Mardi 4 juin 2019
- Présidence de M. Franck Menonville, président -
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Table ronde sur les politiques publiques en présence du délégué interministériel aux restructurations d'entreprises, du secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle et du délégué aux territoires d'industrie
M. Franck Menonville, président. - Mes chers collègues, nous avons souhaité organiser cet après-midi une table-ronde avec les principaux représentants des politiques publiques dédiées à l'industrie, afin d'évoquer l'impact territorial des difficultés de la filière sidérurgique. Nous sommes nombreux à connaître de tels dossiers sur nos territoires respectifs.
Tout d'abord, je souhaite présenter M. Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises (DIRE). M. Floris, vous étiez à la tête de Verallia, l'ancienne filiale emballage de Saint-Gobain. Ingénieur des mines de formation, vous êtes entré dans ce groupe en 1982. Votre mission en tant que DIRE est de prévenir les risques de fermetures de sites, d'accompagner les industries et de préparer l'avenir industriel de la France : des objectifs au coeur des travaux de notre mission d'information.
Nous accueillons également M. Olivier Lluansi, délégué aux Territoires d'industrie. Vous avez été désigné par le comité de pilotage ministériel du 8 janvier dernier pour coordonner le déploiement des Territoires d'industrie qui bénéficieront d'un accompagnement spécifique et renforcé, piloté par les Régions en lien avec les intercommunalités. Ce programme réunira plus de 1,3 milliards d'euros de crédits pour « attirer, recruter, innover et simplifier ». Vous avez un double parcours, à la fois dans le domaine public, à la Commission européenne, au Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais ainsi qu'au Cabinet de la présidence de la République en tant que Conseiller industrie et énergie ; et dans l'industrie, ayant passé dix ans chez Saint-Gobain.
Enfin, nous recevons M. Louis Margueritte, secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI). Depuis 1982, le CIRI a pour mission d'aider les entreprises en difficultés de plus de 400 salariés à élaborer et mettre en oeuvre des solutions permettant d'assurer leur pérennité et leur développement. Vous avez été nommé à ce poste en janvier 2018, après avoir exercé plusieurs années à la Direction Générale du Trésor, ainsi qu'à l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Nos auditions précédentes avaient donné la parole aux entreprises de la filière acier, afin d'en apprendre davantage sur les principaux défis qui se posent à elle. L'audition de ce jour est consacrée à la réponse des pouvoirs publics lorsque, justement, des entreprises ou des territoires sidérurgiques se trouvent en difficulté. Nos trois invités représentent deux approches distinctes : d'une part, M. Jean-Pierre Floris traite, au niveau national et interministériel, les dossiers les plus conséquents d'entreprises en restructuration, et M. Louis Margueritte s'occupe des entreprises en difficulté de plus de 400 employés afin d'accompagner leur restructuration ; de l'autre, M. Olivier Lluansi pilote les Territoires d'Industrie, une initiative lancée par le Gouvernement en novembre dernier, afin de mettre en oeuvre une politique concertée de développement des bassins industriels locaux. Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation.
Pourriez-vous tout d'abord nous présenter votre action auprès des entreprises et des territoires, la façon dont elle s'organise, et le rythme dans lequel elle s'inscrit ? Dans un second temps, nous pourrons traiter en détail plusieurs questions.
La multiplication des interlocuteurs et des intervenants n'est-elle pas source de complexité additionnelle pour les entreprises suivies, ou de doublons dans l'action de l'État ? Comment les dossiers sont-ils répartis ? Quel appui trouvez-vous auprès de l'administration centrale, la Direction Générale des Entreprises (DGE), la Direction Générale du Trésor (DG Trésor), la Délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle notamment ? Estimez-vous que les moyens humains et financiers dédiés à la réindustrialisation et aux restructurations sont suffisants pour développer l'accompagnement stratégique de la filière ? Selon vous, quel pourrait ou devrait-être le rôle des régions dans l'accompagnement de la mutation industrielle ? Comment les outils actuels pourraient-ils être améliorés, articulés ou mieux mobilisés ?
À destination plus particulièrement de MM. Floris et Magueritte : Comment détectez-vous le plus en amont possible les difficultés des entreprises ? Estimez-vous que la capacité d'anticipation soit suffisante, pour que l'État n'agisse pas uniquement dans un rôle de « pompier » ? Pouvez-vous nous donner des exemples d'interventions réalisées dans le secteur sidérurgique et nous expliquer les critères d'intervention ? Quels sont les résultats ? Quelles sont vos relations avec les filières industrielles ?
Enfin, comment vous assurez-vous du sérieux et de la solidité des plans de reprise ou de restructuration ? Comment expliquez-vous l'issue du dossier Ascoval, avec de nombreuses reprises successives du désistement d'Altifort à la faillite de British Steel ? Même si Ascoval est détenue par la maison mère Olympus Steel, son aval sera impacté par l'avenir de British Steel. Pourquoi ces difficultés n'ont-elles pas été anticipées ? Ne manque-t-il pas une vision globale pour pouvoir agir de façon plus pertinente ?
M. Jean-Pierre Floris, Délégué interministériel aux restructurations d'entreprises. - Ayant passé toute ma carrière dans l'industrie, en France comme à l'étranger, ma mission est de coordonner la réponse de l'État en matière de restructuration - hors secteur bancaire - de suivre les engagements des entreprises vis-à-vis de l'État et d'anticiper les mutations technologiques. Je suis rattaché au ministère de l'Économie et des Finances et au ministère du Travail. Je dispose d'une équipe réduite, comportant deux personnes, ainsi qu'un adjoint dépendant du ministère du Travail et chargé des restructurations, ce qui démontre que les deux ministères travaillent bien ensemble. Je considère mon rôle comme celui d'un coordinateur ou d'un facilitateur dans un travail en réseau. De manière générale, la collaboration avec tous les services de l'État me paraît bonne, nous sommes entourés de gens engagés et coopératifs. En ce qui concerne les restructurations, nous travaillons avec la DGE, le CIRI, le cabinet des ministères du Travail et de l'Agriculture, le Médiateur des entreprises. Nous tenons des réunions régulières, nous échangeons des informations et nos rendez-vous sont ouverts à tous.
Les anciens commissaires au redressement productif, désormais commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises (CRP), sont rattachés au Bureau des restructurations d'entreprises de la DGE, qui travaille avec nous en réseau. Il n'y a pas de problème de rattachement hiérarchique. Nous ne sommes pas une grosse structure encombrante, nous sommes là pour aider.
Les CRP sur le terrain doivent être au courant de toutes les restructurations. Les entreprises en difficulté sont traitées par les CRP lorsqu'elles comptent moins de 400 emplois, par le CIRI au-delà. J'interviens moi-même sur les dossiers particulièrement sensibles.
En ce qui concerne les engagements des entreprises vis-à-vis de l'État, le travail est fait par la DGE, qui a les moyens de les suivre. Mon rôle est de proposer des réponses politiques aux analyses techniques, et d'écouter toutes les parties prenantes. Sur un certain nombre de dossiers, comme Technip ou Lafarge, les syndicats ont demandé à nous rencontrer et nous ont fourni des informations. Ces démarches fonctionnent comme un signal d'alerte, qui nous a permis de rebondir en recevant les directions générales et en partageant ces informations avec la DGE.
L'anticipation des mutations technologiques est pour moi la clef de la politique industrielle. Sur le papier, cela se télescope quelque peu avec la politique de filière. En tant que facilitateur, je ne veux pas créer de complexité. Nous avons des relations anciennes avec France Industrie : nous nous sommes penchés sur les filières rencontrant des problèmes particulièrement lourds. En accord avec les cabinets ministériels, nous avons convenu de nous concentrer sur l'automobile et la distribution, car nous disposons de peu de moyens, et car ce sont des secteurs qui nécessiteront des ajustements rapides, très importants et que l'on y voit beaucoup d'entreprises en difficulté.
Concernant la multiplicité des intervenants, ce qui me frappe est que beaucoup de fonctionnaires se mêlent un peu de tout, ce qui est source de complexité. Notre mission est d'éviter que les entreprises ne ressentent cette complexité, et identifient des interlocuteurs uniques : lorsque le CIRI prend un dossier par exemple, c'est lui qui le pilote. Il y a unicité de commandement, et je crois que cela fonctionne bien.
Je pense que le double rattachement est une chance. Notre objectif est de mettre les salariés au travail, de leur donner l'emploi le plus qualifié et le plus rémunérateur possible. Cela nécessite de fournir une bonne formation et de proposer un projet industriel sérieux. Il est donc très important de disposer de cette double vision. Même si mon parcours me rapproche davantage du ministère des Finances, je n'ai jamais eu la moindre difficulté ou différence d'opinion avec le ministère du Travail. C'est là une garantie d'efficacité, et cela se ressent sur la manière dont nous permettons aux entreprises de s'adapter pour rester compétitives.
Pourquoi le Ministre s'implique-t-il sur certains dossiers, plutôt que sur d'autres ? Je n'ai pas de réponse, ce sont des raisons essentiellement politiques. Je ne suis que facilitateur de ces dossiers, et ai été nommé pour alléger la tâche du ministre sur ces dossiers assez ingrats : lorsque l'entreprise dont vous êtes chargée est en difficulté, vous n'êtes pas épargné. Il est préférable que les personnes en charge politiquement ne soient pas trop exposées sur des dossiers de court-terme et que les choses puissent être dites franchement. La décision ultime est à la main du ministre.
Je ne rencontre aucune difficulté pour obtenir les rapports nécessaires de l'administration. Je regrette d'être parfois trop sollicité sur certains sujets, mais il n'y a pas de mauvaise volonté, même si il y a peut-être un peu trop de monde en charge de ces dossiers et que l'on perd parfois du temps.
Les relations avec les élus locaux et les territoires sont extrêmement importantes. La coordination avec les préfets et avec les services de l'État se passe bien. Le préfet est notre interlocuteur naturel, car il supervise les CRP et les Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE), et il nous met en contact avec certains élus. Parfois, ce sont les élus eux-mêmes qui nous appellent : nous avons comme politique de recevoir tous les élus ou représentants syndicaux qui nous le demandent. Il est utile d'avoir une autre vision que celle des patrons, parfois en obtenant davantage de détails - et c'est un ancien patron qui vous le dit. Je pense que le sens des responsabilités des organisations syndicales a considérablement évolué. En ce qui concerne les élus, ils peuvent nous indiquer quelles sont les sensibilités autour des projets en région : on sait que l'on ne pourra pas tout résoudre, il faut savoir trouver des compromis. Il est donc important de travailler avec les élus, également car cela améliore le climat dans les entreprises.
Concernant le rôle des régions, tout le monde est de bonne volonté et veut faire le maximum pour sauver les emplois. Dans un but de simplification, on pourrait davantage je coordonner l'action. Les analyses techniques devraient être partagées, pour savoir quels projets sont viables. Ensuite, les élus ont la responsabilité de l'arbitrage politique. Comme je l'ai écrit à mon ministre : au niveau national, nous devrions suivre les restructurations des entreprises à implantation multiple sur plusieurs régions, ou celles appartenant à des filières particulières, en dialogue avec les Présidents de régions. Selon moi, tout le reste peut être traité au niveau régional. Nous arrivons à travailler ensemble aujourd'hui, mais il subsiste une certaine déperdition d'énergie.
Un autre point important que j'ai signalé au ministre de l'Économie - avec qui j'ai davantage d'interfaces qu'avec la ministre du Travail - concerne les aides apportées, qui devraient être transparentes. Les montants sur lesquels nous intervenons sont assez faibles, puisque l'essentiel de notre mission se réalise avec peu d'argent public : nous essayons de trouver des repreneurs, de conseiller les entreprises, de faciliter l'obtention de crédits... Seuls quelques gros projets consomment beaucoup d'argent public. Cette décision appartient au ministre. Je préférerais que l'on nous dise clairement quel est notre budget - cela vaut également pour le travail en région. Nous pourrions être ainsi entendus par le Parlement sur ces dépenses et sur ces choix. Selon moi, cela simplifierait les choses, car aujourd'hui on ne sait pas dire non : lorsqu'un élu ou un dirigeant vient nous voir, nous pourrions donner et expliquer nos priorités en matière de territoires et de filières.
Vous mentionnez que j'ai défendu la « modernisation à marche forcée de l'outil industriel ». Je pense que l'industrie est essentielle : tout grand pays doit avoir une base industrielle, qui tracte tout un secteur de services. D'expérience, l'industrie est un fantastique ascenseur social. Des personnes avec un niveau de qualification moyen, mais formés aux méthodes de production, voient leur vision et celle de leurs enfants changer. Pour que l'industrie soit efficace en France - un pays ou les salaires sont élevés et doivent le rester - il faut que les usines soient ultramodernes. On m'avait interrogé il y a quelques années au sujet de la taxe sur les robots : j'avais répondu que c'est la pire bêtise que l'on pouvait proposer. Je suis contre les aides aux entreprises - hormis le crédit impôt recherche (CIR) que je défends depuis toujours - mais il faut aider les entreprises à se robotiser pour être plus performantes, et encourager la production en France de ces robots plutôt que de les importer d'Allemagne ou de Suisse.
Cet objectif d'innovation s'applique à la sidérurgie. Dès les années 1980, on expliquait qu'il fallait appliquer les méthodes les plus sophistiquées à la sidérurgie. Plus un métier est ancien, plus il faut fiabiliser les rendements et la qualité. Ce qui distingue la marge des entreprises en France et en Allemagne, c'est l'image de qualité des produits, car les gens sont mieux formés et les entreprises de plus grande taille. Il faut des moyens industriels performants. Bien sûr, il faut également que la conjoncture économique soit bonne et que le secteur soit rentable. À ce titre, la sidérurgie fait face à certains problèmes particuliers tels que les droits de douane et la taxe carbone.
Un point qui me tient particulièrement à coeur est le sujet Ascoval...
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Nous y reviendrons dans un second temps. Vous pourrez également nous exposer votre point de vue sur les droits de douanes et les émissions de CO2.
M. Jean-Pierre Floris - J'aimerais aussi aborder la différence de charges salariales entre la France et l'Allemagne, qui représente plus de 6 points de produit intérieur brut (PIB). Cela est dû au fait qu'en France, pas assez de personnes travaillent. La population marchande représente 28 % en France, 40 % en Allemagne et 50 % en Chine. Évidemment, l'Allemagne peut donc avoir un plus haut niveau de protection sociale avec un coût moins élevé puisque davantage de personnes travaillent. Je suis favorable à la baisse des charges des entreprises, à condition qu'elles soient compétitives et « citoyennes », en échange peut-être d'une hausse temporaire de la TVA sur certains produits, le temps que davantage de personnes se mettent au travail. On pénalise l'économie avec des charges sociales trop élevées.
D'autre part, le différentiel d'aide à l'investissement me rend furieux. Je le vois dans les métiers industriels : 30 % en Pologne ou au Portugal, 0 % en France. Les aides à l'énergie également sont un sujet politique, qui doit se traiter à Bruxelles.
Il y a ensuite des difficultés sectorielles. Dans le cas de la sidérurgie, les patrons m'expliquent que l'évolution des droits de douane a pour effet de détourner les exportations vers l'Europe car le marché américain se ferme. Je ne suis pas tout à fait convaincu, mais en revanche, les entreprises européennes sont incontestablement pénalisées par les taxes sur le C02, alors qu'elles n'existent pas dans tous les pays. Je me suis battu à ce sujet lorsque je travaillais à Saint-Gobain. Vous savez que 2017 et 2018 ont été de bonnes années, mais l'on assiste aujourd'hui à un ralentissement, notamment dans l'automobile qui est l'un des principaux débouchés.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Quelle est la stratégie du Gouvernement auprès de l'Union européenne pour avancer sur la question de la taxe carbone ? Qu'en est-il des droits de douane et de la politique commerciale, et comment déterminer la réponse à adresser aux États-Unis ? Les industriels sur le terrain nous ont indiqué qu'en raison de la réévaluation du coût carbone et de l'évolution du coût de l'énergie, un impact important sur la filière est attendu dès 2020, s'ajoutant à la guerre commerciale. Ces trois dynamiques vont frapper la filière sidérurgique de front. Comment intégrez-vous ces perspectives dans votre accompagnement des restructurations ?
M. Jean-Pierre Floris. - J'aimerais pouvoir vous répondre, mais cela dépasse le champ de mes responsabilités.
M. Louis Margueritte, Secrétaire Général du Comité interministériel à la restructuration industrielle. - J'adhère aux propos de M. Floris, c'est un plaisir de travailler avec lui et avec nos équipes. Le CIRI a été créé en 1982. Il a pour mission d'aider les entreprises de plus de 400 employés qui en font la demande - je reviendrai sur ce point, car nous n'avons pas la capacité de nous autosaisir. Nous sommes un service d'aide aux entreprises, ce qui suppose un engagement de la part des entreprises et de leurs dirigeants. Notre objectif est d'assurer la pérennité des entreprises qui nous saisissent, de leur emploi, et de leur activité économique.
Nous intervenons en procédure amiable, tout d'abord car la saisine du CIRI est confidentielle. Cette confidentialité est précieuse, puisqu'une fuite dans la presse n'est jamais une bonne chose et pose de vraies difficultés. Aucune entreprise ne veut être étiquetée comme étant suivie par le CIRI et allant mal. Nous agissons sur mandat ad hoc ou en procédure de conciliation, en association à ces procédures les acteurs de notre choix - en pratique souvent des acteurs du secteur bancaire ou assurantiel, ou tout acteur témoignant d'un lien avec l'entreprise accompagnée.
Le CIRI a deux rôles principaux. Tout d'abord, il s'agit d'accompagner le dirigeant dans la préparation et la négociation d'un plan de transformation, qui passe souvent par une restructuration de la dette et des finances, et plus largement par une restructuration industrielle. En tant que partie la plus neutre, aux côtés d'un administrateur judiciaire, nous jouons un rôle d'accélérateur des négociations. C'est là le coeur de notre activité et ce en quoi nous sommes les plus efficaces.
La deuxième mission, qui ne converge pas toujours avec la première, est de représenter le créancier public dans les négociations. Conjuguer ces deux missions n'est pas simple, car nous prendrions probablement des positions plus dures en tant que créancier public uniquement. Ce rôle est important car un certain nombre d'entreprises auprès desquelles nous agissons ont déjà un passif public ou vont devoir en constituer.
Le CIRI représente l'ensemble des administrations compétentes et le point d'entrée unique de l'entreprise vers l'administration : cela concerne essentiellement l'administration fiscale et sociale, mais cela peut aussi inclure la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), les douanes dans le cas des entreprises exportatrices... Cet interlocuteur unique limite le risque de contre-arbitrages lors de la procédure.
Le Secrétariat général que j'anime est composé de cinq rapporteurs et est rattaché à la Direction Générale du Trésor - et donc au Ministre de l'Économie et des Finances - depuis 1982. Ce rattachement est précieux car la DG Trésor assure la tutelle du secteur bancaire et assurantiel : c'est souvent à ces acteurs que nous demandons des efforts et assurons en quelque sorte une « police du bon comportement » des banques et assureurs-crédits dans ces procédures amiables. Puisque ces procédures sont amiables, nous n'avons pas force de loi : les parties sont autour de la table car ils n'ont que peu d'intérêt dans une procédure collective, mais nous sommes le garant du comportement des acteurs. À la demande du Gouvernement, nous pouvons intervenir sur certains dossiers d'importance particulière, y compris en procédure collective, mais ce n'est pas le rôle dans lequel nous sommes le plus à l'aise, car un redressement judiciaire n'est jamais une bonne nouvelle et que le mal est déjà fait...
Nous suivons quatre principes directeurs. D'abord, la neutralité : nous intervenons dans des situations où les relations humaines se sont extrêmement dégradées dans l'entreprise. La direction générale ne parle plus à la direction des affaires financières, qui parle encore moins au banquier... Il faut recréer le lien du dialogue, et établir une relation de confiance réciproque avec le dirigeant. Il ne faut pas être naïf, tous les dirigeants ne sont pas vertueux : il faut démêler le faux du vrai, et repérer ceux qui viennent chercher l'appui de l'État pour camoufler leurs mauvais choix. Le second principe est la réactivité : il faut être capable de mettre très vite tous les acteurs autour de la table, ne serait-ce que pour stabiliser la situation, payer les salaires et stopper l'hémorragie de trésorerie. À partir de ce premier éclairage, nous établissons des arbres de décisions. Ensuite, nous répondons à un principe de confidentialité, dont j'ai déjà parlé. Enfin, le dernier principe est le traitement équitable des entreprises. Dans le petit milieu des restructurations, le CIRI joue un rôle de force centralisatrice des bonnes pratiques. Par exemple, une banque faiblement exposée va chercher à partir, alors qu'une banque plus exposée va chercher à négocier plutôt que de mettre l'entreprise en procédure collective.
Notre activité est distincte et complémentaire de celle du délégué interministériel aux restructurations d'entreprises. Nous nous parlons tous les jours, avons des réunions très régulières et nous partageons toutes les informations. Pour les dossiers dépassant 400 emplois et entrant en procédure préventive, nous sommes le point d'entrée unique, puis l'on se coordonne avec tous les acteurs, notamment les CRP, pour obtenir les remontées de terrain. Les dossiers viennent au CIRI, nous menons très peu d'actions sur le terrain. D'une part, cela concourt à la confidentialité, de l'autre, il peut être utile de dépayser le dossier. Nous sommes par ailleurs l'interlocuteur privilégié des commissions des chefs de services financiers (CCSF), qui traitent de dette fiscale et sociale, et émettons des recommandations. Dès la saisine sur un dossier, en pratique, les poursuites sont suspendues le temps de la discussion à l'amiable. Le CIRI participe également à la formation des CRP, en lien avec la DGE et le DIRE. Je ne peux pas juger de la lisibilité du système, il faudrait interroger les entreprises avec qui nous traitons... Mais notre action est complémentaire : nous gérons la négociation, le reste est du ressort du délégué interministériel. Cela fonctionne bien ainsi.
Au sujet de nos outils, je voudrais revenir particulièrement sur le Fonds de développement économique et social (FDES). Il est octroyé dans des conditions strictes, et est réservé aux entreprises dont la disparition aurait des conséquences majeures sur l'ensemble de la filière ou de la région. Il ne dispose que de peu de crédits, ce qui nous incite à l'utiliser avec parcimonie.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Pourquoi alors diminuer ses ressources de moitié, alors que nous sommes dans une phase de mutation où les restructurations sont nombreuses ? Sera-t-il remplacé par d'autres outils plus adaptés ?
M. Louis Margueritte. - Jusqu'à 2010 ou 2011 environ, le FDES était doté de crédits limités, représentant entre 10 et 20 millions d'euros. C'était un outil ponctuel, utilisé une fois dans l'année. Les crédits ont fortement augmenté en 2011 ou 2012, sous l'impulsion du ministre du Redressement productif de l'époque, à hauteur d'environ 300 millions d'euros. Ils ont depuis subi une décroissance, à compter de 2014. En 2018, le projet de loi de finances dotait le FDES de 100 millions d'euros - dont 90 millions ont été prêtés à Presstalis - contre 50 millions en 2019. Les prêts sont octroyés par arrêté ministériel, et deviennent dès lors publics.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Lors du débat budgétaire, le Gouvernement a indiqué qu'il n'y aurait pas de recours important au FDES dans les années à venir, que l'outil était sous-utilisé et les crédits non consommés. À mi-parcours de l'exercice budgétaire 2019, à quelle hauteur les crédits du FDES ont-ils été mobilisés ?
M. Louis Margueritte. - Ils sont effectivement largement mobilisés. Sur les 50 millions d'euros, auxquels s'ajoutent un petit report de l'année précédente de l'ordre de 10 millions, 25 millions d'euros ont été engagés sur le dossier Ascoval, 16 millions d'euros sur Arc Holdings et 2 millions d'euros sur TIM SAS. Il reste donc une marge de manoeuvre, mais elle est faible. Les arbitrages ne sont pas encore rendus pour l'année à venir.
Le FDES est utile, c'est à mon sens le bon outil. Dans le cas de l'entreprise d'Arc par exemple - et cela répond à votre question sur l'articulation avec les régions - nous avons mobilisé le fonds aux côtés de la région Hauts-de-France et de la communauté d'agglomération, afin de proposer un « financement global » de 30 millions d'euros. Il est important que le FDES soit utilisé aux côtés des financeurs privés, et de manière minoritaire. Il doit initier ou finaliser l'action des outils d'aides de la région. En ce qui concerne Arc, nous avons levé, avec l'accord des financeurs privés, environ 120 millions d'euros, dont 30 millions d'euros d'argent public, ce qui représente donc 25% et nous semble plutôt équilibré. La part communément admise par les services de la Commission européenne semble s'élever autour de 20% de ce « tour de table ».
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Estimez-vous que le FDES, de la même façon que l'intervention des régions, ait un effet de levier par rapport à la mobilisation d'autres financements, notamment privés ? N'est-il pas nécessaire de garder cet outil spécifique, qui a rôle de déclencheur ? Comment encourager l'articulation des intervenants ?
M. Louis Margueritte. - L'articulation est bonne. C'est un outil qui me paraît plus pertinent que le passif public, devenu par la force des choses une autre modalité de financement, bien qu'il ne devrait pas l'être... L'État est le seul banquier à qui vous pouvez emprunter sans lui demander son avis, et à 0 %. Nous expliquons souvent aux entreprises qui nous sollicitent que s'il s'agit seulement de traiter du passif fiscal et social, nous ne sommes pas le bon guichet. Il suffit de faire une demande au CCSF, qui offrira les conditions normales d'apurement du passif. Des mesures ad hoc ont par exemple été prises en lien avec l'impact du mouvement des « gilets jaunes ». Les enjeux de nos dossiers sont importants en termes de montants, nous sommes donc parfois obligés de recourir au passif public, qui offre une respiration de trésorerie le temps de la négociation. Toutefois, traiter un passif public comme un prêt privé, ce n'est pas de bonne politique.
Dans le cas d'Arc, il fallait laisser le temps à l'entreprise de remonter son EBITDA et d'améliorer sa trésorerie : le FDES est alors un outil pertinent. Les acteurs de la restructuration connaissent son existence et, même s'il faut l'utiliser avec parcimonie, il a effectivement une influence en tant que déclencheur et permet de montrer que la puissance publique est aux côtés de l'entreprise. Il me paraît très sain que les outils régionaux viennent en complément de ce tour de table.
M. Jean-Pierre Floris. - Je suis favorable à l'utilisation du FDES, avec l'effet de levier mentionné. Cependant, il ne m'appartient pas de commenter les arbitrages entre dépenses publiques, il s'agit d'un choix du législateur. Avec les moyens dont nous disposons, et a fortiori s'ils venaient à augmenter, il faudrait une discipline plus grande dans l'utilisation du FDES. On ne doit donner de l'argent public que s'il y un bon dirigeant, un bon business plan, une cohésion avec les employés. Lorsque l'on redresse, il faut aller vite, avec un projet clair, et une vraie adhésion. On doit être capable d'analyser les difficultés passées et les changements à réaliser. On peut alors leur consentir du passif fiscal et social ou des prêts du FDES, mais à condition de réaliser une analyse technique apolitique. Mon rôle est de procéder à des analyses techniques apolitiques, mais c'est le rôle du politique de choisir de faire plus ou moins. Je suis favorable à davantage de moyens, mais avec plus de rigueur et de transparence dans leur allocation, ainsi avec des commissions d'évaluation.
M. Louis Margueritte. - J'insiste sur le fait que les prêts du FDES sont strictement encadrés par la Commission européenne : même informellement, la Direction générale de la concurrence nous questionne invariablement lorsque l'on annonce un prêt. Il ne faut pas s'abriter derrière les règles du marché unique, et c'est une autre raison d'être rigoureux : c'est un engagement international de la France qui doit respecter la règlementation en matière d'aides d'État. Il faut agir dans les mêmes conditions qu'un partenaire privé, c'est-à-dire avec le même taux, la même maturité, le même package de sûretés... On nous accuse en général d'avoir pratiqué des taux élevés.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Ces taux interrogent souvent en effet. N'y a-t-il pas une surinterprétation des textes européens ? On arrive parfois à des taux similaires aux taux les plus élevés des prêts à la consommation, ce qui est alors inutile... Sur quelle analyse se base-t-on pour appliquer des taux aussi importants ?
M. Louis Margueritte. - L'objectif du FDES n'est pas de récolter des recettes fiscales supplémentaires. Si les créanciers privés prêtent, nous nous calons alors sur les conditions qu'ils pratiquent après avoir évalué le risque - c'est ce qu'il s'est passé dans le cas d'Arc par exemple.
M. Jean-Pierre Floris. - Si ce risque existe, c'est que les investisseurs n'apportent pas assez de capital. Pour les activités à forte intensité de capital, comme Arc, il convient d'investir les fonds propres pour réduire l'exposition. Sinon, il est normal que les taux soient élevés.
M. Louis Margueritte. - Lorsqu'il n'y a pas de taux comparable immédiat sur lequel se fonder, par exemple en l'absence de prêteur privé, on applique à la lettre la règlementation de la Commission européenne, sans chercher à surinterpréter, au contraire. Nous regardons alors le business plan, les intérêts capitalisés (c'est-à-dire des intérêts qui ne doivent pas être immédiatement décaissés), ce qui peut avoir pour effet d'alourdir la dette mais permet un remboursement décalé. Notre objectif est de s'aligner avec le meilleur dispositif pour éviter d'être dans les radars de la Commission et ne pas faire l'objet d'une requalification, qui poserait des problèmes encore plus importants.
M. Jean-Pierre Floris. - Je suis d'accord pour aider les entreprises, mais lorsque personne ne met d'argent... Un repreneur ne peut pas proposer un million d'euros attendant que l'État abonde 130 millions, en pensant que si cela marche, tout le profit bénéficie à l'investisseur, mais que si cela échoue, l'État paye. Il faut que les repreneurs d'entreprises en difficulté s'impliquent et mobilisent des fonds à la hauteur. Les taux d'intérêt sont liés à la structure du capital et à la solidité du business plan.
M. Louis Margueritte. - Les dossiers du moment, dans le secteur automobile notamment, concernent des entreprises à fort besoin de capital, dans lequel on n'a pas investi depuis dix, vingt ou trente ans. Les repreneurs savent qu'il faudra mobiliser des dizaines de millions d'euros, et pâtissent du manque d'investissement. C'est le serpent qui se mord la queue.
M. Jean-Pierre Floris. - Lorsque les usines ne sont pas les plus performantes, un jour ou l'autre, il faut payer l'addition.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Nous allons désormais donner la parole au délégué aux Territoires d'Industries afin de comprendre comment cette politique publique peut accompagner une stratégie globale.
M. Olivier Lluansi. - Nous allons prendre un peu de champ. Lorsqu'on parle d'industrie il faut savoir si l'on évoque les années 1975-2010 lorsque le poids de l'industrie française dans la population active a été divisé par trois, ou si l'on met un voile pudique sur cette période pour se concentrer sur un avenir radieux. Nous avons eu, dans notre histoire, l'exemple de la décroissance de l'agriculture dans les années 1950 et de son impact sur les territoires ruraux. La décroissance de l'industrie est de la même ampleur en termes d'impacts sur les villes de taille moyenne. Certains expliquent que les transferts sociaux ont compensé ce phénomène, mais le contexte de crise des finances publiques depuis 2011 les a modérés. Certains territoires ont connu une décrue violente, passant de la moitié de la population active employée dans l'industrie à 10 ou 15 % en moins d'une génération. C'est une réalité vécue dans les territoires, mais insuffisamment intégrée dans la réflexion collective et nationale. Je vous transmettrai la cartographie de ces évolutions territoriales.
Ce sujet n'a pas été traité globalement entre 1975 et 2010, il y a eu quelques petits points de politique industrielle. À partir du mandat de M. Nicolas Sarkozy et des États généraux de l'Industrie organisés en 2009, une réflexion sur l'impact territorial de cette évolution a repris. Cela fait dix ans que l'on réarme une politique industrielle. C'est lent mais nous sommes au milieu du gué compte-tenu de la multiplicité des paramètres à prendre en considération : fiscalité de la production, charges sociales...
Territoires d'Industrie arrive dans cette histoire en apportant une nouvelle brique de politique industrielle. En 2012, Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, reprend le même modèle que celui développé sous la présidence Pompidou c'est-à-dire par grand programme et par filière. Or, entretemps, l'industrie a profondément changé et les chaînes de valeur également. Ce modèle n'est plus aussi opérant. Il faut inventer d'autres moyens d'action publique pour l'industrie, des outils locaux.
Territoires d'Industrie identifie d'abord des bassins industriels regroupant plusieurs établissements publics de coopération intercommunale, comptant entre 50 000 et 150 000 habitants et comprenant une ou deux villes de taille moyenne. Il labellise des projets sur des critères fondés sur l'implication des acteurs locaux pour redynamiser un territoire par l'industrie. Nous avons voulu élaborer une grille de lecture de cette labellisation avec des statistiques objectives mais la primauté va à la dynamique humaine locale lorsque des responsables publics et privés s'emparent de dossiers pour dynamiser leur territoire. Les Territoires d'Industrie labellisent cette envie, ce qui créée une dynamique économique. C'est une démarche ascendante, très décentralisée. Il a fallu formaliser ce dialogue entre l'élu représentant l'intérêt général et l'industriel. Les 140 Territoires d'Industrie associent désormais un élu et un industriel qui doivent porter ensemble les projets de territoire. Nous ne leur avons donné aucun cadre, c'est spontané, il leur appartient de déterminer les projets devant redynamiser l'industrie. Les 30 territoires les plus avancés portent de 15 à 20 projets, avec une extrême hétérogénéité. Cette démarche constitue un objet difficile à appréhender par une administration qui aime bien les catégories claires et carrées. Nous avons commencé à signer un certain nombre de protocoles, qui sont des programmes de travail élaboré : parties prenantes, diagnostic du territoire, enjeu et ambition ; puis une série de fiches projets, qui, à ce stade du protocole, ne sont pas financés.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - À quelle échelle territoriale sont-ils signés ?
M. Olivier Lluansi. - Ils regroupent plusieurs intercommunalités, en général 4 ou 5 mais leur nombre varie de 1 à 12. Les territoires choisissent leurs représentants et la décision des projets se fait à leur échelle. C'est le premier stade. Je m'interdis de porter un regard d'opportunité sur ces projets.
Le second stade de réalisation des projets est leur financement. Nous serons saisis des premières délibérations des collectivités territoriales et les premières actions de l'État pour financer les actions conçues pendant le premier semestre 2019. Nous sommes au début de la courbe avec 25 engagements pour environ 1 million d'euros. Nous devrions arriver à 50 millions d'engagements de l'État et de ses opérateurs d'ici à juillet 2019. Ce sont des financements modestes qui, à ce stade, ne permettront pas de réindustrialiser les territoires, j'en suis conscient.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Sur quels types d'engagement ces accompagnements financiers de l'Etat sont-ils fléchés?
M. Olivier Lluansi. - La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, au niveau territorial, par filière et par entreprise d'abord, des prêts d'opérateurs nationaux, de la Banque des territoires, pour le portage immobilier d'entreprise ensuite. C'est un dispositif qui se veut décentralisé, qui n'apporte pas en principe de financement nouveau, qui fait remonter des besoins spécifiques des territoires et qui finance des projets ciblés. Nous devons parfois faire rentrer des ronds dans des carrés. Les difficultés anticipées pour les six mois à venir concernent cette imbrication avec les dispositifs existants. Il faudra trouver la souplesse pour financer ce type de projets. Nous avons déjà résolu quelques problèmes.
Quels sont les besoins qui remontent des territoires ? Le premier est général reflète un échec collectif : les chefs d'entreprise ont des liquidités, des usines, de la technologie, mais refusent des commandes car ils ne disposent pas des hommes et des emplois correspondant à cette demande. Le nombre d'emplois non pourvus est trop élevé, c'est incroyable. Je vois émerger beaucoup d'offres de formation, les entrepreneurs s'approprient les dispositifs. Cependant, il existe un véritable décalage et un manque d'adéquation entre offre et demande.
Le deuxième point est l'attractivité des métiers. Pour l'industrie, il s'agit réellement d'un enjeu culturel, lié aux drames familiaux résultant des licenciements dus aux restructurations d'entreprises ou aux fermetures d'usine. Ces traumatismes devront être surmontés pour amener à nouveau les jeunes vers l'industrie. Pour les territoires, la filière n'est pas toujours très attractive. S'y ajoute des questions liées à l'aménagement du territoire et notamment la couverture numérique. On ne peut pas proposer à de jeunes couples avec des enfants de s'installer dans des zones blanches dans lesquels il n'y aurait pas de 5G même si la couverture numérique de l'entreprise est assurée... On peut d'ailleurs s'interroger sur la réalité des cartes des opérateurs montrant leur taux de couverture du territoire national, mais c'est une autre problématique.
Un troisième sujet est la demande de simplification de la part des porteurs de projets ou d'élus pour la création de zones d'activité à vocation industrielle. En vingt ans, on a multiplié par quatre le temps nécessaire à l'obtention d'une autorisation administrative de construction, alors même que le temps économique a été divisé par quatre. La simplification est une politique publique peu coûteuse pour l'État et est demandée de façon pressante.
Enfin, un tiers des projets concerne la mutation de l'Industrie du futur.
Ayant fait des allers et retours entre le public et le privé, je témoigne de la complexité et de la multiplicité des acteurs de la sphère publique. Nous avons besoin d'une organisation plus claire à lire par les acteurs privés. Par ailleurs, l'État lui-même n'a presque plus de moyens de financer le développement économique. Il les a délégués aux régions ou à ses opérateurs. Or, en période de mutation, lorsque l'on veut réussir la transformation d'un territoire, il faut que l'acteur public ait tous les moyens, à la fois la carotte - les aides et les subventions publiques - et le bâton - l'application du droit. Aujourd'hui, ces deux leviers sont dissociés. Le droit du travail est géré par l'État, tandis que le développement économique l'est par les régions. Cela suscite une interrogation pour notre futur collectif. Les régions doivent-elles récupérer un rôle d'application du droit, y compris le droit du travail, puisqu'elles ont déjà la responsabilité du développement économique ? On essaie de compenser par une comitologie administrative le fait que l'action économique soit détenue entre plusieurs responsabilités publiques différentes sur le même territoire.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Il est vrai que la répartition des rôles entre l'État et les régions n'est pas claire. Que préconisez-vous ?
M. Olivier Lluansi. - Nous assistons à une évolution des écosystèmes économiques qui découle d'une évolution sociétale et technologique. On ne se préoccupait pas des territoires il y a vingt ans comme on le fait aujourd'hui. Les régions ont grandi. Ce serait logique qu'elles aient un rôle accru.
M. Jean-Pierre Floris. - Certains sujets de la responsabilité l'État comme les restructurations d'entreprises sont multirégionales, les autres sont du ressort des régions.
M. Olivier Lluansi. - Je ne vois pas d'opposition de principe au fait de confier également aux collectivités territoriales la responsabilité de la fermeture de sites industriels en complément de leurs compétences économiques.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - L'État essaye tant bien que mal de piloter la restructuration des territoires industriels, y compris en sollicitant des concours financiers auprès des collectivités locales. Mais lorsque la reconversion ne fonctionne pas, les collectivités territoriales se retrouvent bien seules pour accompagner les restructurations, dépolluer et requalifier les sites... Il faut un pilote national qui définit des stratégies mais comment les articuler entre les territoires et conserver le lien entre les différents niveaux d'action ?
M. Jean-Pierre Floris. - Je me méfie des stratégies nationales, car il y en a de moins en moins. L'État est responsable du bien être des Français, peu importe la région où il réside...
M. Louis Margueritte - S'agissant des restructurations, l'État fait ce qu'il peut. On peut apporter un dépaysement des dossiers, notre connaissance des réseaux centralisés à l'échelon territorial qui en est demandeur. Il n'y a pas forcément de stratégie, même si je le déplore... Sur nos dossiers, nous travaillons beaucoup avec les régions, car à plusieurs, nous sommes plus forts.
M. Olivier Lluansi. - Nous avons multiplié depuis dix ans les politiques d'accompagnement ; mais il manque le « pourquoi » d'une politique industrielle, contrairement à l'Allemagne ou à la France de la période pompidolienne. Nous n'avons pas de réponse collective au rôle de l'industrie dans notre nation et donc nous n'avons pas de stratégie industrielle. Des aides et des accompagnements ad hoc ont été développés, mais il n'existe pas de réponse au rôle de notre outil productif national intégré en Europe. Nous avons les éléments de réponse et le jour où nous y répondrons, nous aurons une politique industrielle et nous pourrons faire renaître notre outil productif et compétitif. Depuis dix ans des politiques de compétitivité, d'innovation, de filières, territoriales, ont été conduites mais il manque une clef de voûte...
Mme Élisabeth Lamure. - Je partage votre constat eu égard aux retours du terrain que permettent les déplacements des sénateurs membres de la Délégation aux entreprises dans les départements. Il en ressort effectivement des problèmes de simplification qui ne sont pas nouveaux. Malgré tous les moyens mis à simplifier, la complexité persiste. L'administration française devrait faire des efforts et lever ces barrages.
L'autre point est le recrutement du personnel. Nous entendons depuis plus d'un an dans tous les métiers et de façon récurrente que les entreprises ont du mal à trouver des salariés y compris dans les territoires très attractifs. La parole des chefs d'entreprises s'est durcie récemment car ils sont contraints à refuser des commandes et leur développement est freiné. Nous sommes impuissants face à phénomène qui doit être traité.
J'ai aussi été intéressée par les propos de M. Floris sur les restructurations. Vous avez évoqué une plus grande exigence, qu'il fallait que toute l'entreprise, y compris le personnel et les dirigeants, s'engagent collectivement. Avez-vous des exemples de mobilisation de tous les acteurs d'une entreprise pour la réussite de son sauvetage ?
M. Jean-Pierre Floris.- J'ai eu affaire récemment à Carbone Savoie. Il n'y a pas assez d'entreprises que l'on arrive à redresser rapidement avec le dirigeant qui a une vision, un personnel en cohésion, une vraie analyse critique de la situation. Le CRP, le CIRI et nous traitons plus de 1200 entreprises, de nombreuses PME sont sauvées, mais nous devrions faire davantage de publicité sur ces sauvetages.
Sur la question de la formation, il faut limiter celles qui ne servent à rien et faire payer ceux qui veulent étudier dans ces filières sans débouché. En même temps, il faut que les entreprises qui le souhaitent puissent former les gens et dépenser davantage pour la formation.
M. Louis Margueritte. - Oui, il y a de belles histoires de sauvetage d'entreprises, et il faudrait effectivement que nous en parlions davantage comme Carbone Savoie. Plus de 40 millions d'euros ont été investis par le repreneur dans cette entreprise. C'est un pari risqué ne nécessitant pas des fonds importants. Ce n'est pas uniquement une question financière. Il faut avoir les reins solides pour créer un fonds de retournement, et surtout avoir de bons dirigeants en qui l'on a confiance. Il existe d'autres exemples de belles histoires comme le groupe Doux ou William Saurin, avec un volet pénal pour des fraudes comptables massives, avec 3 000 emplois en cause et un engagement de 70 millions d'euros de l'État décidé en 48 heures. On parle souvent des dossiers spectaculaires car ils ont un impact territorial très concentré. Les acteurs ne sont pas prêts à accepter une mutation massive d'un seul coup, au vu des implications sociales. Je suis un peu revenu de l'idée que tout doit se régler en une fois : parfois, il faut revenir à plusieurs reprises et suivre les dossiers, cela demande du temps. Cela a été le cas pour Doux avec 900 emplois sauvés et d'autres reclassés.
M. Jean-Claude Tissot. - Je trouve dommage que le CIRI n'intervienne qu'à partir du seuil de 400 salariés par entreprise. Or, dans des villes moyennes et les territoires ruraux, ce seuil est inaccessible. Je pense à une entreprise de Saint-Etienne avec 100 emplois. Il existe des patrons voyous qui s'organisent pour piller des entreprises. Il faut vraiment être très rigoureux et éviter les reprises malhonnêtes.
M. Jean-Pierre Floris. - Je suis favorable à la taxe carbone et pour que l'on taxe les tiers extérieurs à l'Union européenne non soumis à la taxe carbone. Je suis également hostiles aux voyous. Il existe aussi des fonds qui disposent de capitaux énormes mais demandent une aide de l'Etat. J'ai beau être un libéral, il faut parfois que la justice intervienne lorsque des entreprises sont pillées. Il faut être plus exigeant sur les apports de fonds. Pour l'intervention dans les entreprises des moins de 400 salariés, je rappelle l'existence des commissaires au Restructurations et à la Prévention des difficultés des entreprises auprès desquels je vous invite à vous rapprocher. Je souligne enfin que nous sauvons 80 % des entreprises.
M. Louis Margueritte. - Nous avons un sujet d'effectifs. Ce qui fait notre efficacité, c'est l'acceptation de notre aide par le dirigeant et qu'il comprenne bien que nous sommes là pour l'aider. Nous ne fonctionnons pas en autosaisine. Lorsque nous avons un peu forcé, cela s'est mal passé. Je vais toujours voir le dirigeant pour lui demander ce qu'il attend de nous et lui expliquer ce que nous attendons de lui.
M. Jean-Pierre Floris. - Le CIRI travaille également beaucoup sur la restructuration financière.
M. Frédéric Marchand. - Je voudrais revenir sur ce chiffre que M. Lluansi a cité sur un délai administratif multiplié par quatre. Comment gérer le tropisme environnemental qui peut nuire à l'image de l'industrie et ralentir les procédures ? Comment concilier ces deux objectifs ?
M. Olivier Lluansi. - Il y a plusieurs éléments de réponse. Ainsi, il y a à la fois une conscience collective de l'écologie en Allemagne et une forte industrie qui a le double du poids de la nôtre dans le produit intérieur brut. Donc, il n'y a pas d'incompatibilité structurelle fondamentale entre les attentes écologiques et industrielles. Dans cet objectif, nous sommes convaincus et essayons avec les ministres concernés de compléter des contrats de transition écologique de manière simultanée aux Territoires d'Industrie. Ces deux approches se complètent. Les élus et chef d'entreprise ne demandent pas moins de protection. Il veut une temporalité plus compatible avec leur temporalité économique. Il faut au moins quatre à cinq ans pour reconstituer des réserves foncières afin de développer des zones industrielles. Comment faire si un projet arrive avant cette échéance ? Il faut faire en sorte que nos exigences collectives soient appliquées dans un temps administratif compatible avec le temps économique. Je n'ai pas encore résolu cette interrogation.
Par ailleurs, lorsque les chefs d'entreprise et les fonctionnaires du ministère de la Transition écologique se rencontrent à mon initiative à Bercy, ils considèrent que des solutions existent à droit constant dans 80 % des cas. Mais sur le terrain, les solutions tardent. Les chefs d'entreprise sont en colère car ces sujets ne se résolvent pas. Certaines directions régionales de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement seraient militantes. Nous allons essayer de prendre des cas concrets pour les résoudre localement, quitte à faire descendre des fonctionnaires de l'administration centrale sur le terrain.
M. Jean-Pierre Floris. - Les industriels ont aussi leur responsabilité en matière d'attractivité. Il faut que les salariés soient fiers de leur usine, de leur travail et le montrent à leur famille à l'occasion des journées portes ouvertes. Si les usines ne sont pas performantes, elles ne seront pas compétitives et attractives. Or, il faut attirer des salariés vers l'industrie.
M. Jean-Pierre Vial. - Je voudrais préciser un point particulier, le contact entre le chef d'entreprise et l'administration. Nous nous sommes étonnés du faible nombre de fonctionnaires travaillant en administration centrale sur les sujets industriels. Vous avez évoqué le fait qu'il y ait trop de monde à Paris dans certains services.
Le CIRI a plutôt bonne réputation. Quel est le lien avec les commissaires au Restructurations et à la Prévention des difficultés des entreprises en région ? Sont-ils vos représentants régionaux ? Lorsque l'on vous saisit, l'entreprise est déjà malade. Mais il faudrait déjà l'empêcher de tomber malade. Dans le cas de Carbone Savoie, que je connais bien, après un premier retournement réussi, l'entreprise fait face à un second retournement, technologique cette fois, lié à l'utilisation de leurs matériaux dans les batteries. Ils ont été suivis dans ce projet par de nombreuses expertises. On m'a averti que Carbone Savoie ne serait pas retenue dans le cadre de ce projet de batterie lithium-ion pour véhicules électriques. Il ne faudrait pas qu'une entreprise qui a réussi son retournement manque un saut technologique faute de pouvoir saisir une opportunité.
Les entreprises électro-intensives que nous avons rencontrées en Savoie, comme Trimet et Ferropem, ont évoqué naturellement le coût de l'énergie. Elles sont en contact quotidien avec l'administration. Elles seront en alerte rouge en 2020 si les problèmes liés aux prix de l'énergie ne sont pas réglés d'ici cette échéance. Attendez-vous que les entreprises soient dans le rouge pour intervenir et comment pourrait-on mieux anticiper et faciliter le travail avec l'administration ?
M. Jean-Pierre Floris. - Les CRP travaillent avec le CIRI et sont donc au courant de tous les programmes de restructuration. Si le dossier est évoqué au CIRI, ils sont leurs ambassadeurs sur place. Nous avons par ailleurs mis en place un système de détection des signaux faibles par des modèles mathématiques, car, vous l'avez dit, il ne faut pas attendre le dernier moment. Il est basé sur les données de la DGE et de la DG Trésor, et pose encore quelques petits problèmes techniques. Cette anticipation est une priorité absolue.
Sur le projet Carbone Savoie, j'ai récemment parlé avec ses dirigeants après avoir été alerté il y a quelques jours. S'agissant des industries électro-intensives, j'ai mentionné que je n'étais pas satisfait des disparités en matière d'aides et de politique énergétique en Europe. J'ai pris connaissance des difficultés des entreprises électro-intensives qui ne sont actuellement pas en difficulté mais qui pourraient le devenir car ils n'ont pas de visibilité à long terme de leurs contrats de fourniture d'électricité avec EDF. Dans ces cas-là, il est vrai, l'État est un peu impuissant. Nous pourrions mettre en oeuvre des politiques d'aides : c'est un choix du législateur. Où faudrait-il mettre en place ces aides ?
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Effectivement, j'ai été marquée lors du déplacement avec Jean-Pierre Vial par l'urgence de l'appel au secours des industriels électriques, qui reflète la problématique carbone s'appliquant à la filière dans son ensemble : on utilise soit les hauts fourneaux forts émetteurs de carbone et bénéficiaires de quotas carbone lesquels vont baisser, soit les aciéries électriques, propres en émission carbone, forts consommateurs d'électricité. Comment négocier le virage de 2020 de l'augmentation du coût de l'énergie, que les entreprises électro-intensives voient comme un couperet susceptible de les placer dans une situation d'extrême difficulté ? Comment ces deux pans complémentaires de la filière sidérurgique vont-ils gérer leurs problématiques respectives ? À cela s'ajoute la question des ressources humaines et de la formation. Quelle est la stratégie industrielle globale de la filière sidérurgique ?
M. Franck Menonville, président. - Venons-en à Ascoval.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Ascoval se trouve une nouvelle fois à un tournant. Comment voyez-vous les choses ?
M. Jean-Pierre Floris. - Je suis heureux de pouvoir m'exprimer à ce sujet, et vous remercie de m'adresser cette question, vous qui connaissez bien cette région.
Je m'étais mobilisé sur le dossier Ascoval lorsque, à l'impulsion du ministre de l'Économie et du président du conseil régional des Hauts-de-France, il avait été décidé de mettre en place une fiducie au début de l'année 2018. Nous n'avons pas ménagé notre peine et je suis monté au front pour obtenir de Schmolz + Bickenbach et de Vallourec une contribution à la fiducie. J'estimais qu'il fallait donner une chance à cette entreprise et de se donner le temps de trouver un repreneur.
Nous n'avons trouvé qu'Altifort, et avons analysé son plan. J'ai écrit au ministre de l'Économie que je n'avais pas confiance en ce plan, le programme d'investissement étant trop important par rapport aux capacités financières d'Altifort qui apportait très peu de capital d'une origine incertaine : 100 millions d'investissement provenaient de dépenses d'investissement, ainsi que 80 millions en fonds de roulement. Cela m'avait semblé très fragile et risquait de mettre en péril le reste du groupe Altifort, qui avait par ailleurs racheté de nombreuses petites entreprises avec des situations locales compliquées. À la fin, et je respecte tout à fait cette décision, le ministre a choisi de soutenir le plan d'Altifort, faute d'autres repreneurs, et car il tenait beaucoup à ce qu'Altifort soit repris. J'ai respecté cette décision.
Par la suite, M. Bart Gruyaert, président directeur général d'Altifort, a affirmé que j'avais demandé à Altifort de se retirer. Ces propos ont été repris par le président du conseil régional des Hauts-de-France, en parlant d'un scandale d'État. Je peux vous certifier que je n'ai pas déclenché de contrôle fiscal sur Altifort. En revanche, lorsque M. Bart Gruyaert m'a appelé pour m'annoncer son désengagement du dossier faute de financements, je lui ai annoncé que je le regrettais pour Ascoval, car il n'y avait pas d'autre repreneur, et j'étais plus tranquille pour la survie de son groupe, qui me paraissait fragile. Ce n'est pas moi mais un service de Bercy qui, selon M. Bart Gruyaert, ont tenu les propos qui me sont prêtés. Il s'agit d'un malentendu. Je suis très ennuyé de cette situation, car en sus du problème d'Ascoval, nous avons également des difficultés sur une dizaine d'autres sites d'Altifort. Je rencontre demain des élus des Pyrénées, puis de la Nièvre, à ce sujet.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Le ministère n'avait-il pas fait appel à un cabinet externe, afin d'étudier la faisabilité de l'opération ?
M. Jean-Pierre Floris. - Je me permets de critiquer le travail fait en trois jours par le cabinet Roland Berger, qui m'a consulté en tout et pour tout vingt minutes, et n'a pas procédé aux entretiens que j'avais recommandé. Ce travail bâclé n'a certes pas coûté cher, mais l'on en a pour son argent ; même M. Gruyaert l'a reconnu. J'avais estimé qu'il fallait au moins 80 millions d'euros de fonds propres pour se protéger des cycles dans une industrie lourde telle que la sidérurgie. Sans capital, les taux sont absurdes, a fortiori lorsque les marges sont fragiles. La DGE m'avait fourni des données sur les marges et l'EBITDA dans la sidérurgie, qui ne sont pas suffisantes en Europe. Sans fonds propres, cela ne tient pas.
Dans le cas de British Steel, la situation est différente car il leur faut un volume moins important d'investissements, autour de 20 millions d'euros, car ils disposent des débouchés aval, à Hayange pour les rails, et avec FN Steel pour le train à fil, ce qui était le plan d'investissement d'Altifort. Son projet était stratégiquement intéressant, je l'ai dit. Mais il n'était pas financièrement valable. Les seuls éléments financiers dont j'ai eu connaissance concernant British Steel étaient les résultats à fin mars 2018. J'ai fait remarquer que nous faisons habituellement davantage de due diligence. Je n'ai toutefois pas obtenu les résultats ou tendances de mars 2019, ni ceux des entreprises aval utilisatrices d'acier et les prix d'achats, que j'avais pourtant demandés. Mais on voulait faire le deal à tout prix... J'avais fait remarquer dans une note au ministre que la rentabilité de British Steel était faible, 25 millions de livres sur 1,6 milliards de chiffre d'affaires. Je n'avais pas anticipé la faillite, n'ayant pas eu les éléments les plus récents que nous aurions obtenus si nous avions été plus exigeants sur la due diligence. Toutefois, cela n'aurait pas nécessairement changé la décision finale.
Comme vous l'avez souligné, malgré la défaillance de British Steel, cela ne veut pas dire qu'Ascoval ne marche pas. Ce qui importe, ce sont les débouchés. J'étais hier en réunion téléphonique avec les investisseurs anglais, afin de s'assurer de ce qui va se passer au niveau aval. Nous avons des contacts avec tous les repreneurs possibles, notamment d'Hayange, pour trouver des débouchés pour l'aval. Si ces débouchés existent, tels qu'ils étaient envisagés par British Steel, il n'y a pas de conséquence opérationnelle pour Ascoval. En étant optimiste, on peut même se dire que sans l'acier anglais, les débouchés pourraient même augmenter.
Nous sommes néanmoins dans une période d'incertitude. C'est un marché compliqué, il faut qu'Ascoval passe une période difficile à court-terme, et transforme son outil pour la fourniture de rails et pour le train à fil. L'aciérie serait en mesure d'effectuer des livraisons d'ici à septembre. Dans l'intervalle, ce seront des « prix de bananes » qui sacrifieront en partie les marges, car les commandes sont déjà passées pour 2019 et le marché n'en a pas besoin. Nous ferons tout pour que cela réussisse.
L'argent public n'avait pas encore été versé lors de l'annonce de la faillite, à l'exception des 3 millions d'euros de Vallourec, sur qui j'avais fait pression. Le gouvernement était en phase avec la région pour dire : « On y va », ce que je respecte. Je n'aurais peut-être pas pris cette décision si j'avais été un comité d'investissement - c'est d'ailleurs la raison pour lesquelles les banques ne se sont pas engagées. J'admets une décision politique : on a estimé qu'il y avait une chance que cela marche et qu'il fallait négocier. Il faudra maintenant s'assurer qu'il y a des débouchés aval.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Depuis que Vallourec s'est retiré, l'entreprise, aussi bien les salariés que la direction, a fait tous les efforts nécessaires. Les salariés ont vu leurs conditions de travail affectées, ont renoncé à leurs congés, pour accepter de se mettre dans une logique beaucoup plus compétitive. Le directeur a entrepris de nombreuses démarches pour trouver des débouchés et générer des commandes. Ils ont intelligemment réfléchi avec les acteurs en aval, pour élargir la clientèle et diversifier les produits via un investissement modeste. Toutes les conditions sont réunies pour produire un acier propre, électro-intensif, spécial, d'une offre que l'on ne va plus trouver en Europe, à destination des industries ferroviaires et qui peut s'ouvrir bien plus largement à d'autres secteurs d'activité... C'est réellement une usine stratégique au niveau français et européen. C'est un outil moderne qui a su mettre en oeuvre la transformation nécessaire pour se rendre compétitif dans un marché compliqué . L'interrogation qui subsiste concerne l'aval. Le ministère est le seul à avoir en main tous les outils pour pouvoir identifier les repreneurs, cette fois solidement, car le personnel et les acteurs territoriaux ont été échaudés de nombreuses fois. L'attente est forte. Aujourd'hui même se tient un échange avec les salariés d'Ascoval et la nouvelle direction: j'en ignore les conclusions. On a besoin de toute la compétence technique et de tout l'accompagnement fournis par les ministères. On ne peut pas non plus y arriver sans les salariés, qui constituent la ressource la plus précieuse. Avec l'intervention du ministère, peut-on préserver un pan compétitif d'une filière sidérurgique stratégique, si l'on a les moyens de la faire subsister.
M. Jean-Pierre Floris. - J'ignore quelle sera la position définitive du fonds d'investissement : il peut très bien se porter acquéreur des débouchés aval, qui sont des usines rentables, aussi bien Hayange que FN Steel.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Raison de plus !
M. Jean-Pierre Floris. - D'autres peuvent également se porter acquéreurs. Ce que nous avons demandé est d'être tenus informé, afin de pouvoir rentrer en contact avec les candidats. Nous ne pourrons rien faire de plus sur Ascoval : leur plan d'investissement est bon, il va falloir le mettre en oeuvre très rapidement. Ils se sont engagés à réaliser les transformations permettant de fournir de l'acier pour fil d'ici septembre prochain, même si cela n'est pas optimal en termes de prix. Cela permettra de vendre des produits à plus forte valeur ajoutée que les produits standards. Ensuite, le repreneur devra faire des propositions sur l'aval. L'aide que nous pouvons apporter est d'être en contact avec tous les candidats possibles, à la fois pour protéger le site d'Hayange avec plus de 400 emplois ...
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Et garantir la solidité des repreneurs !
M. Jean-Pierre Floris. - ... et vérifier qu'il subsiste des débouchés pour Ascoval, c'est là le fond du sujet. L'État et la Région auraient pu se « débrancher » le processus de redressement à l'annonce de la faillite de British Steel. Mais nous avons pris la décision commune de poursuivre, car il nous semble que ce dossier peut réussir malgré l'incertitude dont nous sommes tous conscients. Je comprends l'inquiétude des salariés, mais il n'y avait personne d'autre. Nous avons cherché partout. Les repreneurs intéressés sont venus car il y avait une aide publique massive en jeu. Tous ne sont pas des enfants de choeur.
Toutefois, je répète qu'il y a eu un mensonge, que je ne qualifierai peut-être pas de « mensonge d'État », mais pour le moins le mensonge d'un investisseur acculé. Je vous certifie n'avoir jamais déclenché un contrôle fiscal, d'ailleurs je n'en n'ai pas les moyens les moyens.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Pour terminer, ce qui nous a marqué est qu'il semble difficile de savoir comment avancer sur les questions énergétiques, en partie parce que chaque administration possède une partie de la réponse. Comment élaborer une stratégie globale, faire en sorte que tous les acteurs, y compris la filière, puissent se parler ?
M. Jean-Pierre Floris. - Je suis entièrement d'accord avec vous, il y a beaucoup d'interlocuteurs.
M. Louis Margueritte. - Il faut que les entreprises nous saisissent plus tôt. Il ne faudra pas attendre 2021 pour intervenir. Les dossiers qui nous arrivent sont souvent dans un état très dégradé : les entreprises n'ont plus d'actifs à monétiser, plus d'actif au bilan, tout a été donné aux banques. Les entrepreneurs sont allés devant les tribunaux de commerce, ont vu un procureur, viennent me voir à Bercy, sont déjà tombés de haut. Nous sommes un service d'aide à l'industrie, qui plus est gratuit. Notre message est : venez nous voir, le plus tôt possible et ne serait-ce que pour un entretien informel.
M. Franck Menonville, président. - Merci pour votre clarté et la richesse de ces échanges.
M. Jean-Pierre Floris. - Je tiens à dire que j'apprécie beaucoup le travail de fond qui est fait par le Sénat.
La réunion est close à 16 h 10.
Mercredi 5 juin 2019
- Présidence de M. Franck Menonville, président -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Audition de M. Xavier Bertrand, président de la Région Hauts-de-France
M. Franck Menonville, président. - Mes chers collègues, nous recevons le président de la Région des Hauts-de-France. Vous le connaissez et je ne vous le présente pas.
Vos mandats et fonctions successifs, parlementaire de 2002 à 2016, maire de 2010 à 2016, ministre de 2005 à 2012, président de la communauté d'agglomération du Saint-Quentinois depuis 2014 et du conseil régional des Hauts-de-France depuis 2016, vous ont apporté une expérience du fonctionnement des acteurs publics locaux et nationaux confrontés à un enjeu politique majeur.
C'est le coeur de notre mission d'information : l'avenir de la sidérurgie comme filière stratégique, la conduite d'une politique industrielle qui lui est dédiée, les défis auxquels les entreprises sidérurgiques sont confrontées.
Je pense bien entendu à Ascoval ; dossier dans lequel vous êtes très fortement impliqué.
À partir de ce cas particulier, et singulier, nous nous intéressons à l'ensemble de la sidérurgie qui est pour nous une filière stratégique et porteuse d'avenir y compris dans le cadre de la transition énergétique que ce soit pour la construction d'éoliennes, de véhicules électriques ou pour son apport à l'économie circulaire avec le recyclage de la ferraille.
La mission d'information s'est déplacée dans votre belle région les 14 et 15 mars derniers sur les sites de Dunkerque et Valencienne. Nous y avons appréhendé le poids de cette filière en matière d'emplois directs et indirects, ainsi que du point de vue de la modernité de ses outils. Filière située en haut de la chaine de valeur et qui alimente un écosystème industriel particulièrement dynamique, que ce soit dans le secteur automobile, la construction, le ferroviaire ou encore l'éolien.
Nous sommes heureux et honorés que vous ayez accepté cette invitation. Vous êtes à la tête d'une des régions industrielles les plus importantes de France : première région pour la construction ferroviaire, seconde pour la construction automobile, et troisième pour les investissements internationaux. Territoire en pleine mutation que vous accompagnez avec beaucoup d'implication, de volontarisme et de détermination. Une filière métallurgique au coeur des enjeux climatiques, européens, énergétiques et des enjeux de recherche et d'innovation. Votre vision de la stratégie industrielle de la France et les ambitions de votre région nous intéresse. Ces présentations étant faites, je passe la parole à Mme la rapporteure.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Je suis heureuse en tant que rapporteure de partager l'expertise, la connaissance et la pratique du président de région qu'est Xavier Bertrand. Une telle expérience nous permet de comprendre le rôle des régions dans l'accompagnement des entreprises durant cette mutation industrielle impliquant des restructurations. Xavier Bertrand a toujours fait des sujets industriels et économiques sa priorité. À ce titre, nous sommes très heureux de pouvoir l'entendre nous exprimer son sentiment.
Mes chers collègues, comme le président Ménonville l'a indiqué, la Région Hauts-de-France est au départ de cette mission d'information avec le cas emblématique d'Ascoval, dont la situation n'est toujours pas stabilisée après deux déboires successifs.
En tant que président de Région, vous vous êtes particulièrement impliqué dans ce dossier auprès des salariés et de la direction, qui font corps, pour sauver ce site. Il s'agit d'une belle aventure industrielle et vous ne ménagez pas vos efforts pour trouver un repreneur. Je peux en témoigner.
Les sénateurs de la mission d'information, que nous sommes, se sont rendus sur le terrain ; nous avons rencontré ses dirigeants et ses salariés, procédé depuis quatre mois à de nombreuses auditions.
Nous avons entendu hier le délégué interministériel aux restructurations d'entreprises, M. Jean-Pierre Floris, qui a tenu à démentir vigoureusement les propos qu'il aurait tenu. Celui-ci n'aurait jamais demandé à Altifort de retirer son offre en octobre 2018 mais nous a indiqué qu'il aurait dit au ministre ne pas avoir eu confiance dans ce potentiel repreneur. Il a également démenti toute menace de contrôle fiscal, procédure qu'il ne pouvait au demeurant - et en aucun cas - mettre en action.
En revanche, il semble bien qu'il y ait eu au Gouvernement sur ce dossier de fortes divergences d'appréciation. Et, après le renoncement d'Altifort, l'administration aurait eu comme consigne de « faire le deal à tout prix » avec British Steel, propriété du fonds Greybull Capital. Le groupe vient d'être déclaré en faillite en Angleterre, quelques jours après avoir été choisi par le tribunal de Strasbourg pour la reprise de l'aciérie de Saint-Saulve. Les entreprises françaises de ce groupe ne seraient pas touchées, mais la pérennité de l'approvisionnement de la France en acier pour le rail est, pour sa part, interrogée.
Outre ses dimensions économique et politique, ce dossier industriel pourrait acquérir une dimension judiciaire, avec les procédures que la CGT souhaite engager à l'encontre de Vallourec, qui a vendu 60 % de ses parts à Ascométal en 2014. Il pourrait être intéressant que vous nous donniez votre sentiment sur l'attitude de Vallourec dans ce dossier.
Mais ce dossier local pose aussi la question plus globale de l'articulation entre les rôles respectifs et les politiques publiques des régions et de l'État, dont nous avons entendu hier les principaux acteurs des opérations de restructuration, d'une part, et de préparation des territoires d'avenir, d'autre part.
Sur toutes ces questions, nous vous avons adressé un questionnaire, de même qu'à votre homologue de la Région Grand Est, que nous entendons demain. Vous avez la parole.
M. Xavier Bertrand, président de la Région Hauts-de-France. - Votre mission est passionnante, tant par son thème que ses enjeux. Puissent le Législatif ensuite s'emparer de son sujet et l'Exécutif en tenir compte !
Au-delà de cette mission, je m'interroge sur la nécessité d'avoir, à l'avenir, de l'acier. La réponse est évidemment positive. Où le produira-t-on ? On pourrait rétorquer qu'il n'y a plus de marché européen et que la production d'acier mondial est vouée, à terme, à n'être localisée qu'en Asie. Sauf qu'on produit de l'acier pour moins cher en Asie depuis un certain temps déjà, sans avoir arrêté d'en produire en France et en Europe ! On ne saurait bien évidemment concurrencer toutes les formes d'acier, mais certains d'entre eux requièrent des savoir-faire spécifiques. Pourquoi continuerait-on à produire de l'acier en Allemagne et non plus en France ? C'est une question de volonté politique qui concerne l'industrie dans son ensemble. Il faut arrêter les beaux discours et prendre les mesures qui s'imposent pour non seulement sauvegarder, mais aussi renforcer notre tissu industriel. C'est possible grâce à un certain nombre d'actions claires qui bénéficieront, en retour, à l'ensemble de notre industrie nationale.
Une véritable stratégie industrielle existe-t-elle en France ? Encore faut-il clarifier au préalable les rôles de l'État, de l'Europe et des régions, que la Loi NOTRe a investies d'une fonction économique. J'ai d'ailleurs demandé au Ministre de l'Économie si le rôle de l'État était celui de stratège ou de pompier. Qui, au quotidien, règle les problèmes ? Les régions doivent aujourd'hui être investies de davantage de pouvoirs, de compétences et de moyens pour intervenir efficacement. La définition des filières stratégiques en lien avec l'Europe doit relever des États, à l'instar de ce qui est actuellement en cours avec le projet de batterie de futur. Si demain, la Région Hauts-de-France a des collaborations avec la Région Grand Est, rien ne remplacera la création d'un écosystème favorable à l'échelle gouvernementale et propice à la décision de créer une filière stratégique. Aujourd'hui, je souhaite que cette clarification se produise, dans le cadre de la prochaine étape de la décentralisation, à travers la différenciation et la définition incontournable d'une nouvelle stratégie économique impliquant de doter les régions de nouvelles compétences.
Il faudra aller très vite sur d'autres sujets. Si l'on baisse singulièrement les impôts de production, il faudra également que les collectivités territoriales fassent des efforts. Je suis prêt à renoncer, dans des implantations dans de nouveaux secteurs géographiques, à une part des recettes fiscales liées aux impôts de production, si tant est que je conforte ou maintienne l'emploi. Je reprendrai à cet égard un exemple concret que j'ai évoqué devant le Président de la République : je souhaite pouvoir bénéficier d'une fraction de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) aujourd'hui dévolue à l'État, en contrepartie de compétences que j'assumerai, et passerai un contrat avec l'État par lequel je m'engage à ne pas accroître la fraction qui me sera transférée. En revanche, si je décide, avec l'aval des conseillers régionaux, de développer l'industrie localement, je veux avoir la possibilité d'exonérer fiscalement sur cette CVAE sur cinq ou sept ans ; seule m'intéresse ici la création de valeur ou d'emplois. Dès lors, si les recettes fiscales seront obtenues à l'issue de la septième ou huitième année, les emplois seront, quant à eux, créés immédiatement ! Une telle démarche permet, en retour, de conduire une politique d'aménagement du territoire. Installer une industrie de services au coeur de Lille permet de bénéficier des avantages de cette métropole, à l'inverse d'un projet d'installation dans le Thiérache qui ne bénéficie d'aucun avantage ! Dans de nombreux dossiers, nous avons pu constater que la fiscalité de production pesait beaucoup trop lourd. Il ne s'agit pas de dumping fiscal, loin s'en faut, mais il est nécessaire d'orienter des investissements productifs.
En outre, une grande région et un grand pays ne peuvent réussir que si les services et la technologie fonctionnent conjointement avec l'industrie. La Bavière ne serait pas restée une grande région si elle avait fait une croix sur son industrie ; elle a certes développé l'économie numérique de manière importante tout en renforçant ses cols bleus. En ce sens, la fiscalité de production est essentielle.
Ne nous tirons pas une balle dans le pied en raison du coût de l'énergie ! L'énergie décarbonée permet aux particuliers et aux usines, qui en sont de grandes consommatrices, d'obtenir l'énergie pour un coût moindre et il importe de bien prendre en considération les industries qualifiées d'électro-intensives, parmi lesquelles se trouve l'industrie sidérurgique ! C'est là un sujet à la fois franco-français et européen : d'une part, le groupe EDF ne doit plus considérer les industriels de cette branche comme des clients captifs et, d'autre part, la politique européenne, pas si contraignante que cela, peut néanmoins induire des coûts de production trop disparates selon les zones géographiques d'implantation. L'industrie du futur ne peut avoir de sens qu'en conciliant le numérique et l'industrie ! Il serait temps de réfléchir à l'installation d'une filière de production de robotique numérisé, qui manque actuellement à notre pays. Nous obtiendrions alors des gains de productivité et de compétitivité qui généreraient des emplois à terme ! Un nouvel écosystème national est tout à fait possible. Je n'oublierai pas le nouveau système de formation partagé entre l'État, les régions et les milieux professionnels. Au-delà de la seule question de l'apprentissage, il est important d'orienter davantage les jeunes vers l'industrie où les conditions de rémunération y sont supérieures à la moyenne des autres secteurs.
Les régions, notamment dans les schémas régionaux de développement économique, disposent d'outils de différente nature, selon qu'on se place dans une perspective de financement ou d'accompagnement. Elles sont ainsi prêtes à accompagner les entreprises dans leur projet. Pour la deuxième année consécutive, la Région Hauts-de-France est classée par le cabinet Ernst &Young comme la première région de France pour l'accueil des investissements étrangers. Qu'il s'agisse d'avances remboursables ou de subventions, voire de financements avec l'Europe sur la recherche et l'innovation, nous n'hésitons pas à intervenir. Dès lors, nous sommes devenus attractifs. Ce sont les industriels qui créent de l'emploi. Néanmoins, l'accompagnement de la Région permet de contrebalancer un cadre peu attractif. Il n'y a strictement aucune fatalité, comme en témoigne le rang de la France en matière d'attractivité, par rapport à l'Allemagne. Nous accompagnons les chefs d'entreprises dans leur réflexion stratégique de filière et soutenons les entreprises industrielles avec un régime d'aides directes et d'outils financiers avec les fonds régionaux, comme Hauts-de-France-Financement. La Région soutient également les plans de formation mis en oeuvre dans l'industrie automobile, pour adapter les compétences des salariés aux mutations technologiques et aux évolutions du marché. Enfin, nous accompagnons les entreprises pour bénéficier des fonds européens FEDER.
Nous avons repris de nos prédécesseurs Daniel Percheron, ancien sénateur, et de Philippe Vasseur, qui en avait été l'instigateur, l'idée de cette Troisième révolution industrielle. Nous pensons en effet qu'il faut aller très clairement vers le bas-carbone, la numérisation et la robotisation. Il s'agit de projeter la Région vers l'avenir, afin de conforter son leadership dans des secteurs comme l'industrie automobile où un besoin de main d'oeuvre sera toujours présent. Très clairement, il y a là un enjeu.
Depuis ces trois dernières années, 220 entreprises industrielles ont été aidées par la seule Région ; 25 000 emplois ont été renforcés et 2 300 créés, pour un investissement de 74 millions d'euros. Il s'agit là d'un bon investissement. Telle est ma conception de l'articulation du rôle de l'État, qui doit être davantage stratège, et de celui des régions.
Enfin, au niveau européen, les règles du jeu doivent être claires et harmonisées. En France, le montant des aides industrielles aux implantations est plafonnée à 10 % tandis qu'il l'est de 25 % en Pologne. Il faut harmoniser un tel taux afin de permettre le développement de projets industriels de grande envergure sur le territoire national. Il faut que la France fasse entendre sa voix au moment de la renégociation de ces plafonds qui vont prévaloir pour les sept prochaines années. La Pologne d'aujourd'hui n'est plus celle d'hier et la même règle doit prévaloir dans toute l'Europe. Il me paraît nécessaire, pour l'Européen convaincu que je suis, de plaider cela !
Le dossier Ascoval représente un formidable gâchis et c'est toute la stratégie industrielle de Vallourec doit être questionnée. Ce dossier a connu plusieurs rebondissements : la reprise d'Ascometal, annoncée comme la solution idoine, puis celle d'Altiflor qui n'a duré que trop peu de temps et enfin celle du groupe Olympus, qui connaît les retombées de la mise en liquidation, selon le droit britannique, de British Steel. Vallourec n'a pas su se diversifier, ni investir suffisamment. La rapporteure, Valérie Létard m'a fait entrer dans ce dossier il y a quelques temps déjà. Au fil des années, la baisse du prix de la tonne d'acier a permis de rendre cette entreprise viable qui est passée d'un portefeuille de deux à une dizaine de clients, en raison de la qualité de l'acier proposée et de son rendement énergétique.
Néanmoins, le marché de l'acier fluctue énormément, notamment suite au Brexit, et a besoin de plus de visibilité. Les groupes Schmolz & Bickenbach ou Ascométal avaient été identifiés par le tribunal de commerce pour la reprise de l'usine de Saint-Saulve. Je le dis très clairement : le Gouvernement a commis une erreur en ne soutenant pas l'offre de reprise du groupe Liberty Steel. Cela nous aurait permis d'avoir une visibilité sur cette usine. Il a également pensé que Schmolz & Bickenbach ne demandait rien ; choix funeste qui s'est avéré beaucoup plus onéreux ! Même le ministre de l'Économie et des finances ne disposait sans doute pas de l'ensemble des éléments pour évaluer les tenants et aboutissants des deux projets de reprise concurrents. Manifestement, Bercy n'avait ni vision stratégique, ni conscience de l'importance du partenariat de la Région à hauteur 14 millions d'euros, dont 2 millions d'euros d'avances. D'ailleurs, le groupe Schmolz & Bickenbach était-il d'abord intéressé par le développement industriel ou par le carnet de commandes et les conditions d'homologation pour pouvoir produire, par la suite, davantage d'acier en Allemagne ? J'assume totalement mes propos. Il s'agit bel et bien d'une erreur stratégique. Le groupe Liberty souhaitait également reprendre une autre entité dans le Dunkerquois et avait alors la possibilité de créer un groupe industriel. À l'époque, le dirigeant indien de Liberty Steel nous avait indiqué qu'il nourrissait un nouveau projet d'usine pour les aciers spéciaux. La fin de non-recevoir qui lui a été donnée a mis également fin à cet autre projet. Ce groupe agissait pourtant en connaissance de cause et n'a pas été retenu.
S'agissant d'Ascoval, je ne souhaite nullement porter querelle, mais le titre de M. Jean-Pierre Floris devrait être, selon moi, plutôt « Commissaire à la liquidation » qu'à la restructuration industrielle. J'ai pu le constater dans plusieurs dossiers et j'assume absolument ce que je dis ; tous les représentants économiques qui ont été en contact avec lui vous le confirmeront. J'ai été témoin d'une scène, sur le dossier industriel de la société TIM, dans le Dunkerquois. Ce jour-là, j'ai vu M. Floris se comporter avec le gérant de cette société avec une rare condescendance et lui proposer une forme de restructuration industrielle ne répondant nullement à notre cahier des charges. Tous nos efforts ont failli être ruinés par une telle attitude ! Les délégués syndicaux des entreprises industrielles de ma région sont ressortis découragés d'un rendez-vous avec lui ! Lorsqu'une entreprise n'est pas viable, il faut dire la vérité aux ouvriers et proposer une autre activité ou des voies de reclassement. À l'inverse, les activités viables - à l'instar des cabines de chantier produites par TIM ou des aciers spéciaux -, légitiment la mobilisation de moyens pour une reconversion. Je suis également prêt à préciser dans quelle conférence téléphonique j'ai constaté l'existence d'un réel cynisme d'État sur ce dossier Ascoval que l'on est prêt à laisser mourir.
J'ai pourtant remué ciel et terre pour que le Gouvernement et le chef de l'État, qui disposaient d'informations manifestement erronées, changent de position. Malgré cela, nous ne sommes pas pour autant tirés d'affaire. Dans tous les dossiers industriels, et même lorsqu'il existe une réelle stratégie industrielle, du volontarisme et des investissements, tout se passe à hauteur d'hommes et de femmes. Or, l'ensemble de ces salariés ont été ballotés par la succession de plusieurs facteurs : le cynisme de Vallourec, l'incompétence d'un certain nombre de dirigeants d'Ascométal, le manque de solidité des dirigeants d'Artiflor - que les responsables de l'État, dont M. Jean-Pierre Floris, ont contribué à fragiliser -, ainsi que les vicissitudes du Brexit qui ont fragilisé British Steel. Or, le repreneur actuel a besoin de cette société pour constituer un groupe européen. En outre, en l'absence de filière sidérurgique, comment la SNCF s'approvisionnerait-elle en rails ?
La confiance des salariés représente un réel enjeu. Je veux saluer l'implication de Mme Valérie Létard en tant qu'élue nationale et du Valenciennois. Même si les compétences économiques ont été attribuées, dans le cadre de la décentralisation, aux collectivités territoriales, seul un travail en commun avec l'État permettrait de trouver des solutions. Malheureusement, en matière industrielle, les régions sont devenues les supplétifs de l'État, notamment pour l'accès à l'information et au Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI). Certes, de bonnes relations avec les préfets permettent d'obtenir des informations financières au niveau régional, tandis qu'au niveau national, les régions sont bien souvent simplement sollicitées pour faire un chèque, sans être associées aux négociations préalables. Cette situation est honteuse. L'accès aux informations du CIRI, quitte à instaurer un délit de divulgation d'informations, doit être garanti aux élus qui ont conscience de leurs actes. On ne peut plus continuer à travailler ainsi ! Pour preuve, dans le dossier ARC où la Région est intervenue, nous n'en avons été, au final, que le financeur. Ce n'est pas une attitude respectueuse vis-à-vis des élus locaux qui sont également dépositaires d'une part de souveraineté démocratique.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Les derniers propos que vous venez de tenir me font penser à l'initiative « Territoires d'Industrie. » Comment y concevez-vous l'articulation entre l'État, les régions et les territoires ?
M. Xavier Bertrand. - Nous allons jouer le jeu à fond et soutenir cette initiative qui devrait permettre de renforcer notre présence industrielle. Toutefois, l'État n'y met pas un euro d'argent frais ! C'est une opération de communication et de recyclage des dispositifs actuels qui ne me dérange guère, à vrai dire. En effet, nous lancerons début juillet cette opération « Territoires d'Industrie » dans notre région. Néanmoins, j'ai quelque peu retardé l'échéance, car il importait de clarifier les ambitions de cette initiative qui ne saurait se limiter à l'association des élus et des industriels pour la réalisation de fiches-projets. Outre l'affichage politique, il faut en faire un facteur de rebond. Puisque l'État n'apporte pas de nouveaux financements, il nous a fallu revoir les modalités de notre politique industrielle, afin d'identifier des crédits - au-delà des 76 millions d'euros déjà mobilisés - tant par la région que par les autres fonds régionaux -, de jeter les bases d'un pacte pour la formation et l'industrie du futur, et de financer des audits. L'opération « Territoires d'Industrie » doit apporter des solutions claires aux industriels. J'ai d'ailleurs proposé qu'un chef d'entreprise - dans notre région, M. Laurent Bataille identifié par le monde industriel - participe également au pilotage de cette opération qui devait initialement être assuré par le binôme préfet-président de Région, afin de croiser les regards économique, politique et administratif.
Nous allons être capables de présenter des fiches et des moyens opérationnels et pas seulement écouter des discours. En parallèle, je présenterai au Gouvernement des propositions relatives notamment à la différenciation, pour la nouvelle étape de la décentralisation, pour que les régions se voient attribuées davantage de moyens et de compétences. Je ne demande pas d'argent, car je sais pertinemment qu'il ne coule plus à flots. En revanche, je sollicite davantage de maîtrise économique et budgétaire pour pouvoir être plus efficace.
M. Franck Menonville, président. - Merci Monsieur le Président. Je vous avais entendu il y a quelque temps sur Europe 1 lorsque vous évoquiez l'éventuel rôle des régions dans l'instruction des politiques de l'État. Une telle perspective s'inscrit dans l'évolution du paysage économique où, comme en témoignait l'un de nos intervenants hier, le temps économique a été divisé par quatre tandis que le temps administratif a été allongé dans les mêmes proportions. Les régions ont bel et bien toute leur place pour rationaliser, simplifier et surtout gagner du temps et de l'efficacité dans la politique économique.
M. Xavier Bertrand. - On peut en effet gagner du temps, si les régions se voient reconnues la possibilité d'instruire ou de superviser les procédures d'installation ou d'extension. Je suis persuadé que prendre la main sur les procédures nous permettra de gagner un temps certain. Je prendrai un exemple : avec un projet à 150 millions d'euros, tout le monde se met en ligne. On a réussi à mettre en place un contrat d'implantation dans la Région, en tentant de raccourcir et de circonvenir l'empilement des procédures traditionnelles. Dans la Région Hauts-de-France voisine de la Belgique, nous avons un problème : en Belgique, l'implantation d'une entreprise prend deux fois moins de temps, du fait de la complexité vétilleuse qui est la nôtre. Je souhaite que nos contrats spécifiques d'implantation, qui ont motivé l'implantation de groupes étrangers, deviennent l'ordinaire. Suite au Brexit, les procédures ordinaires de l'État, comme les fouilles archéologiques, ont été singulièrement réduites. Comme quoi, lorsqu'on veut, on peut ! Au quotidien, une implantation d'entreprise ou une extension d'activités représente un parcours du combattant. Y remédier ne coûte rien !
M. Franck Menonville, président. - Au contraire, même !
M. François Calvet. - Nous avons fait ensemble, Monsieur le Président, un hôpital franco-espagnol qui fonctionne à merveille depuis ces quatre dernières années ! Vous avez évoqué le besoin d'acier pour l'avenir au début de votre propos. Parmi les utilisateurs de l'acier, je pense en particulier à l'industrie automobile. À ce sujet, rappelant le titre d'un quotidien économique, la fusion entre les groupes Renault et Fiat vous paraît-elle une bêtise ou un coup de génie ?
M. Marc Laménie. - Outre la question financière, l'enjeu humain est fondamental et concerne le recrutement qui pose souvent problème aux chefs d'entreprise. Que faire pour soutenir, au niveau régional, le recrutement dans cette filière de la sidérurgie en crise depuis de nombreuses années ? Dans un contexte budgétaire difficile, qui est à la fois celui de l'État et de la sécurité sociale, comment faire pour amoindrir le poids des charges pour nos entreprises de la sidérurgie qui doivent faire face, comme nos autres filières industrielles, à la concurrence étrangère ?
M. Dany Wattebled. - En fait, Monsieur le Président, vous avez répondu à tout ! Nous n'avons plus rien à dire ! Le cas d'Ascoval est emblématique. Nos grandes régions françaises ne disposent que de budgets ridicules par rapport à celui des Länder allemands. Paris ne connaît pas le terrain et prend des décisions sans consulter le niveau local. La crise française part de là ; les grandes régions n'ont pas de réel pouvoir. Si les experts locaux avaient été consultés, ceux-ci, forts de leurs connaissances des acteurs locaux, auraient pu permettre de définir une stratégie à long terme. Il est toujours possible de sauver une entreprise. Que faire avec cette technostructure ? Il faut prendre des acteurs de proximité et distribuer le budget consacré par l'État à l'industrie aux régions, pour répondre au mieux aux besoins locaux. Inspirons-nous de la politique des Länder, qui savent prendre des décisions au plus près du terrain ! Avec 50 milliards d'euros de budget, la Bavière peut agir efficacement et soutenir son tissu industriel. Chaque région a certes ses problèmes mais tant que les cartes n'auront pas été redistribuées et que l'avis des experts parisiens sera le seul pris en considération, le débat pourra s'éterniser, mais n'aboutira à rien ! C'est un problème institutionnel et non financier !
Mme Martine Filleul. - Vous avez évoqué la formation qui contribue au développement de ressources humaines dans l'industrie. Depuis de nombreuses années, certains chefs d'entreprise ne peuvent embaucher, faute de candidats ; les filières industrielles ne suscitant, faute d'une sensibilisation et d'une orientation des élèves performantes, guère de vocations. Il faut mobiliser les branches professionnelles et trouver des moyens nouveaux pour répondre à ce problème sur l'ensemble du territoire national.
M. Jean-Claude Tissot. - Hier, je suis intervenu au sujet du CIRI et des Territoires d'industrie durant les auditions qui y étaient consacrées. Je suis issu de la Région Auvergne-Rhône-Alpes. Le binôme de l'initiative Territoires d'Industrie rassemble l'État et les régions. Or, nous sommes des Sénateurs élus des départements. À ce titre, nous n'avons aucun accès direct aux dossiers, sauf en cas de relations particulières avec le préfet du département. Ces territoires d'industrie ne sont-ils, au final, que des « coups de com » ? Une fois la feuille de route rendue publique, on en reste là, puisque les financeurs devraient encore être les agglomérations ou les métropoles. Quel rôle les parlementaires auraient à jouer dans cette opération ?
M. Fabien Gay. - Je voulais remercier votre discours articulé sur une réelle vision industrielle. Je ne crois pas ni l'actuel Gouvernement, ni ses prédécesseurs n'en ont eu, à l'exception de ceux formés sous la Présidence de Nicolas Sarkozy qui avait - je dois bien le reconnaître - une vision stratégique. Nous n'avons plus de ministre de l'Industrie ! C'est là un sujet ! J'ai accompagné des syndicalistes des Pages Jaunes auprès de M. Jean-Pierre Floris qui n'a eu de cesse de les démotiver et de les décourager, en clamant d'emblée son impuissance. Je partage entièrement votre point de vue sur l'absence de vision industrielle et sur l'origine de la prise de décision. Cependant, je suis en désaccord avec vous sur la question de la différenciation qui me paraît accroître les différences entre les régions, dotées d'un réel potentiel de développement économique, et les autres.
M. Xavier Bertrand. - Les Hauts-de-France sont la dernière région en termes d'emplois ! Qui nous a aidés ? La différenciation résulte de notre prise de conscience que la péréquation ne nous aidera nullement à obtenir des financements pour l'industrie. Je ne vais pas installer une usine à Laon, dans le sud de ma région, qui viendrait faire concurrence à une autre entité implantée dans la Marne ! Il faut, à l'inverse, tirer parti des complémentarités. En revanche, dans des territoires comme l'Avesnois, si je ne mets pas en place des outils spécifiques, qui va venir m'aider ? Loin de conduire à un dumping entre régions, la différenciation permet de réaliser un aménagement du territoire, surtout en milieu rural ou semi-rural, si des voies de désenclavement voient le jour. Pour preuve, les usines en Suisse et en Allemagne sont situées dans les vallées et non dans le coeur de métropoles ! L'industrie et l'aménagement du territoire vont de pair !
M. Fabien Gay. - On peut avoir un vrai débat sur le troisième axe de décentralisation, pourquoi pas ? Cependant, je pense que la différenciation ne va pas manquer d'induire de réels problèmes !
M. Xavier Bertrand. - Il faut prendre en compte le cadre républicain dans lequel l'État a pour fonction d'assurer cette péréquation.
M. Fabien Gay. - La question de l'égalité républicaine se pose. Comme vous le savez, je suis élu de Seine-Saint-Denis. Désormais, l'État ne garantit rien sur nos territoires ! J'en viens à ma première question qui porte sur la formation. Dans le cadre des activités de la Délégation aux entreprises, nous rencontrons des chefs d'entreprise qui connaissent un manque de main d'oeuvre qualifiée. Aussi, que pensez-vous de l'actuel démantèlement de l'Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA), qui répondait mieux aux besoins que les formations privées ? En outre, votre discours de politique industrielle globale occulte le rôle des banques. À quels taux doivent-elles prêter et comment peuvent-elles aider les territoires pour l'emploi ?
Mme Angèle Préville. - Dans le projet de loi pour une école de la confiance, j'ai fait adopter un amendement, qui modifie le code de l'éducation, afin de favoriser l'éducation manuelle. En tant qu'enseignante, j'avais pu constater les difficultés éprouvées par les élèves de troisième pour s'orienter, faute d'avoir, dans leur scolarité, pu découvrir leurs aptitudes et leurs goûts pour les disciplines manuelles. J'espère que cette modification permettra de réintroduire de l'éducation manuelle en collège et de favoriser, en retour, de nouvelles vocations vers ces métiers. Ce que vous nous avez raconté sur Ascoval m'éclaire beaucoup ! La décentralisation me semble un levier d'énorme progrès potentiel. Il nous faudra cependant réfléchir sur le droit à la différenciation. Le Gouvernement semble rétif pour accorder ce type de disposition qui me semble soutenir notre compétitivité, vis-à-vis notamment de notre voisin allemand. Il nous incombe ainsi de réfléchir, en tant que parlementaires, au contenu de ce prochain volet de la décentralisation.
M. Dany Wattebled. - En France, nous appliquons la réglementation européenne dans le domaine de l'environnement avec une sévérité accrue, qui nous évince de certains marchés et favorise nos concurrents européens. Il s'agit là de distorsion de la concurrence. Pour preuve, le traitement des alluvions dans nos canaux : nos voisins belges parviennent à atteindre un prix de revient quatre fois moins cher que le nôtre ! Dès lors, la totalité des dragages effectués sur les canaux français sont effectués par des entreprises belges ou hollandaises, dans le cadre d'appels d'offres publics ! Notre technostructure gouvernementale impose à nos entreprises des conditions plus draconiennes, fussent-elles minimes, qui contribuent à les évincer, de fait, des marchés publics.
M. Cyril Pellevat. - La Haute-Savoie connaît également des enjeux industriels, dans des domaines comme le décolletage et la transition vers les véhicules électriques, et des difficultés de recrutement, en raison de sa proximité avec la Suisse où les conditions d'engagement sont plus aisées et les salaires plus élevés. La transmission d'entreprises, notamment familiales, pose problème ; les PME performantes - et avec elles, des compétences nécessaires au tissu industriel local - disparaissant le plus souvent, suite à leur rachat par de grands groupes. S'agissant du financement des banques, votre Région Haut-de-France bénéficie-t-elle du plan d'investissement pour l'Europe « InvestEU » ?
M. Xavier Bertrand. - Il nous manque un ministère dédié à l'Industrie. M. Bruno Le Maire mouille réellement la chemise. Mais si l'industrie est une priorité, alors ce ministère doit relever d'un poste à plein temps. Au moment de la crise de 2008, nous avions une cellule d'intervention le plus en amont possible et qui jouait un rôle d'alerte. Dans ce même esprit, comme président de Région, je reçois chaque semaine un récapitulatif des difficultés rencontrées par les entreprises des Hauts-de-France. Il importe d'intervenir le plus en amont possible : ce rôle est avant tout celui d'un architecte et non d'un pompier. Il ne faut pas non plus dire blanc la veille et noir au lendemain des élections, comme j'ai pu le constater sur de nombreux sujets, quelles que soient les mandatures !
Allons jusqu'au bout de ce raisonnement : il faut une administration dédiée dans un ministère spécifique si l'on estime que l'industrie est une priorité. Conduire un travail de veille permet également d'intervenir avant qu'il ne soit trop tard.
Je n'ai pas souligné le rôle des banques. Sans vouloir généraliser, aller voir certaines d'entre elles uniquement si vous n'avez pas besoin d'elles. J'ai des exemples en tête dans ma région. Puisque j'avais fait campagne sur la thématique du travail, je n'ai pas délégué la compétence industrielle et économique que j'assume dès lors totalement. Je vois les dossiers en direct. Seules les banques qui disposent d'une implantation régionale, à l'inverse de plus grands groupes nationaux, dont la part de marché susciterait sans doute l'étonnement, répondent présent. BpiFrance est certes présente, mais elle ne va pas sur certains risques et, bien qu'actionnaire de Vallourec, elle ne s'est pas impliquée dans le dossier Ascoval. Certaines banques demeurent aux abonnés absents ! Encore une fois, si la Région ne croyait pas à ce dossier, elle n'aurait pas décaissé 12 millions d'euros d'avances sur le solde de l'opération ! De la même manière, elle n'aurait pas engagé 3,5 millions d'euros d'avances remboursables sur le dossier TIM. Est-ce son travail ? Non ! Mais que dire à nos concitoyens si personne n'agit ?
En matière de transmission et succession d'entreprises, la question est celle de la taille critique. Les Allemands et les Italiens du Nord parviennent à transformer leurs PME en ETI, après avoir franchi un certain nombre de paliers qui ne se limitent pas aux seuls seuils sociaux ! La fiscalité de la succession doit être revue si la finalité économique est prouvée ; une telle démarche bénéficiant alors à l'ensemble des secteurs d'activité. Du reste, en politique, on s'est longtemps passionné pour la seule création, alors que cette étape n'est nullement la plus compliquée, à l'inverse de la gestion des difficultés, de la croissance ou de la transmission des entreprises. Bercy raisonne uniquement en termes comptables et financiers, en ne concevant pas les recettes générées par le maintien de l'activité et de l'emploi sur notre territoire national. Or, investir dans une politique favorable à la transmission des entreprises représente un bon investissement. Cet outil manque aujourd'hui et il importe d'adapter notre fiscalité.
J'attends que les discours clamant la confiance envers les collectivités locales soient suivis d'effets. Je ne demande pas la différenciation pour la seule Région Hauts-de-France ! Toutes les régions pourront en bénéficier et ce sera à chacune de fixer ses priorités. La loi sera la même sur l'ensemble du territoire de la République. Il est certes plus facile aux régions qui ont déjà une tradition industrielle d'avoir un avenir industriel ! Si je privilégie une implantation dans ma Région, c'est en raison du taux de chômage qui y sévit ! Personne ne viendra s'en occuper à notre place.
La Loi NOTRe a précisé les prérogatives des régions, reconnues chef de file en matière économique, et des intercommunalités. Notre Région essaie d'associer l'ensemble des élus locaux et des parlementaires sur les dossiers économiques, même si ceux-ci ne sont généralement pas impliqués dans l'initiative Territoires d'Industrie ou dans les projets industriels.
Nous attendons le discours de politique générale que le Premier ministre prononcera la semaine prochaine et qui devrait comporter l'annonce d'une grande loi sur la décentralisation. Je ne demande pas d'argent, mais seulement la liberté de prendre des initiatives dans un cadre où le préfet de Région pourra conduire un contrôle de légalité. On peut gagner du temps, et ainsi de l'argent, pour un certain nombre d'acteurs économiques.
Je n'ai pas abordé la question de la formation pour deux raisons : d'une part, le questionnaire qui m'a été adressé, dans le cadre de la préparation de cette audition, ne l'abordait pas ; d'autre part, les régions, qui n'interviennent pas dans les collèges, n'ont pas d'accès au contenu de l'enseignement des lycées. Alors que les régions étaient auparavant les pilotes de l'apprentissage, elles n'en sont plus que les passagers ! Nous sommes cependant la seule Région à avoir donné quitus à la réforme de l'apprentissage, en espérant qu'elle réponde aux besoins des entreprises. D'ailleurs, la progression de l'apprentissage, bien que de 8 à 10 % par an, ne permet pas de résoudre le problème du chômage des jeunes ! Je suis donc prêt à jouer le jeu, à la condition que Bercy, sans coup férir et l'air de rien, ne réduise pas d'un milliard d'euros nos crédits.
En outre, ceux-ci portent principalement sur la formation des demandeurs d'emplois. Aujourd'hui, nous devrions obtenir l'intégralité des fonds destinés à cette formation et même si Pole Emploi doit en rester l'opérateur, veillons à en demeurer le prescripteur ! Le fléchage de ces fonds sur les réels besoins des entreprises, notamment industrielles, n'en serait que plus assuré. La Région a testé, depuis ces quinze derniers jours, une nouvelle politique d'orientation des jeunes sur les métiers qui donne des résultats, via notamment la mission « proche-emploi », qui a permis de sortir du chômage 13 200 personnes, via des emplois pérennes pour 88 % d'entre eux. Pour 2 euros par jour, la Région prête une voiture aux personnes qui retrouvent un emploi pour se rendre sur leur lieu d'activité. Sur la formation, grâce à nos passations de marché qui confèrent un droit de tirage, des programmes peuvent être mis en oeuvre en deux semaines par les plateformes locales sans qu'elles n'aient besoin de remonter auprès du vice-président en charge de la formation. Cette rapidité permet de répondre aux besoins des entreprises.
En outre, des Pass Emplois et des Pass Formations permettent de répondre au mieux aux besoins de l'industrie, notamment automobile. Cette politique, abondée à hauteur de plusieurs millions d'euros, permet d'adapter les compétences aux évolutions technologiques. Avec la réforme de la formation, on nous vante la création d'une application numérique ! Au passage, je soupçonne l'État, et surtout Bercy, de vouloir récupérer, à terme, un milliard d'euros grâce à cette nouvelle agence nationale qui recentralisera les moyens. D'ailleurs, les opérateurs de compétences (OPCO), forts de leurs nouvelles prérogatives, ont déjà commencé à réduire leurs financements. Sous couvert de modernisation et de simplification, nous disposerons, à l'avenir, de moins d'argent qu'aujourd'hui.
L'industrie, qui permet enfin d'améliorer la qualification et la rémunération, représente encore un outil d'ascenseur social et de transmission. Le tutorat est essentiel à la formation et des crédits doivent lui être consacrés. Nous avons un rôle à jouer dans la formation de manière très décentralisée, c'est-à-dire des bassins d'emplois. Notre travail sur les contrats de branche, que nous avons conduit avec l'UIMM et présenté lors de sa convention nationale, nous a permis de recenser les besoins par secteurs et bassins d'emplois pour les cinq prochaines années. Adaptons les formations aux besoins de l'entreprise, mais aussi aux envies et aux désirs de progression sociale dans l'industrie !
Au-delà de la question de la technostructure, il faut savoir qui décide. Le problème n'est pas franco-français ! Le ministre britannique des entreprises a exprimé son dépit de n'avoir pu soutenir British Steel, contraint qu'il était de suivre l'avis des comptables et des juristes de son cabinet. Encore une fois, qui décide ? Autant s'en remettre à des experts, voire à des algorithmes ! Tel est le fond du problème. Certes, l'expertise représente certes un coût : la Région est passée par un cabinet d'avocats pour bien sécuriser son avance versée à Ascoval.
Les compétences de l'État et des collectivités locales doivent être clarifiées. À partir du moment où les régions se voient confier la compétence économique, que l'on aille jusqu'au bout du raisonnement. Je ne demande pas un nouvel acte de décentralisation !
Le point soulevé par M. François Calvet sur le dossier du rapprochement Renault-Fiat est malheureusement passé sous silence. Je fais d'ailleurs partir un courrier au Président de la République avant la tenue du conseil d'administration de Renault de ce soir. En effet, je ne comprends pas une telle précipitation dans la conclusion d'un accord entre Fiat-Chrysler et Renault, où l'État est actionnaire à hauteur de 15 % avec un droit de vote double. Toutes les évaluations préalables doivent être conduites afin de vérifier si nos intérêts automobiles, industriels et stratégiques seront réellement préservés. Y-aura-t-il réellement complémentarité et qui y gagne réellement ? L'éventuel partenaire de Renault ne dispose pas de la même avance technologique dans le véhicule électrique. Leur situation financière diffère également. M. Bruno Le Maire a évoqué ce matin la nécessité d'un centre opérationnel, sans préciser son échelle régionale ou mondiale, et l'existence de garanties pendant les quatre prochaines années. Une telle durée est ridicule ! Le conseil d'administration de Renault doit nous donner tous les éclaircissements requis ! Ce soir se joue l'obtention d'un Memorandum of Understanding (MoU) engageant Renault sur les aspects financiers de la fusion et les pouvoirs donnés, avant que l'assemblée générale n'en entérine la décision. Si ce MoU est obtenu ce soir, alors la négociation sur l'essentiel est bel et bien terminée ! Tandis que l'existence de ce projet ne nous a été communiquée qu'à la fin du mois dernier, il y aurait urgence à s'engager dans une voie unique, sans aucune possibilité de retour en arrière ! Pourquoi une telle précipitation ? L'étude des éventuelles synergies, qui réclame du temps, a-t-elle été réellement conduite ? Le Groupe Fiat Chrysler Automobiles (FCA) a laissé à Renault un délai de quinze jours pour examiner sa proposition. Mais, considérant le poids du constructeur automobile dans notre économie et le rôle de l'État en son sein, je ne vois pourquoi on cède à cette pression. S'agit-il d'une alliance ou d'une fusion avec le Groupe Fiat et qu'adviendra-t-il de l'alliance Renault-Nissan au-delà de ses tourments récents ? En somme, la précipitation n'a pas sa place dans un tel accord. Il nous faut du temps pour valider les synergies, clarifier le futur centre opérationnel avec Nissan et définir la gestion de la propriété intellectuelle, des effectifs, - notamment dans l'ingénierie -, et d'envisager, en cas de retournement financier de la bourse américaine, les modalités du paiement des retraites que le fonds de pension de Chrysler devra assurer. L'ensemble des élus, des salariés et des dirigeants doivent être informés de toutes ces questions. Toute précipitation est à bannir ; Renault n'est pas une entreprise comme les autres et l'ensemble des questions soulevées par cette opération ne saurait trouver de réponses en seulement quelques jours. J'en appelle à la fois au Président de la République et aux dirigeants de Renault afin d'éviter le sentiment d'un passage en force ; un tel délai de quinze jours étant notoirement insuffisant.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Je souhaitais remercier M. le Président Bertrand. Ses derniers propos sur la situation de Renault ne font que conforter l'interrogation quant au manque d'un ministère de l'Industrie et de vision stratégique d'anticipation des mutations industrielles.
On court derrière l'urgence avec les territoires et les régions ! L'État, dont la volonté doit être à la hauteur des enjeux, n'est pas dans son rôle d'accompagnement vers la transition industrielle. Il n'est pas de grand pays sans industrie !
La Région Hauts-de-France comprend un grand nombre de demandeurs d'emplois avec un faible niveau de qualifications. Sans industrie, on ne peut créer de services susceptibles de leur donner un emploi. Afin de pouvoir trouver des solutions dans tous les territoires et auprès de tous les publics, il faut avoir une industrie forte ! Votre témoignage, à l'instar de celui des autres personnes auditionnées, nous fortifie dans notre avis qu'on ne peut faire l'impasse sur l'industrie et que nos voisins européens ont montré que c'était possible. Nous espérons enfin être les relais, dans les préconisations de notre rapport, de votre témoignage. Merci, enfin, pour la clarté extrême de votre propos.
M. Franck Menonville, président. - Merci, Monsieur le Président. Vous nous avez confortés quant à l'intérêt des travaux que nous conduisons. Dans mon propos introductif, j'avais, à juste titre, évoqué votre volontarisme et votre détermination. Nous avons également, les uns et les autres, apprécié votre pragmatisme et votre réalisme face aux enjeux industriels qui sont les nôtres et dans lesquels nos régions, fortes de leur connaissance du terrain, ont un rôle à jouer.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Philippe Darmayan, président de l'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) et d'ArcelorMittal France
M. Franck Menonville, président. - Monsieur Darmayan, nous avions au moins deux raisons de vous entendre dans le cadre de notre mission d'information : en tant que président des activités françaises d'ArcelorMittal, premier groupe sidérurgique français, européen et mondial, depuis 2015, et en tant que président de l'Union des industries métallurgiques et minières (UIMM), l'une des plus anciennes confédérations patronales de France, pilier du Mouvement des entreprises de France (Medef), et l'une des plus influentes par la définition de sa doctrine sociale et par sa participation à la construction de la législation.
Je vous remercie tout d'abord d'avoir permis à notre mission d'information de se rendre le 14 mars sur votre site emblématique de Dunkerque, puis le 5 avril dans votre centre lorrain de Maizières-les-Metz, fleuron de la recherche sidérurgique.
Vous êtes un exemple de la méritocratie à la française. Diplômé d'HEC, vous avez eu une riche expérience industrielle : Péchiney, Framatome puis Arcelor. Vous avez mis ce parcours au profit de l'Alliance France Industrie, dont vous êtes le vice-président, qui a pour objectif d'adapter notre industrie à la révolution numérique du 4.0.
Hier, le délégué aux territoires d'industrie résumait la confrontation entre ces changements technologiques et la complexité croissante de notre régulation publique par une formule frappante : le temps de l'économie a été divisé par quatre - les mutations, la nécessité de réagir s'accélèrent -, or le temps administratif a été multiplié par quatre. Il y a là une perte d'efficacité et une réponse des politiques publiques complètement inadaptée aux attentes des industriels.
Dans l'émission « On n'arrête pas l'éco » sur France Inter, le 16 mars 2016, vous estimiez la sidérurgie européenne en danger. Le contexte a évolué mais on ne peut pas dire qu'il se soit amélioré. Les États-Unis et la Chine pratiquent le dumping et posent des problèmes de surcapacité. Nous devons faire preuve d'une extrême sensibilité vis-à-vis de la filière sidérurgique, qui est absolument stratégique. C'est pourquoi le Sénat est mobilisé.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - S'agissant du pilotage de la politique industrielle française, quel regard portez-vous sur la stratégie de filière mise en oeuvre par le Conseil national de l'industrie et le Comité stratégique de filière « mines et métallurgie » ? Estimez-vous que le dialogue entre l'État et les industriels soit de qualité ? Comment l'améliorer pour mieux définir une politique industrielle française et européenne ? Quel dialogue entretenez-vous avec les régions ?
Les filières consommatrices d'acier connaissent actuellement de profondes évolutions, l'exemple le plus parlant étant celui du diesel, qui est en perte de vitesse. En tant que vice-président de France Industrie et dans ce contexte, comment envisagez-vous l'avenir de la filière sidérurgique ? Comment aborder les transitions, dans le domaine du bâtiment, des énergies vertes, de la mobilité ?
Vous avez placé l'emploi, et en particulier l'apprentissage, au centre des priorités de votre mandat à l'UIMM. Pouvez-vous nous donner un ordre de grandeur des emplois qui ne sont pas pourvus dans le secteur sidérurgique ? Comment renforcer l'attractivité des emplois industriels, en particulier pour la filière sidérurgique ? Quel rôle joue l'apprentissage dans cette filière ?
La filière sidérurgique fait face à un enjeu extrêmement important, celui de la transition énergétique. Dans le cadre du système d'échange de quotas d'émissions européen, des quotas gratuits sont alloués aux entreprises de la filière, afin d'éviter le phénomène de fuite de carbone, et le seront encore jusqu'en 2030, mais leur volume diminuera.
Sans diminution des émissions, les entreprises du secteur devront donc acheter les quotas supplémentaires sur le marché. Dans ce contexte d'augmentation des prix du carbone et de diminution des quotas gratuits alloués, l'industrie sidérurgique pourrait avoir dans les années à venir un coût réel important pour ses émissions de gaz à effet de serre. La taxe carbone aux frontières vous semble-t-elle être l'outil adéquat pour protéger la compétitivité de l'industrie européenne tout en augmentant le prix du carbone en Europe ?
Enfin, le coût de l'énergie revêt une importance centrale pour les entreprises du secteur, qui sont très souvent électro-intensives. Quelle appréciation portez-vous sur les dispositifs de soutien aux électro-intensifs, comme l'abattement de tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe), l'interruptibilité ou encore la compensation carbone ?
Estimez-vous disposer d'une visibilité suffisante sur les coûts d'approvisionnement en électricité ?
M. Philippe Darmayan, président de l'Union des industries et métiers de la métallurgie et d'ArcelorMittal France. - Depuis la création avec Emmanuel Macron, alors ministre, en 2015, du travail sur l'industrie du futur, nous militons pour l'industrialisation de la France en poussant les mutations actuelles, notamment technologiques, avec la perspective claire et unanimement partagée d'une économie décarbonée. La donne a tellement changé que nous pensons que c'est une chance pour la France, si celle-ci s'en saisit maintenant, que de réindustrialiser notre territoire. L'un des enseignements de la crise des gilets jaunes est que l'industrie est un facteur de stabilité du territoire. Une usine dans chaque village est un rêve, mais c'est aussi l'assurance de peupler le territoire en offrant des emplois stables mieux rémunérés que les autres. C'est un projet valable pour la France. J'ai créé, avec M. Philippe Varin, France Industrie, qui regroupe l'ensemble des fédérations industrielles et les grandes entreprises pour travailler à ce projet. Ce n'est pas du lobbying mais un projet mené avec l'État.
L'État a un rôle essentiel pour fixer les règles de la compétitivité. Le taux de charges est encore, en France, deux fois supérieur à celui de l'Allemagne. La fiscalité sur les coûts de production est nettement supérieure en France à ce qui est pratiqué dans les autres États européens. Il y a un consensus entre nous, Bercy et le Premier ministre sur ce vrai problème, même si l'on nous répond ensuite qu'il n'y a pas d'argent. Nous comprenons que la situation ne peut pas se régler immédiatement, mais ce constat, partagé, nous permet d'avancer.
Les industriels se sont engagés à se prendre en main, dans chaque entreprise, pour imaginer quels seront les marchés, les chaînes de valeur, l'emploi stable de demain. Nous travaillons sur une vingtaine de filières, de l'aéronautique à la construction en passant par l'agroalimentaire, avec le but que les industriels définissent eux-mêmes les grands enjeux de demain. Ensuite les projets seront menés ensemble, y compris avec l'aide budgétaire de l'État sur l'innovation.
Nous pouvons dresser un parallèle entre cette version optimiste et les événements actuels, qu'il s'agisse d'Ascoval, de General Electric ou de Ford. La presse demande si cette politique faillit, puisqu'il y a tous ces problèmes. La réponse est non. La sidérurgie est une industrie vieille créée sur les minerais de fer et de charbon autrefois abondants dans le Massif central ou la Lorraine mais qui n'existent plus. Tout cela entraîne des changements. ArcelorMittal est réparti sur une quarantaine de sites quand les Chinois n'en ont qu'un seul. Nous soutenons nos sites parce qu'ils sont riches en compétences et en expériences, mais il peut arriver qu'une difficulté se pose sur un produit en particulier. La presse parle de l'acier comme s'il était fongible ; or c'est totalement faux. Nous avons un amas de marchés segmentés de produits et d'alliages. Les billettes pour tubes ne peuvent pas servir à faire du fil ; les produits longs nécessitent de gros laminoirs. L'acier est d'une extrême diversité. Chaque site est outillé en compétences et matériels pour s'adresser à un segment particulier du marché. Il n'est pas toujours évident de transformer une installation pour qu'elle aille vers un autre produit.
Nous sommes une industrie ancienne et cyclique qui traverse actuellement une crise due à la plongée du marché dans une dérégulation profonde. Dans ce marché mondial, la France produit 15 millions de tonnes, en exporte 50 % et importe 50 % de sa consommation, soit un flux de 15 millions de tonnes également. Nous sommes dans un marché européen et l'Europe joue dans un marché mondial.
La dérégulation actuelle explique nombre des problèmes auxquels nous sommes confrontés actuellement.
Nous faisons face à des enjeux importants de compétences, de dérégulation du marché mondial et de transition vers une économie décarbonée. Du succès de ces trois grands enjeux dépend l'avenir de notre métier.
Le premier enjeu est celui des compétences. La sidérurgie, vieille industrie, évolue vers les automatismes et le numérique. Nous devons par conséquent rééquilibrer nos compétences et notre pyramide des âges. Des embauches sont nécessaires. Quelque 33 % des salariés ont plus de 50 ans et 25 % moins de 30 ans. Il faudrait que les personnes âgées de moins de 50 ans représentent plus des deux tiers des salariés.
Quelque 60 % des effectifs sont répartis sur trois bassins d'emploi : Dunkerque, Fos-sur-Mer et la Lorraine. Les 40 % restants sont partout ailleurs. Nous investirons dans les trois premiers bassins, quoi qu'il arrive, dans les prochaines années. Il faut donc préparer les compétences en ce sens. Quant aux sites plus isolés, excellents mais peu reliés les uns aux autres, nous devons mener un gros travail sur les compétences sur place. Effectivement l'apprentissage est l'une des solutions.
Les métiers de la sidérurgie évoluent et se rapprochent des autres métiers de l'industrie. Les métiers en tension sont notamment dans la maintenance, comme dans la chimie, dans la conduite de machines complexes ou de lignes de produits, comme dans toutes les industries mécaniques, ou dans la supply chain, qui est un métier très transversal. Aussi, l'IUMM travaille sur la définition de certificats de formation avec des unités de valeur afin de savoir quelles compétences supplémentaires apporter à tous nos salariés et de les former efficacement sur ce dont les filières industrielles ont le plus besoin. J'ai pour objectif d'augmenter de 10 % le nombre d'alternants dans la métallurgie, notamment dans la sidérurgie. Nous devons travailler avec les PME pour qu'elles trouvent toutes les compétences dont elles ont besoin. Nous menons une démarche industrielle et la sidérurgie trouve bien sûr sa place dans une problématique de correction de l'histoire.
Le deuxième enjeu est celui de la dérégulation. Après l'épisode de 2015, nous faisons face à un nouvel épisode d'aujourd'hui. En 2015, les Chinois ont pratiqué le dumping. Dans ce marché mondial, ils ne respectent pas les règles du jeu. Nous avons obtenu une taxe à l'encontre des pays faisant du dumping. Cela nous a offert un répit. Il faut continuer à être vigilant et, petit à petit, amener la Chine à réduire ses capacités. En effet, la surcapacité est la cause profonde de la situation actuelle. La production mondiale actuelle d'acier est de 1,6 milliard de tonnes pour une capacité de 2,3 milliards. Quelque 30 % de surcapacité, c'est énorme pour un marché. Or cette surcapacité se situe en Chine, ce qui signifie que ce sont les Chinois qui font le prix du marché. Tous les prix mondiaux évoluent en fonction d'eux. Quand les Chinois font du dumping, l'ensemble du marché mondial connaît une valorisation très inférieure.
Que Donald Trump décide de fermer les frontières américaines n'a pas gêné les exportations européennes vers les États-Unis. Nous savons depuis longtemps qu'ils sont protectionnistes et avons pris nos dispositions, mais le marché européen étant le seul marché ouvert, les importations qui ne se font plus vers les États-Unis sont allées vers l'Europe. Entre janvier 2017 et janvier 2018, les importations européennes, comme américaines, sont restées au même niveau. Mais entre janvier 2018 et janvier 2019, trois millions de tonnes supplémentaires ont été importées par l'Union européenne alors que les importations américaines ont baissé de trois millions de tonnes. Le problème ne provient pas tant de la Chine que de la Russie et de la Turquie. Nous sommes coincés à l'Est et au Sud par des importations massives. Les exportations turques vers l'Union européenne ont crû de 126 % en l'espace de quelques mois.
Très vite, nous avons été épaulés par l'Union européenne grâce à un système de quotas. Toute importation qui dépasse le volume fixé sur la base des importations des trois années précédentes est taxée. Mais le système n'est pas satisfaisant car c'est un système global qui a plutôt poussé à l'accélération des importations avant d'atteindre la limite de volume.
Le deuxième problème, urgent, est que l'Organisation mondiale du commerce (OMC) impose que, tous les six mois, les quotas soient relâchés afin d'autoriser une augmentation des importations. Cela a été le cas en mars. Si l'on recommence bientôt, le système européen deviendra complètement inefficace. L'Union européenne doit durcir son système et imposer des quotas pays par pays, sans extension des volumes autorisés. C'est fondamental.
ArcelorMittal vient de réduire sa production de façon massive en Pologne en raison des importations russes, en Espagne et en Italie en raison des importations turques, et vient de décider de faire de même pour nos sites de Dunkerque et d'Eisenhüttenstadt en Allemagne. Nous sommes dans un marché de commodités, très sensible aux volumes. Si ces derniers augmentent, les prix tombent, dans un marché où le prix pour le consommateur reste toujours assez élevé. Nous sommes pris dans un squeeze qui affecte la marge des aciéristes. Celle-ci est actuellement extrêmement réduite, notamment sur les produits plats. Il est urgent que l'Union européenne réagisse. Il est important de revenir à un marché mondial régulé. Nous avons par ailleurs un marché de spécialité pour l'automobile extrêmement puissant mais qui ne représente que 20 % de nos volumes. Nous sommes, fondamentalement, des producteurs de commodités.
M. Franck Menonville, président. - Quelle pourrait être la réaction de l'Union européenne ?
M. Philippe Darmayan. - Nous recevons un soutien très positif de la France et de l'Allemagne. Nous attendons des États qu'ils fassent part à l'Union européenne de l'urgence de la situation afin qu'elle prenne des mesures de réduction ou de stabilisation des quotas.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Sans desserrement !
M. Philippe Darmayan. - Effectivement. Nous voulons aussi que les quotas soient établis pour chaque pays, y compris pour les produits laminés à chaud. Nous avons le soutien des gouvernements français, allemand, espagnol, belge et luxembourgeois. J'espère que le dossier avancera vite.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - L'enjeu est-il déterminant à très court terme ?
M. Philippe Darmayan. - Oui. ArcelorMittal n'aurait pas décidé de baisser sa production s'il n'y avait pas d'urgence.
Le troisième enjeu est la transition vers l'économie décarbonée. La production d'acier représente 7,6 % des émissions de CO2 dans le monde. Nous produisons du CO2 en ajoutant du coke pour désoxyder le minerai de fer. C'est chimique. Comment faire pour parvenir à une économie décarbonée en 2050, y compris dans nos métiers ? Nous travaillons sur les process. Par exemple, nous injectons de la ferraille pour réguler le taux de CO2 par tonne d'acier. Nous améliorons nos hauts fourneaux en réutilisant la chaleur, comme vous l'avez vu dans notre projet Igar à Dunkerque. Nous substituons le coke par du bois comme au Brésil, avec du charbon de bois. Nous travaillons sur de nouveaux process jour après jour.
Nous voulons transformer aussi par innovation de rupture nos process de réduction du minerai de fer pour dégager non pas du dioxyde de carbone mais de l'eau. En ajoutant de l'hydrogène à l'oxygène de l'oxyde de fer, on obtient de l'eau. On peut aussi réaliser une électrolyse du minerai de fer comme pour l'alumine. Nous avons mis en place, à Maizières-lès-Metz, un process sur l'électrolyse, et lancé à Hambourg un projet pour fabriquer une solution à base de réduction par l'hydrogène.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - À quel horizon ces process pourraient-ils être mis en application ?
M. Philippe Darmayan. - Igar est mis en place. Le projet d'Hambourg en est au stade pilote ; il reste à vérifier la compétitivité du process. Celui relatif à l'électrolyse est encore à l'étude dans notre laboratoire. C'est tout le processus du haut fourneau que nous faisons évoluer.
Les aciéries électriques sont opérationnelles - la totalité de l'inox européen en est issue. Mais les investissements se font progressivement, en fonction de la quantité de ferraille disponible. Par définition, les marchés naissants n'en disposent pas, contrairement à l'Europe. Actuellement, la ferraille est recyclée à 90 %. Lorsque les prix baissent, le moment est favorable pour investir.
Une autre solution, dans la perspective d'une économie décarbonée, est l'utilisation du CO2 comme matière première. Nous avons ainsi lancé une opération pilote pour produire de l'éthanol à partir du CO2, et un projet 3D à Dunkerque, subventionné par l'État, visant à concentrer le CO2, afin de le stocker dans les puits de Total en mer du Nord.
Tous ces projets sont risqués, car c'est un changement majeur de compétences mais ils sont passionnants pour nos ingénieurs, qui réinventent ainsi la fabrication de l'acier.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - L'usine ArcelorMittal Dunkerque, qui emploie près de 4 000 salariés, serait concernée par une mesure temporaire de réduction de la production. Quelles sont les modalités de cette réduction de la production ? Où se situent les opportunités de développement pour ArcelorMittal France ?
Le sujet de la taxe carbone est-il important pour vous ?
Pouvez-vous nous présenter le projet de démonstrateur de captage de CO2 mis en place sur le site de l'usine de Dunkerque ? Quel est le montant du soutien public, français et européen, alloué au projet ?
M. Philippe Darmayan. - L'usine de Dunkerque est l'une des plus compétitives du groupe, et il n'y a pas de risque sur l'emploi. Nous procéderons, via des opérations de maintenance, à une réduction progressive de la production et nous espérons que cette phase sera de courte durée. Sur les trois hauts fourneaux, seul le troisième sera un peu ralenti. Le personnel est tenu parfaitement au courant.
Pour ce qui concerne la taxe carbone, l'Union européenne n'a pas pris en compte l'objectif de compétitivité équitable. C'est en Europe que la législation relative aux émissions de CO2 est la plus dure, ce qui nous rend moins compétitifs que nos concurrents. Le carbone, qui était à 5 dollars, est monté à 15 dollars, ce qui pose problème. Nous militons - avec un certain succès si j'en crois les récents propos du Président de la République - pour que le système d'échange de quotas d'émission (ETS) soit complété par un dispositif d'ajustement aux frontières.
M. Marc Laménie. - Quels sont les secteurs d'application de la sidérurgie en France et en Europe ? Quelle est la place de l'industrie ferroviaire à cet égard ?
De quels moyens humains la sidérurgie dispose-t-elle ? Quelle est la pyramide des âges des salariés ? Ces métiers n'attirent pas forcément les jeunes ; quelles sont vos perspectives pour les faire connaître ?
Mme Martine Filleul. - Selon vous, la mutation actuelle de la sidérurgie peut représenter une opportunité pour la France ; encore faut-il pouvoir développer la recherche et l'innovation. Êtes-vous suffisamment aidés dans ce domaine par la puissance publique ?
Mme Angèle Préville. - Le processus d'électrolyse du minerai de fer ne semble pas encore au point. Savez-vous si, en Suède, le projet de fabrication d'acier à partir de l'hydrogène a abouti ?
M. Philippe Darmayan. - Pourquoi faire de l'acier dans notre pays ? Parce que cette production concerne l'ensemble des filières industrielles. Autrefois, un site lorrain était spécialisé dans les rails. Aujourd'hui, nous sommes à la pointe des alliages pour l'automobile grâce à notre centre de recherche, très réputé, de Montataire.
Les débouchés pour l'acier sont la construction à hauteur de 30 %, l'automobile pour 20 %, le métal et la mécanique pour environ 30 %. Le fait de produire dans un pays développé nous permet d'avoir un mix de produits comportant davantage de spécialités que d'autres aciéristes.
Les métiers de la sidérurgie sont enthousiasmants. Un laminoir à chaud, c'est une énorme machine qui tourne sur un kilomètre, grâce au savoir-faire et à la passion des ingénieurs et des exploitants. Pour informer les jeunes sur la réalité des emplois industriels - nous y consacrons d'ores et déjà des moyens -, il faut travailler sur l'apprentissage et l'orientation dès la classe de quatrième, en expliquant que ces métiers sont en train d'évoluer avec le numérique ; nous ne l'avons pas fait suffisamment par le passé.
Pour ce qui concerne le financement de la recherche, nous sollicitons l'État et l'Union européenne uniquement pour les innovations de rupture ; nous rejoignons alors des consortiums. Pour les autres projets, puisque personne ne sait faire notre métier mieux que nous - par exemple, fabriquer de l'acier avec des caractéristiques mécaniques permettant d'alléger les automobiles -, nous considérons que c'est à nous de financer la recherche.
Nous travaillons avec les universités pour la recherche fondamentale.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Et l'hydrogène ?
M. Philippe Darmayan. - Nous n'avons pas été les premiers à aborder le sujet. De manière générale, la Suède a su traiter avant nous les différentes questions relatives à l'économie décarbonée et, aujourd'hui, elle est bien positionnée. Pour notre part, nous essayons de rattraper notre retard.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Que pensez-vous des dispositifs de soutien aux électro-intensifs ? Estimez-vous disposer d'une visibilité suffisante pour ce qui concerne les coûts d'approvisionnement en électricité ?
M. Philippe Darmayan. - Avant tout, il faut bien avoir à l'esprit que toutes les mesures mises en oeuvre pour produire de l'acier décarboné conduisent à une augmentation de la consommation électrique. Dès lors, plus le temps passe, plus nous aurons besoin d'une puissante industrie électrique de base, que l'énergie soit produite par le nucléaire ou par les ENR. De notre côté, nous ne pouvons pas développer nos process sans disposer d'une électricité dont les coûts ne seraient pas compétitifs. Dans le cas contraire, tous nos efforts de recherche seront réduits à néant.
En outre, en matière d'électricité, l'Allemagne a suivi au cours des dernières années une stratégie de pricing en faveur de l'industrie : grosso modo, dans ce système, le prix de l'électricité payé par les consommateurs permet de consentir des abattements en faveur de l'industrie. Nous avons obtenu un dispositif similaire de la part du gouvernement français, avec un abattement au titre des transports et une compensation CO2 indirecte. Mais, aujourd'hui, l'avenir de ce dispositif nous préoccupe, étant donné l'augmentation du prix du carbone : si celui-ci est triplé, le volume des abattements triplera mécaniquement. Or nous sommes conscients des contraintes budgétaires qui s'exercent en France.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - C'est bien un sujet qui intéresse le prochain projet de loi de finances.
M. Philippe Darmayan. - Nous espérons bien que ce dispositif sera confirmé...
M. Franck Menonville, président. - En tout cas, le rendez-vous est pour 2020.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - L'enjeu du prochain budget sera la sécurisation du dispositif.
M. Philippe Darmayan. - Exactement. Je précise que, pour la fabrication de l'acier, le prix de l'électricité varie entre 15 et 30 euros la tonne. Or, pour l'aciérie électrique, l'Ebitda à la tonne varie entre les mêmes montants : la question est donc extrêmement sensible. Les industries du ciment ou de l'aluminium sont d'ailleurs dans la même situation.
M. Franck Menonville, président. - À l'avenir, la consommation d'électricité augmentera nécessairement, du fait de l'essor des mobilités et des besoins industriels. À vos yeux, ces besoins croissants sont-ils bien pris en compte dans la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) ?
M. Philippe Darmayan. - Selon nous, le chemin de la PPE doit être modifié, de manière réaliste et sans tabou. Il faut prendre en compte les économies d'énergie et les forts investissements qu'elles impliquent. Il ne faut pas sous-estimer les enjeux de croissance ; il ne faut pas non plus se focaliser sur un réacteur nucléaire en particulier - ce n'est pas le sujet. La véritable question est : comment produire une énergie à la fois délocalisée pour les particuliers et produite en quantité suffisante, pour garantir une véritable puissance industrielle ?
Prenons garde, ne nourrissons pas trop de rêves au sujet des ENR : aujourd'hui, on n'est pas en mesure d'anticiper les évolutions en la matière. Je n'ai rien contre ces énergies, qui sont une véritable solution pour les consommateurs - je pense notamment au solaire. Mais il faut avancer avec prudence, en évitant autant que possible les polémiques.
La PPE doit prendre en compte les impératifs des industries énergétivores, en particulier pour la production d'acier. Voilà pourquoi M. Philippe Varin et moi-même sommes en train de travailler, au sein de France Industrie, pour aider l'État à avancer de la manière la plus rationnelle possible. Nous allons essayer de réunir une équipe à cette fin.
M. Franck Menonville, président. - Merci de cet éclairage.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat
La réunion est close à 17 h 15.
Jeudi 6 juin 2019
- Présidence de M. Franck Menonville, président -
La réunion est ouverte à 11 h 05.
Audition de M. Jean Rottner, président du conseil régional du Grand Est
M. Franck Menonville, président. - Nous avons entendu hier le président du conseil régional des Hauts-de-France et nous ne pouvions faire l'impasse sur l'autre grande région sidérurgique, le Grand Est. La délégation s'est rendue dans les centres de recherche d'Arcelor à Maizières-lès-Metz ainsi qu'à Metafensch et nous avons tous en mémoire l'évolution de Florange, que M. Marzorati nous a rappelée lors de son audition. Nous suivons également attentivement le dossier de Saint-Gobain Pont-à-Mousson, nous avons entendu M. Ludovic Weber la semaine dernière et je pense m'y rendre sans doute lundi 24 juin.
Je vous remercie de vous être libéré et si nous avons insisté pour vous entendre, c'est en raison naturellement de la place de la filière sidérurgique dans l'histoire, l'économie et le patrimoine culturel dans la région que vous présidez et principalement en Lorraine, région désormais identifiée par la Commission européenne comme région en « transition industrielle ».
Le Grand Est est la deuxième Région industrielle de France, avec 16 % des emplois dans l'industrie, et avec une spécialisation sectorielle dans la fabrication d'équipements et de machines, la métallurgie, l'industrie du bois et les industries agro-alimentaires. Vous avez récemment déclaré « croire en son avenir industriel », si cette région sait relever les nombreux défis, dont les transitions numériques, technologiques et écologiques, auxquels elle est confrontée. Vous voulez faire du Grand Est l'un des leaders européens en matière d'Industrie du futur. Pouvez-vous décliner ce projet pour la filière sidérurgique ?
Nous avons entendu mardi le délégué interministériel aux restructurations d'entreprises. Quel jugement portez-vous sur son action dans le domaine de la sidérurgie ?
Il était accompagné du secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle : le CIRI associe-t-il de façon suffisante et satisfaisante la région dans l'instruction des dossiers d'entreprises en difficultés ou se contente-t-il de solliciter des crédits régionaux à la fin du processus de restructuration, vous mettant ainsi devant le fait accompli ?
Nous entendions également le délégué aux Territoires d'Industrie qui porte des projets co-pilotés par des élus et des entreprises, émanant des territoires, mais ne mobilisant aucun financement nouveau. Quelle est votre appréciation de cette action ?
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Vous l'avez compris, Monsieur le Président, nous nous intéressons à l'ensemble de la sidérurgie qui est pour nous une filière stratégique et porteuse d'avenir y compris dans le cadre de la transition énergétique que ce soit pour la construction d'éoliennes, de véhicules électriques ou pour son apport à l'économie circulaire avec le recyclage de la ferraille.
Pour accompagner cet avenir, comment voyez-vous les rapports entre l'État et les régions ? Votre collègue Xavier Bertrand revendiquait hier davantage de cohérence dans les compétences : puisque les régions ont la compétence économique depuis la loi NOTRe, il faut qu'elles aient les moyens, juridiques et financiers, de mener des politiques d'accompagnement des mutations industrielles.
Faut-il aller jusqu'au droit à la différenciation pour mener des politiques industrielles adaptées à la réalité des territoires ?
Votre collègue Xavier Bertrand soulignait hier à juste titre que l'économie de l'Allemagne marche sur deux jambes : une industrie traditionnelle compétitive qui se modernise avec l'industrie 4.0, une économie de l'innovation numérique.
Vous avez déclaré que votre stratégie de développement économique régional était de « devenir un territoire aÌ énergie positive et bas carbone » : quelle place occupe la sidérurgie dans le schéma qui doit « faire du Grand Est une Région leader en matière de mix énergétique et de verdissement de son économie » ?
M. Jean Rottner, président du Conseil régional du Grand Est. - La sidérurgie évoque la Lorraine, fière de son passé sidérurgique et fière de la construction européenne, qui s'est faite avec Robert Schuman par la création de la Communauté européenne du charbon et d'acier - Robert Schuman est un enfant de notre région, même s'il partage plusieurs nationalités.
La région Grand Est est la deuxième région industrielle de France. La sidérurgie occupe environ 53 000 salariés, avec des noms forts : Arcelor, Ascometal, que nous partageons avec d'autres régions ; si on s'éloigne un peu de la Lorraine, les Aciéries Hachette et Driout de Saint-Dizier, GHM Wassy en Haute-Marne, terre de fondeurs, de traditions et en même temps de modernité car le territoire de Nogent produit un tiers des prothèses de hanches et de genoux au monde aujourd'hui, à partir de cette tradition des forges. Ces territoires ont de fortes capacités en termes de transition, d'innovation et de rebond.
ArcelorMittal emploie 10 000 salariés en France, mais la moitié de ses salariés se trouve dans le Grand Est. C'est une entreprise avec laquelle la collaboration et le partenariat sont réels. Le groupe a d'ailleurs tenu ses engagements : après la fermeture du haut-fourneau, ArcelorMittal devait investir 180 millions d'euros. Ils ont investi à ce jour 200 millions d'euros et ont fait du centre de recherche et développement que vous avez eu la chance de visiter leur centre de référence mondiale. Ce n'est pas rien et je tiens à le souligner.
Il a fallu se battre, mais cela montre que le partenariat avec un industriel mondial est possible. Nous continuons ces actions aujourd'hui : ArcelorMittal va probablement devenir actionnaire dans la réunification des ports de Moselle que nous venons de réussir. Cela témoigne du souci du groupe de participer au développement, aux mobilités et au fret.
L'année 2019 pour la sidérurgie est assez difficile : je ne reviendrai pas sur les crispations commerciales au niveau mondial, principalement entre les États-Unis et la Chine, que vous maîtrisez parfaitement. Je me permettrais peut-être de citer quelques exemples qui me semblent importants - qui importent également à mon homologue des Hauts-de-France, Xavier Bertrand, que vous avez rencontré hier. Entre 2008 et 2017, la sidérurgie a perdu 21 % d'emplois : c'est autant de reconversions, de plans sociaux, d'accompagnement et de formations sur lesquelles travaillent les régions. Il s'agit là de notre coeur de métier. Lorsque Xavier Bertrand en appelle à une forme de décentralisation renouvelée, différente, il attire l'attention sur l'écart entre la volonté de l'État d'être le grand sauveur de l'emploi et la réalité du terrain. Les régions réclament aujourd'hui non pas de pouvoir traiter le chômage mais plutôt, à travers une politique de l'emploi de proximité, d'avoir une collaboration renouvelée, organisée de manière différente avec l'État.
La sidérurgie est une activité stratégique. Elle l'est au niveau national, même si cette filière ne représente aujourd'hui que 2 % de l'emploi industriel. Elle est aussi très importante dans la chaîne de valeur, et l'innovation peut sauver cette filière. En région Grand Est, la filière automobile est ainsi extrêmement importante. Notre région possède 40 % de la frontière terrestre française, ce qui nous oblige à adopter une position européenne tout à fait singulière et à considérer des collaborations avec de grands groupes comme PSA. Je suis particulièrement vigilant au devenir de cette filière automobile. Carlos Tavarès a raison de pointer du doigt les hésitations, les choix qui ne sont pas totalement assumés.
En réalité, tout un pan de notre industrie va muter : dans les aciéries, s'agissant des process et des matériaux de production, dans la filière automobile, avec l'évolution des boîtes de vitesses, des moteurs... Cela ne peut pas se faire lorsque l'on est dos au mur. Il faut avoir une collaboration extrêmement forte, non pas simplement entre l'État et la région, mais entre l'État, la région et les filières. Le travail que nous faisons avec Luc Chatel au sein de la filière automobile est tout à fait productif : c'est un des exemples où il y a un lien très fort entre la sidérurgie, l'industrie en général, des métiers qu'il va falloir réinventer, des formations qu'il va falloir créer pour ces nouveaux métiers et pour lesquelles il nous faudra susciter des vocations chez les jeunes.
Nous ne revendiquons pas tant la stratégie économique, qui doit être fixée par l'État, que l'application des choix, l'accompagnement, la proximité. Nous nous inscrivons en cela dans la loi NOTRe, qui nous impose d'avoir construit le Schéma Régional de Développement Économique d'Innovation et d'Internationalisation (SRDEII). Nous l'avons bâti dans le Grand Est sur une grande écoute du système économique - avec plus de 3 000 remontées des acteurs économiques - et nous l'avons fondé sur deux jambes : l'industrie du futur et la bio-économie. Le déploiement territorial se fait à travers des outils d'action, de coordination, à travers les agences de développement économique que nous avons voulu au plus près des acteurs, à l'échelle départementale ; une agence d'innovation à l'échelle régionale ; une agence d'internationalisation, qui se situera probablement aussi à l'échelle régionale. Nous articulons tout cela dans un réseau de développement économique, nous visitons des entreprises, ce qui nous permet de considérer les signaux faibles comme les signaux importants et de ne pas les négliger.
Le schéma régional d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET) est en cours de finalisation : il traduit la conversion bas-carbone de toute la région, mais c'est également un schéma qui traite des mobilités. Ce n'est pas simplement une réglementation supplémentaire, il s'agit aussi d'un schéma dynamique, vivant, évolutif qui prend en considération tous les pans de la vie quotidienne.
S'agissant de la formation dans les métiers de l'industrie et de la sidérurgie, il existe un écart important entre l'offre et la demande qui ne concerne pas simplement ma région. Il faut que, de manière commune entre élus de la nation et élus locaux, nous nous penchions sur ce sujet. Il y a dans l'orientation probablement beaucoup à faire. Les régions ont aujourd'hui en charge ce secteur. Je souhaite prendre ce sujet à bras le corps et travailler le plus précocement possible avec les départements, car l'orientation doit débuter dès la classe de 4ème avec une forte action vis-à-vis des parents, du public féminin, principalement dans les métiers de l'industrie et du numérique, qui sont encore des métiers trop genrés et masculins. Nous le faisons de manière coordonnée avec Philippe Varin, à la tête du Centre national de l'industrie (CNI), avec l'UIMM dirigée par Philippe Darmayan et avec l'Alliance pour l'industrie du futur, où territoire par territoire, nous avons décidé de renforcer et de coordonner les efforts dans le cadre du plan industrie 4.0 que nous souhaitons développer.
Dans ce plan, 400 entreprises ont été diagnostiquées. Nous devrions nous situer à 250, il y a donc un réel engouement. En fin de mandat, nous souhaitons avoir diagnostiqué entre 700 et 1 000 entreprises. La question de la disponibilité des ressources capables de faire ce diagnostic se pose ainsi que celle des offreurs de solutions : autant la banque publique d'investissement (BPI) que le CNI et l'UIMM sont mobilisés pour que les briques technologiques et les solutions apportées aux entrepreneurs puissent l'être le plus rapidement possible. Il y a encore trop de délai dans ce plan industrie du futur entre le diagnostic et la transformation de l'entreprise : il est actuellement de 8 mois chez nous, je souhaite le faire diminuer. Nous faisons de même au niveau de l'artisanat, de l'agriculture - nous avons lancé un plan ferme du futur qui a un vrai succès.
Nous devons aussi mieux faire connaître ces outils au service des entrepreneurs. J'ai réalisé deux jours de visite d'entreprises cette semaine : j'ai rencontré un chef d'entreprise en Lorraine, d'origine allemande. Il me disait qu'il ne voyait jamais d'homme ou de femme politique dans les entreprises en Allemagne et s'inquiétait de ma venue. Je lui ai dit que je venais simplement l'écouter, comprendre ce dont il a besoin, ce qu'il produit pour que je puisse en être le premier promoteur. Cette culture de proximité, de suivi, doit encore être amplifiée. Ce n'est pas nous qui faisons la politique économique, ce sont les chefs d'entreprise, les acteurs économiques. Nous devons être à leurs côtés, leur faciliter la tâche, les accompagner.
J'ai rencontré hier l'ensemble des acteurs de la filière bois. Cette industrie est importante pour notre région. La pression sociale oblige aujourd'hui à prendre beaucoup de précautions lorsque l'on abat un arbre, mais il faut également penser à la stratégie internationale dans une concurrence mondiale où l'aspiration de la production de bois par la Chine pose de vrais problèmes. C'est également un sujet dont il faut saisir, car cette industrie appartient à cette chaîne de valeur. Il n'y a pas de fondeurs sans réflexion historique sur le rôle du bois et sur la présence du bois.
Les deux régions que sont les Hauts-de-France et le Grand Est, terres d'industrie, collaborent de plus en plus, par exemple sur la bio-économie. Nous envisageons de mutualiser nos démarches s'agissant de l'intelligence artificielle ; nous avons également des intérêts communs dans la filière automobile. Avec Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, nous avons signé un bio-pacte l'année dernière à la foire de Châlons-en-Champagne. Ces initiatives recouvrent des communautés de destin économique, industriel, des bassins de proximité, mais aussi des intérêts plus larges, qui pèsent à l'échelle européenne.
Nous sommes un peu les marins de la terre, dans le continent européen, coincés entre deux régions très puissantes, la région parisienne et le Land de Bavière. Nous sommes en quelque sorte le trait d'union, sans vouloir forcément ressembler à ces deux régions. La région Grand Est connaît un regain d'intérêt industriel, de vraies réussites, mais aussi des difficultés qu'il faut savoir entourer. Ainsi, l'année dernière, nous avons attiré 2,3 milliards d'euros d'investissements industriels étrangers - un milliard d'euros au premier trimestre 2019. Une dynamique existe, encouragée par des liens avec l'industrie allemande qui sont extrêmement forts, historiques. L'industrie allemande était implantée chez nous avant même que le mur de Berlin ne tombe ! Nos exportations sont largement positives aujourd'hui grâce à cette position stratégique dont bénéficie l'ensemble de la région. La taille de nos régions, dans le concert des régions européennes, permet de peser, de développer de nouveaux réseaux, de nouvelles collaborations.
Aujourd'hui, l'Alsace et la Lorraine, ont appris, autour de ce destin industriel, à travailler ensemble. Le poids économique de la région intrigue désormais de l'autre côté de la frontière : nos voisins allemands portent aujourd'hui un regard différent sur le Grand Est, même si nous ne pesons que 3 milliards d'euros - face à la Bavière voisine qui en pèse 35.
Mme Valérie Létard. - Quelle est votre appréciation du dispositif Territoires d'Industrie ?
M. Jean Rottner. - Il fait partie des ovnis que nous voyons parfois arriver sans avoir été consultés au préalable. Je trouve cela particulièrement regrettable. Nous n'avons pas pu anticiper ce dispositif ni répondre aux questions de nos collègue élus, ce qui est dommage.
Cette initiative a été créée « entre la poire et le fromage », avec un choix des territoires qui a pu en frustrer, tandis que certains ont réussi à se greffer à l'initiative. Ce n'est pas la bonne méthode. Je recommande un travail continu, régulier avec le Gouvernement.
L'initiative n'est pas mauvaise, mais la manière dont elle a été présentée est contestable. Elle ne comporte aucun moyen supplémentaire. Elle propose des stratégies de bassin d'emploi, des stratégies industrielles. Mais nous avons déjà en Grand Est le dispositif « Pacte offensif croissance emploi » (POCE), une contractualisation entre les intercommunalités et la région. C'est tout à fait vertueux car certaines intercommunalités ne s'étaient jamais saisies de ces sujets industriels ou économiques. Cela a instauré des dialogues qui n'avaient jamais existé. Les Territoires d'Industrie s'ajoutent à tout cela, suscitent de l'incompréhension dans nos territoires, ce qui pose également la question de l'articulation de ces dispositifs : POCE, « Action coeur de ville », Territoires d'Industrie.
Les Territoires d'Industrie ont toutefois permis de croiser les expériences des uns et des autres et d'accélérer ce croisement lorsqu'il existait déjà. D'autres territoires ont besoin de plus de temps. Certains sont confrontés à des enjeux économiques et industriels importants. Les exemples de Bure et de Cigéo nécessitent de se projeter à un horizon de 150 ans, de construire un dialogue qui n'a jamais existé sur certains sujets entre les départements. La question se pose aussi pour Fessenheim, c'est aussi une reconversion industrielle qui recouvre de plus larges enjeux de mobilité.
Territoires d'Industrie propose un binôme entre un élu local et un chef d'entreprise que je trouve très pertinent. Je souhaite d'ailleurs que les agences de développement économique soient présidées par un chef d'entreprise et non par un élu.
Ce dispositif a donc permis de renforcer une intelligence collective, des communautés industrielles locales. Je citerais l'exemple d'Haguenau, où un « réseau résiliant » a été créé par des entrepreneurs dans une communauté industrielle de proximité. Il facilite l'échange de bonnes pratiques, même parfois l'accès à des formations, voire même l'accès à des salariés - lorsqu'une entreprise connaît une baisse d'activité et qu'une entreprise en s'adaptant, est capable de prendre le relais.
Ces bonnes expériences doivent être partagées : Territoires d'Industrie peut y participer, l'idée n'est pas mauvaise en soi, mais il y avait des dispositifs et des stratégies régionales qui avaient été mis en place avant, et je regrette l'absence de discussion préalable à la mise en oeuvre du dispositif par le Gouvernement.
Mme Valérie Létard. - Vous avez rappelé qu'à l'échelle régionale, la coopération entre les filières industrielles régionales et l'action régionale existe. Estimez-vous qu'à l'échelle nationale, l'État associe suffisamment les filières industrielles, dans la coopération et l'anticipation des mutations, ou joue-t-il uniquement un rôle de « pompier » ?
Faut-il renforcer le partage des responsabilités entre le niveau national et le niveau régional ? J'ai suivi la construction du SDREII dans la région de Hauts-de-France. Je craignais à l'époque que les régions s'engagent avec les acteurs économiques sur une organisation territoriale industrielle, sans que la coordination soit faite avec la réflexion au niveau national sur l'avenir des filières. Comment les choix effectués au niveau régional et au niveau national sur les filières s'articulent-ils ? Estimez-vous que la coordination entre les régions, l'État et les acteurs des filières soit suffisante ?
M. Jean Rottner. - La structuration en filières effectuée par le CNI est une bonne chose. Le président du conseil régional peut être en interaction directe avec le président de la filière au niveau régional, ce qui permet une déclinaison locale de l'organisation des filières au niveau national.
Ce qui est plus critiquable, ce sont les initiatives comme Territoires d'Industrie.
En outre, les diagnostics posés au niveau de l'entreprise pourraient être davantage partagés avec les filières. Nous pouvons encore davantage croiser les expériences des uns et des autres pour être plus performants. Nous essayons de le faire avec la filière bois, avec la filière eau - le dossier Pont-à-Mousson est un sujet industriel majeur : j'attends sur ce sujet des réponses gouvernementales. Je ne suis pas dirigeant d'entreprise. Je reste donc respectueux des choix stratégiques de l'entreprise, tout en étant à ses côtés, pour éventuellement accompagner la transformation. On ne peut pas laisser dépérir un outil industriel brillant, avec un centre de recherche et de développement qui sort de nombreux brevets tous les ans.
Il importe de connaître les entreprises du territoire, et qu'élus régionaux, nous fassions le lien avec les filières au niveau national.
Mme Valérie Létard. - L'articulation entre les filières à l'échelle régionale fonctionne. Est-ce qu'au niveau national, l'État tient compte des préconisations des filières et des alertes sur les difficultés qu'elles pourraient rencontrer ? Les entreprises nous ont parlé des enjeux que représente le prix du carbone au niveau européen et de l'importance stratégique du coût de l'énergie.
M. Jean Rottner. - Je prenais l'exemple de la filière bois et des relations avec la Chine. Seuls deux pays n'imposent pas de quotas à la Chine : la France et la Belgique. C'est pourtant stratégique ! Mais nous avons également la possibilité, en cas de tempête ou en cas de surplus, d'écouler les stocks ou de valoriser. Mais où discuter de ces questions ? Il manque un lieu de partage entre les filières, l'État et les régions. C'est le cas aussi pour la sidérurgie. Comment savoir si tel acier est stratégique ou pas ?
Nous ne revendiquons de négocier avec l'Union européenne à la place de l'État, mais nous souhaitons avoir des interactions avec l'échelon européen.
Enfin, je tiens à souligner que ce qui est fait avec Territoires d'Industrie au niveau local, nous serions incapables de le faire au niveau national !
M. Franck Menonville. - Nous n'avons pas de ministère de l'industrie. Est-ce une faiblesse ?
M. Jean Rottner. - Je le regrette, effectivement. Un ministre dédié à l'industrie est un symbole, il permet d'incarner réellement cette priorité. Un ministre de l'industrie est un porteur du maillot jaune de l'industrie française !
M. Dany Wattebled. - Nous avons entendu hier Xavier Bertrand. Notez-vous également une distorsion entre ce vous ressentez et les moyens apportés par l'État sur vos dossiers ? Avez-vous le sentiment d'être considéré comme le financeur en dernier recours sur certains dossiers, sans avoir été associé au préalable ?
M. Jean Rottner. - Qui assume la régénération des lignes de fret ? La région et la SNCF. Qui avance des sommes à l'État pour financer les petites lignes ? La région ! La région Grand Est a déjà avancé de l'argent à l'État pour trois lignes. L'État promet de nous rembourser dans deux ans, dans le cadre d'un Contrat de plan État-région (CPER). Le président de région se trouve face à ses concitoyens sur ces sujets-là !
Si l'on veut garder PSA en France, il faut se battre, et cela veut parfois dire qu'il faut contribuer financièrement. La région Hauts-de-France le fait, nous le faisons également, car nous sommes en concurrence avec des centres de production en Hongrie.
Mme Valérie Létard. - Si nous ne le faisons pas, ils déménagent !
M. Jean Rottner. - Si les collectivités territoriales ne contribuaient pas financièrement, certaines entreprises partiraient en en Hongrie. La confiance dans l'action publique locale est importante. L'inscription de notre action dans une chaîne de valeur est également cruciale. Si on ne participait pas financièrement, PSA ne serait plus là. La région Grand Est, mais aussi la région Hauts-de-France, apportent plusieurs dizaines de millions d'euros pour garantir la pérennité de ces centres de production.
Nous passons aussi par des aides à recherche et l'innovation. Pour bénéficier de fonds publics, l'entreprise doit entrer dans une logique d'innovation. On crée un écosystème viable par la confiance et la connaissance mutuelle. ArcelorMittal a pu fermer définitivement ses hauts fourneaux, en contrepartie de 200 millions d'euros d'investissement ainsi que de l'implantation d'un centre de recherche.
Je souhaiterais enfin mentionner le sujet des friches...
Mme Valérie Létard. - Les fonds structurels européens ont-ils un rôle à jouer dans l'aménagement économique du territoire ?
M. Jean Rottner. - Ils sont aujourd'hui sous-utilisés. Ces fonds sont attribués à l'État et délégués au niveau régional. Pourquoi ne pas faire confiance aux régions d'emblée ? Nous attendons des réponses sur l'avenir de ces fonds. Faisons davantage confiance aux régions sur les sujets liés à l'aménagement.
S'agissant des friches, les intercommunalités n'ont pas toujours les reins suffisamment solides pour traiter ces sujets, et les régions n'ont plus forcément la compétence pour le faire. L'établissement public foncier local va s'étendre dans la région en « peau de léopard ». Nous voulons en faire un outil supplémentaire à disposition des territoires. Le sujet des friches pourrait également s'envisager au niveau interrégional : encore une fois, nous pouvons partager nos expériences.
La réunion est close à 12 heures.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.