Jeudi 27 juin 2019
- Présidence de M. Jean Bizet, président -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Education - Audition de M. Jean Arthuis, président de la commission des budgets au Parlement européen, sur l'Erasmus des apprentis
M. Jean Bizet, président. - Nous sommes heureux d'accueillir aujourd'hui un ancien collègue et un grand Européen : M. Jean Arthuis.
Monsieur le Ministre, vous avez été l'un des premiers promoteurs du projet d'Erasmus pour les apprentis. Vous avez ainsi lancé un projet pilote pour permettre à des apprentis d'intégrer une expérience européenne dans leur parcours - idée qui m'a immédiatement intéressé et dont j'ai toujours rappelé la paternité quand je la promouvais dans mon département, la Manche.
Nous connaissons tous le succès rencontré par le programme Erasmus auprès des étudiants. En 2017, 43 000 étudiants français en ont ainsi bénéficié. Mais seuls 15 % d'entre eux étaient issus de la formation professionnelle. Dans un contexte de chômage des jeunes toujours élevé, nous ne pouvons pas ignorer qu'Erasmus améliore sensiblement l'employabilité des jeunes qui en bénéficient. La mobilité de la main d'oeuvre est également un ingrédient clef pour la bonne santé d'une zone qui partage la même monnaie.
Fin 2016, la Commission européenne a lancé un programme « Erasmus Pro » pour concrétiser le projet pilote que vous aviez initié. Notre commission avait alors adopté un avis politique en février 2017 : nous avons ainsi appuyé ce programme européen et encouragé son déploiement, en nombre bien sûr mais en appelant aussi à être exigeant sur la qualité des mobilités proposées aux apprentis, notamment en termes de durée. La Commission, par les voix des commissaires Frans Timmermans et Mariane Thyssen, a répondu à l'avis politique du Sénat quelques mois plus tard, en juillet 2017, pour indiquer qu'elle en tiendrait compte et préparait l'intégration d'Erasmus Pro dans le programme « Erasmus + ».
Au même moment, la ministre du travail, Muriel Pénicaud, vous a confié le soin d'examiner les blocages à la mobilité européenne des apprentis. Vous lui avez remis un rapport en janvier 2018 qui comportait seize recommandations.
Plus d'un an après la remise de ce rapport, quel bilan pouvez-vous faire aujourd'hui de sa mise en oeuvre, en particulier au niveau européen ? L'objectif affiché dans votre rapport de faire bénéficier 15 000 apprentis du programme Erasmus en 2022 vous paraît-il atteignable ?
Alors que s'ouvre un nouveau cycle institutionnel pour l'Union européenne, les négociations sur le cadre financier pluriannuel de l'Union européenne sont loin d'être bouclées. Quelles sont les perspectives budgétaires pour les crédits Erasmus ? Quelle place sera laissée à l'Erasmus des apprentis dans le programme ? Une priorité pour les apprentis est-elle envisagée ? Soyez assuré, monsieur le Ministre, que nous nous employons tous à faire passer les bons messages auprès des chambres des métiers de nos territoires, qui les accueillent très favorablement.
M. Jean Arthuis, président de la commission des budgets au Parlement européen. - Je suis très sensible à votre invitation. Je viens ici avec émotion car je reste attaché au Sénat, où j'ai siégé pendant quelques années. Mon mandat de député européen prenant fin dans trois jours, j'effectue ma dernière prise de parole publique devant vous. J'attache en effet une grande importance aux liens entre le Parlement européen et les parlements nationaux. Lorsque j'étais président de la commission des finances du Sénat, je me rendais chaque année à la semaine parlementaire européenne en me demandant ce que j'en retirerais car chacun y prenait la parole dans une forme de désordre : l'ordre du jour n'était pas clair, nous n'y votions aucune motion... Les marges de progrès dans les relations entre le Parlement européen et les parlements nationaux sont immenses. J'attache donc une grande importance à la présente audition.
Président de la commission des budgets au Parlement européen, j'ai vu à quel point le budget de l'Union européenne était symbolique : il ne représente que 1 % du PIB de l'Union européenne, soit un cinquante-septième des dépenses publiques françaises... Et qu'en fait-on ? Les trois quarts sont redistribués aux États membres par le biais de la politique agricole commune ou de la politique de cohésion, et 6 % servent au fonctionnement des institutions que sont la Commission européenne, le Parlement européen, le Conseil de l'Union européenne, la Cour de justice de l'Union européenne, la Cour des comptes européenne, le Comité des régions, le Conseil économique et social européen, etc. Bref, il ne reste que 20 % du budget pour financer des actions que l'on peut qualifier de supranationales comme celles d'Horizon 2020 ou le programme Erasmus.
Lorsque je suis arrivé au Parlement européen, en 2014, Erasmus représentait 1,570 milliard d'euros. Nous sommes parvenus à faire passer son budget à 3 milliards d'euros en 2019, mais la moitié seulement des demandes sont satisfaites. Or c'est l'un des plus beaux projets que l'Union européenne ait pu développer, en ce qu'il parle à tous les Européens, notamment aux jeunes. Lorsque, député européen, on rentre dans sa circonscription, on se demande souvent quoi dire à ses concitoyens qui les intéressera, car l'Europe ne parle guère aux Européens. On en parle un peu à la veille des élections européennes, que l'on transforme vite en référendum pour ou contre le Président de la République, puis les députés européens entrent dans une sorte de carmel médiatique. J'ai pour ma part fait de la situation des apprentis une priorité, afin de leur permettre de bénéficier de la mobilité.
Les apprentis peuvent représenter jusqu'à 15 % des jeunes dans certains pays. Quand ils partent à l'étranger, c'est pour une semaine, deux semaines, parfois trois. C'est très bien, mais cela ressemble plus à du tourisme professionnel qu'à autre chose. L'enjeu était donc de permettre leur immersion d'au moins six mois dans un autre pays, pour qu'ils se familiarisent avec sa langue - ce qui revient souvent à parfaire son anglais... J'ai d'ailleurs le souvenir d'un jeune pâtissier vendéen parti en Hongrie qui me disait avoir progressé non en hongrois, comme je m'y attendais, mais en anglais...
Le chômage des jeunes est très élevé en Europe puisqu'il touche parfois près de la moitié d'entre eux, à l'exception des quelques pays qui ont une vraie tradition de l'apprentissage comme l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Autriche, le Danemark ou encore les pays nordiques - j'étais d'ailleurs en Finlande la semaine dernière. Dans ces pays, le chômage des jeunes est quasi nul ; entrer en apprentissage ne veut pas dire renoncer à l'enseignement supérieur. Les Suisses - qui ne sont certes pas membres de l'Union européenne - sont fiers d'avoir un tiers de bacheliers ; quand on y a réussi dans l'apprentissage, on peut entrer à l'université.
Second constat : ceux qui ont suivi le programme Erasmus sont mieux protégés du chômage. Je me suis donc demandé comment coupler Erasmus et apprentissage. Pour identifier les freins et blocages, j'ai lancé un projet pilote, que j'ai fait voter dans le budget 2016 de l'Union européenne. Les projets pilotes sont en quelque sorte pour le Parlement européen ce qu'était la réserve parlementaire pour les parlementaires français : l'occasion de tenter d'innover sur des projets particuliers. Mon projet consistait à faire appel à des centres de formation des apprentis (CFA) nationaux pour présenter des candidatures, conjointement avec un centre d'apprentis situé dans un autre pays ; les deux parties s'engageaient ainsi à encourager leurs apprentis à partir vers l'autre centre et à recevoir les siens en échange, pour une durée suffisamment longue. Cela supposait qu'il y ait un référent dans chaque centre, pour prendre en charge la préparation, parfaire les capacités linguistiques des jeunes et convaincre les maîtres d'apprentissage que ces échanges seront une aventure humaine extraordinaire. L'idée supposait donc un peu de temps pour être acceptée par les CFA.
Nous avions inscrit à cette fin 2,5 millions d'euros de crédits budgétaires, et constitué un consortium, piloté par les Compagnons du devoir, très désireux de faire avancer le projet, et une quinzaine de CFA. La mise en oeuvre a été très compliquée, d'abord du fait des procédures de la Commission européenne. Depuis la chute de la commission Santer, cette dernière prévoit en effet ceinture et bretelles... L'Europe n'ayant pas de gouvernement, ayant un budget essentiellement de redistribution, et certains de ses membres ayant de l'État de droit une vision approximative du fait de l'empreinte laissée par des pratiques mafieuses, elle ne peut être gouvernée que par des textes. On applique donc les règlements à la lettre, partout, ce qui confine parfois à l'absurde. En l'espèce, deux directions générales étaient concernées : celle de l'éducation et de la culture d'une part, chargée des bourses Erasmus, celle de l'emploi d'autre part, dont la commissaire est Mme Marianne Thyssen. Or leurs procédures respectives diffèrent. Une fois désignés les CFA susceptibles de recevoir les crédits pour participer à l'expérimentation, il restait à trouver les crédits Erasmus pour les apprentis concernés. Or les bourses Erasmus sont distribuées à la fin du mois de janvier de chaque année pour l'année scolaire commençant en septembre... De nouvelles lignes budgétaires ont donc dû être inscrites sur le budget 2017.
La Commission européenne nous a aidés en diffusant une recommandation pour un statut de l'apprentissage efficace et de qualité, invitant les États membres à légiférer. En la matière, la difficulté est que l'Union européenne n'est pas compétente, puisque ses compétences exclusives se limitent à la politique commerciale, la politique de concurrence, la monnaie pour les membres de l'union économique et monétaire, et la protection des ressources halieutiques. Au-delà de ces matières, la Commission est plus timorée, par crainte de se faire retoquer par les États membres. La formation professionnelle, qui relève de la souveraineté nationale, ne se partage pas ! La Commission a néanmoins fléché 400 millions d'euros vers un programme intitulé « Erasmus Pro », que l'on a pu affecter aux apprentis et aux stagiaires des lycées professionnels.
Au bout de deux ans, nous avons vu les freins et obstacles qui se dressent devant un tel projet. Un tel contrat d'apprentissage est à la fois un contrat de formation, aspect sur lequel deux centres de pays différents peuvent se mettre d'accord, et un contrat de travail ; or, en la matière, il existe vingt-huit législations différentes... Et dans certains pays, comme l'Italie, rien n'est prévu pour l'apprentissage. Comme j'étais intervenu à ce sujet auprès du candidat Macron, qui avait fait d'Erasmus pour les apprentis un élément de son programme, Mme Muriel Pénicaud m'a confié une mission pour identifier les freins et obstacles à cette politique, qui sont ceux que nous avions recensés dans notre projet pilote. Ce dernier, à la vérité, était en souffrance.
J'ai donc fait des propositions pour faire évoluer le droit français, et je sais gré au Sénat d'avoir permis la transcription immédiate de l'une d'entre elles. Auparavant, le maître de stage était tenu de rémunérer l'apprenti sur toute la durée de l'apprentissage, même s'il partait à l'étranger, et était responsable en cas d'accident. Cela pouvait constituer un frein. J'ai proposé de suspendre ces dispositions. Le président de la commission des affaires sociales a alors déposé un amendement au projet de loi de ratification des ordonnances relatives au droit du travail, dont je craignais la censure par le Conseil constitutionnel car cela pouvait constituer un cavalier. Cela n'a pas été le cas, et je salue la réactivité du Sénat, car il fallait que la loi soit modifiée avant l'attribution des bourses Erasmus, au mois de janvier.
La couverture sociale des apprentis était un autre problème. Certains États ont des législations proches de la nôtre, mais d'autres ne prévoient rien en la matière. J'ai donc suggéré que l'apprenti en mobilité bénéficie du statut d'étudiant, donc relève du régime général. L'autonomie financière des jeunes était un autre obstacle. Une bourse Erasmus de 300 ou 400 euros par mois ne suffisait pas. J'ai donc proposé que les opérateurs de compétences, gérés par les branches professionnelles, prennent le relais, afin d'encourager les jeunes à s'ouvrir à l'Europe. Autre frein encore : la reconnaissance des acquis de la mobilité. Si l'Éducation nationale n'y voit pas de difficulté théorique, j'ai rencontré des jeunes à qui l'autorité académique a demandé des mois de formation supplémentaires pour obtenir le diplôme ! Quelques rectorats sont flexibles, mais ce n'est pas le cas partout...
L'apprentissage ne concerne pas que les ouvriers professionnels. Les effectifs d'apprentis croissent d'ailleurs plus vite dans l'enseignement supérieur qu'aux niveaux IV et V. D'où l'idée de faire de l'apprentissage une passerelle entre l'enseignement général et la vie professionnelle. Pour l'enseignement supérieur, cela ne pose pas de problème puisque les titres sont délivrés par les universités ou les grandes écoles, liées à leurs homologues étrangères par des conventions. Pour les apprentis, ce n'est pas le cas : c'est l'autorité académique qui décide. Il faudra donc des impulsions politiques fortes pour faciliter la reconnaissance des qualifications, et je compte là aussi sur le travail du Sénat.
La langue est un autre frein. Au collège, les jeunes ont une heure ou deux par semaine de cours de langue. Dans l'apprentissage, c'est plutôt une heure ou deux par mois, ce qui est très insuffisant. Les universités et les grandes écoles proposent même des cours en langue étrangère. Les CFA devront se mettre en tête qu'il faudra développer les enseignements dans d'autres langues, notamment en anglais, quel que soit le sort du Brexit...
C'est une révolution qu'il faudra accomplir. Les quelques candidats d'Europe de l'Est qui souhaitaient participer à nos échanges y ont renoncé dès qu'ils ont constaté qu'aucun cours n'était proposé en anglais.
Certains de nos CFA ont des projets ambitieux. D'autres sont décalés. La formation professionnelle est l'un des plus beaux investissements pour préparer l'avenir. Il y va de la compétitivité européenne. Chaque jeune doit pouvoir cultiver son talent pour contribuer à la dynamique de l'Europe.
Je suggère de développer les jumelages entre CFA sur la base de chartes de qualité qui mentionneront les valeurs, les programmes et les modes pédagogiques privilégiés. Il faudra aussi prévoir une assistance en matière de logement ou de formation linguistique pour les jeunes qui y participeront. Des certificats d'acquis de compétences et d'expérience professionnelle seront délivrés à l'issue du programme.
L'Europe doit abonder le financement de son programme Erasmus. Dans toutes les démocraties, les parlements ont été institués pour encadrer le consentement à l'impôt. Tout gouvernement est persuadé que le Parlement a tendance à abuser de la dépense publique, de sorte qu'au niveau européen, on a enfermé le budget dans un cadre pluriannuel voté à l'unanimité. La Commission européenne a proposé de doubler les crédits Erasmus, alors qu'il faudrait les tripler en prévision des cohortes d'apprenants professionnels qui partiront à l'étranger pour six mois.
L'Europe peut financer la formation professionnelle avec les fonds de développement régional et avec le fonds social européen. Il faut négocier cela avec les régions. Il faudra d'autant plus veiller à tripler les crédits Erasmus dans le cadre pluriannuel 2021-2027, que le Brexit risque de créer un manque à gagner de 12 milliards d'euros.
Veillons à ce que les chefs d'État et de gouvernement posent la lutte contre le chômage des jeunes comme une priorité européenne. Dans certains États membres, cela relève de la compétence des ministres de l'Éducation nationale, dans d'autres, de celle des ministres du travail, donc il n'existe pas de formation du Conseil appropriée pour traiter de ce sujet.
Je fonde beaucoup d'espoir sur la présidence finlandaise qui débutera au 1er juillet. Leur modèle de formation professionnelle fait primer la flexibilité, une totale déconcentration et la responsabilité des opérateurs. L'État finlandais ne rémunère pas les professeurs, mais fixe les orientations. Lorsque les jeunes ont terminé leur cycle scolaire à 16 ans, la moitié se dirige vers la formation professionnelle, l'autre vers la formation académique. Les passerelles entre les deux restent ouvertes à tous les niveaux. Dans les centres de formation professionnelle, les apprenants peuvent avoir aussi bien 16 que 40 ans. Chaque apprenant bénéficie d'une feuille de route personnalisée, de sorte que le système se met à sa portée et pas l'inverse.
Erasmus incite au benchmarking, c'est-à-dire à aller voir ce qui se passe ailleurs. C'est bien pour les familles, pour les entreprises, pour les syndicats, et même pour les politiques.
Pas moins de 20 000 jeunes ont bénéficié de l'Erasmus pro, mais seulement 200 à 300 ont pu l'intégrer à leur cursus. La plupart des jeunes partent en effet souvent après leur diplôme. L'effort à accomplir est immense. La France n'est pas la seule concernée. Les autres pays doivent aussi agir.
Je souhaite créer une fondation à laquelle participeront des entreprises disposant de filiales dans tous les pays européens, Air Liquide ou BNP Paribas, par exemple. Ces entreprises pourront fournir un tableau précis de la diversité des législations en Europe. Grâce à ces entreprises, nous pourrions choisir les 7 à 10 pays les plus convergents, et nous pourrions identifier les centres de formation les plus performants, afin de les rapprocher jusqu'à la délivrance des diplômes. L'expérimentation ne peut être qu'intéressante.
J'ai découvert par ailleurs les Olympiades des métiers, dans le cadre des World skills et de l'Euro skills. Lors de ces compétitions d'apprentis, dont la dernière a eu lieu en 2017, à Abu Dhabi, les performances des apprentis de l'équipe de France se distinguent de celles des autres pays comme une esquisse de Léonard de Vinci d'un dessin d'enfant.
L'apprentissage est rarement un choix en France. Preuve en est, les principaux de collège étaient encore récemment d'autant mieux notés que le nombre d'élèves partant en apprentissage était faible. Le corporatisme règne partout. Dire qu'un apprenti doit être capable de parler une autre langue que sa langue maternelle, et qu'il pourra rejoindre l'université s'il le souhaite, changerait radicalement cette vision.
Vous avez voté une loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, mais les décrets ne sont pas encore publiés. Je crains que les opérateurs de compétences (OPCO) ne soient gérés par les mêmes qu'hier, c'est-à-dire par des permanents, anciens fonctionnaires avec qui on ne peut avoir qu'un dialogue de ventriloques.
Le pas que nous avons accompli reste extrêmement modeste, puisque seulement 200 jeunes ont participé à notre projet. Nous avons invité tous les participants à une conférence organisée à Bruxelles, à la fin mars. J'ai pu constater le pragmatisme et l'audace de la Finlande. Nous pourrions nous en inspirer. J'ai publié un manifeste de l'apprentissage à destination des nouveaux députés européens. Je vous en laisserai quelques exemplaires.
Ce projet est porteur de réforme. Les lois doivent s'adapter. L'Europe a d'immenses progrès à accomplir. Elle s'est développée en tant que puissance économique et financière, mais les discours politiques nationaux s'y fracassent. Le Brexit en est la preuve. Il est urgent qu'elle avance sur le terrain social, sous peine d'implosion, car elle ne fonctionne qu'à l'unanimité. Installer les pays des Balkans dans les institutions actuelles n'est pas possible.
M. Jean Bizet, président. - Nous savions toute votre compétence et nous la constatons encore une fois. Le socle européen des droits sociaux est en effet essentiel. Au-delà de l'apprentissage, c'est une modèle de société que nous devons transformer. Le 11 juillet, nous auditionnerons l'ambassadeur de Finlande au sujet de la présidence à venir. Nous lui parlerons de l'Erasmus des apprentis. Le Sénat fera de son mieux pour appuyer la fondation que vous souhaitez mettre en place. Au travers de l'Erasmus professionnel, c'est la compétence de l'économie européenne qui est en jeu. Merci pour tous ces éclairages.
M. André Reichardt. - Nous sommes nombreux à partager le constat que vous nous avez exposé. Quel dommage que vous quittiez le Parlement européen avec la compétence qui est la vôtre ! Il faudrait créer des mandats ad vitam aeternam ! Peu de Français portent le message qui est le vôtre sur le développement d'un Erasmus professionnel.
L'Alsace a toujours eu un taux d'apprentis élevé, en raison de sa culture à la fois latine et germanique. Notre droit local donne aussi aux chambres des métiers des compétences particulières en la matière.
M. Jean Arthuis. - Votre département participe aussi à l'apprentissage transfrontalier.
M. André Reichardt. - En effet. Le conseil régional avait lancé une expérimentation, il y a quelques années, initialement circonscrite à l'enseignement supérieur, qui a été élargie ensuite aux apprentis de niveau IV et V. Mais cela a du mal à prendre malgré tous les efforts.
Il faut mettre en relation le faible développement d'Erasmus Pro dans notre pays avec le faible succès de l'apprentissage. Celui-ci souffre d'une image dégradée : il serait réservé à ceux qui ne peuvent pas faire autre chose. Certains artisans refusent même d'envoyer leurs enfants en apprentissage... Certaines grandes entreprises jouent le jeu de l'apprentissage mais, dans les faits, celui-ci concerne surtout les petites et moyennes entreprises.
Enfin, il faut aussi mettre l'accent sur le volet financier. Les apprentis proviennent souvent de catégories sociales modestes. Il faut garantir l'autonomie financière des jeunes apprentis. Il est normal qu'un jeune qui part six mois veuille rentrer chez lui de temps en temps, mais cela a un coût. Si l'on veut développer Erasmus, il ne faut pas viser uniquement les jeunes de l'enseignement supérieur mais viser aussi tous les jeunes de niveau IV et V, qui ont 16 ou 17 ans. Il faut les soutenir. J'ai constaté à l'Office franco-allemand de la jeunesse que de nombreux dossiers échouaient parce qu'il manquait 100 euros pour boucler les budgets.
Je salue votre projet de fondation. J'espère que nous pourrons vous accompagner.
M. Jean Bizet, président. - Je vais transmettre le message au Président Larcher. Je suis persuadé qu'il sera intéressé. Le Sénat organise déjà des Rencontres annuelles de l'apprentissage. On pourrait proposer d'envisager un lancement de la fondation à cette occasion au Sénat.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - J'ai toujours plaisir à vous entendre, Jean Arthuis. Vos propos sont clairs et lucides. Je veux vous féliciter pour votre initiative qui constitue un projet magnifique. Élue des Français de l'étranger, je constate combien un tel projet pourrait être utile. Nous avons terriblement besoin de développer l'apprentissage. Nous avons commis une erreur majeure en le négligeant, en voulant à tout prix porter 80 % d'une classe d'âge au baccalauréat, au risque de dévaloriser les autres filières et le travail manuel. Il est urgent de changer de discours et de revaloriser ces cursus. Le potentiel est considérable. Je l'ai encore constaté lorsque j'assistais à la remise des prix Avenir Métiers d'Art. Une étudiante en médecine avait abandonné ses études pour faire un CAP où elle s'épanouissait. Elle me racontait toutes les difficultés qu'elle avait eu à faire admettre son choix dans sa famille de médecins. Les métiers d'art représentent 165 000 emplois, 40 milliards d'euros de chiffre d'affaires, dont 85 % à l'exportation, avec des besoins de recrutement importants. Je partage tout à fait vos propos sur la Finlande. L'apprentissage des langues y est très pragmatique et le niveau des jeunes en langues est exceptionnel. Nous devrions nous en inspirer. J'ai constaté aussi que les jeunes qui venaient faire un petit boulot à Londres repartaient avec une expérience nouvelle et une confiance en eux accrue qui leur permettait ensuite de trouver plus facilement du travail. Bravo et merci pour votre initiative !
Mme Véronique Guillotin. - Je suis élue de Meurthe-et-Moselle, département frontalier du Luxembourg. Chacun connaît les différences de niveau de vie, de croissance, d'emploi de part et d'autre de la frontière. Dans un territoire désindustrialisé, où le chômage des jeunes est élevé et les niveaux de qualification faibles, l'appel du Luxembourg est important et constitue une opportunité pour les jeunes, pourvu que l'on puisse les mettre en condition de trouver un emploi là-bas. Erasmus Plus a été un facteur d'espoir. Ce plan permet d'illustrer de manière concrète les bienfaits de l'Europe dans des territoires où le vote extrême est le signe d'une désespérance. Erasmus était surtout ciblé sur des jeunes diplômés de l'enseignement supérieur, déjà conscients de ce que l'Europe peut leur apporter. Erasmus Plus vise un public plus large et permet de faire comprendre à tous les jeunes que l'Europe est aussi faite pour eux. Je salue la hausse du budget même s'il reste encore insuffisant et que les freins sont nombreux. Nous devrons continuer à évoquer ce sujet dans nos discussions. Vous avez évoqué la question de l'enseignement des langues. On est encore loin du bilinguisme en France, où l'on accuse un retard en matière d'apprentissage des langues. Nous venons de terminer l'examen de la loi sur l'école de la confiance, mais j'ai l'impression que l'on est passé à côté de l'objectif. Alors que des jeunes éloignés de l'emploi auraient les compétences pour trouver un emploi de l'autre côté de la frontière, dans la restauration ou la santé par exemple, ils ne le peuvent pas car ils ne maîtrisent pas une seconde langue. Il est donc important de développer l'enseignement des langues dans les CFA.
Il est aussi important d'améliorer l'image de l'apprentissage, même si j'ai l'impression que son image s'améliore progressivement. Les Olympiades des métiers en témoignent et prouvent que ces formations sont aussi des formations d'excellence, un passeport pour l'emploi. Pour toutes ces raisons, je voulais vous dire à quel point je soutiens votre plan, qui est aussi un facteur d'espoir pour un territoire comme le mien et pour sa jeunesse.
M. Jean Arthuis. - Vos remarques montrent que nous partageons le même point de vue. Désormais il convient de faire bouger les lignes. Cela ne sera pas simple ! L'Europe est une addition d'égoïsmes nationaux. On monte de grandes opérations avec l'Allemagne, mais combien d'apprentis allemands en France ? Très peu... J'espère que la convergence du droit de l'apprentissage pourra constituer la première pierre d'une convergence des législations sur le droit du travail et des législations sociales.
Les grandes entreprises sont les mieux préparées pour mettre en oeuvre le projet rapidement et elles entraîneront par capillarité leurs sous-traitants. J'ai eu l'occasion d'échanger avec un garagiste qui avait accepté d'accueillir un jeune apprenti slovaque. Il n'avait pas osé en parler à l'avance à ses collaborateurs craignant leur opposition. Or l'expérience a été une formidable aventure humaine. Ceux qui ont participé à l'expérimentation sont donc les mieux à même d'en faire la promotion.
Partir six mois, pour un jeune, n'est pas anodin : il doit quitter ses amis, sa famille, etc. Les jeunes reviennent transformés, avec une formation enrichie, une confiance en eux accrue. Si nous arrivions à bâtir un système de formation inspiré du modèle finlandais, nous pourrions lutter contre le décrochage. Chaque jeune a un talent, des centres d'intérêt. Il faut partir de là pour construire une feuille de route personnelle. Cela suppose de revoir l'offre d'enseignement et ses modalités de diffusion, notamment en développant le recours au e-learning, car les jeunes peuvent apprendre beaucoup en ligne par eux-mêmes, tandis que les enseignants pourront consacrer davantage de temps à conseiller les jeunes, les coacher, les mettre en confiance - ce qui est irremplaçable.
Je me sens encouragé par vos propos. Libre de mes obligations de parlementaire, je compte m'investir dans cette fondation qui me semble d'intérêt général. J'ai reçu une proposition pour l'installer aux Arts et métiers. Je compte la lancer en septembre. J'ai envoyé un courrier à tous les parlementaires européens pour les inciter à ne pas laisser tomber ce sujet essentiel pour l'Europe. Notre récente conférence avait pour thème : « La mobilité des apprentis : un outil pour l'employabilité des jeunes et la compétitivité de l'économie européenne ». Nous ne devons laisser personne au bord du chemin car nous avons besoin de tous.
La France est en retard pour l'enseignement des langues. Je l'ai vu au Parlement européen, tous nos collègues des autres pays sont bilingues. Si l'on n'est pas capable de s'exprimer dans une autre langue, on se retrouve relégué au second rang et l'on perd toute autorité.
Les artisans d'art ont toute leur place dans le dispositif. Comme je le disais, les grandes entreprises m'ont indiqué qu'elles étaient prêtes à entraîner avec elles leurs sous-traitants. L'essentiel est de lancer le mouvement, de montrer que le dispositif est opérationnel ; ainsi on lèvera les résistances, des syndicats notamment. L'essentiel est que l'initiative parte du terrain, sur la base d'expérimentations. Progressivement, les branches délivreront leurs diplômes sans se préoccuper de ce qu'en pense l'Éducation nationale.
Il faut aussi que les budgets soient appropriés. Nos modes de financement sont d'une grande complexité ; il conviendrait d'en simplifier l'architecture car ce qui est compliqué est rarement gouvernable.
Il convient de démocratiser Erasmus pour l'ouvrir aux apprentis des niveaux IV et V, aux membres des classes les plus populaires. Il ne faut pas se résigner à l'échec scolaire. Autrement on alimente le populisme qui se nourrit du vote de ceux qui ont le sentiment de ne pas être écoutés ni pris en compte. Erasmus est un bon levier pour transformer l'Europe.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Le réseau des chambres de commerce international (CCI International) est très actif, bien structuré. Il pourrait être utile pour recueillir des offres d'apprentissage. Le portage des PME par les grandes entreprises est un modèle qui a fait ses preuves, en aéronautique par exemple.
M. Jean Bizet, président. - Merci Monsieur le Ministre pour votre éclairage. Nous inscrirons ce point à l'ordre du jour de notre prochaine rencontre avec l'ambassadeur de Finlande et attirerons l'attention du Président Larcher sur votre projet de fondation. Je ne doute pas qu'il sera intéressé.
M. Jean Arthuis. - Le budget européen représente environ 1 % du revenu national brut de l'Union européenne. Tous mes collègues s'en plaignent et réclament un budget de 1,2 ou 1,3 %.
Il est une idée que je n'ai pas réussi à faire passer - sans doute en raison d'une forme de conformisme européen - : celle d'augmenter le budget de l'Union européenne sans augmenter la dépense publique en Europe.
Si l'on examine le budget en détail, on s'aperçoit que les États se redistribuent de l'argent, mais qu'ils ne font pas grand-chose ensemble. Or, leur souveraineté s'est périmée dans de nombreux domaines, sous l'effet de la mondialisation - sécurité, défense, migrations, digital, climat, espace... Le temps n'est-il pas venu d'identifier les biens communs européens, ceux que les États ne peuvent plus assumer seuls ? Ne peut-on imaginer que ces crédits mal utilisés au plan national, car inefficaces, soient transférés au budget européen ?
J'ai essayé de faire passer cette idée mais j'ai recueilli peu de réactions, comme s'il s'agissait d'un sujet tabou. Il serait intéressant que les Parlements nationaux identifient ces biens communs européens et s'interrogent sur l'utilisation des crédits qui y sont consacrés.
Prenons l'exemple des affaires étrangères. Nous avons un service européen d'action extérieure, alors que l'Union européenne n'a pas de réelle compétence en matière de politique étrangère. Nous avons acheté un immeuble à Pékin, un autre à Tokyo, un autre, plus récemment, à Pretoria... Nous avons vingt-neuf ambassades hors d'Europe. Cherchez l'erreur...
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Nous avons tout de même fait quelques progrès en matière de coopération institutionnelle et de mutualisation des moyens, notamment avec l'Allemagne...
M. Jean Arthuis. - Ce qui me frappe le plus, c'est que les ministres ayant des biens communs européens dans leur portefeuille ne discutent pas suffisamment avec leurs homologues européens. Si vous êtes ministre du climat, le vrai sujet n'est pas franco-français, mais européen. Dans certains domaines, on ne peut être efficace qu'à l'échelle européenne.
Si l'on veut aller encore plus loin, il faut exiger, dans les traités internationaux, de ne faire du commerce qu'avec ceux des pays qui respectent les mêmes normes. Sinon, ce n'est pas la peine.
M. Jean Bizet, président. - Avant de conclure, je voulais souligner que notre assemblée venait de créer une mission d'information sur la consommation des fonds structurels européens, à la demande du groupe Les Indépendants. Notre collègue Jean-Pierre Leleux a parallèlement attiré mon attention sur la nécessité de se pencher sur l'usage qui est fait des crédits européens en matière culturelle. Cela me paraît intéressant, d'autant plus que c'est une question que notre commission n'a pas eu l'occasion d'aborder récemment. Je souhaiterais vous proposer de confier à Jean-Pierre Leleux le soin d'étudier ce sujet, en binôme avec notre collègue Sylvie Robert.
Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 10 h 30.