- Mardi 5 mars 2019
- Mercredi 6 mars 2019
- Situation au Moyen-Orient - Audition de M. Bernard Bajolet, ancien ambassadeur et ancien directeur de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)
- Situation au Venezuela et ses conséquences internationales - Audition conjointe de Mme Paula Vasquez, chargée de recherche au CNRS et de M. Frédéric Doré, directeur des Amériques et des Caraïbes au ministère de l'Europe et des affaires étrangères
- Questions diverses - Mission Jordanie
- Situation des Chrétiens d'Orient et des minorités au Moyen-Orient - Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères
Mardi 5 mars 2019
- Présidence conjointe de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et de Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de M. Gabriel Attal, secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse, sur le service national universel (SNU)
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Nous sommes très heureux d'accueillir M. Gabriel Attal, secrétaire d'État auprès du ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse, afin qu'il nous présente le projet gouvernemental de service national universel (SNU). Le 5 décembre dernier, nous avons déjà entendu, dans cette même configuration d'audition conjointe avec la commission des affaires étrangères, le général de corps d'armée Daniel Menaouine, rapporteur du groupe de travail chargé de réfléchir à la mise en oeuvre du SNU. Après un premier rapport rendu en avril 2018, ce groupe de travail a de nouveau été mandaté par le Président de la République pour mener une consultation auprès des associations et des jeunes ; il a remis un second rapport en novembre 2018, avant d'être dissous.
Désormais, la balle est dans le camp du Gouvernement. Alors que les premières expérimentations seront lancées en juin, que le recrutement des volontaires a démarré hier sur une plateforme d'inscription en ligne, nos commissions ont à suivre attentivement la mise en oeuvre de cet engagement fort du Président de la République ; nous nous interrogeons cependant sur l'organisation matérielle, le coût et la multiplicité des objectifs poursuivis.
M. Christian Cambon, président. - Je me fais l'écho de nombre de nos collègues : le SNU est un véritable projet de société, pour lequel nous partageons - sans doute - des intérêts convergents, mais pour lequel la méthode nous est apparue choquante - méthode certes initiée alors que vous n'étiez pas encore membre du Gouvernement. Le Parlement n'a pas été consulté, alors que ce projet touchera chaque famille !
Une « task force » a été mise en place à l'Assemblée nationale, mais de manière confidentielle, constituée de députés d'un seul groupe politique ; elle ne tient pas lieu de consultation. La consultation en ligne des jeunes a été assez réduite, et leurs associations représentatives n'ont pas montré un enthousiasme débordant. Le SNU n'est pas non plus un sujet du grand débat national, alors qu'il l'aurait sincèrement mérité.
Jusqu'à présent, tout s'est réglé dans l'entre-soi des cabinets et des commissions d'experts, ou sur les plateaux de télévision. Vous avez réservé à BFM et au Point la primeur des contours du projet et annoncé le lancement en juin d'une première expérimentation dans treize départements. Nous attendons vos clarifications sur de multiples interrogations.
La loi de programmation militaire sera-t-elle bien respectée ? Elle dispose expressément que le SNU ne sera financé ni en budget, ni en personnel, ni en infrastructures par les crédits des armées. D'après les estimations du Sénat, son coût, que le Gouvernement n'a toujours pas chiffré, sera compris entre 1,5 et 3 milliards d'euros par an. Or ce projet n'est pour l'instant pas financé... Comment le gouvernement entend-il financer le SNU ?
Cette question se pose dès 2019 : la phase de préfiguration démarrera en juin prochain et concernera 3 000 jeunes dans treize départements, soit un coût estimé à 6 millions d'euros. Vous avez déjà lancé des concours pour définir l'uniforme, mais comment ferez-vous sans un sou, puisqu'aucune ligne budgétaire n'est prévue à cet effet dans la loi de finances pour 2019, ni au budget des armées, ni sur d'autres budgets ?
Mon autre inquiétude concerne l'encadrement, point très important qui conditionne la sécurité du dispositif, s'agissant de jeunes de seize ans. Vous avez laissé entendre dans les médias que les armées pourraient y participer directement. Or c'est contraire à la loi de programmation : seul le recours à des volontaires ayant une expérience militaire - réservistes ou retraités - est possible.
Enfin, je m'interroge sur le rythme de mise en place du SNU. La mise en place des différents modules est peu avancée, or vous visez un démarrage en juin ; quelle sera, dans ces conditions, la qualité de la formation dispensée ? Vous allez commencer sans base légale, ni constitutionnelle, le Conseil d'État ayant indiqué qu'une révision de la Constitution était nécessaire pour rendre le SNU obligatoire : avez-vous bien mesuré tous les impacts juridiques ? Vous envisagez une généralisation aux 800 000 jeunes de la classe d'âge en 2022 plutôt qu'en 2026 : franchement, est-ce réaliste, et avec quels moyens ?
M. Gabriel Attal, secrétaire d'État auprès du ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse. - Je vous remercie pour cette invitation autour d'un sujet qui me tient à coeur tout comme il tient à celui de nombreux Français : l'intégration républicaine, le lien entre armée et Nation, l'engagement. J'ai la chance et l'honneur de mettre en oeuvre ce projet depuis ma nomination le 16 octobre dernier aux côtés de Jean-Michel Blanquer. Vous avez déjà abordé de nombreux points avec le général Menaouine. Vos travaux ont été une source d'inspiration du groupe de travail et des réflexions que j'ai menées avec le ministre de l'éducation nationale. La construction de ce dispositif se poursuit ; le Parlement sera associé lors de la présentation du projet de loi sur le SNU - un texte législatif n'est pas nécessaire pour réaliser une expérimentation, il ne le sera que lorsque nous rendrons le dispositif obligatoire pour tous les jeunes.
Nous avons fait tout sauf de l'entre-soi ; nous avons largement consulté, notamment 75 000 jeunes, dont un échantillon représentatif de 50 000 d'entre eux, puisque cette consultation s'est déroulée durant les journées de défense et de citoyenneté, qui rassemblent chaque année tous les jeunes, par-delà leurs origines sociales et géographiques. Ces réponses nous ont permis de construire le dispositif en tenant compte de leurs attentes.
Nombre d'entre vous s'intéressent à ce sujet et ont même été sources de propositions et d'évaluation sur ces questions ; je tiens à saluer votre travail.
Le SNU est une promesse de campagne du Président de la République, et revêt trois grands objectifs : d'abord, créer ou recréer un moment de mixité sociale, de cohésion territoriale, de creuset républicain pour la jeunesse autour des valeurs de la République ; ensuite, apporter aux jeunes des formations dans un contexte où les risques ont évolué - formation aux premiers secours et à la gestion d'événements graves comme des catastrophes naturelles et des attentats terroristes ; enfin, lever les freins à l'engagement. S'engager, c'est donner ce qu'on a de plus précieux, son temps, au service de l'intérêt général. S'engager, c'est bon pour l'intérêt général mais aussi pour celui ou celle qui s'engage. Les jeunes qui sont engagés, par exemple auprès d'associations ou des pompiers volontaires, partent avec plus de chances dans la vie que d'autres. Ils ont davantage confiance en eux, s'interrogent sur leur orientation, développent des compétences - notamment de savoir-être - pour s'insérer ensuite plus facilement dans le milieu professionnel. Tous les jeunes ne s'engagent pas, non pas que certains soient plus altruistes ou plus tournés vers l'intérêt général que les autres, mais parce qu'il y a des freins socio-culturels, géographiques et souvent psychologiques qui persuadent certains jeunes qu'ils n'auraient rien à apporter à la société. Notre pays a encore du mal à montrer à ces jeunes leur utilité sociale. Voilà l'un des objectifs du SNU. Il y a plus de vingt ans, le président Jacques Chirac a pris une bonne décision en suspendant le service militaire, puisque la professionnalisation de notre armée s'est déroulée dans de bonnes conditions ; en revanche, il aurait fallu le remplacer par un autre dispositif pour poursuivre cette ambition de cohésion sociale, de mixité territoriale et de creuset républicain.
À terme, grâce au SNU, l'ensemble d'une classe d'âge pourra partager un moment autour des valeurs de la République. C'est dans cet esprit que ce dispositif avait été proposé dans le programme du Président de la République : à la différence notable du service militaire, il concernera à la fois les garçons et les jeunes filles, et personne ne sera réformé. Les personnes en situation de handicap participeront à ce moment de cohésion - a minima à partir du moment où elles sont scolarisées. Le SNU sera l'un des outils de cette société inclusive qui nous tient à coeur. Toute une classe d'âge se retrouvera, l'année suivant l'année de troisième, vers 15-16 ans. Pendant quinze jours, en hébergement collectif, ils vivront en maisonnée, en compagnie, en brigade, afin de renforcer cet esprit français républicain, loin de leur quotidien et de leurs foyers. Beaucoup découvriront pour la première fois un monde différent, au-delà de leur environnement immédiat ; ce monde leur tend les bras. Ils verront que des initiatives, des atouts, des perspectives existent dans des territoires souvent éloignés du leur, initiatives dont ils n'ont pas forcément connaissance parce qu'il y a encore une « assignation à résidence » dans notre pays : de nombreux jeunes ignorent les opportunités qui existent un peu partout en France. Cette phase de cohésion et ce creuset républicain doivent ouvrir les jeunes les uns aux autres et transmettre un socle de valeurs communes afin de forger une société de la résilience, qui efface les fractures présentes, au sein d'une jeunesse marquée par les attentats de 2015 et qui ne demande qu'à s'engager, qui veut aider son prochain - dès lors qu'elle sait comment le faire, et qu'elle a été formée pour le faire. Nous voyons cette soif d'engagement, notamment à travers des mobilisations pour le climat, mais la jeunesse peine à trouver les voies de l'engagement. Tel est l'objectif du SNU.
Cette jeunesse est marquée encore par un très fort taux de décrochage scolaire. Même si nous travaillons à chaque étape de la scolarisation pour réduire ce décrochage - dédoublement des classes en éducation prioritaire (REP et REP+), dispositif « devoirs faits » avec l'aide aux devoirs pour tous les collégiens, extension de l'obligation de formation de 16 à 18 ans, plan d'investissement dans les compétences pour apporter les moyens nécessaires à la formation de tous les jeunes. Le SNU sera une brique supplémentaire dans cette politique, afin qu'aucun jeune ne sorte de la phase obligatoire du SNU sans avoir non pas une perspective d'insertion toute tracée - ce serait un peu ambitieux - mais un interlocuteur et une voie qui commence à se dessiner. Les NEET (Not in Education, Employment or Training), ces jeunes sans formation, sans emploi ni diplôme sont près de trois millions en France, et 100 000 jeunes chaque année alourdissent ce contingent. Après la phase de cohésion, ils seront appelés à effectuer une mission d'intérêt général de deux semaines, soit 84 heures, perlées sur une année scolaire, auprès d'une association, une collectivité, d'une structure publique ou d'un corps en uniforme comme les sapeurs-pompiers. L'engagement est toujours volontaire, mais encore faut-il qu'il soit éclairé. Chaque jeune doit savoir qu'il a quelque chose à apporter, chacun dans son domaine et à son niveau. À l'issue de ce bloc commun obligatoire de deux fois quinze jours, une phase volontaire autour d'un engagement de trois à douze mois sera proposée aux jeunes qui le souhaitent.
J'ai annoncé à la mi-janvier une expérimentation dans treize départements, dont un ultramarin, qui seront préfigurateurs en juin prochain : les Ardennes, le Cher, la Creuse, l'Eure, la Guyane, les Hautes-Pyrénées, la Haute-Saône, la Loire-Atlantique, le Morbihan, le Nord, le Puy-de-Dôme, le Val-d Oise et le Vaucluse. M'étant rendu dans chacun d'eux, j'ai une visibilité d'ensemble sur la déclinaison territoriale du SNU. Malgré les délais restreints, chaque département a trouvé un lieu d'hébergement disponible entre le 16 et le 30 juin 2019 pour accueillir entre 150 et 200 jeunes. Le personnel encadrant est en cours de recrutement. Les chefs de centre et leurs adjoints, identifiés, seront formés à partir de fin mars.
Mi-février, j'ai lancé un concours dans treize lycées professionnels pour trouver l'uniforme, ou plutôt la tenue commune des jeunes. Il m'a semblé important de m'appuyer sur le savoir-faire de nos jeunes en lycée professionnel, notamment dans les filières mode et design, pour imaginer cette tenue commune, avec un cahier des charges précis : les couleurs tricolores, les symboles de la République, la devise républicaine... Fin mars, un jury de quatre personnes sélectionnera la tenue commune : le général Benoît Puga, ancien chef d'État-major particulier des présidents Nicolas Sarkozy et François Hollande, actuellement grand chancelier de la Légion d'honneur ; Marie Trellu-Kane, fondatrice d'Unis-Cité, précurseur du service civique ; Simon Porte Jacquemus, jeune créateur français qui s'impose sur la scène internationale comme la relève des créateurs de mode ; et une jeune élue du Conseil national de la vie lycéenne scolarisée à Angers.
J'ai lancé hier, en compagnie de Sébastien Lecornu et de Geneviève Darrieussecq, secrétaire d'État aux armées, la plateforme de recrutement qui centralisera le recrutement pour l'ensemble des départements choisis. Au vu de mes déplacements, j'ai pu mesurer l'attente, même s'il est trop tôt pour disposer de chiffres. La plateforme numérique reçoit énormément de connexions depuis hier. Les préfets et les recteurs m'ont informé de nombreuses candidatures spontanées avant même le lancement de la phase de recrutement. Nous aurons probablement beaucoup plus de mal à gérer les frustrations de ceux qui n'auront pu être retenus qu'à recruter des volontaires pour cette expérimentation.
Les cohortes de volontaires appelés en juin devront être représentatifs de la diversité de la jeunesse française, afin d'éviter tout biais social, culturel ou géographique - certains jeunes ayant davantage accès à l'information. Si besoin, nous irons chercher des volontaires dans chaque catégorie. Chaque département a cartographié sa jeunesse - nombre d'apprentis, de décrocheurs, de jeunes en situation de handicap, de jeunes scolarisés... Nous travaillons avec les missions locales et le réseau information jeunesse.
Cette phase pilote testera notre organisation et nos objectifs en étant pragmatique et économe en moyens. À terme, 800 000 jeunes seront concernés. La phase pilote, qui concernera 2 000 à 3 000 jeunes, coûtera environ quatre millions d'euros. Il n'était pas utile de créer une ligne budgétaire dans le projet de loi de finances pour 2019. À partir de 2020, un programme budgétaire spécifique sera prévu pour sa montée en puissance.
En 2019, ces quatre millions d'euros seront des crédits compensés en fin de gestion sur le programme 124 pour la masse salariale et sur le programme 163 pour les autres crédits - hébergement, activités, transport... Ces programmes sont gérés par le ministère de la jeunesse.
Une phase pilote suppose aussi une évaluation. Au terme de cette phase de cohésion, un premier bilan sera effectué. Le taux d'encadrement de l'expérimentation est très élevé - un encadrant pour cinq jeunes, contre un pour douze voire quatorze mineurs dans les accueils collectifs de mineurs classiques. Nous évaluerons l'utilité de maintenir ou d'adapter ce ratio. Nous établirons un bilan sur l'organisation pratique. À ce stade, il est assez compliqué d'établir une évaluation budgétaire du dispositif en rythme de croisière, dès lors qu'un certain nombre de décisions importantes seront prises à l'issue de la phase pilote, et qu'elles conditionneront cette évaluation. Au vu des projections, nous serons bien en-deçà de 1,5 milliard d'euros. Les évaluations jusqu'à 7 voire 10 milliards d'euros se fondaient sur la construction de centres dédiés pour accueillir des jeunes en hébergement collectif - cela ne sera pas nécessaire.
Les arbitrages pour le calendrier de montée en puissance seront effectués à l'issue de cette phase pilote. Le rapport du général Menaouine préconise une mise en place jusqu'en 2026. Lors de ma nomination, j'ai souhaité qu'on puisse, si possible, aller plus rapidement. Nous sommes en train d'évaluer cette possibilité.
Je suis à la disposition du Parlement pour répondre à vos questions. De nombreux élus et sénateurs sont membres des comités de pilotage départementaux dans les treize départements pilotes, pilotés par le préfet, le recteur et le délégué militaire départemental.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Je vous remercie de tous ces éléments de contexte. Je cède la parole aux différents rapporteurs budgétaires.
M. Jacques-Bernard Magner, rapporteur pour avis de la mission « Jeunesse et vie associative » pour la commission de la culture. - Les objectifs d'intégration républicaine et d'engagement son légitimes. Mais que disent les jeunes dans la consultation ? Vous prétendez continuer ainsi le « creuset républicain » du service militaire, après quelques années de rupture, mais le service militaire jouait-il un tel rôle ? Il ne concernait que les garçons, et 30 % en étaient exemptés...
Vous avez évoqué l'importance de la vie collective et de la découverte, mais je suis inquiet de la disparition des colonies de vacances et autres centres aérés, faute de moyens, et notamment de personnel. Nous avions laissé cette tâche au bénévolat de grands acteurs de la vie associative que nous n'avons pas assez soutenus, et qui ont été obligés de supprimer, petit à petit, ces centres qui étaient le vrai lieu de socialisation, d'intégration et de découverte de l'autre, sans uniforme.
Oui, nous avons besoin de revenir à la citoyenneté, qui était plus développée auparavant, élément fondamental du vivre ensemble.
J'ai dit au général Menaouine mon inquiétude que ce dispositif interfère avec le service civique - qui sera partie intégrante du SNU - alors que celui-ci commence juste à atteindre son rythme de croisière. Il compte 150 000 jeunes - pour un objectif de 300 000 - et devait bénéficier de moyens supplémentaires. Le SNU ne sera-t-il pas l'aspirateur ponctionnant tous les moyens actuels du service civique ? Avez-vous bien associé les grandes têtes de réseau du monde associatif à vos réflexions ?
M. Jean-Marc Todeschini. - Monsieur le ministre, je vous ai écouté attentivement. J'ai travaillé sur ce sujet pour la commission des affaires étrangères et de la défense, avec mon collègue Jean-Marie Bockel, en 2018. Et je n'ai rien appris de plus aujourd'hui ! J'étais convaincu de l'utilité du service militaire volontaire installé par le président Hollande pour tenter de récupérer des décrocheurs. J'avais vécu cela dans une autre vie avec le service militaire adapté.
Nous sommes devant un engagement de campagne du Président de la République. Attention à ce que les volontaires d'aujourd'hui ne soient pas que des cobayes de cet engagement de campagne. Le président de notre commission a déjà tout dit. Vous avancez le financement pour 2023, c'est-à-dire demain ! Il faut encadrer, héberger, cela a un coût. Le général Menaouine estimait les besoins à 1,7 milliard d'euros en investissement et 1,6 milliard d'euros en fonctionnement. Nous sommes toujours dans le vague, alors que le SNU engagera nos jeunes pour des décennies...
Je partage la nécessité de ramener les jeunes dans le système républicain. J'ai eu à gérer, dans un cabinet ministériel, la suppression du service militaire. Mais il était devenu totalement inégalitaire puisque seuls 50 % des garçons le faisaient, ceux qui en avaient les moyens s'en faisant dispenser. Et mettre en place cette armée de métier était utile.
Comment hébergerez-vous ces jeunes, qui seront toujours sous la responsabilité de leurs parents, et avec quel encadrement ? La Défense n'a plus de casernes libres, et la loi de programmation militaire interdit tout financement du SNU dans le cadre du budget de la Défense. Ce seront donc les crédits du ministère de la jeunesse ?
Selon de nombreux chercheurs et responsables associatifs, quinze jours sont largement insuffisants pour un véritable brassage social. Vous allez essayer cette durée, mais la promesse risque de tourner au fiasco.
De nombreuses organisations de jeunesse sont inquiètes et n'adhèrent pas au volet obligatoire du dispositif. Et la phase ultérieure, optionnelle, correspond au service civique, dont vous devriez plutôt renforcer les moyens.
Je suis surpris que vous lanciez pour demain une opération pour toute une classe d'âge de 800 000 jeunes, dans un tel flou, et que le Parlement en soit tenu à l'écart. Le Gouvernement avait même refusé de nous donner le rapport du général Menaouine. Nous sommes dans un grand flou. Comment inciterez-vous les jeunes qui seront réfractaires ? La ministre des armées déclarait que le SNU ne serait pas obligatoire, elle a été contredite... Vous allez dépenser un « pognon de dingue » pour peu de chose alors que le service civique peut monter en puissance.
Vous envisagez, pour la deuxième phase volontaire, un accueil potentiel chez les pompiers, mais il faudra encadrer 800 000 jeunes, et non 2 000 ! Ce sera très compliqué. Quel sera le statut de ces jeunes ? Seront-ils indemnisés, en plus d'être habillés ?
Nous aurions aimé le dépôt d'un projet de loi sur les bureaux du Parlement afin de mieux connaître ce projet.
M. Éric Jeansannetas, rapporteur spécial de la mission « Sport, jeunesse et vie associative ». - La Creuse fait partie des départements testant le SNU. L'ensemble du personnel de l'Éducation nationale est mobilisé pour réussir cette opération test, car nous avons une obligation de réussite. Ces quinze jours doivent avoir un contenu, sinon il nous sera difficile de convaincre une classe d'âge.
Nous débattrons lors du projet de loi de finances de la montée en puissance du SNU, mais les quatre millions d'euros envisagés pour la phase test seront-ils pris au détriment d'autres programmes de la mission « Jeunesse » ?
M. Gabriel Attal, secrétaire d'État. - Je n'oppose pas le SNU aux colonies de vacances ni au service civique, qui sont aussi des outils de brassage social et de cohésion territoriale. Le SNU n'a pas vocation à être l'alpha et l'oméga de notre investissement, mais c'est une pierre supplémentaire, d'ampleur. Il y a un continuum entre l'école - et je pense notamment à l'enseignement moral et civique, à la sensibilisation à l'engagement - et les colonies de vacances. J'ai échangé avec de nombreux acteurs sur leur déclin, dû à différents facteurs : un soutien financier réservé aux catégories populaires au travers des aides de la caisse d'allocations familiales, au détriment des classes moyennes, ce dont se sont plaints de nombreux gilets jaunes et d'autres citoyens durant le grand débat national ; certaines collectivités ont concentré leurs financements sur l'accueil de jour et les centres aérés ; et une raison sociologique, avec la multiplication des familles recomposées - les vacances sont partagées entre les deux parents. Ce déclin des colonies de vacances est préjudiciable à la cohésion, et je travaille avec Jean-Michel Blanquer qu'elles puissent rebondir.
Le budget du service civique a augmenté de 50 millions d'euros en 2019, ce qui montre notre engagement et notre volonté de poursuivre son évolution. Le SNU lève les freins à l'engagement, et il faudra augmenter les moyens du service civique.
La phase volontaire d'engagement du service national universel s'appuie sur des dispositifs existants, tels que le service civique, les pompiers volontaires, le bénévolat dans une association, etc. Le service civique est un formidable outil d'insertion pour les jeunes. Toutefois, la montée en puissance ne dépend pas uniquement de critères budgétaires ou quantitatifs, mais également de critères qualitatifs concernant les missions, afin que l'expérience soit réussie et que les jeunes aient le sentiment d'avoir été utiles. La non-substitution au travail est un autre critère important, qui a déjà donné lieu à des retraits d'agréments. Nous devons continuer à agir en ce sens.
Monsieur Todeschini, je vous remercie d'avoir évoqué le service militaire volontaire (SMV) et le service militaire adapté (SMA). J'ai pu constater moi-même la grande utilité de cet outil pour l'avenir professionnel de jeunes volontaires, lors de mes déplacements en Guyane - pour le SMA - et à Brétigny-sur-Orge pour le SMV.
Cela étant, si j'arrivais aujourd'hui avec un projet de loi sur le service national universel et sur sa montée en puissance, je pourrais entendre vos critiques s'agissant de la difficulté à se lancer de but en blanc dans un projet d'une telle ampleur. Or la phase pilote, dite de préfiguration, nous permet justement d'être pragmatiques, économes dans nos moyens, et d'évaluer les besoins avant d'engager ces 800 000 jeunes. Cette phase conditionnera beaucoup de choses, car à l'issue de celle-ci, nous prendrons un certain nombre de décisions.
Il est vrai aussi que l'« on avance en marchant », et que des travaux sont en cours, notamment pour définir les modules d'intervention qui auront lieu durant la phase de cohésion. Pour l'heure, nous avons communiqué aux comités de pilotage des treize départements pilotes les grandes thématiques des modules qui, selon nos voeux, figureront dans le SNU, à charge pour les comités de faire remonter des propositions très concrètes s'appuyant sur les atouts présents sur le terrain, qu'il s'agisse des associations, des forces de sécurité, des pompiers, etc., et ce en vue d'une éventuelle généralisation de ces propositions. Dans les prochaines semaines, nous ferons « redescendre » aux acteurs concernés un arbitrage comprenant de grands modules nationaux qui devront être les mêmes partout en France, avec une marge de manoeuvre pour une déclinaison locale de ces modules, notamment par le biais d'exercices en extérieur - cet aspect est important. Il s'agit d'une opportunité, pour les différents territoires, de mettre en valeur leurs atouts et de les montrer à des jeunes qui ne les auraient pas connus sans cette expérience.
Si vous m'auditionnez de nouveau dans quelques semaines ou quelques mois, nous pourrons réexaminer la question des modules, sur laquelle on y verra plus clair. Je suis ouvert à tous ceux qui voudront travailler sur ce sujet. Quant au rapport du général Menaouine, j'ai souhaité qu'il soit public - il est en ligne sur internet - et qu'il soit envoyé à chacun d'entre vous, en votre qualité de parlementaire, afin que vous soyez associés très étroitement à ce processus.
Nous avons demandé aux préfets et aux recteurs d'identifier l'ensemble des possibilités d'hébergement qui existent pour les jeunes dans chacun de leurs territoires : leurs réponses font fait état de nombreuses possibilités, à savoir des internats de collèges ou de lycées, des centres de formation, des structures de tourisme social. Dans certains cas, des bâtiments militaires, délaissés depuis la fin du service militaire, tels ceux de l'Institution de gestion sociale des armées (IGESA), pourraient être utilisés.
Lorsque nous aurons atteint notre rythme de croisière, les 800 000 jeunes n'effectueront pas leur SNU en même temps, ce qui créerait des problèmes d'hébergement importants, mais durant l'une des huit à dix périodes de l'année prévues à cette fin - je vous l'annonce aujourd'hui -, soit 80 000 à 100 000 jeunes par période, et entre 800 à 1 000 jeunes par département. Compte tenu des possibilités d'hébergement, les objectifs sont tout à fait atteignables.
J'en viens à la responsabilité parentale. Pour la phase pilote, dès lors que l'engagement aura lieu sur la base du volontariat, un accord parental des jeunes participants sera exigé. Ensuite, les responsabilités ne devraient soulever aucune inquiétude particulière, car elles seront fondées sur les règles classiques en vigueur dans le cadre d'un accueil collectif de mineurs.
Monsieur Jeansannetas, vous avez, en tant que rapporteur spécial de la commission des finances, posé la question du budget. J'y insiste, pour la phase pilote - contrairement à ce qui se passera par la suite -, il n'est pas nécessaire de prévoir une ligne budgétaire dédiée. En effet, dès lors que des décisions importantes devront être prises à l'issue de cette période, il serait délicat d'avancer un coût avant son terme. Et je ne voudrais pas que, cet été, vous me reprochiez d'avoir menti ou de m'être trompé dans mon estimation... Ces crédits seront néanmoins régularisés, c'est-à-dire compensés, en PLFR.
M. Laurent Lafon. - Vous n'avez pas répondu à la question portant sur l'obligation du service national universel. Que se passera-t-il si le jeune ne se présente pas ? Et qu'en sera-t-il si les parents ne donnent pas leur accord ? En outre, comment sera prise en compte la laïcité dans le cadre de ce service ? La liberté de culte sera-t-elle garantie aux jeunes effectuant le SNU ? Par ailleurs, lors de la phase facultative, les diverses associations conventionnelles pourront-elles proposer des places aux jeunes ?
M. Joël Guerriau. - Vous avez raison, monsieur le secrétaire d'État, il est très facile de se procurer sur internet le rapport relatif à la création d'un service national universel, établi par le général Menaouine le 26 avril 2018. À la page 11 de ce rapport, on trouve une vision prophétique du général : La première partie de cette phase de cohésion « devrait se traduire par une cérémonie symbolique : elle pourrait consister très simplement en la remise collective, au dernier soir de l'hébergement, d'un gilet jaune ». Cela ne ferait que 800 000 gilets jaunes supplémentaires ! Cette question est-elle toujours d'actualité ?
M. Jacques Grosperrin. - J'ai été agréablement surpris, lors de mon déplacement à Vesoul, de voir l'intérêt que les jeunes portaient à ce SNU, au-delà de l'avantage du code gratuit. Si j'ai bien compris, le dispositif reposera au départ sur treize départements, puis s'étendra pour s'appliquer aux 700 000 à 800 000 jeunes - c'est beaucoup ! Il faudrait connaître le coût réel du SNU. De plus, pourquoi n'avez-vous pas associé plus étroitement les parlementaires, dans la mesure où la validation et la mise en oeuvre du dispositif relèvent du Sénat et de l'Assemblée nationale ? On a le sentiment que seule l'administration a beaucoup travaillé sur le dispositif.
M. Jacques Le Nay. - J'ai été surpris, pendant mes participations aux réunions du grand débat national, de la méconnaissance du fonctionnement de nos institutions. Peut-on espérer que soit dispensée une instruction civique dans le cadre du SNU ? Ou bien faut-il rendre plus opérationnelle cette formation au cours du cursus scolaire ?
Mme Colette Mélot. - L'un des objectifs est donc de promouvoir la notion d'engagement au sein de la jeunesse française. Vous proposez que la première des deux phases soit obligatoire : comment allez-vous procéder ? Est-il prévu des sanctions, et si oui, lesquelles ?
Quelle articulation envisagez-vous entre le SNU et les cours d'instruction civique et morale dispensés en milieu scolaire, la journée défense et citoyenneté (JDC), le service civique ou le service volontaire européen ?
Mme Christine Prunaud. - J'ai bien compris qu'il n'était pas question de toucher au budget des armées.
L'objectif de ce SNU est notamment de défendre les valeurs de la République. Pour moi, les levers de drapeau où les drapeaux dans les classes ne suffisent pas à développer la citoyenneté des jeunes. J'aurais préféré que le budget qui sera consacré au SNU le soit à l'éducation nationale, pour éviter les fermetures de classes, les suppressions de postes, pour la formation des maîtres, et à ce qui marche bien, à savoir le service civique, le SMA ou le service volontaire européen, destiné aux jeunes, pas forcément en échec scolaire, qui veulent tenter des expériences à l'étranger. Personnellement, je ne vois pas l'utilité de ce SNU.
Mme Vivette Lopez. - Vous avez demandé à l'Observatoire de la laïcité une étude sur l'application du principe de laïcité et sa promotion dans le cadre du futur service national universel. Celui-ci a publié ses recommandations le 18 décembre, en particulier que le port de symboles religieux ne soit pas interdit dans le cadre du futur SNU, alors qu'il l'est lors de la JDC. Devant la polémique, le Gouvernement a affirmé, me semble-t-il, qu'il ne suivrait pas cette recommandation. Le confirmez-vous ?
A-t-on une idée plus précise de la jeunesse concernée par le SNU ? Y a-t-il une ligne de conduite bien définie au sujet des Français qui résident à l'étranger ou qui ont une double nationalité ? Est-il envisagé d'accueillir, comme dans le cadre du service civique, des volontaires étrangers ?
Enfin, où exactement le mineur fera-t-il son SNU ? Pour favoriser le brassage social, les jeunes seraient affectés dans un département autre que celui dont ils sont originaires. Un département limitrophe, ou plus loin, au sein de leur région ? Qui paiera le déplacement ? Pour les jeunes Guyanais, vous imaginez le coût !
M. Gilbert-Luc Devinaz. - Un sondage riche d'enseignements a été fait auprès de 400 jeunes de Villeurbanne, commune où la diversité sociale est totale. Des étudiants du campus sur Villeurbanne m'ont même parlé d'un service national environnemental, qui pourrait être très intéressant dans le cadre du service national universel.
L'an dernier, auditionné par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, le général Bosser, chef d'état-major de l'armée de terre, s'était inquiété du financement du SNU. De fait, rien n'est prévu dans la loi de programmation militaire ni dans le budget 2019. Certes, nous n'en sommes qu'au stade expérimental, mais il devrait quand même pouvoir être possible de resserrer la fourchette actuelle, à savoir entre 1,7 et 10 milliards d'euros. Sinon, ce n'est pas la peine d'en passer par cette phase expérimentale. De même, sur quelle ligne budgétaire ce projet sera-t-il financé ? Le budget des armées sera-t-il mis à contribution ?
Quelles seront les formations et qualifications de ceux qui encadreront ces mineurs ?
M. Stéphane Piednoir. - On peut subodorer que le résultat de cette phase expérimentale sera excellent et que nous serons invités à généraliser le SNU à l'ensemble du territoire.
Selon vous, les internats des collèges et des lycées pourraient être utilisés comme lieux d'hébergement pendant les quinze jours initiaux. Où iront pendant ce temps les résidents de ces internats ?
Vous avez fait un parallèle avec le service national. Sera-t-il possible d'être objecteur de conscience et de se soustraire à la partie obligatoire du SNU ?
S'agissant du code de la route, vous avez évoqué, me semble-t-il, l'utilisation de plateformes. Faites-vous référence à celles contre lesquelles les auto-écoles descendent dans la rue, qui sont un vrai scandale ?
Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Le Président de la République s'est récemment rendu à Gargilesse-Dampierre, où il a rencontré le maire et le président du Conseil régional. Il a indiqué, à l'occasion de ce déplacement, que les sites de l'Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA), voués à la fermeture, pourraient être en priorité consacrés à des actions de formation dans le cadre du SNU. La reconversion envisagée sera-t-elle systématique ? De quels financements le dispositif bénéficiera-t-il ? La nomination d'un coordinateur national du SNU a également été annoncée, bien qu'un tel poste n'ait pas été prévu par la feuille de route initiale. Quel sera son rôle ? Ses missions pourraient-elles se voir limitées faute de moyens ?
Mme Annick Billon. - Vous semblez soucieux de la représentativité des différents groupes de la société au sein du SNU. Or, il apparaît dans divers articles de presse que les jeunes filles sont particulièrement intéressées par le dispositif. Devons-nous en conclure qu'elles le sont davantage que leurs homologues masculins ? Le cas échéant, envisageriez-vous de fixer un seuil maximum de participation des filles afin d'assurer une parité inversée ? En matière de gestion de la mixité, alors que le Président de la République a, en 2017, érigé l'égalité entre les femmes et les hommes au rang de grande cause du quinquennat, quelle en sera la traduction s'agissant du SNU ?
M. Rachel Mazuir. - Notre collègue M. Gilbert-Luc Devinaz a évoqué la question de l'encadrement qui m'interpelle également. De quelle formation bénéficieront les encadrants ? Le SNU concerne-t-il les jeunes à l'issue de la classe de troisième - il rassemblerait alors des participants d'âge et d'aspect physique fort différents - ou ceux d'une classe d'âge ? Quoi qu'il en soit, la formation des encadrants sera essentielle, dans un contexte où l'éducation nationale rencontre déjà des difficultés de recrutement. Je m'interroge également sur les locaux mis à la disposition des jeunes du SNU : si des solutions provisoires sont envisageables pour une période de quinze jours, des hébergements plus durables devront être adaptés d'ici 2022. Les bâtiments de colonies de vacances, fréquemment propriétés de communes, devront ainsi être mis aux normes. Les collectivités territoriales seront-elles à ce titre mises à contribution ? Enfin, alors qu'environ 30 % d'une classe d'âge était autrefois exemptée de service militaire, comment imaginer que le SNU ne souffrira d'aucune exception ? L'objectif me semble difficile à atteindre dans certains quartiers.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Je rebondirai pour ma part sur les propos malicieux de Ladislas Poniatowski : quels critères ont présidé au choix des départements sélectionnés pour l'expérimentation ?
M. Maurice Antiste. - Le service militaire a connu, à l'époque, des adaptations. Je crois utile de les envisager, notamment au profit de l'Outre-mer, dès le temps de l'expérimentation.
M. Gabriel Attal, ministre. - Mme Mélot, ainsi que MM. Lafon et Mazuir, m'ont interrogé sur le principe de l'obligation. Il est prévu d'organiser le dispositif du SNU sur le modèle de la JDC, dont le non-respect est sanctionné par divers verrous. Elle représente ainsi un préalable à l'obtention du baccalauréat, du permis de conduire et de plusieurs diplômes d'études supérieures. Les verrous applicables au SNU feront l'objet d'un débat dans le cadre du projet de loi à venir. À mon sens, la validation de tout diplôme comme la présentation à un concours administratif devraient être conditionnées à la participation au SNU. Nous aurons également un débat sur le lien entre le SNU et l'exercice des droits civiques. Je crois en tout état de cause utile de s'inspirer de la JDC, à laquelle se plient 98 % des jeunes.
En réponse à M. Laurent Lafon et à Mme Vivette Lopez s'agissant de la laïcité, je vous indique que, comme le service militaire en son temps, le SNU s'organisera dans le strict respect du principe de neutralité religieuse. Chacun toutefois pourra pratiquer individuellement son culte dans une salle dédiée, comme il en existe dans les internats, les hôpitaux ou les prisons. Seules les associations sous le régime de la loi de 1901 seront autorisées à accueillir des missions d'intérêt général, critère excluant du dispositif les associations confessionnelles.
Monsieur Guerriau, la proposition du rapport du général Menaouine que vous évoquée n'a pas été retenue. En revanche, le préfet présidera une cérémonie durant laquelle, à l'issue de la phase de cohésion, la tenue commune sera remise aux jeunes.
MM. Jacques Grosperrin et Gilbert-Luc Devinaz m'ont interrogé sur le coût du dispositif, lequel ne sera connu avec précision qu'à la fin de la phase pilote. Nous l'estimons à 1,4 milliard d'euros, pour un coût de 4 millions d'euros s'agissant de l'expérimentation correspondant à 2 000 euros par jeune pour quinze jours. Des économies d'échelle doivent être envisagées lorsque le SNU sera généralisé. Je demeure à la disposition des parlementaires qui souhaitent travailler à mes côtés sur le SNU, sur le modèle de la task force créée à l'Assemblée nationale. Un projet de loi interviendra ultérieurement ; nous collaborerons à cette occasion.
Madame Mélot et monsieur Le Nay, le SNU fait écho à l'actualité, laquelle nous rappelle avec force la méconnaissance de certains de nos concitoyens quant au rôle des institutions et des élus. Le SNU représente à cet égard une réponse, certes partielle. Plus modestement que le travail approfondi devant être réalisé par l'éducation nationale en matière d'éducation morale et civique, le SNU proposera un module relatif aux institutions initié par des associations d'éducation populaire selon des méthodes relevant de la pédagogie active. En outre, les missions d'intérêt général constitueront autant d'occasions de rapprochement entre les jeunes et les élus locaux. Déjà, des projets sont envisagés dans des centres communaux d'action sociale (CCAS) ou des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). J'indique également à Mme Colette Mélot que la JDC disparaîtra lorsque le SNU sera généralisé. D'ailleurs, les jeunes qui participeront à la phase pilote seront exemptés de JDC. Les organisateurs de la JDC apporteront pour leur part des compétences fort utiles au nouveau dispositif. En outre, le service civique et le corps européen de solidarité ont vocation à se trouver renforcés grâce au SNU.
Je suis navrée, madame Prunaud, que vous doutiez de l'efficacité du dispositif. La phase pilote, peut-être, vous fera changer de regard... Je partage toutefois votre analyse : pour transmettre aux jeunes les valeurs de la République, le drapeau français, bien qu'utile, ne suffira pas. Nous proposerons donc également des actions d'éducation morale et civique.
Madame Lopez, les jeunes français résidant à l'étranger ne sont pas appelés à participer à la JDC, pas plus qu'ils ne l'étaient autrefois au service militaire sauf à s'établir sur le territoire national avant l'âge de vingt-cinq ans. Ils ne sont, dès lors, par prévus dans les effectifs du SNU, sauf à s'y porter volontaires. Les participants à la phase pilote effectueront leur SNU dans une autre région et dans un autre département que les leurs et la mixité géographique et sociale des affectations en maisonnée sera assurée pour chaque groupe de jeunes issus d'un même département. L'Outre-mer obéira aux mêmes règles. Du reste, grâce à un préfet particulièrement mobilisé, des échanges de jeunes s'organisent entre la Guyane et des départements métropolitains participant à l'expérimentation.
Je suis convaincu, comme M. Devinaz, de l'intérêt d'un SNU environnemental. La consultation nationale a d'ailleurs montré qu'outre les questions de défense et de sécurité, les jeunes s'intéressaient tout particulièrement à cette problématique. Le SNU comprendra, en conséquence, un module de sensibilisation à la protection de l'environnement durant la phase de cohésion. Nous y travaillons avec France Nature Environnement et des associations de terrain. Monsieur Devinaz, vous m'avez également, avec M. Rachel Mazuir, interrogé sur l'encadrement des jeunes, sujet qui préoccupe évidemment les parents. Sachez que de nombreux professionnels possèdent les compétences nécessaires : les titulaires d'un brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur (BAFA) pouvant faire état d'une expérience auprès d'adolescents, les éducateurs spécialisés, les membres de l'éducation nationale, les anciens militaires et les réservistes notamment. Nous nous appuierons sur eux et complèterons leur expérience par une formation spécifique au SNU dispensée en mars ou en avril préalablement au lancement de la phase pilote. Dans ce schéma, l'implication de l'armée sera particulièrement importante. Quant aux normes d'encadrement, avec un adulte pour cinq jeunes, nous nous trouverons au-delà de la réglementation.
N'ayez pas d'inquiétude, monsieur Piednoir : la phase de cohésion se tiendra pendant les vacances scolaires, ce qui évitera tout chevauchement en matière d'occupation des internats. À mon sens, dans le cadre du service militaire, l'objection de conscience s'expliquait par un refus de manier les armes. Or, le maniement des armes - d'aucuns le regrettent - n'est pas prévu lors du SNU. S'agissant du permis de conduire, un module de présentation du code de la route sera dispensé lors de la phase de cohésion, puis un accès à une plateforme d'apprentissage offert - un appel à projet à destination des professionnels est lancé à cet effet dans chaque département. Un premier passage du code de la route sera pris en charge par le SNU à hauteur de 30 euros par jeune.
Mme Raimond-Pavero m'a interrogé sur l'avenir des centres AFPA. Aucune décision n'a encore été prise au niveau national, mais nous soutenons les projets de reconversion en sites de formation pour le SNU proposés par les élus locaux, à l'instar récemment du maire de Châteauroux. M. Laurent Petrynka a effectivement été nommé coordinateur interministériel du SNU. Il fut auparavant directeur de l'Union nationale du sport scolaire (UNSS), expérience fort utile au regard de l'importance du sport lors de la phase de cohésion. Son rôle consiste à coordonner l'action des différentes administrations concernées par le dispositif et à organiser la collaboration avec les associations et les collectivités territoriales. Il dispose, pour sa mission de préfiguration du SNU, de douze emplois équivalents temps plein.
Nous avons effectivement constaté, madame Billon, la mobilisation forte des jeunes filles pour participer au SNU. Je me suis récemment rendu dans un département qui comptait vingt-huit filles parmi les trente volontaires ! Elles font preuve d'une volonté de découvrir d'autres horizons, d'apprendre à se défendre et de participer à un dispositif dont la version précédente, le service militaire, leur était fermée. Pour autant, nous assurerons la parité des cohortes ; préfets et recteurs sont mobilisés à cet effet.
Monsieur Antiste, les départements d'outre-mer, où les attentes à l'égard du dispositif paraissent particulièrement élevées, participeront au SNU dans les mêmes conditions que les territoires métropolitains. La Guyane a été sélectionnée pour la phase pilote. Sur ce point, madame Morin-Desailly, le choix s'est porté sur un département pour chaque région, en fonction de critères de diversité géographique et sociale, en prenant également en considération la présence d'une implantation militaire importante, comme dans l'Eure, le Morbihan, les Ardennes ou la Guyane.
M. Christian Cambon, président. - Nous vous remercions, monsieur le Ministre, pour vos réponses empreintes d'une grande passion. Vous aurez compris que le Parlement souhaite ne pas être mis à l'écart de l'élaboration de cette réforme capitale.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Absolument ! Nous poursuivons nos travaux sur le SNU, y compris sur le terrain. Nos inquiétudes portent principalement sur le coût du dispositif, dans un contexte budgétaire et fiscal tendu.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 5.
Mercredi 6 mars 2019
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Situation au Moyen-Orient - Audition de M. Bernard Bajolet, ancien ambassadeur et ancien directeur de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)
M. Christian Cambon, président. - Nous accueillons aujourd'hui M. Bernard Bajolet, Ambassadeur de France, ancien coordonnateur national du renseignement et ancien Directeur de la DGSE, auteur d'un ouvrage récent sur le Moyen-Orient Le soleil ne se lève plus à l'est, dont le sous-titre pique la curiosité : « Mémoires d'Orient d'un ambassadeur peu diplomate ».
Cette audition prolonge celle du ministre de l'Europe et des affaires étrangères il y a un mois, également sur la situation au Moyen-Orient, ainsi que celle du chercheur Pierre Razoux il y a 15 jours. Par ailleurs, nous entendrons de nouveau le ministre cet après-midi, sur la question des minorités au Moyen-Orient, sujet sur lequel le Sénat est pleinement mobilisé, comme nous avons pu le voir récemment avec l'adoption de la résolution du Sénat sur la justice transitionnelle en Irak.
Je rappelle aussi que notre commission a choisi de consacrer cette année une de ses missions d'information à cette région très sensible, plus précisément centrée sur la Jordanie.
Monsieur l'Ambassadeur, à la lecture de vos mémoires, de très nombreuses questions viennent à l'esprit. Je rappelle que vous avez été notamment ambassadeur en Jordanie, en Bosnie, en Irak, en Algérie, et en Afghanistan.
Pour ma part, j'aurai trois questions liminaires à vous poser. La première est assez générale, elle porte sur la notion que l'on entend parfois dans le débat français de « politique arabe de la France ». Quand on regarde la situation actuelle, la somme des crises et des menaces dans cette région, et la difficulté que la France a à peser dans ces dossiers, je serais tenté de vous demander si vous pensez qu'il y a, aujourd'hui, une « politique arabe de la France », et si oui, quelle est-elle ? Rétrospectivement, ne sommes-nous pas allés, finalement, d'hésitations en hésitations, suivant le cours des événements dramatiques de la région, plutôt qu'en les anticipant ou modifiant ?
Ma deuxième question porte sur notre partenaire américain, que vous connaissez particulièrement bien, et son effacement stratégique aux multiples conséquences : quel est, selon vous, l'agenda américain dans le Moyen-Orient à moyen-long terme ?
Enfin, vous avez dans votre livre une formule frappante sur les chrétiens d'Orient : « Lors des conflits qui ont dévasté l'Orient au cours des dernières décennies, les chrétiens ont parfois été perçus dans l'imaginaire des populations musulmanes comme les alliés de l'Occident, et y remplacèrent les juifs, quasiment disparus, dans le rôle d'ennemis intérieur ». Finalement, ne sommes-nous pas les témoins d'une transformation, sans précédent dans l'histoire, de cette région ? Ce Moyen-Orient qui a toujours été un carrefour de rencontre et de mélange des peuples, n'est-il pas soumis, depuis le milieu du XXème siècle, à un processus continu d'épuration ethnique et religieuse à grande échelle, qui finalement lui fait tourner le dos à son histoire, pour en écrire une nouvelle, radicalisée et appauvrie ?
Monsieur l'Ambassadeur, je vous donne la parole pour une dizaine de minutes, puis mes collègues vous poseront des questions. Je rappelle que cette audition est filmée et retransmise sur le site internet du Sénat.
M. Bernard Bajolet. Le sujet est tellement vaste que si je balaie ce qui dépasse strictement le Moyen-Orient mais que l'on appelle l'« arc de crise », je crois que mon intervention liminaire durerait toute la matinée. Vous vous rappelez que cette notion d'« arc de crise » remonte au Livre blanc de 2008. Cet excellent document a marqué un tournant dans notre stratégie et mis en avant la fonction « connaissance et anticipation », c'est-à-dire la fonction de renseignement, ainsi que sa relation, en particulier avec cet « arc de crise » qui court de l'Afghanistan au Maroc et inclut aussi au sud le Sahel, qui est une zone particulièrement sensible pour la France. Au sein de l' «arc de crise», on peut se concentrer en effet sur la zone Proche et Moyen-Orientale.
La « politique arabe de la France » est une expression qui est née au moment de la « Guerre des Six jours » de 1967. Elle fut vite abandonnée par le Quai d'Orsay car dans cette région, il y a des pays comme Israël et l'Iran qui ne sont pas arabes. Toute cette région méditerranéenne, et au-delà de la Méditerranée, représente une zone d'intérêt majeur pour la France - c'est notre étranger proche - et il est important d'avoir, sinon une politique arabe, une politique à l'égard de cette région.
À la suite du conflit de Syrie, quand on regarde la situation sur place, on constate que la Syrie et le Liban étaient un des axes d'intérêt majeur de la France, des pays sur lesquels la France a exercé des responsabilités historiques.
Lorsque j'étais à Damas, j'avais le sentiment que nous étions davantage focalisés sur le Liban et pas suffisamment sur la Syrie. Hafez Al-Assad nous le reprochait souvent. Sous Claude Cheysson, nous avions ouvert un magnifique centre culturel à Damas qui s'est trouvé trop petit, nous avions un lycée français, il y avait la mission laïque, dans lequel ont été formés les fils du président actuel. Nous avions un bureau de liaison à Alep que nous avions baptisé « consulat général » dans un palais ancien, le palais de Venise. Notre influence s'est ainsi de nouveau développée à Alep. On avait une école française à Alep. Tout cela paraît en grande partie perdu dans le conflit récent.
La question se pose de savoir si la France aurait pu avoir une politique différente de celle qu'elle a pratiquée. Nous pourrons en reparler. Notre marge de manoeuvre n'était pas immense face à Bachar el-Assad. D'ailleurs quatre présidents s'y sont « cassé les dents », si je puis dire : Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande qui n'a pas essayé car les circonstances ne s'y prêtaient pas, et Emmanuel Macron lui-même en est revenu quasiment à la case départ. Mais on a quelques atouts en Syrie, en dépit des apparences, dont je pourrais parler plus tard.
L'Irak est un pays où la France paraissait complètement marginalisée, après le discours de Dominique de Villepin en février 2003 refusant l'intervention. Au départ, nous étions des parias. Les Américains expliquaient aux Irakiens qui y croyaient notre opposition en raison des intérêts notamment économiques qui la liait au régime de Saddam Hussein, ce qui était complètement faux. Les Irakiens tous partis confondus se sont rendu compte que c'était pour d'autres raisons que la France s'opposait à l'intervention. Aujourd'hui on est loin de cela.
Nous avons un jeu important à jouer dans ce pays sous l'influence, de fait, des États-Unis et de l'Iran, qui ne s'entendent guère entre eux, la France peut jouer le rôle de troisième larron ; d'autant plus qu'elle parle à tout le monde, ce qui a toujours été le cas, sauf les terroristes naturellement.
Le Premier ministre Adel Abdel Mehdi est francophone et francophile. Il a beaucoup d'expérience mais aussi beaucoup de difficultés.
Le Premier ministre n'a pas pu constituer complétement son gouvernement. Il y a au Parlement deux blocs rivaux et équivalents qui n'ont pas la même sensibilité mêmes s'ils sont dominés par des chiites.
Donc, il y a un rôle pour la France même si elle n'a pas réussi son rétablissement dans le domaine pétrolier.
L'Irak n'a pas résolu son problème de fond qui est la marginalisation des sunnites ce qui fournit le terreau au terrorisme. Celui-ci a perdu ses bases territoriales mais les problèmes qui l'alimentaient demeurent. Le terrorisme restera dès lors toujours une menace. C'est un problème non résolu.
La France a pu renforcer ses relations avec l'Iran à la suite de l'accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015. Cet accord est aujourd'hui remis en cause par l'administration américaine qui paraît vouloir jouer la politique du pire en favorisant finalement - c'est l'effet sinon les objectifs - les radicaux par rapport aux modérés. L'Iran a des difficultés puisqu'officiellement la production pétrolière a diminué de plusieurs centaines de milliers de barils/jour, ce qui met le gouvernement en difficulté.
Les Etats-Unis reprochent à l'Iran le développement de son influence régionale mais ce sont les premiers à l'avoir promue. Les États-Unis ont mis au pouvoir en Irak des chiites pro-iraniens, et la dérobade d'Obama en août 2013 leur a ouvert la voie en Syrie ainsi qu'aux Russes. Ils trouvent maintenant que l'Iran a trop d'influence. Ceci est un peu paradoxal.
S'agissant du processus de paix israélo-palestinien, vous vous interrogiez sur la voix de la France. Je trouve que cette voix est bien faible et que l'on ne l'entend pas beaucoup sur ce problème majeur.
Les faits qui se sont inscrits sur le terrain notamment les implantations juives dans des territoires palestiniens font que maintenant la solution à deux États est extrêmement difficile.
Il est toujours dangereux, même si les Palestiniens paraissent résignés, de parier sur la résignation des peuples. Malgré tout, je reste très admiratif de la confiance que certains interlocuteurs, certains intellectuels israéliens comme palestiniens paraissent encore avoir. Je lisais des propos tenus récemment par un ancien responsable du service intérieur, M. Ami Ayalon, qui, lui, continue à croire à une solution à deux États et qui préconise un gel des implantations hors croissance naturelle à Jérusalem-Est et dans les gros blocs de colonies... Il y a des personnes qui continuent à croire à une solution à deux États. Ces personnes y croiront d'autant plus qu'ils seront soutenus par d'autres pays dont la France. Mais je reconnais qu'on n'entend guère notre voix sur ces sujets-là. Or si la France dispose d'un réseau diplomatique très étoffé, c'est aussi la voix du droit et de la justice et quand elle dit le droit et la justice, la France a des chances d'être entendue.
M. Christian Cambon, président. - Faut-il rouvrir l'ambassade en Syrie ?
M. Bernard Bajolet. - Je ne le crois pas. Je n'exprime là que mon avis personnel, mais on ne peut fermer les yeux sur la réalité du régime d'el-Assad. La France, comme d'autres grands pays démocratiques, ne répugne pas à traiter avec des dictateurs, elle l'a déjà fait, si c'est dans son intérêt. Mais il s'agit là d'un régime qui est accusé de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité avérés. Une procédure est engagée en France. La realpolitik a ses limites, il y a une balance à opérer entre nos valeurs et nos intérêts. Dans ce cas, je pense qu'elle penche en faveur de nos valeurs. Il s'agit d'un régime qui a tout de même trahi trois présidents français !
Les services secrets, eux, peuvent traiter avec tous types de régimes, si cela reste secret. Il faut tout de même avoir des canaux de communication. Cela n'a pas été possible en Syrie : nous avons eu, fin 2013, des contacts, mais des agents des services extérieurs et intérieurs français, censés participer à une réunion au Liban, s'étaient retrouvés en quelque sorte « piégés » dans le bureau du chef de la sécurité intérieure de Bachar el-Assad, qui conditionnait la coopération avec les services syriens à la réouverture de l'ambassade. Ce contact avait ensuite été rendu public par Bachar ! On ne pouvait donc pas maintenir des relations dans ces conditions-là.
La coopération avec les services de renseignement syriens n'a d'ailleurs, de mon expérience, jamais rien donné, car ce qui les intéresse, c'est de suivre leur opposition intérieure et non la lutte anti-terroriste. Au contraire, puisqu'en mars et juin 2011, Bachar el-Assad a fait libérer des centaines de djihadistes dont certains sont devenus des cadres d'Al-Qaïda et de Daesh. J'ajouterai que nos partenaires européens qui ont gardé des liens avec le régime, notamment par le biais des services de renseignement syriens, n'ont pas de résultats en matière de coopération dans la lutte anti-terroriste.
Que faut-il faire alors ? La France a des atouts. Nous avons soutenu un certain nombre de groupes d'opposition. En particulier les Kurdes, pas pour des raisons idéologiques mais parce qu'il s'agit des partenaires les plus fiables dans la lutte contre Daesh que nous n'aurions pas pu vaincre sans eux. Les Russes et les Iraniens, contrairement à ce qu'ils prétendaient, ne s'intéressaient pas du tout à la lutte anti-terroriste. Leur but était de soutenir le régime, et ils se sont attaqués aux groupes modérés les plus dangereux pour le régime. C'est grâce aux Kurdes, aux Forces démocratiques syriennes aussi, que Daesh a été chassé du nord de la Syrie. Nous les avons beaucoup aidés, la France était à Kobané bien avant les Américains.
Ce n'est que mon avis personnel, mais j'aurais été très heureux si les Kurdes avaient pu contrôler la frontière syro-turque en Syrie et faire la jonction entre la Rovaja et Afrin. Il n'y a à ma connaissance jamais eu d'infiltration djihadiste dans les zones contrôlées par les Kurdes. La contrepartie, c'était évidemment l'interdiction absolue pour les Kurdes d'attaquer la Turquie, qui est un allié. Cela n'a pas été possible parce que la Turquie n'était évidemment pas d'accord et que les Américains ont finalement soutenu la prise d'el-Bab par la Turquie en février 2017. Les Russes ont ensuite lâché les Kurdes à Afrin, pour prix de leur rapprochement avec la Turquie et du processus d'Astana. La jonction n'a donc pas pu se faire.
Il y a des questions presque existentielles qui se posent ici pour notre politique étrangère. Allons-nous, après le retrait américain, continuer à protéger les Kurdes ? Allons-nous les abandonner ? En avons-nous les moyens militaires, diplomatiques, et comment justifier l'effort de défense sinon ? Au fond, la question c'est de savoir si la France est une grande puissance ou non. Nous avons aussi comme atout d'avoir appuyé les groupes d'opposition modérée - mais avec lesquels le régime n'a pas intérêt à négocier aujourd'hui.
Autre atout pour la France en Syrie, c'est l'Europe. Il faudra reconstruire la Syrie, et ni la Russie ni l'Iran ne pourront le faire seuls. Il y aura besoin de l'Europe, il faudra une politique européenne cohérente, qui n'existe peut-être pas encore. La France, l'Allemagne, d'autres, auront leur mot à dire. Ceci ne devrait pas être inconditionnel.
Le retrait américain n'est pas nouveau. La politique de Trump s'inscrit dans la continuité de celle d'Obama. C'est Obama qui a décidé le retrait des troupes américaines d'Afghanistan. L'ensemble des troupes de la coalition est passé de 140 000 à 14 000. On ne peut réussir à faire avec 14 000 soldats ce que l'on n'a pas réussi à faire avec 140 000. Les Américains sont aujourd'hui engagés dans des négociations assez étranges avec les talibans, menées par Khalilzad, ancien ambassadeur américain en Afghanistan. J'ai des interrogations. Le gouvernement afghan est laissé de côté, marginalisé dans ces négociations, alors que nous l'avions inclus lors des réunions de Chantilly.
Le retrait américain avait commencé sous Obama, tout comme le retrait d'Irak. En Irak, l'administration Obama souhaitait maintenir des hommes mais n'a pas pu à cause d'un désaccord sur la question des immunités des soldats américains. Ils sont revenus en 2015 pour combattre Daesh, et évoquent de nouveau un retrait. Tout cela ne doit pas nous surprendre. Trump n'a pas de parole d'une heure à l'autre, ce qui est préoccupant, mais à plus long terme il est prévisible : il fait ce qu'il a dit dans sa campagne. Il y a une logique.
Mais au niveau français, et européen, nous avions vivement critiqué la politique étrangère américaine, appelé à la multipolarité au temps de Jacques Chirac. Aujourd'hui, nous ne sommes pas contents parce que les Américains se retirent. Il faut savoir ce que l'on veut. Doit-on s'inquiéter du retrait américain alors que les interventions américaines n'ont pas toujours produits les résultats escomptés : Afghanistan, Irak ? Dans quelle mesure la France, l'Europe, sont-elles prêtes à assumer pleinement leurs responsabilités ?
L'accord nucléaire iranien n'est pas parfait car il dispose que, dix ans après son entrée en vigueur, les Iraniens ne seront plus tenus de limiter leur programme d'enrichissement d'uranium. Par ailleurs, cet accord ne comprend pas de volets balistique et militaire, alors même que le programme nucléaire iranien ne répondait à aucune politique industrielle civile, ce qui inquiétait légitimement Israël. Toutefois, la « politique du pire » n'est pas la solution !
Dans le monde arabo-musulman, on assiste à une sorte d'épuration ethnique qui a d'abord visé les juifs - sous la pression du conflit israélo-palestinien et de la politique migratoire israélienne -, puis les chrétiens d'Orient et d'Afrique du Nord. Seuls le Liban et l'Égypte ont conservé d'importantes minorités chrétiennes, mais elles sont la cible d'attentats. Le Proche et le Moyen-Orient ainsi que l'Afrique du Nord ont ainsi perdu une part conséquente de leur « biodiversité ethnique », sans qu'il existe de moyen d'enrayer cette hémorragie. Dans ces régions, l'Islam ne dialogue donc plus qu'avec lui-même...
M. Olivier Cigolotti. - Monsieur l'ambassadeur, vous avez parfaitement décrit les nombreuses turbulences qui traversent le Moyen-Orient, sans toutefois parler de la Jordanie. Ce pays apparait comme un pôle de stabilité dans la région alors que les difficultés qu'il affronte sont nombreuses : son niveau d'endettement est important - près de 100 % du PIB -, ses ressources naturelles sont difficilement mobilisables, le pays a été frappé de plein fouet par les crises syrienne et irakienne, et il accueille de nombreux réfugiés syriens, irakiens, palestiniens, soudanais, etc. Pensez-vous que la Jordanie puisse être, à tout moment, déstabilisée pour des raisons politiques, sociales voire économiques ? Quel rôle d'influence peut jouer la France auprès de ce pays ?
M. René Danesi. - Les engagements russe et américain dans la région sont connus de tous. En revanche, on connait moins celui de la Chine qui y réalise d'étonnants investissements. Par exemple, il y a quatre ans, le groupe Shanghai International Port a remporté l'appel d'offres organisé pour désigner l'opérateur du nouveau quai du port de Haïfa en Israël ; or, ce port sert régulièrement d'escale à des navires de guerre américains... Par ailleurs, selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, cinq radars JY-27A capables de détecter des cibles aériennes furtives ont été livrés à Damas en 2015 ; il s'agit de radars conçus et fabriqués par The China Electronics Technology Group Corporation. L'un d'eux a été détruit le 20 janvier dernier par un avion furtif israélien F-351 « Adir », de construction américaine - on peut d'ailleurs se demander s'il s'agit d'un message indirect des États-Unis à l'adresse de la Chine. Que pensez-vous de cette montée en puissance de la Chine, y compris dans le domaine militaire ? Je rappelle à cet égard la présence chinoise à Djibouti...
M. Ladislas Poniatowski. - Je participe actuellement, avec trois de mes collègues, à un groupe de travail de notre commission consacré à la situation en Turquie, où nous nous rendrons après les élections municipales du pays. Dans votre exposé liminaire, vous n'avez pas évoqué l'après Afrin. Nous savons que les troupes turques sont concentrées à la frontière syrienne, mais Erdogan ne veut pas les déployer, au risque d'essuyer un échec. Nous savons également que la Turquie arme des groupes rebelles syriens. Où en est la situation à ce jour ? C'est en effet un sujet de politique intérieure très grave : trois millions et demi de réfugiés, majoritairement syriens, se trouvent actuellement en Turquie. Tous ne retourneront pas en Syrie et émigreront probablement en Europe.
M. Michel Boutant. - Je suis très heureux de retrouver Bernard Bajolet. Les fonctions qu'il a occupées rendent son expertise précieuse pour notre commission. Nous pouvons difficilement mettre en doute sa parole à l'heure où nous sommes confrontés à tant de fausses informations. Vous avez évoqué l'action des Kurdes : quel avenir pour eux dans leurs différentes composantes ? Quelle pourrait être la conséquence du retrait américain de Syrie ? Quel avenir également pour les Forces démocratiques syriennes qui combattent à leurs côtés à Baghouz, dernier bastion de l'État islamique ? Enfin, que va devenir cet État islamique et quelles en seront les conséquences pour l'Occident en général, et la France en particulier ?
M. Gilbert-Luc Devinaz. - Le président de la République a récemment accueilli son homologue irakien. La France a fait de l'Irak l'un de ses partenaires privilégiés dans la lutte contre le djihadisme. Le régime irakien est-il fiable pour lutter contre le terrorisme, et jusqu'à quel point ? La chute territoriale de Daech tend à occulter l'augmentation des attentats, notamment en Irak. Est-ce le signe d'une nouvelle stratégie de l'organisation ? Enfin, quel est votre point de vue sur la stratégie de la coalition qui soutient, à travers des bombardements aériens, les troupes au sol conduites par les forces locales ?
M. Bernard Cazeau. - Comment expliquez-vous la situation actuelle en Algérie ? L'attitude de ses dirigeants peut-elle conduire à un conflit grave, voire à une situation similaire à celle de la Tunisie ou de l'Égypte ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Monsieur l'ambassadeur, votre analyse était particulièrement intéressante, tant sur le régime syrien que sur la nécessaire recherche d'équilibre entre nos valeurs et nos intérêts économiques. Selon vous, il ne faut pas compter sur la Syrie en matière de lutte contre le terrorisme. L'État islamique voit ses bastions tomber les uns après les autres, ce qui semble l'affaiblir. Pensez-vous néanmoins que son influence va diminuer dans la région, tout comme le radicalisme islamique et le risque d'attaque terroriste dans notre pays ? Faut-il anticiper le déploiement d'une stratégie insurrectionnelle dans les zones libérées ?
M. Jacques Le Nay. - Dans votre livre, vous affirmez que la France est écoutée lorsqu'elle parle du droit. Dès lors, vous avez longuement évoqué le dessous des négociations de paix entre Palestiniens et Israéliens. Malgré des années de blocage dues, selon vous, à l'accroissement des colonies israéliennes dans les territoires palestiniens, la France et l'Union européenne peuvent-elles peser dans le processus de résolution de ce conflit qui parait de plus en plus insoluble, eu égard au soutien de Donald Trump à la politique israélienne ?
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Je partage votre avis suivant lequel le problème de fond du terrorisme n'est pas résolu. Certains médias nous rabâchent pourtant que Daech est défait ; il s'agit, peut-être, d'une défaite territoriale - j'émets tout de même quelques doutes sur ce point -, mais certainement pas idéologique ! Qu'en pensez-vous ?
En outre, on nous explique qu'il conviendrait d'extrader vers la France ces djihadistes, hommes et femmes, emprisonnés sur zone. D'après vous, y a-t-il un lien entre les reportages sur la fin de Daech et cette invitation à rapatrier les djihadistes ?
M. Jean-Pierre Vial. - Monsieur l'ambassadeur, votre exposé liminaire était principalement consacré au volet politique, sans aborder vos précédentes fonctions à la tête de la DGSE. Cela me conduit à vous interroger sur les djihadistes. Vous regrettez que les Kurdes n'aient pas occupé la partie Nord de la Syrie, c'est-à-dire le Rojava. Lors de la bataille de Kobané, nous avions reçu le président de la Grande Assemblée nationale de Turquie qui s'étonnait de l'implication de la France dans cette bataille pour une ville morte, alors que la Turquie était préoccupée par Daech. Aujourd'hui, cette organisation est détruite, à tout le moins sur le plan militaire. En revanche, on ne parle plus d'Al-Qaïda. Vous en avez parlé de manière incidente lorsque vous évoquiez les tractations entre les Américains et les Talibans - cela ne manque d'ailleurs pas d'étrangeté puisque les États-Unis sont allés en Afghanistan pour combattre Al-Qaïda, et qu'ils discutent aujourd'hui avec les Talibans auxquels Al-Qaïda a fait allégeance.
Nous sommes discrets sur Idlib, également situé au Nord de la Syrie, où il y aurait entre 30 000 et 50 000 djihadistes relevant de Hayat Tahrir al-Cham, c'est-à-dire du Front al-Nosra et d'Al-Qaïda. Actuellement, le principal problème de cette région syrienne est la présence des rebelles djihadistes, plus que celle des Turcs. Qu'en pensez-vous ?
Mme Christine Prunaud. - Merci pour votre exposé à la fois vaste et précis. Ma question portera sur Israël et la Palestine où nous avons effectué plusieurs missions. Vous dites que la voix de la France a été bien faible dans ce conflit et je suis satisfaite de vous l'entendre dire, car nous sommes plusieurs ici à avoir dénoncé l'attitude de la France dans ce conflit. Lors de notre mission en Palestine, nous avons rencontré Mustafa Barghouti qui représente un mouvement citoyen important et qui fait le même constat que vous. L'espoir d'une solution à deux Etats s'éloigne. Les mouvements palestiniens citoyens rencontrés m'ont parlé d'un seul Etat, mais d'un Etat laïc avec la défense de leurs droits civique. Il me semblait qu'il y avait cet espoir-là dans une partie de la jeunesse palestinienne. Je voudrais savoir si, selon vous, ces mouvements ont une influence et si cette solution d'un Etat, compte tenu du morcellement du territoire palestinien, est désormais l'unique solution.
Mme Gisèle Jourda. - Vous avez mieux posé la question sur les Kurdes que je n'aurais pu le faire moi-même, aussi je vais rebondir sur une question plus générale. Comme vous le dites très bien dans votre livre que je cite : « Nos politiques dans le monde souffrent d'une approche excessivement à court terme. On manque de vision et de souffle, de continuité dans l'effort. La politique de nos gouvernements est de plus en plus dictée par l'actualité, les émotions de l'opinion publique et on s'en tient à un traitement symptomatique des crises. La Libye, l'Afghanistan en sont de parfaits exemples ». Lorsque l'on voit comment on n'a pas su régler la gestion des « après », je souhaiterais savoir comment vous voyez la suite des actions entreprises à un certain moment en Libye, en Syrie. Que faire aujourd'hui ? Vous avez évoqué l'Union européenne où l'élargissement a, à mon sens, été trop rapide. En l'absence d'Europe politique et dans le contexte du Brexit, comment peut-on apporter des réponses aux questions de fond s'agissant de la reconstruction et avec quelles forces peut-on agir ?
Mme Hélène Conway-Mouret. - J'ai récemment vu le film Vice qui montre l'influence de Dick Cheney sur le Président Bush et j'ai été frappée par ce qu'il dit à celui-ci « Il est bon que vous ayez votre guerre. C'est bon dans le mandat d'un président ». Au vu des conseillers qui entourent le Président Trump et notamment du retour de John Bolton, qui jouait davantage un rôle de second rang au moment de la guerre d'Irak, avons-nous des raisons de nous inquiéter, voire de craindre le pire, compte tenu de l'attitude de plus en plus dure des Etats-Unis à l'égard de l'Iran, sachant que l'Iran n'est pas l'Irak ?
M. Yannick Vaugrenard. - Merci pour la pertinence de vos propos qui, compte tenu de votre parcours, ne devraient pas seulement être entendus mais écoutés. Je voudrais revenir sur les propos que vous avez tenus sur le régime syrien et sur la Realpolitik qui a ses limites. Je me souviens qu'une délégation parlementaire avait jugé utile, avec force communications, de rendre visite à Bachar El-Assad. Quel que soit le gouvernement en place, je considère qu'il ne peut y avoir de diplomatie parallèle car celle-ci affaiblit la position de la France, et ce d'autant plus ici que, comme vous nous l'avez confirmé, Bachar El-Assad était poursuivi pour crimes contre l'humanité. Ceci devrait conduire les parlementaires à réfléchir au rôle réel qui est le leur. Sur la question d'Israël, aujourd'hui, Benjamin Netanyahu est en difficulté et fait l'objet de poursuites judiciaires lourdes. Pensez-vous qu'il puisse y avoir un changement de régime ? Quelles en seraient les conséquences dans les relations entre Israël et la Palestine ? Vous avez évoqué le retrait américain de l'Afghanistan, de la Syrie. Pensez-vous qu'à terme, il pourrait y avoir un retrait de la Corée du Sud ?
M. Bernard Bajolet.- Sur la Jordanie, je partage tout à fait les préoccupations que l'on peut avoir sur ce pays clé au Proche et au Moyen-Orient. C'est un pays qui n'aurait pas dû exister et dont la création est un peu le fruit du hasard. Dans les années 1990, un prince jordanien, neveu du roi Hussein, coordinateur du renseignement me disait : « il y a cinquante ans, aucun des pays du Proche et du Moyen-Orient n'existait dans sa configuration actuelle et qui peut dire ce qu'il en sera encore dans cinquante ans, y compris s'agissant de la Jordanie. Ne trouvez-vous pas que ce que nous avons fait, nous les Hachémites, est extraordinaire ? » C'est vrai, car il s'agit d'un petit pays qui ne devait pas exister et qui a réussi à mettre en place un régime, certes non parlementaire, mais où il y a un parlement avec des élections « honnêtes », même si c'est le roi qui décide. À ma connaissance, il n'y a pas de prisonnier politique. Le roi Hussein pratiquait une politique qui, au lieu d'envoyer les gens en prison ou de les torturer, consistait à se venger d'eux en leur pardonnant. C'est ce qu'il avait fait avec le chef d'Etat major des armées qui avait comploté contre lui et auquel il avait pardonné en le nommant ambassadeur à Londres, puis à Paris, ce qui avait fait perdre à ce dernier toute crédibilité politique, une sorte d'assassinat politique en quelque sorte. Abdallah n'agit pas différemment de son père. La Jordanie est un petit pays qui a joué un rôle clé dans les équilibres et qui a atténué les chocs. Il a des voisins turbulents - Israël, l'Iran, l'Irak, la Syrie et l'Arabie Saoudite - qui le méprisent. Il accueille aussi beaucoup de réfugiés. La Jordanie a toujours été un pays fragile du fait du contexte extérieur mais aussi de ces difficultés intérieures : il n'a pas de de ressources si ce n'est le tourisme, les banques - pendant la guerre civile libanaise, la Jordanie a récupéré une partie des activités bancaires de la région -. C'est un pays qui est encore plus fragile en raison de l'impasse du processus de paix. Quand j'étais aux affaires, je disais aux Israéliens qu'ils étaient en train de tuer la Jordanie - il y a une majorité de Palestiniens en Jordanie - et cela fragilise énormément le roi. La France a tout à fait sa place en Jordanie. Le roi Hussein était très soucieux de maintenir une relation forte avec la France et il était d'ailleurs reçu tous les six mois à Paris, par le Président Mitterrand, puis par le Président Chirac. Abdallah fait la même chose alors qu'il est plutôt de culture anglo-saxonne. Toutefois il aime beaucoup la France et il venait souvent pour le 14 juillet à la Résidence de France quand j'y étais et je le connaissais très bien. Il est donc plus proche de la France qu'il ne semble. Je pense donc que la France doit être un allié indéfectible de la Jordanie.
S'agissant d'Israël et de la Palestine, même si l'espace pour un accord se restreint, il me paraît important qu'il reste un espoir car le désespoir peut conduire à l'extrémisme et au pire. C'est là où la France et l'Europe ont un rôle à jouer, surtout depuis que l'administration américaine a, encore plus que par le passé, marqué une totale partialité dans ce conflit en décidant le transfert de son ambassade à Jérusalem, suivi d'ailleurs par le Président Bolsonaro. C'est déplorable et l'Union européenne doit maintenir une position ferme. À l'égard de cette situation de blocage, Benjamin Netanyahu, qui a été treize ans au pouvoir en tout, porte une grande responsabilité mais il n'est pas le seul. Il y a eu d'autres gouvernements, y compris travaillistes, qui n'ont pas réussi à renverser cette orientation. Il serait aventureux de parier sur les évolutions de la politique intérieure israélienne mais c'est un sujet important et le Parlement français à un rôle très important à jouer vis-à-vis de la Knesset.
Vous avez aussi évoqué la Chine, qui aspire au statut de grande puissance et s'affirme de plus en plus sur la scène internationale. Sa politique étrangère assurée, voire agressive en Mer de Chine, inquiète les pays voisins, mais aussi la France, qui est attachée à la liberté de navigation et à la préservation de ses intérêts en Asie et dans l'Océan indien. Ces sujets doivent être évoqués avec la Chine.
Par ailleurs, l'implantation de la Chine à Djibouti, ses ambitions en Afrique sans prise en compte des contraintes que nous nous imposons en matière de lutte contre la corruption, de bonne gouvernance, de respect des règles de l'OCDE, c'est-à-dire des principes destinés à éviter l'accaparement des richesses par certains au détriment du peuple, constituent un problème pour un pays qui aspire à jouer un rôle de premier plan dans le monde.
La seule réponse ne peut être qu'européenne, ce que soit en termes de pratiques commerciales ou de défense.
La Turquie subit une charge importante en termes d'accueil des réfugiés. Je ne peux me prononcer sur ses intentions à plus long terme. L'armée turque présente dans le nord de la Syrie (où la Turquie voudrait créer une zone tampon) est très affaiblie depuis les purges qui ont suivi la tentative de coup d'Etat au point qu'on peut s'interroger sur ses capacités opérationnelles. Par ailleurs, la Turquie reste un partenaire difficile, notamment en matière de renseignement, se montrant très attachée à sa souveraineté, alors que les djihadistes présents sur son territoire représentent un enjeu pour notre sécurité. S'agissant des Kurdes, il ne s'agit pas de prendre position, la France n'ayant jamais souhaité le démembrement ni de l'Irak, ni de la Syrie. Mais il pourrait être envisagé pour les Kurdes de Syrie un statut semblable à celui dont bénéficient les Kurdes d'Irak, qui leur confère une grande autonomie tout en préservant l'intégrité territoriale du pays.
En ce qui concerne l'Algérie, quand j'ai eu l'audace de m'exprimer il y a six mois sur la santé du chef de l'Etat, mes propos ont été accueillis par des bordées d'injures de la part de certains dirigeants algériens, ce qui trahissait, à mon sens, un manque d'arguments et une absence de réflexion. Les manifestations actuelles témoignent d'une grande maturité. De part et d'autre, on constate une grande retenue, qu'il faut saluer et souhaiter qu'elle perdure là aussi de part et d'autre. La question est : quel peut être le débouché politique des évènements actuels, alors que les institutions politiques ont été vidées d'une partie de leur contenu ces dernières années ? Plusieurs scénarios ont été évoqués : le scénario syrien, le scénario égyptien, le scénario libyen, le scénario tunisien. Je pense qu'aucun ne prévaudra, compte tenu de la spécificité de l'Algérie, dont la population a été profondément marquée par les années de la « décennie noire » qui ont profondément traumatisé la population. Je m'en tiendrai là compte tenu de la sensibilité du sujet et de l'attention portée en Algérie à tout ce qui se dit en France. Je salue, à cet égard, la très grande réserve dont font preuve les dirigeants français, notamment le président de la Haute Assemblée. C'est sage. Faisons confiance au peuple algérien.
Daech a perdu son territoire mais n'a pas été détruit. La question d'Idlib demeure, dont on peut douter qu'elle soit résolue sans que le sang coule. L'organisation terroriste se réorganise dans la clandestinité en Syrie, en Irak, en Afghanistan (où elle est en concurrence avec Al Qaïda et les Talibans). Avec la perte de son territoire, sa capacité de projection et son attractivité ont été affaiblies, mais il faut rester vigilant car Daech est capable de se reconstruire sur un mode différent, proche de celui d'Al Qaïda. Et il garde une capacité de projection, même si le terrorisme dit « d'inspiration » est désormais la menace la plus directe pour notre pays. En outre, les problèmes de fond, qui ont été le substrat du terrorisme, n'ont pas été traités. Il en est ainsi de la marginalisation des sunnites en Irak, à laquelle aucune réponse n'a été apportée, de même qu'en Syrie, où cette marginalisation va perdurer avec la victoire militaire du régime, et où elle a même été aggravée, la fuite massive des réfugiés ayant modifié l'équilibre ethnique du pays au léger profit des alaouites.
C'est vrai aussi pour le Sahel. Le terrorisme y est nourri par le sentiment de frustration. Il ne s'agit pas seulement des Touaregs. C'est aussi le cas des Peuls par exemple, qui sont présents dans d'autres pays d'Afrique tels que le Burkina Faso. C'est pourquoi une approche purement sécuritaire n'est pas suffisante.
De même en France, on a beaucoup de mal à traiter le phénomène de la radicalisation. Les magistrats, les policiers, les services sociaux commencent à avoir des idées assez précises sur le phénomène de la radicalisation et sur la manière dont notre société peut produire ce phénomène. Mais je ne suis pas sûr que les remèdes aient été apportés. Concernant le retour des djihadistes, cette question doit être abordée d'abord sous l'angle de la sécurité de la France. La question ne se pose pas de la même façon en Irak et en Syrie. En Irak, il y a un gouvernement qui peut juger. Les djihadistes français ont combattu la France et l'Irak, il n'est donc pas scandaleux qu'ils soient jugés en Irak. En Syrie, c'est plus compliqué parce que les kurdes ne sont pas un gouvernement. On ne peut pas non plus imaginer une remise au gouvernement syrien, non seulement parce que n'avons pas de relations avec lui, mais aussi parce qu'il risque de les relâcher très vite, comme il a relâché des centaines de terroristes en 2011. Soit la France reste présente et arrive à obtenir des kurdes qu'ils les gardent, soit ils sont transférés ailleurs dans un pays voisin. Avons-nous des éléments suffisants pour les juger et les garder en prison en France, c'est une question qui se pose. La question est différente pour les enfants : les enfants ne sont pas responsables des actes de leurs parents, même si certains ont été incités par leurs parents à commettre des actes abominables, qui vont les traumatiser pour le restant de leur vie. La France est un État de droit. Nous ne pouvons pas traiter les enfants comme des criminels.
Je condamne certes la diplomatie parallèle mais je ferais une nuance. Les services de renseignements, sous l'autorité du Président de la République, peuvent pratiquer une diplomatie parallèle, un peu comme Louis XV, en s'appuyant sur le conte de Noailles, en pratiquait une à l'égard de la Pologne. La première consistait à rétablir la dynastie polonaise sur le trône de Pologne, l'autre à y mettre le prince de Conti. Le Gouvernement doit disposer de plusieurs instruments, et les services permettent parfois d'établir des liens avec des régimes auprès desquels la diplomatie officielle ne peut pas s'afficher. Ceci, bien entendu, sous le contrôle de l'autorité politique démocratiquement désignée.
S'agissant du manque de continuité dans l'effort, en Afghanistan par exemple la France a beaucoup mis de moyens et des soldats français ont sacrifié leur vie, 89 soldats si ma mémoire est bonne. J'ai assisté moi-même à vingt cérémonies de levée de corps, pour 54 soldats. Pourtant la France s'est effacée aujourd'hui d'Afghanistan même si nous avons un traité d'amitié et de coopération avec ce pays, qui nous engage. Il est important d'avoir une continuité, et je dirais la même chose des Balkans. Les Balkans se réveillent. Dans les Balkans, nous avons perdu 112 hommes depuis 1992. J'avais inauguré un monument aux morts à Sarajevo, en plein coeur de la ville, pour montrer aux Sarajéviens qu'en dépit de ce qu'on leur racontait, la France avait aussi combattu pour leur liberté. Il y avait plus de 80 noms sur ce seul monument ! Pourtant à partir de 1999, seulement quatre ans après la fin de la guerre, lorsque j'étais à l'ambassade de Bosnie, nous avions déjà un peu désarmé. Cette région reste extrêmement sensible, en dépit de la candidature de la Serbie et de la Bosnie-Herzégovine à l'entrée dans l'Union européenne. Malheureusement on ne fait pas, sur les grandes opérations extérieures, ce que les forces armées pratiquent avec beaucoup d'efficacité, c'est-à-dire le retour d'expérience, le RETEX. Ce retour d'expérience politique est très délicat et très difficile à faire car il peut susciter des oppositions, mais il me paraît nécessaire. Il faudrait le faire pour la Libye, l'Afghanistan, les Balkans, la République Centrafricaine dont je trouve que nous nous sommes retirés un petit peu trop tôt alors que sans nous le pays serait devenu une zone grise où se seraient engouffrés les terroristes. Nous avons eu très peu de soutien aux Nations unies lorsque nous y sommes intervenus. Un processus politique s'y est aujourd'hui mis en place avec une élection que l'on peut dire réussie dans des conditions difficiles. Certes la France ne peut pas tout faire, mais il y a une question de continuité et de réflexion où, me semble-t-il, la Haute assemblée a tout son rôle à jouer en faisant un bilan serein sur les opérations extérieures.
Je crois beaucoup à l'action d'influence de la France. C'est ce que les Américains appellent le soft power. La France dispose pour cela d'instruments extraordinaires sur le plan culturel, avec un réseau d'instituts culturels absolument formidables dans le monde. Je souhaiterais que ces instituts diffusent aussi la création artistique contemporaine française, le cinéma français. Madame la Ministre Conway connait tout cela parfaitement. Nous avons des instruments qui ne sont pas toujours valorisés comme ils le devraient. Ce sont aussi des espaces de liberté. J'ai été frappé, dans nos cinq centres culturels en Algérie, du fait que ce sont des espaces où les gens viennent s'exprimer, entendre des choses. C'est pour la France un formidable vecteur. Nous avons aussi l'action archéologique. En Afghanistan, nous avions le plus gros chantier du monde, avec une toute petite équipe qui ne coûtait pratiquement rien et qui avait réussi à fédérer d'autres équipes chinoises, américaines. L'archéologie est importante car elle touche à la culture, à l'histoire. Il y a également, et c'est moins connu, les instituts de recherche, comme l'institut du Maghreb contemporain, l'institut d'Istanbul. Nous avons besoin de ces instituts de recherche pour comprendre comment le monde fonctionne, dans cette culture de l'immédiat. Nous avons besoin de prendre du recul, de comprendre les événements. La France a un rôle particulier à jouer dans ce domaine, qu'il ne faut pas négliger. Et puis il y a aussi l'action linguistique. Nos concitoyens sont souvent perçus comme parlant très mal anglais, mais ils se sont beaucoup améliorés. Les jeunes générations parlent parfaitement l'anglais. Toutefois, il y a aussi un certain appauvrissement dans la mesure où l'on apprend moins les autres langues vivantes, qu'il s'agisse des autres langues européennes ou des langues rares. J'ai constaté au Quai d'Orsay et à la DGSE que l'on manquait de linguistes. Nous avons des populations d'origine arabe. Je pense que favoriser l'enseignement de l'arabe en France, ce n'est pas favoriser le communautarisme, bien au contraire. Le communautarisme se crée dans les écoles religieuses, pas dans les écoles de la République. Au contraire, la maîtrise de l'arabe classique ou de l'arabe dialectal sont une ouverture. Nous avons du mal à trouver des spécialistes en pachto ou en dari... il y a certes plus de personnes qui parlent chinois à présent, mais la France a une ambition universelle, et cette ambition universelle ce n'est pas seulement par les armes mais c'est d'abord par la culture qu'elle doit s'exprimer. Il ne faut pas réduire les moyens que nous accordons à la diffusion de la culture française.
M. Christian Cambon, président. - Sur la dimension culturelle, malheureusement, le constat de l'évolution de nos moyens n'est pas très favorable. J'ai profité de mon passage récent à Vienne pour aller voir l'institut français d'Autriche. Il fonctionne avec un million d'euros par an. Les nouveaux locaux sont peut-être plus faciles à utiliser que le prestigieux palais Clam-Gallas, mais le fonctionnement se fait vraiment avec des bouts de ficelle. Les sénateurs représentant les Français de l'étranger sont particulièrement vigilants à ce propos, mais c'est un vrai sujet d'inquiétude car nous avons l'impression d'un décalage entre les ambitions et les moyens. Parler haut et fort sans se donner les moyens d'agir conduit à une situation paradoxale. Ainsi, en Autriche, il y a désormais plus de locuteurs qui apprennent l'espagnol que le français, malgré les relations privilégiées entre nos deux pays.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Situation au Venezuela et ses conséquences internationales - Audition conjointe de Mme Paula Vasquez, chargée de recherche au CNRS et de M. Frédéric Doré, directeur des Amériques et des Caraïbes au ministère de l'Europe et des affaires étrangères
M. Christian Cambon, président. - Nous accueillons Mme Paula Vasquez, docteur, chargée de recherche au CNRS, spécialiste du Venezuela et de l'Amérique latine, et M. Frédéric Doré, directeur des Amériques et Caraïbes au Quai d'Orsay, ancien ambassadeur de France à Cuba.
La situation au Venezuela est aujourd'hui un sujet brulant, qui évolue d'heure en heure et préoccupe de plus en plus l'ensemble de la communauté internationale.
La situation économique du Venezuela n'a cessé de se dégrader au cours des dernières années, avec une chute de la production pétrolière de 40 % en 2018 et une contraction du PIB, estimée à 50 % depuis 2015. Dans le contexte d'une hyperinflation spectaculaire, la situation humanitaire n'a cessé d'empirer. Le nombre de réfugiés et migrants en provenance du Venezuela vers les pays voisins n'a cessé d'augmenter ; il est aujourd'hui estimé à 3,4 millions, dont 2,7 millions en Amérique latine et dans les Caraïbes, notamment en Colombie.
La crise économique et humanitaire s'accompagne d'une crise politique majeure, depuis la réélection contestée de Nicolas Maduro en mai 2018. L'opposition s'est organisée autour du président de l'Assemblée nationale, Juan Guaido, qui a déclaré assumer la Présidence par intérim en vertu de la constitution vénézuélienne le 23 janvier dernier.
Juan Guaido a été reconnu immédiatement par les États-Unis, puis par 24 États de l'Union européenne, dont la France. Néanmoins, la situation reste aujourd'hui très confuse et à très hauts risques. Le Haut commandement de l'armée vénézuélienne semble rester fidèle à Nicolas Maduro, qui peut également compter sur les forces spéciales de la police vénézuélienne. La transition souhaitée par le Président par intérim peine à se concrétiser, mais il a pu revenir au Venezuela.
Sur le plan externe, le régime chaviste bénéficie du soutien de la Russie, de la Chine, et de quelques États alliés d'Amérique latine, tandis que le Mexique affiche une neutralité ambiguë.
Nous comptons donc sur vous pour nous éclairer sur l'équilibre des forces en présence. Quels sont les scénarios possibles pour les prochaines semaines et les prochains mois ? Quel peut être le rôle du groupe de contact international, qui réunit des États membres de l'Union européenne et des États d'Amérique latine, en vue de contribuer à la recherche d'une solution politique ? Est-ce une solution viable de médiation ? Faut-il craindre les initiatives des États-Unis, dont les sanctions risquent d'aggraver la situation humanitaire, et qui agitent la menace d'une intervention militaire, refusée par l'Union européenne ?
M. Frédéric Doré, directeur des Amériques et des Caraïbes au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de cette invitation à m'exprimer sur la situation au Venezuela et ses conséquences internationales.
La crise au Venezuela est liée tout d'abord à des facteurs politiques.
Le régime, contesté et affaibli depuis la mort d'Hugo Chavez, a perdu la majorité parlementaire en décembre 2015. Il a ensuite dérivé vers un régime de plus en plus autoritaire, avec un parlement d'opposition progressivement neutralisé, une Cour suprême et un Conseil national électoral sous le contrôle de l'exécutif, et de multiples atteintes aux droits de l'homme.
On peut distinguer deux moments essentiels dans cette dérive.
Le premier a été l'élection de l'Assemblée nationale constituante en juillet 2017, boycottée par l'opposition et dont le mode de scrutin visait à favoriser le chavisme. Cette assemblée constituante, dont l'objectif affiché était de rédiger une Constitution, est en réalité devenue un instrument servant à réprimer, à destituer des opposants et à faire adopter des lois contraires aux libertés.
La convocation unilatérale de l'élection présidentielle anticipée, le 20 mai 2018, sans respecter les standards démocratiques est le second moment important de la dérive autoritaire, puisque la coalition de l'opposition, les partis et les principaux leaders d'opposition avaient été invalidés et que l'élection s'était déroulée en l'absence d'observation internationale.
Autre élément politique majeur dans les années récentes : le poids grandissant de l'armée au sein du régime, avec un tiers des ministres issus de ses rangs, de nombreux gouverneurs choisis parmi des militaires, et le président de la compagnie nationale pétrolière (PDVSA) qui est général de l'armée.
Les facteurs économiques de la crise sont aussi très lourds.
L'économie vénézuélienne est principalement fondée sur les énormes ressources pétrolières du pays, dont les revenus représentaient récemment 96 % des devises. Cette « surdépendance » au pétrole a empêché la diversification de l'économie et accru l'absence de résilience du Venezuela face à une baisse des cours du pétrole. En conséquence, l'hyperinflation a atteint 1 000 000 % en 2018, et devrait s'élever à 10 000 000 % en 2019 ! Le corollaire a été l'effondrement de la production : le PIB a diminué de moitié en cinq ans.
Cette situation politique et économique a abouti à une explosion de la pauvreté au Venezuela - le salaire minimum est de 6 dollars -, au délabrement du système de santé, à la résurgence d'épidémies et à l'apparition de cas de malnutrition infantile. Ce constat dramatique a longtemps été nié par le régime, avant qu'il ne sollicite une aide de ses alliés et de l'ONU. Une des priorités de notre action est d'apporter au Venezuela une aide humanitaire respectueuse des principes internationaux rappelés par l'Union européenne.
3,4 millions de Vénézuéliens ont fui le pays, soit 10 % de la population totale. Selon l'ONU, ce chiffre pourrait passer d'ici à la fin 2019 à 5,5 millions. Il s'agit du plus important mouvement migratoire qu'ait connu l'Amérique latine au cours de son histoire récente, phénomène qui a induit une crise régionale, puisque 1 million de Vénézuéliens se sont réfugiés en Colombie, 200 000 au Chili, mais aussi en Équateur et au Pérou. Les pays de destination ont dû faire face, et ont fait preuve de volontarisme pour coordonner leur politique migratoire.
J'en viens au second point : le tournant politique de janvier dernier.
Ce tournant fait suite à un certain nombre de tentatives pour régler la crise au Venezuela de la part de l'Union des nations sud-américaines (Unasur) en 2014, et du Saint-Siège en 2016. Plus récemment, les négociations de Saint-Domingue réunissaient le régime et l'opposition sous l'égide de la République dominicaine, de l'ancien Premier ministre espagnol, M. Zapatero, et de quatre pays parrains : le Mexique, le Chili, la Bolivie et le Nicaragua. Toutes ces tentatives de règlement ont échoué du fait d'un manque de confiance entre les parties à la négociation et d'un défaut de mise en oeuvre des engagements par le régime : à titre d'exemple, la libération de prisonniers politiques était immédiatement suivie de nouvelles arrestations. Citons également des manoeuvres dilatoires, une répression qui s'est poursuivie durant ces négociations, des décisions unilatérales telles que la convocation anticipée de l'élection présidentielle, ainsi que les divisions de l'opposition.
En janvier, après l'investiture contestée de Nicolas Maduro, puisque nous avons considéré avec l'Union européenne que cette élection n'avait pas rempli les exigences des standards démocratiques, Juan Guaido, président nouvellement élu du Parlement, s'est dit disposé à assurer la présidence par intérim, ce qu'il a confirmé publiquement. Très rapidement, ce statut a été reconnu par plusieurs États, dont les États-Unis, 24 pays de l'Union européenne et les pays du groupe de Lima.
Juan Guaido est une figure nouvelle dans l'opposition, il représente une jeune génération politique issue notamment des manifestations étudiantes de 2007, et de nouvelles pratiques comme l'utilisation des réseaux sociaux. L'émergence de cette figure a donné à l'opposition une unité qui n'existait pas encore.
Autre changement important, les sanctions financières et pétrolières, notamment de la part des États-Unis, ont eu un fort impact au Venezuela. Elles tendent à l'asphyxie du régime. La situation du Venezuela évolue donc sans cesse, rythmée par de fortes tensions.
J'évoquerai maintenant l'action de la France et celle de l'Union européenne.
Notre pays est impliqué depuis plusieurs années dans la recherche d'une solution politique et pacifique à la crise vénézuélienne, notamment au travers d'échanges, à Paris ou à Caracas par notre ambassadeur, avec les acteurs concernés. Notre action s'inscrit également dans un cadre européen, aux côtés notamment de l'Espagne et de l'Allemagne, en axant nos efforts sur la fermeté et le dialogue.
La fermeté vise à réagir aux violations des droits de l'homme. Elle se traduit par un embargo européen sur les armes, décidé en novembre 2017, ainsi que par des sanctions individuelles - refus de visa et gel des avoirs - datant de 2018, à l'égard de 18 hauts responsables vénézuéliens. En revanche, l'Union européenne n'a pas pris de sanctions financières ou économiques qui affecteraient la population vénézuélienne.
Quant au dialogue, le groupe de contact international réunit 8 États membres de l'Union européenne, dont la France, le Costa Rica, la Bolivie, l'Uruguay et l'Équateur. Ce groupe repose sur un double constat : la nécessité d'st une solution pacifique et négociée, d'où le rejet très clair de toute option militaire, et la nécessité d'oeuvrer avec les acteurs régionaux. Enfin, nous avons voulu tirer les leçons des négociations passées en incluant des conditions préalables, notamment la libération des prisonniers politiques et la réforme du système électoral, et en évitant que le processus ne traîne en longueur.
Le groupe de contact s'est donné 90 jours pour travailler sur l'organisation d'une nouvelle élection présidentielle. Il intervient également en matière d'aide humanitaire au Venezuela, et dans les pays voisins. L'Union européenne évalue à 60 millions d'euros les fonds nécessaires, sachant que la France a déjà engagé 740 000 euros en 2018 et compte poursuivre son action.
En conclusion, la priorité des autorités françaises est évidemment la sécurité de la communauté française au Venezuela.
Mme Paula Vasquez, chargée de recherche au CNRS. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de cette invitation, qui me donne l'occasion d'exposer la situation du Venezuela. Vénézuélienne et Française, je suis scientifique, chargée de recherche en anthropologie au CNRS. Aujourd'hui, je mets à votre disposition mon expertise en science politique et en économie.
Je commencerai par la question récurrente du personnel militaire au Venezuela et des relations entre les forces armées institutionnelles et les groupes armés non institutionnels. Les effectifs militaires seraient de 235 000 selon les chiffres officiels peu fiables du ministère de la défense, tandis que les observatoires internationaux parlent de 123 000 personnes. Quant aux 2 000 généraux annoncés, ils seraient environ 300 à appartenir au cercle restreint du pouvoir et à bénéficier du système politico-économique depuis 1999.
Ce système, conçu par Hugo Chavez, est fondé sur l'union civile et militaire. Le cadre de l'exercice du pouvoir s'est dessiné à partir de la fusion entre le parti socialiste uni du Venezuela et les forces armées, qui sont les dépositaires du pouvoir politique, même si Nicolas Maduro est plutôt présenté comme un civil par les médias. Un tel système ne posait pas trop de problèmes au départ, mais actuellement, les demandes d'alternance émanant des civils ne sont jamais entendues. Le chavisme et la révolution bolivarienne ont empêché le renouvellement des forces politiques, car toute dissidence a été punie.
La difficulté réside dans le caractère institutionnel et para-institutionnel des colectivos, ces groupes qui opèrent au sein des quartiers populaires. Leur statut est flou, et l'on pourrait les assimiler aux guérillas urbaines, aux groupes de choc ou à des bandes armées liées aux bandes criminelles. Le Venezuela est un pays extrêmement violent, dont le taux moyen d'homicides est le plus élevé d'Amérique du Sud. Les acronymes de la mort renvoient à tous ces groupes pour lesquels on a du mal à définir la frontière entre violence criminelle et violence politique. Ce mécanisme de contrôle social sème la peur et constitue le grand paradoxe de ce régime, qui est une dictature sans pour autant assurer l'ordre social. La dictature assoit son pouvoir dans le chaos et l'état d'exception.
Le creuset de la radicalisation de la révolution bolivarienne réside dans la création d'un « État communal ». Tout a été conçu pour créer des institutions parallèles aux organisations démocratiques, mettant fortement en danger l'État de droit. La justice est totalement au service du pouvoir exécutif, et la séparation des pouvoirs annihilée par l'élection de l'Assemblée nationale constituante de 2017. Les forces armées institutionnelles ne parviennent pas à contrôler ces groupes, par ailleurs impliqués dans le narcotrafic et la lutte pour le pouvoir en prison.
Je poursuivrai en évoquant la situation de la compagnie nationale pétrolière, qui était en cessation de paiements dès novembre 2017. Je ne pense pas que l'effondrement actuel de l'économie soit la conséquence directe de la chute du prix du baril de pétrole, qui s'était envolé à l'époque d'Hugo Chavez, car le pays a su gérer de telles difficultés.
Au moment de l'arrivée au pouvoir d'Hugo Chavez en 1999, le Venezuela produisait 3,5 millions de barils par jour. Aujourd'hui, la production s'élève à 1 million de barils, voire à 900 000 ou 800 000 du fait de la commercialisation illégale par les militaires. La chute a porté sur 120 000 barils par jour en 2016, et il est toujours aussi difficile de comprendre pourquoi les Vénézuéliens ont détruit leur propre manne financière. Au-delà d'une simple corruption, on constate un véritable détournement de 450 milliards de dollars, placés ensuite dans des fonds financiers à l'étranger. Cela explique l'acharnement de certains à rester au pouvoir, car les risques encourus à l'échelon international pour de tels faits sont très élevés.
L'effondrement actuel de l'économie non pétrolière du Venezuela est dû aux expropriations et à l'étatisation de la production de pétrole, l'État devenant une énorme entreprise importatrice, pour les biens et services, et exportatrice, pour le pétrole. Entre-temps, un système de contrôle des changes a été mis en place, permettant de bénéficier de devises à un taux préférentiel. L'écart entre ce taux et ceux du marché noir interne a surpris les marchés internationaux, laissant une possibilité d'enrichissement effrayante au profit de tous les gestionnaires de devises.
Ces phénomènes dépassent largement une simple distorsion de l'économie rentière, puisqu'ils ont abouti à une hyperinflation, à l'inondation des marchés par les réserves de la Banque centrale, à l'anéantissement des moyens de paiements, à la confiscation de l'épargne et à la pénurie d'argent liquide, comme en temps de guerre.
Je reviendrai brièvement sur le système politique actuel.
En 2015, l'opposition a remporté la majorité des sièges à l'Assemblée nationale. Celle-ci est composée d'une coalition contrainte de rester unie contre le gouvernement de Nicolas Maduro, qui a déployé toute une série de mécanismes juridiques pour l'invalider. Dépourvue de ses compétences législatives, cette assemblée est devenue une coquille vide. En outre, une soixantaine de députés affiliés au Gouvernement ont été déchus de leur poste. N'oublions pas qu'il existe plus de 300 prisonniers politiques au Venezuela.
C'est dans ce contexte qu'est apparu Juan Guaido, figure du parti Voluntad Popular, l'un des deux principaux partis d'opposition avec Primero Justicia, dont le leader, Leopoldo Lopez, est assigné à résidence. Quant à Freddy Guevara, il a trouvé asile à l'ambassade du Chili à Caracas depuis 2017. Juan Guaido a donc assumé la présidence de l'Assemblée nationale, mais le pouvoir législatif est désormais dévolu à l'Assemblée nationale constituante.
Que va-t-il se passer avec la politisation des forces armées ? À mes yeux, il faut commencer par démilitariser l'ensemble du régime politique vénézuélien.
M. Joël Guerriau. - Je remercie les deux intervenants de leurs exposés passionnants. La politique de la France est axée sur le dialogue, que vous prônez, monsieur le directeur. Mais le dialogue avec qui ? Si l'on refuse de reconnaître le Président Maduro, qui exerce pourtant le pouvoir, quel est alors notre interlocuteur pour les négociations ? Juan Guaido, dites-vous, car il est président de l'Assemblée nationale. Mais Mme Vasquez vient de nous expliquer que cette assemblée n'a aucun pouvoir. En outre, la position de Juan Guaido est si fragile, qu'il pourrait très bien disparaître du jour au lendemain... Par ailleurs, la France refuse l'intervention des forces armées. La situation est inextricable. N'aurait-on pas dû attendre de nouvelles élections pour choisir notre interlocuteur en vue des prochaines négociations ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Vous avez tous deux fait référence à l'attitude des États-Unis. Dans la mesure où M. Trump souhaiterait sans doute afficher une victoire diplomatique, les choses risquent-elles de s'accélérer ? Selon certains observatoires, les Américains pourraient ne pas intervenir eux-mêmes, mais par l'intermédiaire de l'excellente armée colombienne.
Mme Gisèle Jourda. - Je vous remercie de la clarté de vos exposés. Le Venezuela envisage-t-il de diversifier sa production au profit du gaz ? Je souhaiterais connaître le plan de la Patria 2019-2025, car l'aspect diplomatique de cette question est important. Monsieur le directeur, vous qui avez exercé à Cuba, j'aimerais avoir votre regard sur la diplomatie pétrolière entre le Venezuela et Cuba.
M. Pascal Allizard. - La Chine, la Russie et l'Iran s'opposent à une intervention au Venezuela. Or au mois de mai dernier, un contrat pétrolier a été signé, qui a été libellé en yuan. On parle aussi d'une présence russe significative au Venezuela. Quid d'une intervention des États-Unis, directe ou indirecte, sachant que le grand voisin a interdit le passage des troupes américaines pour descendre sur le Venezuela ? Quel est le risque de succès ou, a contrario, d'enlisement d'une telle opération ? Dans ce cas, quel serait le soutien des autres pays d'Amérique latine ?
M. Gilbert-Luc Devinaz. - Merci de votre éclairage. Vous avez rappelé le nombre considérable de migrants vénézuéliens. Ces migrations massives peuvent-elles déstabiliser la région, au premier chef la Colombie, lieu de prédilection des réfugiés, qui s'installent dans des endroits où se trouvent des organisations terroristes. Par ailleurs, j'aimerais connaître votre impression sur le jeu de la Chine, qui semble résolue à retarder la chute du régime. Quel est son objectif réel ?
M. Hugues Saury. - Les Vénézuéliens sont catholiques à 80 % et très pratiquants. En juillet 2017, au moment de l'élection de l'Assemblée constituante, l'Église catholique, par la voix de Monseigneur Diego Padron, président de la conférence épiscopale vénézuélienne, avait qualifié le pouvoir exercé par Nicolas Maduro de dictature, et autorisé l'utilisation des lieux de culte par l'opposition. Quelle est la position de l'Église dans les événements actuels au Venezuela ?
M. René Danesi. - Selon le rapport annuel de la British Petroleum, les États-Unis sont devenus le premier producteur mondial de gaz dès 2011, et de pétrole en 2014. S'ils n'exploitent pas à plein régime ces ressources depuis plusieurs années, c'est au vu de leurs coûts de revient, n'hésitant pas à se fournir à l'extérieur. Curieusement, le Venezuela est donc devenu le quatrième fournisseur des États-Unis pour le pétrole. Cela rend inéluctable l'intervention américaine, directe ou indirecte, dans les affaires vénézuéliennes. Quel est le risque pour les intérêts français, notamment ceux du groupe Total ?
Mme Christine Prunaud. - J'avais personnellement placé beaucoup d'espoir dans Hugo Chavez... La remise en cause du système repose sur plusieurs facteurs, mais tout État comportant une grande proportion de militaires sera toujours autoritaire. On ne peut que déplorer la grave crise humanitaire et migratoire, mais j'espère que les négociations avec Nicolas Maduro - peut-être sous l'égide de l'ONU - pourront y mettre fin, même si le personnage ne fait pas l'unanimité.
La prise de position de la France à l'égard du Président par intérim m'a semblé trop rapide. Et si l'embargo sur les armes n'est pas une mauvaise chose en soi, nous aurions souhaité que les sanctions financières puissent s'appliquer à d'autres États.
Je ne voudrais pas faire d'ingérence concernant l'intervention à charge de Mme Vasquez, qui est Vénézuélienne. En revanche, je souhaiterais des précisions sur les objectifs politiques du Président par intérim, dès lors que l'intervention des États-Unis vise à lui apporter leur soutien, car il faudrait éviter les dommages collatéraux.
M. Jacques Le Nay. - Monsieur le directeur, vous avez clairement affirmé que la France et l'Union européenne envisageaient une solution diplomatique et pacifique. L'urgence était l'aide humanitaire, mais celle-ci est bloquée à la frontière colombienne. Les populations risquent de se retrouver rapidement dans une situation préoccupante. Dispose-t-on d'autres moyens pour faire parvenir cette aide ? L'intervention américaine, directe ou indirecte, est-elle inéluctable ?
M. Ladislas Poniatowski. - Je ne fais pas partie des admirateurs de Hugo Chavez, mais je me demande ce que nous allons faire au Venezuela ? Je sais bien que notre Nation doit se battre pour la paix, mais au lieu de chercher à résoudre des problèmes à l'autre bout du monde, ne serait-il pas plus judicieux de commencer par balayer devant notre porte ? J'espère que M. Le Drian nous éclairera sur cette question cet après-midi.
Mme Paula Vasquez. - Juan Guaido est rentré hier au Venezuela, et tout le monde pensait qu'il serait arrêté : c'est un signe de faiblesse important concernant sa légitimité institutionnelle interne et externe. Il peut néanmoins compter sur le soutien de la population s'il souhaite inscrire dans son agenda politique l'organisation de nouvelles élections.
M. Frédéric Doré. - Une des questions portait sur la reconnaissance de Juan Guaido : n'a-t-elle pas été trop rapide ? Cette reconnaissance a suivi un processus par étapes.
Nous avons d'abord considéré que l'élection présidentielle du 20 mai 2018 n'avait pas respecté les standards démocratiques. De ce fait, le mandat présidentiel de Nicolas Maduro n'était pour nous pas légitime. Ensuite, avant de reconnaître Juan Guaido comme Président en charge pour mettre en oeuvre un processus électoral, nous avions donné huit jours à Nicolas Maduro pour convoquer de nouvelles élections. Or ce dernier n'a pas donné suite à nos sollicitations.
Autre constat, l'Assemblée nationale, qui est pour nous la seule institution légitimement élue au Venezuela, a proclamé Juan Guaido Président par intérim. Tous ces constats ont conduit la France à le reconnaître à son tour comme Président par intérim en charge d'organiser des élections démocratiques. Nous attendons donc une élection présidentielle démocratique, et Juan Guaido nous paraît être la personne la plus légitime pour y parvenir.
Concernant le dialogue, le groupe de contact international qui a été initié par l'Union européenne présente l'atout d'être en mesure de parler à la fois avec les membres du régime et avec l'opposition pour faire avancer le processus électoral et l'aide humanitaire. En outre, ce groupe comprend un pays allié du régime, un pays membre du groupe de Lima, et d'autres plus neutres comme l'Uruguay, ce qui est le gage d'une prise en compte de la complexité de la situation.
À ce stade, le groupe de contact n'a pas pour objectif d'opérer une médiation. Il souhaite examiner les moyens de favoriser une solution politique avec les États de la région et les acteurs vénézuéliens.
J'en viens à une éventuelle intervention américaine.
Dès l'été 2017, le Président Trump a agité la menace d'une intervention militaire en disant que toutes les options étaient sur la table. La stratégie américaine est celle de la pression maximale, mais le 25 février, le groupe de Lima a formellement exclu le recours à la force.
La diplomatie pétrolière entre le Venezuela et Cuba est un élément essentiel de la relation entre ces deux États, puisque le Venezuela continue à fournir du pétrole à Cuba, ainsi qu'à beaucoup d'États de la région dans le cadre du programme PetroCaribe. Cuba a, pour sa part, envoyé au Venezuela des médecins depuis la période chaviste, d'où la grande proximité politique entre les deux pays.
La Chine est un soutien du régime et ses intérêts économiques au Venezuela sont très importants, mais il est difficile de prédire son positionnement à terme en fonction des évolutions de la crise. La France entretient un dialogue avec tous les pays de la région, qui sont les principaux concernés, mais également avec les États-Unis, la Russie et la Chine. Le poids de l'Église catholique est effectivement important au Venezuela - je m'exprime sous le contrôle de Mme Vasquez -, mais ses échecs dans la négociation doivent être pris en compte pour apprécier la position de l'Église.
L'Union européenne, associée au groupe de contact, tente d'être plus présente au Venezuela sur le plan humanitaire. Elle doit travailler avec l'ONU et a noué des contacts à cette fin. Nous ne souhaitons pas politiser l'aide humanitaire, qui doit répondre aux principes du droit humanitaire international, et ce dans un souci d'efficacité des ONG sur place.
Les intérêts français sont plus forts dans d'autres régions du monde, mais cela ne nous empêche pas d'agir au Venezuela. Au-delà des réactions qu'appelle la remise en cause des droits de l'homme et des libertés au Venezuela, il faut considérer la forte présence politique et économique française en Amérique latine, notamment au Brésil et au Mexique et la proximité de la Guyane Et le dossier du Venezuela est central pour les autres pays de la région et pour l'ensemble du continent américain. La France, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, doit y accorder une attention particulière.
Mme Paula Vasquez. - Le Venezuela, centenaire dans la production de pétrole, est un pays fondateur de l'OPEP. En 1976, il a nationalisé son industrie pétrolière. Dans les années quatre-vingt-dix, l'exploitation des huiles extra-lourdes du bassin de l'Orénoque a ensuite été ouverte à des capitaux étrangers, et PDVSA a dû s'associer à Total, Exxon, Conoco, etc. Les relations entre le Venezuela et les États-Unis se sont consolidées autour de cet enjeu, car une bonne partie des raffineries du pétrole extra-lourd vénézuélien se trouve aux États-Unis. Hugo Chavez a ensuite modifié ce système en accordant à la Chine et à la Russie des concessions pour le pétrole extra-lourd, moyennant une exportation fixe. La Chine a déjà réglé sa dette, et les fonds chinois, parallèles au budget de l'État vénézuélien, n'existent plus.
Les premières sanctions ont concerné les hommes de paille d'entreprises fantômes vénézuéliennes et les acteurs impliqués dans les relations entre le Venezuela et les États-Unis.
S'agissant de la situation à Cuba, lorsque les accords de PetroCaribe ont été signés par Hugo Chavez, le Venezuela fournissait 200 000 barils de pétrole par jour à Cuba, que l'État cubain revendait ensuite. Ce nombre est passé à 50 000 aujourd'hui. Par conséquent, Cuba, Haïti et le Nicaragua, comme le Venezuela, vont mal. Les Russes doivent aussi s'interroger sur leur intérêt à garder Maduro comme associé. Il y a trois jours, PDVSA a décidé de transférer des comptes en Russie pour contourner les sanctions financières américaines. Il s'agit d'une péripétie de la bataille financière mondiale autour du pétrole.
J'ai le sentiment que des solutions acceptables pourront se dégager sans intervention militaire, à condition de reconstruire l'autonomie de production et le système national de santé.
M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le directeur, madame Vasquez, de ces éléments éclairants sur les événements au Venezuela, qui risquent d'avoir des répercussions dans toute cette région du monde. Une mission à laquelle participeront un certain nombre de nos collègues se rendra bientôt en Colombie, afin de marquer notre soutien à ce pays, après la visite du ministre des affaires étrangères l'an passé. Nous aurons certainement à réexaminer la situation du Venezuela prochainement.
Questions diverses - Mission Jordanie
M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, à la suite du désistement de Gilbert Bouchet, c'est notre collègue René Danesi qui se rendra en Jordanie pour la mission de la commission début avril.
Il n'y a pas d'opposition ?...
Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 12 h 20.
- Présidence conjointe de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et de M. Bruno Retailleau, président du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les Chrétiens, les minorités au Moyen-Orient et les Kurdes -
La réunion est ouverte à 17 h 35.
Situation des Chrétiens d'Orient et des minorités au Moyen-Orient - Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères
M. Bruno Retailleau, président. - Merci au ministre de l'Europe et des affaires étrangères d'avoir réservé ce temps pour nous entretenir de la situation actuelle des chrétiens et des minorités au Moyen-Orient. Ce n'est pas la première fois qu'il répond à une invitation conjointe entre notre groupe et la commission des affaires étrangères : sa venue et son soutien à cette cause témoignent de la responsabilité historique de la France, responsabilité qui a traversé tous les régimes et a été réaffirmée par tous les gouvernements de la Ve République.
Elle emporte une double exigence : à l'égard de ces pays, comme l'Irak, touchés ces dernières années par de grandes fractures, par la crise entre les chiites et les sunnites, par les luttes d'influence entre l'Iran et l'Arabie Saoudite ; et à l'égard de la France, car ce qui se passe là-bas a des répercussions sanglantes ici.
Nous sommes à un moment charnière : vous étiez en Irak, monsieur le ministre, il y a quelques mois ; notre pays a reçu ces jours derniers la visite du nouveau président irakien - d'origine kurde ; et le Président de la République se rendra en Irak prochainement. Surtout, ces dernières heures s'est jouée la fin territoriale de l'État islamique - ce qui n'éradique pas totalement Daech, ni sa capacité de projection terroriste, ni son idéologie.
Dans cet après-défaite, où en est la sécurité de l'Irak ? Question importante car elle conditionne le retour des personnes déplacées, appartenant aux minorités maltraitées, en particulier à la plus maltraitée, au point que l'on peut parler à son sujet de crime contre l'humanité ou de génocide : les yézidis. À l'initiative de Mme Deromedi, nous avons entendu le témoignage de Ramia Daoud Ilias, 17 ans, prisonnière de Daech depuis l'âge de 12 ans, esclave sexuelle comme 3 000 femmes ou filles yézidies encore détenues dans des conditions abominables. L'Allemagne s'est positionnée sur des programmes de reconstruction psychologique pour les femmes traumatisées. La France peut-elle se positionner également ?
La reconstruction doit d'abord être politique : pour éradiquer Daech, il faut éradiquer les causes qui ont favorisé son essor. Cela passe par un gouvernement inclusif. Monsieur le ministre, vous avez eu l'occasion d'en discuter avec le nouveau gouvernement d'Haïder al-Abadi, qui présente des garanties à cet égard. Il a par exemple décidé que le 24 décembre serait un jour férié, ce qui est un signe encourageant - il y en a eu d'autres. La reconstruction politique est engagée.
Pour la reconstruction matérielle, l'Europe, la France doivent être au premier rang. Notre pays a promis 4 milliards d'euros sur quatre ans. Cette aide sera-t-elle efficace ? Il faut absolument éviter qu'elle aille alimenter des réseaux de corruption. Du reste, le nouveau gouvernement a été désigné au terme d'une campagne largement axée sur cette question ; et le résultat des élections législatives a été une surprise, le peuple irakien a choisi une coalition se réclamant de la lutte anti-corruption.
Il y a enfin la justice : je vous renvoie à notre résolution européenne qui lie reconstruction durable et réconciliation. Des sociétés qui ont connu le pire, qui ont été fracturées, peuvent-elles trouver la concorde civile sans processus de justice transitionnelle ? Les Irakiens sont souverains, et la justice ne saurait leur être imposée d'ailleurs. Mais une chose est sûre : la justice doit passer avant que les preuves et les bourreaux disparaissent. L'Afrique du sud, le Cambodge offrent de grands exemples.
Quant à l'Égypte, quelle est votre analyse de la situation des coptes ? Ils ont été victimes de plusieurs attentats ces derniers temps. Nous avons soutenu l'initiative de M. Fabius et la conférence de Paris. Une réunion internationale dans ce cadre se tiendra à nouveau à Paris en septembre prochain, nous y serons présents.
M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le ministre, de vous être rendu disponible pour nous parler d'un sujet qui suscite un immense intérêt de la part des sénateurs de toutes sensibilités. Le Sénat a fait de cette cause l'une de ses priorités, sous l'autorité énergique du président Retailleau, et notre assemblée reste mobilisée. Récemment, nous avons entendu, épouvantés, le récit d'une jeune fille yézidie martyre. Nous ne pouvons demeurer de purs auditeurs, nous voulons savoir comment le Parlement peut agir concrètement, à vos côtés. Je vous ai accompagné en Irak, où nous avons rencontré les autorités ; vous avez voulu également vous rendre à Erbil, chez les Kurdes ; et rencontrer les chiites à Nadjaf, car eux aussi se sont battus. Il y a dans ce pays des éléments d'espoir, confirmés lors de la visite du président irakien.
La situation évolue de jour en jour. Daech vit ses derniers jours, à notre satisfaction, mais nous n'en avons pas pour autant fini avec lui, car un grand nombre de ses membres se sont dispersés dans la nature. Quelle est la situation au Kurdistan et parmi les Kurdes ? On a constaté des désaccords entre Kurdes syriens et irakiens... Le désengagement américain causera aussi des difficultés. Comment les parlementaires peuvent-ils apporter leur contribution, pour éviter qu'une fausse solution (telle que l'émigration) émerge, et pour faire en sorte que les personnes déplacées recouvrent leur terre et leurs valeurs, dans cette région où différentes religions cohabitaient dans le passé ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. -Cette audition conjointe reflète bien l'importance de la cause qui nous réunit aujourd'hui, au-delà de toute considération partisane. La question des chrétiens d'Orient et des minorités n'est pas une niche diplomatique ni le reliquat d'un passé révolu ; à travers le sort de ces populations auxquelles nous a liés l'histoire, c'est une certaine idée du Moyen-Orient et du rôle de la France dans cette partie du monde qui se joue.
Le groupe de liaison et de solidarité du Sénat, depuis sa constitution en 2015, a mené un travail remarquable de recherche et de sensibilisation. Il a auditionné de nombreuses personnalités religieuses et profanes, il s'est rendu sur le terrain en Irak et au Liban. Il a suscité une émulation à l'Assemblée nationale, où s'est constitué un groupe identique.
Tandis que nous parlons, Daech, dans l'Est de la Syrie, est en train d'être vaincu sous la forme territoriale qui a fait sa spécificité au sein de la mouvance djihadiste. La menace n'a pas disparu pour autant, ni pour notre pays, ni pour les populations du Moyen-Orient, en particulier les minorités. La diplomatie française, qui a pris sur ce sujet des initiatives importantes au cours des dernières années, continuera d'être présente à leurs côtés. Car si la situation des minorités religieuses est une préoccupation ancienne de notre politique étrangère, les crises et l'après-Daech au Moyen-Orient confèrent une acuité et une urgence nouvelles à notre soutien.
La relation privilégiée de la France avec les chrétiens d'Orient est historique ; notre diplomatie s'inscrit dans un temps long, et le passé nous oblige. Cette relation remonte aux Capitulations, conclues en 1536 entre le roi François Ier et le sultan ottoman Soliman le Magnifique. Dans le cadre de l'alliance franco-ottomane, la France se voyait reconnaître le droit et la responsabilité de protection des chrétiens de l'Empire ottoman. C'est dans ce cadre que la France est devenue un acteur majeur au Proche-Orient et que les congrégations françaises ont été nombreuses au XlXe siècle à ouvrir des institutions sociales ou éducatives au service des chrétiens d'Orient, mais aussi des juifs et des musulmans de l'Empire.
Le succès de la remarquable exposition sur les chrétiens d'Orient qui a attiré quelques 150.000 visiteurs à l'Institut du monde arabe il y a un an illustre cette sensibilité française. Et le fait que cette exposition ait été inaugurée par le Président de la République en personne, au côté du Président de la République libanaise, rappelle que ce passé continue d'inspirer et d'animer notre sensibilité collective et notre politique étrangère.
Cet héritage d'une relation privilégié avec les chrétiens d'Orient reste fondamental mais n'a jamais été exclusif. Il s'est enrichi, au fil du temps, d'autres liens, d'autres affinités, d'autres fraternités. Je pense en particulier aux communautés juives du Moyen-Orient, arrimées à l'espace francophone par le réseau d'enseignement de l'Alliance israélite universelle fondée en 1860 à Paris par Adolphe Crémieux. Le départ ou le délitement de ces communautés, dans les circonstances que l'on sait, a irrémédiablement appauvri le monde arabe. Mais celles et ceux qui sont partis ont emporté sur les chemins de l'exil le bagage de notre langue et de notre culture. Ce fut pour beaucoup une consolation. Cela reste pour nous une fierté.
Une amitié particulière qui nous lie au peuple kurde, renforcée par la fraternité d'armes contre Daech. En ce moment même, les combattants et les combattantes des Forces démocratiques syriennes achèvent, avec notre soutien, la reconquête des derniers bastions de Daech - les combats ne sont pas tout à fait terminés. Les Français savent ce que nous devons à leur courage et à leurs sacrifices. C'est cette amitié qui a guidé les efforts du Président de la République pour accompagner une reprise du dialogue entre Bagdad et Erbil, après la crise ouverte par le référendum kurde de septembre 2017. C'est cette fidélité que j'ai réaffirmée aux autorités du gouvernement régional kurde, aux côtés du président Cambon et de la présidente de Sarnez, à Erbil, il y a un mois et demi. C'est cette reconnaissance qui continue de nous inspirer dans la période d'incertitude ouverte l'annonce par le président Trump du retrait américain de Syrie.
Dans le cours de cette longue histoire, l'émergence de Daech a constitué un tournant, une rupture. L'organisation terroriste a particulièrement ciblé dans ses exactions les minorités religieuses d'Irak et de Syrie - chrétiens de toutes confessions, yézidis, chabaks, kakaïs, mazdéens. Leur destruction fait partie intégrante de son projet totalitaire. L'exode provoqué par ce choc aboutit à ce résultat que l'on aurait pu croire impossible il y a dix ou quinze ans : l'épuisement de communautés millénaires au foyer même de leur histoire.
Chacun songe au calvaire de milliers de femmes yézidies, vendues sur des marchés d'esclaves, livrées à la tyrannie des djihadistes. Le prix Nobel de la paix a honoré l'une de ces survivantes, Nadia Mourad, dont le témoignage a ému le monde entier. Son courage et sa dignité forcent l'admiration. Son sort a été partagé par de nombreuses autres femmes, chrétiennes, yézidies. Certaines sont mortes ou disparues. Les autres essaient, difficilement, de se reconstruire. Des familles s'efforcent, au prix d'efforts inimaginables, de retrouver et de racheter - puisque c'est ce dont il s'agit - des parentes qui demeurent en esclavage. À l'heure où l'on débat, parfois avec une compréhension qui m'étonne, du sort des femmes françaises parties rejoindre Daech au Levant, j'aimerais que l'on se souvienne de ces survivantes-là...
Daech, dans son entreprise de table rase culturelle, n'a pas ciblé seulement les hauts lieux du patrimoine préislamique - Nimrod, Palmyre, Hata, pour ne citer que les plus emblématiques. Le patrimoine chrétien, souvent très ancien dans cette région qui est le berceau du christianisme, a également été visé : monastère Saint-Elie de Mossoul, le plus ancien d'Irak, démantelé à coups de bulldozer en 2014, monastère de Saint Benham, près de Qaraqoch, dans la plaine de Ninive, dynamité en 2015, et tant de lieux de culte, illustres ou modestes, détruits ou profanés.
La rage iconoclaste de Daech ne s'est pas cantonnée aux minorités. Les tombes des prophètes Jonas et Daniel, communs aux trois monothéismes, des mosquées anciennes, des sanctuaires soufis, des sépultures islamiques ont également été saccagés. Mais, dans le cas des chrétiens ou des yézidis, ce sont les communautés elles-mêmes que l'on a cherché à effacer, avec leur patrimoine. Et c'est donc un crime contre l'humanité qui a été commis à leur encontre.
De fait, c'est toute une trame humaine, tissée au cours des siècles, qui se trouve aujourd'hui déchirée, effilée, rapiécée, comme la plaine de Ninive, au Nord-Est de Mossoul, naguère exemplaire de la diversité irakienne. Berceau de la communauté assyrienne d'Irak, dont Qaraqosh est, dit-on, la « petite Jérusalem », elle abrite également des populations yézidies et chabaks, ainsi que des Arabes et des Kurdes musulmans. Avec l'offensive de Daech au printemps 2014, les minorités ont fui vers le Nord et les camps de déplacés du Kurdistan d'Irak. Soit dit en passant, le gouvernement régional kurde a fait preuve, en matière d'accueil des populations déplacées, d'une générosité sans commune mesure dans la région.
Ceux qui n'ont pas pu fuir ont subi les exactions, les massacres et les déportations. Dès lors, se pose la question de leur retour. Aujourd'hui, Daech est en passe d'être vaincue sous la forme territoriale. La menace n'a pas disparu. L'organisation, dispersée, bascule dans la clandestinité et renoue avec une forme de terrorisme asymétrique. On le voit en Irak. On le voit aussi en Syrie, dans les zones libérées par les Forces démocratiques syriennes comme dans celles tenues par le régime de Bachar.
Or les minorités et leurs lieux de culte représentent des cibles privilégiées. On se souvient des attaques contre les coptes, dans une église d'Alexandrie, le dimanche des Rameaux en 2017, dans une église de la banlieue du Caire, le 29 décembre 2017, contre un bus de pèlerins, dans la province de Minya, le 2 novembre 2018. Et je n'oublie pas les 21 chrétiens coptes enlevés et exécutés par Daech en 2015 à Syrte, en Libye.
C'est en témoignage de notre solidarité et de notre soutien que le Président de la République s'est recueilli, lors de sa visite d'État en Égypte, dans l'église de la Boutrossia du Caire, où un attentat islamiste avait fait, en décembre 2016, 27 morts et 50 blessés, pour la plupart des femmes et des enfants.
C'est aussi dans ce contexte que s'inscrit notre coopération de sécurité avec l'Égypte, que j'ai contribué à structurer comme ministre de la défense et comme ministre des affaires étrangères. Il s'agit pour nous du choix d'un partenariat stratégique avec le pays arabe le plus peuplé, tout à la fois siège de la prestigieuse université islamique d'Al-Azhar et patrie de la plus importante communauté chrétienne du Moyen-Orient. Je rappelle la présence au Caire du Pape copte Theodore II.
Ces chrétiens égyptiens bénéficient de la liberté de culte et de la protection de l'État. Ce n'a pas toujours été le cas en Égypte et ce n'est pas toujours le cas ailleurs dans le monde musulman. C'est un point qu'il faut rappeler, comme il faut rappeler nos attentes à l'égard de l'Égypte en matière de droits de l'homme.
C'est aussi une des dimensions de notre soutien sécuritaire et économique à la Jordanie, où je me suis rendu avec le président Cambon. Les chrétiens s'y voient reconnaître par la Constitution l'égalité devant la loi et la liberté de culte. Ils sont solidement représentés dans la vie politique, culturelle et économique, et revendiquent leur arabité, souvent même leur appartenance tribale. J'ajoute que la Jordanie a accueilli au cours des dernières années près de 45 000 réfugiés chrétiens d'Irak et de Syrie.
Depuis 2014 et l'invasion de la plaine de Ninive par Daech, la France compte parmi les pays qui se sont le plus mobilisés en faveur des victimes de ces exactions. Ce soutien se poursuivra dans la phase délicate qu'ouvre la victoire territoriale contre Daech.
Cette mobilisation s'est opérée sans discrimination, au profit de toutes les minorités menacées, y compris les chiites en pays sunnite et les sunnites en pays chiite. Car il y a aussi au Moyen-Orient des musulmans persécutés ou discriminés, notamment quand l'État se réclame d'une lecture de l'islam au détriment de toutes les autres.
Notre politique dans ce domaine se veut inclusive, fidèle à notre histoire et conforme à notre conception universaliste des droits de l'homme, dans une région où cette conception ne fait pas consensus. Comme l'a rappelé le Président de la République lorsqu'il a inauguré, aux côtés du Président Aoun, l'exposition que l'Institut du monde arabe a consacrée aux chrétiens d'Orient : « Partout où des minorités défendent leur foi, la France est à leurs côtés [...] parce que nous croyons au pluralisme ».
Si la France laïque et républicaine se mobilise ainsi, c'est pour trois raisons essentielles. D'abord, par fidélité envers des populations historiquement proches de nous et de notre culture, souvent francophones. Ensuite, en cohérence avec notre approche universaliste des droits de l'homme, qui inclut la liberté de religion ou de conviction, comme la liberté d'en changer ou de ne pas en avoir - dans des sociétés traversées par un revivalisme religieux parfois intransigeant, le combat pour la liberté des chrétiens rejoint celui des convertis, des athées, des laïques ou des indifférents. Enfin, parce que nous sommes convaincus que le pluralisme est indispensable aux équilibres du Moyen-Orient : il ne sera pas possible d'assurer la paix et la stabilité dans cette région s'il se délite ou s'il disparaît. C'est une des dimensions de notre soutien au Liban.
Dans cet esprit, la France s'est employée à mobiliser la communauté internationale sur la question des minorités. Nous avons organisé, le 15 septembre 2015, une conférence internationale à Paris, que nous avons coprésidée avec la Jordanie, sur les victimes de violences ethniques et religieuses au Moyen-Orient. Une soixantaine d'États, dont de nombreux États de la région, étaient présents. Ainsi, la France a internationalisé la question. Cela semble évident a posteriori, mais encore fallait-il qu'un État s'y emploie. Ce fut le nôtre. Il fallait objectiver un sujet souvent passionnel, en formulant l'idée que les personnes menacées et ciblées en tant que telles devaient être protégées spécifiquement en raison de leur vulnérabilité.
De cette réflexion est issu un plan d'action qui fait désormais référence. Il énonce les mesures à prendre dans les domaines humanitaire, politique, patrimonial et judiciaire, pour créer les conditions d'un retour des membres de ces communautés. Il représente un guide particulièrement précieux dans la phase de stabilisation des territoires libérés de Daech que nous avons engagée, en Irak, mais aussi dans le nord-est de la Syrie. Enfin, un suivi garantit la permanence de l'attention internationale. L'Espagne a organisé la conférence de Madrid en 2017 et la Belgique la conférence de Bruxelles en 2018. La France accueillera la prochaine conférence à l'automne 2019, que j'aurais l'honneur de présider. Notre mobilisation s'inscrit dans la durée.
Cette mobilisation suppose aussi des moyens. C'est pourquoi un fonds français de soutien aux victimes des violences ethniques et religieuses au Moyen-Orient a été créé en 2015. Il appuie des projets mis en oeuvre notamment par des ONG françaises et par le programme des Nations unies pour le développement (PNUD) au profit des communautés menacées. Il contribue à démontrer à ces populations la solidarité active de la France. Depuis sa création, ce fonds a engagé près de 23 millions d'euros sur 79 projets concrets, en Irak, en Syrie, au Liban, en Jordanie et en Turquie. Au cours de l'année écoulée, il a permis de financer 17 projets, pour un montant total de plus de 5 millions d'euros : huit projets d'assistance humanitaire pour les populations déplacées dans les secteurs de l'eau, de l'hygiène, de l'assainissement et de la santé, avec un accent sur la santé mentale, ainsi que dans le domaine les activités génératrices de revenus ; neuf projets de stabilisation visant en particulier à accompagner le retour des populations dans leurs régions d'origine, par des actions de déminage et de rétablissement des services de base.
En Irak, notre action a notamment bénéficié à la ville de Qaraqosh, dans la plaine de Ninive, où une majorité de la population qui avait fui la ville en août 2014 est revenue et où la campagne de déminage est désormais achevée. La phase de reconstruction est lancée. En Syrie, elle a plus particulièrement porté sur le déminage dans la vallée de Khabour, qui compte de nombreux villages chrétiens.
Ce soutien sera maintenu en 2019 et 2020. Cette année, une part significative du Fonds sera consacrée à la mise en oeuvre des engagements du Président de la République envers Nadia Mourad : accueil de 100 femmes yézidies victimes de Daech en France, dont un premier groupe est arrivé en décembre 2018 ; construction d'un nouvel hôpital à Sinjar, ouvert à toutes les communautés. Une attention particulière sera également portée aux communautés de la plaine de Ninive : chrétiennes, kakaï et shabak. Enfin, le soutien aux réfugiés irakiens et syriens au Liban et Jordanie se poursuivra.
Nous avons également pris des initiatives en faveur du patrimoine du Moyen-Orient, singulièrement du patrimoine religieux. Dans ce domaine, nous avons agi en concertation étroite avec l'Unesco et sa directrice générale, Audrey Azoulay. Une conférence internationale sur la préservation du patrimoine en péril s'est tenue à d'Abu Dhabi en décembre 2016, sous la co-présidence de la France et des Émirats arabes unis. Elle a débouché sur la création du Fonds Aliph (Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit) présidé par l'Américain Thomas Kaplan et dont l'ancienne sénatrice Bariza Khiari occupe la vice-présidence.
Mme Catherine Morin-Desailly. - La commission de la culture l'a auditionnée ce matin.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Ce fonds fonctionne bien, grâce à ce duo très actif. Il participe au projet de réhabilitation du musée de Mossoul et à la restauration du monastère de Mar Behnam, portée par l'ONG française Fraternité en Irak. La conférence d'Abu Dhabi a également engagé la constitution d'un réseau international de « refuges », destiné à mettre à l'abri des oeuvres menacées par les conflits. Les institutions muséales et patrimoniales françaises jouent tout leur rôle. Je pense, en particulier, au travail scientifique remarquable effectué par la Bibliothèque nationale sur les manuscrits anciens irakiens, notamment les manuscrits chrétiens. Je pense également à l'expertise qu'apporte l'Institut français du Proche-Orient (IFPO), placé sous la double tutelle du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, et du CNRS, dans le cadre d'appels à projets français et internationaux.
Enfin, le Président de la République a confié à M. Charles Personnaz la mission de proposer une stratégie pour la protection du patrimoine des minorités ethniques et religieuses de la région, et pour le soutien au réseau éducatif des minorités chrétiennes au Proche-Orient. Il s'agit de revivifier des établissements, qui ont su au cours des siècles, en accueillant des élèves de toutes confessions, ouvrir cette région à un universel partagé qui, bien souvent, se disait en français. Les propositions de grande qualité rendues par M. Personnaz au Président de la République sont en cours d'expertise.
M. Bruno Retailleau, président. - Nous avons également auditionné M. Personnaz il y a une quinzaine de jours. Ses propositions sont effectivement intéressantes. Nous essaierons de l'aider du mieux possible.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Voilà pour ce qui a été fait dans l'urgence. Nous sommes maintenant inscrits dans l'après-Daech. Le devenir des minorités est un des paramètres de cette action puisque que la stabilisation du Moyen-Orient passe par la recherche de solutions politiques inclusives aux crises.
Cela vaut pour d'abord pour l'Irak, dont le Président, M. Barham Saleh, est venu en visite en France la semaine dernière. La réconciliation nationale irakienne implique de réintégrer la minorité sunnite, marginalisée dans l'histoire récente du pays, de poursuivre le règlement des différends avec le gouvernement régional kurde, de prendre en compte les régions du Sud, qui ont contribué de manière décisive à la mobilisation contre Daech tout en restant à l'écart du développement, mais également de faire une place aux minorités persécutées par Daech. C'est dans cet état d'esprit que je me suis déplacé en Irak avec Christian Cambon. Nous avons longuement échangé à Erbil avec des représentants yézidis, avons rencontré les autorités kurdes, et nous nous sommes rendus à Najaf en signe de notre mobilisation pour une solution politique inclusive en Irak, qui est la seule possible. Cela a été beaucoup apprécié.
M. Christian Cambon, président. - On n'y avait jamais vu de ministre européen !
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Nous voulons être aux côtés de l'Irak dans la paix comme nous l'avons été dans la guerre. Les nouvelles autorités issues des élections du mois de mai dernier peuvent compter sur notre soutien, pourvu qu'elles poursuivent la lutte contre le terrorisme, la reconstruction et la réconciliation nationale - telle est leur intention.
La France doit être totalement au rendez-vous de la reconstruction irakienne dans toutes ses dimensions. Nous avons été acteurs pendant la guerre et nous avons une longue histoire avec l'Irak. J'ai constitué un groupe sous mon autorité, à Paris, qui réunit tous les acteurs potentiels de la reconstruction de l'Irak - industriels, ONG, administration du Quai d'Orsay suivant ces questions - pour donner du souffle, y compris sur la partie culturelle et universitaire. Nous sommes convenus avec le président Saleh de la création d'un groupe miroir à Bagdad. C'est une mission qu'il ne faut pas rater, j'y serai très attentif. Nous engageons des actions de formation sur l'université de Mossoul, mais nous engageons également des actions d'accompagnement de la vie quotidienne. Il existe actuellement une fenêtre en Irak, mais pour combien de temps ? Si le pays ne parvient à se redresser rapidement et à apporter aux populations civiles les services de proximité dont elles ont besoin, le risque est grand : car si Daech est battu territorialement, il n'est pas battu dans son activité souterraine ! Nous devons faire la preuve que la vie quotidienne est meilleure depuis la fin de Daech.
La visite du président Saleh s'est très bien passée et permet des avancées dans ce domaine. Le déplacement du Président de la République en Irak aura lieu au cours de l'année 2019.
Enfin, la lutte contre l'impunité doit être également un horizon de notre action. Je sais que vous y êtes particulièrement attentifs. La France soutient l'équipe internationale d'enquêteurs créée par la résolution du Conseil de sécurité du 21 septembre 2017. Si l'intervention de la justice pénale internationale demeure une perspective lointaine, les autorités irakiennes, fédérales et régionales, se déclarent compétentes pour juger les crimes commis sur leur territoire. Nous continuerons d'appuyer par des projets concrets le recueil des preuves pour permettre à la justice d'avancer effectivement, et d'abord à la justice irakienne. Le traitement de ces affaires par les juridictions nationales irakiennes participe en effet du processus de normalisation et de réconciliation indispensable au règlement des conflits. Il y a là une fonction cathartique qui dépasse les intérêts des seules minorités et bénéficie à l'ensemble de la société.
En Syrie, seule une solution politique faisant une place à l'ensemble des composantes de la société est à même d'assurer une stabilité durable. Cela se pose en termes différents pour les chrétiens, qui sont dispersés, et pour les minorités qui disposent d'une base régionale ou géographique - les Kurdes, les Turkmènes, les Alaouites, les Druzes. Mais dans tous les cas, il faudra offrir à ces communautés des garanties. Dans un premier temps, cela passe par la préservation des populations du nord-est syrien et des forces qui ont mené à nos côtés le combat contre Daech. Tel est notre objectif dans nos échanges avec les États-Unis. C'est un axe des travaux du Small Group, qui réunit la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Arabie saoudite, la Jordanie et l'Égypte. Nous tentons également un dialogue avec le groupe d'Astana, qui réunit l'Iran, la Turquie et la Russie, conformément au souhait de l'ONU. La reconnaissance des minorités sera indispensable si l'on veut parvenir à une solution politique. La sauvegarde des chrétiens de Syrie exige des garanties tangibles, dans le cadre d'une solution politique négociée.
Dans le nord-est syrien, la poche djihadiste de Baghouz n'est pas encore complètement éradiquée. Les combats, menés par les forces kurdes et alliées - mais surtout kurdes -, seront terminés d'ici quelques jours. La partie tenue par les forces démocratiques, avec le soutien de la coalition, comprend Raqqa, d'où sont partis les terroristes qui ont frappé la France. L'annonce du retrait des forces américaines au sol dans cette zone a été une surprise. Nous étudions néanmoins avec les États-Unis et avec d'autres pays les solutions pour assurer le maintien de la sécurité dans ce secteur. C'est bien le moins que l'on puisse faire à l'égard des forces démocratiques syriennes !
En Syrie, la solution ne peut être que d'ordre politique. Pour ce faire, nous activerons trois leviers : le levier territorial, celui de la reconstruction et celui de notre présence au Conseil de sécurité de l'ONU. À défaut, la solution sera militaire. C'est peut-être ce que pense Bachar el-Assad, qui joue la patience et le temps...
La situation d'Idlib, à l'ouest d'Alep, demeure un sujet de préoccupation. Cette zone compte environ 3 millions d'habitants, dont la moitié sont des déplacés, et 30 000 combattants de toutes obédiences. En ce moment, la zone est dominée par des éléments qaïdistes. La reconversion est donc en cours dans les groupes terroristes. Certains des éléments les plus proches de Daech ont prêté allégeance à d'autres obédiences. Les Turcs qui avaient la responsabilité, dans le cadre de l'accord de Sotchi, de mettre de l'ordre dans tout cela n'y sont pas parvenus.
Au-delà des crises, se pose la question de la pérennité de la présence des minorités au Moyen-Orient. Des communautés encore actives, qui ont échappé à l'épreuve du temps comme à l'emprise de Daech, pourraient connaître dans un avenir proche l'érosion et l'exil qui ont petit à petit relégué les Grecs d'Istanbul ou les Juifs d'Alexandrie dans les souvenirs nostalgiques d'un Orient révolu.
La situation des chrétiens d'Orient s'est considérablement dégradée durant le XXe siècle, et le cours des dernières années a accéléré le phénomène. Leur nombre absolu reste stable : environ 12 millions au total en Égypte, en Palestine, en Israël, au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Turquie, en Irak et en Iran. Mais leur part relative, dans des populations en expansion rapide, s'est réduite sous l'effet des massacres, des conflits, du terrorisme, mais aussi de l'émigration économique.
En Syrie et en Irak, les minorités ont été instrumentalisées par des régimes autoritaires cherchant à se faire passer pour « laïcs » afin de justifier leur domination minoritaire - ici alaouite, là sunnite. En Égypte, qui abrite la plus grande communauté de chrétiens d'Orient avec 6 à 8 millions de coptes, la multiplication des attentats dont ils sont victimes rappelle qu'ils demeurent exposés, malgré les efforts déployés par les autorités pour assurer leur protection. Au Liban, l'absence de recensement depuis 1932 n'enlève rien à la sensibilité des évolutions démographiques.
Ces évolutions démographiques renforcent le sentiment minoritaire à travers la région et attisent les angoisses de nombreuses communautés, qui doutent d'avoir encore un avenir chez elles. L'emprise croissante d'un islam de rupture, politique ou sociétal, contribue à accuser ce sentiment. Il faut travailler à sécuriser et à rassurer, là où cela est possible. Quand le départ apparaît inévitable, il faut aussi savoir accueillir ceux qui n'ont d'autre choix que l'exil. La France s'est honorée à le faire quand elle a donné refuge, il y a maintenant plus d'un siècle, aux survivants du génocide arménien, que nous commémorerons le 24 avril. Elle maintient aujourd'hui cette tradition. L'accueil de cent femmes yézidies et de leurs enfants en est l'illustration.
Un protocole a été signé le 14 mars 2017 entre, d'une part, les ministères des affaires étrangères et de l'intérieur et, d'autre part, la Communauté de Sant'Egidio, la Conférence des évêques de France, le Secours catholique, la Fédération protestante de France et la Fondation de l'entraide protestante pour la mise en place de corridors humanitaires. Il a permis l'acheminement sûr de réfugiés syriens du Liban vers la France et l'accueil dans notre pays de plus de 500 d'entre eux. Pour autant, la logique prioritaire est de faire en sorte que ces communautés puissent vivre là où elles ont leur creuset.
Je dirai un mot de la situation dans le Golfe, où l'islam majoritaire n'a fait que tardivement l'expérience de la diversité, lorsque des minorités importantes, formées de travailleurs migrants, se sont constituées depuis les chocs pétroliers. Ces populations venues d'Asie du Sud, d'Afrique et des Philippines représentent une part croissante, et sans aucun doute une figure majeure de l'avenir des minorités chrétiennes au Moyen-Orient. C'est d'autant plus remarquable qu'elles sont porteuses de traditions religieuses extérieures à la région : le protestantisme évangélique, le catholicisme romain, ou l'hindouisme. La visite historique du Pape François à Abou Dabi a permis la conclusion d'un document important sur la fraternité humaine avec le Grand imam d'Al-Azhar. Mais la messe qu'il a célébrée dans un stade pour plusieurs dizaines de milliers de fidèles a aussi rappelé qu'il y a près de 3,5 millions de chrétiens dans le Golfe, aux trois quarts catholiques.
À cette réalité font écho des ouvertures politiques. Les États du Golfe, conscients du danger que représentent le terrorisme et l'extrémisme pour l'islam, et pour leur propre stabilité, s'essaient au dialogue interreligieux. Le patriarche maronite a été accueilli à Riyad l'année dernière avec les honneurs. Il en a été de même du regretté cardinal Tauran. Ce mouvement, encore timide, nous avons fait le choix de l'accompagner. Il est pour nous indissociable de la lutte contre l'extrémisme et la radicalisation.
Le pluralisme n'est pas qu'une fin en soi. C'est une des conditions de la stabilité, à terme, du Moyen-Orient. C'est la raison pour laquelle nous sommes attachés à la singularité de Jérusalem, dont la vocation multiséculaire est d'accueillir et de refléter la diversité spirituelle, religieuse et historique de cette région. La France y a la propriété et la responsabilité de plusieurs sites religieux importants, regroupés au sein du Domaine national de Jérusalem. Un site juif : le Tombeau des Rois, et trois sites chrétiens : l'église Sainte-Anne, l'Eleona et le couvent d'Abou Ghosh. Je suis fier de vous confirmer que le Tombeau des Rois rouvrira dans quelques semaines, après d'importants travaux de restauration et de sécurité. Ce site que les frères Pereire ont légué à la France est un beau symbole des liens qui unissent la France au judaïsme et de notre attachement à Jérusalem, qui doit pour nous devenir la capitale de deux États vivant côte à côte dans la paix et la sécurité.
C'est aussi la raison pour laquelle au Liban, où il n'y a que des minorités, le modèle tumultueux de coexistence qui s'est installé depuis les accords de Taëf doit être préservé des crises de la région et des ingérences étrangères. C'est le sens des initiatives que nous avons prises fin 2017 pour favoriser un dénouement de la crise institutionnelle. C'est aussi le sens de la Conférence Cedre, qui s'est tenue le 6 avril dernier à Paris. Des engagements importants ont été pris, en accompagnement d'un processus de réformes économiques. Aujourd'hui qu'un gouvernement a été formé, ces réformes doivent être mises en oeuvre, et la souveraineté et l'indépendance du Liban doivent être confortées.
Aux yeux de la France, l'avenir des chrétiens d'Orient et des autres minorités est en Orient, dès lors bien sûr que leur sécurité est assurée : cela veut dire qu'il est aux côtés de leurs compatriotes majoritairement musulmans. Nos efforts visent donc aussi à accompagner l'affirmation d'un islam ouvert et tolérant, compatible avec une conception universaliste des droits de l'homme. C'est le message qu'a porté le Président de la République dans ses entretiens avec le Grand Imam comme avec le Pape des coptes.
L'action en faveur des minorités est liée au combat pour les libertés individuelles, à commencer par celle de croire, de ne pas croire, de pratiquer ou de ne pas pratiquer. Je tiens à saluer l'exception tunisienne, illustrée il y a quelque mois par la liberté donnée aux femmes musulmanes d'épouser un non-musulman sans que celui-ci ait à se convertir.
Je termine en me réjouissant de l'action menée par le Sénat dans cette direction.
M. Richard Yung. - Merci, monsieur le ministre, de cette belle fresque du Moyen-Orient dans lequel nous avons parfois du mal à nous retrouver ! Nous sommes nombreux à ne pas être très fiers de la façon dont l'occident - d'abord les Américains, ensuite les Russes - a instrumentalisé les Kurdes pour qu'ils fassent le « sale » travail. À présent, la Russie se détourne d'eux, notamment dans la zone d'Idlib. Quelles perspectives politiques pouvons-nous proposer aux Kurdes ? Peut-on imaginer un État fédéral ?
M. Emmanuel Capus. - Après la visite d'Emmanuel Macron au Caire, quelles seront les suites de sa rencontre avec Theodore II ? Quelle est la position de la France par rapport aux coptes d'Égypte comme de tous ceux de la région ?
Les chrétiens de Syrie ont en grande partie soutenu le régime de Bachar el-Assad. Vous avez évoqué une instrumentalisation à leur égard. Quelle sera la position de la France ? Ils retrouvent dans une situation complexe. Il convient de faire le parallèle avec l'Égypte où l'État apportait aussi sa protection.
M. Olivier Léonhardt. - Le départ des troupes américaines - ou d'une partie des troupes américaines de Syrie - laisserait les Kurdes dans une situation complexe par rapport à leurs voisins turcs. Quelle est la position de la France ? Avez-vous des informations à nous communiquer sur la manière dont les Américains envisagent aujourd'hui la question ?
Mme Jacky Deromedi. - Nous avons reçu au Sénat Ramia Daoud, auteur du livre Prisonnières. Les cent femmes yézidies accueillies en France sont réparties entre plusieurs endroits. Elles sont un peu perdues et livrées à elles-mêmes... Elles n'ont personne avec qui parler leur langue, ne bénéficient ni de soins psychologiques ou psychiatriques, ni d'une formation professionnelle. C'est très bien de les avoir mises à l'abri, mais ensuite ?
M. Yannick Vaugrenard. - J'espère que les pays qui sont intervenus dans cette région du monde n'auront pas le même comportement avec les Kurdes qu'avec les traducteurs en Afghanistan... Par ailleurs, 3 000 femmes yézidies sont esclaves sexuelles. Quel rôle compte jouer l'Europe, qui s'est construite après les horreurs nazies ? Pensez-vous que l'Europe pourra faire bénéficier l'Irak de sa propre expérience en termes de reconstruction ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Nous avons une dette à l'égard des Kurdes de Syrie, qui ont contribué à la libération d'une partie du territoire syrien - celui d'où sont partis les terroristes qui ont frappé la France. Le Président de la République a reçu les Kurdes dans leur uniforme. C'est dire l'importance qu'il attache à leur action. En ce moment même, ils se battent avec le soutien de notre aviation et de notre artillerie. Nous serons donc vigilants quant à leur devenir et nous n'avons pas l'intention de les lâcher !
Vous avez évoqué une solution politique. Vous n'ignorez pas que l'histoire des Kurdes est différente d'une zone à l'autre. Il y a des Kurdes en Irak, en Iran, en Turquie et en Syrie. Il existe entre eux des liens, mais aussi des oppositions. La question kurde ne pourra être réglée en Syrie que grâce à une solution politique permettant aux Kurdes d'avoir leur propre autonomie à l'intérieur d'une Syrie souveraine. Certes, il est nécessaire de sécuriser la frontière entre la Syrie et la Turquie. Mais dans la future Syrie, les Kurdes doivent avoir toute leur place. Je n'ai donc pas le sentiment que nous soyons dans une logique d'abandon, bien au contraire ! Nous avons d'ailleurs été accueillis par les Kurdes en Irak comme des alliés. La France a notamment beaucoup aidé à une meilleure compréhension entre les autorités fédérales irakiennes et le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK).
Pour l'instant, le processus politique en Syrie est quelque peu encalminé, même si la résolution 2254 du Conseil de sécurité de l'ONU apparaît comme une solution en faveur d'une transition politique démocratique et transparente. J'espère que le nouvel envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies pour la Syrie, M. Geir Pedersen, sera en mesure de faire aboutir ce processus. Il existe néanmoins des jeux de puissance compliqués, avec cinq armées dans un territoire extrêmement restreint !
Quant aux familles yézidies accueillies à la demande de Nadia Murad, elles ont été placées à ma connaissance dans quatre lieux différents pour éviter le communautarisme. Elles ont bénéficié d'une assistance médicale, d'un suivi psychologique et pédopsychiatrique pour les enfants, d'un environnement scolaire et de cours pour l'apprentissage de la langue. Elles sont visitées régulièrement. Seize familles sont arrivées pour l'instant, d'autres seront accueillies ultérieurement. Telles sont les informations dont je dispose, madame Deromedi.
M. Bruno Retailleau, président. - Existe-t-il un effort de la communauté internationale pour rechercher les 3 000 captives dans l'ancienne zone des combats ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Ce travail est en cours. Nous le soutenons et nous y participons. Les interlocuteurs yézidis que j'ai rencontrés avec Christian Cambon nous ont fait part de l'état d'avancement de leurs recherches. C'est néanmoins un peu compliqué, car la zone de Sinjar est à double gouvernance. Le sujet a été abordé avec le président Saleh. Il importe de stabiliser la gouvernance de la zone pour pouvoir construire l'hôpital que nous nous sommes engagés à construire et permettre aux recherches des femmes yézidies d'aboutir. Nous apportons également un soutien financier et psychologique, grâce à des ONG spécialisées.
M. Christian Cambon, président. - Certaines d'entre elles rachètent les captives 10 000 ou 15 000 dollars !
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - J'en viens aux coptes d'Égypte. Ce pays fait preuve d'une grande détermination pour les protéger. Nous nous engageons aussi bien en soutenant les entreprises coptes qu'en engageant les coptes à se porter candidats sur nos programmes de coopération universitaire. À chacune de mes visites en Égypte, je rencontre le Pape Theodore II.
Quant à Bachar el-Assad, en grand tacticien, il a joué sur la peur avec les chrétiens de Syrie. Il n'a pas non plus épargné sa propre ethnie ou sa propre religion puisque depuis le début de la crise près de 100 000 jeunes alaouites ont été tués dans les combats. Il ne fait pas de quartier ! En tout état de cause, la solution inclusive comprend également les chrétiens.
Nous ne participerons pas à la reconstruction tant que le processus politique n'est pas engagé. Nos amis libanais, que j'ai rencontrés à Charm el-Cheikh au cours de la réunion entre l'Union européenne et la Ligue arabe, souhaitent que les réfugiés syriens rentrent chez eux - ils ont raison -, mais ont-ils encore un « chez eux », au vu de la manière dont Bachar el-Assad est en train de réorganiser le droit de propriété ?
Les Russes nous poussent à engager la reconstruction, ils incitent au retour des réfugiés, mais encore faut-il que les conditions d'accueil soient satisfaites, faute de quoi de nouvelles menaces pourraient surgir ! Dans le nord-est syrien, on ne s'en sortira qu'en apportant une aide à la vie quotidienne. Or nous avons beaucoup de retard aussi bien en termes de déminage, d'adduction d'eau, d'alimentation minimum, etc. Il ne faudrait pas que toutes ces insuffisances ne conduisent les populations à penser que c'était mieux du temps de Daech ! Il est donc absolument urgent de renforcer nos efforts dans cette région. L'Union européenne est actrice financièrement sur beaucoup d'opérations en Irak et en Syrie, même si elle n'est pas actrice politiquement.
M. Christian Cambon, président. - Je vous le suggère une nouvelle fois : mobilisez les fonds de l'AFD !
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Il y avait longtemps !
M. Christian Cambon, président. - Je suis tenace !
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - J'ai indiqué que l'AFD allait revenir à Bagdad.
Ce qui m'a le plus frappé lors des discussions avec le président Saleh, c'est la volonté des autorités irakiennes de s'affirmer en souveraineté autonome, ce qui me semble très positif. Le roi de Jordanie s'est également rendu à Bagdad, ainsi que le président Sissi. Cela va dans le sens de l'affirmation politique de l'Irak. Cependant tout cela ne fonctionnera que s'il existe un réel effort de reconstruction et d'inclusivité : les deux combats doivent être menés de front. Ce gouvernement est en mesure d'y parvenir, à condition qu'il dispose de moyens financiers immédiats. L'Irak n'a pas de problème financier sur le long terme, il en a un sur les deux ou trois années à venir, pour éviter une résurgence de Daech.
M. Bruno Retailleau, président. - La France a un jeu diplomatique délicat à mener au Moyen-Orient et sa présence en Irak lui permet de porter ses valeurs dans toute la région. Il existe dans ce pays une demande de France, d'autant que les États-Unis se sont disqualifiés, que la Turquie, la Russie, l'Iran ont des visées intéressées - la France a une carte importante à jouer en Irak pour reprendre pied au Moyen-Orient.
Sur le retour des djihadistes, le transfert de treize détenus par les Kurdes à la justice irakienne est effectivement une bonne solution - d'autant que le califat s'étendait dans une large zone. Cette solution est sans doute le résultat d'un travail diplomatique. Le débat est compliqué, il convient de l'aborder sereinement.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Compliqué... Oui et non ! Lorsque des Français ont pris les armes dans la région, ils ont combattu contre la France ! Lorsqu'ils sont arrêtés, il est logique en droit qu'ils soient jugés là où ils ont commis des crimes, dès lors qu'un système judiciaire suffisant existe, ce qui est le cas en Irak.
En Syrie, la guerre n'est pas terminée. Dans la zone d'Edlib sont détenus des prisonniers de guerre. L'annonce du retrait américain a suscité des interrogations à leur sujet. Des combattants français, hommes et femmes, sont détenus dans deux camps dans le nord-est syrien. Ceux qui se sont rendus à Raqqa ou à Mossoul en 2016 n'y allaient pas pour faire des emplettes, ils n'y allaient pas seulement par amour, mais pour combattre. Après l'annonce de leur retrait, les États-Unis ont proposé une solution que nous n'avons pas acceptée. Elle a été rendue publique dans la presse, je ne sais par quel intermédiaire, mais nous avions refusé !
Les enfants donnent lieu à une gestion au cas par cas. En Irak, ce processus a commencé, notamment avec la Croix-rouge internationale. Quant au transfert que vous avez cité, il a été révélé bien après avoir été opéré.
M. Bruno Retailleau, président. - Merci monsieur le ministre, nous restons à votre disposition, notamment, si vous avez besoin de nous, lors de la prochaine conférence à Paris.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 05.