultent non pas tant de la compétitivité que de l'effondrement du marché. Si nous sommes encore capables de vendre en Chine, en utilisant de l'acier européen, la transition énergétique, amorcée par la COP de Copenhague, a mis un terme au lancement de nouvelles centrales que nous équipions. La décision de mettre un terme à l'exploitation de l'aciérie de Saint-Saulve, qui produisait des aciers spéciaux destinés aux centrales thermiques super-critiques, - c'est-à-dire émettant le moins de CO2 par KWH produit-, fait suite à l'effondrement de ce marché. Si la mise en service de nouvelles centrales thermiques est abandonnée dans les pays qui suivent les prescriptions de la COP de Copenhague, ce marché subsiste encore en Asie. Certes, certaines applications, dans le pétrole et le gaz, consomment des aciers spéciaux, mais dans des volumes infimes comparés à ceux requis par ces centrales à charbon. En outre, ce marché, déjà mort dans les pays développés, a perduré jusqu'au milieu de 2017 en Chine, où le programme d'installation de ces centrales thermiques a été divisé par deux, tandis qu'il a été interrompu en Corée du Sud. Les débouchés ont alors chuté, ce qui a conduit à l'arrêt de notre atelier chaudière à l'usine de Saint-Saulve et à mettre en vente, voire, en cas d'absence de repreneurs, à mettre un terme, à l'exploitation de notre usine allemande de Reisholz. Ce sera donc la fin d'une époque, très longue et très profitable pour Vallourec, avec la disparition du marché des centrales thermiques. Il est essentiel d'avoir conscience que si Vallourec est, encore aujourd'hui, plus compétitif que les Chinois sur ce marché, celui-ci n'existe plus.
En outre, le marché chinois tend à se fermer ; Pékin vient de nous imposer des mesures totalement injustifiées d'anti-dumping à hauteur de 59 %, sur le peu qui nous restait. Il s'agit bel et bien d'une forme de guerre commerciale face à laquelle l'Organisation mondiale du commerce est impuissante et nos sollicitations, tant diplomatiques qu'auprès de Bruxelles, n'ont guère porté leurs fruits. Néanmoins, la Chine, où nous disposons d'unités de production auxquelles ne s'appliquent pas ces mesures anti-dumping, ne représente pas un très gros débouché pour le pétrole et le gaz, même si notre activité de fabrication de tubes pour l'industrie nucléaire, localisée à Montbard, en Côté d'Or, en est impactée.
La trajectoire de Vallourec, d'un point de vue stratégique, peut bel et bien être comparée à une forme de médecine d'urgence à partir de 2014 ; date où la crise de l'acier a été rejointe par celles du pétrole et du gaz. En effet, entre 2014 et 2017, cette crise a durement frappé notre activité, déjà très intense en capital. Nous ne sommes pas passés loin de la réanimation. Dans notre cas, si nous n'avions pas anticipé l'intensité de cette crise, nous étions en revanche conscients de notre problème majeur de compétitivité. Nos investissements au Brésil et aux États-Unis nous ont sauvés, puisque c'est grâce au redémarrage des marchés d'abord américain depuis 2017, puis de celui de l'Afrique du Nord, du Moyen-Orient, puis de l'Afrique de l'Ouest que nous avons amélioré notre situation.
L'opération de recapitalisation des coûts, qui s'est déroulée en 2016, s'inscrivait dans une démarche commune à de nombreux acteurs du secteur touchés par la même crise. L'augmentation d'un milliard d'euros du capital était nécessaire, bien qu'intervenant alors que les secteurs gazier et pétrolier étaient en crise. L'État actionnaire a joué son rôle. Loin des 750 millions d'euros évoqués, la souscription de l'État dans le capital de Vallourec, en février 2016, s'élevait à 150 millions d'euros. Notre partenaire japonais Nippon Steel a, quant à lui, investi 350 millions d'euros. Au total, avec 500 millions d'euros supplémentaires provenant des marchés boursiers, la recapitalisation de Vallourec a bénéficié du financement de l'État ; celle-ci qui renforçant notre crédibilité auprès de notre partenaire japonais qui accepta, malgré ses réticences initiales, d'investir dans notre outil. Lorsque j'ai expliqué aux équipes dirigeantes de Nippon Steel, - partenaire technologique de notre groupe depuis une cinquantaine d'années - que nous allions conduire une restructuration en profondeur en France et en Allemagne, l'apport de l'État aura permis d'achever de les convaincre. Nous avons ainsi pu recapitaliser, de manière suffisante, notre groupe. L'État actionnaire, qui a joué son rôle, m'a demandé de traiter, le plus socialement possible, l'ensemble de cette restructuration. J'ai alors pris publiquement l'engagement qu'il n'y aurait aucun départ contraint dans l'ensemble des restructurations conduites en France qui se sont avérées très substantielles. Si toutes nos instances de décision et la totalité de la R&D ont été conservées en France, nous avons réduit nos capacités en France et en Allemagne dans les mêmes proportions.
Le dispositif industriel auquel nous avons abouti est devenu assez simple à présenter. Alors que celui-ci comprenait historiquement un certain nombre de doublons, du fait du rachat, par Vallourec, de son concurrent historique, la spécialisation s'est faite en tenant compte de l'ADN des deux sociétés : côté allemand, où le procédé Mannesmann permet de réaliser des tubes à partir de blocs d'acier, la production a été conservée, tandis que leur finition, qu'il s'agisse des connections ou du traitement thermique, est réalisée en France, soit à Saint-Saulve ou à Déville-Lès-Rouen. Notre dispositif implique le déplacement sur plusieurs sites de nos produits, à l'inverse de ceux de notre concurrent mexicain Tenaris qui a regroupé toute sa production sur un seul site. Les coûts de transport ne sont cependant pas dirimants, compte tenu de la valeur de nos produits, et les autres contraintes logistiques peuvent être aisément surmontées. Notre dispositif a ainsi été simplifié : nous faisons des tubes en Allemagne et nous les terminons en France.
Nous recueillons à présent les fruits de cette restructuration qui a également touché les autres pays, y compris le Brésil, où 800 postes ont été supprimés, et les États-Unis. Cette crise, qui a touché l'ensemble du groupe Vallourec, n'avait pas de précédent depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, et a duré cinq années. Lorsque j'ai rejoint Vallourec en 2009, j'ai vécu une crise qui a duré moins d'un an. Cette toute dernière crise a duré, quant à elle, de 2014 à 2017 aux États-Unis et jusqu'à la fin de l'année 2018 pour le reste du monde. Désormais, le retour de la croissance se fait étape par étape, comme en témoigne l'évolution de nos performances. À nos partenaires syndicaux qui nous ont interrogés sur d'éventuelles difficultés à venir, je réponds par la négative, au-delà des nécessaires ajustements conjoncturels et des difficultés actuelles de la filière nucléaire qui pourraient faire l'objet d'une mission comme la vôtre. Nos autres sites sont plutôt bien chargés, comme à Déville et à Aulnoye-Aymeries, et dans une moindre mesure à Saint-Saulve ; unique site de notre groupe dans sa spécialité, suite à la fermeture de son équivalent allemand.
Si nos résultats ne sont pas encore satisfaisants, leur tendance reste en ligne avec nos objectifs. Nous ne sommes plus dans le traitement de l'urgence ; l'essentiel des restructurations est derrière nous et celles qui doivent encore être conduites concernent nos sites allemands et concernent entre 600 et 700 personnes, sans compter la fermeture de l'usine de Reisholz, si nous ne trouvons aucun repreneur. Ces restructurations font à présent l'objet de négociations, sans aucune intervention externe ni contentieux.
M. Franck Menonville, président. - Quelles sont vos priorités en matière de recherche et d'innovation ?
M. Philippe Crouzet. - La R&D au sein de notre groupe s'inscrit sur deux axes. Le premier vise à améliorer notre savoir-faire actuel ; à savoir, la mise au point de tubes et de connections plus performants afin de faire face aux divers défis de demain de l'industrie pétrolière et gazière. Ces améliorations se font, du reste, dans nos installations françaises. Nous explorons, dans ce cadre, le digital, qui permet de rendre plus efficaces les processus de production et d'accélérer le développement technologique. Par ailleurs, l'exploration systématique de potentiels de marché nouveaux, suite à la transition énergique sur la durée, constitue notre second axe d'exploration, en liaison avec nos clients, comme les compagnies pétrolières. La quasi-totalité de la R&D se trouve d'ailleurs en France.
M. Franck Menonville, président. - Êtes-vous présent sur le marché russe ?
M. Philippe Crouzet. - Malheureusement, non, en raison des sanctions. C'est le seul territoire sur lequel j'aurais aimé projeter Vallourec mais les sanctions ont eu raison de nos intentions.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Comment anticipez-vous l'évolution des coûts de l'énergie qui risque d'être significative sur votre activité ? Par ailleurs, estimez-vous efficace l'accompagnement de la Commission européenne, face aux mesures anti-dumping prises par Pékin ? Enfin, les effectifs du ministère en charge de l'industrie, dans notre époque complexe marquée par une profonde mutation industrielle, vous paraissent-ils suffisants pour assurer à la fois un soutien et une anticipation efficaces des Pouvoirs publics ?
M. Franck Menonville, président. - L'absence de ministère intégralement dédié à l'industrie n'obère-t-elle pas notre capacité à définir une stratégie industrielle pertinente ?
M. Philippe Crouzet. - Nous payons encore le prix de la destruction du ministère de l'industrie, depuis ces dix dernières années. Nous avons également aggravé la situation en regroupant dans un même ministère l'écologie et l'énergie. Ce sont là deux erreurs massives qui n'envoient pas de message positif au secteur industriel ! Désormais, les arbitrages politiques entre ces différents objectifs de transition énergique et de politique industrielle, qui peuvent s'avérer contradictoires, se font à des niveaux beaucoup trop bas. Or, lorsque de tels arbitrages sont avant tout politiques et doivent être rendus au bon niveau, afin de disposer d'une vision d'ensemble du système. Les responsables doivent agir en toute transparence et l'organisation actuelle ne permet pas d'y parvenir.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - La question des effectifs est en corrélation, comme l'a rappelé lors de son audition M. Xavier Bertrand, avec la définition d'une réelle stratégie industrielle, dont le portage doit revenir à un ministère dédié.
M. Philippe Crouzet. - La compétence importe davantage que le nombre et le ministère actuel compte de nombreux personnels compétents. L'organisation d'une administration est révélatrice des priorités et des niveaux d'arbitrage des pouvoirs publics.
J'en viens à vos questions sur l'énergie et la Chine. Pour moi, la filière sidérurgique européenne et française ne sera pas confrontée à une chute de la demande à terme, puisqu'il faudra toujours transporter des fluides dans des environnements agressifs et ce, alors que les débouchés des aciers plats s'avèrent, dans le même temps, plus problématiques, comme me l'ont indiqué mes partenaires japonais. En revanche, l'offre peut poser problème. Il me paraît possible de produire de l'acier en Europe, dans des conditions compétitives, tant pour les tubes que pour l'acier carbone, que nous produisons dans une coopérative allemande. À cet égard, l'aciérie de Saint-Saulve n'est pas confrontée à un problème de compétitivité, mais de débouchés. Je le dis aussi pour les aciers carbones, de bas de gamme, fabriqués, de manière également compétitive, dans une coopérative de production en Allemagne. Cependant, on ne peut être compétitif qu'à la condition que les usines, intenses en capital, soient chargées. Tel est le drame de l'aciérie de Saint-Saulve : comment charger de telles unités sen sortant des produits sur lesquels on gagne de l'argent ? Dès lors, il faut protéger les débouchés régionaux afin de garantir un minimum de charges ; tel est l'objet de la politique commerciale européenne, à l'instar de ce que font les Chinois et les Américains, via la réglementation 232 décidée par le Président Donald Trump : se protéger en fermant leur marché et en le réservant aux producteurs implantés sur leur territoire respectif. D'ailleurs, Vallourec, déjà implanté sur le territoire américain, bénéficie de cette réglementation. Je suis donc bien placé pour constater les réels effets de telles politiques. Cette vision diffère des principes de fondation de l'Union européenne reposant sur la primauté des principes du commerce international que le Président Donald Trump, depuis son élection, a remis nettement en cause. L'Europe ne doit pas être à la traine de telles pratiques et doit conduire la même politique que celle de la Chine et des États-Unis. Le constat est clair : historiquement, l'Europe est le plus grand pôle exportateur mondial et ses entreprises ont besoin d'exporter. Encore faut-il renforcer la compétitivité des coûts que représentent, pour 60 %, les matières premières - minerais de fer, coke ou ferraille selon les filières - dont les cours sont mondiaux. A ce stade, il n'y a pas de problème de compétitivité, puisque les coûts sont globalement les mêmes pour l'ensemble des acteurs de la filière. En outre, l'Europe produit également de la ferraille, dont elle pourrait sans doute limiter les exportations, à l'instar de ce que font les Russes, notamment vers la Turquie.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Quelles sont les motivations de cette exportation de ferraille, qui représente jusqu'à la moitié de sa production ?
M. Philippe Crouzet. - Le bon paiement des clients turcs, qui ne disposent d'aucune matière première et privilégient la filière ferraille au détriment de la filière fonte. Leur localisation est également, pour ce marché, un atout : ils sont entre le premier gisement de ferraille que constituent les industries automobiles américaine et européenne et l'autre second grand gisement fourni par le démantèlement de l'ancienne industrie soviétique. D'ailleurs, les États-Unis limitent leur exportation de ferraille vers la Turquie. Il faut que l'industrie sidérurgique fasse attention à ne pas se départir de sa ferraille.
L'énergie représente le deuxième poste de dépenses. Entre la France et l'Allemagne, subsistent des différences en matière de productions et de coûts d'énergie. En effet, le prix, hors taxes, de l'énergie électrique est plus bas pour un industriel en Allemagne qu'en France. A l'inverse, une fois les différentes taxes nationales acquittées, le coût total de l'électricité s'avère supérieur Outre-Rhin. C'est là l'un des rares avantages comparatifs, avec la recherche, de la France par rapport à l'Allemagne. Les Allemands ont mis en place un certain nombre de dispositifs destinés à compenser leur handicap intrinsèque et il serait bon que cette question soit solutionnée par les pouvoirs publics.
M. Jean-Pierre Vial. - Quelle est l'amplitude de cette différence ?
M. Philippe Crouzet. - Une différence de l'ordre de 30 % taxes comprises. Dans le système français bordé de taxes, les industries électro-intensives, parmi lesquelles est rangée la sidérurgie, bénéficient de remises sur la contribution au service public de l'électricité (CSPE) qui sont loin d'être négligeables et permettent à nos usines d'économiser une vingtaine d'euros par kilowatt-heure. Puisque la sidérurgie n'est pas l'industrie la plus électro-intensive, elle ne bénéficie pas du régime le plus favorable, à l'instar des alumineries ?
M. Jean-Pierre Vial. - Quel est le montant moyen d'un kilowatt-heure dans votre secteur d'activité en France et en Allemagne ?
M. Philippe Crouzet. - On compare une usine à une autre, et les résultats ne peuvent être aisément généralisés. Au prix de l'énergie va bientôt s'ajouter au prix du carbone qui sera directement lié à celui de l'énergie. Jusqu'à présent, nous sommes sous le régime européen des Energy Trading System (ETS), qui est intelligent et complexe. Ce système permet de prendre en compte l'ampleur et l'intensité des besoins par rapport à l'ensemble des coûts et des technologies ; une société faisant l'effort de se doter des meilleures technologies est favorisée dans ce système. C'est notre cas : Vallourec, qui a équipé des meilleures technologies disponibles en matière environnementale l'ensemble de ses usines, dont celle de Saint-Saulve avant de la céder, dispose suffisamment de crédits-carbone pour couvrir l'ensemble de ses besoins.
Ce système devrait être durci en 2020, de manière à élever le prix du carbone. Il est prévu de réviser ce système à cette échéance, afin de le durcir et d'augmenter le coût du carbone. Au-delà de son effet-prix, il peut induire des effets pervers, faute d'une technologie assurant une réduction de l'empreinte carbone. De ce fait, en l'absence d'alternative, les coûts vont nécessairement augmenter et rendre ce dispositif plus pénalisant. Investir dans une technologie à des seules fins fiscales n'est pas, en soi, une démarche convaincante pour les entreprises du secteur, surtout lorsque leur situation financière est chancelante. Cette démarche est propre à l'Europe qui, si elle a raison, sur le fond, d'inventer de tels systèmes innovants, risque d'obérer la compétitivité de ses entreprises face à leurs concurrents étrangers qui n'ont pas à se conformer à une telle réglementation. Certes, la Chine a également lancé un système de crédits-carbone qui pourrait nous servir à calibrer le nôtre. La mise en oeuvre de tels systèmes ne doit pas générer des handicaps compétitifs pour les entreprises européennes, mais doit prendre en considération ce que les autres font.
Nous ne sommes pas aidés sur ce point par les Américains. Dans l'univers sidérurgique, la Chine est notre principal compétiteur. Puisque l'industrie européenne est fondamentalement exportatrice, il ne s'agit pas seulement d'être protégé sur le marché européen, mais aussi d'avoir accès aux marchés tiers où se déroule la bataille commerciale et ce, dans les mêmes conditions que nos autres concurrents. Je pense que c'est possible ; une telle démarche globale s'inscrivant dans l'esprit de la COP que n'aide guère le retrait américain. Dans les pays du Golfe, on se préoccupe également du réchauffement climatique. Ainsi, tous ces dispositifs doivent être mis en oeuvre de manière réaliste, en veillant à ne compromettre ni la charge de nos outils, ni la compétitivité de nos coûts. Je n'ai pas parlé du travail, car je suis réaliste ; nous n'allons pas payer les Européens au même salaire que celui des Chinois !
Enfin, les impôts de production - que le Conseil d'analyse économique considère désormais comme des « impôts contre la production » - sont une spécificité française à laquelle il convient de remédier au plus vite.
Je reviens enfin sur votre question sur la comparaison des coûts de l'énergie entre la France et l'Allemagne. Sans pour autant généraliser cette information qui provient de la comparaison de deux sites de production, le prix de base de l'électricité est, dans la région de Düsseldorf, de 47 euros du kilowattheure contre 52 en France. Une fois les dégrèvements et les taxes pris en compte, la tendance s'inverse avec un coût, en France de 85 euros le kilowattheure contre 125 en Allemagne ; de tels résultats impliquant également la neutralité des crédits carbone. Le coût de l'énergie représente ainsi jusqu'à 10 % de nos coûts totaux en Allemagne.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Avez-vous une visibilité sur l'évolution des coûts de l'énergie ?
M. Philippe Crouzet. - L'absence de prévisibilité sur le nouveau dispositif de crédits-carbone agite l'ensemble des industriels et obère leur capacité d'investissement. Les services de Bruxelles devraient néanmoins proposer un nouveau système progressif.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Quel est votre avis sur le dispositif des territoires d'industrie ? En outre, comme élue de Côté d'Or où se trouve votre usine de Montbard, j'ai bien compris que l'absence de débouchés remettait en cause l'avenir des activités, notamment nucléaires. Quelles seront également les incidences de la transition énergétique sur celles-ci ?
Mme Nadia Sollogoub. - En tant qu'élue de la Nièvre, je souligne que le site de Cosne-sur-Loire a connu une restructuration, perçue comme très injuste et intervenue juste après une recapitalisation. Quel regard portez-vous lorsque la reprise se passe mal, comme c'est le cas à Cosne-sur-Loire, où le repreneur, en proie à de nombreuses difficultés et vicissitudes, s'avère incapable de faire redémarrer l'activité ? Dans quelle mesure vous sentez-vous concerné et quel est, selon vous, votre niveau de responsabilité ?
Mme Martine Filleul. - Votre intervention ne m'a guère convaincue. Le traitement d'Ascoval a été clinique, sinon chirurgical, et s'est avéré inapproprié pour ce site. J'en arrive à comprendre le sentiment d'abandon de la population locale par rapport à Vallourec et des syndicalistes, vous accusant de défaisance. N'y avait-il pas d'autres solutions et de réponses possibles à l'absence de marché pour les centrales thermiques que vous invoquez à l'appui de votre retrait de ce site ? Avec le recul, un tel argument n'est-il pas, au final, spécieux ?
M. Fabien Gay. - Votre intervention donne matière à un débat qui ne peut être que nourri. Par exemple, vous fustigez l'impôt, mais celui-ci nous permet d'être compétitifs. C'est grâce à lui qu'un service public existe et que sont bien soignés et formés nos salariés. Contrairement à ce qui vient d'être dit, l'impôt est fondamentalement juste. La CSPE permet également de soutenir les familles les plus précaires à un moment où les tarifs réglementés ont été augmentés ! J'en viens à Vallourec-Ascoval. C'est l'enfer pour les salariés et leurs familles, qui représentent jusqu'à un millier de personnes sur le bassin d'emploi ! Ça fait des années que ça dure ! On a l'impression d'une absence de solution et d'une passivité face aux échéances ! Chaque reprise du site s'est avérée un coût pour les salariés, qui sont les premiers concernés. Les salariés y jouent leur vie ! J'entends votre discours, mais ne le comprends pas. Je ne vois pas d'issue positive destinée à assurer la préservation de ces emplois et de ce site. Je soutiens ainsi l'assignation au tribunal des salariés intervenue en juin dernier.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - L'année où BpiFrance était mobilisé pour abonder le capital d'Ascoval et l'aider à refonder sa stratégie a également été marquée par la suppression de 900 emplois ; ce qui n'a pas empêché la distribution de dividendes aux actionnaires !
M. Philippe Crouzet. - Il n'y a pas eu de dividendes distribués aux actionnaires cette année-là.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Cette même année, 900 emplois ont été supprimés, y compris sur le site de Valenciennes. Pourquoi Vallourec a-t-elle choisi de se départir d'une aciérie intégrée à son unité au bénéfice d'une dévolution à une entreprise allemande extérieure au groupe, alors que les financeurs publics intervenaient dans le même temps ? L'impact financier d'une telle démarche était-il à ce point significatif ? Une telle démarche ne peut que nous interpeller ! Il nous reste un certain nombre de sites en France, dont une tuberie à Valenciennes. Nous nous battons tous pour obtenir une issue favorable pour l'aciérie. Quand bien même vous accompagnez financièrement cette transition, pourquoi avoir pris de tels choix que nous payons encore aujourd'hui ? Quelles sont vos ambitions et comment, avec l'État, doit-on anticiper les mutations à venir ? Nous avons eu, notamment avec M. Xavier Bertrand et moi-même, des échanges compliqués sur le terrain. On peut certes entendre qu'un secteur industriel soit obligé de muter, mais il faut pouvoir se parler en toute franchise et sincérité pour préparer ces mutations, au bénéfice des salariés et en concertation avec eux et les pouvoirs publics. Comment allez-vous continuer à prospérer, en évitant, en aval, des restructurations ? En d'autres termes, comment construire ensemble les évolutions futures ?
M. Philippe Crouzet. - Je tiens à rétablir la vérité sur la situation d'Ascoval sur laquelle de nombreux propos erronés ont été tenus. Au point de départ, cette aciérie ne produisait que 500 000 tonnes d'aciers spéciaux. Sa taille s'avère tenue, comparée à celle de l'aciérie implantée en Allemagne que détient à 30 % par Vallourec qui représente 8 millions de tonnes. L'aciérie Ascoval n'est donc pas compétitive pour construire autre chose que des aciers spéciaux. Lorsque le marché a disparu, pour les raisons que je vous ai exposées, nous en avons recherché d'autres ! Or, seul le marché automobile a recours à ces aciers spéciaux. C'est pourquoi nous avions trouvé une entreprise repreneuse, conformément à notre engagement vis à vis de l'État. Cette société, Ascometal, qui produisait des pièces pour l'automobile en acier spéciaux et dont les deux usines - situées aux Dunes à Dunkerque et à Hagondange - n'étaient plus aux normes. Le plan industriel était absolument clair : Ascoval, qui avait fait l'objet d'investissements conséquents, était rachetée par Ascometal qui en faisait l'aciérie de production pour l'ensemble de ses usines. Toute cette opération s'est déroulée dans la plus grande transparence ; nous n'avons demandé aucun financement pour les aciers spéciaux pour les pièces automobiles. Le plan industriel était clair : les deux aciéries, qui n'étaient plus aux normes, étaient délaissées au profit d'Ascoval. Nous avions ainsi laissé une entité, après y avoir investi 100 millions d'euros, tout en nous engageant à nous approvisionner auprès d'elle, à hauteur de 20 000 tonnes par an. Le malheur a voulu qu'Ascometal ait connu une crise de trésorerie et déposé son bilan. Cette société a alors été placée sous administration judiciaire. Deux repreneurs se sont alors présentés : le groupe britannique Liberty et la société allemande Schmolz Bickenbach. Cette dernière, que seule la fabrication de pièces automobiles intéressait, a été transparente dès le premier jour : son offre de reprise ne concernait pas l'aciérie, en raison de l'existence d'autres aciéries en Allemagne en manque de chargements. À l'inverse, le groupe Liberty reprenait l'aciérie et demandait à Vallourec un certain nombre d'engagements, que j'ai pris. Ainsi, le tribunal de grande instance de Strasbourg, en charge du dépôt de bilan d'Ascometal, avait, en face de lui, deux solutions : l'une allemande, partielle puisqu'elle n'assurait pas la conservation de la totalité des sites, et l'autre, britannique, qui permettait de conserver 600 salariés supplémentaires. Or, l'autorité judiciaire, en présence de ces deux solutions financières équivalentes, a retenu la solution allemande ! Je n'en suis toujours pas revenu ! Telle est l'origine du problème d'Ascoval . Si le tribunal avait accordé l'ensemble des actifs au groupe Liberty, celui-ci ferait aujourd'hui tourner l'aciérie. Qu'on n'aille pas me dire que ce dernier, qui avait repris les 23 000 salariés d'Arcelor Mittal, n'était pas capable de reprendre Ascoval ! Nous sommes dans un pays où ce genre de décision, prise dans la précipitation, n'est susceptible d'aucun appel. À partir du moment où l'on retire à Ascoval ses débouchés, tant les centrales thermiques que l'automobile, que peut-on faire ? Altifort s'est alors présentée : treize jours après la décision de ce même tribunal de Strasbourg, cette société s'est déclarée incapable de financer ce projet ! Manifestement, il y a là un réel dysfonctionnement et aucune autre solution n'a pu être trouvée. Dans l'intervalle et pendant toute la période de recherche d'un repreneur, nous avons contribué, à hauteur de plusieurs dizaines millions d'euros, - je ne peux vous en révéler le montant exact puisqu'il s'agit d'une information boursière -, à nous approvisionner en acier, pour un prix qui n'était pas compétitif. Aussi, accuser les salariés de Vallourec d'avoir lâché Ascoval, alors que nous avons accepté de surpayer notre acier pendant trois ans et que notre restructuration n'a pas provoqué de départs contraints, est inepte ! Tous les salariés du Valenciennois ont reçu plusieurs offres de reclassement et il n'y a eu aucun contentieux ! Nous avons, de fait, outrepassé nos obligations juridiques. Vous connaissez cette histoire et les épisodes récents sont pathétiques.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Votre rappel des différents épisodes du dossier Ascoval est légitime. Cependant, cette réalité vient bel et bien d'un sujet interne à Vallourec dont plusieurs centaines de salariés des tuberies ont perdu leur emploi. La région, l'agglomération et la collectivité ont accompagné les restructurations nécessaires. Tous les plans de formation et d'accompagnement des salariés ont été élaborés par la Région. Cette action a été collective. Je suis bien placée pour le savoir ayant été pendant huit ans présidente de Valenciennes Métropole. L'ensemble des acteurs publics a ainsi investi quelque 150 millions d'euros dans la reconversion de la friche du premier site historique de Vallourec, qui représentait une surface de 27 hectares qu'il a fallu réaménager. Au-delà même de l'accompagnement des salariés dans leur avenir professionnel, il faut prendre en compte l'ensemble des actions des collectivités publiques sur plusieurs années dans le démantèlement des usines abandonnées et le développement de nouvelles activités économiques. Mon propos n'était pas une critique en soi. Comment travailler de concert sur l'anticipation des mutations et ne pas attendre ? J'ai le souvenir de proposition portant sur des sites libres que nous aurions pu aménager à des fins de développement économique pour retrouver des solutions professionnelles en l'absence de débouchés pour les infrastructures existantes. Ascoval est une aciérie propre, électro-intensive qui recycle de la ferraille. Or, pour trouver l'aval, il faut une stratégie portée par une administration compétente ; ce qui revient à poser la question de la pertinence d'un ministère dédié à l'industrie. Cet exemple souligne ainsi l'importance d'un travail plus en amont des acteurs publics avec les industriels, sous le pilotage d'un État stratège. Dès lors, il serait salutaire de travailler davantage de concert avec les industriels et les salariés bien plus en amont des problèmes !
M. Philippe Crouzet. - J'apprécie effectivement votre action au sein de Valenciennes Métropole, à laquelle le groupe Vallourec va bientôt céder des terrains redevenus propres. Mon ambition initiale n'était pas de vous solliciter, puisque je considère que cette démarche nous incombait. Si Liberty avait été le repreneur, la collectivité ne l'aurait pas été ! Il faudrait ainsi s'interroger sur la légitimité de décisions aussi absurdes que celles réitérées par une formation non spécialisée du tribunal de grande instance, composée de trois personnes. En Allemagne, ça ne se serait pas passé comme cela ! Je ne peux que souscrire à votre idée d'anticipation. Telle est la raison pour laquelle je vous alerte sur la filière nucléaire dont la France et le Royaume-Uni, l'Inde et la Chine ; c'est à dire l'ensemble des pays où EDF investit. La filière française, dont l'expertise est considérable et unique au monde, subsiste. Or, le débouché chinois se ferme actuellement et il est de plus en plus difficile aux entreprises françaises d'y exporter. En outre, les perspectives de la filière nucléaire française demeurent, à tout le moins, obscures. Je suis persuadé qu'il n'y a pas d'alternative à la filière nucléaire française ; à retarder la décision inéluctable de la relance du programme nucléaire français, on crée un vide qui ne peut être supporté par les entreprises que sur une durée d'un an. On compromet ainsi l'existence même de cette filière française d'excellence, qui ne sera plus là lorsqu'on aura besoin d'elle !
M. Fabien Gay. - Suite à ce qu'a rappelé Mme la Rapporteure, comprenez-vous que la mobilisation pendant quatre ans des élus, des salariés et de l'argent public - que ce soit pour Ascoval ou l'usine Ford de Bordeaux - pour assurer une restructuration efficiente et trouver de nouveaux débouchés, alors que vous aviez anticipé, par avance, l'inanité d'une telle démarche, est insupportable pour le plus grand nombre ? Quels sont désormais les débouchés ? Où va-t-on pour les 280 salariés qui ont besoin de réponse au-delà du pathétique que vous avez évoqué ? À aucun moment, vous n'avez eu un moindre mot pour ces salariés ! Les acteurs politiques, dont je ne partage pas toujours la sensibilité, sont extrêmement mobilisés. Quelle est votre responsabilité ?
M. Philippe Crouzet. - On ne peut inventer les débouchés. British Steel, avec leur proposition de construire des rails spéciaux, ont astucieusement proposé une charge minimale avec des volumes substantiels. Il s'agirait d'agir sur une production en provenance de Grande-Bretagne. Ce débouché a l'air sérieux. C'est la seule solution, mais je ne sais où nous en sommes concrètement.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Rendez-vous est pris au tribunal le 19 juillet prochain puisque British Steel est en liquidation. Le fonds d'investissement qui se portait acquéreur d'Ascoval est-il en capacité d'assurer la reprise globale des entités de British Steel ou pourra-t-il n'acheter que certaines de ses sociétés afin de réaliser une filière intégrée en France ? En outre, le repreneur d'Ascoval dispose-t-il d'autres plans stratégiques pour l'aval ? Toutes ces questions doivent être appréhendées par le tribunal.
M. Philippe Crouzet. - La question des débouchés est en effet fondamentale. En effet, une aciérie sans débouché ne peut perdurer.
M. Franck Menonville, président. - Je tenais à vous remercier pour votre temps et la précision de vos réponses qui ponctuaient la fin des travaux de notre mission d'information. Surmonter une double crise pendant cinq ans n'est pas chose aisée et nous souhaitons que le redressement de votre groupe soit durable.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Merci, Monsieur Crouzet, de vous être rendu devant nous.
La réunion est close à 19 h 15.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.