Jeudi 31 janvier 2019
- Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de Mme Sandrine Gaudin, secrétaire générale aux affaires européennes
M. Jean Bizet, président. - Madame la secrétaire générale, nous vous remercions vivement d'avoir accepté de rencontrer aujourd'hui les membres du groupe conjoint sur le Brexit et la refondation de l'Union européenne, composé de membres de nos deux commissions, celle des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et celle des affaires européennes.
Il y a plus de quinze jours, la Chambre des communes a très clairement et massivement rejeté l'accord de retrait laborieusement conclu en deux ans par l'Union européenne et la Première ministre du Royaume-Uni. Cet accord n'est pas négociable, avons-nous répété, mais des voix se lèvent outre-Manche, et parfois parmi les 27, pour revoir la disposition centrale concernant le « filet de sécurité » irlandais... Mme May a même souhaité qu'au-delà des échanges de lettres, les 27 lui concèdent de nouvelles dispositions contraignantes...
Avant-hier, le Parlement britannique a indiqué refuser tout Brexit sans accord et mandaté Mme May pour renégocier l'accord qu'elle prétendait, il y a peu, être le seul possible, renégociation que la Présidence du Conseil européen a immédiatement exclue.
Le 13 février, un nouveau vote - mais sur quel plan ? - devrait de nouveau intervenir. Après les votes de mardi, qu'en est-il des perspectives parfois envisagées de révocation de l'article 50, ou encore de sa prorogation au-delà du 29 mars, sous réserve que les Britanniques fournissent une raison acceptable par les 27, comme de nouvelles élections ou un second référendum ?
Une telle prorogation pourrait-elle aller au-delà des élections européennes des 23-26 mai, avec quelles conséquences au vu de la répartition déjà actée des sièges britanniques ?
L'option norvégienne a également été évoquée comme solution de repli, mais à quelles conditions, compte tenu de la ligne rouge britannique sur la libre circulation des personnes ?
Enfin, si la cohésion des États membres a bien tenu depuis deux ans, en sera-t-il de même dans les semaines qui viennent et a fortiori en cas de prolongation de l'article 50 ?
M. Pascal Allizard, président. - Madame la secrétaire générale, je vous prie de bien vouloir excuser le président de la commission des affaires étrangères et de la défense, M. Christian Cambon, qui ne pouvait être présent aujourd'hui et m'a demandé de le représenter.
Ce qui nous inquiète aujourd'hui, c'est l'incapacité de la classe dirigeante britannique à sortir de ses divisions pour proposer des solutions crédibles pour la mise en oeuvre du Brexit.
Avec le vote de mardi aux Communes, le Royaume-Uni ne change rien de ses lignes rouges et attend tout des Européens. Je pense en particulier au refus de la zone d'union douanière qui aurait pu permettre d'éviter le backstop.
La probabilité d'un retrait sans accord augmente donc dangereusement à deux mois de l'échéance. Les Britanniques ont plongé les 28 dans l'impasse depuis presque deux ans et nous n'en savons aujourd'hui pas plus sur ce que sera le Brexit qu'au lendemain du vote du 23 juin 2016 !
Notre inquiétude est vive. Peut-on attendre quelque chose de positif des nouvelles négociations que Mme May entend engager avec les 27, alors que les Européens ont dit que l'accord conclu après 18 mois de négociations était le seul possible ?
Sur le plan national il faut se préparer au pire ; le Gouvernement a présenté sa loi d'habilitation, que le Parlement a votée le 17 janvier, afin de prendre par ordonnances des mesures d'urgence. Un plan d'investissement et d'organisation pour les ports et les aéroports français a aussi été annoncé. Pouvez-vous détailler les mesures prises ? Où en sommes-nous aujourd'hui et quel est le calendrier prévu par le Gouvernement ?
Les conséquences d'un Brexit sans accord sont pour nous très inquiétantes, pour notre économie, nos ressortissants. Certains secteurs comme l'industrie de la pêche seront particulièrement vulnérables si aucun accord ne devait être trouvé. Estimez-vous, d'une manière générale, que la France soit prête le 29 mars à faire face à cette éventualité de plus en plus probable ? Sur tous ces sujets, nous vous écouterons avec attention.
Mme Sandrine Gaudin, secrétaire générale aux affaires européennes. - Nous sommes à 1 382 heures de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. Nous devons mettre à profit ces heures qui sont courtes pour trouver une solution avec les Britanniques et éviter une sortie désordonnée. La balle n'est pas dans le camp de l'Union européenne, elle est toujours dans le camp de Mme May.
Le 15 janvier, à la Chambre des communes, le rejet du projet d'accord a été beaucoup plus massif que celui attendu. Il s'agit non seulement d'un rejet du projet de retrait, mais aussi sans doute de la manière dont le gouvernement britannique a mené les discussions. Mardi soir, de nouveaux votes d'amendements ont eu lieu. Il faut savoir que tous ces votes sont indicatifs pour le gouvernement britannique. Un nouveau vote aura lieu le 13 ou 14 février. On pourrait aussi imaginer que le Parlement britannique vote encore ensuite toutes les semaines jusqu'au 29 mars sur le Brexit.
Ce qui a été rejeté mardi, c'est le no deal c'est-à-dire l'absence d'accord. Il s'agit d'un signal intéressant. Ce qui a été approuvé, c'est un mandat assez complexe confié à Mme May pour revenir négocier à Bruxelles une modification substantielle du backstop. Comme vous l'avez souligné, monsieur le président, c'est une assurance vie pour préserver le marché intérieur et éviter le rétablissement d'une frontière en dur entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande. Ce filet de sécurité est un élément essentiel : il serait difficile pour nous de revenir sur ce point, car nous avons mis deux ans à parvenir à un résultat le plus pertinent possible. Beaucoup d'options ont été discutées. Or l'option qui figure dans l'accord de retrait a été proposée par les Britanniques eux-mêmes. Voilà pourquoi ce rejet est surprenant.
Nous avons réaffirmé à 27 une position très ferme de refus de renégociation de l'accord. En revanche, une ouverture est possible sur le texte relatif à la déclaration sur les relations futures. Ce texte peut constituer une base de discussion plus facile afin d'apporter quelques précisions sur la manière dont nous envisageons le backstop. Ce dernier est partie intégrante de l'accord de retrait. C'est pour nous la seule position. Si le Royaume-Uni n'accepte pas de faire évoluer ses lignes rouges, il ne sera pas possible de négocier de manière substantielle une solution.
Prévoir la mise en oeuvre temporaire du backstop n'a aucun sens. Que se passera-t-il après cette date ? Faudra-t-il prévoir une solution de repli à la solution de repli ? C'est absurde. Il n'est pas plus concevable de demander une clause de dénonciation unilatérale de cette situation de repli. Sans backstop, sans solution de secours sur la question de la frontière irlandaise, il ne peut pas y avoir d'accord de retrait. C'est fondamental.
Mardi soir la solidarité des 27 a été forte. Oui, c'est un défi de rester unis à 27 sur ce sujet, mais cela a été jusqu'à présent plutôt facile, dans la mesure où il a surtout été question de nos principes fondamentaux. Cette solidarité persiste aussi aux côtés de l'Irlande qui a elle-même fermement soutenu mardi soir le backstop Concernant la prolongation du délai prévu à l'article 50, la décision devrait être approuvée à l'unanimité des 28 ; cela ne pourrait avoir lieu qu'au regard des contraintes internes de l'Union. Nous ne souhaitons pas une prolongation de confort, qui ne ferait que reporter la date de sortie sans objectif particulier. Si une demande était faite en ce sens, elle ne serait pas acceptée. En revanche, si le Royaume-Uni avait besoin de quelques jours pour mettre en place une législation nécessaire après un vote positif sur l'accord de retrait, nous accèderions à sa demande. Si la demande visait à nous proposer une renégociation de l'accord de retrait, il faudrait évaluer le degré de clarté de ce que veulent les Britanniques - clarté inexistante aujourd'hui. Il faudra aussi évaluer la durée accordée du délai à partir des critères suivants : participation financière, fonctionnement des institutions européennes.
Pour l'instant, nous n'avons pas reçu de demande. Mme May semble l'exclure... pour l'instant. C'est une question cruciale au regard des élections européennes du 26 mai, auxquelles le Royaume-Uni n'envisage pas de participer. Nous devrions avoir un nouveau président de la Commission en juillet et un nouveau collège le 1er novembre.
Dans ce contexte, il serait préférable d'avoir un statut clair du Royaume-Uni, que ce soit pour rester définitivement, pour rester pour un temps donné - mais avec un objectif clair - ou pour partir. Si le gouvernement britannique veut organiser un nouveau referendum, pourquoi pas ? Mais cela ne doit pas nous obliger à des contorsions institutionnelles pour rien. Certains parlent de prolonger la commission Juncker... L'Union étant perturbée par ce dossier lourd, il serait temps de clore les négociations sur la sortie ordonnée du Royaume-Uni pour passer aux relations futures. Une prolongation du délai à ce moment charnière est complexe à envisager. Les 27 ne pourraient l'accepter que si le Royaume-Uni a une position claire, ce qui n'est pas le cas à ce jour. Nous ne savons pas ce que Mme May va dire la semaine prochaine aux négociateurs. Des « aménagements au backstop », personne ne sait ce que cela recouvre. Nous tournons autour de ce problème depuis trois ans... s'il existait une autre solution, magique...
Mme Fabienne Keller. - Vous le sauriez !
Mme Sandrine Gaudin. - Exactement ! Cela dit, je suis personnellement admirative de la résilience de Mme May, de sa capacité à rester toujours debout.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam et Mme Colette Mélot. - Absolument !
Mme Sandrine Gaudin. - Elle veut achever le projet issu du referendum, on le comprend. De notre côté, nous nous préparons à tous les scenarii. Le no deal est de moins en moins improbable. Nous ne pouvons pas attendre d'être à la veille du 29 mars pour nous y préparer. Le Parlement a autorisé le Gouvernement à procéder par ordonnances, ce qui nous aide beaucoup. Nous avons préparé ces ordonnances, deux ont déjà été signées et trois le seront la semaine prochaine. La plus urgente concernait les gestionnaires d'infrastructures, car ils doivent commencer d'urgence des travaux ; la deuxième prolonge des licences d'exportation pour le matériel de défense, sujet majeur pour continuer notre coopération en cette matière avec le Royaume-Uni. La plus attendue parmi les trois autres concerne le statut des ressortissants britanniques en France, qui suscite beaucoup d'inquiétudes, comme celui des Français au Royaume-Uni. Nous avons bâti un statut fondé sur la réciprocité. Nous maintenons des droits pour les Britanniques qui vivent en France depuis de nombreuses années. Mais il y aura une heure de vérité, où nous vérifierons la manière dont sont traités les Français au Royaume-Uni.
Le cadre juridique est indispensable, mais ne suffit pas. Nous avons intensifié la préparation des administrations chargées de contrôler les flux aux frontières, le statut de pays tiers signifiant l'établissement d'une frontière en dur. Les douanes, mais aussi la police aux frontières et les services vétérinaires et sanitaires sont concernés. Nous avons recruté 500 douaniers. Mais ce sont toutes les douanes françaises, sur tout le territoire, qui seront affectés par ce changement. La PME en région Provence-Alpes-Côte d'Azur qui commerce avec le Royaume-Uni devra remplir plus de formulaires, se soumettre à plus de procédures douanières, et devra être mieux accompagnée. On le voit, cela ne se limite pas aux seuls contrôles à Calais.
Pour les flux de personnes, on pourrait croire que le Brexit ne change rien, la Grande-Bretagne étant déjà hors de Schengen. C'est vrai, mais le contrôle ne sera pas le même ! Le Britannique qui se présentera à la Gare du Nord ou à Calais devra présenter son passeport au contrôle, peut-être également prouver qu'il remplit toutes les conditions pour séjourner sur le territoire français, et notamment qu'il dispose de ressources suffisantes. De 30 secondes, on passe à 1 minute et 30 secondes. Son passeport sera tamponné...
Le 17 janvier, le Premier ministre a présidé une réunion sur le Brexit. L'une des priorités identifiées est de sensibiliser les entreprises. Les grandes sont préparées, elles en ont les moyens. Mais dans les petites, il y a encore beaucoup de déni : « vous, le Gouvernement, allez forcément trouver une solution. » Certes nous en trouverons, mais il faut malgré tout se préparer. Nous pouvons nous retrouver au bord de la falaise si nous ne parvenons pas non plus à un accord sur les relations futures. En tout état de cause, le Brexit veut dire du changement, plus de difficultés, plus de démarches, plus de complexité. Pourquoi nous préparons-nous depuis avril 2018 ? Ce n'est pas que nous n'espérions pas un accord, mais 80 % des flux de marchandises entre le Royaume-Uni et la France passent par la France. Nous assurons le contrôle à la frontière pour le compte du reste de l'Europe. Il faut donc s'assurer que les contrôles soient les plus efficaces possible. C'est une responsabilité qui pèse sur nous.
Le Royaume-Uni s'y prépare aussi. Je ne qualifierai pas sa préparation. L'Union européenne s'y prépare également : la Commission a adopté des textes, en proposera d'autres au Conseil, elle a produit des notices. Nous sommes en train de négocier un règlement d'exemption de visas au niveau européen, mais aussi des règlements sur l'aviation civile, l'homologation des véhicules, la sécurité des navires.
Toutes ces mesures de contingence ne visent pas à reproduire les avantages de l'appartenance à l'Union, dans une alternative qui pourrait être séduisante pour les Britanniques. Elles ne sont en outre que temporaires.
Dans les ports et les aéroports, les gestionnaires prendront les mesures qui s'imposent : généralement, il s'agit d'augmenter la capacité des parkings et des bâtiments pour héberger les nouveaux douaniers. Construire un parking n'est en général pas trop cher, mais cela peut s'alourdir en fonction de la situation. Il n'y a parfois pas de place. Le tunnel sous la Manche a été construit dans l'environnement du marché intérieur, sans qu'on n'imagine jamais qu'il puisse y avoir une frontière un jour !
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Jamais !
Mme Sandrine Gaudin.- Le Premier ministre a signalé la pêche comme un point de vigilance particulier. Dans les directives de négociation que nous avons données à Michel Barnier, nous avons demandé que ce secteur ne soit pas isolé. Car la situation est asymétrique. Nous sommes bien plus demandeurs de conserver notre accès aux eaux britanniques que les Britanniques ne le sont pour les nôtres, sinon pour débarquer leur pêche, notamment à Boulogne. Or les droits de douane sur du poisson frais ne seraient pas significatifs et ne protègeraient en rien nos pêcheurs. Pas moins de 180 navires et 1 200 pêcheurs français sont concernés ; une absence d'accord comporterait un préjudice important, bien que difficile à calculer.
La Commission a proposé d'aménager les règles du fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP). Huit États membres sont concernés. Nous proposerons un abondement si nécessaire - nous avons déjà consommé une bonne partie de notre enveloppe nationale. Le Premier ministre en parle à chaque réunion, à chaque déplacement - comme récemment à Dunkerque et à Calais. Cela représente moins de points de PIB que l'aéronautique ou l'agroalimentaire, mais le secteur est caractérisé par une concentration sur certains ports. La fin de l'accès aux eaux britanniques en condamnerait certains. Le report sur d'autres eaux ne serait pas simple, beaucoup de zones étant déjà saturées.
M. Simon Sutour. - Merci beaucoup. Je suis désespéré par ce qui se passe. C'est bien de se féliciter de l'unité des 27 ou du communiqué ferme de l'Irlande. Mais sans accord, nous aurons une frontière dure et des difficultés financières. C'est une escalade dramatique. J'ose espérer que nos hautes instances ont un plan B. Au niveau européen, on espère que Mme May pourra faire quelque chose. Mais elle n'en peut mais, Mme May ! Je la vois mal s'entendre avec M. Corbyn. Quant au nouveau referendum, les Britanniques n'en veulent pas, les sondages sont clairs.
Ils ont voulu partir, ils vont payer, dites-vous ? Mais non ! Nous allons payer autant qu'eux, et nous n'y sommes pour rien ! Qu'on se prépare, c'est la moindre des choses. Cela va être colossal. La politique de défense européenne a fait des progrès spectaculaires, dites-vous... J'étais à Aix-la-Chapelle pour la signature du traité entre la France et l'Allemagne, j'ai pu entendre Mme Merkel tenir des propos qu'elle n'aurait pas tenus auparavant, mais il ne faut pas se voiler la face : cela ne remplacera pas le Royaume-Uni.
Je vais être politiquement incorrect. Ne pouvait-on pas imaginer un deal global mettant la question irlandaise de côté ?
Mme Sandrine Gaudin. -L'Irlande est un État membre de l'Union européenne.
M. Simon Sutour. - C'est l'Europe qui va payer la frontière dure, pas les Britanniques. Tout ce que vous avez dit, je ne dirais pas que nous le savions déjà, mais que nous nous en doutions. M. Darmanin est venu nous présenter comment son ministère se préparait ; notre administration est parfois critiquée, mais nous savons qu'elle est solide.
Je ne crois pas trop au retour de contrôles renforcés des passeports au passage de la frontière. Lorsque vous allez en Serbie, une carte d'identité suffit...
Nous allons faire le travail de contrôle à la frontière pour toute l'Union ; peut-être faudra-t-il demander une participation. Mais il y aura aussi des frais non seulement en PACA, mais aussi en Occitanie, et même au fin fond de la Lituanie !
J'ose espérer qu'il y a un plan B. Certes, cela ne peut pas être dit dans le cadre d'un rapport de forces. Nous pouvons avoir une heureuse surprise d'ici la fin mars ; mais j'y crois de moins en moins.
Mme Fabienne Keller. - Le tunnel était un rêve de la fin du XIXème. Lorsqu'il a finalement été réalisé, nul n'imaginait que ce cordon ombilical pourrait être rompu un jour.
La rupture aura des répliques, comme un tremblement de terre. Dans cette situation tendue, quel est le ressenti du peuple britannique ? Le Britanniques ont-ils le sentiment d'avoir en face d'eux une Union européenne trop dure ? Avez-vous dessiné les scenarii autres que le no deal ?
Mme Gisèle Jourda. - Quel est le ressenti de nos jeunes installés au Royaume-Uni, qui y travaillent depuis quinze ans, et sont pour certains les produits d'Erasmus. Quel sera leur sort ? A-t-on des solutions pour le secteur pharmaceutique et de la santé ? Les vérifications concernant certains médicaments sont faites au Royaume-Uni : le 30 mars, ils ne pourront pas être importés. On connaît pourtant l'impact des questions de santé sur nos concitoyens.
M. Benoît Huré. - Sait-on comment les Britanniques se préparent au Brexit ? Ont-ils réactivé les liens avec le Commonwealth ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Moi aussi je suis désespérée. Élue depuis trente ans des Français de Grande-Bretagne et d'Irlande, j'ai du mal à réaliser l'ampleur du désastre. Beaucoup de Britanniques pensaient, comme moi, qu'une solution serait trouvée, que Mme May imposerait sa sortie négociée.
Le Royaume-Uni est un des seuls pays avec lequel nous avons un excédent commercial. La France serait donc très touchée en cas de no deal.
Les Britanniques sont désorientés. Le travail a été fait avec les pays du Commonwealth et d'autres pays. Le Royaume-Uni est un pays de commerçants, pragmatique, et il a déjà commencé à développer de nouvelles relations, à signer des contrats. Beaucoup de patrons britanniques très respectés ont prôné le Brexit, en disant que cela allait ouvrir de nouveaux marchés.
J'étais à l'inauguration du tunnel sous la Manche, j'ai suivi tous les plans. Des deux côtés de la Manche, on n'a jamais imaginé une seconde que cela se refermerait un jour !
En cas de no deal, j'ai proposé qu'un comité bilatéral veillant aux intérêts des résidents Français en Grande-Bretagne et Britanniques en France soit formé. Il faut se préparer à tous les problèmes qui se poseront immanquablement. Ce comité ne serait pas uniquement gouvernemental, mais compterait des parlementaires et des personnes issues de la société civile. La ministre chargée des affaires européennes m'a répondu qu'on ne pouvait l'envisager pour le moment, puisqu'on n'était pas certains du no deal. Qu'en pensez-vous ?
M. Pascal Allizard, président. - Si 80 % des marchandises circulant entre l'Union et le Royaume-Uni passent par la France, 20 % passent ailleurs. Pourriez-vous faire un point sur le lobbying des Belges et des Néerlandais sur les futures autoroutes de la mer ? Nous aurions beaucoup à perdre à leur laisser l'avantage.
M. Jean Bizet, président. - M. Allizard est l'auteur d'un rapport sur le sujet. L'extension du délai se profile. Les Britanniques ont conservé la ligne budgétaire prévue pour la participation aux élections européennes. La France s'est-elle préparée à cette éventualité ? Elle perdrait les cinq sièges supplémentaires qu'elle pensait récupérer.
Quel est le montant de la ligne budgétaire pour les aménagements portuaires ?
Mme Sandrine Gaudin. - J'ai bien conscience que je ne vous apprends pas de grandes nouveautés. Mais il peut être utile de balayer le sujet du point de vue du négociateur. Avons-nous un plan B ? Si nous n'étions pas à la veille d'élections européennes et du changement de Commission, nous aurions une plus grande marge de manoeuvre. Concernant l'extension du délai, la question n'est pas seulement le problème de la participation aux élections, mais aussi de la raison pour laquelle les Britanniques en auraient besoin. Nous ne l'accepterions pas sans conditions.
Si l'accord de retrait est ratifié le 14 février et que le gouvernement britannique nous demande deux ou trois mois, cela peut s'envisager. S'il n'est pas ratifié et que le gouvernement britannique demande plus de temps sans avoir de but défini, nous serons incapables de répondre favorablement. Enfin, le Parlement britannique n'a pas découvert l'accord de retrait au mois de décembre !
Si le Royaume-Uni veut rester plus longtemps, il doit révoquer l'article 50 et dire qu'il reste dans l'Union. Je ne pense pas que ce soit le plus probable ; mais la Cour de justice de l'Union européenne a dit que c'était possible. Il faudra aussi se demander quel est le but de cette révocation, si elle a lieu. Nous avons besoin de savoir ce que le partenaire veut. Pour l'instant, nous savons ce qu'il ne veut pas. Si le Parlement britannique, qui a fixé la date du 29 mars, veut la changer, il doit voter dans ce sens. Nous ne pouvons pas avoir de plan B en l'absence de clarté. Nous ne pouvons pas demeurer ainsi dans un arbre de décision aux ramifications infinies !
Les scenarii que nous envisageons pour le retour de Madame May à Bruxelles sont une demande d'extension du délai et une nouvelle forme de backstop... Nous avons dit que l'accord de retrait n'était pas négociable, mais nous regarderons malgré tout un projet alternatif s'il y en a un : car le no deal est un repoussoir absolu.
Nous sommes préoccupés par le sort des ressortissants français au Royaume-Uni comme les Britanniques sont inquiets de celui de leurs ressortissants en France. Nous avons quelques informations, mais pas de grandes certitudes. Il y a eu des déclarations contradictoires, notamment sur l'établissement d'une condition de ressources pour l'entrée et le séjour de ressortissants européens sur le territoire britannique. Si c'est le cas, la jeune fille qui veut aller travailler dans un bar pour apprendre l'anglais aura peut-être des difficultés, non le cadre installé depuis quinze ans. D'où notre affirmation d'une condition de réciprocité.
Votre proposition, Madame Garriaud-Maylam, est intéressante : une veille serait utile, pour savoir s'il y a de petites vexations, là-bas comme ici - même si nous n'allons naturellement pas donner l'ordre à nos préfectures ou aux frontières de stigmatiser les ressortissants britanniques.
Sur la santé, l'Agence du médicament européenne a effectué un travail de préparation soigneux et intense (je vous en communiquerai le détail. Il faudra s'assurer, pour les molécules sur lesquelles nous sommes dépendants du Royaume-Uni, que nous disposons des bonnes licences d'exportation, et qu'il n'y aura pas de problème en cas de no deal. Le Premier ministre a bien en tête ces questions.
M. Jean Bizet, président. - Le 6 mars prochain, nous recevrons les dirigeants d'AstraZeneca France : il nous serait utile de recevoir ces informations préalablement à cette audition.
Mme Sandrine Gaudin. - L'Agence nationale de sécurité du médicament est fortement mobilisée, la ministre, Mme Buzyn, également, afin d'éviter les difficultés. Il y a aussi la possibilité de constituer un stock, comme le font certains pays ; les mesures de précaution nationales sont en cours de définition. Soyez rassurés, la santé figure bien dans notre plan de préparation.
Le Royaume-Uni a bien sûr entrepris de se rapprocher d'autres partenaires, dans le Commonwealth en particulier, mais l'Australie et la Nouvelle-Zélande négocient actuellement un accord de commerce avec l'Union européenne... Les Australiens sont désolés de la décision dramatique prise par leurs « cousins » ! Mais ils tiennent à préserver leurs relations commerciales avec une Europe de 27 membres, qui représente tout de même 500 millions de consommateurs. Ils n'ont pas à choisir, bien sûr. Mais peut-être le Royaume-Uni a-t-il fait une erreur d'analyse ?
M. Jean Bizet, président. - C'est évident !
Mme Sandrine Gaudin. - En tout cas le monde ne l'attend pas, et certains États qui appartiennent pourtant au Commonwealth feront le calcul que je viens de mentionner.
La nature du lien que les Européens noueront avec le Royaume-Uni après, je l'espère, un accord de sortie ratifié est importante. Cela renvoie à la politique commerciale : le Royaume-Uni vise l'autonomie, il recherche des partenaires, renforce ses postes diplomatiques à l'étranger, crée des emplois de fonctionnaires, une agence du médicament - pour les autorisations de mise sur le marché britannique -, une agence de sécurité aérienne, etc. C'est normal.
L'Europe se referme-t-elle ? Non, c'est le Royaume-Uni qui se referme !
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Bien sûr.
Mme Sandrine Gaudin. - Nous ne souhaitions pas que ce pays quitte l'Union ! La restauration d'une frontière découle de la décision britannique de se séparer des 27 autres membres. Le choix des Britanniques ne saurait avoir pour conséquence un détricotage de l'Union européenne, ni une dilution du marché intérieur - on redécouvre les vertus de ce ciment de la construction européenne. Vous me demandez s'il est raisonnable de mettre en péril un accord pour la seule question de la frontière irlandaise ? Mais l'enjeu n'est pas seulement la frontière irlandaise en elle-même, il concerne la préservation des fondements de notre union...
Oui, il existe un fort lobbying des ports belges et néerlandais : faisons pareil ! Ils recrutent des douaniers : nous en recrutons aussi. Il s'agit de capter les flux de marchandises qui ne transiteront plus par le Royaume-Uni. C'est le moment, pour nos ports, de faire une offre aux Irlandais, en mettant en sourdine nos complexes et en faisant taire les rivalités entre des ports situés parfois à quelques kilomètres l'un de l'autre.
Les grands ports doivent en outre être inscrits dans le « corridor » pour bénéficier des aides européennes : c'est maintenant qu'il faut répondre à l'appel d'offres !
Je me suis rendue à Calais et Dunkerque avec le Premier ministre. Nous ferons d'autres déplacements en Bretagne, en Normandie, et dans les Hauts-de-France. Il y a une énergie incroyable dans ces ports, un grand potentiel. La manne communautaire sur le Règlement « Mécanisme pour l'interconnexion en Europe » (MIE) existe, il faut en profiter et saisir les opportunités.
Il n'y a pas de ligne financière spécifique pour le Brexit au sein du budget de l'Union européenne ; cependant la Commission européenne a déjà proposé quelque chose pour le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (Feamp). Et en cas de scenario catastrophe, toutes les marges existantes dans tous les fonds, FSE, Feder seraient mobilisées, et je n'exclus pas des dispositifs ad hoc. Cela ne fait aucun doute.
M. Jean Bizet, président. - Il n'y a pas de ligne dédiée mais la Commission européenne est prête, donc ?
Mme Sandrine Gaudin. - De plus en plus. Nous espérons toujours un accord. La Commission ne va donc pas annoncer un budget consacré au no deal... Nous accélérons les préparatifs pour y faire face, mais notre scenario A, le first best, serait bien sûr un retrait ordonné. Il semble difficile, en l'absence de clarté chez notre partenaire, mais nous l'espérons.
Les élections approchent. Nous avions modifié les textes et nous nous étions répartis les sièges britanniques, mais si l'article 50 était révoqué, nous reviendrions sur ces modifications. Ce serait compliqué, mais au coeur d'une crise, on trouve des solutions. L'article a été utilisé pour la première fois, il a suscité trois années de discussions ; si la situation s'avère être une crise, nous y ferons face. Les Anglais pourraient-ils rester plus longtemps dans l'Union, participer aux élections ? Je ne me hasarderai pas à faire des pronostics sur les diverses hypothèses... Les 27 sont prêts, pour éviter le backstop, non à réviser l'accord de retrait, car nous ne voyons pas ce qui serait meilleur qu'un accord assorti d'un backstop, mais à donner, par la déclaration politique sur la relation future, des assurances diplomatiques. Cela montrerait que les bases d'une relation future sont bien posées et que le backstop est seulement une solution de secours. Un gros travail a déjà été accompli sur la relation future, parce qu'il nous faut être prêts à engager les négociations le 30 mars prochain.
M. Jean Bizet, président. - N'y a-t-il aucune évolution de la réflexion sur un espace économique européen, autrement dit sur un modèle norvégien ?
Mme Sandrine Gaudin. - La Grande-Bretagne a très tôt exclu le modèle norvégien. Surprise ! Celui-ci est réapparu dans le débat parlementaire. Cela exigerait en contrepartie une contribution financière au budget européen et une évolution des lignes rouges britanniques. Je ne suis pas certaine que cet aspect soit bien clairement mesuré par tous lorsque le Parlement britannique évoque cette solution.
M. Jean Bizet, président. - Et il y a la libre circulation, que la Grande-Bretagne a toujours refusée.
Mme Sandrine Gaudin. - Oui, ainsi que la contribution au budget : tout ce à quoi le pays a voulu échapper en quittant l'Union... C'est la relation la plus proche, celle qu'il refusait.
M. Jean Bizet, président. - Merci.
M. Benoît Huré. - Le modèle norvégien n'est pas logique mais il n'y a rien de rationnel en ce moment en Grande-Bretagne.
Mme Sandrine Gaudin. - Si nous parvenons à une sortie ordonnée et à des accords sur la relation future, nous serons dans le domaine de l'inédit, mais possiblement assez près d'une solution norvégienne. Nous quittons un niveau de coopération maximum ; sans rétablir l'existant, nous ne partons pas d'une situation vierge.
Que pense la population britannique ? Dans les tabloïds, la France est largement perçue comme l'État qui dresse les 26 contre le Royaume-Uni.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Le french bashing a toujours existé.
Mme Sandrine Gaudin. - Les télévisions montrent la France comme un pays des violences policières et de violations des droits de l'homme. Notre pays n'est pas plus dur que les autres : les 27 ont ensemble l'intention d'éviter le démantèlement de la construction européenne. Dans les médias britanniques, le « jeu des reproches », le blame game, va se renforcer inévitablement, on clamera que les Européens ferment la porte à la proposition de Mme May.... Or nous avons déjà passé trois ans à négocier ! Il est temps de se recentrer sur les questions stratégiques pour l'Europe. Tout le temps passé à traiter du Brexit, c'est autant de moins consacré à ce que sera l'Europe à 27 : migrations, ouverture, sécurité, défense, approfondissement des politiques, fonctionnement institutionnel, format de la Commission... Les Britanniques sont à l'origine du problème. C'est à eux qu'il revient de trouver une grande partie de la solution. On n'active pas l'article 50 à la légère. Sans parler de le mettre au référendum...
M. Jean Bizet, président. - Après deux ou trois ans de négociations, l'accord associé à un backstop, proposé par les Britanniques eux-mêmes et signé en novembre 2018 apparaissait comme la solution la plus pertinente. Heureusement qu'il y avait un backstop ! Il a vocation à ne jamais être mis en oeuvre, si les Britanniques font mouvement. Mais à 1 380 heures de l'échéance, ils ne bougent toujours pas... Le backstop les contraint à affiner leur réflexion. Le Parti conservateur semble à présent un peu plus rassemblé autour de l'idée d'éviter un no deal. Jacob Rees-Mogg et Boris Johnson ont bien compris que le Commonwealth n'était plus ce qu'il était.
Nous recevrons en mai prochain M. Hervé Morin, le président des régions de France. Il faut absolument faire une offre globale à nos partenaires européens et irlandais.
Le sommet de Sibiu, le 9 mai prochain, sera le moment d'une refondation de l'Union européenne. Le groupe de suivi poursuit sa réflexion. Tout ce qui avait été négocié mais non mis en oeuvre par M. Cameron pèsera forcément dans la réflexion : je veux bien sûr parler du paquet Tusk. Il y a des crispations, l'Union européenne doit en prendre conscience.
M. Pascal Allizard, président. - Merci, Madame la secrétaire générale, de toutes ces informations sur un sujet difficile et comportant de nombreux dangers.
Notre réunion, le 6 février prochain, sera consacrée aux conséquences du Brexit sur le secteur de la pêche.
La réunion est close à 12 h 5.