Jeudi 13 juin 2019
- Présidence de M. Jean Bizet, président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Politique étrangère - Élection présidentielle ukrainienne
M. Jean Bizet, président. - Il y a un mois, l'Ukraine élisait son nouveau président : c'est le jeune Volodymyr Zelensky qui a bénéficié du rejet des personnalités politiques traditionnelles - ce sont des choses qui arrivent... Cet ancien comédien, ignorant tout de la politique, a déjà annoncé la dissolution de la Rada et la convocation d'élections législatives, le 21 juillet prochain.
M. Zelensky a réservé sa première visite hors du pays à l'Union européenne, puisqu'il a rencontré la semaine dernière, à Bruxelles, les principaux dirigeants des institutions européennes. Je rappelle que l'Ukraine, qui relève du Partenariat oriental de l'Union européenne, a déjà signé avec elle un accord d'association en 2014. Les ministres des affaires étrangères français et allemand étaient déjà en visite à Kiev, il y a deux semaines, et Jean-Yves Le Drian a annoncé que M. Zelensky se rendrait bientôt à Paris.
Cette élection présidentielle présente en effet un enjeu fort, le nouveau Président ukrainien ayant notamment exprimé son souhait de mettre fin à la guerre dans le Donbass, mais aussi son intention de lutter contre la corruption et de proposer un référendum sur l'intégration de l'Ukraine dans l'OTAN. J'étais à Vilnius, il y a dix jours, pour le dixième anniversaire du Partenariat oriental. Chacun soulignait la nécessité de faire évoluer l'Ukraine qui est un élément clef dans un environnement à sécuriser.
Notre collègue Nicole Duranton, mandatée avec d'autres collègues de la délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE), a observé le déroulement de l'élection présidentielle.
Mme Nicole Duranton. - J'ai effectivement participé, avec nos collègues Jacques Le Nay et André Vallini, à la mission d'observation de l'élection présidentielle en Ukraine, qui s'est déroulée les 31 mars et 21 avril derniers, en ma qualité de membre de l'APCE. Pour ma part, je n'ai observé que le premier tour, alors que nos deux collègues ont également observé le second.
L'Ukraine entre dans le champ de la politique européenne de voisinage, dont le volet oriental est connu sous le nom de Partenariat oriental, institué il y a dix ans.
Au niveau bilatéral, l'Ukraine est le seul pays à bénéficier d'un sommet annuel avec l'Union européenne. Le 20e sommet s'est tenu le 9 juillet 2018, à Kiev, et a fait l'objet d'une déclaration conjointe, ce qui n'avait pas été le cas lors des deux précédentes éditions.
L'Ukraine et l'Union européenne ont signé un accord d'association, en marge des Conseils européens du 21 mars 2014, pour les chapitres politiques de l'accord, puis du 27 juin suivant, pour son volet commercial. Ce texte comprend un accord de libre-échange commercial et approfondi, qui prévoit une libéralisation couvrant la quasi-totalité des échanges et implique une reprise par l'Ukraine d'une partie significative de l'acquis de l'Union européenne.
Cet accord d'association est appliqué depuis le 1er septembre 2017, après que les Pays-Bas l'eurent finalement ratifié. En effet, un référendum d'initiative populaire consultatif, organisé en 2016, avait conduit les électeurs néerlandais à rejeter cet accord d'association. Pour que les Pays-Bas le ratifient, le Conseil européen a précisé que l'accord d'association n'ouvre pas de perspective d'adhésion à l'Union européenne, n'offre pas de garanties de sécurité collective ni d'aide ou d'assistance militaire à l'Ukraine, n'ouvre pas les marchés du travail des États membres aux ressortissants ukrainiens, n'oblige pas les États membres à fournir un soutien financier à l'Ukraine et fait de la lutte contre la corruption l'un de ses éléments essentiels.
Par ailleurs, la libéralisation du régime des visas entre l'Union européenne et l'Ukraine, entamée en 2010, est effective depuis le 11 juin 2017.
Le soutien financier de l'Union européenne à l'Ukraine s'établit à plus de 12 milliards d'euros entre 2014 et 2020, dont près de 8 milliards d'euros mobilisés par la Banque européenne d'investissement et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, 3,4 milliards d'euros au titre de l'assistance macro-financière et 1,4 milliard d'euros au titre de l'instrument européen de voisinage. Cette aide européenne reste conditionnée à la mise en oeuvre de réformes.
La France est favorable à cette conditionnalité et considère que la reconnaissance d'une perspective européenne à l'Ukraine n'est pas d'actualité. C'est aussi la position de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Autriche ou du Danemark, alors que d'autres États membres, notamment au Nord et à l'Est, sont favorables à la prise en compte des aspirations européennes de l'Ukraine.
Le territoire de l'Ukraine demeure amputé de la Crimée depuis son annexion illégale par la Russie en 2014. L'élection présidentielle s'est déroulée dans un contexte très particulier, marqué par trois principaux éléments.
D'abord, la persistance du conflit dans le Donbass, qui s'assortit d'une crise humanitaire dans les régions de Donetsk et de Lougansk : le pays est entré dans la cinquième année d'une guerre qui a causé la mort de plus de 10 000 personnes, dont 3 000 civils. Le cessez-le-feu est très régulièrement violé. La population ukrainienne est lasse de la guerre et ne s'identifie plus à ce conflit. Si les accords de Minsk conclus en format dit « Normandie » demeurent le seul cadre de règlement du conflit agréé par l'ensemble des parties, leur mise en oeuvre paraît bloquée.
Ensuite, l'Ukraine connaît de graves difficultés économiques et sociales : beaucoup d'Ukrainiens restent confrontés à la pauvreté, à des salaires extrêmement bas et à un chômage de masse, alors que les prix s'envolent. Les conditions de vie restent difficiles et se sont dégradées avec la guerre. Pour autant, le bilan du Président Porochenko est loin d'être négligeable. Après Maïdan, les institutions ont été réformées, avec le soutien de l'Union européenne et des organisations internationales, et une société civile dynamique et vigilante a émergé. Des réformes économiques ont aussi été réalisées, par exemple dans les secteurs bancaire et énergétique ou en matière de décentralisation. Aussi certains observateurs considèrent-ils que l'Ukraine a connu plus de réformes depuis 2014 qu'au cours des vingt-trois années précédentes.
Enfin, les Ukrainiens éprouvent une profonde aspiration aux changements politiques : les réformes conduites, bien réelles, semblent avoir atteint leurs limites et se heurtent à un niveau de corruption très élevé, y compris de la justice, et à l'influence considérable des oligarques dans la vie publique. La moitié des Ukrainiens n'ont pas confiance dans leurs élites politiques, fréquemment impliquées dans des scandales, alors que Maïdan avait fait naître de grands espoirs. La population aspire à un profond renouvellement du personnel politique.
Ces trois éléments convergents ont largement contribué à la victoire de Vladimir Zelensky qui s'est rendu célèbre par son rôle de président dans la série télévisée Serviteur du peuple, celui d'un professeur d'histoire conduit au pouvoir par son discours sur la corruption. Vladimir Zelensky apparaît comme un responsable politique neuf, favorable à une démocratie plus participative. Il a appelé à l'arrêt des combats dans le Donbass et à des relations apaisées avec la Russie. Il a promis de profondes réformes économiques et sociales et, surtout, s'est érigé en candidat antisystème et anti-corruption, même si ses relations avec l'oligarque Igor Kolomoïsky ne sont pas claires.
Vladimir Zelensky a remporté l'élection présidentielle au second tour, avec une forte majorité de 73,2 % des suffrages, loin devant Petro Porochenko, à 24,5 %, alors que celui-ci avait été élu dès le premier tour en 2014, avec 54,7 %. L'ancienne Première ministre Ioulia Timochenko était arrivée en troisième position au premier tour, avec 13,4 %.
La mission d'observation électorale dont je faisais partie a considéré que cette élection présidentielle avait été concurrentielle, les électeurs, nombreux à voter, ayant eu un large choix parmi 39 candidats au premier tour.
La Constitution ukrainienne garantit la tenue d'élections démocratiques et les candidats ont pu faire campagne librement. Toutefois, le cadre juridique applicable est loin d'avoir été mis en oeuvre de bonne foi par de nombreuses parties prenantes, et la plupart des recommandations de la Commission de Venise et de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) n'ont toujours pas été suivies d'effets. Plusieurs lacunes importantes ont été mises en évidence.
Si l'exactitude des listes électorales n'est pas contestée, environ cinq millions d'Ukrainiens n'ont pu prendre part au vote, du fait à la fois de la situation dans l'Est du pays et de sévères restrictions touchant les Ukrainiens vivant à l'étranger, notamment en Russie.
Un usage abusif des ressources administratives a été constaté, prenant la forme d'incitations financières à voter ou de participation de fonctionnaires à la campagne. Ces accusations ont surtout visé le président sortant. De même, la mission d'observation a été informée d'allégations d'achats de voix.
Le financement des campagnes électorales pose de sérieux problèmes. Certes, la législation a été modifiée en 2015 dans le sens d'une plus grande transparence. Mais elle est insuffisamment appliquée, et les contrôles sont très faibles. En outre, elle demeure lacunaire. Ainsi, aucune limite n'est fixée pour les dépenses électorales et il est admis que les campagnes sont largement financées en dehors de la législation.
La couverture médiatique de la campagne a également été problématique. Cela n'est pas vraiment étonnant dès lors que la plupart des chaînes de télévision, principale source d'information des Ukrainiens, sont la propriété de groupes financiers d'oligarques. Dans ces conditions, les médias n'étaient guère impartiaux, et les journalistes pas davantage indépendants.
Le scrutin s'est toutefois bien déroulé. L'administration électorale a été jugée globalement performante. Le processus de vote était bien organisé et transparent ; les procédures ont été globalement respectées. Des améliorations dans la conduite du dépouillement et la compilation des résultats ont même été notées entre le premier et le second tour.
On le voit, en Ukraine, le jour du scrutin se passe bien, mais les difficultés tiennent avant tout au peu de respect de la législation et aux lacunes persistantes du cadre juridique des campagnes électorales.
Le Président Zelenski a convoqué des élections législatives anticipées, qui devraient se dérouler le 21 juillet prochain, et que l'APCE sera appelée à observer également.
M. Simon Sutour. - La situation ne s'améliore pas. Elle s'aggrave, même. C'est désespérant. Je suis allé en Ukraine pour la première fois en 2000 : c'était presque mieux ! Nous avons suivi les épisodes successifs. L'accord d'association, d'abord, qui n'était qu'un accord d'association pour l'Union européenne, mais dans lequel les Ukrainiens ont vu un premier pas vers l'adhésion - et ils le croient toujours, encouragés par leurs voisins polonais, qui parlent une langue proche de la leur. La libéralisation des visas a fini par se faire, vingt ans après que M. Tarassiouk, alors ministre des affaires étrangères, eut dispensé de visa les Européens. On annonçait une invasion, elle ne s'est pas produite - même s'il y a toujours des Ukrainiens dans la péninsule ibérique. Quant à la Crimée, vous en connaissez l'histoire, et savez que lorsque M. Khrouchtchev l'a donnée à l'Ukraine, il croyait que celle-ci resterait dans l'ensemble soviétique jusqu'à la fin des temps. J'y suis allé - pas depuis l'annexion...
M. Jean Bizet, président. - Précision d'importance !
M. Simon Sutour. - Pas comme certains de nos collègues... Au Donbass, la situation est dramatique, faute pour l'État ukrainien de se montrer apte à négocier une solution. Les accords de Minsk avaient ouvert une voie, mais il ne se passe rien, et les deux parties se renvoient la balle, ce qui va aboutir à un conflit gelé de plus, jusqu'au jour où le fait précèdera le droit - tout cela est vieux comme le monde !
Je suis triste que la situation n'évolue pas. Il faut respecter le suffrage des électeurs, bien sûr, surtout à une époque où la démocratie se fait de plus en plus rare. Mais je ne suis pas très optimiste. Les candidats dits antisystème sont souvent les plus « système » - et celui-là est très lié à un oligarque...
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je suis aussi désespérée par la situation actuelle. On constate un véritable brain drain, avec une forte émigration vers la Pologne, notamment. Il y a en Ukraine une déception considérable vis-à-vis de l'Union européenne - alors que je n'avais jamais vu autant de drapeaux européens qu'à Maïdan !
Les élections anticipées convoquées en juillet seront-elles sincères ? Quels sont les liens des oligarques avec la Russie ? J'avais rencontré M. Porochenko avant son élection, et le décalage entre les discours et les actes m'avait frappée. Il y a une forte demande d'adhésion à l'OTAN. Je n'y suis pas favorable, car cela donnerait un mauvais signal, mais cela pose un vrai problème. L'Ukraine, en fait, attend énormément de nous, et nous ne sommes pas capables de répondre à ses attentes. Que fait la France pour soutenir cet État qui reste très faible ?
M. Claude Kern. - À l'APCE, les Ukrainiens sont très présents, à telle enseigne que les membres d'un même parti se répartissent entre les groupes politiques pour démultiplier leur influence au Conseil de l'Europe. Celle-ci s'exerce essentiellement contre la Russie : cette nuit encore, la délégation ukrainienne a lancé un appel à ne pas voter pour le retour de cet État au sein du Conseil de l'Europe. Or nous avons besoin d'avoir aussi le point de vue des Russes sur le conflit.
Mme Gisèle Jourda. - Je suis très attachée à ce pays. Ces élections sont surprenantes, avec un humoriste qui obtient 75 % des voix... Il ne faut pas perdre pied en Ukraine, pays qui relève du Partenariat oriental. Nous allons observer ce que fera le nouveau président, qui semble très lié à un oligarque, et dont le Gouvernement ne reflète pas vraiment la fibre Maïdan sur laquelle il a joué. Sa première décision m'inquiète : il semble avoir lancé la désukrainisation du pays en supprimant les programmes en langue ukrainienne !
Seule la relance du format « Normandie » pourra faire avancer les choses. Mais M. Poutine semble avoir une attitude très dure envers ce nouveau président. Nous devrons être vigilants. À l'Union interparlementaire internationale, les Ukrainiens sont déstabilisés car ils sont partagés sur tout, sauf sur leur sentiment d'appartenance européenne.
M. Pierre Cuypers. - C'est une zone fragile, en effet. Quelle est la situation des investissements, et des investisseurs, français en Ukraine ?
Mme Nicole Duranton. - Le score de 75 % reflète les espoirs que les Ukrainiens ont placés en ce président. Ils sont lassés de la corruption et souhaitent renouer le dialogue avec la Russie, car ils n'en peuvent plus de la guerre. La commission de suivi de l'APCE suit de près la situation en Ukraine.
Les oligarques sont puissants, mais divisés. Certains sont proches de la Russie, d'autres non. La démocratie existe en Ukraine, et les résultats des élections y sont respectés ; mais le problème, c'est l'État de droit, et surtout la corruption, dont mon interprète m'a donné des exemples précis. Ainsi, un médecin hospitalier touche environ 500 euros par mois, mais demande un paiement en liquide complémentaire pour tout acte. Et les infirmières font de même... Cela pose problème à l'État qui prélève l'impôt sur les salaires officiels, alors que ceux-ci ne représentent que le quart des revenus réels.
M. Pierre Cuypers. - Cela prouve que les gens ont les moyens de payer...
Mme Nicole Duranton. - Il y a toute une économie parallèle, qui est perçue comme naturelle par tout le monde et que les habitants n'envisagent pas de voir changer rapidement. C'est le principal problème de l'Ukraine.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - La France soutient-elle l'État de droit en Ukraine ?
Mme Nicole Duranton. - Il y a un système d'assistance. Quant à la loi sur la langue ukrainienne, elle ne fait que supprimer un texte qui avait été pris par le précédent Gouvernement pour provoquer les Russes. Il faut plutôt y voir un gage d'apaisement envers la Russie et les populations russophones d'Ukraine.
M. Simon Sutour. - En Ukraine, la langue qui est le plus parlée est le russe, mais on veut leur imposer de parler ukrainien. À Odessa, où je donnais une conférence à l'Alliance française, les étudiants m'ont expliqué qu'ils parlaient russe, mais qu'on leur imposait des cours en ukrainiens. Résultat : les professeurs envoyaient à Kiev des polycopiés en ukrainien, mais les cours étaient faits en russe. Une grande manifestation avait lieu pour s'opposer à la réinstallation de la statue de Catherine la Grande, fondatrice d'Odessa, qui avait été brisée à la Révolution. Mais on nous a dit que les manifestants venaient de l'Est...
M. Jean Bizet, président. - Merci pour cette photographie d'un pays qui est loin d'être sorti d'affaire...
Politique commerciale - Réforme de l'Organisation mondiale du commerce - Communication de M. Jean Bizet
M. Jean Bizet, président. - Je me suis rendu les 27 et 28 mai derniers à Genève, avec M. Jean-Paul Emorine, au siège de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), pour faire un point d'étape sur la nécessaire réforme de cette organisation. J'avais déjà eu l'occasion, en octobre dernier, de vous en présenter les principaux enjeux. Huit mois plus tard, si un certain nombre de sujets ont été décantés, les risques de paralysie partielle du régulateur du commerce mondial persistent.
Le contexte politique et commercial s'est encore assombri. La multiplication et l'aggravation des mesures douanières unilatérales américaines contre la Chine - mais aussi le Mexique, l'Inde et l'Union européenne - affectent le développement du commerce mondial. Sa hausse ne devrait atteindre que 2,6 % cette année au lieu des 3 % prévus. D'une certaine façon, l'OMC est devenue l'otage d'une opposition sino-américaine qui va durer - opposition qui dépasse largement le commerce. Sont en effet en jeu la prééminence d'un modèle économique du futur - qui permette aux États-Unis de rapatrier une partie de la chaîne de valeur sur leur sol - et une compétition militaire et technologique croissante.
L'OMC s'installe dans une quasi-paralysie. Sa fonction principale - depuis qu'elle a succédé au GATT en 1995 - est de négocier des règles acceptées et mises en oeuvre par tous, pour un développement équitable du commerce mondial. Cette fonction est aujourd'hui bloquée. À cela plusieurs raisons : intérêts nationaux contradictoires, oppositions entre pays en développement et pays développés, mais aussi cette règle du consensus qui, à 164 membres, est devenue impraticable.
Autre cause de blocage, le mécanisme d'appel du règlement des différends qui est toujours dans l'impasse. La raison en est connue. Les États-Unis s'opposent à la nomination de nouveaux membres de l'organe d'appel. En décembre prochain, faute d'un nombre suffisant d'arbitres, il ne pourra plus fonctionner. Les affaires en cours jusque-là seront arbitrées, mais pas les nouvelles. Pour les États-Unis, les décisions de cet organe vont au-delà de ce qu'il est en droit de faire au regard des accords conclus dans le cadre de l'OMC. De facto, la fin de cet élément essentiel du mécanisme de règlement des différends créé en 1995 ferait revenir 40 ans en arrière lorsqu'au sein du GATT, l'application des règles dépendait du bon vouloir ou de la puissance économique de chacun. C'est le droit du plus fort...
Aujourd'hui, ce risque de blocage est relativisé par certains. L'article 25 du mécanisme de règlement des différends prévoit en effet la possibilité, pour deux parties à un différend, de désigner en amont de toute procédure et d'un commun accord des arbitres et des règles d'arbitrage, en s'engageant à respecter leur décision.
Cette position agressive des États-Unis n'est pas uniquement imputable au Président actuel. Les reproches de l'actuelle administration américaine ne font bien souvent que prolonger ceux des prédécesseurs de Donald Trump, en particulier sur le fonctionnement de l'organe d'appel. Il est probable qu'un éventuel successeur démocrate conduirait la même politique, fût-ce avec une méthode différente.
En avril dernier, l'organe de règlement des différends s'est, contre toute attente, déclaré compétent pour évaluer la fameuse clause de sécurité nationale de l'article XXI du Traité et en apprécier la validité. Ainsi a-t-il donné raison à la Russie dans un différend avec l'Ukraine. C'est là un revers majeur pour les États-Unis, qui évoquent à tout va cette clause pour justifier, entre autres, leurs décisions unilatérales sur l'acier ou les automobiles et qui estiment que l'État concerné doit en être seul juge.
À Genève, personne n'est en mesure de décrypter les intentions américaines à l'égard de l'OMC : un retrait est improbable, et les États-Unis s'impliquent dans les groupes où se discute la réforme de l'Organisation. Ils en violent les règles les plus basiques, tout en mettant en avant ses réelles faiblesses. Fondée il y a 24 ans, l'OMC n'a en effet que très peu évolué, alors que le monde a profondément changé. Une modernisation ambitieuse de l'organisation s'impose donc.
Deux premiers concepts ont été avancés par nos interlocuteurs : transparence et règles égales pour tous. Que recouvrent-ils ?
Tout d'abord, la question des entreprises d'État et des subventions publiques. L'usage massif de ces deux outils - par la Chine essentiellement - fausse toute concurrence équitable. Il faut d'urgence, sur ce point, renforcer les règles existantes et en inventer de nouvelles.
Viennent ensuite les transferts forcés de technologies. Des investisseurs étrangers sont souvent, directement ou indirectement contraints, pour réaliser leurs opérations, de partager leurs technologies et leurs innovations avec des entreprises locales. En finir avec ces pratiques est un enjeu majeur.
Enfin, de multiples restrictions et discriminations intérieures persistent pour l'accès au marché des services, dont des pans entiers ne sont à ce jour pas couverts par les accords sur le commerce des services.
Autre concept, celui de la flexibilité. Il faut d'abord de la flexibilité sur le traitement spécial et différencié accordé aux pays en développement. Ce traitement a permis à ces pays de bénéficier de diverses formes de souplesse dans l'application des règles commerciales des accords multilatéraux. Or, aucun critère n'a jamais été clairement établi pour déterminer ce qu'est un pays en développement. Un pays pouvait - et peut toujours - s'auto-désigner comme pays en développement en accédant à l'OMC, ce qui fait qu'aujourd'hui, sur 164 membres, plus des deux-tiers sont considérés comme pays en développement - dont toutes les économies émergentes.
Cette situation doit évoluer, dans la mesure où ces protections, avec le temps, ont davantage isolé ces pays que contribué à les intégrer dans le commerce mondial. Une distinction est désormais nécessaire entre vrais pays en développement à faibles revenus et économies émergentes.
Une proposition américaine prévoit un certain nombre de critères objectifs justifiant un changement de statut : être membre de l'OCDE, être catégorisé comme « à haut revenu » par la Banque mondiale, être membre du G20 ou représenter 0,5 % du commerce mondial. D'autres propositions, plus souples, consisteraient à inciter les pays en développement à s'engager, secteur par secteur, sur ce qu'ils sont en mesure de proposer. Taïwan a décidé son changement de statut et le Brésil - sous la pression amicale du Président Trump - s'y prépare. Ces changements vont dans le bon sens.
La flexibilité également est désormais indispensable pour les négociations au sein de l'OMC. À 164, sur la base du consensus, aucun accord général n'est plus possible. D'où la nécessité de négocier à quelques-uns, quitte à s'ouvrir plus tard à d'autres membres volontaires. C'est le plurilatéralisme réaliste au lieu du multilatéralisme paralysant. C'est d'ailleurs dans ce cadre que des négociations importantes sont engagées, comme sur la réglementation du commerce électronique - 76 membres représentant 90 % de ce commerce -, la facilitation de l'investissement ou la réglementation intérieure des services.
Sur le dossier, également sensible, des subventions à la pêche, le cadre multilatéral reste de mise : il s'agit d'atteindre, avant la fin de cette année, un des Objectifs de développement durable de l'ONU sur la protection des océans contre la surpêche.
Le 28 juin 2018, le Conseil de l'Union européenne a donné des directives à la Commission européenne pour participer activement aux négociations sur la modernisation de l'OMC. L'Union européenne y est parfaitement légitime. Non seulement parce qu'elle contribue au fonctionnement de l'OMC à hauteur de 33 % - contre respectivement 11 et 10 % pour les États-Unis et la Chine - mais surtout parce que cette organisation, avec d'autres, incarne l'approche multilatérale des relations entre États, que les États-Unis, sous leur actuelle présidence, s'efforcent de marginaliser.
M. Jean-François Rapin. - Les marchés publics attribués sont en fait des subventions déguisées, et l'OMC devrait s'y attaquer, notamment dans les pays en développement.
M. Philippe Bonnecarrère. - Régulation des rapports de force, souveraineté : ces deux thèmes reviennent dans toutes les interventions que nous entendons depuis quelques semaines - ainsi que la nécessité de faire de l'Union européenne un instrument efficace !
M. Jean Bizet, président. - Excellente conclusion.
La réunion est close à 9 h 30.