Jeudi 14 février 2019
- Présidence de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, et de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Agriculture et pêche - Réforme de la politique agricole commune (PAC) : rapport d'information, proposition de résolution européenne et avis politique du groupe de suivi
M. Jean Bizet, président. - Quelles que soient nos sensibilités, nous demeurons tous très attachés à la Politique agricole commune (PAC), comme en témoignent les activités de notre groupe de suivi depuis 2010. Nos deux commissions des affaires économiques et des affaires européennes se réunissent ainsi aujourd'hui conjointement, pour examiner une troisième résolution européenne sur la prochaine réforme de cette politique. C'est la sixième réforme de la PAC depuis celle, majeure, de 1992, laquelle nous a fait passer d'une économie agricole administrée à une agriculture de plain-pied dans l'économie de marché.
Il s'agit d'une nouvelle étape dans le travail de fond que nous menons sur cette question depuis l'hiver 2016-2017. Notre démarche s'est déjà traduite par l'adoption d'un rapport d'information, publié dès le 20 juillet 2017, en amont des propositions de la Commission européenne. Trois avis politiques ont également déjà été adressés aux institutions européennes. Enfin, deux résolutions du Sénat, la première en date du 8 septembre 2017, la seconde du 6 juin 2018, comportant respectivement dix-sept et vingt-cinq points, ont formulé un ensemble très complet de demandes et de recommandations. Or nous ne pouvons malheureusement que constater qu'il existe un très net écart entre le schéma de réforme proposé par la Commission européenne et les orientations défendues par le Sénat.
Parallèlement, les négociations en cours, supposées initialement aboutir à un accord avant les élections au Parlement européen du 26 mai 2019, semblent marquer le pas. Souvenez-vous de l'audition du commissaire européen Oettinger l'année dernière, qui avait avancé des estimations de réduction du budget. Ces chiffres nous avaient surpris, sinon choqués, mais ils n'étaient pas choisis au hasard, de même que les propos qu'il avait tenus sur les rapports entre la France et l'Allemagne...Mais, au fil du temps, on voit que cette tendance s'impose. Ce constat nous conduit à vous proposer de reprendre position dans ce débat, afin que la voix du Sénat y soit entendue et que les autorités françaises la relaient.
Mme Sophie Primas, présidente. - Jean Bizet vient de souligner, fort justement, que la future réforme de la PAC pour la période 2021-2027 semble s'engager dans une voie bien éloignée de nos espoirs initiaux. Nous ne nous y résignons pourtant aucunement : l'enjeu de la PAC est fondamental pour notre économie, nos territoires et nos agriculteurs. Les négociations en cours sont loin d'être terminées. À l'heure où nous nous interrogeons sur les conséquences sur le pouvoir d'achat des agriculteurs de la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, dite la loi EGalim, il faut souligner que l'effet de la PAC, à cet égard, est beaucoup plus important. Cette troisième proposition de résolution européenne ambitionne précisément d'initier une prise de conscience, un sursaut ! C'est un signal fort que nous voulons adresser au Gouvernement et à la Commission européenne. Dans cet objectif, nous devons changer d'approche et de paradigme, si nous voulons être davantage entendus par la Commission européenne : il faut que nous exprimions, encore plus fortement que par le passé, nos inquiétudes et nos interrogations.
Cette troisième proposition de résolution européenne du Sénat sur la future réforme de la PAC s'inscrit dans la continuité des deux précédentes. Elle comporte vingt-six demandes et recommandations, regroupées autour de plusieurs grandes orientations, que nos rapporteurs vont vous présenter successivement.
Au préalable, Claude Haut vous exposera les grandes lignes des propositions de la Commission, ainsi que ses aspects positifs, car il y en a aussi. Daniel Gremillet réaffirmera ensuite notre refus de « coupes budgétaires » drastiques au détriment de la PAC, ainsi que notre opposition à l'abandon de toute ambition stratégique pour l'agriculture européenne. Puis, Pascale Gruny vous indiquera pourquoi notre proposition de résolution consacre pas moins de neuf points au nouveau mécanisme de mise en oeuvre imaginé par la Commission européenne. Cet ensemble de mesures, purement techniques à première vue, conduirait, en effet, à un changement de perspective radical pour la PAC, avec des conséquences politiques majeures. Enfin, Franck Montaugé vous présentera les derniers volets de notre proposition de résolution. Il s'agit de notre refus du statu quo, tant pour les règles de concurrence qu'en matière de gestion des crises. S'y ajoutent nos interrogations sur le contenu des ambitions environnementales du projet de la Commission.
M. Claude Haut, rapporteur. - La Commission européenne a présenté, le 1er juin 2018, ses propositions pour la future PAC 2021-2027, qui reposent sur cinq grandes orientations. Le premier axe concerne le nouveau mode de mise en oeuvre imaginée pour la PAC. Concrètement, l'approche uniforme serait remplacée par davantage de subsidiarité : des plans stratégiques seraient élaborés par les États membres, puis validés par la Commission. Ce modus operandi est supposé simplifier le coeur de la Politique agricole commune, en retenant une approche par les résultats, plutôt que par les moyens. Il y a là, néanmoins, un double risque de « renationalisation » et de distorsions de concurrence. Pascale Gruny y reviendra.
La seconde orientation de la nouvelle PAC vise à établir des conditions plus équitables, grâce à un meilleur ciblage des aides. En résumé, les paiements directs aux agriculteurs seraient réduits jusqu'à 60 000 € et plafonnés à 100 000 € par exploitation, en déduisant les coûts de main-d'oeuvre.
Le troisième axe consiste à encourager l'innovation et la recherche : 10 milliards d'euros issus du programme Horizon y seraient affectés.
La quatrième orientation a pour objet de relever les ambitions environnementales et climatiques de la PAC. Les paiements directs seraient ainsi subordonnés à des exigences accrues. Au-delà du « verdissement » actuel, considéré comme acquis, il y aurait, à l'avenir, treize exigences règlementaires - à commencer par les directives nitrates, bien-être animal, habitat, oiseaux - auxquelles s'ajouteraient douze conditions agro-environnementales définies au niveau européen, dont cinq nouvelles. Les États membres, ou les régions, auraient ensuite à préciser aux agriculteurs les règles à suivre, pour mettre en oeuvre ces grands principes. Chaque État membre devrait disposer de programmes écologiques incitant les agriculteurs à aller au-delà des exigences obligatoires : c'est ce que la Commission a baptisé, en langue anglaise, les « eco-schemes ».
Enfin, la cinquième orientation de la Commission porte sur la diminution du budget, estimée par le Parlement européen, à 15 % en termes réels, entre la période 2021-2027, comparée à 2014-2020. Cette réduction de format drastique conditionne tout.
Mes trois collègues rapporteurs insisteront sur les points clés avec lesquels nous avons des divergences plus ou moins importantes. Permettez-moi, cependant, de conclure sur une note positive, car plusieurs propositions de la Commission méritent aussi d'être saluées. J'en citerai quatre. Tout d'abord, le choix d'une simple clarification des paiements directs. Sur les plans technique et opérationnel, après vingt-cinq années de bouleversements, il est heureux que, cette fois, l'architecture des paiements ne soit modifiée qu'à la marge.
Nous nous félicitons également de l'augmentation prévue des aides aux jeunes agriculteurs. La Commission européenne prévoit, en effet, d'allouer un minimum de 2 % de la dotation en paiements directs, pour soutenir leur installation. Sur ce point capital, nos préoccupations ont été entendues.
Il en va de même pour la recherche et l'innovation, que la Commission européenne souhaite encourager en y affectant 10 milliards d'euros, issus du programme Horizon Europe. Il s'agirait, par là-même, de soutenir des réalisations dans les domaines de l'alimentation, de l'agriculture, du développement rural et de la bioéconomie.
Enfin, la Commission européenne propose une remise à plat particulièrement bienvenue du système, aujourd'hui totalement inopérant, de réserve pour la gestion des crises agricoles. Cette réserve dotée, « d'au moins 400 millions d'euros », serait destinée à financer les mesures d'intervention sur les marchés telles que prévues dans l'Organisation Commune des Marchés, ainsi que les mesures de crise à proprement parler. Elle serait initialement alimentée, en 2021, par les crédits inutilisés de l'actuelle réserve de crise.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - Il me revient de vous exposer les points clés de notre résolution sur les moyens budgétaires nécessaires pour garantir l'avenir de la PAC. Mais nous souhaitons aussi, par là même, mettre l'accent sur le manque d'ambition des Européens pour leur agriculture, ce qui est beaucoup plus inquiétant. Sur ces deux sujets, les termes de nos deux résolutions européennes du 8 septembre 2017 et du 6 juin 2018 demeurent intégralement valables. Nous entendons les réaffirmer, en allant à l'essentiel.
Notre nouvelle proposition de résolution souligne, tout d'abord, « qu'aucune réforme de la PAC ne serait satisfaisante sans une préservation a minima d'un budget stable en euros pour 2021-2027, par rapport à 2014-2020 ».
Le projet de texte rappelle ensuite l'opposition du Sénat « à la proposition de la Commission européenne tendant à réduire (...) les budgets respectifs du premier pilier et du second pilier de la PAC de respectivement 11 % et 28 %, soit 15 % au total, en euros constants entre 2021 et 2027, en comparaison du précédent Cadre financier pluriannuel ».
Enfin, notre proposition de résolution fait valoir que ces « coupes budgétaires » iraient à contre-courant des choix stratégiques effectués par les autres grandes puissances lesquelles accroissent à l'inverse leur soutien public à l'agriculture, depuis le début des années 2000.
Ce rappel est indispensable, car il apparaîtrait totalement incompatible de vouloir conduire la transition agro-environnementale de l'agriculture européenne, tout en réduisant ses ressources budgétaires : en résumé, comment pourrait-on imaginer faire plus, avec moins ?
Au-delà de la question du budget, notre proposition de résolution entend fermement défendre une autre orientation absolument fondamentale : nous voulons rappeler que la PAC doit demeurer une priorité stratégique pour l'Union européenne. Les auditions de notre groupe de suivi ont mis en évidence un sentiment, largement répandu dans le monde agricole, de perte de sens de la PAC. S'y ajoute le risque d'un renoncement à l'ambition même de la Politique agricole commune, exprimé de façon plus ou moins explicite par les responsables politiques de certains États membres.
Vos rapporteurs ne sauraient se résigner à pareil constat. Trois points y font directement référence dans la proposition de résolution. Le premier « déplore, d'une façon générale, que la proposition de réforme de la Commission européenne semble méconnaître le caractère stratégique de notre agriculture, dans la mesure où cette dernière garantit l'indépendance alimentaire du continent européen, tout comme elle veille à la sécurité sanitaire des consommateurs européens ». Le second souligne, à titre incident, « que la Politique agricole commune trouve un fondement de légitimité supplémentaire dans les mécanismes d'aide alimentaire ». Le troisième affirme, en conclusion, que « la Politique agricole commune a rempli, depuis 1962, un rôle fondateur essentiel pour l'Union européenne et mérite toujours d'être considérée comme une priorité stratégique, ne serait-ce qu'au regard de l'impératif de sécurité alimentaire des citoyens européens ».
Pour conclure, on ne peut d'ailleurs qu'être frappé par ce qui apparaît de plus en plus, hélas, comme un désintérêt pour la Politique agricole commune : si la PAC semble une priorité déclinante pour l'Union européenne, il en va tout autrement pour toutes les autres grandes puissances agricoles. La Chine, les États-Unis, la Russie et le Brésil ont, quant à eux, fortement accru leurs soutiens au secteur depuis les années 2000. L'enjeu de la souveraineté alimentaire y est perçu, fort justement, comme stratégique. Sommes-nous collectivement, en Europe, sur le point d'abandonner nos ambitions en la matière ?
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Le troisième axe de la résolution porte sur ce qui constitue le coeur de la prochaine réforme pour la Commission européenne : le nouveau mécanisme de mise en oeuvre de la PAC. Nous voudrions ici conjurer le risque d'une « vraie fausse » simplification, qui ne profiterait paradoxalement qu'à la Direction générale AGRI, sans atteindre les premiers intéressés : à savoir les agriculteurs. Sur le papier, on ne peut que souscrire aux objectifs annoncés, visant à concilier simplification et meilleure efficacité, grâce à une plus grande subsidiarité. Toutefois, en pratique, on peut en douter.
Notre proposition de résolution y consacre neuf points, afin de fournir une argumentation détaillée sur cette question méconnue et pourtant essentielle. Le premier fait valoir le risque de déconstruction de la PAC, qui résulterait d'une dérive progressive vers 27 politiques agricoles nationales, de moins en moins compatibles entre elles, d'ici 2027.
Le second s'oppose à la perspective de renationalisation de la PAC.
Les quatre alinéas suivants s'inquiètent des risques de distorsion de concurrence, de course au « moins-disant » social et environnemental entre les États membres, ainsi que de la pénalisation des producteurs les plus vertueux.
Le septième point fait valoir que ce nouveau mode de mise en oeuvre de la PAC pourrait n'être qu'un transfert de bureaucratie sans bénéfice, ni pour les agriculteurs européens, ni pour les consommateurs et citoyens européens.
Enfin, la proposition de résolution s'inquiète d'un probable alourdissement des contrôles et des systèmes de supervision et de surveillance, contrepartie inévitable d'une plus grande subsidiarité.
D'une façon générale, la Commission européenne tend, à tort, à présenter son projet de nouveau mode de mise en oeuvre de la PAC comme un impératif non négociable. Pourtant, le dispositif n'apparaît aucunement nécessaire à la prochaine réforme de la Politique agricole commune. Ce nouveau mode de mise en oeuvre n'est que l'un des multiples aspects du schéma de réforme de la PAC et non la « clé de voûte » de l'ensemble.
En résumé, il serait tout à fait possible de faire l'économie de ce dispositif, sans renoncer à modifier la Politique agricole commune pour la période 2021-2027. Le sujet ne s'est probablement pas vu accorder toute l'attention qu'il mérite. Son enjeu ne s'inscrit d'ailleurs pas dans le champ des mesures techniques, mais, à l'inverse, dans un domaine politique essentiel : sous couvert de subsidiarité, la Commission européenne propose, en effet, un changement radical de logique et d'approche pour la Politique agricole commune. Le transfert au niveau national de l'élaboration des plans stratégiques couvrant désormais le « premier pilier » conduirait inévitablement et mécaniquement à une renationalisation de la PAC, des distorsions de concurrence et au passage, à terme, à 27 PAC nationales. In fine, quelles que soient les assurances données par la Commission européenne, le dilemme posé aux États membres consisterait à savoir s'il faut, ou non, prendre le risque d'un tel « saut dans l'inconnu ».
M. Franck Montaugé, rapporteur. - La quatrième grande orientation de notre rapport consiste à nous interroger sur la compatibilité du nouveau mode de mise en oeuvre de la PAC avec ses fortes ambitions environnementales. Nous jugeons d'abord que dans le contexte qui se profile « les "coupes" budgétaires envisagées (...) seraient (...) incompatibles avec l'objectif de renforcement des ambitions environnementales de la Politique agricole commune, faute de pouvoir fondamentalement faire mieux avec moins ».
Nous redoutons ensuite « le fait que l'agriculture française ne pâtisse d'une exacerbation de la course au moins-disant (« dumping ») social et environnemental entre pays européens compte tenu des divergences que la nouvelle PAC ne pourra pas réduire ». Dans cette hypothèse, notre agriculture serait contrainte entre des exigences croissantes de standard de production et une pression à la baisse sur les prix. L'exigence de qualité alimentaire accrue des consommateurs ne va pas toujours de pair avec leur acceptation d'un prix d'achat majoré à due proportion. L'agriculture européenne ne pourrait alors pas contribuer, comme elle peut et comme elle le doit, à « la nécessaire transition environnementale et énergétique, du fait même d'une injuste pénalisation des producteurs les plus vertueux ».
Notre proposition de résolution européenne aborde deux autres points clés, celui des règles de la concurrence et celui de la gestion des crises. Ces deux sujets ont connu des évolutions récentes plutôt encourageantes, mais il semble que la Commission se satisfasse d'une forme de statu quo. Pour nous, après les avancées introduites par le « règlement Omnibus », en rester là serait une erreur. À nos yeux, « Omnibus » n'est qu'une étape, dans un processus à approfondir au fil du temps. Pour ce faire, notre proposition « rappelle la nécessité d'adapter, en règle générale, le droit de la concurrence aux spécificités agricoles et de renforcer effectivement le poids des producteurs dans la chaîne de valeur alimentaire ». Redonner de la valeur aux producteurs, c'était l'objectif premier de la loi EGalim. Mais sans mesure nouvelle en matière de concurrence, et avec un budget PAC très sensiblement à la baisse, les hypothétiques effets positifs d'EGalim seront annihilés.
Le terme ne figure pas dans la proposition de résolution mais l'exception agri-culturelle garde sa pertinence, a fortiori pour un pays comme le nôtre qui veut préserver la grande diversité de son agriculture et de ses formes de production. Nous devons aussi surmonter de fortes réticences de principe à intervenir en cas de crise, sur les marchés agricoles.
Formellement, la gestion de la PAC continue à pouvoir s'appuyer sur une gamme d'instruments d'intervention. Mais, si le cadre juridique a été préservé, la volonté d'agir pose question. La crise laitière de 2015-2016 a montré que la Commission européenne se refuse désormais, par principe, sauf circonstances très exceptionnelles, à agir en prenant le risque de « perturber les signaux de marché ». Ces réticences sont largement partagées par de nombreux États membres, à commencer par ceux du Nord de l'Europe.
Pourtant, le problème de la volatilité des prix agricoles demeure entier. Dans le même esprit, notre proposition de résolution souligne les « progrès particulièrement encourageants enregistrés, en vue de l'adoption du projet de directive visant à lutter contre les pratiques commerciales déloyales, parallèlement aux négociations en cours sur la future PAC 2021-2027 ». Il est un peu singulier que les progrès réalisés l'aient été en dehors du cadre stricto sensu des réformes successives de la PAC ! D'autres avancées sont nécessaires.
Enfin, dans un contexte où l'agriculteur est plus souvent et à tort critiqué que reconnu pour son travail, je conclurai sur un thème qui doit apparaitre dans les agendas nationaux de réforme de la PAC : celui des externalités positives de l'agriculture. Notre proposition de résolution demande que ces externalités bénéficient du renforcement prévu, à hauteur de 10 milliards d'euros, du programme de recherche et d'innovation. Nos agriculteurs doivent être rémunérés pour les services qu'ils rendent, tant à l'égard de la société que de l'environnement. Sans effet de substitution avec les crédits du pilier premier ou du second pilier, leurs prestations pour services environnementaux « devrai(en)t leur valoir une rémunération en contrepartie des biens publics qu'ils produisent », tout comme de leur contribution aux enjeux de transition climatique... toujours passée sous silence.
M. Laurent Duplomb. - La politique agricole commune avait été construite pour favoriser la paix. C'est la seule politique européenne intégrée. Elle visait à garantir l'autosuffisance alimentaire de l'Europe, à soutenir la production d'une alimentation de qualité, au prix le plus bas possible pour les consommateurs. Cette politique a réussi : quand nos anciens consacraient 50 % de leurs revenus à se nourrir, l'alimentation ne représente plus aujourd'hui que 8 à 11 % du budget des ménages. Or, avec le développement de la subsidiarité, cette politique sera de moins en moins commune et les différences entre les pays s'exacerberont. Chacun essaiera de prendre des parts de marché aux autres et les principes fondateurs de la PAC, à commencer par la volonté de préserver la paix, seront menacés.
Je m'étonne qu'un point ne figure pas dans la résolution. Le budget de la PAC, qui est de 408 milliards d'euros, devrait baisser de 43 milliards d'euros. Or, si l'on retranche la contribution nette de la Grande-Bretagne au budget de la PAC, qui s'élève à 18 milliards d'euros, écart entre ses contributions et les aides qu'elle perçoit, il manque donc 25 milliards d'euros à ce budget, sans aucune explication ! Nous devrions donc demander des explications sur cet écart de 25 milliards d'euros.
Quid aussi du principe des paiements couplés réservés aux « véritables agriculteurs » ? Que faut-il entendre par cette expression ? Nous devrions préciser notre définition. Si nous n'y prenons pas garde, on aura bientôt en France, d'un côté, des agriculteurs professionnels hyperperformants, à qui on demandera sans cesse de courir le 100 mètres avec un boulet au pied et des normes environnementales, et, d'un autre côté, grâce à la subsidiarité, d'autres « véritables agriculteurs », définis selon une acception plus sociale de l'agriculture, avec une multitude de petites exploitations sur le territoire.
Enfin, il faudrait réaffirmer la spécificité de la France : la France a toujours voulu conserver une répartition équilibrée de son agriculture sur la totalité du territoire. Certes, les aides couplées y contribuent. Mais nous devons réaffirmer que nous voulons que la PAC contribue au maintien de l'agriculture sur la totalité des territoires. Cela suppose de prendre en compte les handicaps naturels et implique une certaine forme de mutualisation entre les régions les plus favorisées et celles qui le sont moins. Si nous ne le faisons pas, l'agriculture se concentrera dans les zones les plus simples à exploiter, au détriment de ce qui fait la beauté de la France, de ses paysages, et donc de l'aménagement du territoire.
M. Simon Sutour. - Je salue cette proposition de résolution pluraliste. En tant que membre de la commission des affaires européennes, je me dois de répondre à notre collègue. La PAC n'est pas isolée, elle constitue une composante importante du budget de l'Union européenne, qui nous intéresse tout particulièrement en tant que sénateurs, au même titre que les fonds structurels. Mais l'Union européenne, c'est aussi des politiques en faveur de l'innovation et de la recherche, en faveur des jeunes, avec par exemple le programme Erasmus qui sera désormais ouvert aux apprentis, la politique de protection des frontières dans le cadre de Schengen, etc. Dans un budget à somme constante, il convient de faire des arbitrages. Le Sénat avait demandé, dans ses résolutions, que le budget soit plus important, avec un renforcement de la participation des différents pays et le développement de ressources propres. Nous n'avons pas été entendus. Chaque État est en fait content du statu quo, vu les contraintes budgétaires nationales. Il faut donc faire des choix. Soyons francs et reconnaissons que l'essentiel est préservé.
Si je prends maintenant ma casquette d'élu du Gard, je dois dire que je ne suis guère content de la PAC. Je ne me bats pas pour de grosses enveloppes qui n'apportent rien à mon territoire. Comme on dit chez moi à propos de la PAC, « il pleut toujours sur les plus mouillés » ou, en occitan, « les pierres vont toujours au clapas ». Malgré une réorientation engagée par Michel Barnier, ce sont toujours les grands céréaliers et les grands betteraviers de la Beauce et de la Brie qui touchent l'essentiel des crédits de la PAC ! Mon territoire, qui abrite des vignes, des productions fruitières et légumières, ne touche pratiquement rien. Si l'on veut que l'on défende la PAC avec conviction, il importe qu'elle soit un petit peu plus juste. Les aides sont plafonnées au niveau des exploitations, heureusement. Il fut un temps, notamment au Royaume-Uni, où de grands propriétaires, qui n'étaient pas agriculteurs, recevaient des millions d'euros, alors que les petits agriculteurs ne recevaient rien !
Un consensus s'étant dégagé au niveau du groupe de travail, je soutiendrai ses propositions. Mais il fallait rappeler quelques vérités, même si elles ne sont pas toujours agréables à entendre...
M. Michel Raison. - Je voterai cette résolution. Le danger principal réside dans le développement de la subsidiarité qui marquerait un désengagement de l'Europe. Les États risquent, à leur tour, de renvoyer l'affaire aux régions, entraînant des distorsions entre pays et même entre régions. J'aurais souhaité une révision des orientations de la PAC et je crois savoir que le président Bizet est d'accord avec moi sur ce sujet. Il ne s'agit pas d'une politique sociale. Je n'aime pas le discours selon lequel « seuls les gros ont, les petits n'ont rien ». Cela ne fonctionne pas comme cela dans la réalité. Des plafonds de versement ont déjà été mis en place. L'important est de parvenir à garantir un minimum de revenu à un maximum d'agriculteurs. Pourquoi ne pas s'inspirer du Farm bill, qui est une sorte d'assurance de revenu pour les agriculteurs ?
Notre débat montre l'excès de communication autour de la loi EGalim qui ne modifiera guère le revenu agricole, car celui-ci dépend de la production et des prix, de la qualité du travail des agriculteurs, mais aussi de la PAC, qui oriente les productions et garantit un revenu. Or, dans le projet de la Commission, on aura toujours la même PAC, mais avec moins d'argent et plus de contraintes ! Je plains nos agriculteurs quand on connaît notre tendance, en France, à surtransposer. Il importe que les exigences environnementales soient clairement définies, sur la base de critères scientifiques, et non pour répondre à des demandes démagogiques d'un certain nombre d'associations. On est en train de continuer à « massacrer » notre agriculture. Comme l'a dit Laurent Duplomb, l'agriculture est en danger dans certaines régions peu propices. Les suicides des agriculteurs sont déjà nombreux. Cette réforme de la PAC n'est qu'un « rafistolage », masquant une réduction des budgets et un abandon de cette politique aux États. Je suis fondamentalement inquiet pour l'avenir de notre agriculture.
M. Jean-Claude Tissot. - Je partage l'analyse globale de MM. Raison et Duplomb sur l'orientation générale, même si nous pouvons avoir des divergences sur certains points. Bien sûr, il faut sanctuariser le budget, mais le principal souci est la subsidiarité car cela implique de renoncer à l'Europe sociale ou environnementale. L'enjeu n'est pas seulement financier. Il est très difficile de soutenir notre agriculture si on est en concurrence avec nos voisins. La distorsion de concurrence des pays d'Europe centrale et orientale, par exemple, est flagrante. On a évoqué les plafonds, mais dès lors qu'il est question d'aménagement du territoire, il faut aussi poser la question des planchers. À partir de quel niveau doit-on aider une exploitation agricole ? C'est là que nous aurons peut-être des avis divergents. En tout cas, nous ne devons pas nous focaliser uniquement sur le budget, nous devons mener une réflexion globale si l'on veut maintenir notre agriculture sur tout le territoire.
Mme Sophie Primas. - Vous soutenez donc la proposition de M. Duplomb visant à affirmer l'importance de la répartition sur l'ensemble du territoire de l'agriculture française ?
M. Jean-Claude Tissot. - Oui.
M. Pierre Louault. - Je salue le travail qui a été réalisé et soutiens cette résolution. Cependant un point n'est pas abordé : celui des prix et des marchés agricoles. Nos marchés sont mondiaux avec aucune norme partagée de production ou de qualité. L'Europe n'arrivera jamais à faire d'économies sur son budget si elle ne parvient pas à favoriser un marché mondial basé sur des normes de production et de qualité. Il serait simple d'introduire des normes de résidus de pesticides, par exemple, sur les céréales, sur le sucre, sur un certain nombre de productions. Les cours mondiaux sont tirés vers le bas. L'Europe et la France, encore davantage, imposent des normes de production et de qualité : bientôt fin du glyphosate, bientôt fin des pesticides. Il y a un mur entre une agriculture conventionnelle de plus en plus performante et de qualité et une agriculture biologique. Entre les produits mondiaux, sans norme, et l'agriculture biologique, il y a de la place pour une agriculture européenne qui mérite d'être rémunérée. Pourquoi rester dépendants de la bourse de Chicago ? Pourquoi ne pas créer une bourse de Paris ou de Francfort où l'on vendrait des céréales sur la base de normes de qualité ? Tant que l'on n'évoquera pas ces problèmes, on n'arrivera pas à s'en sortir et notre agriculture deviendra de moins en moins compétitive.
La PAC constitue un fondement de l'Europe. Même si les États peuvent jouir d'une certaine latitude d'exécution, il importe que les règles soient communes à l'ensemble de l'Europe, pour éviter des normes incompatibles entre les pays... La prestation pour services environnementaux n'a de sens que si elle est européenne.
Mme Cécile Cukierman. - Nous soutenons la philosophie de cette résolution européenne qui rappelle le caractère stratégique de la PAC, laquelle a orienté la production agricole, avec certains excès parfois. L'enjeu consiste à maintenir son budget pour permettre son évolution et à faire en sorte qu'elle continue de répondre aux attentes de la population européenne, tant en matière de sécurité que de souveraineté alimentaires. Il serait excessif de prétendre que la PAC ne bénéficie qu'aux céréaliers et aux betteraviers ; d'ailleurs, dès qu'elle est menacée, chacun la défend, en dépit des critiques et des abus, car chacun connaît son rôle de soutien à l'agriculture dans certains territoires. L'enjeu est bien plutôt de parvenir à la rééquilibrer. Et puis, elle fait aussi partie des belles réussites européennes d'action en commun, à l'heure où l'Union européenne est décriée et confrontée au Brexit. Il faudra veiller à ce que la PAC de demain ne se contente pas d'accroitre la concurrence entre les États mais continue à favoriser une harmonisation vers le haut, dans les domaines social, environnemental et sanitaire. C'est ce qu'attendent les consommateurs.
M. Benoît Huré. - Je veux aussi saluer le travail de nos rapporteurs. La négociation sera difficile, les enjeux sont conséquents. On a besoin de plus d'Europe, de mieux d'Europe. Or on est en train de démanteler la politique européenne la plus aboutie depuis le début de la construction européenne. Il faut voir les choses en perspective : l'Europe apparaît comme un marché très convoité avec un fort pouvoir d'achat. Si l'on ne parvient pas à construire des politiques communes, on finira très rapidement par ne plus être que les sous-traitants de l'Asie et des États-Unis. Tels sont les enjeux.
Or on aborde le budget de l'Union pour la période 2020-2027, sous l'angle comptable et mercantile, avec une fausse rigueur budgétaire et l'obsession des chiffres, au moment où il serait urgent de construire des politiques communes dans le domaine de la recherche, de la défense, dans le domaine économique, dans le domaine environnemental, de la protection de nos frontières. C'est au niveau européen que nous devons agir si nous voulons être crédibles dans le monde. Nous avons aussi pris du retard dans d'autres secteurs, comme l'intelligence artificielle. Nous ne pourrons répondre à ces ambitions avec un budget constant.
Il importe donc d'imaginer de nouvelles recettes venant alimenter le budget de l'Union : il pourrait s'agir de transferts d'une part de fiscalité nationale ou de recettes nouvelles. L'ambassadrice de France à l'OCDE nous a indiqué que les choses avançaient très vite sur la fiscalisation des activités liées aux GAFA. Grâce à l'accord de la plupart des pays, y compris des États-Unis, on estime que l'on pourrait récupérer, à partir de 2020 ou 2021, un produit fiscal de plus de 150 milliards de dollars, qui aujourd'hui échappent aux différents pays du monde. Cette recette nouvelle pourrait être affectée au budget européen. En attendant, ne modifions pas la PAC de manière brutale, même si des améliorations sont possibles ou souhaitables, car l'alimentation constitue un enjeu majeur pour l'humanité.
Mme Gisèle Jourda. - Comme les autres intervenants, je salue la qualité, la clarté et les ambitions de ce texte. Je veux revenir plus particulièrement sur les aides aux agriculteurs et aux éleveurs en zones défavorisées. Les éleveurs sont particulièrement touchés par la redéfinition de la cartographie. Cette proposition de résolution européenne réaffirme clairement que les demandes formulées dans les résolutions précédentes du 8 septembre 2017 et du 6 juin 2018, qui ciblaient les zones défavorisées, restent d'actualité. Je souhaiterais, de même, que les considérants visent aussi notre résolution du 22 juin 2018, sur les handicaps naturels, qui demande la renégociation des articles 31 et 32 du règlement 1305/2013. Les indemnités de compensation pour handicap naturel sont en effet vitales pour nos jeunes agriculteurs et la survie de nombreuses exploitations.
M. Franck Menonville. - Je félicite le groupe de suivi de la PAC et les rapporteurs, dont le travail démontre l'ambition européenne, agricole et économique de la Haute Assemblée.
Je m'afflige du manque d'ambition de la politique agricole, que l'on percevait déjà dans la précédente réforme de la PAC ; on poursuit un « détricotage » engagé voilà plusieurs années. L'Europe ne sait plus porter de grandes ambitions ; elle doit avoir une vision budgétaire dynamique et soutenir certaines politiques, dont celle de la PAC, qui est fondatrice.
La PAC est constituée de deux piliers, dont il faut souligner la nécessaire complémentarité. Le premier doit être commun, avec le moins de subsidiarité possible. Le second doit être porté par les régions pour constituer une politique d'accompagnement du handicap de certains territoires, afin que l'agriculture soit présente sur l'ensemble des territoires de l'Union.
M. Pierre Cuypers. - L'agriculture est une richesse européenne extraordinaire par rapport aux autres blocs mondiaux. La PAC visait à compenser, au travers de ses aides, ou plutôt ses soutiens, les baisses de prix ; c'était donc, en quelque sorte, une subvention aux consommateurs.
Ces soutiens sont encore indispensables à la production. Ils étaient apportés à chaque exploitation selon sa typologie car notre pays est riche de sa diversité : en montagne, en plaine, sur le littoral. Au fil du temps, la politique agricole commune a évolué et abouti à une répartition en fonction de références départementales et régionales. Aujourd'hui, nous en arrivons à une répartition nationale qui ne doit pas empêcher de respecter les différents types de production. La force de notre pays est d'être capable de faire face à ses besoins alimentaires, c'est peut-être cela qui manque dans le texte ; l'agriculture doit être une agriculture de solutions, alimentaires, non alimentaires - on ne peut pas produire que des biens alimentaires, il faut être capable de transformer - et agro-industrielles. Les économies d'énergie et les agromatériaux doivent être développés. Peut-être faudrait-il l'évoquer.
L'agriculture n'est pas responsable de tous les maux. C'est facile de l'accuser dès qu'il y a un problème, mais ce n'est pas judicieux, d'autant que les normes françaises ne sont pas celles de l'Europe, elles sont plus exigeantes, ce qui nous pénalise. Enfin, l'Union européenne ne doit pas perdre sa compétitivité par rapport au reste du monde.
M. Henri Cabanel. - J'adhère à ce qui a été dit. Je regrette le manque d'ambition de l'Europe sur l'agriculture. Cette dernière concerne pourtant la santé, l'environnement, la biodiversité, l'économie, l'aménagement du territoire et les emplois non délocalisables. Je suis donc heureux que le Sénat porte ce nouveau projet de résolution.
J'ai également une question sincère, qui n'est pas une provocation : beaucoup de puissances investissent des montants importants dans leur agriculture, et, nous, nous « détruisons » la nôtre. À qui profite le crime ? Qui profite du fait que l'on n'ait pas cette ambition, contrairement aux autres puissances ? Le fait que nous fassions l'exact contraire des autres puissances économiques m'interpelle. Au travers de ce manque d'ambition, est-ce que l'on veut affaiblir la France, grande puissance agricole ? Je ne comprends pas cette logique. Quand l'exécutif le veut, il sait convaincre les autres pays, mais il me semble que nous sommes là isolés.
M. Martial Bourquin. - L'indépendance alimentaire est un enjeu essentiel des années à venir. Alors que la Chine et les États-Unis mettent en place un système mondial dans lequel le foncier agricole est un élément déterminant de puissance, je regrette que l'Europe ne porte pas la même ambition dans sa politique, tant industrielle qu'agricole.
Il faut un « réveil » européen, car je m'inquiète des flux financiers qui vont acquérir le foncier agricole en Europe : si notre politique commune n'en tient pas compte, nous subirons une mondialisation débridée au profit de la Chine et des États-Unis.
Le Sénat fournit une réflexion sur ces questions. Il y a une accélération de la mondialisation et, si l'on ne fait rien, on le paiera cher, en France et en Europe. Si l'Union européenne veut conserver sa grandeur, elle doit investir dans la PAC.
M. Jean Bizet, président. - Ce projet de troisième résolution doit être abordé en complément des deux précédentes.
Sur la question budgétaire, il y a bien une baisse globale du budget de la PAC, de l'ordre de 45 milliards d'euros sur la durée du cadre financier pluriannuel - sept ans -, mais cela n'est pas dû qu'à la baisse du solde net britannique. Il y a de nouvelles priorités - la défense, la lutte contre le terrorisme -, dont le financement s'élèverait entre 25 et 28 milliards d'euros.
Le statut des agriculteurs est un vieux débat, qui reste d'actualité. C'est à affiner.
Depuis les débuts de la PAC, la France a défini sa position sur l'agriculture à travers le prisme de l'aménagement du territoire. C'est ce qui a façonné nos paysages. C'était peut-être un handicap à la compétitivité économique, mais c'est globalement bénéfique. Il ne faut pas abandonner cette orientation, on ne peut pas avoir une vision purement économiste et ignorer les autres facteurs ; et la France a bien réussi en la matière.
Il y a effectivement un risque de dérive de la future PAC lié à une subsidiarité excessive, qui nous conduirait à des distorsions de concurrence entre régions. On n'a en outre pas totalement répondu à la question de la sécurité en matière agricole, comme ont su le faire les États-Unis au travers du Farm Bill. La politique agricole interagit avec la politique de la concurrence, même s'il y a eu des corrections, notamment avec la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous. Laissons à cette loi le temps de produire ses effets, mais j'ai du mal à voir le « ruissellement » annoncé dans le secteur du lait, par exemple. Certes, la montagne de poudre de lait a disparu et les marchés seraient plutôt sur une tendance haussière mais ce n'est pas lié à la loi « EGalim ».
Je veux également rétablir quelques éléments factuels sur les normes phytosanitaires. L'Union européenne décide de l'innocuité ou non d'une molécule ; ensuite, chaque État membre valide ou non le produit commercial, qui comporte la molécule et des adjuvants. Un État membre peut donc décider de protéger davantage son consommateur, en interdisant un produit commercial comportant une molécule autorisée. Cela entraîne une forme de distorsion de concurrence car la pression sociétale est plus forte en France qu'ailleurs.
À l'échelon de l'OMC, c'est l'accord sur les sanitaires et phytosanitaires qui s'applique : quand un produit menace la santé des consommateurs, un État membre peut en interdire l'importation d'un pays tiers, au travers de la clause de sauvegarde. J'aimerais que l'on parvienne à plus de convergence au sein de l'Union européenne, en raison de la liberté de circulation des produits en Europe. En effet, avec le marché unique, on peut acheter un produit interdit dans son pays mais autorisé ailleurs. L'Europe a su être très réactive pour le traitement des viandes avariées mais il s'agissait d'une fraude. Il y a des autorités nationales de surveillance, qui coordonnent leur action, mais une autorité européenne de surveillance serait plus efficace.
Madame Cukierman, il existe un socle européen des droits sociaux, qui monte en puissance. Cette directive n'était pas évidente à faire aboutir et il faudra la décliner à l'échelon national. Sur le plan sanitaire, la belle image de l'agriculture française vient de notre grande exigence sur le sujet. D'ailleurs, l'exigence de l'équipe de négociation de Michel Barnier, sur le « Brexit », est liée à sa volonté de protéger le marché unique d'incursions de produits sanitaires non conformes car un produit pourrait entrer dans l'Union européenne par le biais du Royaume-Uni, en vertu d'accords bilatéraux conclus avec des pays tiers.
En ce qui concerne le niveau des dépenses du budget de l'Union, on rêverait de dépasser le seuil de 1,11 % du PIB ; d'ailleurs, dès 1,3 %, on règlerait tous nos problèmes. À titre d'illustration, aux États-Unis, on se situe à 20 % du PIB... Le rapport du groupe d'études présidé par Mario Monti n'a hélas pas résolu le problème du manque de ressources propres.
Enfin, l'agriculture du XXIe siècle doit effectivement être une agriculture de solutions, comme Pierre Cuypers l'a bien dit : solutions agroalimentaires - il faut se nourrir, l'indépendance alimentaire sera essentielle - ou non alimentaires - la chimie verte, qui balbutie. D'où la remarque de Martial Bourquin, sur le risque des investissements directs étrangers. La terre, la surface agricole, est essentielle. L'achat de terres en Europe et en Afrique par les Chinois n'est pas anodin.
Or la stratégie européenne s'inscrit à contrecourant de celle des autres puissances, comme le souligne Henri Cabanel, et la France doit tirer la sonnette d'alarme.
M. Claude Haut, rapporteur. - On le voit avec les différentes interventions, nous sommes très largement rassemblés sur le sujet de la réforme de la Politique agricole commune. Cela dit, l'histoire ne se termine pas aujourd'hui car il est possible que l'on doive y revenir, si aucun accord n'intervient avant les élections au Parlement européen du 26 mai prochain. Nous serions dès lors peut être amenés à contribuer encore à cette question.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - Merci de la richesse de vos contributions, mais cette troisième résolution n'efface pas les précédentes, celles du 8 septembre 2017 et du 6 juin 2018. Nous y avions évoqué l'importance du renouvellement des générations - la Commission a finalement pris en compte cet aspect dans son projet de réforme -, et nous avions souligné le problème des prix - et il y a aussi eu des avancées, notamment sur la concurrence européenne. La résolution du 6 juin 2018 confirmait notre « attachement au soutien des zones défavorisées, ainsi qu'aux enjeux de la préservation de l'emploi et de la diversité des territoires, dans la conception et le fonctionnement de la politique agricole commune », ainsi que notre « attachement aux mesures spécifiques de soutien à l'agriculture dédiées aux régions ultrapériphériques ». Nos trois résolutions se complètent donc : inutile de répéter ce que l'on a déjà dit dans les textes antérieurs.
Je relèverais également plus particulièrement un autre point important de notre nouvelle proposition de résolution, lequel fait suite à nos travaux sur la loi EGalim portant sur l'exigence de respect des normes européennes de production par les importations.
Sur le statut de l'agriculteur, il y a là un véritable travail à mener à bien, mais il sera difficile à conduire à l'échelon européen. Un paysan allemand n'a rien à voir avec un paysan français. On peut toutefois imaginer que la France fasse des propositions pour définir ce qu'est un agriculteur.
Enfin, nous n'aurons pas raison seuls. Il serait bon que l'on prenne notre « bâton de pèlerin » auprès des autres pays de l'Union européenne, pour les sensibiliser à nos positions. Enfin, la France sera plus forte si elle est unie. Je me prononce donc en faveur d'un débat en séance publique avec le ministre, de sorte que l'on définisse une position unanime de notre pays.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Je vous invite à faire attention à la partie administrative de la mise en oeuvre de la PAC, qui risque bel et bien d'aboutir à vingt-sept politiques agricoles. J'ajoute que les États membres sont divisés sur ce sujet. Le nord de l'Europe pourrait abandonner cette politique et nous ne pouvons pas considérer l'Allemagne comme un soutien fort. Ce sont plutôt le sud et l'est de l'Union européenne qui apparaissent comme des alliés potentiels.
C'est vrai, nous devons être unis, le Gouvernement doit nous écouter et défendre notre position dans les négociations. La politique de la chaise vide serait inenvisageable.
Il y a des associations qui réclament de « manger plus sain » mais qui sont contre toute production près de chez eux. Quand on ne produira plus rien en France, on se posera des questions sur la sécurité alimentaire !
Enfin, chaque filière a des difficultés ; il faut donc défendre l'agriculture globalement. On doit être unis en France et en Union européenne.
M. Franck Montaugé, rapporteur. - Je partage presque toutes les opinions exprimées. Je signale que, dans la note qu'il a fait parvenir à nos partenaires en décembre 2018, le Gouvernement français demande le maintien du budget de la PAC en euros courants et non constants. C'est une divergence importante avec notre résolution, car, en 2027, un euro n'aura plus le même poids qu'aujourd'hui.
En outre, le Gouvernement souhaite, comme nous tous, que le premier pilier relève intégralement du budget européen mais en même temps il fait de la contribution des régions la variable d'ajustement du deuxième pilier. Où les régions trouveraient-elles l'argent ?
Enfin, il a été question de subsidiarité. Dans le Gers, des agriculteurs ne sont plus éligibles à l'indemnité compensatoire de handicaps naturels (ICHN), en raison d'interprétations surprenantes de la carte des zones défavorisées. Cela augure mal de la subsidiarité accrue qui nous est promise. Il y a eu des discussions à ce sujet avec le Gouvernement et le commissaire européen. Peut-être déposerons-nous in fine un recours.
Mme Sophie Primas, présidente. - Voici les modifications que je vous propose pour tenir compte de vos remarques.
Je propose l'insertion, après l'alinéa 18, d'un alinéa 18 bis ainsi rédigé : « Constate que ce recul va bien au-delà des seules conséquences financières du retrait de l'Union européenne du Royaume-Uni, qui explique à peine la moitié de la diminution proposée ».
M. Laurent Duplomb. - La résolution tend à démontrer que l'on a besoin d'un budget correct pour la PAC. Si l'on commence par accepter que 25 milliards d'euros puissent servir à autre chose que la PAC, il ne sert à rien de voter une résolution... Un budget constant doit correspondre à 408 milliards d'euros, dont on défalque les 18 milliards d'euros correspondant aux fonds destinés au pays sortant. Ce n'est pas à nous de proposer une diminution de 25 milliards supplémentaires pour faire d'autres politiques.
Mme Sophie Primas, présidente. - On avait bien compris ; je veux savoir s'il y a des objections à cette rédaction.
M. Jean Bizet, président. - Monsieur Duplomb, j'expliquais simplement la différence - on demande à l'Europe de mener d'autres politiques, notamment en matière de sécurité, tout en diminuant les contributions - je ne disais pas que j'étais d'accord.
M. Jean-Claude Tissot. - Monsieur Bizet, vous dites que l'« on » demande de réorienter le budget de l'Union européenne vers la défense, mais c'est le Gouvernement français, le Président de la République, qui le demandent. Chacun doit prendre ses responsabilités.
Mme Sophie Primas, présidente. - Après l'alinéa 21, je vous propose un alinéa 21 bis, ainsi rédigé : « Réaffirme son attachement à l'indispensable reconnaissance des handicaps naturels qui permet le maintien de l'agriculture sur l'ensemble des territoires européens ».
Mme Gisèle Jourda. - Et de l'élevage !
Mme Sophie Primas, présidente. - C'est inclus dans l'agriculture.
Mme Sophie Primas, présidente. - La troisième modification vise à rédiger ainsi l'alinéa 33 : « Rappelle, en conclusion, que la Politique agricole commune a rempli, depuis 1962, un rôle fondateur essentiel pour l'Union européenne et mérite toujours d'être considérée comme une priorité stratégique, ne serait-ce qu'au regard de l'impératif de sécurité alimentaire des citoyens européens, ainsi que des enjeux industriels du XXIe siècle ; »
Mme Sophie Primas, présidente. - Enfin, je propose d'inclure un alinéa 7 visant « la résolution européenne n°127 (2017-2018) du Sénat, en date du 22 juin 2018, demandant la renégociation par le Gouvernement des articles 31 et 32 du règlement (UE) n° 1305/2013 relatifs aux handicaps naturels ».
M. Marc Daunis. - On a évoqué la construction du rapport de force en Europe. Ne serait-il pas opportun de fournir aux présidents de chaque groupe d'amitié parlementaire une note expliquant nos positions, tout en l'adaptant en fonction de la réalité de la situation et des intérêts du pays partenaire ? Chaque groupe pourrait ainsi relayer auprès de ses homologues notre position. Nous utilisons trop peu l'instrument de la diplomatie parlementaire.
Mme Sophie Primas, présidente. - Nos deux commissions vont désormais examiner cette proposition de résolution séparément. Avec Jean Bizet, nous allons demander au Président Larcher l'organisation d'un débat en séance. Il est important que le ministre de l'agriculture entende à nouveau notre position.
M. Jean Bizet, président. - Monsieur Daunis, vous avez anticipé mes propos. À la commission des affaires européennes, nous avons toujours gardé un contact avec les conseillers agricoles des 27 ambassades de nos partenaires européens. Nous les rencontrons régulièrement. Le vote sur la PAC se fera à la majorité qualifiée : nous devons ainsi réunir le vote de 55 % des États membres, soit 16 États, représentant 65 % de la population. Pour obtenir une minorité de blocage, il faut recueillir le vote d'au moins quatre États membres représentant 35 % de la population. Nous réunirons les conseillers agricoles des ambassades et recueillerons leurs impressions, dans le cadre d'un échange informel. Je proposerai de créer aussi un groupe des « pays amis » de la PAC et de les réunir au Sénat. Il importe de convaincre et de ne pas rester entre soi. La politique de la chaise vide serait inefficace. Mais le combat ne sera pas facile. J'ai constaté, lors des réunions de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac), que l'Allemagne avait déjà « basculé » dans le camp des pays ultralibéraux rejoignant les pays du Nord. Nous sommes dans le camp des pays du Sud avec les pays d'Europe de l'Est, de l'Italie, de l'Espagne.
En conclusion, nous redoutons que la réforme en préparation n'aboutisse de facto à terme à 27 « Politiques agricoles communes nationales ». Cette notion, à tous égards antinomique, marquerait la fin de la PAC telle qu'elle a été conçue et appliquée depuis l'origine, en 1962. Lors de contacts informels récents, certains parlementaires d'autres États membres ne m'ont pas caché leur crainte ou, pour certains d'entre eux, le constat quasi « clinique » qu'ils faisaient d'une mort programmée de la PAC. Cette politique, à laquelle nous, Français, tenons tant, serait ainsi amenée à perdre ses soutiens politiques au fil du temps. Nous devons arrêter cet engrenage fatal !
En dernière analyse, la question posée, à ce stade des négociations, consiste à déterminer s'il sera encore possible d'améliorer sensiblement le projet de réforme, tel qu'il sera laissé par l'actuelle Commission Juncker. Plus le processus d'élaboration sera avancé, plus il deviendra difficile d'en infléchir l'économie générale. Pourtant, une réorientation substantielle de la réforme semblerait concevable, à partir de l'été 2019. Tout dépendra de l'ampleur des points restant en discussion au terme des travaux de la présidence roumaine du Conseil de l'Union européenne, fin juin 2019. Si le degré de consensus atteint devait être encore faible à cette date, ce qui est fort probable, une fenêtre d'opportunité pour en renégocier les termes deviendrait envisageable.
Dans cette perspective, le nouveau mode de mise en oeuvre de la PAC apparaît comme un sujet en soi, compte tenu des risques qu'il représente à moyen terme pour la substance même de la Politique agricole commune. Le plus sage serait d'y renoncer. En revanche, le reste des dispositions, présentées depuis le 1er juin 2018 par la Commission européenne, demeure tout à fait amendable.
Mme Sophie Primas, présidente. - En dépit de sensibilités partisanes différentes, nous sommes parvenus à un consensus. Cela prouve que le débat politique européen serait mieux perçu par nos concitoyens si nous mettions en avant des enjeux aussi importants que celui de la souveraineté alimentaire ou de l'avenir de la PAC. Je vous remercie.
M. Jean Bizet, président. - Je constate, avant de mettre un terme à cette réunion, que la présente proposition de résolution européenne ainsi amendée a été adoptée à l'unanimité.
À l'issue du débat, la proposition de résolution européenne est adoptée à l'unanimité. Est autorisée la publication du rapport d'information, et adopté l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 10 h 55.