- Mardi 15 janvier 2019
- Audition de M. Yves Saint-Geours, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Audition de Mme Sandrine Clavel, candidate proposée par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Audition de M. Jean Cabannes, candidat proposé par le Président du Sénat aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Audition de Mme Natalie Fricero, candidate proposée par le Président du Sénat aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Votes sur les propositions de nomination, par le Président de la République et le Président du Sénat, de M. Yves Saint-Geours, Mme Sandrine Clavel, M. Jean Cabannes et Mme Natalie Fricero aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Dépouillement des scrutins sur les propositions de nomination, par le Président du Sénat, de M. Jean Cabannes et Mme Natalie Fricero aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Mercredi 16 janvier 2019
- Désignation de rapporteurs
- Proposition de loi relative à l'aménagement du permis à points dans la perspective de l'abaissement de la limitation de vitesse à 80 kilomètres-heure sur le réseau secondaire - Examen du rapport et du texte de la commission
- Proposition de loi visant à assurer une plus juste représentation des petites communes au sein des conseils communautaires - Examen du rapport et du texte de la commission
- Dépouillement des scrutins sur les propositions de nomination, par le Président de la République, de M. Yves Saint-Geours et Mme Sandrine Clavel aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Mission d'information sur les conditions dans lesquelles des personnes n'appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l'exercice de leurs missions de maintien de l'ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements - Audition de M. Patrick Strzoda, directeur de cabinet du Président de la République
- Mission d'information sur les conditions dans lesquelles des personnes n'appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l'exercice de leurs missions de maintien de l'ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements - Audition de M. Christophe Castaner, ministre de l'intérieur
- Mission d'information sur les conditions dans lesquelles des personnes n'appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l'exercice de leurs missions de maintien de l'ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements - Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères
- Jeudi 17 janvier 2019
Mardi 15 janvier 2019
- Présidence de M. François Pillet, vice-président -
La réunion est ouverte à 14 heures 35.
Audition de M. Yves Saint-Geours, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
M. François Pillet, président. - Nous allons procéder, en application des articles 13 et 65 de la Constitution, ainsi que de la loi organique et de la loi du 23 juillet 2010 relatives à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, à l'audition de quatre personnalités qualifiées dont la nomination est envisagée pour exercer les fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
Les nominations de M. Yves Saint-Geours et Mme Sandrine Clavel sont proposées par M. le Président de la République.
Les nominations de M. Jean Cabannes et Mme Natalie Fricero sont proposées par M. le Président du Sénat.
Ces auditions, publiques, seront suivies de votes à bulletins secrets, conformément à l'article 19 bis de notre règlement. Ces votes se tiendront à l'issue de la dernière audition, dans notre salle de commission. Aucune délégation de vote ne sera admise.
Je vous rappelle que, en application de l'article 13 de la Constitution, le Président de la République ne pourrait pas procéder à la nomination de M. Yves Saint-Geours ou de Mme Sandrine Clavel si, pour l'un ou pour l'autre, les votes négatifs au sein de notre commission et de la commission des lois de l'Assemblée nationale représentaient au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions.
De même, le Président du Sénat ne pourrait pas procéder à la nomination de M. Jean Cabannes ou de Mme Nathalie Fricero si, pour l'un ou pour l'autre, les votes négatifs de notre commission représentaient au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.
Nous allons d'abord entendre M. Yves Saint-Geours, pendant trois quarts d'heure au maximum.
Monsieur Saint-Geours, vous avez la parole afin de nous présenter votre candidature, après quoi mes collègues et moi-même vous poserons un certain nombre de questions.
M. Yves Saint-Geours, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature. - Je suis très honoré de me présenter devant vous.
Je mesure la responsabilité qui s'attache à la fonction de membre du Conseil supérieur de la magistrature, organe constitutionnel qui assiste le Président de la République, lui-même garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire. Celle-ci est au fondement de l'État de droit et protège la liberté individuelle.
Je suis aussi un peu intimidé, car j'aborde des rivages qui, sans m'être inconnus, ne sont pas de ceux que j'ai le plus explorés au cours de ma carrière, de près de quarante-cinq ans, dans le service public.
Dans mon expérience d'enseignant, de chercheur et, surtout, de diplomate, qu'est-ce qui fait de moi une personnalité qualifiée pour siéger au CSM ? Le fait que j'aie côtoyé, dans des postes très variés, des questions juridiques et d'enseignement du droit. En particulier au sein de l'agence Erasmus, dont j'ai été l'un des premiers responsables, au ministère de la recherche, où je me suis occupé de droit des organisations internationales de recherche, et au cabinet du ministre des affaires étrangères, où j'ai été chargé des questions relatives aux biens spoliés.
Au long de ma carrière, j'ai travaillé dans deux grandes directions : la coopération internationale et la gestion des administrations, notamment des ressources humaines - une gestion qui est au coeur des missions du Conseil supérieur de la magistrature.
La coopération internationale, je l'ai pratiquée en particulier au Quai d'Orsay, comme sous-directeur, directeur, puis directeur général adjoint. Je me suis occupé de filières d'enseignement du droit, de maisons du droit et de promotion du droit, notamment en Amérique latine, région dont je suis spécialiste, qui est un terrain d'application du droit romano-germanique en même temps que de concurrence avec la common law.
Je l'ai pratiquée également comme ambassadeur, en Bulgarie d'abord, puis au Brésil, où le voisinage de la Guyane française m'a conduit à travailler dans le domaine de la coopération juridique et judiciaire.
À Madrid, où je suis en poste depuis la fin 2015 et pour quelques semaines encore, j'ai animé un dialogue intense entre l'Espagne et la France sur les questions judiciaires, dans le contexte de la fin progressive du problème de l'ETA basque et des attentats du Bataclan et de l'Hyper casher. Le terrorisme, la radicalisation, la politique carcérale et les droits des victimes, mais aussi la grande criminalité et les trafics, ont été au coeur de mes responsabilités. Cette activité est de première importance, car l'entente entre nos deux pays repose pour une part sur la confiance dans leurs institutions judiciaires et la coopération entre celles-ci.
Pour l'avoir suivie comme ambassadeur et respectée comme citoyen, j'ai compris que la justice n'est pas une administration comme les autres, en raison de son indépendance, des obligations de confidentialité et des procédures applicables devant elle. Toutefois, elle s'insère dans un ensemble interministériel plus vaste, où se rejoignent la politique, la sécurité, la coopération, la communication et le rapport avec les citoyens. Cette insertion est un élément important de sa place dans la cité.
S'il est une compétence plus spécifique que je pourrais apporter au Conseil supérieur de la magistrature, c'est mon aptitude à la gestion des administrations et des ressources humaines.
En effet, comme chef de poste, président d'établissement public - j'ai dirigé le Grand Palais -, directeur d'administration centrale et, tout spécialement, directeur général de l'administration et de la modernisation du ministère des affaires étrangères, j'ai acquis une expérience de la direction d'une maison, de corps, de structures ayant des codes et une histoire. Si je ne prétends pas bien connaître la magistrature, je pense pouvoir apporter à la justice ce regard extérieur, mais non pas étranger, ni même éloigné.
Dans mes fonctions de directeur général, je me suis occupé d'évaluation, de dialogue social, de discipline et de déontologie. Sans oublier le travail sur la parité, dont certes les enjeux ne sont pas tout à fait les mêmes au ministère des affaires étrangères et dans la magistrature. Mon souci a été de construire des carrières, de généralistes ou d'experts, et une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, d'identifier les potentiels et de mettre la formation au service de la mobilité et de la progression des carrières.
Dans des moments rendus assez difficiles par les objectifs fixés en termes d'emplois et d'efficacité, j'espère avoir fait preuve de discernement et de jugement, deux vertus essentielles pour siéger au CSM.
Si tout n'est pas transposable à d'autres corps, qui ont leur propre culture et leurs propres contraintes, je constate que les premiers chapitres du guide de déontologie du ministère des affaires étrangères, auquel j'ai grandement contribué, portent sur la dignité, l'intégrité et l'impartialité, trois vertus requises par la loi organique du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature, en plus de l'indépendance qui fonde la fonction judiciaire, attendues aussi des membres du CSM.
Sans préjudice des modifications constitutionnelles et législatives qui pourront intervenir, de nombreuses possibilités d'action et d'amélioration existent déjà. Je pense en particulier aux problèmes d'attractivité du parquet et des fonctions de chef de juridiction, qui se posent de façon spéciale pour les femmes. La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences peut progresser encore, notamment grâce à une meilleure identification des potentiels et à meilleur profilage des fonctions.
À ces questions s'ajoutent des défis géographiques et d'autres, techniques et déontologiques, liés aux usages des technologies de l'information et de la communication. Je me suis beaucoup occupé de ces derniers enjeux dans la diplomatie, où les besoins de confidentialité sont forts et les questions techniques, très nombreuses.
Je conçois mon rôle au sein du CSM comme l'apport d'une compétence de service public, fondée sur cette double expérience en matière de coopération internationale et de gestion administrative et des ressources humaines, dans le cadre d'une collégialité qui n'est pas seulement un principe d'organisation, mais aussi une vertu.
M. François Pillet, président. - En tant que membre du Conseil supérieur de la magistrature, vous seriez amené à décider de l'accession de certains magistrats à des postes de chef de juridiction : selon vous, quelles qualités faut-il posséder pour exercer de telles fonctions ? Par ailleurs, comment le CSM pourrait-il renverser la tendance, constatée depuis plusieurs années, à l'augmentation de la mobilité des magistrats et à la baisse de l'attractivité des fonctions de chef de juridiction ?
M. Yves Saint-Geours. - Le chef de juridiction est d'abord un juge ou un procureur : les compétences juridictionnelles sont premières, et ce ne sont pas celles que je serais le plus qualifié pour apprécier. Mais d'autres qualités interviennent et permettent de définir des profils : des qualités de management, qui servent à diriger une équipe et à la mobiliser autour d'un projet de juridiction, des qualités d'écoute, utiles aussi en matière de veille déontologique et de prévention des conflits d'intérêts, une aptitude à la bienveillance et, bien entendu, des capacités d'administration et de gestion.
Un chef de cour est, sinon un manager, du moins un organisateur : il doit penser les modes de fonctionnement et répartir justement la charge de travail pour construire une politique au service de telle ou telle priorité, ce qui demande une connaissance étendue de tous les dossiers.
Bref, il doit être capable d'être un patron, apte à mobiliser autour de lui et de son projet pour la juridiction, apte aussi à incarner et à communiquer. L'image également est importante, notamment dans le monde d'aujourd'hui.
S'agissant des difficultés de recrutement pour les fonctions de chef de juridiction et pour le parquet, il appartient au CSM de faire des propositions en ce qui concerne, par exemple, les horaires, les conditions de travail et l'environnement de travail. Il peut notamment organiser des missions dans les juridictions en vue de proposer des améliorations.
M. François Pillet, président. - Vous êtes toujours ambassadeur en Espagne : comment concilieriez-vous vos obligations de représentation de la France dans ce pays et un emploi du temps assez copieux au CSM ?
M. Yves Saint-Geours. - Cette question ne se poserait que pendant deux mois et demi, puisque je serai en retraite le 5 avril prochain. Pendant ces quelques semaines, je devrais évidemment m'organiser. Être ambassadeur à Madrid est prenant, ô combien, mais je suis sur le départ, et quelqu'un va être nommé pour me remplacer.
M. Pierre-Yves Collombat. - Je serai direct : vous parlez en administrateur, presque comme un directeur des ressources humaines (DRH) du ministère de la justice, mais la justice, pour l'homme de l'ancien monde que je suis, n'est pas seulement un appareil bureaucratique...
L'objectif est, paraît-il, une justice de qualité rendue dans des délais raisonnables. Qu'est-ce, pour vous, qu'une justice de qualité ? Le CSM, une des rares institutions indépendantes, du moins sur le papier, doit se préoccuper de ces questions, qui ne sont pas seulement de déontologie : il s'agit de savoir quelles valeurs de justice fondent notre société !
M. Yves Saint-Geours. - Je vous répondrai, sans démagogie, que la justice, ce sont des magistrats, juges et procureurs. Ce n'est pas en DRH que j'ai parlé, mais avec à l'esprit la vocation du CSM : permettre que, à travers ces femmes et ces hommes, la justice soit convenablement rendue.
La déontologie, c'est être dans la cité, c'est être responsable devant le public, et c'est consolider cette image au nom du peuple français. Le CSM est parfaitement dans son rôle quand il traite de ces questions, tout comme il l'est quand il veille à rendre la justice plus rapide et plus efficace, en trouvant le moyen d'accélérer les procédures administratives.
La fonction à laquelle j'aspire me placera au coeur d'une vision où la justice est indépendante, impartiale et digne. Voilà comment j'envisage le travail du CSM.
M. Jean-Yves Leconte. - Estimez-vous que, pour exercer ses missions, le CSM doive exploiter l'open data des décisions judiciaires ?
Récemment, différentes réformes ont donné lieu à débat, en particulier sur la proportion des magistrats du siège et du parquet qui devraient figurer dans les formations, notamment disciplinaires. Comment abordez-vous cet aspect de votre fonction ? Quelles garanties souhaiteriez-vous apporter en termes d'indépendance de la justice ?
Enfin, vous allez exercer deux fonctions pendant quelques mois. N'est-ce pas gênant ?
M. Yves Saint-Geours. - Exercer mes fonctions d'ambassadeur en même temps que celle à laquelle je postule au CSM ne peut être gênant qu'en termes d'agenda, mais pas sur le principe. En tant qu'ambassadeur, je représente l'ensemble de la République à l'étranger, et je ne me sens pas en situation de délicatesse, même si je sais parfaitement que la justice est indépendante. Quand j'exerçais mes fonctions au Brésil, il y avait une magistrate de liaison. C'est aussi le cas en Espagne. Des procédures courent, notamment sur le terrorisme. Je fais preuve de la plus grande retenue et de beaucoup de réserve sur tout cela.
La composition du CSM a été modifiée il y a huit ans. Même si je ne fais pas encore partie de l'institution, j'ai bien conscience de l'équilibre recherché avec une différence marquée pour la formation disciplinaire. J'attends de regarder. La prudence que j'affiche n'est pas diplomatique, mais bien plutôt pratique. Il faut préserver l'équilibre entre les magistrats et les personnes qui ont des qualifications ne relevant pas directement de l'autorité judiciaire.
Votre question sur l'open data me laisse dans l'embarras. Nous travaillons depuis longtemps à porter à son maximum la communication des données quelle qu'en soit la nature. Le principe est bon, mais le diable se niche dans les détails, c'est-à-dire dans les modes d'accès et de transmission, dans les problèmes de déontologie et de confidentialité, etc. Si nous voulons tenir un objectif de transparence et d'accessibilité aux données, nous devons faire preuve de la plus grande prudence en la matière.
M. Jean-Yves Leconte. - Est-ce que l'open data peut être un outil utile au CSM dans l'exercice de ses missions ?
M. Yves Saint-Geours. - Oui, mais je reste prudent.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Vous avez poursuivi une carrière de grand serviteur de l'État. Pourquoi souhaitez-vous intégrer le CSM ? Que pensez-vous pouvoir apporter à l'institution ? D'autant qu'on attend que le CSM fasse preuve d'une grande indépendance. Comment cela s'articule-t-il avec votre parcours ? Je ne peux que m'étonner de l'intention que vous avez exprimée de conserver vos fonctions d'ambassadeur jusqu'au bout. Comment pourrez-vous occuper simultanément les deux fonctions ? Ne serait-il pas plus opportun de les disjoindre ?
M. Yves Saint-Geours. - Pendant longtemps, mes fonctions d'ambassadeur m'ont conduit à être un acteur du service public au sens le plus direct du terme. Au CSM, j'aurai la possibilité de transmettre et de partager les compétences que j'ai acquises au cours d'une expérience longue et diversifiée, de faire percoler en quelque sorte cette connaissance de l'État et de ceux qui travaillent pour le service public. Et je pourrai le faire dans un domaine qui ne relève pas de ma zone de confort, d'où l'occasion de bénéficier de davantage de liberté. Voilà ce qui m'a intéressé dans la fonction à laquelle je postule. À cela s'ajoute le fait que je me suis beaucoup occupé de questions judiciaires et juridiques au cours des dernières années.
Je ne sais pas exactement quand la nomination au CSM prendra effet. Quoi qu'il en soit, il me reste peu de temps à exercer en tant qu'ambassadeur. Et il me reste des congés à épuiser. Je ne crois pas qu'il y aura conflit d'intérêts entre mes deux fonctions.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Mais peut-être un problème statutaire ?
M. Yves Saint-Geours. - Je ne le crois pas. Je veillerai à gérer la situation au mieux pour qu'aucun soupçon ne puisse se faire jour en matière d'indépendance du CSM.
M. Jacques Mézard. - Considérez-vous que l'autorité judiciaire est bien le seul garant de la liberté individuelle, conformément à l'interprétation de la Constitution ?
M. Yves Saint-Geours. - La question n'est pas simple, mais les principes sont clairs. La Constitution et les lois garantissent des droits. Tel est le cadre dans lequel l'autorité judiciaire exerce sa fonction de garante des libertés, comme il est inscrit dans la Constitution. À ce stade, je me permets de ne pas aller plus loin.
M. François Grosdidier. - Le CSM est la seule autorité qui s'impose aux magistrats et rares sont les non magistrats qui figurent dans sa composition. Les magistrats bénéficient d'une irresponsabilité de fait, alors qu'ils ont un pouvoir de vie et de mort sociales sur les citoyens. Certains d'entre eux ont exercé ce pouvoir avec beaucoup de légèreté sans jamais être sanctionnés. Les magistrats sont prêts à engager la responsabilité de tout le monde, hormis la leur. Quelle est votre approche sur ce sujet ?
Si les magistrats sont indépendants et neutres, certaines expressions syndicales laissent penser le contraire. Des magistrats ont ainsi annoncé leur intention de s'affranchir de la loi sur les peines planchers. Leur parti-pris s'est également illustré dans l'affaire du « mur des cons » où seul le journaliste qui avait révélé l'affaire a été sanctionné. Comment concilier la liberté d'expression syndicale et le devoir de neutralité des magistrats ?
M. Yves Saint-Geours. - La justice est fondée sur l'indépendance, mais aussi sur l'impartialité, la dignité et le devoir de réserve. Le CSM est là pour veiller à ce que cette impartialité et cet esprit de responsabilité s'exercent correctement dans les faits.
De nos jours, tout le monde est observé, que ce soit par l'opinion, la presse, les justiciables, ou par le biais des nouveaux moyens de communication. La responsabilité ne s'exerce plus de manière aussi verticale qu'auparavant. Que fait le CSM ? Il est dans son rôle normatif lorsqu'il intervient en matière de déontologie et de suivi, mais il agit aussi dans le champ des procédures disciplinaires, qu'il s'agisse des saisines par les chefs de juridiction ou bien par les justiciables. Il est alors au coeur du contrôle de la responsabilité des magistrats. L'un des rôles éminents du CSM consiste à vérifier que le magistrat exerce ses fonctions en faisant montre des vertus et des qualités prévues par la loi. Pour cela, il fixe le cadre déontologique et il vérifie les éventuels manquements, accomplissant ainsi un travail de fond qui n'est jamais fini, car la déontologie et le disciplinaire évoluent avec la société.
Les magistrats sont des citoyens qui ont les mêmes droits que les autres. Ils peuvent avoir des opinions, et en France ils peuvent être membres d'un parti politique, ce qui n'est pas le cas en Espagne, par exemple. Ces activités peuvent s'exercer dès lors que l'impartialité du magistrat n'est pas mise en cause. Rien ne doit entacher cette impartialité. Dans leur comportement individuel, les magistrats doivent préserver l'image d'une justice indépendante. Ils doivent faire preuve de réserve dans l'expression publique, pour ne pas compromettre l'image d'impartialité de la justice, sans laquelle il n'y a pas de confiance possible.
M. Alain Marc. - Vous avez travaillé sur la parité. La fonction de magistrat se féminise de plus en plus. Que comptez-vous faire pour encourager ce mouvement ?
M. Yves Saint-Geours. - Les deux-tiers des magistrats sont des femmes, ce qui n'était pas le cas auparavant. La question de la parité dans la magistrature n'est pas pour autant réglée, car plus on monte dans la hiérarchie, plus les proportions s'inversent. L'enjeu est d'abord celui de l'attractivité du travail des magistrats et le CSM doit agir sur ce point. À l'intérieur des corps, il faut continuer de promouvoir la parité pour les chefs de juridiction. Là aussi, tout dépend de l'attractivité des fonctions, celles du parquet ou de chef de juridiction. La parité dans les responsabilités n'est pas encore acquise, même si les femmes représentent les deux-tiers des magistrats.
Mme Laurence Harribey. - Elles représentent moins des deux-tiers des candidats au concours.
M. Yves Saint-Geours. - Elles représentent plus des deux-tiers des candidats au concours.
M. François Pillet. - Monsieur Saint-Geours, nous vous remercions.
Audition de Mme Sandrine Clavel, candidate proposée par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
M. François Pillet, président. - Nous entendons à présent Mme Sandrine Clavel, candidate proposée par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature.
Mme Sandrine Clavel, candidate proposée par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature. - C'est en pleine conscience de la solennité de cette audition et de l'honneur qu'elle constitue que je me présente devant vous pour vous exposer mon parcours et répondre à vos questions.
Notre justice traverse d'importantes transformations, sur lesquelles votre assemblée a mené, mène et mènera des réflexions approfondies. Le CSM, s'il est le garant constitutionnel de l'indépendance de l'autorité judiciaire, a également un rôle à jouer pour accompagner ces transformations de la justice. Sa mission de nomination est essentielle, car ces transformations doivent être mises en oeuvre par des hommes et des femmes soigneusement choisis pour occuper le bon poste au bon moment. Ses missions déontologiques et disciplinaires ne sont pas moins capitales, car elles ont une incidence sur la qualité de la justice et sur la confiance que lui portent nos concitoyens. Ses missions d'information contribuent à une meilleure compréhension des difficultés concrètes auxquelles les magistrats sont confrontés. Elles favorisent la diffusion et la mutualisation des bonnes pratiques au sein des juridictions. Ses missions au titre des relations institutionnelles et internationales concourent à la visibilité de notre justice et de notre système de juridiction, ainsi qu'à l'attractivité du droit français.
Rejoindre le CSM serait pour moi un honneur, mais aussi une responsabilité et un défi personnel, car je suis consciente qu'il me reste beaucoup à apprendre pour pouvoir mener l'ensemble de ces missions.
Mon parcours d'enseignant-chercheur est relativement classique : après avoir soutenu ma thèse de doctorat en droit en 1999, j'ai passé et obtenu le concours de la maîtrise de conférences, qui m'a permis d'être nommée en cette qualité à l'université de Reims Champagne-Ardenne. J'ai rapidement passé le concours de l'agrégation en droit privé et sciences criminelles, au terme duquel j'ai été nommée professeur à l'université de Bretagne Sud en 2003. J'ai finalement rejoint, en février 2007, le poste que j'occupe toujours à l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, à la faveur d'une mutation.
Ces bientôt vingt années de carrière universitaire m'ont permis, je l'espère, d'acquérir certaines des qualités attendues d'un enseignant-chercheur : l'éthique personnelle, le goût du travail, la capacité d'abstraction mais aussi de prise avec le réel, la pédagogie, le sens des responsabilités collectives et, plus généralement, le sens du service public, et je crois pouvoir faire usage de ces qualités au CSM.
La carrière universitaire m'a aussi permis d'appréhender le monde judiciaire, d'abord par l'étude théorique. Mon domaine d'expertise scientifique couvre le droit international privé et le droit du commerce international, avec une spécialisation plus marquée en droit des contrats internationaux et en contentieux international. Cette dimension internationaliste me permet de considérer le droit français et l'organisation judiciaire de notre pays avec un certain recul, non seulement d'un point de vue comparatiste, mais aussi en envisageant les interactions entre les systèmes normatifs, aussi bien dans une logique horizontale que dans une logique verticale. Bref, même si je ne saurais légitimement me décrire comme une spécialiste de la justice, mes recherches et mes activités d'enseignement m'ont conduite très tôt, parce qu'elles étaient et restent centrées sur le contentieux international, à analyser la fonction de juger.
Ma thèse de doctorat a d'ailleurs été consacrée au pouvoir d'injonction extraterritorial des juges pour le règlement des litiges privés internationaux. Elle m'a permis de prendre conscience de l'existence d'une véritable concurrence juridictionnelle en droit international, loin d'être anodine pour qui envisage les transformations de la justice française. Depuis lors, la fonction de juger constitue l'un des fils directeurs de mes travaux. J'ai réfléchi, enseigné et écrit sur des questions telles que l'office du juge, les modes alternatifs de règlement des différends, le dialogue des juges, le droit au recours effectif ou encore l'effectivité de la justice. Je dirige depuis treize ans une formation de master 2 intitulée « arbitrage et commerce international », dans laquelle le règlement des litiges internationaux occupe une place centrale. À l'heure actuelle encore, les deux principaux thèmes de recherche que je conduis, notamment dans le cadre des contrats de recherche dont j'assure la responsabilité, sont, d'une part, l'incidence des droits fondamentaux sur la fonction de juger et, d'autre part, le rôle social du juge dans la préservation de l'intérêt public. Les réflexions que j'ai menées et que je continue à mener dans le cadre de ces travaux pourraient contribuer au fonctionnement du CSM, en y apportant un regard qui est celui d'une civiliste et d'une internationaliste.
Mon parcours académique est moins classique si l'on envisage les responsabilités administratives - je préfère dire institutionnelles - qui l'ont accompagné. J'ai exercé de nombreux mandats électifs au sein des instances des deux universités auxquelles j'ai été affectée ; j'ai dirigé un centre de recherche, et présidé pendant plusieurs années la section disciplinaire de l'université de Bretagne Sud puis celle de l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, ce qui m'a donné un premier aperçu de ce que pourraient être les missions disciplinaires que j'aurais à exercer si j'intégrais le CSM.
Mais ce sont assurément mes fonctions de doyen de l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, fonctions que j'ai exercées de 2012 à 2017, qui ont le plus contribué à compléter ma formation académique en imposant l'acquisition de nouvelles compétences : c'est ainsi que j'ai appris à gérer ce qu'on appelle une composante d'un établissement public dans toutes ses dimensions - stratégique, financière, humaine, sans oublier les aspects de communication. J'ai appris à cette occasion à composer avec un personnel dont les statuts sont très divers et pour certains très particuliers : enseignants-chercheurs, enseignants, vacataires, agents administratifs, fonctionnaires, agents contractuels, etc. Je pense avoir acquis dans l'exercice de ces fonctions une certaine expérience de l'organisation et de la gestion des services et des administrations publics qui me sensibilisent à la situation des chefs de juridiction, des procureurs de la République et des procureurs généraux, et qui me semble donc pouvoir contribuer à l'exercice des missions de nomination exercées par le CSM.
C'est forte de cette expérience de doyen que j'ai été élue en 2014, et réélue en 2017, à la présidence de la conférence des doyens de droit et de science politique, fonction dont je retiendrai ici deux apports. D'abord, poursuivant le travail initié dans mes fonctions de doyen, j'ai entrepris d'accompagner l'ensemble des facultés de droit françaises et de coordonner leurs efforts pour leur permettre de s'adapter aux évolutions que l'enseignement supérieur a connues au cours de ces dernières années. C'est un véritable défi quotidien que de s'approprier ces changements, plus encore de les mettre en oeuvre dans des administrations dont la gestion est, il faut bien le dire, assez peu agile et où certains conservatismes sont, à tort, et parfois à raison, bien ancrés. Cette situation n'est pas propre à l'enseignement supérieur, je suis convaincue qu'elle caractérise aussi la justice, et j'espère très modestement que l'expérience que j'ai pu acquérir dans l'accompagnement du changement et que je renforce dans l'exercice des missions qui sont encore les miennes de responsable de la Law School de l'université Paris Saclay, université en construction, pourra être utile au CSM dans l'exercice non seulement de ses missions de nomination, mais aussi de ses missions transversales - et notamment d'information.
Ma fonction de présidente de la conférence des doyens m'a également conduite à me rapprocher du monde judiciaire. J'ai travaillé avec les directeurs successifs de l'École nationale de la magistrature sur le recrutement initial des magistrats, notamment sa démocratisation. Membre statutaire du Conseil national du droit, je travaille encore sur la féminisation de la magistrature, ainsi que sur la pacification des relations entre les magistrats et les avocats, au service d'une justice de meilleure qualité.
Même si je suis loin d'être une experte du statut de la magistrature, je suis ainsi sensibilisée à certains enjeux qui touchent le corps judiciaire. Je suis en outre prête à m'investir pleinement pour acquérir les connaissances et les compétences qui me manquent pour exercer au mieux les missions du CSM si j'y suis nommée.
J'espère que cette brève présentation vous aura convaincus, moins peut-être de ce que mes qualités professionnelles justifient ma nomination, que de ma capacité à oeuvrer à une mission collective en intégrant une équipe à laquelle j'apporterai une expérience, la mienne, qui ne pourra que s'enrichir de celle des autres membres. Je suis à présent prête à répondre à vos questions.
M. François Pillet, président. - Deux questions avant de donner la parole à nos collègues. Pouvez-vous nous dire où vous vous situez dans le débat actuel sur le statut du parquet, au regard notamment des propositions de modification de la Constitution ?
Compte tenu de la diversification des modalités de recrutement, près de 20 % des magistrats ne passent pas dès l'origine par l'École nationale de la magistrature. Faut-il ouvrir plus largement le recrutement et, en toute hypothèse, comment garantir un haut niveau juridique de recrutement ?
Mme Sandrine Clavel. - La première question est gentille pour un technicien du droit, plus sensible sur le plan politique. La situation du parquet, sorte de serpent de mer, n'est pas si problématique du point de vue du juriste. Je ne méconnais certes pas l'émotion provoquée, notamment chez les membres du parquet, par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui considère que les magistrats du parquet ne sont pas des magistrats au sens de l'article 5 paragraphe 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. Le projet de révision constitutionnelle renforce utilement les garanties d'indépendance par l'intervention du CSM sur les nominations comme en matière de déontologie, tout en préservant le lien entre l'exécutif et le parquet. Mais ce lien ne me choque pas, et le rompre ne réglerait pas même tous les problèmes, car la Cour critique également le fait que le ministère public soit une partie poursuivante - ce qui ferait obstacle à la reconnaissance de l'indépendance et de l'impartialité des magistrats.
Il y a d'autres enjeux que les enjeux proprement juridiques, à commencer par le ressenti des magistrats du parquet sur ce manque supposé d'indépendance, dont s'est ému hier encore le procureur général François Molins lors de la rentrée solennelle de la Cour de cassation. Et si le corps lui-même ressent cette suspicion comme une difficulté, que doit en penser le justiciable ? À cet égard, je doute que la révision constitutionnelle change grand-chose. Le problème est ici davantage symbolique que technique. Les modalités de fonctionnement du CSM - avis simple, avis conforme, proposition... - restent complexes à comprendre pour nos concitoyens, et je doute que des réformes techniques seules y remédient.
Je suis favorable à l'ouverture du recrutement des magistrats, pour de nombreuses raisons. D'abord car la confiance dans la justice implique la proximité, qui passe par la proximité physique du tribunal sans doute, mais aussi par la possibilité pour les non-magistrats de le devenir un jour, dans un jury de cour d'assises par exemple, mais pas seulement. Cela apporte en outre de la maturité dans le corps des auditeurs de justice, souvent très jeunes, et l'expérience d'une vie professionnelle antérieure. Pour préserver le niveau de qualification juridique, il faut veiller aux procédures de recrutement. Le CSM pourrait d'ailleurs jouer un rôle dans le contrôle et le suivi de ces procédures - et pour tout vous dire, en me penchant sur ses fonctions, je me suis étonnée qu'il intervienne si peu en la matière.
M. François Pillet, président. - Merci pour ces réponses argumentées, sans langue de bois, ce qui est pour moi un signe d'indépendance...
M. Jacques Mézard. - Parmi vos travaux - ils sont nombreux et de qualité -, j'ai repéré la participation à un colloque sur l'utilisation positive de l'intelligence artificielle. Or les algorithmes et ce qu'ils préfigurent posent de nombreuses questions dans le domaine de la justice. Que pensez-vous de leur utilisation en matière d'aide à la décision, voire de préparation des décisions ?
Mme Sandrine Clavel. - Je suis pour une justice humaine, donc faillible, mais entourée de garanties, et absolument hostile à toute espèce de robotisation de la justice. Il faut cependant vivre avec son temps et je crois que tous les outils d'aide à la décision sont bienvenus. Je parlais tout à l'heure d'une justice de qualité : elle repose sur des règles de droit connues, complètes, comprises, contextualisées, ce qui exige un travail de titan. Le nombre d'affaires que les magistrats ont à traiter requiert d'eux un travail incommensurable. Les outils d'aide à la décision sont donc de bonnes choses.
M. François Pillet, président. - Vous rejoignez ainsi les conclusions d'un colloque qui s'est tenu ici-même en juin dernier...
M. Pierre-Yves Collombat. - La première vertu d'un magistrat est l'indépendance : comment la définiriez-vous ? Autre aspect de la question : la légitimité. Qui donne aux magistrats un tel droit de vie et de mort - civile en tout cas - sur ses concitoyens en toute indépendance ? Ce n'est ni Dieu, ni l'élection, ni la désignation par une personnalité autrefois légitime... Cette affaire me pose quelques questions métaphysiques ; pas vous ?
Mme Sandrine Clavel. - La question de la légitimité est une très belle question. Je distingue - et ai tenté d'appliquer cette distinction dans ma carrière - l'indépendance statutaire de ce que j'appellerais l'indépendance fondamentalement personnelle. Sur le plan statutaire, l'indépendance, des magistrats du siège notamment, ne fait pas vraiment débat, compte tenu des garanties d'inamovibilité et de déroulement de carrière. Sur le plan personnel, l'indépendance peut être remise en cause tous les jours par de nombreuses choses, à commencer par ce en quoi l'on croit. Je suis par exemple sensible à la cause animale, ce qui peut influencer ma façon d'aborder certaines questions. Mais les deux aspects sont liés : l'indépendance statutaire du magistrat peut avoir une incidence sur son impartialité, ce qui conduit à la question de la légitimité.
Le magistrat ne reçoit certes rien de Dieu, mais il est le délégataire d'un attribut de souveraineté...
M. Pierre-Yves Collombat. - Il ne l'est plus !
Mme Sandrine Clavel. - Internationaliste, j'ai l'habitude d'expliquer à mes étudiants que l'État souverain a un certain nombre de compétences qui lui sont reconnues par le droit international public, à commencer par la compétence normative, laquelle permet au législateur d'édicter des règles, mais aussi aux juges, sur délégation de l'État souverain, d'édicter des décisions. Certes, vous pourriez dire qu'on donne aux juges, puisqu'ils sont indépendants, une sorte de blanc-seing...
M. Pierre-Yves Collombat. - En effet !
Mme Sandrine Clavel. - ... mais il existe des contrôles a priori et a posteriori...
M. Pierre-Yves Collombat. - Qui leur demande des comptes ?
Mme Sandrine Clavel. - Les actions en responsabilité ne sont certes pas toujours efficaces - quand elles sont exercées. Cela étant, les chefs de cour ont un pouvoir hiérarchique, qu'ils doivent exercer : cela fait partie de leur rôle, pour ne pas dire de leur devoir de lanceur d'alerte - pour utiliser un terme à la mode. Ce pouvoir peut déclencher des mécanismes de contrôle ex post, que prévoient les textes ! Ils ne sont sans doute pas parfaits : à vous alors de les améliorer...
M. François Grosdidier. - Le CSM est la seule autorité qui s'impose aux magistrats, et peu de non-magistrats en font partie - vous en serez peut-être. Or certains éléments peuvent heurter nos concitoyens : je songe à l'irresponsabilité de fait des magistrats, qui ont un droit de vie et de mort sociale sur leurs concitoyens, ou à la légèreté ou au parti-pris coupable avec lequel certains - certes très minoritairement - prennent leurs décision. Des affaires l'ont révélé, qui n'ont jamais donné lieu à l'engagement de la responsabilité des magistrats concernés... Quelle est votre approche de la responsabilité des magistrats en cas d'erreur manifeste ou de manquement grave dans l'exercice de leurs missions ?
Les magistrats, indépendants, sont censés être impartiaux. Or certaines expressions syndicales peuvent laisser penser le contraire. Le Syndicat de la magistrature avait ainsi annoncé sa volonté de s'affranchir du respect de la loi sur les peines planchers qui serait votée - elle a été abrogée depuis ; dans l'affaire du « mur des cons », la seule sanction prise l'a été à l'encontre du journaliste qui l'a révélée ! Comment et jusqu'où peut-on concilier la liberté syndicale d'une part, l'impartialité et le devoir de réserve de l'autre ?
Mme Sandrine Clavel. - Les valeurs affichées par le baromètre du Cevipof réalisé par Opinionway en décembre 2018 pour mesurer la confiance des Français dans les institutions et les administrations publiques m'ont attristée : seuls 44 % de nos concitoyens font confiance à la justice, très loin derrière la police, à laquelle 74 % des Français font confiance ! Il y a donc un véritable divorce entre l'opinion publique et la justice, et les questions que vous évoquez sont centrales pour restaurer la confiance des justiciables.
Il s'agit moins, je crois, d'un sentiment d'irresponsabilité - c'est cependant le terme qu'emploieraient les juristes - que d'un sentiment d'impunité, très mal vécu par les justiciables. Il peut être nourri par des comportements très anodins - une posture à l'audience, par exemple - qu'il faut bannir de nos prétoires. En tant que professeur, je crois beaucoup aux vertus de la pédagogie, et il y a, je crois, beaucoup à faire en matière de diffusion des bonnes pratiques. Le CSM, dans le cadre de sa mission d'information, pourrait s'employer à sensibiliser les magistrats sur l'importance de l'image qu'ils donnent de la justice. Il ne faut pas malmener les justiciables ou leur donner le sentiment qu'il y a plus important que de traiter leurs affaires. Pour les cas les plus graves, lorsque des fautes déontologiques sont commises, des actions en responsabilité doivent être engagées. Le rôle des chefs de cour, là encore, est capital. Civiliste, je sais bien que le droit de la responsabilité, sous ses abords techniques, a pour finalité de modéliser les comportements - c'est ce qui permet de rendre les entreprises plus vertueuses en matière environnementale, par exemple. Mais il ne faudrait pas qu'un régime de responsabilité trop facilement mis en oeuvre porte atteinte à l'indépendance des magistrats. L'équilibre est certes extrêmement difficile à trouver !
En ce qui concerne votre seconde interrogation, qui est relative à l'expression syndicale, je ne voudrais pas donner l'impression de me défausser... Le premier aspect, c'est la question des conflits d'intérêts ; elle est particulièrement importante au titre de la déontologie des magistrats. Quand l'expression de positions syndicales conduit à s'exprimer sur certains sujets, il faut absolument que la personne qui s'exprime ne soit pas amenée à juger une affaire en lien avec ces mêmes sujets. Cela peut naturellement poser des problèmes de fonctionnement dans les tribunaux, en particulier pour répartir le rôle. Ensuite, je crois que nous devons nous référer au recueil de déontologie, en particulier à la nécessaire dignité et au devoir de réserve ; il doit donc y avoir de la mesure et de la modération dans l'expression des opinions.
M. Jean-Yves Leconte. - Ma première question vise à prolonger celle posée par Jacques Mézard. L'utilisation conjointe de l'open data des décisions judiciaires et de l'intelligence artificielle permet d'évaluer les magistrats. Pensez-vous que le CSM doive explorer cette piste dans le cadre de ses missions ?
Ma seconde question porte sur la récente nomination du procureur de Paris. La manière dont les choses se sont déroulées a-t-elle, à votre avis, porté atteinte à l'image d'indépendance du parquet ?
Mme Sandrine Clavel. - Permettez-moi de vous demander une précision sur votre première question. Est-ce qu'il s'agirait d'utiliser les possibilités de traitement des décisions de justice pour évaluer la compétence des juges qui ont rendu ces décisions ?
M. Jean-Yves Leconte. - La compétence ou le type de décisions qu'ils rendent.
Mme Sandrine Clavel. - S'il s'agit d'un outil d'évaluation des magistrats, je crois que l'échange que nous avons eu à l'instant montre les limites d'un tel exercice. Nous ne parlons pas ici de responsabilité, mais plutôt d'avancement de carrière ou d'affectation de la bonne personne au bon endroit, comme je le disais précédemment. Les outils que vous mentionnez nous permettent d'avoir une analyse très fine de ce point de vue et j'aimerais vous répondre positivement, mais il existe un danger : qu'est-ce qu'on évalue exactement ? La manière dont les décisions sont rendues, la bonne application du droit, le caractère politiquement acceptable des décisions ? Ce danger me conduit à exprimer une certaine réserve.
Sur votre seconde question, je dois dire que j'ai une sincère admiration pour M. Molins.
M. Jean-Yves Leconte. - Ma question porte sur la manière dont le successeur de M. Molins a été nommé, sans que cela concerne les qualités des personnes.
Mme Sandrine Clavel. - Vous me prenez en défaut sur cette question et je vous répondrai avec candeur ! Il est vrai que cet épisode ne montre pas une image très satisfaisante, mais je crois profondément dans le fonctionnement de nos institutions.
M. François Pillet, président. - Croire en nos institutions n'est pas constitutif de candeur !
Audition de M. Jean Cabannes, candidat proposé par le Président du Sénat aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
M. François Pillet, président. - Nous recevons maintenant M. Jean Cabannes, candidat proposé par le Président du Sénat aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature, en tant que personnalité qualifiée.
M. Jean Cabannes, candidat proposé par le Président du Sénat aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature. - Je voudrais commencer mon propos, en vous disant que c'est un grand honneur pour moi d'être entendu aujourd'hui par votre commission. Je souhaite aussi exprimer ma reconnaissance au Président du Sénat pour avoir proposé mon nom parmi les deux personnalités qu'il envisage de nommer au Conseil supérieur de la magistrature.
Pendant de longues années, j'ai eu le privilège d'être assis aux côtés d'un président de commission permanente en tant que responsable de service, mais je ne mesurais pas à quel point il était intimidant et impressionnant de se retrouver de l'autre côté...
Je me propose de vous présenter tout d'abord mon parcours personnel, puis de vous dire comment je perçois les fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature.
En ce qui concerne mon parcours personnel, je dirais, en souriant, que ma formation a été d'emblée marquée par la séparation des pouvoirs, puisque, né dans une famille de juristes et de magistrats, je me suis orienté vers le pouvoir législatif, en intégrant l'administration parlementaire.
Cela étant, ma formation juridique est classique. Après un diplôme d'études approfondies de droit social, j'ai privilégié le droit public. J'ai rédigé une thèse de doctorat d'État sur le personnel gouvernemental sous la Ve République sous la direction de Pierre Pactet, auprès duquel j'ai également assuré, durant une dizaine d'années, des fonctions d'enseignement de droit constitutionnel parallèlement à mes fonctions d'administrateur.
En effet, après l'obtention du diplôme de l'Institut d'études politiques de Paris, j'ai intégré l'administration sénatoriale le 1er avril 1978. Ma carrière administrative s'est ensuite déroulée au Palais du Luxembourg conformément à nos règles de mobilité interne.
J'ai notamment assuré des fonctions d'administrateur à la direction des systèmes d'information et à celle des ressources humaines. Je suis donc sensibilisé depuis longtemps à deux sujets - les nouvelles technologies et la gestion des ressources humaines -, qui me semblent aujourd'hui essentiels au bon fonctionnement de la justice dans notre pays, quel que soit son manque de moyens.
J'ai effectué une grande partie de ma carrière au service des commissions. J'ai d'ailleurs souvenir d'avoir collaboré ponctuellement avec la commission des lois, par exemple sur le projet de loi relatif à l'organisation administrative de Paris, Marseille, Lyon et des établissements publics de coopération intercommunale dite « PML » de 1982, mais j'ai surtout, durant deux fois huit ans, travaillé avec un très grand intérêt, et pour tout dire un brin de passion, à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.
J'y ai d'abord été administrateur. J'ai ainsi contribué à l'examen des projets de lois de programmation militaire, qui étaient alors une spécificité de la défense. Je me réjouis d'ailleurs que cette catégorie de loi soit désormais étendue à la justice, car la mise en oeuvre des lois de programmation montre que, si elles ne sont pas toujours intégralement appliquées, elles tendent toujours à tirer vers le haut les budgets des ministères concernés. Elles permettent notamment d'inscrire dans la durée des programmes budgétaires pluriannuels, notamment en matière d'investissement. Pour en revenir à mon parcours, j'ai également été chef du service de la même commission des affaire étrangères, de la défense et des forces armées de 1992 à 2000, notamment auprès des regrettés présidents Jean Lecanuet et Xavier de Villepin.
J'ai ensuite été nommé directeur par le Bureau du Sénat à la fin de l'année 1999 et, depuis, j'ai occupé quatre fonctions successives.
J'ai d'abord été directeur du service de l'informatique pendant cinq annnées. Durant cette période, nous avons notamment mis en place l'application AMELI, que vous connaissez, puisque vous l'utilisez pour le dépôt en ligne de vos amendements. Nous avons aussi développé - j'en suis assez fier - le site Internet du Sénat, à une époque où cela n'était pas partout le cas, et nous en avons fait l'un des sites publics les plus consultés et les plus appréciés.
J'ai ensuite occupé, durant trois ans, les très denses et très intéressantes fonctions de directeur de cabinet du Président du Sénat. Cette période a notamment été marquée par la préparation, l'examen, puis l'adoption - à une voix de majorité au Congrès... - de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.
J'ai ensuite pu suivre, de 2008 à 2011, de l'autre côté de la barrière administrative, la mise en oeuvre de cette réforme au Sénat, en tant que directeur du service du secrétariat général de la présidence.
Enfin, durant ces dernières années, j'ai exercé les fonctions de directeur en charge du Bureau, du protocole et des relations internationales qui résultait d'un regroupement de services.
J'évoquerai plus particulièrement deux missions que j'ai exercées dans la dernière décennie et qui me paraissent importantes au regard des fonctions juridiques auxquelles je suis aujourd'hui candidat.
Il s'agit tout d'abord du secrétariat de la délégation du Bureau en charge du statut du sénateur, qui instruit, en liaison avec le Président du Sénat, l'ensemble des questions, de plus en plus strictes, relatives aux incompatibilités et aux obligations déclaratives des sénateurs.
Il s'agit ensuite du secrétariat du comité de déontologie, que j'ai assumé à la demande du Président Larcher dès sa création en 2009, et sous l'autorité de quatre présidents successifs qui furent d'ailleurs tous membres de la commission des lois - je citerai notamment Robert Badinter et François Pillet. Je les remercie pour leur confiance constante.
Je me suis donc spécialisé progressivement sur les questions de déontologie, qui figurent, à côté de celles liées aux nominations et à la discipline, parmi les compétences essentielles du Conseil supérieur de la magistrature. En effet, le CSM est notamment chargé de l'élaboration du recueil des obligations déontologiques des magistrats et il a développé en son sein, proprio motu, le service d'aide et de veille déontologique, qui est à la disposition des magistrats.
À la lumière de cet itinéraire, je voudrais essayer de vous dire, en quelques minutes, comment j'appréhende le rôle et le fonctionnement du CSM.
C'est tout d'abord un organe constitutionnel important, puisqu'il contribue à l'indépendance de l'autorité judiciaire et qu'il représente de ce fait une garantie de l'État de droit dans notre pays. Il est le fruit d'une longue histoire, encore inachevée, et je reprendrai volontiers l'expression, connue et bienvenue, de Jean Gicquel, pour lequel il est une création continue de la République depuis 1883 et la loi d'organisation judiciaire - les lois constitutionnelles de 1875 ne disaient rien sur la justice. La IVe République en a fait un organe constitutionnel, même s'il n'a pas vraiment exercé toutes les missions qui lui étaient alors dévolues, et la Ve République en a progressivement accru les prérogatives sur la base des articles 64 et 65 de la Constitution, plusieurs fois modifiés, notamment à l'occasion des révisions constitutionnelles de 1993 et de 2008.
Les missions principales du CSM concernent d'abord les nominations et la discipline. Il est par ailleurs chargé de répondre aux demandes d'avis formulées par le Président de la République et le garde des Sceaux, mais l'essentiel de son travail touche bien aux nominations et à la discipline.
À ce stade, je formulerai deux observations sur les compétences du CSM.
S'il advenait - le choix vous appartiendra le moment venu - que les dispositions de l'actuel projet de loi constitutionnelle relative à la nomination et à la discipline des magistrats du parquet venaient à être adoptées, elles contribueraient, me semble-t-il, à mettre le droit en accord avec la pratique, puisque depuis une dizaine d'années les gardes des Sceaux successifs n'ont passé outre à aucun avis défavorable du CSM. Ces dispositions viendraient aussi conforter l'unité de corps des magistrats, en alignant pour l'essentiel la situation des magistrats du parquet sur celle des magistrats du siège en matière de nomination comme de discipline. Elles permettraient enfin de répondre, au moins partiellement, aux décisions successives de la Cour européenne des droits de l'homme et au débat récurrent sur l'indépendance des magistrats du parquet en France.
Ma seconde observation porte sur les résultats, apparemment modestes, de la disposition introduite en 2008 permettant la saisine directe du CSM par un justiciable. C'est un sujet qui revient fréquemment dans les débats et que le Président de la République a évoqué il y a un an devant la Cour de cassation. Sur le plan des principes, cette réforme est tout à fait bienvenue, puisqu'elle permet de faire sanctionner un comportement susceptible de recevoir une qualification disciplinaire, mais c'est aussi à juste titre que le législateur organique a encadré ce principe pour éviter que cette nouvelle procédure ne devienne, en quelque sorte, une nouvelle voie de recours pour un justiciable déçu. De ce fait, on ne peut donc pas être trop surpris ni déçu que, sur l'ensemble des plaintes - entre 250 et 300 sont déposées chaque année -, la plupart, pour tout dire la quasi-totalité, est déclarée irrecevable ou infondée. À la réflexion, il me semble que les chefs de cour sont sans doute les mieux placés pour saisir le CSM sur le plan disciplinaire de manière fondée et en fonction du comportement effectif du magistrat en cause.
Dans le cadre général des missions du CSM, il est clair que sa compétence centrale, son « coeur de métier », concerne la nomination des magistrats. En effet, il intervient systématiquement pour tout changement de fonction d'un magistrat. Il s'agit d'une mission lourde, en particulier pour les personnalités dites qualifiées, puisqu'elles participent à chacune des formations du Conseil supérieur de magistrature.
C'est un système différencié, puisqu'il débouche, selon les cas, sur une proposition du CSM lui-même - c'est le cas pour les principaux postes de magistrats du siège -, sur un avis conforme, ou non, pour les autres magistrats du siège et sur un avis simple, favorable ou défavorable, pour les magistrats du parquet. Au travers des avis non conformes ou défavorables, le CSM dispose en réalité d'un droit de veto de fait ou de droit et ce droit de veto n'est pas une vue de l'esprit, même s'il est utilisé de manière parcimonieuse - il y a une vingtaine d'avis défavorables ou non conformes chaque année.
Pour influer sur les nominations, le CSM dispose d'autres instruments, qui se situent dans un registre différent dans les relations qu'il entretient avec la chancellerie. Je pense notamment à la pratique de la recommandation, qui permet de souligner les mérites particuliers d'un magistrat non retenu, et à la pratique du signalement, qui permet de souligner la situation personnelle difficile d'un magistrat.
Le CSM doit prendre ses décisions en toute objectivité et indépendance, ce qui signifie qu'il doit mettre de côté les influences de toute sorte qui peuvent éventuellement se manifester, qu'elles soient de nature politique, médiatique, personnelle, professionnelle, syndicale ou autre.
Le Conseil doit en outre prendre en considération de multiples facteurs. J'en citerai simplement deux.
Tout d'abord, la parité : le corps des magistrats est très fortement féminisé - il suffit de regarder les promotions récentes de l'École nationale de la magistrature -, mais il l'est beaucoup plus à la base de la hiérarchie judiciaire qu'à son sommet. Même si des progrès ont récemment été réalisés en ce domaine - par exemple, les postes de premier président et de procureur général près la cour d'appel de Paris sont aujourd'hui occupés par des femmes, globalement la hiérarchie judiciaire reste très fortement masculine.
Ensuite, les questions géographiques ont souvent une importance pratique majeure dans les mouvements ou les perspectives de carrière des magistrats. En regardant dans vos archives, j'ai retenu à cet égard la réflexion faite par un ancien garde des Sceaux devant votre commission : il estimait que la principale qualité d'un membre du CSM est la connaissance de la géographie ! Je m'efforcerai donc de faire les progrès nécessaires en la matière...
Je me réfèrerai aussi de manière plus générale l'observation de votre ancien et regretté collègue Pierre Fauchon qui, lorsqu'il avait été entendu par votre commission avant de rejoindre le CSM, avait cité La Bruyère, en soulignant que la principale qualité d'un magistrat est le discernement, ce qui est en effet, au bout du compte, la meilleure garantie d'un bon fonctionnement de la justice.
Le travail, délicat, du CSM en matière de nomination a été accru au cours des dernières années par un phénomène de très forte mobilité des magistrats. Votre commission a parfaitement analysé ce phénomène dans différents rapports. Je crois qu'il sera important que le CSM, dans sa prochaine mandature, trouve le meilleur équilibre possible entre la nécessaire mobilité des magistrats et ce que le CSM lui-même n'a pas hésité à qualifier dans l'un de ses rapports d'activité de risque de nomadisme judiciaire.
M. François Pillet, président. - Le président de la commission des lois, Philippe Bas, ne peut pas être présent aujourd'hui, car il assiste, aux côtés du Président de la République, au lancement du grand débat national. C'est pour cette raison que je suis amené à présider cette réunion, ce qui ne m'ôte toutefois pas le droit de témoigner...
Et je voudrais justement vous dire, monsieur Cabannes, à quel point il m'est à la fois agréable et difficile de procéder à votre audition, car j'ai été témoin de votre travail auprès du comité de déontologie du Sénat que j'ai présidé. Vous y avez notamment fait preuve de deux qualités fondamentales : la rigueur dans l'analyse et l'indépendance. Cette seconde qualité sera particulièrement importante dans la fonction que vous serez prochainement amené à exercer au CSM. J'ai toujours goûté l'indépendance dont vous avez fait preuve sur des sujets pourtant difficiles et délicats pour les sénateurs.
Dans votre exposé, vous avez aussi fait montre d'une
connaissance fine du fonctionnement du CSM, ce qui va nous permettre de vous
poser des questions précises
- elles le seront peut-être
davantage que lors d'auditions précédentes... Et je vais
commencer par deux séries de questions.
Historiquement, le régime disciplinaire des magistrats a été la compétence originelle du CSM. À votre sens, cette mission a-t-elle évolué dans la période récente ? Vous avez notamment évoqué l'exigence croissante en matière de déontologie. Pouvez-vous nous expliquer les liens qui existent à vos yeux entre la déontologie et la discipline ?
À la fin de votre exposé, vous avez évoqué l'ampleur de la mobilité actuelle des magistrats, phénomène que la commission des lois a souligné à plusieurs reprises, en particulier dans un rapport d'information datant de 2017. Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur les tenants et aboutissants de cette situation ?
M. Jean Cabannes. - Tout d'abord, je vous remercie, monsieur le président, de vos propos introductifs.
La discipline et la déontologie me semblent constituer les deux versants du même sujet.
La discipline est toujours un sujet extrêmement délicat quand on parle de magistrats. Cette compétence historique du CSM - il a été créé pour cela à la fin du XIXe siècle - a été très fortement rénovée au cours de la dernière période. Ainsi, son mode de saisine a été élargi : à l'origine, seul le garde des Sceaux pouvait le saisir ; depuis 2002, les chefs de cour et de juridiction peuvent le faire, ce qui me paraît absolument essentiel ; depuis 2008 et la révision constitutionnelle, les justiciables le peuvent également, avec le résultat contrasté que j'évoquais tout à l'heure. Ainsi, le nombre des saisines s'est considérablement accru ; celui des sanctions disciplinaires n'a pas évolué de manière spectaculaire, mais il a tout de même évolué.
Il faut également souligner la remarquable transparence dont fait preuve le Conseil supérieur de la magistrature à ce sujet : non seulement toutes ses audiences sont publiques, mais il a aussi publié la totalité de ses décisions depuis le début de la Ve République.
Mais il me semble que l'évolution majeure dans ce domaine réside dans l'émergence des questions de déontologie et leur prégnance de plus en plus importante.
Il s'agit d'une tendance générale de la société et d'une exigence qui va bien au-delà du cas particulier des magistrats, mais cette exigence est sans doute encore plus légitime à l'égard de magistrats dont la société est fondée à attendre qu'ils soient exemplaires. Un certain nombre de décisions ont déjà été prises. À l'initiative du législateur, le CSM a publié un recueil des obligations déontologiques des magistrats : il est d'ailleurs intéressant de noter qu'il s'agit d'un guide, et non d'un code de déontologie, ce qui prouve à la fois la délicatesse du sujet et la prudence du CSM en la matière. Le CSM a élaboré un premier recueil en 2010, et est en train de finaliser une version actualisée qui devrait être publiée prochainement. Le CSM a aussi pris l'initiative de créer un service d'aide et de veille déontologique, qui fonctionne, d'après ce que l'on m'a expliqué, de manière extrêmement simple, c'est-à-dire par voie téléphonique ou par réponse à des e-mails. D'anciens membres du CSM sont ainsi à l'écoute des magistrats qui ont besoin d'un conseil en matière déontologique, de manière, en quelque sorte, préventive et pédagogique, afin de les aider à éviter des erreurs ou des faux pas. Ce service d'aide et de veille déontologique est complémentaire avec le collège de déontologie qui a été créé par la loi en 2016. L'écoute, les conseils et l'accompagnement me paraissent être la meilleure approche des questions disciplinaires. Il convient en effet de développer la prévention et la pédagogie si l'on veut réduire en amont les problèmes disciplinaires et donc limiter les sanctions en aval. C'est grâce à la pédagogie que l'on pourra faire évoluer les mentalités et les pratiques sur le plan éthique et moral. Enfin, il faut aussi souligner un élément statistique : sur dix recours disciplinaires concernant des magistrats, huit concernent des hommes ; or, si l'on regarde les dernières promotions de l'École nationale de la magistrature (ENM), huit magistrats sur dix sont des femmes. Il y a là peut-être un facteur de tarissement de la procédure disciplinaire à terme...
J'en viens à la mobilité des magistrats. Étudier les dossiers pour procéder aux nominations les plus adaptées représente une très grande part du travail d'un membre du CSM. C'est le coeur du métier de cette institution. Les phénomènes de mobilité ont pris une ampleur considérable ces dernières années, comme l'ont relevé la commission des lois ou le CSM dans son rapport d'activité de 2017. Cette année-là, on a compté 2 900 nominations pour environ 8 500 magistrats en activité, ce qui signifie qu'un tiers des magistrats ont changé d'affectation en un an, ce qui est considérable. La première raison est due aux vacances de postes. Ce problème est en train de se résoudre progressivement : on en comptait environ 600, il y a trois ou quatre ans ; il y en a encore plus de 250 aujourd'hui. Cela constitue un élément de désorganisation des juridictions. Un autre facteur est plus structurel : il s'agit des règles de gestion de la magistrature, qui font de la mobilité une condition, dans certains cas, de l'avancement. Il faut aussi évoquer les choix de carrière des magistrats qui peuvent souhaiter pour des raisons personnelles ou familiales poursuivre leur carrière dans une région donnée.
Cette forte mobilité des magistrats entraîne des changements très nombreux dans les cours, qui peuvent s'avérer particulièrement gênants dans les petits tribunaux. Cela peut nuire au suivi des dossiers, à la célérité des décisions et peut-être même à la qualité des décisions de justice. Je crois que cela sera l'un des sujets prioritaires de la prochaine mandature du CSM. Votre commission a fait des propositions, notamment l'établissement de durées minimales et maximales d'exercice des fonctions. Le CSM a aussi fait des propositions. Il conviendra de trouver le bon équilibre pour garantir la mobilité, qui est nécessaire, tout en évitant le nomadisme judiciaire.
M. François Pillet, président. - Merci beaucoup pour ces réponses extrêmement précises et détaillées.
Mme Muriel Jourda. - Vous avez évoqué la possibilité donnée aux justiciables de saisir plus facilement le CSM. Le nombre de requêtes a été important mais peu ont abouti. Paradoxalement, cela n'aboutit-il pas à renforcer, dans l'esprit du public, le sentiment de corporatisme qui empêcherait de mettre en oeuvre une action à l'encontre d'un magistrat ?
M. Jean Cabannes. - Cette question est délicate. Je crois que le constituant, en prévoyant cette forme de saisine, a voulu aller dans le sens de la responsabilisation des magistrats dans l'exercice de leurs fonctions. De même, la loi organique, en encadrant de manière précise ce droit de saisine, n'a pas voulu faire de cette nouvelle procédure un échelon supplémentaire de recours. Cette procédure vise à sanctionner les manquements disciplinaires des magistrats. Ceux-ci doivent être sanctionnés lorsqu'ils doivent l'être, mais non simplement au motif que l'une de leur décision de justice déplait à tel ou tel justiciable. Je comprends bien que, de l'extérieur, on puisse avoir le sentiment que cette procédure n'a pas donné satisfaction. Mais pourtant celle-ci fonctionne ; le nombre de requêtes a été substantiel, plusieurs centaines chaque année, et cela constitue d'ailleurs une charge supplémentaire non négligeable pour les commissions d'admission des requêtes du CSM qui se réunissent régulièrement pour examiner ces requêtes. Il appartient au CSM de trier le bon grain de l'ivraie pour ne retenir que les requêtes effectivement recevables, et fondées potentiellement sur un manquement disciplinaire éventuel.
M. François Pillet, président. - Je vous remercie.
Audition de Mme Natalie Fricero, candidate proposée par le Président du Sénat aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
M. François Pillet, président. - Nous recevons maintenant Mme Natalie Fricero, l'autre candidate proposée par le Président du Sénat aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature, en tant que personnalité qualifiée.
Mme Natalie Fricero, candidate proposée par le Président du Sénat pour siéger au Conseil supérieur de la magistrature. - C'est un grand honneur pour moi d'être entendue par votre commission. Le Conseil supérieur de la magistrature contribue à l'État de droit et ce serait une grande responsabilité pour moi de participer à cette mission. Le dernier rapport du CSM met en évidence deux fonctions essentielles : la gestion des ressources humaines à travers les nominations et la garantie d'une éthique rigoureuse à travers la discipline et la déontologie. Ces deux aspects orienteront la présentation de mon parcours et je terminerai par ce qui me paraît caractériser mon engagement pour l'institution judiciaire.
En ce qui concerne les missions relatives à la discipline et à la déontologie, mon parcours scientifique et mes expériences professionnelles et à l'international témoignent de l'intérêt que j'ai toujours manifesté pour l'institution judiciaire et pour les enjeux démocratiques d'une réflexion sur l'éthique dans la magistrature. Universitaire, ma spécialité académique est la procédure civile, depuis ma thèse de doctorat sur la caducité en droit judiciaire privé. Dans tous les postes que j'ai occupés - à l'université Jean Moulin Lyon 3, à Corte, puis à Nice où je suis actuellement -, j'ai enseigné la procédure civile et le droit au procès équitable, au sens de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. La procédure civile est une matière très technique mais qui fait réfléchir sur toutes les valeurs attachées à l'accès au juge : l'humanité, l'équité, la proximité, etc. J'ai participé en 2003 et 2004 à une commission de réflexion sur l'éthique dans la magistrature, dite commission Cabannes. Cela m'a permis de mieux comprendre les difficultés de mise en oeuvre des exigences d'indépendance et d'impartialité. J'ai approfondi cette expérience en étant membre du Conseil national des tribunaux de commerce, de 2005 à 2015. Il s'agissait alors de faire des propositions pour harmoniser le statut des juges consulaires et celui des magistrats. L'obligation d'éviter les conflits d'intérêts, particulièrement dans les procédures collectives, est un devoir déontologique majeur. J'ai d'ailleurs participé à des sessions de formation des juges consulaires, consacrées à la responsabilité et à l'éthique des juges.
En ma qualité d'élu au conseil d'administration de l'université de Nice, j'ai présidé pendant quatre ans la section disciplinaire de l'université, qui statue sur les fraudes commises par les étudiants lors des examens, mais aussi sur les manquements aux règles de déontologie des enseignants. Les personnes qui étaient condamnées acceptaient la décision, à condition d'avoir été entendues dans le cadre d'une procédure contradictoire. J'ai appris à prendre des décisions dans des contextes difficiles, comme des décisions d'exclusion par exemple.
Dans le cadre de diverses missions d'expertise pour la délégation des droits de l'homme du Conseil de l'Europe, j'ai animé des formations sur le droit au procès équitable dans différents États d'Europe. La connaissance de systèmes judiciaires différents a enrichi ma réflexion. J'ai constaté que la mise en oeuvre des exigences du procès équitable se heurtent parfois à des obstacles de nature économique ou politique importants. J'ai participé à la rédaction d'un avis du Conseil consultatif de juges européens sur les relations entre les juges et les avocats, occasion d'acquérir un regard croisé sur la déontologie des juges et des avocats.
En ce qui concerne la mission de nomination, qui est l'autre attribution du CSM, les liens avec mon parcours sont doubles. Tout d'abord, mon expérience professionnelle universitaire m'a permis d'aborder la problématique de la gestion des ressources humaines. J'ai été durant plusieurs années membre du Conseil national des universités, organe qui procède à la qualification des maîtres de conférences, au recrutement de certains professeurs et surtout à l'avancement de tous les professeurs et maîtres de conférences. J'ai appris comment on mène un examen attentif des dossiers, comment on recherche objectivement les qualités des candidats à l'avancement à travers leur parcours. J'ai pu défendre des dossiers en mettant en avant les qualités scientifiques des candidats. Je préside, depuis deux ans, la commission nationale d'examen d'accès aux centres régionaux de formation professionnelle des avocats. Cette commission élabore les sujets des épreuves écrites et les corrigés pour l'ensemble des centres d'examens universitaires. Nous avons eu ainsi à réfléchir aux qualités attendues d'un avocat pour adapter les épreuves en fonction. Notre réflexion se poursuit d'ailleurs avec l'impact du numérique sur la profession d'avocat et je suis intervenue dans plusieurs colloques consacrés aux transformations du métier d'avocat provoquées par ce que l'on nomme la « justice prédictive » ou par les plateformes de médiation et de conciliation. J'ai aussi pu appréhender certains aspects du recrutement initial des magistrats en participant au conseil d'administration de l'École nationale de la magistrature de 2004 à 2013. Directrice d'un institut d'études judiciaires à la faculté de droit de Nice, j'ai toujours défendu la nécessité d'assurer l'égalité des chances des étudiants pour passer le concours de l'École nationale de la magistrature, quelle que soit leur université d'origine.
Enfin, pour des raisons liées à ma personnalité, je serais très heureuse de participer aux travaux du CSM. Je connais l'importance des charges inhérentes à ses missions. À cet égard, mon parcours révèle une certaine hyperactivité et des engagements toujours importants. En effet, à côté de mes engagements professionnels et de mes activités d'enseignant-chercheur, j'ai toujours exercé des activités administratives sur le plan universitaire. Afin de compléter mon approche universitaire de l'institution judiciaire par une approche concrète, plus humaine, j'ai animé de nombreuses sessions de formation continue des magistrats sur la procédure civile. Après la mise en oeuvre de la réforme de l'appel, j'ai réalisé des interventions dans les cours d'appel de Paris, Aix-en-Provence, Toulouse, Bastia, Rennes, Reims et, en décembre 2018, de Basse-Terre. J'ai ainsi pu constater les difficultés de certains ressorts territoriaux pour mettre en application certaines dispositions de procédure, particulièrement pour la mise en place d'unités de médiation ou pour intégrer la conciliation de justice dans leurs procédures, comme c'était le cas, par exemple, au tribunal d'instance d'Antibes, dans la mesure où l'on manquait de conciliateurs de justice faute d'un recrutement suffisant.
En conclusion, j'espère que mon parcours me permettra d'apporter une contribution positive au Conseil supérieur de la magistrature, si bien sûr vous entériniez ma nomination. Si tel était le cas, je peux vous assurer de ma disponibilité et de mon engagement au service du CSM et plus largement de l'institution judiciaire.
M. François Pillet, président. - Quelle appréciation portez-vous sur les obligations déontologiques qui sont applicables aux magistrats, et sur l'évolution du rôle du CSM à cet égard, avec notamment la création du service d'aide et de veille déontologique, ou la publication d'un recueil des obligations déontologiques des magistrats ? Est-ce une bonne initiative ? Mérite-t-elle d'être élargie ?
Mme Natalie Fricero. - Le CSM publie désormais un recueil des obligations déontologiques. Cette publicité est démocratiquement indispensable : elle permet aux citoyens d'avoir un autre regard sur l'institution judiciaire et de rendre transparentes les obligations déontologiques et les devoirs des magistrats. Cela renforce la confiance du public dans l'institution judiciaire. Les obligations déontologiques sont évidemment fondamentales : l'impartialité, le respect de la dignité et de l'égalité de tous, l'écoute, la bienveillance, etc. Ces obligations déontologiques doivent aussi évoluer avec la société. Je pense notamment au numérique. À l'heure du développement des réseaux sociaux, le magistrat qui communique sur les réseaux sociaux doit veiller au respect du secret professionnel ou à la protection des données personnelles et faire preuve d'une grande réserve. Le Conseil supérieur de la magistrature est l'organe adapté pour faire évoluer les obligations déontologiques.
M. François Pillet, président. - Ne pensez-vous pas qu'il appartient au CSM de mener une réflexion sur quelques problématiques actuelles, comme la baisse de l'attractivité des postes de chefs de juridiction par exemple ? Par ailleurs, comment remédier à la grande mobilité dans la magistrature qui pose certaines difficultés ? Enfin, conviendrait-il, éventuellement, de pondérer l'extrême féminisation de la magistrature ?
Mme Natalie Fricero. - À l'université, la grande majorité des étudiants en droit sont des étudiantes ; il est donc logique que le nombre de candidates au concours de l'École nationale de la magistrature soit plus important que le nombre de candidats. Le concours étant fondé sur l'anonymat, il est évident qu'il n'y a absolument aucune possibilité de limiter le flux des lauréates. Il est bon aussi que l'institution judiciaire soit à l'image de la société qu'elle est amenée à juger. Alors peut-être serait-il possible d'aménager des préférences masculines dans le cadre des recrutements parallèles dans la magistrature. Mais, là encore, les compétences et les qualités personnelles doivent primer sur le sexe des candidats qui ne peut devenir un critère de recrutement. Force est de constater que le droit attire assez peu les hommes. Nous ne savons pas pourquoi. Est-ce parce qu'il s'agit d'études plutôt littéraires qui attirent plus les femmes par culture ou par tradition ?
M. François Pillet, président. - Mais cette féminisation n'affecte pas que la magistrature : il suffit d'assister à une audience dans un tribunal pour constater que les agents du greffe tout comme les avocats, les magistrats du parquet ou les juges du siège sont des femmes !
Mme Natalie Fricero. - S'agissant de l'attractivité des fonctions de chef de juridiction, le CSM pourrait sans doute jouer un rôle, en faisant la promotion de ces fonctions lors de ses visites dans les juridictions ou lors des sessions de formation continue des magistrats pour les inciter à postuler pour ces postes.
Mme Muriel Jourda. - L'un des candidats qui vous a précédée a fait référence à une récente étude établissant la défiance des justiciables à l'encontre de l'institution judiciaire. Pensez-vous que le CSM puisse avoir un rôle à jouer pour essayer d'inverser cette tendance assez inquiétante ?
Mme Natalie Fricero. - Différents sondages, depuis quelques années, révèlent que l'institution judiciaire est tendanciellement mal perçue. Peut-être néanmoins les critères de telles études devraient-ils être affinés, et leurs résultats nuancés. En effet, les réponses varient en fonction des expériences judiciaires qu'ont vécues ou non les justiciables : le justiciable mécontent est souvent celui qui n'a pas obtenu gain de cause devant son juge. Un tel mécontentement ne devrait pourtant pas porter ombrage à la justice : le juge prend sa décision en fonction de la règle de droit qui lui paraît applicable, à l'issue d'une procédure contradictoire ; si le justiciable est débouté, cela ne signifie nullement que la justice n'a pas bien fonctionné.
Ceci étant, le CSM a certainement, en la matière, un rôle à jouer ; un tel rôle est prévu, d'ailleurs, par les dernières réformes législatives. Un justiciable peut aujourd'hui se plaindre du comportement d'un juge auprès du CSM ; une telle plainte donne lieu à une instruction et, éventuellement, après filtrage des requêtes permettant d'éviter les abus et les malveillances, au déclenchement d'une procédure de sanction disciplinaire.
Il y a là la création d'un lien nouveau et direct avec le justiciable, qui contribue à revaloriser l'image de la justice. Je regrette que ce lien ne soit pas connu des justiciables, lesquels, bien souvent, ne savent pas à qui s'adresser en cas de manquement aux règles déontologiques.
M. Pierre-Yves Collombat. - Lorsque j'assiste à des audiences solennelles, je suis frappé d'une chose : on ne me parle que d'augmentation de la productivité. J'avais cru comprendre que l'objectif inscrit dans la loi sacrée qu'est la loi organique relative aux lois de finances dite « LOLF » était celui d'une justice de qualité rendue dans des délais raisonnables. On essaie certes de respecter des délais raisonnables, ce qui est tout à fait louable ; mais, de justice de qualité, il n'est jamais question !
Ne pensez-vous pas que le CSM pourrait, lorsqu'il propose une nomination, s'inquiéter de savoir comment le candidat conçoit ses missions, en tant qu'administrateur de la justice et non en tant que simple gestionnaire bureaucrate ?
Mme Natalie Fricero. - Nous sommes souvent, c'est vrai, dans une culture du chiffre ; on mesure l'efficacité d'une administration au nombre de décisions rendues et d'actes accomplis. Mais la justice ne se cantonne pas à la production de jugements ; elle est d'abord une oeuvre humaine, donc qualitative, qui, en tant que telle, doit prendre en compte les besoins des justiciables et respecter leurs droits fondamentaux, notamment celui de s'exprimer dans le cadre d'une procédure contradictoire.
Dans le recrutement des chefs de juridiction, le CSM tient compte de telles qualités humaines, et non uniquement des qualités managériales. Un président de tribunal doit avant tout être un homme de dialogue, porteur d'un projet de juridiction cohérent. De manière générale, le juge est un être de proximité, qui doit chercher à déterminer, au-delà de l'application rigoureuse de la règle de droit, quels sont les enjeux sociaux et économiques de ses décisions pour le justiciable.
Ce travail, les juges le font ; malheureusement, ceci n'apparaît pas dans les statistiques. Mais peut-on quantifier les qualités humaines ? Il y a là une difficulté inhérente à la notion de « justice de qualité ».
Je suis néanmoins tout à fait d'accord avec vous. Dans une récente recension du rapport de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (Cepej) sur les systèmes judiciaires, j'ai critiqué le principe d'une évaluation purement chiffrée. Si un juge a besoin de huit mois pour rendre un jugement de qualité, il faut les lui accorder au lieu de lui imposer un délai plus court, présenté, à tort, comme « raisonnable ». Mais je reconnais que tel n'est pas le discours officiel, et je le regrette.
M. François Pillet, président. - Ce n'est peut-être pas le discours officiel, mais c'est un discours qu'aime entendre la commission des lois !
M. Alain Marc. - Vous avez évoqué le sujet de la féminisation de la magistrature ; j'en donne un témoignage personnel. Je suis convié, le lundi 28 janvier, à l'audience solennelle du tribunal de Rodez : cinq juges, autant de femmes.
Beaucoup de femmes se présentent au concours et le réussissent ; en revanche, pour ce qui est des postes à responsabilité les plus importants, la parité semble faire défaut. Lorsque vous serez membre du CSM, agirez-vous en faveur d'une plus grande parité, ou attendrez-vous que le temps fasse naturellement son oeuvre de rééquilibrage, puisque les lauréats du concours sont à 80 % des lauréates ?
Mme Natalie Fricero. - Si vous me faites l'honneur de donner un avis favorable à ma nomination, j'adopterai un traitement égalitaire des dossiers : pour accéder aux fonctions, par exemple, de président d'une juridiction, peu importe que l'on soit un homme ou une femme : on doit avoir les compétences et les qualités humaines requises.
Je ne m'attacherai pas à des questions de parité. Le résultat sera évidemment commenté : on constatera peut-être, au bout du compte, que, s'agissant des postes à responsabilité, les hommes sont majoritaires. Mais si le CSM les a choisis pour leurs qualités, cela ne sera que justice.
Mme Brigitte Lherbier. - Je souhaite, comme j'en ai l'habitude, partager mon expérience : j'ai eu à travailler pendant de très nombreuses années avec Mme Fricero, qui était membre de l'association des directeurs d'instituts d'études judiciaires (IEJ).
Madame, vous le savez, tous les professeurs de tous les IEJ de France attendaient avec intérêt votre avis lorsqu'ils rencontraient un problème épineux dans leurs universités. Vos réponses étaient toujours données avec objectivité, rigueur, compétence, et sans a priori d'aucune sorte. Pendant des années, j'ai pu m'appuyer sur votre analyse qui permettait de répondre à de multiples interrogations reflétant la diversité des situations des universités en France.
J'ai pu constater que Mme Fricero veillait tout particulièrement à l'égalité entre les formations, mais aussi à l'impartialité dans l'évaluation des candidats : leur origine sociale n'importait pas ; seul comptait le fond, c'est-à-dire le potentiel du candidat, sa capacité à devenir un bon magistrat. Je tenais à témoigner devant mes collègues de la précieuse fiabilité de ses jugements.
M. François Pillet, président. - Sans discontinuer, nous allons procéder aux votes.
La réunion est suspendue à 17 h 20.
Votes sur les propositions de nomination, par le Président de la République et le Président du Sénat, de M. Yves Saint-Geours, Mme Sandrine Clavel, M. Jean Cabannes et Mme Natalie Fricero aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
La réunion est reprise à 17 h 25.
M. François Pillet, président. - Nous avons procédé aux auditions de M. Yves Saint-Geours, de Mme Sandrine Clavel, de M. Jean Cabannes et de Mme Natalie Fricero, que le Président de la République, pour les deux premiers, et le Président du Sénat, pour les deux suivants, envisagent de nommer au Conseil supérieur de la magistrature.
Nous allons maintenant procéder à quatre votes distincts et successifs sur ces propositions de nomination.
Ces votes se dérouleront à bulletins secrets comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement.
En application de l'article 3 de la loi organique du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, les délégations de vote ne sont pas autorisées.
Je vous rappelle que, pour M. Yves Saint-Geours et Mme Sandrine Clavel, le Président de la République ne pourrait pas procéder à leur nomination si les votes négatifs au sein de notre commission et de la commission des lois de l'Assemblée nationale représentaient au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions.
Concernant M. Jean Cabannes et Mme Natalie Fricero, le Président du Sénat ne pourrait procéder à leur nomination si les votes négatifs de notre commission représentaient au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.
Les dépouillements des scrutins concernant les propositions de nomination du Président de la République auront lieu demain matin, simultanément au sein des commissions lois des deux assemblées.
Les dépouillements des scrutins concernant les propositions de nomination du Président du Sénat auront lieu aujourd'hui même.
Il est procédé aux votes.
Dépouillement des scrutins sur les propositions de nomination, par le Président du Sénat, de M. Jean Cabannes et Mme Natalie Fricero aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
La commission procède au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président du Sénat, de M. Jean Cabannes aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature.
M. François Pillet, président. - Voici le résultat du scrutin :
Bulletin nul : 0
Nombre de suffrages exprimés : 29
La commission procède ensuite au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président du Sénat, de Mme Natalie Fricero aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature.
M. François Pillet, président. - Voici le résultat du scrutin :
Nombre de votants : 29
Bulletin blanc : 0
Bulletin nul : 0
Nombre de suffrages exprimés : 29
Pour : 29
Contre : 0
La réunion est close à 17 h 45.
Mercredi 16 janvier 2019
- Présidence de M. Philippe Bas, président -
La réunion est ouverte à 9 heures.
M. Philippe Bas, président. - Je vous adresse tous mes voeux pour cette année 2019. Ne laissez pas passer les petits bonheurs de la vie, veillez sur votre santé et poursuivez votre engagement au sein de la commission des lois du Sénat, dans cette période marquée par un certain nombre de tempêtes, où la stabilité de notre institution est plus que jamais nécessaire à celle de nos institutions républicaines.
La commission achèvera bientôt ses travaux sur l'affaire Benalla. Des auditions auront lieu cet après-midi et lundi prochain. Le rapport sera publié dans les semaines suivantes.
S'agissant du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice et du projet de loi organique relatif au renforcement de l'organisation des juridictions, leurs rapporteurs, François-Noël Buffet et Yves Détraigne, essaieront de rapprocher les points de vue. Voyez les manifestations d'avocats et de magistrats ! Le Gouvernement s'est montré ferme hier à l'Assemblée nationale, alors qu'il devrait être plus à l'écoute et plus souple en cette période de grand débat national, pour éviter de faire de ces matières, propres à un consensus, un sujet de clivage. Il devrait plutôt reprendre à son compte certaines de nos propositions. Ce serait bon pour notre institution, mais aussi pour notre pays, et cela rendrait service au Gouvernement, en difficulté sur le terrain de la justice.
Reste la réforme institutionnelle, même si le calendrier de son examen s'est à nouveau distendu. Le Président de la République a rappelé que le sujet restait ouvert.
Désignation de rapporteurs
La commission désigne M. Thani Mohamed Soilihi rapporteur sur la proposition de loi n° 1506 (A.N, XVème leg.) relative au délai d'intervention du juge des libertés et de la détention en rétention administrative à Mayotte (sous réserve de sa transmission).
La commission désigne M. André Reichardt rapporteur sur la proposition de loi n° 183 (2018-2019), adoptée par l'Assemblée nationale, visant à encadrer le démarchage téléphonique et à lutter contre les appels frauduleux.
Proposition de loi relative à l'aménagement du permis à points dans la perspective de l'abaissement de la limitation de vitesse à 80 kilomètres-heure sur le réseau secondaire - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Philippe Bas, président. - M. Jean-Luc Fichet nous expose à présent son rapport sur la proposition de loi, déposée par Mme Sylvie Goy-Chavent et plusieurs de nos collègues, relative à l'aménagement du permis à points dans la perspective de l'abaissement de la limitation de vitesse à 80 km/h sur le réseau secondaire.
M. Jean-Luc Fichet, rapporteur. - Ce texte s'inscrit dans un contexte que nous connaissons tous, et dont nous avons déjà eu à débattre au sein de notre commission : celui d'une forte incompréhension de la population face à l'abaissement de 90 à 80 km/h de la vitesse maximale autorisée sur les routes bidirectionnelles sans séparateur central.
À titre de compensation de ce durcissement de la réglementation routière, les auteurs de la proposition de loi entendent alléger les sanctions appliquées aux infractions les moins graves, en assouplissant les règles de récupération de points. Le dispositif proposé est relativement simple.
Actuellement, le code de la route prévoit que toute personne ayant perdu des points sur son permis de conduire les récupère automatiquement au bout de deux ans si elle n'a commis, dans ce délai, aucune nouvelle infraction au code de la route. Ce délai est de trois ans pour les infractions les plus graves, à savoir les délits ou les contraventions de la quatrième et de la cinquième classes.
Une dérogation est prévue pour les infractions les plus « légères » : les personnes qui ont commis une infraction punie du retrait d'un seul point de permis peuvent le récupérer dans un délai de six mois si elles n'ont commis, dans ce délai, aucune nouvelle infraction au code de la route.
L'article unique de la proposition de loi vise à abaisser de six mois à trois mois ce délai de récupération de points. Il s'agit, dans l'esprit de ses auteurs, d'éviter que le passage à 80 km/h ne pénalise de manière démesurée les usagers de la route, en leur faisant risquer de perdre plus de points sur leur permis de conduire.
Notons que seules quatre infractions sont aujourd'hui concernées par le retrait d'un seul point : les petits excès de vitesse, inférieurs à 20 km/h ; l'absence de port de gants homologués par les motocyclistes ; le chevauchement d'une ligne continue et le chevauchement des lignes délimitant les bandes d'arrêt d'urgence sur l'autoroute.
Le champ d'application de la proposition de loi serait pourtant assez large, car plus de la moitié des points qui sont chaque année retirés le sont pour des petites infractions au code de la route. En 2017, par exemple, sur les quelque 15 millions de points qui ont été retirés aux permis de conduire, près de 9 millions l'ont été pour des infractions « légères », punies du retrait d'un seul point.
Les auteurs de la proposition de loi soulèvent, assurément, un débat essentiel, celui de l'équilibre à trouver en matière de sécurité routière. L'efficacité des mesures de sécurité routière repose en partie sur leur compréhension par la population et leur degré d'acceptabilité. Une mesure qui n'est pas acceptée sera peu respectée. C'est d'ailleurs la position que nous avions tenue, avec nos collègues Michel Raison et Michèle Vullien, dans notre rapport d'information sur le passage aux 80 km/h. Dans ce contexte, il apparaît donc pertinent de s'interroger sur la manière de lutter efficacement contre la « délinquance routière » sans pour autant que les mesures adoptées soient jugées injustes et pénalisantes pour les usagers de la route les plus responsables !
Cette même interrogation a d'ailleurs conduit le Gouvernement à lancer récemment une réflexion sur la valorisation des comportements responsables sur la route. Le soin de conduire une étude sur le sujet a été confié au Conseil national de la sécurité routière. Son président, Yves Goasdoué, que j'ai reçu en audition, nous a indiqué que les conclusions de ce rapport seraient prochainement remises. Plusieurs propositions sont étudiées, parmi lesquelles l'idée d'introduire une forme de sursis sur le retrait de points.
Si le sujet mérite sans aucun doute d'être posé, la solution proposée par la proposition de loi ne paraît toutefois ni aboutie ni suffisante pour répondre au débat, pour deux raisons principales.
Première raison : la réduction de la durée de récupération de points pourrait constituer un signal négatif en matière de lutte contre l'insécurité routière. Il existe en effet un risque important que les conducteurs, certains de récupérer leurs points plus rapidement, adoptent des comportements à risque. Six mois, c'est déjà une durée relativement courte : si nous la réduisons, nous risquons de nuire à la vertu pédagogique du permis à points et à son efficacité en matière de lutte contre les infractions routières.
Notons d'ailleurs qu'actuellement les personnes qui commettent une petite infraction ne sont informées de leur retrait de point qu'au bout de deux mois, en raison des délais de recours et des délais techniques liés à la gestion des flux. Si nous abaissions le délai de récupération de points à trois mois, les personnes concernées se verraient informées de leur retrait de point et de leur récupération de point de manière quasi simultanée, ce qui diminuerait assurément l'utilité de la sanction de retrait de point.
Enfin, la proposition de loi ne porterait pas uniquement sur les excès de vitesse commis sur les routes où la vitesse maximale autorisée est limitée à 80 km/h : elle concernerait tous les excès de vitesse inférieurs à 20 km/h, y compris ceux commis sur les autoroutes ou en agglomération. Seraient également concernées les infractions de franchissement de lignes.
La seconde raison qui justifie mes réserves a trait à l'utilité de la proposition de loi. Les statistiques nous montrent que les délais actuellement prévus par la loi pour la récupération de points ne sont pas disproportionnés. En effet, une part significative des points retirés chaque année pour de petites infractions au code de la route sont récupérés automatiquement, dans les délais prévus par la loi. En 2017, environ les trois quarts des points retirés ont été récupérés automatiquement, dans un délai de six mois.
Qui plus est, très peu de personnes perdent leur permis de conduire point par point, c'est-à-dire en ne commettant que de petites infractions : cela représentait en 2017 seulement 121 personnes, sur un total de 61 714 invalidations de permis de conduire. La plupart des personnes concernées perdent donc leur permis en raison d'infractions lourdes au code de la route, et non pas en commettant de petits excès de vitesse ! Dans ces conditions, réduire à trois mois la durée de récupération de points n'aurait que très peu d'impact sur les invalidations de permis de conduire.
Je le répète : la proposition de loi pose un débat essentiel, que nous nous devons, en tant que législateur, de conduire. Toutefois, au regard de l'utilité incertaine du dispositif proposé et de l'impact négatif qu'il pourrait avoir en matière de sécurité routière, la proposition de loi ne me paraît pas apporter de solution viable.
La sécurité routière est une matière complexe et les enjeux sont trop importants pour adopter des dispositions « à la légère » : plus de 3 500 personnes perdent encore la vie, chaque année, sur la route. Il me paraît dès lors préférable de conditionner toute évolution législative du permis à points à la réalisation d'une étude d'impact approfondie, afin de garantir l'efficacité des mesures proposées et d'éviter tout effet de bord. La réflexion actuellement menée par le Conseil national pour la sécurité routière contribuera utilement à ce débat.
Pour l'ensemble de ces raisons, et tout en reconnaissant l'intérêt du débat soulevé, je vous proposerai de ne pas adopter cette proposition de loi.
M. Philippe Bas, président. - La mesure sur les 80 km/h suscite encore beaucoup d'incompréhension, d'opposition et d'interrogations sur son impact réel sur l'accidentalité. Si la vitesse est facteur d'accidents, ce n'est pas à 80 ou 90 km/h que se pose le problème. Présent hier à Grand Bourgtheroulde, j'ai noté que le Président de la République, tout en saluant le courage de son Premier ministre, avait admis qu'il existait peut-être une meilleure solution et que cette mesure n'était pas intangible. À cet égard, le rapport corédigé par Jean-Luc Fichet formule des propositions pragmatiques. Il faut dresser, avec les présidents de conseil départemental, la liste des lieux les plus dangereux où la vitesse maximale autorisée pourrait être effectivement réduite. Si une évolution est possible, alors le Sénat doit rester fidèle à ses propres propositions.
La présente proposition de loi entend tirer les conséquences de cette limitation à 80 km/h en adoucissant le régime du permis à points. Je crois que ce n'est pas la voie la plus cohérente avec les travaux du Sénat et la plus féconde dans la période actuelle. Si le groupe Union Centriste l'avait voulu, nous aurions pu envisager le renvoi de son texte en commission. À défaut, le rapporteur propose de ne pas amender ce texte et de ne pas l'adopter. Je souscris à cette proposition, surtout compte tenu de la position d'ouverture et de retour à la raison qu'on observe. En outre, après la présentation qui a été faite du Sénat par le Président de la République dans sa Lettre aux Français, rapprochant le rôle de notre assemblée de celui du Conseil économique, social et environnemental, il ne faudrait pas qu'on nous reproche, en adoptant ce texte, de tomber dans la démagogie. Sans compter les amendements qui pourraient être présentés tendant à démanteler le mécanisme du permis à points. Pour autant, je comprends ce qui motive les auteurs de la proposition de loi compte tenu de l'irritation suscitée par la mesure d'abaissement de la vitesse maximale autorisée à 80 km sur certaines routes.
M. Alain Richard. - La rotation très accélérée des points telle que le proposent les auteurs de cette proposition de loi ne concernerait pas seulement les points perdus pour un dépassement de la vitesse sur les routes limitées à 80 km/h : elle concernerait également le fait de conduire à 129 km/h dans une zone limitée à 110, à 149 km/h dans une zone limités à 130. Je suppose que les points perdus pour un dépassement des 80 km/h représentent une faible part de l'ensemble des points perdus, faute de radar dans la grande majorité des zones concernées ou parce qu'ils étaient déjà présents. La position du rapporteur me paraît donc juste. En outre, j'approuve la volonté du président de prévenir tout reproche de démagogie.
M. Alain Marc. - Après avoir entendu ce qu'a dit le Président de la République sur les 80 km/h, j'en conclus que nos positions se rejoignent. C'est le président de la commission des routes du conseil départemental de l'Aveyron qui vous parle : nous avons toujours dit qu'il fallait travailler avec les conseils départementaux et les forces de police et de gendarmerie pour identifier les zones les plus accidentogènes et les voies les plus dégradées compte tenu de la baisse de nos moyens. Après l'obstination du Premier ministre, il semble que s'ouvre une perspective, le Président de la République écoutant les élus locaux. Aussi, je rejoins la position du rapporteur.
M. Jacques Mézard. - Je n'ai jamais soutenu la proposition des 80 km/h - c'est un secret de polichinelle. Ce n'est pas un progrès en matière de sécurité, et cela a pu être vécu comme une provocation dans certains territoires que je connais bien. La solution n'est pas dans la réduction à trois mois de la durée pour récupérer les points, revenons à la raison et au bon sens. Un rejet du texte pourrait cependant être mal compris, et le renvoi en commission me semblait une meilleure idée. Il serait bon, en toute hypothèse, d'avancer au 1er juillet 2019 le bilan avec les conseils départementaux, car il est des endroits où la limitation de vitesse est souhaitable...
M. Philippe Bas, président. - Oui !
M. Jacques Mézard. - ... et d'autres où cela n'a aucun sens - il est même des tronçons où la vitesse limite change tous les cinq kilomètres ! Tout le monde souhaite faire baisser le nombre de victimes sur les routes, mais mesurons d'abord les conséquences de cette mauvaise décision.
M.
Jérôme Durain. - Le terme qui
m'est venu à l'esprit en entendant les différentes interventions
est celui de brimade. C'est ainsi que la mesure a été
vécue dans de nombreux territoires, sur lesquels elle a
été appliquée de manière froidement descendante
- nous n'étions certes pas à l'heure du grand
débat ! Concertation, discernement et finesse ont clairement fait
défaut dans la mise en oeuvre. Le groupe socialiste et
républicain suivra la proposition du rapporteur ; les 80 km/h sont
du domaine réglementaire et non législatif, mais c'est une zone
un peu floue.
M. François Grosdidier. - Au lendemain du lancement de ce débat, on ne peut que saluer la décision du Président de la République de se rallier à la position du Sénat - après avoir fait la sourde oreille... Il était naguère interdit aux maires et aux présidents de conseils départementaux de fixer une telle limitation de vitesse puisque la loi leur imposait de choisir entre 30, 50, 70 et 90 km/h. Je n'ai ainsi jamais pu, en tant que maire, limiter la vitesse sur certains axes à 40 km/h, qui était pourtant la valeur pertinente ! C'est absurde, et cela montre bien les dysfonctionnements de notre État. Il ne s'agit pas de caprice des élus locaux, mais d'analyse des situations locales ! Autoriser les départements à retenir la limite de 80 km/h au lieu de 90, après analyse de la situation avec les gendarmes et les services de la préfecture, serait un retour à ce qu'aurait dû rester le fonctionnement normal, tout simple, de la République. Qu'on le redécouvre à présent, tant mieux. Cela nous a de plus été annoncé par un one man show brillant ; j'ignore si c'est ainsi que l'on fera revivre la démocratie locale, parlementaire et sociale, souhaitons en tout cas que les annonces se confirment.
Mme Brigitte Lherbier. - Pour avoir passé le plus clair de mon temps avec des jeunes, je peux vous assurer que les nouveaux titulaires du permis de conduire sont toujours contrariés de perdre leurs premiers points. Le rapporteur a raison : maintenir à six mois le délai de restitution des points est une bonne chose, c'est aussi de cette façon que les jeunes conducteurs font l'expérience de leur conduite...
M. Yves Détraigne. - Nos échanges me font penser à cette phrase de Pompidou, alors Premier ministre : « Mais arrêtez donc d'emmerder les Français ! Il y a trop de lois, trop de textes, trop de règlements dans ce pays ! On en crève ! ». Nous en avons là une belle illustration.
M. François Bonhomme. - Je souscris à la position du rapporteur. La mesure était incomprise et inadaptée. Je note que les esprits évoluent : l'inflexibilité initiale est devenue une inflexibilité relative, ce dont je me réjouis... Mais le projet, d'après ce que nous avons entendu hier, consisterait à laisser au préfet une part de la décision d'adaptation, ce qui n'est toujours pas le bon niveau. Rendons aux élus, surtout lorsqu'ils sont gestionnaires de leur réseau routier, la pleine capacité de décision pour éviter les fractionnements de limitation et les changements incessants.
M. Pierre-Yves Collombat. - Cette décision, si je ne m'abuse, a été prise par l'actuel Gouvernement ! Modifier une mauvaise décision est toujours une bonne chose, mais il ne faudrait pas que cela devienne une méthode de gouvernement, permettant par-dessus le marché de se flatter, comme auprès des maires en ce moment, d'avoir rectifié les erreurs commises.
Mieux vaudrait annuler les mauvaises décisions plutôt que de les raccommoder, nous dit en substance le président Bas. Chiche : plutôt que de passer son temps à ravauder la loi NOTRe, supprimons-la - voeu pieux, je le sais bien ! Le rapporteur a raison : sans même parler des inconvénients soulevés par Alain Richard, la proposition de loi n'a pas de sens. N'en rajoutons donc pas dans l'approximation.
Mme Catherine Troendlé. - Je voudrais rappeler qu'il existe en principe dans chaque préfecture un comité départemental des usagers des routes, qui peut être saisi à tout moment par le préfet ou la gendarmerie, pour appliquer les mesures de limitation de vitesse qui s'imposent sur les axes accidentogènes. Pourquoi légiférer alors qu'il existe une instance qui permet à tous les acteurs locaux de se mettre autour de la table pour prendre les bonnes décisions ?
M. Jean Louis Masson. - Je partage tout à fait l'analyse de notre rapporteur : soyons prudents sur les modifications. Soyons prudents également sur la logique de délégation du pouvoir réglementaire à telle ou telle collectivité, car cela aboutit dans certains endroits à des choses aberrantes, comme la modification de la vitesse limite tous les kilomètres ou presque - c'est le cas sur une autoroute de Moselle, et c'est odieux. Une règle d'uniformité de principe doit prévaloir sur route et autoroute, sauf cas particulier local.
Je partage l'analyse de M. Collombat sur la loi NOTRe. Si un certain nombre de sénateurs n'avaient pas voté ce texte et notamment son seuil de 15 000 habitants pour les intercommunalités, le problème de la représentation des petites communes dans les intercommunalités, objet du texte que nous examinerons dans un instant, ne se poserait pas... Il est bon de corriger les problèmes en effet, mais meilleur de ne pas les créer !
Nous devrions également regarder de plus près, monsieur le président, ce qui relève de la loi et ce qui relève du règlement. À ma connaissance, la limitation à 70 ou 90 km/h n'a jamais été législative. Veillons au respect des principes constitutionnels et à ne pas adopter des mesures qui ne seraient pas du domaine de la loi.
M. Hervé Marseille. - Merci, monsieur le président, de vos propos. Je remercie également le rapporteur pour ses observations pertinentes, et prends acte des positions de tous ceux qui se sont exprimés.
Je regrette cependant que l'on parle de démagogie à propos d'un texte cosigné par 80 de nos collègues de tous les bancs - dont un certain nombre présents dans cette salle - et sur lequel plusieurs amendements allant dans un sens plus restrictif ont été déposés. On peut être d'accord ou non avec ce texte, mais évitons de parler de démagogie, car en faire un critère d'examen de nos textes ouvrirait assurément de belles perspectives...
Je disconviens également sur l'analyse des mesures susceptibles d'être engagées par le Président de la République à l'égard du Sénat. Le fait d'examiner ou non des textes en commission ou en séance n'est pas de nature à empêcher quoi que ce soit.
M. Philippe Bas, président. - Si j'ai parlé de démagogie, c'est par crainte que nous en soyons accusés, nullement pour qualifier cette proposition de loi !
M. Jean-Luc Fichet, rapporteur. - Un des arguments forts des auteurs de la proposition de loi était de dire qu'elle adoucirait en quelque sorte les sanctions infligées aux conducteurs pendant la phase d'adaptation à la nouvelle limitation de vitesse. Or il se trouve que la destruction des radars - les deux tiers ne sont plus actifs - ne nous permettra pas d'évaluer le respect de la nouvelle réglementation...
Le rapport que nous avons réalisé avec Mme Vullien et M. Raison proposait de différer l'application des 80 km/h au 1er janvier 2019 et de travailler plus étroitement avec les collectivités. On oublie en effet souvent les mairies, qui sont aussi gestionnaires des voiries communales, qui représentent parfois un nombre considérable de kilomètres de route. Le rapport ne la mentionnait pas, mais je soutiens la proposition qui consiste à flécher le produit des amendes vers l'entretien de la voirie communale, dont les maires dénoncent la charge exorbitante, afin de rendre les routes moins accidentogènes.
La proposition de loi n'est pas adoptée par la commission.
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
Proposition de loi visant à assurer une plus juste représentation des petites communes au sein des conseils communautaires - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Philippe Bas, président. - Nous examinons à présent le rapport de Mme Maryse Carrère sur la proposition de loi visant à assurer une plus juste représentation des petites communes au sein des conseils communautaires, présentée par M. Jean-Pierre Sueur et les membres du groupe socialiste et républicain.
Mme Maryse Carrère, rapporteur. - Cette proposition de loi est avant tout un symptôme des dysfonctionnements de l'intercommunalité dans certains de nos départements à la suite des dernières réformes territoriales.
Personne ne se préoccuperait outre mesure de rééquilibrer la composition des conseils communautaires si le fonctionnement de l'intercommunalité était toujours harmonieux, et si le véritable esprit de coopération qui doit présider à son fonctionnement n'avait pas été mis à mal par des regroupements forcés, par un agrandissement inconsidéré du périmètre de nombreux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre et par la multiplication des transferts de compétences obligatoires à leur profit.
On n'accorderait peut-être pas non plus autant d'importance à ce que les conseillers municipaux qui ne sont pas membres de l'organe délibérant de l'EPCI auquel leur commune appartient soient correctement associés au fonctionnement quotidien de cet établissement, si la plupart des leviers de décision n'avaient pas été déplacés au niveau intercommunal et si certains conseils municipaux n'avaient pas le sentiment d'avoir été relégués au rang de « comités des fêtes », pour reprendre une expression que j'ai entendue au cours de mes auditions...
Bien sûr, il ne faut pas noircir le trait. Les communes conservent des compétences de proximité essentielles, qui expliquent l'attachement que les Français continuent de leur témoigner. Beaucoup d'EPCI à fiscalité propre fonctionnent bien, dans la recherche de l'intérêt commun et du compromis, et la question de la représentativité de leurs organes ne se pose pas. Les simples conseillers municipaux, si je puis dire, sont souvent impliqués, d'une manière ou d'une autre, dans les affaires de la communauté.
Il n'en reste pas moins que cette proposition de loi soulève des questions auxquelles il est urgent d'apporter des réponses. Je veux, pour cette raison, en remercier très sincèrement nos collègues du groupe socialiste et républicain.
Certaines dispositions proposées soulèvent, comme nous allons le voir, des difficultés. Mais je ne crois pas qu'il faille en reste à ce constat, et c'est pourquoi je vous proposerai d'améliorer et de compléter le texte, avec l'accord de ses auteurs.
La proposition de loi a d'abord pour objet de corriger la sous-représentation de certaines communes au sein des conseils communautaires. Il ne s'agit pas tant des petites communes, contrairement à ce qu'indique l'intitulé du texte, que des communes dont la population se situe dans la moyenne communautaire.
Comme vous le savez, le nombre et la répartition des sièges au sein de l'organe délibérant des EPCI à fiscalité propre est déterminé, soit en application des règles de droit commun fixées par la loi, soit par accord local d'une majorité qualifiée de conseils municipaux - cette faculté n'étant offerte que dans les communautés de communes et d'agglomération.
L'article 1er de la proposition de loi ne traite que de la répartition de droit commun. Celle-ci répond à quatre principes : les sièges doivent être répartis entre les communes sur une base essentiellement démographique ; toutefois, il est attribué au moins un siège à chaque commune, ce qui est la traduction du fait qu'un EPCI à fiscalité propre est un organisme de coopération entre communes ; aucune commune ne peut détenir à elle seule plus de la moitié des sièges, ce qui est la conséquence du principe de non-tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre ; enfin, aucune commune ne peut se voir attribuer plus de sièges qu'elle ne compte de conseillers municipaux.
Des règles complexes de répartition ont été mises au point par le législateur pour concilier, autant que faire se peut, ces quatre principes.
La loi fixe l'effectif théorique du conseil communautaire en fonction de la population de l'EPCI. Cet effectif théorique est celui qui sert de base aux opérations de répartition, qui se déroulent en quatre étapes. Première étape : les sièges sont répartis entre les communes à la représentation proportionnelle suivant la règle de la plus forte moyenne, méthode qui a pour effet de favoriser les plus grandes communes, dans des proportions plus ou moins fortes selon le cas.
Au cours de la deuxième étape, il est procédé à plusieurs correctifs : d'abord, les communes qui n'ont pas bénéficié de la répartition à la proportionnelle à la plus forte moyenne se voient attribuer un siège de droit, ce qui a pour effet de surreprésenter les petites communes. Ensuite, dans le cas où une commune s'est vu attribuer plus de la moitié des sièges, elle subit un écrêtement et reçoit finalement la moitié des sièges arrondie à l'entier inférieur. Enfin, si une commune s'est vu attribuer plus de sièges qu'elle n'a de conseillers municipaux, son nombre de sièges est réduit à due concurrence.
Au terme de la deuxième étape, la répartition des sièges peut être fortement déséquilibrée, notamment dans les communautés où il existe un grand nombre de petites communes.
C'est pourquoi la loi prévoit, au cours d'une troisième étape, la répartition de 10 % de sièges supplémentaires, à titre obligatoire lorsque le nombre de sièges de droit est supérieur à 30 % de l'effectif théorique du conseil. Ces sièges sont alors répartis à la représentation proportionnelle suivant la règle de la plus forte moyenne, ce qui permet de rééquilibrer la composition du conseil au bénéfice des plus grandes communes.
Enfin, au cours d'une quatrième étape, est appliquée une garantie au profit des communes nouvelles créées depuis le dernier renouvellement général des conseils municipaux, qui doivent recevoir au moins autant de sièges que de communes fusionnées.
En définitive, les règles de répartition des sièges de droit commun conduisent à une forte, voire très forte surreprésentation des petites communes, et garantissent une représentation correcte des communes les plus peuplées. Mais elles ont tendance à pénaliser les communes de taille moyenne, dont la représentation s'écarte parfois de la moyenne de plus de 70 %.
Comme l'ont probablement constaté les auteurs de la proposition de loi, on est obligé, pour corriger ces déséquilibres, de sortir des sentiers battus. On aurait pu imaginer par exemple de substituer à la règle de la plus forte moyenne celle du plus fort reste, qui est tout aussi habituelle en matière électorale, mais cela ne donnerait pas de résultats satisfaisants.
C'est pourquoi nos collègues ont imaginé une méthode plus originale. Ils proposent en effet d'adopter une nouvelle règle mathématique pour traduire le principe de représentation proportionnelle.
La représentation proportionnelle, comme vous le savez, implique d'abord de calculer le quotient démographique de l'EPCI, qui est le rapport entre la population totale de l'EPCI et le nombre de sièges à répartir entre les communes. Ensuite, on divise la population de chaque commune par le quotient démographique. Il en va exactement de même en matière électorale, où on divise le nombre de suffrages obtenu par une liste par le quotient électoral, qui est égal au rapport entre le nombre total de suffrages exprimés et le nombre de sièges à pourvoir.
Cette division produit, pour chaque commune, un résultat qui, en général, n'est pas un nombre entier. C'est pourquoi, habituellement, on arrondit les résultats à l'entier inférieur, avec pour conséquence qu'il reste des sièges non pourvus. Et l'on répartit ces sièges non pourvus, soit à la plus forte moyenne, soit au plus fort reste.
Nos collègues proposent au contraire d'arrondir les résultats à l'entier supérieur. Il n'y aurait, par définition, aucun reste à répartir.
Cette méthode de l'arrondi à l'entier supérieur produit, par elle-même, de forts écarts de représentation et ne saurait être considérée comme une traduction fidèle du principe de représentation proportionnelle. Toutefois, en l'espèce, les résultats obtenus doivent être comparés avec ceux de l'ensemble des étapes de répartition prévues par le droit en vigueur, qui produisent, comme nous l'avons vu, de forts écarts de représentation.
J'ai procédé à de nombreuses simulations, complétées par celles que m'ont fournies l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) et le Gouvernement. Il en ressort que l'article 1er de la proposition de loi, dans sa version actuelle, aboutit certes à corriger légèrement la sous-représentation des communes moyennes, pas nécessairement d'ailleurs en leur attribuant un siège supplémentaire, mais en diminuant l'effectif total du conseil. En revanche, il diminue très fortement le nombre de sièges revenant aux plus grandes communes, qui se trouveraient ainsi fortement sous-représentées.
La ville de Reims perdrait ainsi 34 sièges au sein de sa communauté urbaine, Châtillon-sur-Seine en perdrait 20 au sein de sa communauté de communes, Saint-Étienne en perdrait 15 au sein de sa métropole, et Tarbes en perdrait 11 au sein de sa communauté d'agglomération.
Il me semble que cela soulève des difficultés, vu le rôle que jouent et doivent continuer à jouer les villes centres dans les communautés, et vu le risque de déstabilisation qu'une redistribution aussi massive des sièges pourrait comporter. L'AMF nous a dit sa crainte que le mécanisme proposé ne crée des tensions entre les grandes et les moyennes communes, y compris là où les relations de travail sont bonnes aujourd'hui.
L'article 1er de la proposition de loi présente également des difficultés juridiques puisqu'il aggraverait globalement les écarts de représentation au sein des conseils communautaires. Au niveau national, le nombre de communes moins adéquatement représentées au terme de la réforme - c'est-à-dire celles dont l'écart de représentation par rapport à la moyenne augmenterait - serait supérieur au nombre de communes qui seraient plus adéquatement représentées. Il en irait de même en termes de population. Par là même, et compte tenu de la jurisprudence subtile dégagée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 février 2016 relative à la métropole d'Aix-Marseille-Provence, les dispositions proposées s'exposeraient à un très fort risque de censure.
Je vous proposerai donc, avec l'accord de Jean-Pierre Sueur et du groupe socialiste et républicain, non pas de supprimer l'article, mais de lui apporter un correctif nécessaire.
On constate en effet que le dispositif proposé produit surtout des effets indésirables dans les communautés où il existe, d'un côté, une ou quelques communes beaucoup plus peuplées que la moyenne et, de l'autre, une multitude de petites communes. C'est là que la « méthode de l'arrondi à l'entier supérieur » aboutit à réduire fortement la représentation des grandes communes alors même qu'elles sont déjà sous-représentées.
Je vous propose donc de combiner cette nouvelle méthode de répartition avec un nouveau mode de détermination de l'effectif théorique du conseil communautaire, qui sert de base au calcul. Cet effectif théorique ne dépendrait plus seulement de la population de l'EPCI, mais aussi du nombre de communes qui en sont membres.
Avec ce correctif, l'article 1er aboutirait à un rééquilibrage tout à fait raisonnable de la représentation des communes au sein des conseils communautaires : les plus grandes communes conserveraient souvent le même nombre de sièges ou elles n'en perdraient que quelques-uns ; les pertes les plus fortes concernent de grandes communes qui, compte tenu de la configuration de l'EPCI, sont très avantagées par le droit en vigueur ; les communes moyennes les plus pénalisées par la législation actuelle recevraient un ou deux sièges de plus.
Je vous proposerai par ailleurs d'assouplir les règles relatives à l'accord local de répartition des sièges dans les communautés de communes et d'agglomération.
Comme vous le savez, à la suite de la décision Commune de Salbris du Conseil constitutionnel du 20 juin 2014, les règles relatives à l'accord local ont dû être revues à l'initiative de nos collègues Jean-Pierre Sueur et Alain Richard. Ces règles ont le mérite d'exister. Néanmoins, elles sont devenues tellement strictes qu'elles sont bien souvent inapplicables. Alors même que le droit commun produit de très forts écarts de représentation entre les communes, les règles régissant l'accord local sont si contraignantes qu'elles rendent illégal un accord qui, pourtant, diminue dans l'ensemble les écarts de représentation...
Cela tient en partie au volant maximal de 25 % de sièges supplémentaires susceptibles d'être créés par accord local. Je vous proposerai donc de réintroduire ici une disposition adoptée en octobre 2016 par le Sénat, à l'initiative de Jacqueline Gourault, alors sénatrice de Loir-et-Cher, et de Mathieu Darnaud. Cette disposition consiste à relever à 45 % la part de sièges supplémentaires pouvant être créés, dans le cas où cela s'avère nécessaire pour conclure un accord local ou, du moins, un accord dit « positif », c'est-à-dire qui n'aboutisse pas à diminuer l'effectif du conseil. En tout état de cause, cet assouplissement ne pourrait conduire à répartir plus de dix sièges supplémentaires par rapport au droit en vigueur.
Par ailleurs, il me semble opportun et conforme à l'esprit de la jurisprudence constitutionnelle d'autoriser les accords locaux qui réduisent globalement les écarts de représentation, en tenant compte non seulement du nombre de communes, mais également de la population concernée par ces écarts, sans produire pour aucune commune prise isolément un écart excessif. Le législateur a imaginé un régime spécial pour la métropole d'Aix-Marseille-Provence afin de corriger les iniquités résultant du droit commun, et le Conseil constitutionnel lui a donné raison. Mais la loi ne peut pas régler un par un tous les cas particuliers ! Il convient donc d'autoriser les élus à imaginer eux-mêmes la répartition des sièges la plus adaptée à leur territoire, à condition que la loi fixe des critères au moins aussi rigoureux que ceux à l'aune desquels le Conseil constitutionnel a apprécié la constitutionnalité du régime d'Aix-Marseille-Provence.
Je passerai plus rapidement sur l'article 2 dont l'objet est de mieux associer les « simples » conseillers municipaux, ceux qui ne sont pas membres du conseil communautaire, au fonctionnement de l'intercommunalité.
C'est un objectif que nous pouvons tous partager. On observe aujourd'hui un grand nombre de démissions chez ces conseillers municipaux qui, à la suite de la loi NOTRe, ont parfois le sentiment que leur mandat a perdu de son sens. Les communes ont été privées d'un grand nombre de leurs prérogatives au profit des EPCI à fiscalité propre, et l'agrandissement des périmètres intercommunaux fait qu'il est de plus en plus difficile de se sentir impliqué dans le fonctionnement des communautés.
Nos collègues proposent donc que, dans les EPCI à fiscalité propre qui ont l'obligation de se doter d'un règlement intérieur - c'est-à-dire ceux qui comportent au moins une commune de 3 500 habitants ou plus -, le conseil communautaire ait l'obligation de délibérer pour définir les modalités de participation des conseillers municipaux aux commissions thématiques.
Je rappelle que les commissions intercommunales sont déjà ouvertes, dans bien des cas, aux conseillers municipaux qui souhaitent y assister. Une base légale a été donnée à cette pratique en 2010.
Ensuite, il me semble que l'articulation proposée par l'article 2 entre la loi et le règlement local n'est pas satisfaisante. Le législateur ne peut pas se contenter de mentionner un droit nouveau qui serait reconnu aux conseillers municipaux, sans caractériser ce droit en définissant, au moins dans les grandes lignes, la manière dont il pourrait s'exercer. Tous les conseillers municipaux pourraient-ils assister à toutes les réunions de toutes les commissions ou auraient-ils un droit d'option ? Est-ce aux conseils municipaux que l'on veut donner la faculté de désigner des représentants supplémentaires ? Faudrait-il reconnaître des droits spécifiques aux conseillers municipaux d'opposition ? Nous ne pouvons pas laisser les EPCI dans l'insécurité juridique en ne répondant pas nous-mêmes à ces questions.
Je ne crois pas, pour ma part, qu'il faille inscrire dans la loi un principe selon lequel les commissions seraient désormais ouvertes de plein droit à tous les conseillers municipaux. Il faut laisser les élus s'organiser en faisant usage des souplesses d'ores et déjà permises par la législation. D'ailleurs, la participation de simples conseillers municipaux aux commissions provoque parfois des dysfonctionnements : il arrive que des maires ou d'autres délégués communautaires découvrent en séance des projets dont ils n'ont jamais entendu parler, alors qu'ils ont été débattus en commission sans qu'ils aient été mis au courant !
Je vous proposerai plutôt de nous inspirer d'une recommandation du rapport de Mathieu Darnaud sur la revitalisation de l'échelon communal, en consacrant le droit d'information de tous les conseillers municipaux sur les affaires de l'EPCI à fiscalité propre et des syndicats dont leur commune est membre.
Enfin, je souligne que le vrai moyen de rendre du coeur à l'ouvrage aux conseillers municipaux, à mon sens, n'est pas de compliquer le fonctionnement des intercommunalités, mais de restituer aux communes des compétences de proximité qu'elles sont les mieux à même d'exercer.
M. Philippe Bas, président. - Merci de ce rapport éclairant sur un sujet complexe au niveau juridique et sensible pour nos collectivités. Votre travail a fait évoluer le texte vers des solutions encore plus pertinentes.
Le problème tient à ce que, pour garantir une représentation aux plus petites communes sans augmenter le nombre total de délégués communautaires, il faut enlever des délégués aux autres communes. En l'état actuel du droit, ce sont principalement les communes moyennes qui en subissent les conséquences.
Vous avez su trouver des solutions compatibles avec la jurisprudence actuelle du Conseil constitutionnel. Si le processus de révision constitutionnelle redémarrait, il n'est pas exclu que le Sénat introduise des assouplissements dans la Constitution. Dans cette attente, nous pourrions renvoyer le Président de la République et le Gouvernement à leurs nouveaux engagements de mieux prendre en compte les attentes des collectivités territoriales.
M. Mathieu Darnaud. - Je salue le travail de notre rapporteur Maryse Carrère tant il est difficile de trouver des solutions susceptibles de satisfaire à toutes les exigences. J'épouse la philosophie de ce texte qui vise à redonner plus de place aux petites et moyennes communes dans le concert des grandes intercommunalités. La loi NOTRe a donné lieu à des gouvernances pléthoriques. Le travail que nous avons réalisé avec Jacqueline Gourault partait du constat que la communauté d'agglomération au Pays basque, avec ses trois cents conseillers communautaires, comportait plus de membres que le conseil régional de la Nouvelle-Aquitaine !
S'agissant de la représentation des conseillers municipaux dans les commissions, je souscris à l'argumentation de Maryse Carrère. Ouvrir les portes des commissions à tous les conseillers municipaux paraît bien compliqué...
J'insiste sur la représentation des villes moyennes, qui peinent à trouver leur place dans l'intercommunalité, alors même que des charges importantes pèsent sur elles. Peut-être faudra-t-il tirer parti de la révision constitutionnelle pour revenir sur ce sujet. Il faudra aussi traiter à la racine les problèmes causés par la loi NOTRe.
M. Alain Richard. - Le danger ici est de trouver un accord politique entre nous à la bordure du respect du principe de l'égalité du suffrage et, croyant avoir trouvé un bon compromis, de mettre en circulation un texte qui ne résisterait pas à l'épreuve d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) !
Faut-il augmenter le nombre de sièges, avec le risque d'assemblées pléthoriques ? Dès 2014, nous mettions en garde sur les dangers d'une telle surreprésentation. Or faites le calcul et appliquez ce qui est proposé ici à des communautés que vous connaissez : le résultat est inquiétant !
Par ailleurs, il est proposé de procéder à un changement de barème global pour apprécier le respect du principe d'égalité du suffrage et de fixer législativement un seuil à 30 %. C'est contraire à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Je ne voterai donc pas cette proposition de loi. Soyons attentifs à ne pas mettre en circulation un produit non conforme, mais à l'étiquette flatteuse !
M. Éric Kerrouche. - Il est faux de dire que le paradis de l'intercommunalité, c'était avant la loi NOTRe ! Veillons à ne pas remettre en question, en raison de certains problèmes, l'ensemble de l'édifice intercommunal. Ayons le courage de dire qu'il faut revenir sur certains découpages qui ne sont pas pertinents sans tomber dans la caricature ! Il importe de faire un bilan équilibré de la loi NOTRe, mais aussi des réformes précédentes.
Je félicite le rapporteur, car le sujet était relativement ardu. Nous avons abouti à une co-construction impliquant à la fois les auteurs de la proposition de loi et la direction générale des collectivités locales (DGCL). Le fait que nous soyons capables de reprendre des mesures pertinentes prouve que le Sénat sait se mettre d'accord quand il s'agit des territoires !
Depuis la décision Commune de Salbris de 2014, il existe un problème de représentation des communes, avec un système normé et brimant les capacités locales. Interroger la manière de faire du Conseil constitutionnel n'est pas un crime de lèse-majesté. À la lecture de la décision sur la métropole Aix-Marseille-Provence, il est clair que la conception du Conseil constitutionnel est de plus en plus restrictive. Il est essentiel de desserrer l'étau. La proposition de loi, amendée par le rapporteur, aboutit à une solution de calcul performante tenant à la fois compte des petites communes et des communes intermédiaires.
L'article additionnel me paraît aussi intéressant. Relever le taux maximal de 25 % des sièges jusqu'à 45 % et autoriser les accords qui permettent de baisser les écarts est une deuxième façon de desserrer la contrainte.
Enfin, en ce qui concerne l'article 2, on nous dit régulièrement qu'il faut associer davantage les conseillers municipaux aux décisions communautaires. Il convient donc de trouver un mécanisme pour les intégrer dans l'édifice. Renforcer leur information est souhaitable, mais n'est pas de nature à endiguer la vague de démissions chez les conseillers municipaux.
Quant au risque de QPC, nous verrons bien, mais cela ne doit pas nous empêcher de mener le combat !
M. Yves Détraigne. - Dans un tel débat, chacun fait état de son expérience au sein de son intercommunalité. Je suis le représentant d'une commune de 5 000 habitants dans une communauté urbaine de 143 communes. La ville centre, Reims, détient 34 sièges sur 206. Ma commune a un siège, au même titre que la commune la plus petite, qui compte trente-cinq habitants. Or cela fonctionne et n'a pas entraîné de réunionite !
N'inventons pas une usine à gaz. Il s'agit de la France et non des intérêts particuliers de tel ou tel territoire. Il importe donc de trouver une règle commune. Il en existe une aujourd'hui : elle fonctionne quand les élus ont envie de travailler pour l'intérêt général. En voulant régler un certain nombre de problèmes particuliers, nous risquons fort d'en susciter d'autres. Je vous invite à la prudence.
Mme Agnès Canayer. - Il est toujours difficile de trouver un dispositif mathématiquement équilibré, je l'ai encore constaté hier soir quand nous avons passé sept heures - autant que le grand débat ! - à installer la nouvelle communauté urbaine du Havre. Alors que la ville du Havre rassemble les deux tiers de la population de cette nouvelle communauté, elle n'a que 59 représentants - la totalité de son conseil municipal - sur 130 sièges. Mais cela fonctionne, même si certains maires regrettent l'accord local qui est devenu caduc. La représentation des communes moyennes est un peu moindre, mais on compense avec des postes de vice-président. Bref, les règles actuelles sont assez bien faites et ménagent suffisamment de souplesse pour trouver un équilibre au sein des intercommunalités. Il serait dangereux de les remettre en question sans une étude d'impact plus approfondie. Sur l'article 2, je partage l'avis du rapporteur.
M. Marc-Philippe Daubresse. - En 1983, le système favorisait largement la représentation des communes les plus peuplées et défavorisait fortement celle des communes les moins peuplées. Puis a été adopté l'amendement Diligent. Dans mon agglomération d'un million d'habitants, on est passé de 90 conseillers communautaires en 1983 à 184 aujourd'hui. La difficulté est de représenter simultanément les territoires et la population - du coup, la tendance est d'ajouter toujours plus de sièges. L'assemblée de Londres, ville de 8 millions d'habitants, ne compte pourtant que 25 membres... À l'équilibre entre communes au sein des intercommunalités, nous ne devons toucher que d'une main tremblante - comme, selon le président Larcher, à la Constitution.
Il est vrai que les communes moyennes sont plutôt pénalisées, surtout dans les grandes agglomérations. Mais des accords locaux permettent souvent de rectifier la situation. Bernard Roman, alors président de la commission des lois à l'Assemblée nationale, voulait introduire dans la loi Chevènement l'élection des conseils communautaires au suffrage universel direct, ce qui aurait tout bouleversé. On tend plutôt aujourd'hui à rechercher un équilibre acceptable entre population et territoire. Accroître le nombre d'élus serait démagogique et ne réduirait pas la dépense publique. Mieux vaut donc s'en tenir à l'existant.
Mme Françoise Gatel. - Les auteurs de ce texte mettent en évidence le malaise des petites communes au sein des intercommunalités et le sentiment d'écrasement des communes intermédiaires, qui ont souvent le même nombre de représentants que ces dernières. Ils cherchent, pour ainsi dire, à réparer l'irréparable. Il s'agit en fait de trouver des solutions à la loi NOTRe, qui a créé, pour ainsi dire, des monstres. On a enlevé beaucoup de compétences aux communes pour les confier à des institutions où le nombre de représentants est considérable.
L'augmentation du nombre de délégués communautaires fera perdurer l'invisibilité des petites communes au sein des intercommunalités. Et, alors que celles-ci devront définir sous quelques mois les règles de représentation valables à partir de mars 2020, ce texte pourrait susciter des recours qui aboutiraient à ce qu'il soit déclaré inconstitutionnel. Bref, les délais sont trop courts, alors qu'il faudrait prendre le temps de faire les simulations nécessaires. Je suis défavorable à ce texte.
M. Philippe Bas, président. - Notre rapporteur a évoqué avec le représentant de l'AMF la question du calendrier. Comme le compte à rebours est lancé, nous pourrions reporter l'entrée en vigueur du texte. L'essentiel est d'avancer sur cette question.
M. Pierre-Yves Collombat. - Je félicite le rapporteur pour la clarté de son exposé sur ce sujet complexe.
Rendons à César ce qui lui appartient : si la loi NOTRe a incontestablement aggravé la situation, elle ne l'a pas créée. C'est la loi de réforme des collectivités territoriales de 2010 qui en est à l'origine. Cette loi a transformé le statut des intercommunalités, qui étaient alors des sortes de contrats, volontaires, entre communes, pour en faire quasiment des collectivités territoriales. Voilà le tableau !
M. Alain Richard. - Au sens chirurgical...
M. Pierre-Yves Collombat. - Puis, le Conseil constitutionnel a fait un véritable coup d'État, passant de l'interprétation de la Constitution à la fabrication de celle-ci. En effet, les intercommunalités ne représentent pas la population, mais les communes, et ne sont pas des collectivités territoriales - sauf à l'écrire dans la Constitution, ce qui est plus qu'une interprétation.
Sur la proposition de loi, qui a le mérite de la simplicité, et sur la position du rapporteur, je n'ai pas vraiment d'avis. Il faudrait disposer de simulations, mais ces propositions, meilleures que l'existant, ne me choquent pas. Cela dit, on peut très bien trouver autre chose ! La dotation globale de fonctionnement (DGF) varie en fonction de la taille des communes : si vous habitez dans un commune de 500 000 habitants, vous valez 2 ; si vous êtes dans une commune de moins de 500, vous valez 1. Là, le Conseil constitutionnel ne trouve rien à redire. On pourrait donc utiliser ces coefficients logarithmiques, en les faisant baisser à mesure que la taille de la commune augmente. Cela résoudrait la question des communes moyennes. Pourquoi ce qui est licite pour les questions financières ne le serait-il pas ici ? Peut-être le Conseil constitutionnel est-il trop bien informé par le Conseil d'État...
Je me rallierai à la proposition qui sera retenue, non sans déposer des amendements pour montrer que d'autres solutions sont possibles.
Je ne suis pas favorable à l'article 2, qui entretient la confusion entre communes et intercommunalités. Ces dernières ont leur logique propre.
M. Jean Louis Masson. - Il est curieux qu'à un niveau aussi fondamental que l'Europe on accepte sans rien dire la représentativité logarithmique, qui fait qu'un citoyen de Malte est 150 fois mieux représenté qu'un Français ou un Allemand, ou un Luxembourgeois 120 fois mieux - ce que j'ai dénoncé à trois reprises en séance publique et en commission, dans l'indifférence générale - et qu'on se penche avec autant d'attention sur des écarts de représentativité de plus ou moins 20 % à l'échelle des intercommunalités. On marche sur la tête !
Le titre de cette proposition de loi est particulièrement ronflant : on a l'impression qu'elle règlera tous les problèmes. Il serait intéressant de savoir si ses auteurs ont voté pour ou contre la loi NOTRe. S'ils ont voté pour, on comprend mal qu'ils s'étonnent à présent des problèmes qu'elle pose. Je ne serai pas le complice de ce double langage.
Il existe aujourd'hui des intercommunalités d'une taille démente. Dans mon département, une intercommunalité regroupe 128 communes, avec 150 délégués, le tout pour à peine 30 000 habitants. On peut augmenter encore ces nombres et aboutir à une armée mexicaine de délégués, qui de surcroît n'auront rien à dire puisqu'on sait bien que, lorsqu'ils sont si nombreux, les ficelles sont tirées par quatre ou cinq personnes, et tous les autres n'ont qu'à lever la main - ou appuyer sur leur tablette. Tous ces problèmes viennent des réformes de M. Sarkozy et de M. Hollande, dont sont comptables ceux qui les ont soutenus. L'hypocrisie a assez duré. Sur le terrain, on a l'impression que personne n'a approuvé M. Sarkozy lorsqu'il a imposé aux communes d'adhérer à des intercommunalités en fixant un seuil minimal de population, et que personne n'a voté la loi NOTRe et son seuil de 15 000 habitants, qui a conduit à des intercommunalités démesurées. Nous sommes 49, au Sénat, à ne pas avoir voté la loi NOTRe. Ceux qui ont voté la loi NOTRe sont encore majoritaires parmi nous. Pas sûr qu'ils le restent longtemps.
M. Philippe Bas, président. - Certains d'entre nous peuvent avoir voté la loi NOTRe sans être pour autant des hypocrites. Ils ont pu le faire avec sincérité pour sauver les départements, éviter l'élection des délégués communautaires au suffrage universel direct ou empêcher d'imposer à des communautés de communes de moins de 10 000 habitants de se regrouper.
M. Pierre-Yves Collombat. - Pipeau ! Le moindre mal, c'est encore le mal, comme disait Hannah Arendt.
M. Philippe Bas, président. - Vous le savez, le Sénat n'a pas les pleins pouvoirs face au bloc majoritaire formé par le Gouvernement et l'Assemblée nationale. Nous sommes parfois dans une démarche visant à limiter les dégâts, dans un esprit de responsabilité. Cela dit, je veux bien vous applaudir d'avoir été parmi les 49 irréductibles !
M. Jean Louis Masson. - Vous plaisantez...
M. Philippe Bas, président. - Aucunement.
M. Jean Louis Masson. - Reste que nous n'étions que 49 à voter contre la loi NOTRe.
Mme Catherine Troendlé. - Et alors ?
M. Jean-Pierre Sueur. - Quel rapport avec la décision Salbris ?
M. Jean Louis Masson. - Rendez-vous à la prochaine élection, vous verrez alors si vous avez toujours la majorité. Pour l'instant, j'aimerais pouvoir poursuivre sans être interrompu.
M. Philippe Bas, président. - Je vous en prie et vous invite même à conclure.
M. Jean Louis Masson. - Nous avons de grandes intercommunalités à cause du seuil de 15 000 habitants fixé par la loi NOTRe, venant après les lois de M. Sarkozy. Que chacun assume ses positions !
M. Philippe Bas, président. - Nous relirons attentivement vos amendements à la loi NOTRe pour savoir comment vous proposiez à l'époque d'éviter de créer de trop grandes intercommunalités.
M. Jacques Mézard. - Merci à notre rapporteur pour la qualité de son travail. Ce texte a peu de chances d'arriver au bout de la procédure législative dans des délais utiles. Je n'ai pas voté pour la loi NOTRe, mais l'expression démocratique commande le respect des positions des uns et des autres. Nous sommes en train d'essayer de faire du rafistolage pour corriger les travers des réformes menées par les majorités successives. Je rappelle que le projet de loi relatif à la fusion des régions a été présenté le même jour en conseil des ministres que le projet de loi NOTRe, et que l'exposé des motifs de ce dernier prévoyait la disparition rapide des conseils départementaux, dans l'idée, avais-je cru comprendre, de les remplacer par de très grandes intercommunalités. Le Sénat a évité la suppression des conseils départementaux. La solution est ambiguë, puisqu'on a créé de nouvelles intercommunalités dont les contours ne sont aucunement cohérents avec ceux des cantons. Dans ces intercommunalités XXL, les élus des petites et moyennes communes ne se sentent plus écoutés - non plus que les représentants des départements les moins peuplés au sein des conseils régionaux. Des conseils communautaires de 80, 100 voire 120 représentants deviennent de plus en plus des chambres d'enregistrement. Ce texte va dans le bon sens, sans doute, mais c'est du rafistolage. Il serait plus réaliste de viser une échéance en 2026 pour proposer une réforme plus en adéquation avec le fonctionnement des collectivités territoriales.
M. François Grosdidier. - Merci, monsieur le président, d'avoir rappelé que si la majorité sénatoriale avait suivi les 49 sénateurs qui ont voté contre la loi NOTRe, l'élection des conseillers communautaires aurait aujourd'hui lieu sur la base d'un scrutin de liste communautaire, la minorité de blocage du transfert du plan local d'urbanisme intercommunal aurait été supprimée, et les seuils de constitution des EPCI à fiscalité propre seraient bien supérieurs. Si nous n'avions pas systématisé l'intercommunalité sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, les communes auraient été en grand danger en raison de leur éparpillement. Les petites communes ne continuent à exister que parce que l'intercommunalité leur permet de faire ce qu'elles ne peuvent plus faire seules. Il fallait choisir entre la généralisation de l'intercommunalité et les fusions d'office de communes.
L'application aux EPCI du principe constitutionnel d'égalité du suffrage pose un problème, car il s'agit d'établissements publics et non de collectivités territoriales. La future révision constitutionnelle pourrait sans doute être l'occasion de préciser que la représentation électorale est celle de la population et aussi celle des territoires. Cela pourrait valoir également pour le Sénat dont on pourrait considérer qu'il représente aussi des territoires et non seulement des populations selon une règle strictement démographique.
Cette proposition de loi est bienvenue. Grâce au Sénat, nous avons pu garantir la représentation de chaque commune dans les conseils communautaires mais cela crée une forme d'injustice pour les communes moyennes ou périphériques, prises en étau entre la représentation souvent très forte de la commune centre et la représentation individuelle minimale de toutes les petites communes.
Faut-il craindre une représentation pléthorique dans les conseils communautaires ? Non. Les conseillers communautaires sont dans la majorité des cas bénévoles. De plus, les discussions de fond qui définissent les orientations ont souvent lieu au sein du bureau de l'intercommunalité ou en conférence des maires, et non au sein du conseil communautaire à qui il revient de prendre les grandes décisions et de faire les grands arbitrages. La hausse du nombre de conseillers permettra en outre de mieux assurer la représentation de l'intercommunalité au sein de tous les organismes qui dépendent d'elle, comme les missions locales ou les bailleurs sociaux par exemple. Aujourd'hui ce sont les élus de la grande ville, qui sont nombreux, ou les maires, qui sont déjà très occupés, qui doivent siéger dans ces organes. Ils n'en ont pas toujours le temps.
Je trouve cette proposition de loi intéressante même si le système est complexe, mais il est difficile de faire autrement.
M. Philippe Bas, président. - En effet. Il faut trouver le bon compromis et le dossier est particulièrement complexe.
M. Dany Wattebled. - Le système actuel n'est pas si mauvais puisqu'il garantit la représentation du territoire et de la population en vertu du principe « une commune, une voix », avec des strates supplémentaires pour mieux représenter les communes plus importantes. Cette proposition de loi vise à mieux associer les conseils municipaux des petites communes. Mais ceux-ci sont associés dès l'instant où le délégué d'une commune fait le lien entre celle-ci et l'intercommunalité. Dans les domaines où l'EPCI n'est compétent que pour les actions d'intérêt communautaire, ses délibérations sont relayées par des délibérations communales. Par ailleurs, les grandes décisions, comme les plans locaux d'urbanisme, ne sont pas prises sans associer les communes. Ayant été élu d'une communauté urbaine pendant 22 ans, je sais que les équipes de l'EPCI viennent présenter les projets relatifs à la voirie et l'assainissement devant les conseils municipaux. Ce qui compte c'est donc l'articulation entre le conseiller communautaire et son conseil municipal. Le nombre de conseillers ne changera rien à l'affaire. Toutes les grandes décisions communautaires d'importance sont reprises par une délibération communale et la commune peut quelques fois se prononcer contre. En outre je vois mal comment une assemblée composée de 300 membres pourrait délibérer ! Il n'y a donc pas d'urgence à adopter ce texte. Une réforme constitutionnelle est en cours. Attendons.
M. Jean-Pierre Sueur. - Alors que la procédure de l'accord local de répartition des sièges laissait une grande latitude aux communes et donnait satisfaction, au sein de la communauté de communes de la Sologne des Rivières elle avait abouti à une configuration aberrante dans laquelle la commune centre de Salbris était très défavorisée. Le tribunal administratif a été saisi, puis le Conseil d'État et enfin le Conseil constitutionnel, qui a censuré les dispositions légales qui autorisaient les accords locaux. L'Association des maires de France s'est alors rapprochée de nous. Avec Jacqueline Gourault et Alain Richard, nous avons déposé une proposition de loi pour rétablir les accords locaux dans les limites imposées par la jurisprudence constitutionnelle. Dans les faits, les possibilités d'accord local sont désormais très restreintes.
Je tiens à remercier notre rapporteur et la direction générale des collectivités locales (DGCL). Nous avons travaillé ensemble. Les amendements proposés n'ont été possibles que grâce aux simulations de la DGCL. Hors accord local, et en application du droit commun, la représentation des communes est très inégalitaire. Nous vous proposons de réformer le système pour limiter les inégalités et garantir plus de justice. Il s'agit que les petites communes et les communes moyennes soient mieux représentées. Mécaniquement, cela aboutit logiquement à représenter un peu moins les grandes communes. Néanmoins, on a retravaillé le dispositif pour corriger les effets parfois aberrants que nos simulations ont fait apparaître dans certains cas, comme pour Reims ou Châtillon-sur-Seine par exemple. Notre proposition de loi, avec les amendements du rapporteur, garantit donc plus de justice et d'égalité.
Pour qu'il y ait une QPC, encore faudrait-il que la proposition de loi soit définitivement adoptée. On n'en est pas encore là ! En outre, les amendements reprennent exactement la jurisprudence constitutionnelle sur la métropole d'Aix-Marseille-Provence. De même, qui pourrait s'opposer au rétablissement de l'égalité entre les grandes communes, les moyennes et les petites ? Notre système est plus juste.
Nous avons repris des propositions faites par Jacqueline Gourault, lorsqu'elle était sénatrice, et Mathieu Darnaud. Jacqueline Gourault n'a pas de réserves de fond mais sur le calendrier ; c'est normal. Je plaide pour que nous adoptions ce texte avec les amendements de notre rapporteur. Le Sénat aura ainsi fait son travail. Si le texte était inscrit à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale, celle-ci pourrait encore l'améliorer et l'on pourrait parvenir à une répartition plus juste avant juin ou juillet. Dans le cas contraire, les inégalités perdureraient jusqu'en 2026. Pourquoi attendre ?
Mme Maryse Carrère, rapporteur. - Le système proposé est complexe mais moins que le droit en vigueur. La difficulté est de trouver le bon équilibre dans la représentation des différentes catégories de communes. Aujourd'hui les communes moyennes sont pénalisées. Certes, dans certains EPCI tout fonctionne bien, mais il faut constater que cela n'est pas vrai partout. Cette proposition de loi relève un peu de l'exercice impossible : comment habiller Paul sans déshabiller Jacques ? Ce n'est pas simple, dans la mesure où nous devons respecter le principe constitutionnel de répartition en fonction de la population. Il est important que la représentation de chaque commune au sein de l'EPCI soit garantie. Chaque commune doit avoir une voix dans l'intercommunalité. Le texte entraînera sans doute une hausse du nombre des délégués dans certains conseils communautaires, mais elle sera limitée, tandis que dans certaines intercommunalité le nombre sera amené à baisser. Par ailleurs, à l'heure où beaucoup mettent en cause le coût des élus, notre amendement prévoit que la réforme s'opérera dans le cadre d'une enveloppe indemnitaire constante.
Il est souhaitable, si ce texte est adopté, qu'il soit soumis a priori au Conseil constitutionnel pour éviter les risques d'une QPC. J'espère que nos propositions sur l'accord local seront regardées de près par le Conseil constitutionnel.
Le coeur du problème, plus que la représentativité des conseils, est le sentiment éprouvé par les communes d'être dépossédées par l'intercommunalité de leurs compétences fondamentales. Il conviendra de mener une réflexion d'ensemble pour déterminer le niveau territorial pertinent pour l'exercice de chaque compétence. Pour éviter le rafistolage par des propositions de loi ponctuelles, selon la formule de Jacques Mézard, il serait souhaitable d'avoir une réflexion globale sur les enjeux de l'intercommunalité.
EXAMEN DES ARTICLES
Article 1er
L'amendement n° COM-1 est adopté.
Article additionnel après l'article 1er
Mme Maryse Carrère, rapporteur. - L'amendement n° COM-2 assouplit le régime de l'accord local.
L'amendement n° COM-2 est adopté.
Mme Maryse Carrère, rapporteur. - L'amendement n° COM-3 vise à garantir le droit à l'information des conseillers municipaux sur les affaires de l'EPCI.
L'amendement n° COM-3 est adopté.
Intitulé de la proposition de loi
Mme Maryse Carrère, rapporteur. - L'amendement n° COM-4 modifie l'intitulé de la proposition de loi pour le rédiger ainsi : « Proposition de loi visant à améliorer la représentativité des conseils communautaires et à mieux associer les conseillers municipaux au fonctionnement de l'intercommunalité ».
L'amendement n° COM-4 est adopté.
La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans les tableaux suivants :
Intitulé de la proposition de loi |
|||
Auteur |
N° |
Objet |
Sort de l'amendement |
Mme Maryse CARRÈRE, rapporteur |
4 |
Modification de l'intitulé de la proposition de loi |
Adopté |
Dépouillement des scrutins sur les propositions de nomination, par le Président de la République, de M. Yves Saint-Geours et Mme Sandrine Clavel aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
La commission procède au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Yves Saint-Geours aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature, simultanément à celui de la commission des lois de l'Assemblée nationale.
M. Philippe Bas, président. - Voici le résultat du scrutin, qui sera agrégé à celui de la commission des lois de l'Assemblée nationale :
Nombre de votants : 27
Bulletin blanc : 0
Bulletin nul : 0
Suffrages exprimés : 27
Pour : 5
Contre : 22
La commission procède ensuite au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de Mme Sandrine Clavel aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature, simultanément à celui de la commission des lois de l'Assemblée nationale.
M. Philippe Bas, président. - Voici le résultat du scrutin, qui sera agrégé à celui de la commission des lois de l'Assemblée nationale :
Nombre de votants : 27
Bulletin blanc : 0
Bulletin nul : 0
Suffrages exprimés : 27
Pour : 27
Contre : 0
Ces résultats montrent que notre commission se prononce non en fonction de l'autorité de nomination mais en fonction des mérites de chaque candidat et de ses qualités pour le poste à pourvoir.
- Présidence de M. Philippe Bas, président -
La réunion est reprise à 15 h 05.
Mission d'information sur les conditions dans lesquelles des personnes n'appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l'exercice de leurs missions de maintien de l'ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements - Audition de M. Patrick Strzoda, directeur de cabinet du Président de la République
M. Philippe Bas, président. - Je rappelle que pour notre mission d'information, nous avons reçu les pouvoirs d'investigation d'une commission d'enquête. Il ne s'agit pas aujourd'hui de refaire des auditions qui ont déjà eu lieu mais de rechercher les éléments d'information complémentaires dont nous avons besoin compte tenu des rebondissements survenus à la fin de l'année dernière.
De nouvelles informations ont en effet été publiées à la fin de l'année dernière entraînant des mises au point de la présidence de la République et une action judiciaire du ministre des affaires étrangères.
M. Benalla a utilisé un passeport diplomatique pour des déplacements alors qu'il avait été mis fin à ses fonctions à la présidence de la République. Il a été reçu en audience avec des hommes d'affaires par de hautes personnalités, notamment des chefs d'État, et en particulier le Président tchadien quelques jours avant la visite du Président français au Tchad.
De multiples informations font état d'une activité professionnelle débordante dont la nature reste obscure. Il a été avancé, puis en partie démenti, que des contacts réguliers avaient été maintenus entre le chef de l'État et son ancien collaborateur.
Ce matin encore, nous apprenons que des titres officiels et un téléphone permettant des communications cryptées auraient été restitués il y a quelques jours seulement par M. Benalla, sans d'ailleurs avoir été réclamés par la présidence de la République.
D'autres informations, qui ont donné lieu à une réaction exprimant la préoccupation de la présidence de la République, font état d'un contrat entre M. Crase et un oligarque russe à une date où il était encore chargé d'encadrer les réservistes de la gendarmerie participant à la sécurité du Palais de l'Élysée. Je vous informe que M. Crase a démenti ces informations dans un courrier qu'il nous a adressé le 9 janvier.
Nous avions déjà observé la difficulté rencontrée à partir du 2 mai par l'Élysée pour sanctionner M. Benalla de manière effective et au niveau qui convenait, et pour que la justice soit saisie des faits reprochés.
Nous ne pouvions laisser sans réponse les questions soulevées par ces nouvelles informations : sur les diligences accomplies pour mettre en oeuvre la sanction de licenciement prononcée en juillet dans toutes ses implications, y compris la restitution de tous les attributs de sa fonction ; sur la réalité de la rupture du lien entre M. Benalla et la présidence de la République après le licenciement de celui-ci ; sur l'exactitude des déclarations faites sous serment, notamment par l'intéressé, devant notre commission ; sur l'éventualité que M. Crase et M. Benalla aient pu collaborer à la conclusion d'un contrat avec un oligarque russe alors que l'un et l'autre exerçaient des responsabilités touchant à la sécurité du Président de la République ; sur les conditions dans lesquelles des règles déontologiques, voire des poursuites pénales, pourraient s'appliquer à M. Benalla lorsqu'il entre aujourd'hui en relation avec les dirigeants de pays étrangers pour le compte d'hommes d'affaires eux aussi étrangers, s'il porte à leur connaissance des informations acquises lors de sa collaboration avec le Président de la République.
Comme nous en avons l'habitude, nous veillerons bien entendu à respecter le mandat qui nous a été donné par le Sénat.
Ce qui touche à la diplomatie de la France et à la nécessité de préserver nos intérêts fondamentaux face au risque de divulgation d'informations confidentielles au bénéfice d'intérêts étrangers n'est pas de notre ressort, même si, comme tous nos concitoyens, nous avons en conscience le droit d'être préoccupés des raisons pour lesquelles des chefs d'État étrangers et des hommes d'affaires eux-aussi étrangers paraissent porter un intérêt aussi extraordinaire à un ancien collaborateur du Président de la République, pourtant de rang apparemment modeste.
Mais notre mandat porte sur les questions de sécurité et sur les sanctions aux manquements observés, dont font partie le licenciement de M. Benalla et, avec son licenciement, le retrait effectif de tous les attributs de son ancienne fonction.
Nous veillerons également à ne pas empiéter sur le bon fonctionnement de l'autorité judiciaire, qui de son côté a elle aussi toujours été attentive à faciliter l'exercice de notre mission constitutionnelle, celle du contrôle parlementaire qui prend racine dans l'article XV de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen et constitue, à égalité avec notre pouvoir de collaborer à l'édiction de la loi, l'autre attribution fondamentale du Parlement que nous devons remplir dans l'intérêt de nos concitoyens.
Le contrôle parlementaire et les poursuites pénales sont en effet deux missions constitutionnelles distinctes, complémentaires et non concurrentes qui, même quand elles portent sur des faits connexes, ne sont pas de même nature et n'ont pas le même objet. D'un côté, la recherche et la sanction d'infractions pénales. De l'autre, le contrôle du bon fonctionnement de l'État.
Je vous rappelle, s'agissant de l'utilisation d'un passeport diplomatique par M. Benalla, que non seulement celle-ci ne relève pas directement du mandat que nous avons reçu, mais que de surcroît, elle fait l'objet d'une enquête préliminaire à la suite de la saisine du procureur de la République de Paris par le ministère des affaires étrangères. Sur ce point, notre travail consistera donc exclusivement à déterminer si les diligences accomplies pour retirer à l'intéressé les instruments qui lui avaient été confiés pour l'exercice de ses fonctions, ou pour l'empêcher de s'en servir, ont été suffisantes.
Nous voulons connaître les initiatives qui ont été prises par la présidence de la République, par le ministre des affaires étrangères et par le ministre de l'intérieur pour que toutes les diligences soient faites à cet égard. Nous devrons recueillir aussi les informations nécessaires pour connaître la réalité des activités privées de MM. Benalla et Crase lorsqu'ils exerçaient des responsabilités de sécurité à l'Élysée et vérifier que toutes dispositions ont été prises pour que les intéressés respectent les exigences déontologiques qui continuent à s'appliquer à eux après la fin de leurs fonctions à l'Élysée.
Voilà quel est le champ de nos préoccupations, et donc le champ des questions possibles dans le respect de notre mandat et des prérogatives de l'autorité judiciaire. Nous avons montré notre respect de la séparation des pouvoirs et nous veillerons au respect absolu du mandat que nous avons reçu du Sénat le 23 juillet dernier.
Cette audition est ouverte à la presse et au public. Les sénateurs des autres commissions peuvent bien sûr y assister. Elle est diffusée en direct et en vidéo à la demande sur le site Internet du Sénat. Cette audition fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission des lois, dotées des prérogatives d'une commission d'enquête, serait passible de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Strzoda prête serment.
M. Patrick Strzoda, directeur de cabinet du Président de la République. - Tout d'abord, permettez-moi de vous présenter mes voeux sincères, de bonne santé et j'espère que vous apporterez réponse au besoin de confiance qu'expriment aujourd'hui nos concitoyens vis-à-vis de toutes nos institutions. C'est dans cet esprit que je viens devant votre commission.
Le 28 décembre, j'ai reçu un courrier dans lequel vous me posiez six questions relatives aux passeports diplomatiques dont a bénéficié M. Benalla et aux activités privées que ce dernier, ainsi que M. Crase, auraient pu exercer du temps de leurs fonctions à l'Élysée.
Dans ma réponse datée du 7 janvier, j'ai indiqué ne pas pouvoir répondre à deux des six questions que vous me posiez. En effet, le 29 décembre, le procureur de la République de Paris a fait savoir qu'il ouvrait une enquête préliminaire à la suite de la saisine du ministre des affaires étrangères, M. Le Drian, sur les chefs d'inculpation suivants : abus de confiance, usage sans droit d'un document justificatif d'une qualité professionnelle, exercice d'une activité dans des conditions de nature à créer, dans l'esprit du public, une confusion avec l'exercice d'une fonction publique ou d'une activité réservée aux officiers publics.
Dans ce cadre, j'ai été entendu pendant plusieurs heures par les enquêteurs qui m'ont posé deux questions identiques aux vôtres. Ils m'ont demandé de leur expliquer les démarches effectuées par les services de l'Élysée pour s'assurer, après le licenciement de M. Benalla, soit après le 1er août 2018, de la restitution des passeports diplomatiques qui lui avaient été attribués. Ils m'ont également demandé de leur préciser si ces titres étaient restés dans le bureau de l'intéressé après son licenciement et s'il était revenu les chercher ou si quelqu'un les lui avaient remis. Ces deux questions figurent dans votre courrier du 28 décembre. J'ai également appris au cours de ces auditions avec les enquêteurs que M. Benalla serait convoqué dans les tous prochains jours par le procureur de la République. C'est pourquoi dans mon courrier de réponse du 7 janvier, je me suis permis de vous indiquer que je ne pouvais pas répondre de ma propre initiative à ces deux questions, sauf si une indication positive était donnée par une autorité judiciaire. Aujourd'hui, je ne pense pas que tel soit le cas.
Je vais donc avoir le souci de répondre le plus précisément à vos questions.
Tout d'abord, j'ai un très grand respect pour l'institution que vous représentez et, dans cette période troublée que traverse notre pays, il est important que nos concitoyens voient que les institutions travaillent et s'occupent de l'essentiel.
Je répondrai également à vos questions car je suis attentif à ce que le contrôle parlementaire fonctionne. Cela fait 40 ans que je sers loyalement l'État et je connais l'importance du contrôle. Vous comprendrez cependant que, dans mes réponses, je veille à ce qu'elles ne perturbent pas les investigations que mène actuellement le procureur de la République.
M. Philippe Bas, président. - Merci, monsieur le directeur, pour vos voeux et à mon tour je vous souhaite une très bonne année ainsi qu'aux institutions de la République que vous représentez. Je vous remercie également de cette disposition d'esprit de vouloir répondre le plus précisément possible à nos questions.
Vous avez compris qu'il n'y a aucune raison d'ordre constitutionnel pour privilégier une forme de contrôle de l'État sur une autre : la justice et le Parlement poursuivent des objectifs différents mais leurs pouvoirs d'enquête trouvent tous deux racine dans la Constitution et personne ne peut postuler que l'autorité judiciaire entraverait par son action les enquêtes parlementaires, ni l'inverse. Nous avons veillé à ce que la complémentarité des deux types d'investigation soit constamment respectée. La justice y veille aussi, et à juste titre.
Je ne voudrais pas qu'en fonction d'une interprétation que je crois inexacte de la Constitution, vous reteniez des informations que vous devriez livrer à notre commission pour les réserver à la justice. Encore une fois, la justice poursuit des infractions, essaye de les caractériser et, le cas échéant, les sanctionne. Nous ne faisons rien de ceci : nous nous intéressons au bon fonctionnement de l'État et c'est sur ce point que nous vous demandons d'apporter les explications nécessaires, sans préjudice de celles apportées le jour venu à l'autorité judiciaire.
Dans la mesure où vous prêtez serment, vous ne pouvez retenir d'informations et je vous invite à collaborer pleinement à notre commission.
M. Patrick Strzoda. - Je me suis sans doute mal exprimé. Il n'est pas question que je retienne des informations. J'ai dit qu'il fallait veiller à ne pas perturber l'enquête du procureur de la République. Nous allons certainement parler de M. Benalla. Je suis persuadé que si je divulgue un certain nombre d'informations, il pourra éventuellement les utiliser pour renforcer sa défense, ce qui irait à l'encontre de la manifestation de la vérité. Aujourd'hui, nous pouvons prouver un certain nombre de faits qui n'étaient pas aussi clairs il y a encore quelques semaines.
Je suis également très attaché à ce que votre démarche aille à son terme. Actuellement, nous entendons beaucoup de choses sur cette affaire - police et diplomatie parallèles. Nous sommes dans la désinformation avec les réseaux sociaux et je compte sur cette audition pour vous dire ce qui a été fait et pour démontrer que certains commentaires relèvent plus du fantasme que de la réalité.
M. Philippe Bas, président. - Je vois que nous avons beaucoup en commun dans le souci de faire respecter la Constitution et nous allons pouvoir le vérifier dans un instant.
Mme Muriel Jourda, rapporteur. - La presse s'est fait écho cette semaine de ce que beaucoup ont estimé comme un manque de diligence de la part de la présidence de la République pour obtenir la restitution par M. Benalla de plusieurs facilités et objets dont il disposait dans le cadre de ses fonctions. Parmi les éléments qui ont été cités figurent un téléphone Teorem - téléphone ultra-sécurisé - dont M. Benalla aurait eu l'usage dans le cadre de ses missions à l'Élysée et qu'il aurait conservé depuis son licenciement. À quelle fin M. Benalla disposait d'un tel outil ?
M. Patrick Strzoda. - Hier soir, en lisant un hebdomadaire, j'ai pris connaissance d'un certain nombre de faits que je vais remettre dans leur contexte.
Le téléphone en question, appelé Teorem, est développé par la société Thales. Ce combiné téléphonique permet d'échanger des conversations chiffrées et donc sécurisées. Cela nécessite que les deux correspondants disposent du même type de matériel. Ce système est très répandu dans l'appareil d'État, puisqu'il existe 4 600 terminaux déployés auprès des autorités de l'État, mais également auprès des opérateurs d'importance vitale (OIV). Ainsi en est-il d'entreprises stratégiques pour la Nation. Contrairement à ce qu'affirme l'hebdomadaire auquel je faisais référence, ce matériel n'est pas classé secret défense.
À l'Élysée, il existe 30 combinés Teorem qui sont utilisés par plusieurs services : celui de l'état-major particulier du chef d'État, service dirigé par un amiral ; les aides de camp qui officient dans la proximité du Président de la République sont également pourvus de ce dispositif, tout comme les membres de la cellule diplomatique, au nombre de 17, et qui ont tous rang de diplomates. Un poste est attribué à la chefferie de cabinet, c'est-à-dire l'équipe de trois cadres A qui, sous mon autorité, gère l'agenda du Président de la République et organise ses déplacements. Ce poste a été affecté à M. Benalla, compte tenu de la nature de ses fonctions. Comme je l'ai dit le 25 juillet lorsque vous m'aviez convoqué, M. Benalla était notamment chargé, dans le cadre des déplacements du Président de la République, d'adapter le dispositif lors des changements de programme au dernier moment, ce qui nécessitait des conversations protégées avec diverses autorités. Je pense notamment aux préfets, au commandant du groupement de gendarmerie, au directeur de la sécurité publique, etc...
Lors de son licenciement, M. Benalla aurait dû rendre ce combiné. Tout salarié qui quitte définitivement son entreprise rend toutes les affaires qui appartiennent à l'employeur. Cette obligation n'a pas été respectée à l'évidence. M. Benalla a quitté l'Élysée le 1er août. Dans le courant de l'été, le 26 ou plutôt le 25 juillet exactement, son bureau a fait l'objet d'une perquisition, au cours de laquelle les enquêteurs ont saisi divers objets, sans nous dire lesquels. Certains objets ont été rendus aux services de l'Élysée : ainsi en a-t-il été des moyens informatiques. Les objets personnels ont été rangés dans un carton, après qu'un inventaire a été dressé. Ce carton est toujours à l'Élysée, car M. Benalla ne l'a pas récupéré.
Le 4 octobre, au cours d'un inventaire périodique effectué par le service gestionnaire des dispositifs Teorem, il a été constaté que le combiné affecté à M. Benalla manquait et nous nous sommes assurés que les enquêteurs ne l'avaient pas saisi. Le 4 octobre, le service gestionnaire a immédiatement rendu le matériel inutilisable : ce téléphone ne pouvait plus être utilisé pour converser en toute impunité. Le responsable du service a exploité les journaux de connexion de ce poste pour voir s'il avait été utilisé. Or, il ne l'avait pas été depuis le 1er juillet 2018. Le responsable du service a fait un compte rendu de disparition de ce matériel le 4 octobre ; j'ai pris connaissance de ce document hier soir. Le 11 janvier, le conseil de M. Benalla m'a informé que le poste Teorem avait été retrouvé dans les affaires de M. Benalla, qui vit à l'étranger. Le conseil se propose de restituer l'appareil rapidement.
Hier soir, j'ai déclenché une enquête interne pour savoir pourquoi les chefs de service qui ont en charge la gestion des Teorem à l'Élysée n'ont pas engagé de démarche cet été pour demander à M. Benalla de restituer cet appareil. L'enquête est en cours et j'en aurai très vite les résultats. J'en tirerai toutes les conséquences.
Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Entre la date du licenciement de M. Benalla et le 4 octobre, aucune diligence n'a été accomplie pour retrouver ce téléphone Teorem. Dans quelles conditions tous les objets confiés à M. Benalla pour l'exercice de sa mission ont été restitués ? Qui s'est assuré de leur restitution ?
M. Patrick Strzoda. - Dès que nous avons constaté que le poste manquait, le 4 octobre, il a été neutralisé et nous avons découvert qu'il n'avait pas été utilisé. Certes, il y a eu des dysfonctionnements ou des manques de réactivité : je saurai ce soir pourquoi et par qui, et j'en tirerai les conséquences.
M. Benalla a été licencié le 1er août et il a quitté le Palais de l'Élysée ce jour-là. Son bureau a fait l'objet d'une perquisition le 26 ou plutôt le 25 juillet, réalisée par des officiers de police judiciaire, au cours de laquelle un certain nombre d'objets ont été emportés. Le 2 août, à 16 heures, il a été procédé à un inventaire contradictoire par le chef de cabinet et le commandant militaire du Palais de tout ce qui se trouvait dans son bureau. Tous les objets ont été inventoriés et je tiens cet inventaire à votre disposition. Les passeports n'y étaient pas. Les objets ont été répartis entre leurs propriétaires respectifs. M. Benalla a été invité plusieurs fois à récupérer ses objets personnels, mais il n'a jamais répondu à notre demande. À la fin de l'année 2018, j'ai demandé au commandant militaire si nous avions bien récupéré toutes les affaires de M. Benalla et il m'a donné une liste de quelques objets que l'on ne retrouvait pas et dont on pouvait penser qu'il les avait gardés. J'ai adressé un courrier à M. Benalla le 3 janvier en lui demandant de restituer ces objets : cela a été le cas pour certains et pour d'autres, ce le sera prochainement.
À compter du 20 juillet, c'est-à-dire 10 jours avant son départ effectif, plusieurs mesures ont été prises pour lui interdire l'accès à tous les servies de la présidence de la République, pour vider son bureau et effectuer un inventaire, pour contrôler l'accès de son bureau tant qu'il était inoccupé, pour organiser la restitution de ses effets personnels.
Le 20 juillet 2018, M. Benalla a été mis en garde à vue : j'ai alors demandé au commandant militaire de prendre une note de service pour tous les postes de contrôle à l'Élysée afin d'interdire l'accès de ces services à M. Benalla. L'instruction a été adressée à tous les services le 20 juillet à 18h59.
Un inventaire complet de tous les effets de M. Benalla a été réalisé le 2 août à 16 heures, après la perquisition réalisée le 25 juillet. Au cours de cet inventaire, il est apparu que les passeports n'étaient pas dans le bureau.
Depuis le 1er août, date effective de licenciement, toutes les ouvertures de son ancien bureau sont consignées dans un registre et ce registre ne permet pas de détecter des mouvements suspects dans ce bureau. Depuis le 15 septembre, ce bureau a été attribué à un nouvel agent de l'Élysée. Il a donc été libre du 20 juillet au 15 septembre.
Les effets personnels de M. Benalla ont été entreposés dans un carton fermé.
En conclusion, je peux donc affirmer que M. Benalla n'est jamais venu à l'Élysée après la date de son licenciement et que l'inventaire de son bureau effectué le 2 août confirme que ses passeports n'y étaient pas.
J'anticipe peut-être une question que vous allez me poser : M. Benalla prétend que ses passeports étaient restés au Palais et qu'ils lui auraient été remis par un agent de l'Élysée.
M. Philippe Bas, président. - Vous nous aidez beaucoup en posant vous-même les questions que nos rapporteurs auraient été tentés de vous poser...
M. Patrick Strzoda. - Les mesures qui ont été prises me permettent d'abord d'affirmer que les passeports n'étaient pas à l'Élysée. Mais surtout - information importante que je connais depuis quelques heures et que M. le ministre de l'Europe et des affaires étrangères vous confirmera - nous savons aujourd'hui que M. Benalla a utilisé presque une vingtaine de fois ses passeports entre le 1er août et le 31 décembre 2018. La première utilisation a été faite entre le 1er et le 7 août. Les autres utilisations s'étendent sur les mois d'octobre, novembre et décembre.
M. Philippe Bas, président. - Merci pour cette information effectivement très importante. Comment avez-vous pu obtenir cette information ?
M. Patrick Strzoda. - M. le ministre des affaires étrangères répondra à cette question.
M. Philippe Bas, président. - Quel teasing !
M. Patrick Strzoda. - Cette affaire de passeport diplomatique a donné lieu, au sein du ministère des affaires étrangères, à une inspection pour voir comment ces documents de souveraineté étaient gérés. Ce travail a permis de constater que la gestion de ce type de documents devait être revue. Dans toutes les institutions où se trouvent des détenteurs de passeports diplomatiques, certaines procédures doivent être reprises. Des personnes détenteurs de passeports diplomatiques ont en effet oublié de les restituer quand ils n'étaient plus valides.
Le ministère des affaires étrangères a récupéré les deux passeports diplomatiques qui sont des éléments de l'enquête préliminaire déclenchée par le procureur de la République.
Selon la Constitution, le chef de l'État conduit la politique étrangère de la France : il n'est donc pas anormal que tout ce qui concerne le ministère des affaires étrangères, notamment les titres de souveraineté que sont les passeports diplomatiques, intéressent le chef de l'État et donc ses collaborateurs. Je pense donc ne pas avoir commis un excès de pouvoir en disposant de cette information que je vous livre.
M. Philippe Bas, président. - Nous nous interrogeons sur les diligences qui ont été déployées pour obtenir la restitution de ces titres diplomatiques et sur les obstacles que les services de l'État auraient pu mettre à l'utilisation de ces passeports. Dans nos courriers envoyés aux différents ministères figurait cette question. On comprend les interrogations que suscite l'utilisation de ces documents de voyage. Il nous a été dit qu'il n'était pas possible de vérifier leur utilisation. En réalité, un travail approfondi a permis au ministère des affaires étrangères, sans doute avec l'aide de la police aux frontières, de constater l'utilisation de ces passeports. Pouvez-vous nous dire si ces passeports ont été utilisés à la sortie du territoire national ? Comment procéder à l'inventaire des sorties du territoire de quelqu'un qui dispose d'un passeport diplomatique ?
M. Patrick Strzoda. - La délivrance, l'émission et le renouvellement des passeports diplomatiques relèvent du ministère des affaires étrangères, pas de l'Élysée. Je n'ai pas de compétence dans la gestion de cette matière technique.
M. Philippe Bas, président. - Ce qui est en revanche de votre responsabilité, ce sont les initiatives internes que vous avez prises devant l'importance que cette question a prise. Vous devez vous assurer du non emploi de ce passeport diplomatique qui a été utilisé, avez-vous dit, une vingtaine de fois.
M. Patrick Strzoda. - J'en viens aux démarches de l'Élysée pour récupérer ces passeports.
M. Philippe Bas, président. - Et pour empêcher que M. Benalla ne s'en serve...
M. Patrick Strzoda. - M. Benalla a été licencié le 1er août et il aurait dû restituer ses passeports diplomatiques, du fait de la perte de la qualité qui lui avait permis de les avoir.
Nous avons affaire à un individu qui ne respecte pas les obligations dont il a parfaitement connaissance, puisqu'elles figurent dans son contrat de travail.
Dès le 26 juillet, le ministère des affaires étrangères, en l'occurrence la cheffe du bureau qui gère les passeports diplomatiques, a écrit à M. Benalla pour lui demander de restituer les deux passeports en sa possession. Ces documents n'ayant pas été rendus par l'intéressé, la cheffe de bureau a écrit une nouvelle fois le 10 septembre. J'ai été informé du fait que les passeports n'avaient pas été retournés début octobre et j'ai moi-même écrit le 9 octobre au responsable du service du protocole à l'Élysée qui est notre intermédiaire entre la cellule diplomatique au Palais et le ministère des affaires étrangères. Je lui demandais de faire le nécessaire pour reprendre possession de ces passeports et pour s'assurer qu'ils avaient fait l'objet d'une annulation. Le 15 octobre, le responsable m'a répondu qu'il avait transmis ma demande au ministère des affaires étrangères.
Depuis le 26 juillet, toutes les diligences ont donc été faites à l'Élysée pour demander la restitution et l'invalidation des passeports.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Tout d'abord, quelques remarques, suite à vos déclarations.
Je prends acte du fait que vous avez déclaré que M. Benalla n'était pas revenu à l'Élysée depuis son licenciement.
Je m'étonne que le seul Teorem mis à la disposition de la chefferie de cabinet ait été attribué à l'adjoint au chef de cabinet. Pourquoi pas au chef de cabinet lui-même ?
Je m'étonne encore plus, alors qu'il s'agit d'un système sécurisé, de haute protection, qu'on se soit aperçu que le Teorem était manquant seulement le 4 octobre et qu'il n'avait pas servi depuis le 1er juillet. M. Benalla disposait de cet outil entre le 1er et le 31 juillet : il a exercé diverses missions et il n'aurait pas fait usage de ce téléphone. Ces faits sont-ils conformes à la vérité ? Pourquoi ne s'est-on inquiété de la disparition de cet équipement que le 4 octobre et pas dès le moment du départ de M. Benalla ?
Je m'étonne de constater que vous ne vous êtes aperçu qu'aujourd'hui que le passeport de M. Benalla avait été utilisé une vingtaine de fois. Voilà quelqu'un d'un peu connu et qui franchi 20 frontières sans que personne ne s'en rende compte. Et voilà qu'en partant du Bourget, il s'en va voir le président du Tchad avec d'autres personnes, quelques jours avant que le Président de la République rencontre ce même président à l'occasion d'une visite officielle, et que l'Élysée n'en soit pas informé. Existe-t-il une DGSI, des services de renseignement ? Vos propos appellent ces questions.
Comment se fait-il que les passeports n'aient été réclamés par vos soins que le 9 octobre, alors que le licenciement date de fin juillet, que le ministère des affaires étrangères ait effectué deux démarches et que l'on ait enfin eu recours au fameux article 40 du code de procédure pénale ? Le 28 décembre, M. le ministre des affaires étrangère a enfin estimé qu'il fallait saisir la justice en vertu de cet article.
J'en viens à mes questions. Nous avons appris par l'hebdomadaire que vous avez évoqué tout à l'heure que M. Benalla avait, en plus de ses passeports diplomatiques, bénéficié d'un passeport de service. En étiez-vous au courant ? À la demande de qui et à quelles fins le ministère de l'intérieur lui a attribué un tel passeport ? Quelle utilité pouvait-il y avoir pour ce membre des services de l'Élysée de disposer d'un tel passeport alors qu'il avait en plus deux passeports diplomatiques ? N'est-ce pas un peu inflationniste ? Ce passeport de service vous a-t-il été restitué ?
Ma deuxième question porte sur le renouvellement du premier passeport diplomatique. La demande est formulée le jour où M. Benalla rentre de ses quinze jours de suspension imposés à titre de sanction pour son comportement le 1er mai. La demande, bizarrement, n'est pas présentée par la voie hiérarchique normale, mais directement par M. Benalla sans en référer à ses supérieurs ni au service du protocole. Dans la lettre que vous nous avez adressée, vous dites : « N'ayant pas eu connaissance de cette demande, l'autorité hiérarchique n'a pas été en mesure de s'opposer à cette délivrance alors que suite à sa suspension M. Benalla avait été déchargé des déplacements internationaux ». Il n'a donc plus aucune fonction qui justifie la délivrance d'un tel passeport ! À qui M. Benalla a-t-il demandé directement le renouvellement de son passeport !? Comment pouvez-vous ne pas en être informé ? Comment cela a-t-il pu se passer ? Comment se fait-il qu'un employé de l'Élysée puisse demander un passeport diplomatique sans passer par le service du protocole ? Quand avez-vous eu connaissance de ce dysfonctionnement et quelles mesures avez-vous prises pour le sanctionner ?
M. Patrick Strzoda. - Je souhaite d'abord réagir aux observations de M. le rapporteur.
Le directeur de cabinet du Président de la République n'intervient à aucun stade dans la délivrance des passeports diplomatiques. Je me suis néanmoins renseigné sur les procédures qui ont permis à M. Benalla d'avoir des passeports diplomatiques, sur les personnes et leurs rôles respectifs. M. Benalla a déposé trois demandes de passeports diplomatiques. Le premier a été demandé par l'intéressé à l'adjointe du chef de service du protocole à l'Élysée. La demande a été faite le 30 mai 2017, quelques jours après l'installation du cabinet, et l'adjointe a transmis la demande au ministère des affaires étrangères. Le dossier a été instruit, le passeport a été émis le 2 juin et il a été renvoyé au service du protocole de l'Élysée qui l'a remis à l'intéressé. Ce passeport était valable pour une durée d'un an, soit jusqu'au 1er juin 2018.
Le 18 septembre 2017, M. Benalla demande un nouveau passeport par le même canal et il justifie sa demande par le fait qu'il a signé un contrat de cinq ans et que donc son passeport doit être d'une durée égale. La demande est transmise au ministère des affaires étrangères et le passeport est émis le 20 septembre pour une durée de 5 ans.
Enfin, M. Benalla a fait une troisième demande, celle que vous évoquez dans votre question : le 23 mai 2018, il adresse directement sa demande - donc sans passer par le service du protocole ni l'échelon hiérarchique supérieur - au service du Quai d'Orsay, qui a émis le passeport, pour une période de 4 ans et 4 mois, le 24 mai 2018.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Donc sans passer par le protocole. Ce passeport a été délivré en un rien de temps.
M. Patrick Strzoda. - Cette demande n'ayant pas transité par un échelon hiérarchique et le ministère des affaires étrangères n'ayant pas eu connaissance de la décision de revoir les missions de M. Benalla - à savoir le décharger des déplacements nationaux et internationaux du Président de la République qui justifiaient un passeport - le passeport a été émis par le Quai d'Orsay. Il s'agit donc d'une initiative personnelle de l'intéressé.
M. Philippe Bas, président. - Le Quai d'Orsay a-t-il le droit d'attribuer à un agent de l'Élysée un passeport diplomatique qui n'a pas été sollicité par la voie hiérarchique ?
M. Patrick Strzoda. - Je vous ai dit que le directeur de cabinet n'intervient à aucun stade de cette procédure.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Cela ne va pas ! L'État est un ; le ministère des affaires étrangères n'est quand même pas sans lien avec l'Élysée ! M. Benalla vient de perdre les fonctions qui justifient la délivrance d'un passeport diplomatique, le ministère des affaires étrangères ne le sait pas et il délivre du jour au lendemain un passeport qui n'est pas réclamé par la voie hiérarchique, alors que tous les passeports diplomatiques de l'Élysée doivent transiter par le service du protocole...
M. Patrick Strzoda. - Les mesures de réorganisation interne n'ont pas à être notifiés à d'autres ministères. Mais ici, nous sommes confrontés à un comportement fautif d'un individu qui a profité des failles du système ; mais si la hiérarchie avait eu connaissance de cette demande, bien évidemment qu'elle s'y serait opposée.
J'en arrive aux deux passeports de service de M. Benalla. Le premier a été délivré bien avant qu'il soit à l'Élysée, lorsqu'il était chef de cabinet au sein de la délégation interministérielle pour l'égalité des chances des Français d'outre-mer. Ce passeport avait été délivré le 29 août 2016. Le deuxième passeport a été délivré le 28 juin 2018.
Le 30 juillet 2018, il a été demandé au ministère de l'intérieur d'invalider ces deux passeports. Cette invalidation figure dans la base des titres électroniques sécurisés : lorsqu'ils sont utilisés au passage d'un poste de frontière, ils sont signalés comme invalides. M. Benalla a été mis en demeure de restituer ces deux passeports par un courrier du chef de cabinet du Président de la République le 21 août 2018. N'ayant pas obtenu de réponse à ce courrier, j'ai adressé un courrier au ministère de l'intérieur le 10 octobre pour lui demander de poursuivre toutes les démarches pour récupérer ces passeports. Le deuxième passeport a été rendu au ministère de l'intérieur le 11 janvier et le premier passeport devrait être prochainement restitué.
Les démarches pour invalider les passeports ont donc été faites la veille de son départ de l'Élysée et plusieurs courriers lui ont été adressés pour qu'il les restitue. Il n'appartient pas au directeur de cabinet de l'Élysée de désigner un service de police pour aller récupérer les passeports au domicile de la personne. Nous sommes dans un État de droit. Les procédures ont été suivies à la lettre.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Le deuxième passeport de service a été délivré le 28 juin. La demande a-t-elle été faite par l'intermédiaire des services de l'Élysée ou directement par l'intéressé ? Les services auraient pu se demander à quoi servait ce nouveau passeport alors que M. Benalla disposait déjà de passeports diplomatiques.
M. Patrick Strzoda. - Votre question me permet de porter un nouvel élément à votre connaissance et qui vous aidera à cerner la personnalité de M. Benalla. Pour obtenir ce deuxième passeport, M. Benalla a adressé au ministère de l'intérieur une note dactylographiée à en-tête du chef de cabinet, note non signée de façon manuscrite. Nous avons demandé au chef de cabinet s'il avait adressé ce document au ministère de l'intérieur et il nous a dit ne pas être l'auteur de cette note. Soupçonnant une falsification de M. Benalla, nous avons signalé ce fait au procureur de la République en application de l'article 40 du code de procédure pénale.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Quand ?
M. Patrick Strzoda. - Ce matin.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - J'essaye de comprendre... Le 28 juin, le passeport de service est délivré ; il a donc été demandé antérieurement. Il est demandé par une note à en-tête du chef de cabinet dont ce dernier n'a pas connaissance. Ce document arrive au ministère de l'intérieur : il y a donc usage de faux.
M. Patrick Strzoda. - L'enquête le dira.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Le ministre de l'intérieur délivre un passeport de service. Il faut attendre le mois de janvier pour que vous saisissiez le parquet en vertu de l'article 40 du code de procédure pénale. Vous n'avez découvert qu'il s'agissait d'un faux que très récemment. Mais quand l'avez-vous découvert ?
M. Patrick Strzoda. - Lorsque M. Benalla a quitté l'Élysée, la priorité était d'invalider les passeports de service. Cela a été fait avant son départ.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Mais comment saviez-vous qu'il avait un passeport de service puisqu'il l'avait demandé au ministère de l'intérieur avec un faux. Comment l'Élysée a-t-il pu le savoir ?
M. Patrick Strzoda. - Le ministère de l'intérieur nous l'a signalé.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Mais à quelle date ?
M. Patrick Strzoda. - À l'époque de l'invalidation, donc vers le 30 juillet.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Et c'est le 30 juillet que vous avez pris connaissance du document litigieux ?
M. Patrick Strzoda. - Non, bien plus tard, récemment, au cours de l'automne. À ce moment-là, j'ai considéré que le problème était réglé puisque les passeports avaient été invalidés depuis le 30 juillet et toutes les démarches avaient été faites pour obtenir la restitution de ces documents. C'est récemment, à la vue de l'enquête préliminaire ouverte par le procureur de la République, sur la base d'abus de confiance et d'utilisation frauduleuse des titres, que j'ai souhaité qu'on verse cet élément supplémentaire au dossier, car nous sommes confrontés à un individu qui utilise régulièrement des faux pour obtenir un certain nombre de titres officiels.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - J'observe qu'après avoir pris connaissance à l'automne du fait qu'il existait un faux document, vous ne saisissez le parquet qu'au mois de janvier.
M. Patrick Strzoda. - L'enquête préliminaire a été ouverte le 29 décembre par le procureur. C'est un élément supplémentaire qui vient nourrir un dossier déjà très lourd.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Là-dessus, nous sommes d'accord.
M. Patrick Strzoda. - Pour moi, la priorité était d'invalider ces passeports.
M. Philippe Bas, président. - Parmi les effets bénéfiques de nos auditions, je note qu'elles permettent d'accélérer un certain nombre de décisions.
M. Patrick Strzoda. - J'aimerais également apporter quelques éléments aux observations de M. le rapporteur.
Vous vous demandez pourquoi nous n'avons pas été informés de tous les déplacements de M. Benalla, déplacements au cours desquels il a utilisé ses passeports diplomatiques.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Pour aller voir des chefs d'État !
M. Patrick Strzoda. - Je n'en sais rien.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Vous ne savez pas grand-chose, mais il est quand même étonnant...
M. Patrick Strzoda. - Je peux vous assurer que j'ai consacré beaucoup d'heures à préparer cet entretien et je suis venu avec le souci de vous donner le maximum d'informations. Si vous retenez de mes interventions que la maison n'est pas tenue, je peux vous assurer que c'est faux ! Toutes les procédures ont été suivies.
Il n'existe pas dans notre système un reporting automatique lorsqu'une personne franchit une frontière. Et heureusement ! Sauf si le passeport est sur un fichier qui permet de détecter son utilisation. Je ne vois pas pourquoi l'Élysée serait informé des déplacements d'un citoyen qui voyage de par le monde avec son passeport.
Nous avons été informés des déplacements de M. Benalla par des questions posées par la presse vers le 20 décembre, quelques jours avant que le Président de la République se rende au Tchad. Il n'y avait pas d'autres moyens de le savoir.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - J'assume mon interrogation. Il me paraît très difficile d'imaginer que M. Benalla ait pu être reçu par un chef d'État qui devait rencontrer le Président de la République quelques jours après sans que d'aucune manière ni l'ambassade, ni les services de renseignement n'aient pu fournir cette information à l'Élysée. Cela dit, je prends acte de ce que vous dites. Mais voilà quelqu'un qui est licencié pour faute, et qui est reçu par un chef d'État peu de jours avant que le Président de la République soit reçu par le même chef d'État. Je prends acte du fait que l'Élysée n'ait pas été au courant, mais cela m'apparaît un peu étrange. Il me parait bizarre que personne à l'ambassade de France au Tchad n'ait eu connaissance de cette audience.
M. Patrick Strzoda. - Quel rapport ces questions ont-elles avec l'objet de la commission d'enquête ?
M. Philippe Bas, président. - Cette audition est extrêmement intéressante et je mesure l'indignation contenue qui est la vôtre devant un certain nombre de constatations que vous avez faites. Je ressens la sincérité de vos propos à cet égard.
Nous nous efforçons, sans vous mettre en cause, de comprendre ce qui se passe. Cette affaire a pris des proportions qu'aucun d'entre nous ne pouvait imaginer. Nous essayons de faire notre travail en étant fidèles à notre mandat et aux règles de la séparation des pouvoirs. Vous avez apporté des réponses aux questions qui vous ont été posées et vous nous avez donné des informations très importantes. Nous vous en remercions.
Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Monsieur le directeur, vous avez indiqué que l'invalidation des passeports de service avait été sollicitée dès le 30 ou 31 juillet. Pourquoi la même procédure n'a-t-elle pas été suivie pour les passeports diplomatiques ? N'était-il pas possible, par exemple, de donner instruction à la police aux frontières d'empêcher leur utilisation ?
M. Patrick Strzoda. - Vous avez devant vous, madame, le directeur de cabinet du Président de la République. Il n'est pas dans mes compétences de gérer le suivi de l'utilisation des passeports diplomatiques.
Je suis essentiellement chargé de gérer l'agenda du Président de la République, d'organiser ses déplacements, de préparer des dossiers sur la lutte contre le terrorisme, l'insécurité, les flux migratoires, ainsi que des dossiers relatifs au conseil des ministres, de recevoir de nombreux responsables politiques, associatifs, syndicaux, de rédiger des notes, d'encadrer une équipe, et aussi de piloter, aux côtés du secrétaire général, le projet de réorganisation de l'Élysée, tout ceci au cours de journées de travail qui commencent à 7 h 15 le matin et finissent rarement avant minuit.
Vous comprendrez donc que les tribulations de M. Benalla ne sont pas ma priorité ; cet individu n'est plus dans mes radars depuis le 1er août. Ceci dit, j'assume mes responsabilités : avec les services qui sont sous mon autorité, je viens devant vous pour vous dire ce qui a été fait lorsque nous avons découvert tel ou tel comportement fautif de la part de l'intéressé.
Pourquoi la validité des passeports n'a-t-elle pas été contrôlée à telle ou telle frontière ? Ceci ne relève pas de la compétence du directeur de cabinet du Président de la République. MM. les ministres de l'intérieur et des affaires étrangères, que vous allez auditionner tout à l'heure, vous donneront sans doute des éléments de réponse dont, quant à moi, je ne dispose pas.
M. Philippe Bas, président. - Nous partons du principe que, placé au niveau le plus élevé de l'administration de la maison Élysée - vous êtes le deuxième collaborateur du Président de la République -, vous n'ignorez rien des questions politiques, et que le chef de cabinet en rapporte directement à vous.
Compte tenu de la très grande importance de cette affaire, nous souhaitions savoir si la présidence de la République avait mis en place, avec les ministères concernés, ceux de l'intérieur, des affaires étrangères et de la défense, une organisation, même souple, genre « cellule de crise », ne serait-ce que dans le but de prémunir le chef de l'État contre de nouveaux rebondissements. Une telle organisation eût permis à chacun de rendre compte et de vérifier que toutes les mesures, absolument toutes, avaient été prises pour éviter que vous vous retrouviez dans la situation dans laquelle vous êtes, précisément, depuis le mois de décembre.
Nous sommes nous-mêmes très surpris des récents rebondissements : si l'information relative aux déplacements de M. Benalla peut aujourd'hui vous être communiquée, c'est bien qu'un tel relevé était disponible ! La personne chargée de ce relevé aurait donc certainement pu faire obstacle à l'utilisation des passeports diplomatiques si des consignes lui avaient été données en ce sens. On ne peut manquer de se demander - c'est presque du bon sens - pourquoi une « check-list » n'a pas été faite. Pourquoi n'a-t-il pas été prévu, par instruction adressée à la police aux frontières, d'empêcher ce monsieur, qui n'est pas n'importe qui, de se servir de ses passeports diplomatiques, comme cela a été le cas pour les passeports de service ?
En posant ces questions, nous ne souhaitons vous créer aucune espèce de difficulté personnelle ; nous ne faisons qu'exercer l'un des rôles fondamentaux qui sont ceux du Parlement, rôle de contrôle du bon fonctionnement de l'État. Nous sommes surpris du manque de maîtrise dont l'exécutif a fait montre, et regrettons qu'on en soit arrivé à pareille situation, ce dont chacun d'entre nous, vous le premier, certainement, se serait volontiers passé. Il ne s'agit pas de vous pousser dans vos retranchements, monsieur Strzoda ; mais nous avons du mal à comprendre le déficit d'autorité dans la conduite de cette affaire : pourquoi toutes les dispositions qui pouvaient et devaient l'être n'ont-elles pas été prises ?
M. Patrick Strzoda. - C'est moi qui, certainement, ai du mal à me faire comprendre. La traçabilité de l'utilisation des passeports diplomatiques se fait au moment du franchissement de la frontière, plutôt à l'arrivée, d'ailleurs, qu'au départ. S'il s'avère que M. Benalla a utilisé ces passeports dans des pays africains - je n'en ai pas la preuve, aujourd'hui -, c'est aux services de ces pays qu'il eût fallu pouvoir donner des instructions.
Vous avez le sentiment que tout n'a pas été fait pour empêcher M. Benalla d'utiliser ces passeports...
M. Philippe Bas, président. - Je m'interroge, sans tirer encore aucune conclusion.
M. Patrick Strzoda. - Je suis sûr que tous ceux qui nous regardent s'interrogent aussi. Je suis là, précisément, pour vous expliquer que toutes les démarches qui devaient être accomplies l'ont été. Nous évoluons dans le cadre d'un État procédural, où il n'est pas possible d'utiliser la force pour aller chez quelqu'un chercher un document qu'il n'a pas le droit d'utiliser : il faut d'abord lui faire une demande de restitution, via des courriers recommandés avec accusé de réception, puis des relances - c'est l'administration ! -, avant, éventuellement, de saisir le procureur, ce qu'a fait le ministère des affaires étrangères.
Monsieur Bas, vous avez utilisé l'expression de « cellule de crise ». Je peux vous assurer que, dès que nous avons eu connaissance, vers le 20 décembre, par rumeurs et par voie de presse, des déplacements dans des pays africains de M. Benalla, qui s'y prévalait de missions officielles, des instructions ont été données via le canal diplomatique, à tous les ambassadeurs notamment, pour leur dire qu'il n'existe pas de diplomatie parallèle, que la politique étrangère de la France est mise en oeuvre par le ministre des affaires étrangères et par ses ambassadeurs sous le pilotage du chef de l'État, et qu'il n'est besoin d'aucun émissaire officieux pour défendre les intérêts de la France.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Vous avez lu dans la presse les différentes déclarations s'agissant des activités privées que MM. Benalla et Crase ont exercé ou auraient pu exercer alors qu'ils étaient en lien avec ou employés par la présidence de la République. M. Benalla aurait déclaré avoir servi d'intermédiaire avec M. Vincent Miclet ; il est par ailleurs apparu que M. Crase avait pu jouer un rôle important - il le conteste, certes, dans une lettre qu'il nous a envoyée -, comme, peut-être, M. Benalla, auprès de M. Makhmudov, oligarque russe. De quels éléments d'information, en la matière, disposez-vous ? Qu'en savez-vous ? Vous avez envoyé une lettre sur ce sujet ; vous deviez avoir des raisons de le faire.
Par ailleurs, il est apparu que M. Benalla avait bel et bien des responsabilités stratégiques en matière de définition de nouvelles formes d'organisation de la sécurité du chef de l'État ; à cet égard, il participait à un groupe de travail, formel ou informel, avec M. le commandant du GSPR (groupe de sécurité de la présidence de la République) et avec M. Bio Farina. Selon un article du Journal du dimanche, la volonté explicite de M. Benalla était que cela se fît indépendamment du ministère de l'intérieur, l'objectif étant sans doute de définir une organisation spécifique à l'Élysée. Aviez-vous connaissance de ces orientations ? Ce travail était-il conforme aux instructions du Président de la République ?
M. Patrick Strzoda. - Aucune information concernant d'éventuelles activités privées que M. Benalla aurait pu avoir du temps de ses fonctions à l'Élysée n'a été portée à notre connaissance - la période concernée va du 15 mai 2017 au 1er août 2018. D'ailleurs, de telles activités étaient exclues par son contrat de travail, dont l'article 6 précise qu'« il est tenu de consacrer l'intégralité de son activité professionnelle aux tâches qui lui sont confiées et ne peut exercer à titre professionnel une activité privée lucrative de quelque nature que ce soit » - ce contrat de travail vous a d'ailleurs été adressé, monsieur le rapporteur, durant l'été.
Dans le courant du mois de décembre 2018, la presse relayant des rumeurs et des journalistes nous posant des questions, nous nous sommes interrogés sur d'éventuelles missions personnelles et privées qu'aurait pu exercer M. Benalla comme consultant alors qu'il était en fonction à l'Élysée. Le 22 décembre, j'ai écrit à M. Benalla pour lui demander de nous communiquer toute information pertinente sur ce sujet, en termes de rémunération notamment. J'ai adressé une copie de ce courrier au procureur de la République, en lui demandant de nous informer de tout fait que révèleraient les enquêtes en cours et qui feraient apparaître des manquements de M. Benalla dans l'exercice de ses fonctions, ceci afin de nous permettre de prendre les mesures nécessaires et d'exercer les voies de recours qui s'imposeraient.
M. Benalla a répondu le 28 décembre 2018. Je vous donne lecture des passages les plus importants de sa lettre, que je tiens à votre disposition : « Pour répondre à vos questions, je vous confirme que tout au long des fonctions qui m'ont été confiées à l'Élysée, je n'ai jamais effectué de missions personnelles et privées et que je n'ai a fortiori jamais reçu directement ni indirectement de rémunération en résultant. Je tiens à votre disposition, dans le cadre de l'enquête interne qui est menée, l'ensemble de mes relevés bancaires pour la période du 15 mai 2017 au 1er août 2018 ainsi que la déclaration de fin de fonctions adressée à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Les rumeurs dont je suis la cible sont dénuées de tout fondement, et il est clair que je n'ai eu aucune relation d'affaires en France et à l'étranger avec des intérêts privés pendant mes fonctions à l'Élysée. »
J'ai obtenu cette réponse, par courrier, le lundi 31 décembre, la journée étant essentiellement consacrée à la préparation des voeux du Président de la République. J'ai quitté mon bureau à 22 h 30. Je suis rentré chez moi ; j'ai regardé un épisode de Columbo et dégusté un Dalmore 62, grand cru. J'ai passé une bonne nuit, et, le 1er janvier, de retour au bureau, j'ai écrit au président de la HATVP, lui demandant de vérifier les affirmations de M. Benalla. Mon courrier est parti le 2 janvier et M. Jean-Louis Nadal en a accusé réception le 11 janvier. Il m'a fait savoir qu'il examinerait notre demande avec une attention toute particulière ; le connaissant, je n'en doute pas un instant. Nous avons donc engagé des procédures de vérification, qui sont en cours.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Avez-vous saisi la commission de déontologie, sachant que M. Benalla a semblé, après la fin de ses fonctions à l'Élysée, s'orienter vers de nouvelles activités ?
M. Patrick Strzoda. - S'agissant de M. Crase, d'abord, il était réserviste de la gendarmerie dans les services de l'Élysée, statut très différent de celui de M. Benalla. Les déclarations successives de M. Crase au sujet des emplois qu'il a occupés durant son temps de présence dans la réserve opérationnelle de la gendarmerie, de 2005 à 2018, figurent dans son dossier personnel de réserviste, dossier géré par la direction générale de la gendarmerie nationale. Je me suis adressé au directeur général de la gendarmerie nationale pour qu'il fasse les vérifications requises. Le dossier a été consulté ; il apparaît qu'aucune déclaration de M. Crase ne mentionne d'activité dans une entreprise privée dans le domaine de la sécurité durant cette période. Dans son dernier contrat d'engagement de réserviste, qui date du 23 octobre 2017, M. Crase déclare seulement exercer la profession de « responsable de sécurité ».
Dans un courrier du 3 janvier 2019, j'ai demandé à M. Crase de me donner toute information pertinente sur d'éventuelles missions personnelles ou privées dont la nature aurait été incompatible avec ses fonctions à la présidence de la République. M. Crase a répondu à mon courrier le 9 janvier ; il m'indique, dans sa réponse, qu'il n'a eu aucune activité, aucun contrat, aucune rémunération, pendant la période où il travaillait dans les services de la présidence, à savoir du 10 novembre 2017 au 4 mai 2018. Il m'indique en outre que ses activités actuelles sont conduites dans le strict respect des obligations liées à l'exercice de ses fonctions passées, et qu'il s'interdit de se prévaloir d'une quelconque recommandation de la présidence de la République. J'ai adressé mon courrier et cette réponse au procureur de la République.
Enfin, par courrier du 14 janvier, j'ai rappelé à M. Crase ses obligations au regard du décret du 27 janvier 2017 relatif à la commission de déontologie.
Monsieur le rapporteur, concernant la procédure de saisine de la commission de déontologie pour le cas de M. Benalla, je rappelle que cette obligation s'impose aux agents de cadre A qui quittent un service public, et qu'elle figure dans leur contrat de travail : dans celui que M. Benalla a signé le 2 juin 2017, à l'article 6, il est précisé qu'il est soumis aux dispositions du décret du 27 janvier 2017. M. Benalla était donc parfaitement informé de cette obligation, qu'il aurait dû respecter.
Par ailleurs, c'est à M. Benalla d'informer son ancien employeur, par écrit, lorsqu'il envisage d'exercer une activité privée. Ceci ressort clairement de l'article 2 du décret du 27 janvier 2017. À ce jour, depuis son licenciement, effectif au 1er août 2018, les services de la présidence de la République n'ont été rendus destinataires d'aucune déclaration de ce genre de la part de M. Benalla. Je lui ai néanmoins rappelé cette obligation par un courrier du 11 janvier 2019. Si nous recevons une déclaration de l'intéressé, nous saisirons dans les quinze jours la commission de déontologie, dont je rappelle que M. Benalla peut d'ailleurs lui-même la saisir. En principe, c'est à lui qu'il appartient de faire cette démarche ; par précaution, je lui ai rappelé par courrier cette obligation.
M. Loïc Hervé. - Ma question a trait à la sécurité du Président de la République et des services de la présidence. Il semble que M. Benalla a restitué ou va restituer un téléphone crypté - vous nous l'avez confirmé. On sait aussi qu'il bénéficiait d'une habilitation secret défense, laquelle est conférée après qu'une enquête a été menée sous l'autorité du SGDSN (secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale). Quels éléments pouvez-vous nous communiquer sur le rapport d'enquête qui a été élaboré et sur la personne qui a mené cette enquête ?
M. Henri Leroy. - Monsieur le directeur de cabinet, les déclarations que vous avez faites font ressortir des indices graves et concordants de culpabilité. Les enquêteurs vous ont entendu, dans le cadre de l'enquête préliminaire, sans prestation de serment ; le procureur vous a-t-il fait savoir s'il requérait l'ouverture d'une information judiciaire et la désignation d'un juge d'instruction ?
Mme Brigitte Lherbier. - Je m'y perds un peu avec tous ces passeports, passeports de service, passeports diplomatiques... Y a-t-il vraiment des prérogatives spéciales attachées à la possession de tels passeports ? Existe-t-il un fichier particulier pour chacun d'entre eux ? Je pose la question naïvement : pourquoi M. Benalla aurait-il eu besoin de tant de passeports ?
Mme Esther Benbassa. - Vous avez déjà répondu à la question que je vais vous poser, mais je voudrais m'assurer que, depuis son licenciement, M. Benalla ne s'est pas rendu à l'Élysée.
M. Patrick Kanner. - Monsieur le directeur de cabinet, permettez-moi, s'agissant de tels collaborateurs, de compatir avec vous.
Vous êtes le patron de la chefferie de cabinet ; saviez-vous que M. Benalla était le détenteur du seul téléphone Teorem de la chefferie ? Considérez-vous cette situation comme normale au regard du fait que, sauf erreur de ma part, M. Benalla n'était pas conseiller technique ni chef de cabinet adjoint, mais seulement chargé de mission dans l'organigramme de l'Élysée ?
M. Philippe Bas, président. - Je complète cette question : lorsque, le 4 octobre, le téléphone Teorem de M. Benalla a été désactivé, un autre téléphone du même type a-t-il été attribué à la chefferie de cabinet, dans l'attente de la restitution de l'appareil que M. Benalla a continué à détenir ? Et qu'a-t-on fait dans l'intervalle ?
Mme Laurence Harribey. - Le 2 août, vous constatez l'absence de passeports, mais ne dites rien d'un téléphone manquant. Vous attendez un inventaire général, le 4 octobre, pour constater que le combiné est manquant. Pourquoi la méthode de l'inventaire n'a-t-elle pas été utilisée dès le 2 août ? Pourquoi, entre le 2 août et le 4 octobre, ne s'est-on pas étonné de l'absence de cet appareil ?
M. François Grosdidier. - Monsieur le directeur de cabinet, lors de votre précédente audition, vous nous aviez annoncé l'engagement de la procédure de licenciement de M. Benalla. Cette procédure a-t-elle bien été soldée ?
Par ailleurs, commentant l'évocation d'une « police parallèle » ou d'une « diplomatie parallèle », vous avez parlé de « fake news ». S'agissant de la police parallèle, vous nous aviez expliqué que M. Benalla s'occupait de tout, de protocole, de déplacements, mais pas de sécurité ; vous aviez ensuite dit que vous aviez fait pour lui une demande de permis de port d'arme afin qu'il renforce le dispositif de sécurité, alors même que, aux dires mêmes du GSPR, il y avait là plutôt une source d'insécurité. Rien n'est clair !
Quant à la diplomatie parallèle, si ce sujet était dans le champ d'investigation de notre commission, je vous demanderais si M. Benalla n'a pas utilement renseigné le Président de la République, mieux que la cellule Afrique, sur l'activité des Russes au Tchad, par exemple.
Le lien n'a-t-il pas été maintenu d'une façon ou d'une autre ? Y a-t-il eu, à votre connaissance, des échanges entre M. Benalla et l'Élysée, par exemple sur les questions de maintien de l'ordre et sur les conditions d'emploi de nos forces de l'ordre ?
M. Philippe Bas, président. - Je vous précise que nous avons reçu dès le début du mois d'août la copie de la lettre de licenciement de M. Benalla, qui est datée du 24 juillet 2018.
M. François-Noël Buffet. - M. Benalla a utilisé à au moins vingt reprises les passeports qu'il avait conservés pour voyager ; savez-vous à quelle fin il a fait ces voyages et qui il a rencontré ? Avez-vous diligenté une enquête pour en savoir un peu plus ?
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Vous nous avez apporté énormément d'informations ; certaines sont stupéfiantes. M. Benalla, lorsque je lui avais posé la question des passeports, m'avait répondu, avec beaucoup d'assurance, qu'il les avait laissés dans son bureau. Pensez-vous clairement, en votre âme et conscience, que M. Benalla nous a menti lors de son audition du mois de septembre ?
Mme Catherine Troendlé. - Vous avez dit clairement qu'il n'y avait pas de dysfonctionnement. Néanmoins, s'agissant de l'utilisation de téléphones cryptés, vous nous avez expliqué tout aussi clairement pourquoi ce genre de matériel est utilisé : il équipe les personnes qui s'occupent de la sécurité des déplacements du Président de la République ; en cas de changement de programme, ces personnes doivent en être informées sans que ces informations fuitent.
Depuis que M. Benalla n'est plus en charge de ce type de missions, M. le Président de la République a continué à se déplacer ; qui est en charge de l'organisation de ces déplacements ? Cette personne est-elle en possession de cet outil qui semble absolument indispensable à la sécurisation des déplacements ?
M. Alain Marc. - Nous apprenons aujourd'hui que M. Benalla a fait une déclaration, postérieure à ses activités, à la HATVP. Au mois de juillet, nous vous avions posé la question de savoir si M. Benalla, en tant que membre du cabinet, devait faire une telle déclaration. Renseignement pris, il aurait dû le faire. Qu'en pensez-vous aujourd'hui ? Les membres du cabinet sont-ils tous désormais assujettis à une obligation de déclaration à la HATVP ?
M. Éric Kerrouche. - Vous nous avez dit, s'agissant des passeports de M. Benalla, que ce dernier était « un monsieur qui a régulièrement utilisé des faux pour obtenir des titres officiels. » Faites-vous référence à la lettre à en-tête du chef de cabinet, dont vous avez parlé, ou à d'autres modes de travestissement de documents ?
M. Patrick Strzoda. - Concernant la question qu'avait posée le rapporteur tout à l'heure sur la mission qu'aurait eue M. Benalla en matière de réorganisation du dispositif de sécurité de l'Élysée, beaucoup de choses qui ont été dites relèvent du fantasme. M. Benalla n'était pas en charge de cette réorganisation. Cette mission échoit au directeur du cabinet du Président de la République : c'est mon affaire, mon dossier.
De quoi s'agit-il ? Dans un souci d'optimisation du fonctionnement des services et afin de faire des économies d'échelle, le Président de la République a souhaité que les deux services qui assurent la sécurité, à savoir le commandement militaire, qui s'occupe de la sécurité des enceintes présidentielles, et le GSPR, qui s'occupe de la sécurité rapprochée du chef de l'État, mutualisent un certain nombre de fonctions : formation, acquisition de matériel, entraînement, véhicules, équipement.
Lorsque le projet a été présenté, certains ont dû se dire que leur position dans l'institution serait peut-être remise en cause ; un procès nous a été intenté, nous accusant de vouloir couper le lien avec le ministère de l'intérieur, alors que les personnes qui assurent la sécurité du Président de la République sont et resteront des policiers et des gendarmes. Deuxième procès d'intention : nous aurions voulu créer une garde prétorienne, une milice barbouzarde, autour du Président de la République. Évidemment, nous avons immédiatement démenti.
M. Benalla n'avait aucun rôle dans l'organisation de ces services ; c'était mon affaire. Il est vrai que, pour mettre en oeuvre ce rapprochement, nous avons créé des groupes de travail composés de policiers, de gendarmes et de collaborateurs de l'Élysée, donc, notamment, de cadres de la chefferie, ce qui n'avait rien d'anormal.
Monsieur le sénateur Hervé, s'agissant du dossier secret défense, M. Benalla a été habilité ; une enquête a donc été faite. Je n'ai pas connaissance de cette enquête, mais je suis persuadé qu'elle a été faite sérieusement. Je ne peux pas vous en dire plus à cette heure.
Monsieur le sénateur Leroy, vous avez employé le terme de « culpabilité » ; j'ai, quant à moi, parlé au conditionnel : il « aurait » utilisé son passeport. Une instruction judiciaire va-t-elle être déclenchée ? Je ne suis pas magistrat ; je ne suis que directeur de cabinet, ce qui suffit à mon bonheur.
Madame la sénatrice Benbassa, M. Benalla n'est pas venu à l'Élysée depuis le 20 juillet 2018, je peux l'affirmer très clairement - les personnes qui entrent à l'Élysée figurent sur un registre et des instructions strictes ont été données en termes de contrôles.
Monsieur Kanner, pourquoi M. Benalla était-il détenteur du Teorem alors qu'il n'était pas chef de cabinet ? Je fais naturellement confiance à mes collaborateurs, qui organisent le travail au sein de leurs équipes. Un combiné était affecté à la chefferie ; il appartient au chef de cabinet de répartir les fonctions au sein de son équipe. Je fonctionne dans une logique de subsidiarité et de déconcentration.
Madame Troendlé, M. Benalla a été remplacé dans ses fonctions par un chargé de mission qui n'a pas souhaité disposer d'un Teorem. Le Teorem permet d'avoir des conversations sécurisées pour gérer un certain nombre de séquences dans l'agenda du Président. Son successeur considère que, pour exercer sa mission, il n'a pas besoin de cet outil ; il n'en a donc pas. Les agents ont une marge de manoeuvre dans l'organisation de leur travail, et c'est heureux.
Monsieur Marc, je vous confirme que tous les chargés de mission sont désormais astreints à effectuer une déclaration à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique au moment où ils rejoignent les services de l'Élysée et au moment où ils les quittent.
M. Alain Marc. - Ils l'étaient déjà à l'époque...
M. Patrick Strzoda. - Cette règle est aujourd'hui appliquée de manière très stricte.
Par ailleurs, je n'ai pas dit que M. Benalla était un menteur ; madame Eustache-Brinio, ce n'est pas à moi de me prononcer sur ce sujet.
M. Philippe Bas, président. - M. le directeur nous a dit tout à l'heure que les passeports n'étaient pas dans le bureau ; M. Benalla nous avait dit qu'ils y étaient. Dont acte.
M. Patrick Strzoda. - Tous les documents, courriers, notes de service, courriels, que j'ai évoqués, sont à votre disposition.
M. Éric Kerrouche. - Monsieur le directeur, je veux être sûr d'avoir bien compris. Vous avez dit, en parlant de M. Benalla : « c'est un monsieur qui a régulièrement utilisé des faux pour obtenir des titres officiels. » Était-ce de sa part un comportement général ?
M. Patrick Strzoda. - Je suis allé un peu loin dans mon affirmation. Ce dont je suis sûr, à cette heure, c'est que le document qui a permis à M. Benalla d'obtenir son deuxième passeport de service est un faux. Mais, avec cet individu, on en découvre tous les jours...
Mme Laurence Harribey. - Quid de l'inventaire du mois d'août et de l'absence du fameux Teorem ?
M. Patrick Strzoda. - Au moment de l'inventaire, le 2 août, quelques jours après la perquisition, nous ne savions pas si le Teorem avait été saisi par les officiers de police judiciaire. Puis ce furent les vacances ; c'est au mois d'octobre qu'à l'occasion d'un inventaire des Teorem, nous avons constaté qu'il en manquait un.
M. Philippe Bas, président. - Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Mission d'information sur les conditions dans lesquelles des personnes n'appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l'exercice de leurs missions de maintien de l'ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements - Audition de M. Christophe Castaner, ministre de l'intérieur
M. Philippe Bas, président. - Nous accueillons M. Christophe Castaner, ministre de l'intérieur. Monsieur le ministre, je vous prie de nous excuser pour ce retard. Notre devoir était d'aller au bout de notre précédente audition ; pour autant, je regrette que ceci perturbe votre emploi du temps.
J'ai tout à l'heure rappelé dans quel cadre nous travaillons et les règles très strictes que nous observons. Il s'agit pour nous d'obtenir les informations dont nous avons besoin tout en respectant à la fois notre mandat et la séparation des pouvoirs, et notamment la complémentarité, et non pas la concurrence, entre notre travail et celui de la justice.
Notre commission étant dotée des prérogatives d'une commission d'enquête, je dois vous demander de prêter serment.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Castaner prête serment.
M. Christophe Castaner, ministre de l'intérieur. - Je vais tenter de répondre le plus précisément possible aux questions que vous m'avez adressées et de vous fournir tous les éléments dont nous disposons, comme le ministère de l'intérieur l'a fait depuis l'ouverture de cette commission d'enquête.
Sur les passeports de service, qui relèvent du ministère de l'intérieur, le ministère a fait l'objet d'une réquisition judiciaire. Je n'ai pas besoin de vous rappeler l'ordonnance de 1958 relative au fonctionnement des assemblées...
M. Philippe Bas, président. - Monsieur le ministre, c'est notre bible ; vous n'avez pas besoin de nous le rappeler. J'ai moi-même rappelé, tout à l'heure, que les missions de la justice et du Parlement, qui sont toutes deux de nature constitutionnelle, ne s'excluent pas mais se complètent.
M. Christophe Castaner, ministre. - Je finis néanmoins ma phrase, en précisant ce que je souhaite préciser : il est bien prévu qu'une commission d'enquête parlementaire ne doit pas entraver le déroulement d'une enquête judiciaire en cours. Mais je veux, dans la mesure du possible, répondre à toutes vos questions, et je vous laisse, monsieur le président, le soin d'apprécier ce qui relève ou non de la séparation des pouvoirs - je ne doute pas que cette appréciation soit la bonne.
M. Philippe Bas, président. - Je vous remercie beaucoup, monsieur le ministre, de cette excellente disposition d'esprit.
Le ministère des affaires étrangères nous a informés que, le 8 novembre dernier, vos services ont été saisis du fait que M. Benalla détenait des passeports diplomatiques, afin que des mesures soient prises pour l'empêcher de les utiliser à la sortie du territoire national. À la suite de cette saisine, quelles dispositions vos services ont-ils pris en ce sens ?
M. Christophe Castaner, ministre. - Pour être précis, je vais évoquer l'ensemble des échanges qui ont eu lieu non pas de ministre à ministre, mais entre M. Julien Guyot, chargé de mission à la direction des Français à l'étranger et de l'administration consulaire, et M. Yves Biscahie, commandant de police, officier de liaison au sein de la mission « délivrance sécurisée des titres ».
À partir du 19 octobre, ces deux collaborateurs ont échangé non sur le cas particulier de M. Benalla mais sur les modalités générales permettant de « débrancher » l'utilisation de passeports diplomatiques - lesquels ne relèvent nullement du ministère de l'intérieur - afin de mettre un terme à tout usage frauduleux de passeports volés ou perdus. Ces échanges se sont poursuivis au fil des mois d'octobre, de novembre et de décembre - je tiens ces courriels à votre disposition.
L'échange a d'abord eu pour objet la procédure d'invalidation, qui n'est que très rarement utilisée. Le premier échange porte sur le point de savoir si et comment on peut annuler un passeport diplomatique volé ou perdu. Il porte alors sur deux cas particuliers. Le 24 octobre, cet échange se poursuit sur des questions de procédure, car elle est très rarement utilisée. Le 5 novembre, la discussion se poursuit sur des aspects techniques généraux.
Puis, dans le cadre de cet échange informel, le ministère des affaires étrangères a communiqué pour la première fois, le 8 novembre, une liste de 25 passeports diplomatiques, dont deux au nom de M. Benalla, les autres étant des passeports perdus ou volés. C'est à cette date que le nom de M. Benalla apparaît, parmi 23 autres. Sur cette base, le collaborateur du ministère de l'intérieur a estimé que, compte tenu de la personnalité et de l'exposition médiatique de M. Benalla, cette question dépassait son niveau et devrait faire l'objet d'une saisine de la direction générale de la police nationale (DGPN), et que la demande devrait être complétée par la fourniture de certains documents.
M. Philippe Bas, président. - Ce collaborateur ne manque pas d'intuition.
M. Christophe Castaner, ministre. - A minima, il lit les journaux !
Cet échange a été confirmé par un nouvel échange de courriels les 20 et 21 novembre. Le 19 décembre, le service compétent du ministère des affaires étrangères a demandé au commandant « de bien vouloir porter le signalement sur les fichiers européens de manière à invalider le déplacement des personnes présentant ces passeports à la PAF ». La DGPN a alors été saisie.
Le 26 décembre, nos services ont précisé que, s'agissant des pertes et des vols, il existait bien un dispositif permettant d'intervenir, mais que tel n'était pas le cas pour les passeports qui perdaient leur cause d'émission. Il était donc impossible d'accéder à la demande du ministère des affaires étrangères.
Pour résumer, il y a donc eu un échange informel entre collaborateurs, puis une saisine formelle au bon niveau, celui de la DGPN, et une réponse, le 26 décembre, précisant que, techniquement, le ministère de l'intérieur n'est pas en mesure d'empêcher l'utilisation de ces passeports qui ne relèvent pas du ministère, sauf dans certains cas - si, par exemple, une procédure judiciaire est en cours.
M. Philippe Bas, président. - Voilà, comme vous le dites justement, comme l'avait pressenti le collaborateur dont vous avez cité le nom, un dossier concernant une personnalité qui fait couler des litres d'encre depuis plusieurs mois ; or le traitement de ce dossier reste cantonné à un niveau certes très honorable de notre administration, mais sans pilotage au niveau des plus proches collaborateurs des ministres - un tel pilotage aurait peut-être permis d'éviter, pourtant, qu'on se trouve dans la situation dans laquelle on a fini par se trouver, compte tenu des actes de ce personnage.
Pendant que les bureaux du ministère des affaires étrangères et du ministère de l'intérieur correspondaient chaque jour sur les réglementations applicables, M. Benalla accomplissait en effet vingt déplacements à l'étranger avec ses passeports diplomatiques. Convenez que, du seul point de vue du bon fonctionnement de l'État - c'est le seul qui nous intéresse dans le cadre de notre responsabilité constitutionnelle -, cette situation appelle des évolutions dans les manières de faire.
Nous avons posé tout à l'heure au directeur de cabinet du Président de la République la question de savoir si une cellule de crise avait été créée pour veiller point par point à ce que tous les attributs de sa fonction soient rapidement restitués par M. Benalla. Or on constate que des cadres des deux ministères se renvoient la balle pendant plusieurs semaines, sans que la police aux frontières soit alertée, et que, pendant ce temps, M. Benalla peut continuer d'utiliser un passeport diplomatique dont la restitution lui avait été demandée dès le mois de juillet.
M. Christophe Castaner, ministre. - Encore faut-il, pour qu'ils puissent intervenir, que les ministres soient saisis. Tel n'a pas été le cas.
Lorsque vous présentez un passeport diplomatique à l'aubette du contrôle de la police aux frontières, l'application Covadis (contrôle et vérification automatiques des documents sécurisés) reconnaît votre nom et deux bases sont interrogées : le fichier des personnes recherchées et le fichier SLTD (Stolen and Lost Travel Documents), lui-même relié à un troisième fichier, le FOVeS (fichier des objets et des véhicules signalés), qui recense les passeports volés ou perdus. Mais ce dispositif ne fonctionne pas pour les passeports invalidés. Le cas d'invalidation n'existe tout simplement pas, aujourd'hui, dans notre système numérique.
Je sais parfaitement, au nom du ministère de l'intérieur, émettre une information sur un titre émis par ledit ministère, ce qui n'est pas le cas pour les passeports diplomatiques. Notre système numérique est très efficace concernant l'ensemble des passeports émis par le ministère de l'intérieur ; en revanche, pour les passeports diplomatiques, qui, de surcroît, ne sont pas biométriques, il est impossible d'interdire leur utilisation.
Un signalement personnel serait possible, mais illégal. Jusqu'à nouvel ordre, en effet, M. Benalla n'a pas été condamné et aucune interdiction de sortie du territoire n'a été prononcée. La PAF n'est pas en mesure de décider qui peut ou non sortir du territoire national. Et lorsque le ministère des affaires étrangères émet un passeport diplomatique, nous n'en sommes pas informés, de même que nous ne sommes pas informés lorsqu'un passeport diplomatique perd sa vocation à être utilisé parce que son détenteur perd la fonction qui en avait justifié la délivrance.
Autrement dit, le ministère de l'intérieur assume l'émission et la gestion de quatre types de passeports, dont le suivi est possible. En revanche, une telle information n'est pas disponible pour les passeports diplomatiques, dont la « désactivation » avant expiration est impossible. À défaut de réquisition judiciaire, le ministère de l'intérieur n'est donc pas en mesure d'interdire leur utilisation.
Nous avons donc un problème technique. Le dispositif actuel remonte à un décret de 2005 ; il ne couvre pas le cas d'un passeport diplomatique qui n'aurait pas été perdu ou volé, qui n'aurait donc fait l'objet d'aucune déclaration devant la police, mais dont le motif d'émission serait caduc : s'il perd sa fonction, nous ne pouvons tout simplement pas le savoir. Ce constat est assez récent ; c'est la première fois que la question se pose dans les relations entre les deux ministères. Nous avons donc décidé, avec Jean-Yves Le Drian, qu'un groupe de travail serait mis en place pour réfléchir à l'élaboration rapide de solutions techniques.
M. Philippe Bas, président. - Nous comprenons parfaitement que tout citoyen français muni d'un passeport ordinaire et qui ne fait l'objet d'aucune poursuite puisse quitter le territoire national. Mais, en l'occurrence, il s'agit de savoir si vous pouvez donner à la police de l'air aux frontières une consigne destinée à empêcher un individu d'utiliser illégalement un titre qu'il n'a plus le droit de détenir. Il est intéressant d'apprendre que le ministre de l'intérieur ne dispose pas d'une telle faculté.
M. Christophe Castaner, ministre. - Pour qu'un policier puisse agir, il lui faut une raison juridique.
M. Philippe Bas, président. - Utilisation illégale d'un passeport diplomatique.
M. Christophe Castaner, ministre. - Encore faut-il disposer de cette information.
M. Philippe Bas, président. - Précisément, ce qui nous inquiète, c'est ce défaut d'information.
M. Christophe Castaner, ministre. - Je vous confirme que nous ne disposons pas de telles informations et que, en outre, nous avons un problème d'ordre informatique.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Dans la lettre qu'il nous a envoyée le 7 janvier, M. Jean-Yves Le Drian écrit : « Au vu de l'absence de restitution de documents, le ministère des affaires étrangères, à la demande de la présidence de la République, a décidé de lancer la procédure d'invalidation des passeports diplomatiques de M. Benalla, démarche confirmée le 8 novembre au ministère de l'intérieur. » Il me paraît tout à fait singulier qu'un individu qui dispose indûment d'un passeport diplomatique puisse l'utiliser à vingt reprises sans qu'aucune réaction soit possible, ni de la part de la présidence de la République - nous en avons eu, malheureusement, confirmation -, ni de la part du ministère de l'intérieur, ni, sans doute, de celle du ministère des affaires étrangères, s'agissant, de surcroît, des déplacements d'un personnage qui est sous les feux de l'actualité.
Monsieur le ministre, nous vous avons interrogé par écrit sur les éventuels permis de port d'arme délivrés à des personnels de l'Élysée. Confirmez-vous qu'à l'exception de M. Benalla et, bien entendu, des membres du GSPR (groupe de sécurité de la présidence de la République) et du commandement militaire, aucune personne travaillant à la présidence de la République ou y ayant travaillé depuis mai 2017 ne s'est vue attribuer un permis de port d'arme par le ministère de l'intérieur ? Si la réponse était positive, il y aurait là, de nouveau, une singularité concernant M. Benalla.
Autre question : vous nous avez indiqué, toujours dans votre lettre, que le ministère de l'intérieur n'a jamais été informé de la collaboration de M. Vincent Crase avec M. Iskander Makhmudov dans le cadre de l'exécution de prestations de sécurité privée. Ce défaut d'information n'est-il pas en contradiction avec l'obligation à laquelle sont soumis les réservistes opérationnels de la gendarmerie, dans le cadre de leur contrat d'engagement, de déclarer leurs activités professionnelles ? M. Crase se trouvait-il donc en faute pour ne pas avoir fait cette déclaration ?
Je fais observer, par ailleurs, que la présidence de la République nous a indiqué avoir demandé à M. Crase de s'expliquer sur les activités privées qu'il exerçait, ce qui montre que la question se posait.
M. Christophe Castaner, ministre. - Quand a été communiquée la liste de 25 passeports dont j'ai fait mention tout à l'heure, le commandant de police a immédiatement informé la personne avec laquelle il était en relation, par téléphone, que cette demande nouvelle concernait un document attribué à une personnalité particulièrement sensible, qu'à ce titre elle ne relevait pas de sa responsabilité et qu'elle nécessitait, a minima, une saisine officielle de la DGPN. Le commandant Biscahie indiquait par ailleurs à son interlocutrice que les documents transmis étaient incomplets, et lui demandait de bien vouloir les compléter.
Le 20 novembre, son interlocutrice a de nouveau transmis les fichiers dans lesquels figurait l'onglet « Passeports invalidés », inchangé par rapport à la première transmission. Le lendemain, 21 novembre, le commandant Biscahie a informé, par courriel, à 13h16, la cheffe du bureau des visas et des passeports diplomatiques, Mme Le Bohec, qu'il lui laissait le soin de saisir elle-même la DGPN sur une boîte fonctionnelle spécifique dont il lui communiquait l'adresse, ce à quoi elle répondait, à 13h51, qu'elle transmettrait sa demande sur cette boîte le 30 novembre au plus tard.
La réactivité de cet agent a donc été quasi instantanée. Le 19 décembre, près d'un mois après son échange avec le commandant Biscahie, Mme Le Bohec transmettait à la DGPN un tableau comportant trois onglets - le premier concernant 24 passeports déclarés perdus, le second recensant 7 passeports déclarés volés, et un dernier ne concernant que les deux passeports détenus par M. Benalla, portant toujours la mention « à invalider » -, lui demandant de signaler ces documents sur le fichier européen, de manière à interdire les déplacements des personnes se présentant aux frontières avec ces passeports.
Mais, comme je vous l'ai expliqué, la notion d'invalidation ne figure pas dans le cadre formel de nos logiciels, d'où la difficulté. Une semaine plus tard, le 26 décembre, la DCPJ (direction centrale de la police judiciaire), prenant le contre-pied des échanges informels, a répondu que nous n'étions pas en capacité d'alimenter directement les bases internationales SIS (système d'information Schengen) et SLTD, qui répondent à des règles qui ne relèvent pas de décisions simplement françaises, par des signalements. Nous en sommes restés là.
Il y a donc bien une anomalie s'agissant de l'émission des passeports diplomatiques, anomalie ancienne que nous allons corriger. Et je ne doute pas qu'un certain nombre de personnes, ici, lorsqu'elles ont eu entre les mains des passeports diplomatiques, se sont alors trouvées dans le même régime juridique que je viens de décrire.
Concernant les ports d'arme, je vous confirme ce que je vous ai écrit et je ne dispose d'aucune nouvelle information. Sinon, je les aurais évidemment communiquées au président de votre commission.
Concernant les relations entre M. Crase et M. Makhmudov, certes le premier avait une responsabilité du fait de son engagement dans la réserve opérationnelle, mais il agit ici comme un opérateur privé et mon ministère ne contrôle pas ce type d'activité.
Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Monsieur le ministre, je souhaite vous poser des questions techniques sur les passeports diplomatiques et les contrôles auxquels ils donnent lieu. Pouvez-vous nous préciser, dans un premier temps, quels types de contrôles sont effectués à la frontière sur les personnes détentrices d'un passeport diplomatique ? Y a-t-il un contrôle des fichiers de police, notamment du fichier des personnes recherchées ? Le cas échéant, ces contrôles donnent-ils lieu à un enregistrement ? Est-il possible de retracer par ces enregistrements le passage d'une personne détentrice d'un passeport diplomatique à la frontière ? Au regard de ces éléments, que vous avez dû d'ores et déjà contrôler, avez-vous pris, depuis lors, les décisions permettant d'améliorer l'information des services sur les entrées et sorties du territoire français ?
M. Christophe Castaner, ministre. - J'ai indiqué tout à l'heure le processus en vigueur : le passeport, qu'il soit diplomatique ou non, est présenté au contrôle et une application, Covadis, interroge immédiatement deux fichiers, celui des personnes recherchées et le SLTD. Cette dernière base de données va consulter le fichier des objets et des véhicules volés, FOVeS, qui inclut les passeports volés ou perdus. Dans le cas qui nous intéresse, aucun des trois fichiers n'a émis d'alerte, ce qui est normal, puisque M. Benalla n'y est pas enregistré : il n'est pas une personne recherchée, il n'est pas dans le fichier international SLTD et ses passeports ne sont ni volés ni perdus. À partir du moment où l'application n'émet pas d'alerte, le fonctionnaire qui contrôle laisse la personne passer. Je vous rappelle que le cas d'invalidation n'est pas prévu dans notre dispositif.
Par ailleurs, vous voulez savoir s'il existe une base de données recensant tous les mouvements. Aujourd'hui, non ! En revanche, nous avons la possibilité, sur réquisition judiciaire, de faire certains contrôles. J'insiste sur le fait que ces contrôles se font sur réquisition judiciaire. Et heureusement ! Car si le ministre de l'intérieur ou son ministère avait la possibilité de connaître la totalité des mouvements de l'ensemble des Français qui partent à l'étranger, il me semble que cela constituerait une anomalie démocratique et le président de la commission des lois ne manquerait pas de me rappeler à l'ordre...
Il est donc bien possible de faire de telles recherches, mais uniquement sur réquisition judiciaire. Le ministre de l'intérieur ne peut pas les décider lui-même. C'est pour cette raison que je ne suis pas en mesure de vous dire si M. Benalla a utilisé son passeport tel jour à telle heure, en passant à tel guichet de contrôle. Il n'y a pas eu de demande judiciaire sur cet aspect et je ne dispose pas d'un outil de ce type.
Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Les choses sont claires, mais j'ai encore une interrogation. Vous nous indiquez qu'il n'est pas possible, sauf réquisition judiciaire, d'opérer des contrôles pour connaître les passages aux frontières des personnes détenant un passeport diplomatique. Or, tout à l'heure, M. le directeur de cabinet du Président de la République nous a indiqué qu'une vingtaine de passages avaient été relevés. Comment est-ce possible ?
M. Christophe Castaner, ministre. - Je ne sais pas quelle réponse le directeur de cabinet du Président vous apporterait. Les services du Quai d'Orsay ont peut-être eu le passeport de M. Benalla entre les mains. Je l'ignore, mais sachez que le ministère de l'intérieur ne dispose pas d'un tel dispositif de contrôle et l'Élysée non plus.
M. Philippe Bas, président. - Mais dans ce cas, comment procédez-vous, techniquement, en cas de réquisition judiciaire ?
M. Christophe Castaner, ministre. - Je me suis posé la même question, monsieur le président, en préparant cette audition. Si j'ai bien compris les explications qui m'ont été fournies, les recherches s'effectuent manuellement, in situ sur les lieux de passage des frontières, ordinateur par ordinateur. En l'absence de fichier central, cette procédure est extrêmement lourde, mais elle se justifie dans le cadre d'une enquête judiciaire.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Monsieur le ministre, vous étiez peut-être mieux informés que nous, mais nous avons appris hier soir seulement que M. Benalla disposait d'un passeport de service. Or il nous a été indiqué que la délivrance de tels passeports était gérée par votre ministère. Pouvez-vous nous indiquer si ce passeport de service a été demandé officiellement par les services de l'Élysée ou directement par M. Benalla ? Vous est-il apparu utile de délivrer un passeport de service à quelqu'un qui disposait par ailleurs de deux passeports diplomatiques ? Quelle était son utilité, sinon celle de collectionner les passeports ? Est-ce que ce passeport vous a été restitué, lorsqu'il a été mis fin aux fonctions de M. Benalla par un licenciement ? S'il ne l'a pas été, quelles diligences avez-vous accomplies afin qu'il le fût ?
Par ailleurs, nous avons eu le sentiment qu'à l'Élysée M. Benalla faisait partie d'un petit groupe qui avait pour objectif de repenser l'organisation de la sécurité du chef de l'État. M. Benalla a déclaré au Journal du dimanche qu'il lui semblait préférable de dissocier cette réflexion du ministère de l'intérieur, ce qui vous a sans doute étonné. Comment appréciez-vous ces éléments, qui ont été rapportés entre guillemets par la presse ?
M. Christophe Castaner, ministre. - Je vais commencer par votre dernière question, en vous disant qu'à l'instant présent, je me fiche un peu des opinions techniques de M. Benalla sur l'organisation de la sécurité du ministère de l'intérieur comme de celle de la présidence de la République. Pour tout vous dire, je n'ai pas vu passer cette remarque.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Il est vrai que vous n'étiez pas encore ministre de l'intérieur.
M. Christophe Castaner, ministre. - En tout cas, chacun est libre de s'exprimer, mais rien de tout cela n'a vocation à peser sur les décisions que je suis amené à prendre en tant que ministre de l'intérieur.
Sur la question des passeports de service qui, quant à eux, relèvent du ministère de l'intérieur, j'ai le sentiment que toute diligence a été faite par les services. M. Benalla disposait de deux passeports de service. Le premier avait été délivré le 29 août 2016, soit durant l'ancienne mandature, à une époque où M. Benalla exerçait les fonctions de chef de cabinet du délégué interministériel pour l'égalité des chances des Français d'outre-mer - une réglementation prévoit bien ce cas de figure. Il a ensuite demandé, le 18 juin 2018, un second passeport de service, qui a été émis le 28 juin 2018.
Pourquoi deux passeports ? La question a peut-être été posée tout à l'heure à M. le directeur de cabinet du Président. Pour les passeports ordinaires, il existe une doctrine, selon laquelle un second passeport peut être demandé dans certaines circonstances, soit en cas de visas incompatibles entre différents pays, soit pour des raisons professionnelles, lorsque le demandeur voyage beaucoup, car dans ce cas il faut compter sur les délais d'instruction des demandes de visas.
M. Jean-Pierre Sueur. - Cela peut éventuellement justifier deux passeports, mais pas quatre !
M. Christophe Castaner, ministre. - Les situations que je mentionne sont déjà assez rares ; en ce qui me concerne, je n'ai qu'un passeport.
Vous devez comprendre que les services du ministère de l'intérieur n'ont pas accès à la base de données du ministère des affaires étrangères et ne disposent donc pas de l'information, selon laquelle M. Benalla a deux passeports diplomatiques. Seul le requérant peut nous informer à ce sujet.
Le ministère de l'intérieur délivre chaque année environ 6 000 passeports de service et tout cela ne remonte évidemment pas au niveau du ministre - en trois mois à cette fonction, je n'ai pas vu de demande de ce type. Le ministre fait évidemment toute confiance aux services compétents. N'ayant pas connaissance du fait que M. Benalla avait deux passeports diplomatiques, le fonctionnaire qui a instruit le dossier ne s'est pas inquiété particulièrement. Monsieur le rapporteur, je suis par ailleurs prêt à partager votre commentaire sur l'utilité de disposer de quatre passeports.
En tout cas, je peux vous dire que M. Benalla a restitué le 11 janvier, par l'intermédiaire de son avocat, l'un des passeports de service. Le ministère de l'intérieur a fait toute diligence en la matière.
La règle veut que l'autorité qui a fait la demande de délivrance d'un passeport de service, donc l'employeur de la personne, a la responsabilité de récupérer le document. Cette procédure vient du fait que le ministère de l'intérieur n'a pas connaissance du fait que la personne détentrice d'un tel passeport perd le statut qui a justifié la demande initiale, quelle que soit la raison de la perte de ce statut - démission, licenciement, mutation... C'est pour cette raison que le décret de 2005 qui organise les choses prévoit qu'il revient à l'autorité administrative de rattachement qui a signé la demande de passeport de le récupérer et de le restituer au ministère de l'intérieur.
Toutefois, dans le cas de M. Benalla, le ministère de l'intérieur a, naturellement, entendu parler de sa situation professionnelle et a « débranché » dès le 30 juillet - je reprends le terme que j'ai utilisé tout à l'heure - ses deux passeports de service. Ces passeports ont donc perdu immédiatement, dès le 30 juillet, leur capacité d'usage ; c'est quelque chose que nous sommes en état de faire. Pour autant, M. Benalla ne les avait pas restitués, il ne l'a fait, pour l'un des deux, que le 11 janvier et nous avons immédiatement envoyé une lettre en recommandé à son avocat pour que le second le soit également. Enfin, je dois dire que nous avons sollicité M. Benalla à plusieurs reprises sur ce sujet.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Vous ne m'avez pas répondu sur les conditions dans lesquelles ce passeport de service a été sollicité. Il a été question d'une lettre à en-tête du chef de cabinet, dont vous avez peut-être entendu parler, une lettre non signée et dont le chef de cabinet n'était pas informé. Cela n'a-t-il pas éveillé l'attention de votre ministère ?
M. Christophe Castaner, ministre. - Non, et pour une raison simple : c'est l'usage !
Je vais reprendre la manière dont les choses se sont passées. M. Benalla s'est adressé directement au bureau compétent du ministère pour demander un passeport de service. Ce bureau a réagi, en expliquant qu'il n'était pas possible de le délivrer sans une demande de l'autorité hiérarchique du bénéficiaire. Quelques jours après, M. Benalla a remis une lettre qui était un « original signé », c'est un type de lettre qui est utilisé dans les transmissions administratives, mais dans les faits une telle lettre n'est pas signée. Je participais aux questions d'actualité au Gouvernement lors de l'audition de M. Strzoda, mais j'ai entendu sa réponse à ce sujet.
Monsieur le président, je me propose de vous remettre cette lettre, sous réserve des éléments que nous avons évoqués au début de cette audition en ce qui concerne le champ de l'instruction judiciaire en cours. C'est une lettre à en-tête de la présidence de la République, qui demande la délivrance d'un second passeport de service, en en précisant les motivations - déplacements réguliers à l'étranger et raisons impérieuses de service, une formule classique en la matière. Cette lettre est revêtue de la mention « original signé », elle n'est pas, je le répète, réellement signée, ce qui est également traditionnel dans ce type de circonstances. À ce moment-là, pour le bureau compétent du ministère de l'intérieur, le dossier est complet, puisqu'il inclut bien la demande du chef de service du bénéficiaire du passeport. Tous ces éléments sont insérés dans le dossier de la demande, dossier qui sera d'ailleurs intégralement transmis à la justice, si elle l'estime nécessaire.
Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Vous avez donc eu copie de la lettre avec la mention « original signé », donc sans signature, mais l'original effectivement signé est-il arrivé dans le dossier ?
M. Christophe Castaner, ministre. - Madame la rapporteur, ce n'est pas le ministre qui a copie de ce type de document, c'est le ministère... Ensuite, l'expression « original signé » est un terme administratif, qui signifie que la transmission est effectuée, mais l'original n'est pas lui-même transmis. Tels sont les usages administratifs dans les relations entre services.
Je voudrais enfin préciser que nous avons transmis ce document à Patrick Strzoda, qui a évoqué un soupçon de faux à la fin du mois de décembre, ce qui a conduit à la saisine qu'il a indiquée tout à l'heure. Le ministère de l'intérieur ne pouvait pas soupçonner un faux. L'Élysée nous a alertés, si bien que nous avons procédé à des recherches dans le dossier. C'est ainsi qu'est apparu ce particularisme administratif - c'est un euphémisme...
M. François Grosdidier. - Monsieur le ministre, nous avons reçu votre prédécesseur, ainsi que les responsables de l'Élysée. Au départ, ils nous ont tous dit que M. Benalla s'occupait de tout - organisation des déplacements, protocole... -, mais pas de sécurité. Votre prédécesseur, qui n'avait par ailleurs rien vu ni entendu et ne pouvait rien dire, nous a quand même dit qu'il avait parfois croisé M. Benalla et qu'il l'avait pris pour un policier...
Même si vous n'êtes entré en fonction que depuis quelques mois, vous avez dû prendre le temps de vous approprier les dossiers, peut-être plus que votre prédécesseur, et de connaître les personnes qui vous entourent... À votre connaissance, quel rôle jouait M. Benalla en matière de sécurité ? Paraît-il lié, encore aujourd'hui, à des membres des forces de sécurité intérieure qui dépendent de votre ministère ou à certaines autorités, y compris le Président de la République ? À votre connaissance, a-t-il livré ses propres analyses à l'occasion du revirement opéré autour du 8 décembre en ce qui concerne la doctrine d'emploi des forces mobiles dans les manifestations ?
Par ailleurs, vous nous avez indiqué que vous vous fichiez des avis que M. Benalla pouvait vous rendre sur les sujets de sécurité, mais est-ce que certains s'y intéressent ?
En ce qui concerne le port d'arme, je n'ai pas eu connaissance des réponses écrites qui ont été adressées, mais je n'ai pas bien compris ce qui s'est passé. On nous dit que M. Benalla ne s'occupait pas de sécurité ; pourtant, le préfet de police lui a attribué une autorisation de port d'arme. Vous paraît-il concevable, en tant que ministre de l'intérieur, que la préfecture de police puisse octroyer une autorisation de port d'arme à une personne contre l'avis du GSPR ? Le directeur de cabinet du Président de la République nous explique que c'était pour renforcer la sécurité du Président lors des déplacements privés, alors que le GSPR nous dit de son côté qu'il est présent tout le temps, 24 heures sur 24, 365 jours par an. Dans ces conditions, est-il cohérent d'autoriser une tierce personne à porter une arme ?
Sur l'histoire des passeports, je n'ai pas tout compris non plus... Comment peut-on utiliser vingt fois un passeport qu'on est censé ne plus avoir ? Vous dites qu'il n'y avait pas de fondement légal pour empêcher son utilisation. Est-il possible d'utiliser un passeport diplomatique, quand le bénéficiaire n'exerce plus les fonctions qui lui ont permis d'obtenir ce passeport ? En outre, puisqu'un passeport de service a été obtenu au moyen d'un faux, ne s'agit-il pas d'un motif, autant que dans le cas d'un vol, pour annuler ce passeport ?
M. Philippe Bas, président. - Je me permets, monsieur le ministre, de prolonger cette question. Pourquoi vos collaborateurs ou vous-même n'avez-vous pas fait un signalement au parquet au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, une fois que vous avez eu la conviction qu'un faux avait été commis pour obtenir le passeport de service ?
M. Jean-Yves Leconte. - Depuis le mois de juillet dernier, tous les Français connaissent M. Benalla. Dans ces conditions, ne trouvez-vous pas étrange, monsieur le ministre, qu'il ait pu passer la frontière avec un passeport diplomatique vingt fois depuis lors, sans que vous ayez reçu d'informations de la part de la police aux frontières ? J'imagine que les policiers l'ont reconnu ! Quelles conclusions en tirez-vous sur le fonctionnement de la PAF ?
Par ailleurs, je suis un peu abasourdi de ce que vous nous dites sur les passeports diplomatiques et sur le fait que, si le détenteur du passeport n'est plus en position légitime de le détenir, on ne peut pas l'annuler. Dans ces conditions, estimez-vous que ces passeports sont à ce jour suffisamment sécurisés ?
M. Philippe Bas, président. - L'annuler ou, à tout le moins, donner des consignes pour que son détenteur ne puisse pas s'en servir pour franchir la frontière française !
M. Jean-Yves Leconte. - Il est tout de même très étonnant d'apprendre qu'on pourrait continuer d'utiliser des passeports diplomatiques qui ne sont plus valables et qu'on ne sait pas les annuler.
M. Philippe Bas, président. - Monsieur le ministre, je retire ma dernière question, puisque le directeur de cabinet du Président de la République nous a indiqué tout à l'heure qu'il avait fait aujourd'hui même un signalement au parquet.
Mme Esther Benbassa. - Monsieur le ministre, il y aurait eu des échanges de messages via Telegram entre Emmanuel Macron et Alexandre Benalla, le dernier message datant du 24 décembre 2018 selon les propos tenus par M. Benalla lui-même. Selon vous, quelle a été la teneur de ces échanges ? Il s'agit tout de même d'un téléphone crypté...
M. Éric Kerrouche. - Si j'ai bien compris, le ministère de l'intérieur était informé des passeports diplomatiques de M. Benalla depuis le 20 juillet à la suite de sa garde à vue. Or, selon un hebdomadaire, il y aurait eu un rapport de la police aux frontières le 19 septembre sur le déplacement de M. Benalla à Londres avec un autre voyageur ; ce déplacement aurait fait l'objet d'un signalement à la DGPN. Quelle pièce d'identité a pu déclencher ce « repérage » pour un déplacement à Londres et pourquoi le même « repérage » n'est pas possible pour un déplacement en Afrique ? Je voudrais simplement comprendre ce qui se passe exactement.
Mme Brigitte Lherbier. - Monsieur le ministre, je suis tout de même profondément surprise des dysfonctionnements qui sont apparus pour le contrôle des passeports, notamment dans les relations entre le ministère de l'intérieur et celui des affaires étrangères. Je suis absolument certaine que vous allez y remédier, mais je rappelle que nous sommes dans une période de risque terroriste et de tension à nos frontières. Abstraction faite du problème spécifique de M. Benalla, tout cela me semble un peu fragile !
M. Christophe Castaner, ministre. - Monsieur le président, même si vous avez retiré votre question, je souhaite revenir sur l'utilisation de l'article 40 du code de procédure pénale : il ne peut être question de mettre en oeuvre cette procédure si vous n'avez aucun doute sur la validité du document qui vous a été transmis ! Le fonctionnaire qui a instruit ce dossier l'a donc fait correctement.
En ce qui concerne le rôle de M. Benalla quand il était collaborateur à la présidence de la République, monsieur le sénateur Grosdidier, je ne suis ministre de l'intérieur que depuis trois mois et je n'ai jamais eu connaissance, depuis lors, d'une quelconque activité ou d'un quelconque rapport.
Le 8 décembre, nous avons effectivement changé la doctrine d'emploi des forces de l'ordre, j'ai d'ailleurs eu l'occasion d'évoquer ce sujet devant votre commission. Ni mes collaborateurs, ni le secrétaire d'État Laurent Nunez, ni moi-même n'avons échangé avec M. Benalla sur cette question.
Concernant la décision de la préfecture de police d'accorder un permis de port d'arme, il n'est pas nécessaire de rappeler que le ministère de l'intérieur avait été sollicité en ce sens plusieurs fois par M. Benalla au long de sa - jeune - carrière et que le ministère, sous des ministres différents, avait systématiquement refusé. Le préfet de police a-t-il bien fait de délivrer ce permis de port d'arme ? J'ai en tête les propos que le préfet de police lui-même a tenus devant vous : il vous avait indiqué que cette décision prêtait à interrogation. D'ailleurs, il l'a abrogée dans la foulée, en considérant que cet acte était irrégulier, et je vous confirme les propos du préfet de police. Cette décision de retrait a été prise avant mon entrée en fonction, elle me suffit et je n'ai pas regardé le dossier depuis lors.
En ce qui concerne les passeports diplomatiques, je vous ai dit que nous n'en avons pas connaissance quand ils sont utilisés. Heureusement ! Monsieur le sénateur Leconte, les policiers qui voient passer un individu, même s'il est connu, ne font pas remonter l'information au ministère de l'intérieur. Les policiers travaillent dans un cadre procédural précis et agissent en cas d'alerte, par exemple si la personne qui tente de passer la frontière est inscrite au fichier des personnes recherchées. Si M. Benalla avait été inscrit dans un fichier ou interdit de sortir du territoire, ce qui n'est pas le cas, le ministère en aurait été averti.
En pratique, M. Benalla avait un document qui restait légal, mais qu'il n'avait plus le droit d'utiliser. Je rappelle d'ailleurs à l'ensemble des personnes qui sont détentrices d'un passeport diplomatique qu'elles doivent le rendre, lorsque le motif qui a permis sa délivrance n'est plus valide. En tant que ministre, j'ai été doté d'un passeport diplomatique et j'ai signé un papier dans lequel je m'engageais à le restituer. Vous voyez bien la difficulté : le document conserve un caractère légal, en particulier pour l'agent qui le contrôle, mais son détenteur n'a plus le droit de l'utiliser.
M. Benalla n'était pas sous surveillance, il s'est déplacé, il est libre de le faire et le ministère de l'intérieur n'a pas vocation à enregistrer ses sorties du territoire et à en faire état au ministre !
Les passeports diplomatiques ont-ils une sécurité suffisante ? Je laisserai Jean-Yves Le Drian vous répondre sur ce point, mais il est vrai que nombre de ces passeports ne sont pas biométriques et nous devons effectivement renforcer leur sécurité. Pour autant, les raisons de délivrance d'un passeport diplomatique sont limitées et il me semble que les risques qu'une personne qui en détient un commette un acte terroriste sont faibles.
Y a-t-il eu un échange de messages entre M. Macron et M. Benalla ? Je n'en sais strictement rien, madame la sénatrice Benbassa, et je n'ai pas vocation à le savoir ! J'ai lu dans la presse un certain nombre de choses, comme vous. On dit souvent que le ministre de l'intérieur est le « premier flic de France » et qu'il est très bien informé, mais vous n'imaginez pas le nombre d'informations dont il ne dispose pas...
En ce qui concerne la question de M. le sénateur Kerrouche, le ministère a eu le 8 novembre, je l'ai dit tout à l'heure, une liste de vingt-cinq références de passeports diplomatiques, dont deux concernaient M. Benalla, et les échanges entre nos ministères ont alors commencé.
Je n'ai pas connaissance de l'information selon laquelle la PAF aurait fait un rapport sur un déplacement de M. Benalla à Londres. Je n'ai reçu aucune précision à ce sujet le concernant. En revanche, j'aurais eu une telle information si M. Benalla avait été accompagné d'une personne inscrite dans l'un des fichiers qui sont consultés au moment d'un passage de frontière. Je crois avoir lu des éléments à ce sujet dans la presse, mais je ne veux pas me prononcer, parce que je n'ai pas davantage d'informations que cet article.
Si une personne est inscrite dans un fichier du type fichier S, une alerte apparaît au moment du contrôle du passage de la frontière et l'information remonte, uniquement dans ce cadre, au ministère, en tout cas pas au ministre. Nous avons donc un dispositif sécurisé en cas d'alarme, mais nous avons aussi une fragilité fonctionnelle sur les passeports diplomatiques qu'il nous faudra résoudre.
Mme Catherine Troendlé. - Monsieur le ministre, vous disiez que le système fonctionne à partir du moment où un passeport est signalé volé ou perdu. Dans la mesure où M. Benalla n'avait plus le droit d'utiliser ses passeports diplomatiques, une autorité, par exemple à l'Élysée, n'aurait-elle pas pu porter plainte ? J'imagine que ne pas restituer de tels passeports pourrait s'apparenter à un vol, même si ce n'est pas la définition juridique stricte. N'aurait-il pas été possible d'agir par ce biais ?
M. Philippe Bas, président. - Vous voyez, monsieur le ministre, que nous pouvons être amenés à formuler des propositions à partir des éléments que nous constatons.
M. Christophe Castaner, ministre. - Concrètement, il faut que nous créions une troisième catégorie. Il faut même que nous allions plus loin, en faisant converger les fichiers du ministère des affaires étrangères et ceux du ministère de l'intérieur. Jean-Yves Le Drian et moi-même avons conscience de cette anomalie et nous allons y travailler.
Au-delà, il faut bien comprendre que les instructions qui organisent les procédures de retrait doivent s'appuyer sur des actes ayant une dimension judiciaire. Il existe une différence entre une plainte déposée pour perte ou vol de passeport - c'est cette plainte qui permet d'ailleurs de demander le renouvellement des papiers d'identité - et la déclaration d'une autorité hiérarchique à propos de l'un de ses collaborateurs. Une telle déclaration est d'ordre privé et le ministère de l'intérieur n'a pas vocation à en connaître. C'est ce qui explique la difficulté que nous avons rencontrée. Il s'agit, je le dis clairement, d'un dysfonctionnement qu'il nous faut corriger.
Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Monsieur le ministre, je me permets d'insister sur le point soulevé par Mme Troendlé. Lorsqu'un salarié quitte ses fonctions et qu'il ne restitue pas ses moyens de travail, son employeur peut parfaitement saisir la juridiction compétente pour les lui faire restituer sous astreinte. Je n'imagine pas qu'un collaborateur de l'Élysée puisse partir, sans qu'une procédure adéquate soit mise en oeuvre... Personne n'y a songé ? Cela aurait donné un fondement légal pour obtenir la restitution, si une décision de justice était prise.
M. Christophe Castaner, ministre. - Nous y avons évidemment songé et je vous ai fait état de l'ensemble des échanges techniques qui ont eu lieu. En outre, comme je le disais, nous avons la possibilité de « forcer la machine » et, aujourd'hui, les passeports diplomatiques de M. Benalla ne sont plus en fonction - s'il ne les a pas rendus, il ne pourrait les utiliser que si le contrôle était uniquement visuel. Nous connaissons un dysfonctionnement dans les échanges au niveau technique, mais il sera réglé, je n'en doute pas.
Il faut aussi que vous ayez en tête que, même si M. Benalla est un sujet important qui justifie que deux ministres soient convoqués devant vous cet après- midi, la gestion des passeports diplomatiques ne relève ni de vous ni de nous, ce qui n'est péjoratif pour personne ! Même s'il y avait une alerte, telle que celles que je vous ai indiquées, elle ne remonterait pas au ministre. En outre, je suis certain, même si je ne dispose pas de statistique à ce sujet, que le nombre de passeports de service ou diplomatiques non restitués à l'issue de la mission qui en avait justifié la délivrance est élevé - c'est sûrement le cas pour d'anciens ministres. Pour autant, nous avons maintenant identifié le problème et Jean-Yves Le Drian et moi-même ferons en sorte qu'il n'y ait plus de trou dans la raquette !
M. Philippe Bas, président. - Monsieur le ministre, vous aurez compris le sens de nos questions. Compte tenu de l'extrême sensibilité de tout ce qui tourne autour du licenciement de M. Benalla pour faute, nous ne nous étonnons pas tant du fait que les fonctionnaires n'aient pas donné l'alerte, mais plutôt du fait que les autorités gouvernementales n'aient pas mis ces mêmes fonctionnaires en situation de vigilance sur l'utilisation de tels documents de voyage pour franchir la frontière. J'entends bien vos explications, mais nous relayons des questions qui peuvent apparaître comme du bon sens. Il est étonnant que, dans l'application de la sanction, il n'y ait pas eu des vérifications systématiques, des réactions rapides et des diligences efficaces pour obtenir une restitution plus rapide et empêcher l'usage de ces documents.
M. François-Noël Buffet. - M. Strzoda nous a indiqué tout à l'heure que M. Benalla avait utilisé à vingt reprises, au moins, les passeports qu'il avait conservés illégalement pour se déplacer entre le 1er août et le 31 décembre dernier. Savez-vous où il est allé et pour quelles raisons il a fait ces voyages ? Si vous ne le savez pas, avez-vous diligenté des instructions aux services pour qu'ils puissent déterminer la destination et les motifs de ces déplacements.
M. Christophe Castaner, ministre. - Monsieur le président, en ce qui concerne les titres émis par le ministère de l'intérieur, nous avons fait mieux que des vérifications systématiques et des interventions rapides ! Je vous ai rappelé que les deux passeports de service émis par le ministère ont été, l'un et l'autre, annulés. Les procédures ont été mises en oeuvre, nous avons immédiatement saisi les services de l'Élysée pour qu'ils réclament la restitution des passeports et, dès le 30 juillet, ils n'étaient plus opérants. Le ministère a estimé que l'Élysée était un employeur comme un autre et les procédures ont été suivies dans cet esprit.
En ce qui concerne les passeports diplomatiques, il n'appartient pas au ministère de l'intérieur de les gérer et nous ne sommes pas en mesure de le faire.
Avons-nous diligenté une enquête sur les voyages de M. Benalla ? Non, parce que la police judiciaire n'est pas sous l'autorité du ministre de l'intérieur, elle est sous l'autorité de la justice ! Une saisine judiciaire est donc nécessaire. Si j'avais demandé aux services d'essayer d'identifier les déplacements, j'aurais tout simplement enfreint toutes les règles de droit qui organisent le travail de la police dans ce pays, en particulier les lois votées par le Parlement. La réponse est donc négative ! Je vous rappelle qu'il n'est pas interdit à M. Benalla de sortir du territoire, il est libre de voyager. Le ministère de l'intérieur n'a pas vocation à connaître les déplacements des gens qui sont libres de voyager. Heureusement !
M. Philippe Bas, président. - Si, monsieur le ministre, vous aviez eu des raisons, indépendamment de toute enquête conduite par la police judiciaire, de mettre en oeuvre des mesures de police administrative pour surveiller les activités de M. Benalla, vous ne nous le diriez peut-être pas...
M. Christophe Castaner, ministre. - À vous oui, monsieur le président, au titre des fonctions que vous exercez par ailleurs en la matière, mais je pourrais parfaitement vous dire que ce n'est pas le cas.
M. Philippe Bas. - Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Mission d'information sur les conditions dans lesquelles des personnes n'appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l'exercice de leurs missions de maintien de l'ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements - Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères
M. Philippe Bas, président. - Nous recevons maintenant M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Monsieur le ministre, je veux revenir brièvement sur ce que j'ai dit en commençant cette série d'auditions. Nous avons avant tout besoin que la lumière soit faite sur un certain nombre de questions, dont les conditions dans lesquelles l'utilisation de passeports diplomatiques, qui étaient l'attribut d'une fonction à laquelle il a été mis fin le 24 juillet dernier, n'a pas pu être empêchée pendant de longs mois. Nous avons même appris tout à l'heure du directeur de cabinet du Président de la République que ces passeports diplomatiques auraient été utilisés à vingt reprises depuis le 1er août. C'est évidemment un sujet de préoccupation, mais nous avons d'autres interrogations. Ainsi, nous avons besoin, pour mener à bien notre tâche sur l'exécution d'une sanction qui a été infligée à M. Benalla au mois de juillet dernier, d'éclaircissements sur les modalités de fonctionnement de l'État.
Nous veillerons bien entendu, comme nous en avons l'habitude, à respecter le mandat qui nous a été donné par le Sénat. J'ai indiqué à mes collègues que ce qui touche à la diplomatie de la France et à la nécessité de préserver nos intérêts fondamentaux face au risque de divulgation d'informations confidentielles au bénéfice d'intérêts étrangers n'est pas de notre ressort, même si, comme tous nos concitoyens, nous avons le droit d'être préoccupés des raisons pour lesquelles des chefs d'État étrangers et des hommes d'affaires eux aussi étrangers paraissent porter un tel intérêt à M. Benalla, alors que, somme toute, sa fonction à l'Élysée était une fonction de rang apparemment modeste.
Notre mandat porte sur les questions de sécurité au sens le plus strict du terme et sur les sanctions aux manquements observés, dont font partie le licenciement de M. Benalla et avec lui le retrait effectif de tous les attributs de son ancienne fonction.
Nous veillons également - cela va de soi, mais il est toujours préférable de dire expressément ce genre de choses -, à ne pas interférer avec le fonctionnement de la justice, ce qui ne nous empêche pas de poser des questions auxquelles la justice peut elle-même s'intéresser, car nous poursuivons un tout autre objectif. La justice recherche des infractions et, le cas échéant, les sanctionne ; nous cherchons à connaître les modalités de fonctionnement de l'État pour faire la vérité et formuler des propositions d'amélioration à même de prévenir des dysfonctionnements que nous pourrions constater.
C'est la raison pour laquelle le coeur de cette audition portera non pas sur l'utilisation des passeports diplomatiques de M. Benalla à l'étranger et les rencontres qu'il a pu avoir lors de ses déplacements, mais sur les diligences qui ont été accomplies par les services gouvernementaux pour que le retrait de ces passeports soit effectif.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Yves Le Drian prête serment.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, j'ai déjà pu vous apporter des réponses écrites le 2 août dernier, puis le 7 janvier, et je souhaite revenir en complément sur quelques points.
En ce qui concerne la délivrance des passeports, comme je vous l'ai indiqué par mon courrier du 2 août, M. Benalla était en possession de deux passeports diplomatiques délivrés par mon département, au moment où il a été mis fin à ses fonctions en juillet 2018. Le premier de ces passeports, valable jusqu'au 19 septembre 2022, avait été délivré le 20 septembre 2017 et le second, valable pour la même période, avait été délivré le 24 mai 2018 - ce second passeport prenait la suite d'un précédent qui datait de juin 2017 et qui était parvenu à échéance.
Comme vous le savez, et je vous ai adressé à cet égard un tableau, il est relativement classique que des membres du cabinet du Président de la République, comme d'autres personnes, bénéficient de deux passeports, dès lors que leurs fonctions les conduisent à effectuer régulièrement des missions à l'étranger. Cela permet de disposer en permanence au moins d'un passeport, pendant que le second est en attente d'obtention d'un visa. C'est quelque chose de très fréquent.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Pour deux passeports, mais pas pour quatre !
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Je ne suis responsable que des deux passeports diplomatiques !
Je mentionnerai aussi les difficultés qui peuvent exister dans certains cas, quand on veut entrer dans un pays, alors que son passeport contient un visa ou un tampon d'un autre pays. Il est donc assez courant de disposer de deux passeports, cela facilite l'exercice des missions de leur détenteur. Il n'y a donc pas eu, en la matière, de passe-droit particulier à l'égard de M. Benalla. Il va de soi que mes services ignoraient le 24 mai 2018, lorsque l'un des passeports a été reconduit, que M. Benalla avait été suspendu de certaines de ses fonctions.
Ensuite, quelles ont été les démarches conduites par mon ministère pour obtenir la restitution des passeports détenus à la fin de juillet 2018 ? J'ai déjà abordé cette question dans les réponses écrites que je vous ai fait parvenir. Je rappelle tout d'abord que, selon l'usage, M. Benalla a signé un engagement de restitution de ses passeports dès le terme de sa mission. Le plus récent de ces engagements est daté du 23 mai 2018, au moment du renouvellement de son passeport.
Dès le 26 juillet 2018, soit cinq jours avant la fin officielle de ses fonctions, le bureau des visas du ministère a adressé à M. Benalla, par lettre recommandée avec accusé de réception, une demande de restitution de ses passeports. Nous avons envoyé deux lettres recommandées, l'une adressée en Île-de-France, l'autre dans l'Eure. Ce second courrier a été réceptionné par un mandataire de M. Benalla le 6 août.
En l'absence de réponse et de restitution, une nouvelle lettre, dans les mêmes formes, lui a été adressée le 10 septembre, soit environ un mois après le premier envoi. Cette lettre n'a pas été retirée et a été renvoyée par la poste.
Je voudrais aussi vous faire part du fait qu'à ma connaissance une telle procédure de demande de restitution et d'invalidation d'un passeport n'a pas de précédent dans notre histoire diplomatique récente. Généralement, les détenteurs de passeports diplomatiques s'en tiennent aux engagements qu'ils ont souscrits par écrit.
Enfin, au bout de quelques semaines, et en l'absence de toute autre information, s'est posée la question de l'invalidation de ces passeports diplomatiques. Au vu de l'absence de restitution et à la demande de la présidence de la République transmise le 15 octobre, une procédure a été enclenchée.
Je le redis, une situation justifiant une invalidation de tels documents n'avait pas de précédent. Il s'en est suivi un dialogue entre mes services et ceux du ministère de l'intérieur. Le bureau des visas et des passeports diplomatiques a notifié par écrit, le 8 novembre, la demande d'invalidation et cette demande a été reconfirmée le 19 décembre.
L'invalidation n'a pas pu être immédiatement traduite concrètement dans les systèmes d'information pour des raisons techniques, que je pourrai peut-être développer tout à l'heure et qui sont essentiellement liées à l'incompatibilité entre les bases de données du ministère des affaires étrangères et celles du ministère de l'intérieur. La technologie informatique du ministère des affaires étrangères ne pouvait pas s'articuler avec le dispositif informatique du ministère de l'intérieur. Il a donc fallu réaliser l'ensemble des procédures manuellement pour récupérer les numéros de passeport et les transmettre. Cette difficulté dans l'articulation des systèmes constitue l'un des problèmes que j'ai constatés au cours de cette période.
Par ailleurs, étant donné les déclarations contradictoires de M. Benalla, à la lecture de certains articles de presse sur l'utilisation de ses passeports et au regard de certaines informations dont je disposais, j'ai décidé, le 28 décembre, soit quatre jours après les premières informations de presse, de saisir le procureur de la République en application de l'article 40 du code de procédure pénale : j'ai ainsi demandé l'ouverture d'une information sur les agissements de M. Benalla, en tant qu'il avait détenu et utilisé des passeports diplomatiques au-delà du terme de sa mission.
Enfin, le 3 janvier, à ma demande, le bureau des visas et des passeports a saisi les avocats de M. Benalla d'une nouvelle demande écrite de restitution des passeports qu'il avait reconnu détenir dans ses déclarations à la presse. Ces passeports ont été remis le 9 janvier par les avocats de M. Benalla à la police judiciaire et sont désormais entre les mains de l'autorité judiciaire.
Je voudrais maintenant parler de l'utilisation des passeports. Ce n'est que le 24 décembre, dans un article documenté paru dans le journal Le Monde, que j'ai appris l'utilisation faite de ses passeports par M. Benalla dans ses déplacements à l'étranger, en l'espèce dans le cas du Tchad. Jusqu'alors, aucune information ne nous était remontée. Au demeurant, contrairement aux déclarations de l'intéressé, l'utilisation d'un passeport diplomatique n'est en aucun cas signalée aux services du ministère ou aux ambassades. Nous avons obtenu confirmation du passage au Tchad de M. Benalla le 26 décembre.
Depuis lors, des éléments concordants nous laissent à penser que M. Benalla a utilisé ses passeports diplomatiques à de nombreuses reprises après son licenciement, et cela dès le mois d'août. Il appartiendra à l'autorité judiciaire que j'ai saisie de se prononcer sur ce manquement à la réglementation.
Concernant la gestion des passeports diplomatiques, je voudrais redire que le passeport diplomatique n'est qu'un titre de voyage destiné à simplifier les déplacements de son titulaire, en particulier aux contrôles frontaliers, quand il est chargé d'une mission qui justifie ces facilités.
En aucun cas, la détention d'un tel passeport ne confère à son porteur une immunité quelconque devant les juridictions. Seuls les agents dotés d'un statut diplomatique en raison des fonctions qu'ils occupent de façon pérenne ou ponctuelle peuvent se voir reconnaître ce qu'on appelle l'immunité diplomatique au titre des conventions de Vienne, mais sûrement pas le passeport diplomatique. Les documents dont nous parlons ne donnent donc aucun droit, simplement de la facilité et de la courtoisie.
Pour autant, compte tenu des difficultés que nous avons rencontrées pour assurer les bonnes connexions entre les fichiers du ministère des affaires étrangères et ceux du ministère de l'intérieur pour un cas qui ne s'était jamais présenté jusqu'à présent, j'ai demandé que l'inspection de mon ministère prépare un rapport sur les procédures relatives aux passeports diplomatiques et surtout sur le fonctionnement des systèmes d'information. Ce rapport m'a été communiqué le 15 janvier, j'ai l'intention d'en appliquer toutes les recommandations et, bien évidemment, je suis tout à fait disposé à vous le transmettre. C'est un document qui permettra d'éviter certaines lenteurs qui ont pu être constatées du fait du caractère totalement nouveau de cette situation et en raison des difficultés d'interconnexion des différents dispositifs informatiques. Il faut aussi noter que le système informatique du ministère des affaires étrangères est relativement ancien et il faudra donc y apporter des modifications, de même que prévoir son interconnexion avec celui du ministère de l'intérieur.
Ces difficultés n'ont pas empêché la poursuite de la procédure, à laquelle nous avons veillé très attentivement pendant toute la durée de cette affaire jusqu'à l'invalidation de ces passeports, puis leur restitution.
M. Philippe Bas, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre. Nous souhaitons bien entendu recevoir le rapport dont vous nous avez proposé la communication et qui facilitera notre réflexion sur les améliorations à apporter au fonctionnement du système des passeports diplomatiques.
Au fond, nous nous demandons comment il est possible, après la tempête provoquée par cette affaire Benalla, que seul un pilotage aussi peu ferme fût mis en oeuvre. Une première lettre recommandée n'a pas eu d'effet. Une deuxième n'est même pas retirée. Il faut ensuite attendre le 8 novembre pour que le ministère de l'intérieur soit saisi et il semble qu'il y ait alors des discussions, assez longues, entre les bureaux de la Place Beauvau et ceux du Quai d'Orsay. On constate finalement qu'aucune consigne n'est donnée à la police aux frontières pour que l'utilisation, illégale, d'un passeport diplomatique à la sortie du territoire soit empêchée.
Autant on comprend très bien qu'un citoyen français qui franchit les contrôles de la police aux frontières pour se déplacer avec son passeport, comme tout un chacun, ne puisse pas être intercepté, s'il n'est pas poursuivi par la justice, par exemple ; autant il nous paraît difficile de comprendre que des dispositions n'aient pu été prises beaucoup plus tôt pour empêcher, à tout le moins à la sortie du territoire, l'utilisation d'un passeport diplomatique.
Je rappelle que la commission des lois du Sénat avait posé la question lors de ses auditions de l'été. Par conséquent, ce sujet n'était pas resté dans l'ombre, il avait au contraire été mis sur la table publiquement. Il est tout de même surprenant, dans ce type de cas, d'arriver au résultat que nous constatons tous. Il a fallu attendre de nouvelles informations de presse révélant l'usage abusif du passeport pour que de nouvelles initiatives soient prises. C'est la première question que je souhaite vous poser, monsieur le ministre. Êtes-vous convaincu - je suppose que vous l'êtes, mais nous le sommes moins - que toutes les diligences ont été faites pour empêcher l'usage de ce passeport qui n'était pas restitué malgré vos demandes ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Deux phénomènes concomitants sont intervenus. Dès le licenciement de l'intéressé connu, j'ai demandé l'application de ce qu'il avait lui-même signé : la restitution du passeport diplomatique lorsque la mission qui a motivé sa délivrance est interrompue. J'ai même engagé cette procédure quelques jours avant que le licenciement ne soit effectif, au moment où nous savions que la décision avait été prise. C'était la première démarche qu'il convenait de faire. Après le mois d'août et dans un délai de réponse qui me paraissait convenable, j'ai réitéré ma demande auprès de l'intéressé, qui n'a pas répondu.
À partir de ce moment-là, nous sommes rentrés dans la logique de la procédure d'invalidation qui, comme je l'ai dit dans mon propos introductif, n'a jamais eu lieu. C'est la première fois qu'une décision d'annulation de passeport est prise. Mais au fond, la véritable question est d'empêcher l'usage d'un tel passeport. À la demande du cabinet du Président de la République, nous avons engagé des discussions avec le ministère de l'intérieur pour procéder à l'invalidation du passeport à partir du 16, ou plutôt le 15 octobre, date à laquelle nous avons reçu une lettre du directeur de cabinet du Président de la République. Il y a eu des échanges internes qui étaient rendus compliqués par le fait que l'articulation entre les deux outils informatiques, comme je l'ai dit, était mauvaise. L'invalidation ne suffit pas en elle-même, il faut surtout que la police aux frontières en soit informée. Les échanges internes que je viens de mentionner ont abouti, le 8 novembre, à une démarche de ma part pour demander l'invalidation au ministère de l'intérieur.
Je le redis, divers échanges ont eu lieu entre les services par mail, à la fois parce que la situation était nouvelle et parce qu'il n'y avait pas d'interconnexion et de lien technique direct entre l'outil informatique du ministère des affaires étrangères et celui de l'Agence nationale des titres sécurisés. Il a fallu agir autrement. C'est pourquoi le ministère de l'intérieur nous a demandé des informations supplémentaires qui ont abouti à une deuxième demande d'invalidation, qui lui a été adressée par nos services le 19 décembre. L'invalidation a alors été transmise à l'ensemble des services concernés, c'est-à-dire aux services nationaux et aux différentes bases de données internationales - Schengen, Interpol et le fichier des documents volés.
Votre question en appelle une autre. À partir du moment où j'ai eu la conviction que l'intéressé avait utilisé son passeport diplomatique pour se rendre à l'étranger, j'ai estimé qu'il était dans une situation illégale et j'ai saisi le procureur. J'ai eu cette conviction au moment où j'ai appris le voyage au Tchad de l'intéressé, c'est-à-dire le 24 décembre. En recoupant des informations, j'ai eu la certitude que l'intéressé avait, lors de son déplacement au Tchad, utilisé son passeport diplomatique. À partir du moment où j'avais cette certitude, j'ai saisi le procureur de la République.
M. Philippe Bas, président. - La saisine du procureur de la République permet de poursuivre l'utilisateur d'un passeport diplomatique auquel il n'a pas droit, mais elle ne permet pas, dans la période qui précède la restitution du passeport, de faire échec, par une mesure de police, à l'utilisation de ce passeport, par ailleurs considérée comme illégale par l'autorité qui utilise l'article 40 du code de procédure pénale. Ce qui manque dans les diligences accomplies, c'est une demande adressée soit par vous-même, soit par la présidence de la République, au ministre de l'intérieur pour faire en sorte que ce passeport soit intercepté, s'il est utilisé à la sortie du territoire national.
Le directeur de cabinet du Président de la République nous a révélé tout à l'heure que le passeport diplomatique avait été utilisé vingt fois depuis le 1er août et il nous a renvoyés vers vous pour nous apporter des précisions sur ce point. Ce qui nous intéresse, c'est de savoir si ces vingt utilisations ont été faites à partir du territoire national ou seulement à l'arrivée dans des pays étrangers. Si c'est à l'arrivée dans d'autres pays, nous ne pouvons pas reprocher aux autorités, tchadiennes ou autres, d'avoir accepté l'usage par un ressortissant français de son propre passeport diplomatique, mais si c'est à la sortie du territoire national, la question est d'une tout autre nature. Comment avez-vous eu l'information que vingt voyages avaient eu lieu ? Est-ce une information qui provient de la police, des services de renseignement, des postes diplomatiques ? Qu'est-ce qui permet d'affirmer qu'au cours de ces vingt voyages, un passeport diplomatique a été utilisé ? Était-ce au départ ou à l'arrivée ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Je n'ai pas compétence en matière de police, mais je peux vous donner des éléments d'information du point de vue de l'arrivée dans des pays étrangers. Le chiffre d'une vingtaine de voyages que vous évoquez me paraît tout à fait plausible. Que l'ensemble de ces voyages ait été effectué avec l'un des deux passeports diplomatiques me paraît aussi plausible.
Lorsque j'ai eu connaissance des faits relatifs au Tchad, j'ai demandé à notre poste dans ce pays de demander aux autorités tchadiennes, si elles voulaient bien nous faire savoir si M. Benalla avait utilisé son passeport diplomatique lorsqu'il est arrivé à N'Djamena. Les autorités tchadiennes ont confirmé l'utilisation d'un passeport diplomatique.
J'ai aussi interrogé un certain nombre de nos postes qui me paraissaient correspondre à des informations que je pouvais lire ici ou là, y compris des informations diffusées par M. Solomon qui se vantait que M. Benalla utilisait son passeport diplomatique.
Je note d'ailleurs que MM. Solomon et Benalla ont font preuve d'une imagination fertile, en faisant croire qu'utiliser un passeport diplomatique permettait de savoir où se trouvait son détenteur - je pense ici au déplacement de M. Benalla à Oyo au Congo-Brazaville, où il a rencontré le président Sassou Nguesso. Chacun sait que le passeport n'est pas un outil de police ou de renseignement. Si le ministre des affaires étrangères savait à chaque instant où se trouvent les titulaires d'un passeport diplomatique, ce serait tout simplement la fin de l'État de droit !
Je referme cette parenthèse et reviens à mon propos principal. À partir du moment où j'ai constaté qu'il utilisait ses passeports diplomatiques, j'ai sollicité un certain nombre de postes, ceux où M. Benalla est censé s'être rendu. Plusieurs pays m'ont répondu et confirmé l'usage d'un passeport diplomatique, parmi lesquels le Tchad et Israël. C'est à partir de ces éléments que j'en ai déduit que M. Benalla avait utilisé un passeport diplomatique pour une vingtaine de voyages, au Maroc, aux Bahamas, etc., à des dates que l'on connaît par recoupement, grâce à ses déclarations et à celles de ses proches.
Mme Muriel Jourda, rapporteur. - En ce qui concerne le renouvellement du premier passeport diplomatique, la demande a été faite dans des conditions quelque peu surprenantes. En effet, elle a été formulée le 23 mai 2018, soit le lendemain du retour des quinze jours de suspension de M. Benalla, et elle a été présentée, alors même qu'il n'avait plus vocation à se déplacer à l'étranger, puisque ses supérieurs lui avaient retiré la préparation et l'organisation des déplacements officiels du Président de la République. Vous nous avez indiqué tout à l'heure que votre ministère n'était pas en mesure de connaître cet élément et je ne vous interrogerai donc pas sur ce point. J'entends ce que vous indiquez.
Cependant, cette demande présente un second caractère surprenant, puisqu'elle n'a pas été présentée par la voie hiérarchique normale, c'est-à-dire par le service du protocole de la présidence de la République. Elle l'a été par M. Benalla directement, qui n'en a manifestement pas référé à ses supérieurs. Comment se fait-il que vos services traitent cette demande sans effectuer des vérifications auprès du service du protocole ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - M. Benalla était à ce moment-là adjoint au chef de cabinet du Président de la République, chargé en particulier de la préparation et de l'organisation des voyages à l'étranger. Il était en possession d'un passeport, dont il demandait le renouvellement. Dans mon administration, personne n'est informé à ce moment-là du fait qu'il a été suspendu et qu'il n'exerce plus l'ensemble de ses fonctions précédentes.
Lors de la première attribution d'un passeport, de nombreuses données sont réunies et vérifiées concernant le demandeur, parmi lesquelles la validation par le service du protocole, lorsqu'il s'agit d'une personne travaillant à l'Élysée, et une copie du contrat de travail. Dans le cas d'un renouvellement, il est tout à fait classique que la procédure soit plus souple et le service concerné n'y a pas vu malignité. Vous avez cependant omis d'indiquer que nous avons envoyé copie de l'information au service du protocole.
M. Philippe Bas, président. - Une réaction très professionnelle !
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je vais peut-être vous interroger sur quelque chose d'évident... Quelles sont les relations entre la présidence de la République et le ministère des affaires étrangères ?
Je vais fonder cette interrogation sur les faits suivants. Tout à l'heure, M. Strzoda nous a dit qu'il avait appris il y a quelques heures, donc très récemment, que M. Benalla avait utilisé à une vingtaine de reprises son passeport diplomatique pour se rendre dans les différents endroits que vous avez évoqués. Ce qui m'a beaucoup étonné, c'est le fait que, quand M. Benalla est arrivé au Tchad pour être reçu par le Président de la République de ce pays, quelques jours seulement avant l'arrivée pour une visite officielle du Président de la République, il semble que personne n'était informé à ce sujet. Je suppose que vous avez part aux services du Président de la République des informations que vous avez acquises auprès des postes diplomatiques que vous avez cités tout à l'heure. Pouvez-vous me le confirmer ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Monsieur le rapporteur, j'ai appris le 24 décembre le déplacement que M. Benalla a effectué au Tchad les 5 et 6 décembre. Comme tout le monde ! Je pense que le Président de la République l'a appris à peu près au même moment et je peux vous dire qu'il n'y a aucun problème de transmission d'informations.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Compte tenu de la qualité de nos services et de nos ambassades et du fait que M. Benalla a acquis une certaine notoriété, je suppose que certains services s'intéressent à son activité - c'est une hypothèse, je ne le sais pas. Dans ces conditions, vous paraît-il plausible que M. Benalla puisse être reçu par le chef de l'État, sans que personne à l'ambassade de France au Tchad ne s'en rende compte, n'en soit informé et ne vous saisisse de cette question ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - C'est une bonne question, monsieur le rapporteur. Je suis un habitué du Tchad et, si vous connaissez l'aéroport de N'Djamena, vous savez que l'atterrissage d'un avion privé de qualité ne passe pas inaperçu...
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je voulais vous l'entendre dire...
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Le 26 décembre, j'ai interrogé notre ambassadeur à ce sujet. Il m'a fait savoir qu'il avait été informé de ce déplacement, mais qu'il n'avait pas considéré qu'il fallait en faire rapport, estimant que cela relevait des relations entre le président Déby et un groupe de personnes, dont M. Benalla. Je lui ai fait savoir que c'était regrettable et il a reconnu que c'était une erreur d'appréciation.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Vous estimez donc, comme moi, qu'il n'est pas normal qu'il n'y ait pas eu d'information sur ce fait au plus haut niveau de l'État.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - J'estime qu'il y a eu un manque d'appréciation de la part de notre ambassadeur ; il s'en est expliqué depuis et a reconnu son erreur.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Vous nous avez fait état des diligences que vous avez menées pour que les passeports soient restitués à votre ministère, mais il faut être conscient que ce personnage se ballade avec quatre passeports, dont deux diplomatiques.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Et peut-être d'autres...
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Nous ne le savons pas en effet, mais je vais vous faire une confidence, monsieur le ministre. Nous regardons la presse chaque jour et je remarque - c'est une parenthèse - que les informations sont distillées de manière à nourrir une sorte de scénario, dont je ne connais ni l'objet ni la visée... À quoi tout cela sert-il finalement ?
Pour revenir à mes questions, vous nous avez dit que la copie de l'attribution du passeport diplomatique avait été envoyée au service du protocole de l'Élysée. Y a-t-il eu une réaction ? Il est tout de même bizarre que M. Benalla, sans passer par le service officiel du protocole de l'Élysée, demande lui-même le renouvellement de son passeport diplomatique, au moment même où il n'est plus chargé de l'organisation des voyages présidentiels, y compris à l'étranger. Et le ministre des affaires étrangères n'est pas informé de cela ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Non !
Monsieur le rapporteur, je n'ai pas à m'immiscer dans l'organisation interne de l'Élysée. Mon interlocuteur principal est le chef de cabinet du Président de la République, qui est chargé de l'organisation des déplacements et qui se faisait aider par plusieurs collaborateurs, dont M. Benalla. De ce fait, personne ne trouve à redire, lorsqu'une demande de renouvellement d'un passeport légalement attribué est déposée. C'est une procédure tout à fait classique, mais qui est toujours notifiée au service du protocole.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Il est tout de même étrange que le service du protocole qui reçoit cette notification ne fasse rien, alors qu'il ne peut pas ignorer, me semble-t-il, que M. Benalla a été déchargé de ses fonctions liées aux déplacements.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Nous le faisons en toute bonne foi, monsieur le rapporteur !
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - S'il s'avère que le service du protocole ignore que M. Benalla a été déchargé de l'organisation des déplacements, il y a un véritable manque de circulation de l'information. Peut-être a-t-on tellement voulu que cette décharge de fonction restât discrète que, finalement, ni le ministre des affaires étrangères, ni ses services, ni même le service du protocole de l'Élysée n'en ont été informés !
Enfin, j'ai tout de même l'impression que les délais ont été un peu longs entre le moment où vous vous êtes rendu compte que le passeport était indûment utilisé...
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Le 24 décembre !
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - ... et votre saisine du procureur au titre de l'article 40 du code de procédure pénale.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Le 28 décembre...
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Nous évoquons l'article 40 depuis plusieurs mois, nous sommes donc heureux de constater que son utilisation prospère. Le 28 décembre, vous avez eu une illumination !
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Monsieur le rapporteur, nous nous connaissons depuis longtemps et vous savez fort bien que je ne fonctionne pas par une quelconque et supposée illumination ! Je fonctionne sur des faits ! Je n'aurais jamais saisi le procureur de la République sur la base de l'article 40, si je n'avais pas eu connaissance de faits. Et c'est à partir du moment où notre ambassadeur au Tchad - il s'est rattrapé de son erreur initiale - me confirme que les autorités de ce pays avaient vérifié que M. Benalla avait utilisé son passeport diplomatique que je dispose de faits susceptibles de fonder une saisine.
C'est à peu près dans le même temps que j'ai eu confirmation par d'autres postes, comme je le disais tout à l'heure, que M. Benalla avait utilisé à d'autres occasions son passeport diplomatique. Les autorités israéliennes l'ont par exemple confirmé. C'est à partir de ce moment-là, et pas avant, que je m'estime fondé à recourir à l'article 40.
M. Philippe Bas, président. - Monsieur le ministre, si je comprends bien, vous vous estimez fondé à utiliser l'article 40 lorsque vous êtes certain que le passeport diplomatique de M. Benalla a été utilisé à l'étranger dans au moins deux pays. Est-ce cela ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Oui.
M. Philippe Bas, président. - Le centre de nos investigations n'est pas le même, nous voudrions comprendre comment il est possible que ce passeport soit resté entre les mains de l'intéressé et que des consignes n'aient pas été données à la police aux frontières pour le cas où il l'aurait utilisé en France. Vous vous intéressez à la fraude commise par M. Benalla, nous nous intéressons au fonctionnement de l'État. Il est normal que nous ayons deux examens de nature différente.
Vous nous avez indiqué, monsieur le ministre, que les passeports diplomatiques ont été invalidés, ce qui est manifestement une procédure nouvelle - vous l'avez dit. Pouvez-vous nous expliquer ce que signifie exactement ce terme ? Une fois que le passeport est invalidé, que se passe-t-il, matériellement, s'il est utilisé ? À quelle date cette invalidation a-t-elle été effective ? Quelles consignes ont été données aux différents services compétents à la suite de l'invalidation ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Ce ne sont pas des consignes. Comme je le disais tout à l'heure, la question n'est pas de faire un autodafé du passeport, mais de rendre son usage impossible. La difficulté résidait dans l'absence d'interconnexion entre les bases de données. Or pour permettre à la police aux frontières d'effectuer un contrôle pertinent, il fallait que, lorsque le passeport était présenté au contrôle, il entraîne l'émission d'une alarme.
M. Philippe Bas, président. - J'imagine que la police aux frontières est encadrée par des fonctionnaires qui ont une marge d'appréciation et que ce n'est pas simplement lorsque l'ordinateur émet une alarme qu'une alerte peut être donnée ! Je comprends très bien que l'ordinateur apporte une assistance aux fonctionnaires de police grâce à l'automaticité du mécanisme, mais il existe certainement d'autres moyens pour l'État de donner à ses services de police des instructions. N'aurait-il pas été possible de demander aux fonctionnaires de police de retirer ses passeports diplomatiques à M. Benalla, une personne dont la photo a été largement publiée dans le journal, s'il les utilisait ? Est-ce que l'invalidation des passeports a cette conséquence sur le fonctionnement des services de l'État ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Une fois invalidé, le passeport ne peut plus être utilisé pour voyager.
M. Philippe Bas, président. - À quelle date cette invalidation a-t-elle eu lieu ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Le 28 décembre. Depuis cette date, les passeports en question sont référencés dans les fichiers Interpol, Schengen... Ma responsabilité consistait à demander l'invalidation et c'est le ministère de l'intérieur qui contrôle les frontières. Je rappelle qu'il s'agissait d'un précédent et que les outils informatiques ne permettaient pas une telle invalidation.
M. Philippe Bas, président. - L'État n'était pas armé pour faire face à ce genre de difficulté, mais j'essaye de vous faire admettre que les ordinateurs ne sont pas les seuls outils permettant de mettre en oeuvre la police aux frontières.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - À ma connaissance, M. Benalla n'était pas recherché par la justice.
M. Philippe Bas, président. - Mais des instructions individuelles auraient pu être données en raison de l'utilisation illégale d'un passeport diplomatique.
M. Christophe-André Frassa. - Monsieur le ministre, il se trouve que, comme sénateur des Français de l'étranger, je suis titulaire d'un passeport diplomatique. Et par un heureux hasard, je dispose d'un visa pour le Tchad. Or quand on a un passeport diplomatique, obtenir un visa nécessite de fournir une note verbale. Monsieur le ministre, pourriez-vous rappeler aux membres de la commission, qui sont moins habitués que nous à voyager avec un tel document, ce qu'est une note verbale, comment elle se délivre, par qui et pour quoi faire ? Entrer au Tchad avec un passeport diplomatique nécessite un visa. Pouvez-vous me confirmer qu'il faut une note verbale pour obtenir un visa diplomatique sur un passeport diplomatique ?
M. Benalla a-t-il sollicité une ou des notes verbales auprès du bureau des visas et des passeports diplomatiques de votre ministère pour demander des visas diplomatiques ? Sinon, comment est-il entré avec son passeport diplomatique au Tchad, qui n'est pas un pays avec exemption de visa, comme l'est le Congo ? À l'instar des déclarations du directeur de cabinet du Président de la République à propos de la façon dont M. Benalla aurait obtenu un second passeport de service, pensez-vous que M. Benalla aurait pu utiliser de fausses notes verbales en vue d'obtenir de vrais visas diplomatiques ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Une partie de vos questions concerne les autorités tchadiennes et je ne vais pas répondre à leur place. En ce qui me concerne, je n'ai pas été informé d'une note verbale concernant M. Benalla et sollicitant auprès de l'ambassade du Tchad à Paris un visa pour son déplacement au Tchad. Je ne connais pas la réglementation propre à chaque pays, mais je ne suis pas certain que, pour un court séjour, un visa soit obligatoire pour le Tchad. C'est un élément à vérifier. En tout cas, je réponds non à votre question.
M. Philippe Bas, président. - Non à l'ensemble des questions, alors.
M. François Grosdidier. - Nous sommes un certain nombre à être perplexes. Il me semble qu'il y a une contradiction entre ce que nous a dit M. le ministre de l'intérieur, qui nous a expliqué qu'il était impossible d'invalider un passeport pour des raisons juridiques, et ce que vous nous dites, c'est-à-dire que la difficulté est d'ordre technique et non pas juridique. On s'interroge sur les motifs juridiques. Si quelqu'un n'est plus en fonction, son passeport diplomatique doit être supprimé ; l'argument juridique me semble clair. Et quid du passeport de service, obtenu au moyen d'un faux ? Ces questions restent ouvertes et les réponses ont été peu satisfaisantes.
Je ne peux vous interroger sur une éventuelle diplomatie parallèle menée par M. Benalla. Mais quel lien conserve-t-il avec la présidence de la République ? Donne-t-il des informations au Président de la République, par exemple sur la présence des Russes au Tchad ? Y a-t-il ou non, à votre connaissance, encore un lien ?
M. Jean-Yves Leconte. - Comme M. Frassa, je m'étonne : les notes verbales sont indispensables pour obtenir un visa sur un passeport diplomatique lorsque le pays ne pratique pas une exemption de visa. Les consulats sont sensibles à la délivrance de cette note verbale. On ne peut que s'étonner que des visas aient été accordés sans note verbale.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Je n'ai pas été soumis à une demande de note verbale sur le visa de M. Benalla lorsqu'il s'est rendu au Tchad. Je ne sais d'ailleurs pas s'il faut un visa pour le Tchad à l'occasion d'un séjour très court.
M. Philippe Bas, président. - Je vous demande au nom de la commission, dans le cadre de nos pouvoirs d'enquête, une réponse écrite de vos services d'ici la fin de la semaine, si le délai ne vous semble pas trop court.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Ce sera fait.
Mme Brigitte Lherbier. - Vous nous avez dit qu'il n'était pas possible de savoir, en amont, que M. Benalla se servait de son passeport diplomatique. A posteriori, peut-on avoir la preuve qu'il s'en servait lorsqu'il sortait de France ?
Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Je n'ai pas saisi précisément en quoi consiste la procédure d'invalidation que vous avez mise en oeuvre fin décembre alors que vous nous avez précédemment expliqué qu'elle n'existait pas.
M. Philippe Bas, président. - Vous avez dit que le système informatique ne permettait pas d'empêcher le passage d'un individu avec un passeport diplomatique détenu illégalement mais aussi qu'Interpol et le fichier TES avaient été prévenus pour empêcher ce passage. Nous voudrions comprendre comment résoudre cette contradiction.
M. Jacques Bigot. - Après son licenciement, M. Benalla a trouvé très rapidement une activité d'intermédiaire grâce à un homme d'affaires. Dès lors, M. Benalla n'avait aucune interdiction de sortie du territoire et il pouvait utiliser un passeport ordinaire pour circuler. L'utilisation de passeports diplomatiques pouvait peut-être lui faciliter l'entrée dans certains pays, mais le fait de disposer d'un tel passeport et de se parer d'une fonction qu'il n'avait plus a pu lui faciliter les relations qu'il a nourries à l'international... Dans ce cas, n'y a-t-il pas un risque de mettre notre Président de la République en danger par le fait que l'un de ses anciens collaborateurs ait pu continuer à faire croire qu'il l'était encore et qu'il avait des relations particulières ?
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. - Vous avez indiqué, monsieur le ministre, que notre ambassadeur au Tchad n'avait pas cru devoir faire remonter au ministère l'information concernant la visite les 5 et 6 décembre de M. Benalla. Avez-vous interrogé d'autres ambassadeurs dans d'autres pays qui n'auraient pas eu l'idée de faire remonter la présence de M. Benalla sur leur territoire ? Vous avez indiqué que vous aviez fait usage de l'article 40 le 28 décembre : pourquoi si tard, alors que la présence de M. Benalla a été rendue publique dès le 12 décembre par la Lettre du Continent, puis le 24 décembre par Le Monde ? Pourquoi si peu de curiosité ?
Je n'ai pas bien compris l'affaire de l'invalidation : à l'heure où nous nous parlons, ces passeports ont-ils été invalidés ?
M. Éric Kerrouche. - La révélation de la présence de M. Benalla au Tchad a été faite le 12 décembre dans la Lettre du Continent : cet organe est loin d'être inconnu lorsqu'on travaille dans les affaires étrangères. Le 9 janvier, un organe de presse a écrit que Mme la directrice de la coopération internationale aurait été informée de cette présence par l'attaché de sécurité intérieure de M. l'ambassadeur de France au Tchad. Pourquoi autant de temps pour que cette information arrive jusqu'à vous ?
Cet après-midi, on nous a dit que 23 passeports diplomatiques n'étaient pas restitués. Si j'ai bien compris, vous avez pris des mesures d'invalidation des passeports diplomatiques de M. Benalla avant même que l'utilisation illégale de ceux-ci ne vous soit connue. Pourquoi une mesure aussi exceptionnelle, inédite, historique avez-vous dit, pour quelqu'un qui, depuis le début de l'affaire, nous est présenté comme un acteur relativement périphérique dans les fonctions qu'il a pu avoir ? Pourquoi autant d'honneur ?
Mme Marie Mercier. - Nous avons du mal à y voir clair dans cette affaire. Avant le 1er mai 2018, M. Benalla était chargé d'organiser les voyages à l'étranger du Président de la République. Connaissiez-vous M. Benalla ?
Pour obtenir un passeport diplomatique, il faut un contrat de travail, avez-vous dit. Quelle était la durée de validité du passeport de M. Benalla qui lui a été délivré le 24 mai 2018 ?
M. François-Noël Buffet. - Je pose la même question depuis cet après-midi : dès lors que nous avons appris que M. Benalla avait utilisé au moins à vingt reprises les passeports qu'il avait conservés, quel usage en a-t-il fait ? Les a-t-il utilisés pour des déplacements privés ? Où est-il allé ? Quelles ont été ses activités dans ces pays étrangers ? De quelles informations disposez-vous ?
M. Philippe Bas, président. - Pouvez-vous répondre à l'ensemble de ces questions ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Je ne sais pas quelle fut l'utilisation de ces passeports. L'enquête du procureur, dès lors que les passeports ont été rendus, permettra d'identifier les pays qu'il a visités grâce aux visas, cachets, etc. J'en ai identifié certains grâce aux déclarations peut-être intempestives de M. Solomon et par des recoupements dans certains postes. Je ne sais donc pas pour quel usage ces passeports ont été utilisés.
Non, je ne connais pas M. Benalla. Peut-être m'a-t-il vu, mais je ne le connais pas.
Le contrat de travail était de cinq ans. Nous pouvons attribuer un passeport diplomatique jusqu'à une durée de dix ans, mais généralement, la durée de validité de ces passeports est d'un, de deux, de trois ou de cinq ans, en fonction du contrat de la personne, et ces passeports sont renouvelables.
Le deuxième passeport était valable jusqu'à la fin de sa mission, le 19 septembre 2022...
M. Philippe Bas, président. - ... ou, à tout le moins, jusqu'à l'expiration de sa fonction !
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Évidemment. C'est valable pour tout le monde.
Monsieur Kerrouche, pourquoi tant d'égards ? C'est bien parce qu'il n'exerçait plus sa fonction, qu'il n'avait donc plus le droit d'utiliser son passeport, que nous lui avons demandé de le rendre, tout simplement, comme il s'y était engagé en recevant les deux passeports.
Les autres passeports dont vous parlez n'ont pas été retrouvés, ce qui n'a rien à voir avec une invalidation.
Quant à la Lettre du Continent, je n'ai pas considéré que cet entrefilet était suffisamment significatif pour engager une procédure dite « article 40 ». J'ai considéré en revanche que l'article extrêmement documenté, très précis, du 24 décembre m'obligeait à agir, ce que j'ai fait avec la célérité que vous avez pu constater.
Madame Jourda, l'invalidation signifie que M. Benalla, dans tous les registres et fichiers de passeports au niveau international, n'a pas de passeport diplomatique. S'il en présentait un - cela lui sera désormais impossible -, ce document serait nul et non avenu ; il lui serait demandé soit son passeport « civil », soit de ne pas passer : son passeport diplomatique n'est plus reconnu par la police aux frontières.
M. Philippe Bas, président. - N'y a-t-il pas une contradiction entre cette procédure d'invalidation, qui ne semble se heurter à aucune difficulté technique ou informatique, et ce que vous avez dit auparavant sur la supposée impossibilité, pour la PAF, de repérer l'utilisateur d'un passeport diplomatique illégal et de mettre en oeuvre un barrage à la sortie du territoire en cas d'utilisation de ce document ? Quelle est la différence ? La réponse, c'est l'invalidation ; elle aurait pu avoir lieu au mois d'août. Puisque cette possibilité existe - vous l'avez utilisée - au mois de décembre, pourquoi pas au mois d'août ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Les procédures normales consistent à demander à l'intéressé de respecter ses engagements : nous avons fait deux lettres recommandées.
M. Philippe Bas, président. - Mettons septembre plutôt qu'août, si vous voulez.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Quant à l'invalidation d'un passeport diplomatique, cette notion n'existait pas dans nos systèmes informatiques. Elle existe désormais, mais il a fallu entrer le code dans les deux outils et le faire reconnaître par les deux outils. La solution a été trouvée ; le dispositif fonctionne.
Mme Laurence Harribey. - M. Castaner nous a expliqué qu'il existait une procédure pour les vols et les pertes, mais aucune procédure d'annulation, d'où le problème technologique.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Oui. Nous avons dû faire l'invalidation manuellement, sur un système informatique dont je précise qu'il est un peu vieillot : il date de 2008 et n'est pas connecté à l'Agence nationale des titres sécurisés, qui dépend du ministère de l'intérieur. Et l'option « annulation » n'existe pas dans le système de l'agence, qui intègre les vols et les pertes - les policiers de la PAF ne peuvent donc pas avoir l'information. Il a fallu, pour régler ce problème, forcer le système.
M. Philippe Bas, président. - L'invalidation est donc désormais possible ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Au ministère de l'intérieur, oui, me semble-t-il ; chez nous, le dispositif n'est pas encore achevé - d'où le rapport d'inspection.
Mme Brigitte Lherbier. - Le passage d'une frontière avec un passeport diplomatique donne-t-il lieu à un enregistrement physique ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Heureusement, non ! Imaginez que le président du Sénat ait un passeport diplomatique, et que je sois informé heure par heure de ses déplacements dans le monde ! Il ne serait pas content, et moi non plus.
Mme Brigitte Lherbier. - Même a posteriori ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Non ! Il n'y a pas d'enregistrement.
Mme Brigitte Lherbier. - Je pense aux cas de terrorisme.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Mais il s'agit alors d'individus poursuivis par la justice et recherchés. M. Benalla n'était pas poursuivi, à ma connaissance.
Concernant les intermédiaires, monsieur Bigot, je suis très clair et très ferme : je ne connais pas d'intermédiaire, et je souhaite ne pas en connaître. J'ai fait savoir à l'ensemble de nos postes diplomatiques, à la demande du Président de la République, que personne ne pouvait se prétendre l'intermédiaire de quiconque. Que M. Déby trouve intérêt à rencontrer M. Benalla, c'est son affaire ; je n'ai pas à dire quoi que ce soit sur ce point. Mais en aucun cas on ne saurait prétendre représenter le Président de la République ou moi-même dans quelque discussion que ce soit, à moins d'être dûment mandaté - mais, alors, tout le monde est informé. Je suis tout à fait intransigeant en la matière.
J'ai dit à quoi servait le passeport diplomatique : c'est une facilité pour passer les frontières et une facilité de courtoisie, point.
Je précise enfin que je ne détiens aucune information particulière sur des déplacements de M. Benalla autres que ceux que j'ai indiqués.
M. Philippe Bas, président. - Je vous remercie pour toutes vos réponses.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 40.
Jeudi 17 janvier 2019
- Présidence de M. Philippe Bas, président -
La réunion est ouverte à 11 h 05.
Proposition de loi tendant à améliorer le régime électoral des instances représentatives des Français établis hors de France et les conditions d'exercice des mandats électoraux de leurs membres et proposition de loi organique tendant à actualiser les dispositions applicables aux élections organisées à l'étranger - Procédure de législation en commission (article 47 ter à 47 quinquies du Règlement) - Examen du rapport et des textes de la commission
M. Philippe Bas, président. - Nous examinons cette proposition de loi et cette proposition de loi organique dans le cadre de la procédure de législation en commission, innovation dont le Sénat s'est doté voilà quatre ans et dont le Gouvernement souhaite s'inspirer dans sa réforme institutionnelle. Cette procédure figure aux articles 47 ter à 47 quinquies du Règlement du Sénat ; notre commission l'a déjà utilisée à plusieurs reprises.
Ces textes seront votés en séance publique le 22 janvier prochain, sans pouvoir faire l'objet d'amendements - à moins qu'un groupe politique ne demande à revenir à la procédure normale d'examen des textes.
La loi du 22 juillet 2013 a réformé l'Assemblée des Français de l'étranger (AFE) et créé les conseils consulaires. En juin 2015, nos collègues Christophe-André Frassa et Jean-Yves Leconte ont établi, au nom de notre commission, un premier bilan de la réforme et formulé dix recommandations, que la présente proposition de loi et la présente proposition de loi organique visent à mettre en oeuvre.
La Conférence des présidents a décidé, le 18 décembre dernier, l'application de la procédure de législation en commission pour ces deux textes.
J'indique que notre réunion est ouverte à tous les sénateurs et au public, et qu'elle est retransmise en direct. Elle se tient en présence du Gouvernement, représenté par M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères. Si tous les sénateurs présents peuvent intervenir lors de la discussion, seuls les membres de la commission des lois sont appelés à voter.
M. Christophe-André Frassa, auteur de la proposition de loi et de la proposition de loi organique. - Je vous remercie, monsieur le président, d'avoir demandé l'inscription de ces textes à l'ordre du jour du Sénat. En effet, nous devons intervenir rapidement car les prochains scrutins auront lieu au printemps 2020 et il est de coutume de ne pas modifier les règles d'une élection dans l'année qui la précède.
Je remercie également notre collègue Jean-Yves Leconte. Ces textes sont issus du rapport d'information que nous avons rédigé ensemble en 2015 pour tirer les premiers enseignements des élections consulaires et des membres de l'Assemblée des Français de l'étranger de 2014. Nous avions ensuite présenté conjointement des propositions de loi, mais celles-ci sont devenues caduques ; j'ai donc déposé ces deux nouveaux textes.
Nous souhaitons conforter la représentation de nos compatriotes établis hors de France sans remettre en cause les équilibres de cette jeune réforme de 2013. Il s'agit de textes d'ajustement, destinés à répondre à des difficultés concrètes constatées lors des scrutins de 2014.
En premier lieu, nous proposons d'adapter le régime électoral des élections consulaires et de l'élection des membres de l'Assemblée des Français de l'étranger pour donner à l'administration les moyens de mieux contrôler les candidatures, la propagande électorale et les procurations, mais également d'acheminer vers les bureaux de vote les plis de nos compatriotes les plus éloignés.
En second lieu, nous souhaitons conforter les moyens d'action des conseillers consulaires et des membres de l'AFE et reconnaître ainsi leur engagement quotidien au service des Français de l'étranger. Trop souvent, des difficultés matérielles empêchent les conseillers consulaires d'échanger avec nos compatriotes expatriés et d'apporter des solutions à leurs problèmes. Personne ne peut se satisfaire de cette situation.
Ces modifications législatives devront s'accompagner d'un engagement du Gouvernement et de l'administration pour mieux accompagner l'action des conseillers consulaires. Six ans après la réforme de 2013, certains ambassadeurs et consuls peinent encore à associer les conseillers consulaires, pourtant élus au suffrage universel direct comme les élus locaux.
Ces deux textes trouveraient à s'appliquer dès les scrutins de 2020. Leur pertinence n'est donc pas remise en cause par la réflexion du Gouvernement concernant une éventuelle réforme d'ampleur de la représentation des Français de l'étranger. Je m'étonne d'ailleurs, monsieur le secrétaire d'État, du peu d'informations dont nous disposons à ce sujet depuis votre intervention devant l'Assemblée des Français de l'étranger, en mars 2018...
En tout état de cause, nous n'accepterons pas une réforme se résumant à réduire le nombre de conseillers consulaires, au risque de mettre à mal le lien de proximité entre ces élus de terrain et les Français de l'étranger. J'espère que vous allez nous rassurer sur ce point, monsieur le secrétaire d'État, et surtout rassurer nos compatriotes établis hors de France.
Merci, enfin, à notre collègue Jacky Deromedi, rapporteur, qui a entendu l'ensemble des parties prenantes et dont les amendements enrichiront les textes soumis à notre commission.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - Environ 1,8 million de Français figurent sur le registre des Français de l'étranger, dont 1,3 million sont inscrits sur les listes électorales consulaires. Éloignés de leurs pays, ils subissent trop souvent une forme de fracture démocratique qui remet en cause leur lien avec la communauté nationale.
Le Sénat s'est toujours engagé pour favoriser l'expression démocratique des Français établis hors de France, notamment en instituant le vote par Internet pour certains scrutins et en reconnaissant dans la Constitution le rôle de leurs instances représentatives. La proposition de loi et la proposition de loi organique qui nous sont soumises s'inscrivent dans cette logique. Reprenant les dix recommandations formulées en 2015 par nos collègues Christophe-André Frassa et Jean-Yves Leconte, elles font également écho aux travaux de l'Assemblée des Français d l'étranger.
Depuis la loi du 22 juillet 2013, les Français de l'étranger sont représentés par un échelon de proximité, les conseils consulaires, et par une instance placée au niveau national, l'Assemblée des Français de l'étranger (AFE).
On dénombre 160 conseils consulaires répartis à travers le monde. Chacun comprend l'ambassadeur ou le chef de poste consulaire, qui préside les réunions, et des conseillers consulaires élus tous les six ans au suffrage universel direct par nos compatriotes établis hors de France.
Les conseils consulaires exercent des missions essentiellement consultatives et de représentation des Français de l'étranger auprès des ambassades et des consulats. L'Assemblée des Français de l'étranger, elle, relaie les attentes de nos compatriotes expatriés au niveau central. Elle se réunit deux fois par an à Paris. L'AFE comprend 90 membres élus au suffrage universel indirect par et parmi les conseillers consulaires.
Nos collègues Christophe-André Frassa et Jean-Yves Leconte ont tiré les premiers enseignements de cette loi de 2013, initiative de notre collègue Hélène Conway-Mouret, alors ministre déléguée chargée des Français de l'étranger.
Élus pour la première fois en 2014, les conseillers consulaires sont devenus des interlocuteurs privilégiés pour les Français établis hors de France. Ils souffrent toutefois d'un déficit de notoriété auprès de nos compatriotes, notamment parce qu'ils exercent des fonctions essentiellement consultatives et non décisionnelles.
De même, certains conseillers consulaires estiment n'être pas suffisamment associés par les ambassadeurs et les consuls, ce qui complique leur enracinement dans le paysage institutionnel.
Enfin, des difficultés matérielles persistent : dans les pays les plus étendus, les conseillers consulaires n'ont pas les moyens d'exercer pleinement leurs missions et d'aller suffisamment à la rencontre de nos compatriotes. En effet, l'indemnité d'un conseiller consulaire s'élève à environ 400 euros par mois, auxquels s'ajoute, s'il est également membre de l'Assemblée des Français de l'étranger, un remboursement forfaitaire de ses frais de déplacement d'environ 195 euros par mois.
Dans ce contexte, le Gouvernement réfléchit à une réforme d'ampleur de la représentation des Français de l'étranger qui pourrait entrer en vigueur à compter des élections de 2026. À ce stade, nous disposons de peu d'informations sur les modalités et le contenu de cette réforme. J'espère, monsieur le secrétaire d'État, que vous pourrez nous rassurer car une réduction du nombre de conseillers consulaires, comme le Gouvernement semble l'envisager, isolerait un peu plus nos compatriotes expatriés par rapport à la communauté nationale et renforcerait la fracture démocratique que j'évoquais.
Les textes qui nous sont soumis ont un objectif plus immédiat : ajuster le régime de représentation des Français de l'étranger en vue des prochaines élections de 2020, sans en modifier l'équilibre. Les conditions d'exercice des mandats de conseiller consulaire et de membre de l'Assemblée des Français de l'étranger seraient confortées, sans modifier le montant de leurs indemnités. Ainsi, l'État serait autorisé à conclure un contrat d'assurance groupé pour couvrir les dommages résultant des accidents subis par les élus dans l'exercice de leurs fonctions. De même, les vice-présidents des conseils consulaires pourraient parrainer un candidat à l'élection présidentielle, une possibilité que le Sénat avait déjà envisagée en 2016.
Tirant les leçons des scrutins de 2014, la proposition de loi et la proposition de loi organique sécurisent les procédures électorales pour l'élection des conseillers consulaires et des membres de l'AFE. Elles donneraient davantage de moyens à l'administration lors de l'enregistrement des candidatures et institueraient une commission centrale de propagande pour mieux contrôler la conformité des professions de foi et des bulletins de vote.
Il s'agit aussi de sécuriser le vote par remise de plis à l'administration. Circonscrite aux élections sénatoriales des Français de l'étranger et à l'élection des membres de l'AFE, cette modalité de vote permet à l'électeur de s'exprimer depuis son pays de résidence. Concrètement, l'électeur remet son pli à son ambassadeur ou à son chef de poste consulaire et l'administration est chargée de le transférer jusqu'au bureau de vote. Cette dernière ne dispose que d'une semaine pour effectuer ce transfert par voie postale ou par valise diplomatique, ce qui n'est pas suffisant. Lors des élections sénatoriales de 2014, des plis de Sydney et de Francfort ne sont pas arrivés à temps à Paris... La proposition de loi double donc le temps laissé à l'administration pour acheminer les plis.
En Ukraine, depuis 2014, le conseil consulaire siège sans aucun membre élu faute de candidats lors des élections consulaires. Pour répondre à cette anomalie, qui perdurera au moins jusqu'aux prochaines élections de 2020, la proposition de loi obligerait l'État à organiser, dans un délai de trois ans, une élection consulaire partielle lorsqu'un siège de conseiller consulaire n'a pas été pourvu.
Enfin, les consuls honoraires de nationalité française représentant un État tiers seraient autorisés à se présenter aux élections législatives et sénatoriales.
Je vous propose d'adopter ces deux textes qui s'inscrivent dans la continuité des travaux du Sénat et qui sécurisent utilement les élections consulaires et l'élection des membres de l'Assemblée des Français de l'étranger. Je vous présenterai plusieurs amendements techniques, notamment pour s'assurer du bon fonctionnement de la nouvelle commission centrale de propagande et du bon déroulement des élections consulaires partielles.
J'appelle votre attention sur deux amendements particulièrement importants.
Le premier concerne la présidence des conseils consulaires, actuellement exercée par l'ambassadeur ou le chef de poste consulaire, tandis que les conseillers consulaires, élus au suffrage universel direct, sont cantonnés aux fonctions de vice-président. Or ce vice-président ne dispose d'aucun pouvoir propre, ne participe pas à la fixation de l'ordre du jour des réunions et ne peut même pas remplacer le président en cas d'absence. Je vous propose donc de confier la présidence des conseils consulaires à un membre élu. Il s'agirait d'une véritable marque de confiance envers les conseillers consulaires qui s'investissent quotidiennement pour le rayonnement de la France et l'animation de la communauté des Français de l'étranger. L'ambassadeur ou le chef de poste consulaire continuerait de participer aux réunions avec une voix délibérative, pour faire entendre la position de l'État.
Reprenant une recommandation du rapport que j'ai rédigé avec notre collègue Yves Détraigne, le second amendement propose que le Gouvernement consulte l'AFE lorsqu'il envisage de ne pas mettre en oeuvre le vote par Internet pour les élections consulaires. Cette modalité de vote constitue en effet une garantie fondamentale pour nos compatriotes établis hors de France, dont certains habitent à plusieurs centaines de kilomètres des bureaux de vote physiques.
Enfin, je serai favorable à plusieurs amendements déposés par nos collègues représentant les Français de l'étranger, notamment pour éviter la multiplication des élections consulaires partielles et pour tirer les conséquences de la loi du 1er août 2016 rénovant les listes électorales consulaires.
Les textes que nous allons adopter sont le fruit d'un travail multipartisan qui, je l'espère, incitera le Gouvernement à les inscrire à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.
M. Philippe Bas, président. - Je veux redire notre préoccupation à l'égard de tout projet qui distendrait le lien de représentation démocratique entre les Français de l'étranger et leurs élus. C'est le même souci qui nous anime quand nous veillons, au plan national, à la bonne représentation des territoires. Il est déjà difficile pour les conseillers consulaires de rencontrer leurs mandants ; attention à ne pas trop réduire leur nombre !
En outre, quelles sont les intentions du Gouvernement s'agissant des moyens de travail des conseillers consulaires et de la question lancinante du vote électronique - qui a fait l'objet l'an dernier d'un rapport d'information de notre commission ?
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Ce débat est en effet l'occasion de préciser des intentions du Gouvernement. Il est sain que la loi du 22 juillet 2013 ait fait l'objet d'un travail d'évaluation, dont découlent ces propositions de loi. L'évaluation des politiques publiques et l'amélioration, le cas échéant, des dispositions existantes doit devenir une hygiène de vie !
Le 2 octobre 2017, devant l'Assemblée des Français de l'étranger, le Président de la République a chargé M. Jean-Yves Le Drian et moi-même de réfléchir aux moyens d'intéresser davantage les Français de l'étranger à leur représentation non parlementaire. J'ai conduit des consultations, reçu les parlementaires représentant les Français établis hors de France et le bureau de l'AFE. Nous avons aussi consulté les conseillers consulaires au travers d'un questionnaire en ligne auquel deux tiers des élus ont répondu.
Il en est ressorti quelques attentes fortes, dont j'ai livré une première restitution devant l'AFE le 15 mars 2018. D'abord, le souci de préserver la proximité avec les électeurs au moyen d'un maillage suffisamment dense de représentants. Ensuite, celui d'une plus grande lisibilité des dispositifs. En effet, les Français de l'étranger élisent des conseillers consulaires qui eux-mêmes élisent les membres de l'AFE ; ils élisent aussi des délégués consulaires, dont la vocation est électorale. D'où l'idée que tous les conseillers consulaires soient à la fois des élus de proximité et des membres de l'AFE, afin de les impliquer davantage dans l'élaboration des propositions transmises au Parlement et au Gouvernement.
Est aussi apparu un besoin de recréer un lien institutionnel entre les travaux de l'Assemblée des Français de l'étranger et ceux des assemblées parlementaires. L'AFE ne comporte plus de parlementaires en son sein ; pourquoi, dès lors, ne pas imaginer une enceinte rassemblant le bureau de l'AFE et les parlementaires représentant les Français de l'étranger, qui se réunirait trimestriellement ? Cela permettrait d'assurer une meilleure suite aux travaux de l'AFE. J'ai déjà institué un rendez-vous informel entre l'AFE et les commissions parlementaires afin que les travaux de l'AFE trouvent un écho dans l'élaboration de la norme.
Un grand débat national va s'ouvrir ; nous allons aider les Français de l'étranger à y prendre toute leur part, par exemple en mettant à disposition des locaux. L'un des axes du grand débat est la citoyenneté ; ce doit être l'occasion pour les Français de l'étranger d'apporter leur pierre à l'édifice. C'est à l'aune de leur contribution que nous pourrons stabiliser un dispositif de représentation. L'examen de ces propositions de loi permet d'enclencher la discussion et d'offrir un vecteur juridique.
Avec le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, nous avons souhaité conforter le rôle des conseils consulaires. Ils sont ainsi chargés de sélectionner et d'examiner les dossiers du Soutien au tissu associatif des Français à l'étranger (Stafe), qui se substitue à la réserve parlementaire. Nous avons aussi accordé aux vice-présidents de conseil consulaire la présidence des commissions de contrôle des listes électorales consulaires.
Les élus consulaires sont plus que jamais utiles et ils doivent être régulièrement associés aux travaux des ambassades et des consulats ; je le dis à nos ambassadeurs et consuls dès que je les vois.
M. Jean-Yves Leconte. - Notre discussion est opportune parce que le projet de réforme du Gouvernement ne semble pas susceptible d'aboutir suffisamment tôt pour s'appliquer aux élections consulaires de mai 2020. En effet, la tradition républicaine veut qu'on ne change pas la règle dans l'année qui précède un scrutin. Il est donc important d'adopter les corrections proposées par les deux textes pour que la loi du 22 juillet 2013 fonctionne mieux. C'est pourquoi il faut que ces textes prospèrent, quelle que soit la réforme de plus grande ampleur que le Gouvernement portera plus tard.
Lors du débat sur la loi du 22 juillet 2013, dont j'étais rapporteur, nous nous demandions s'il fallait favoriser la proximité en accroissant le nombre de circonscriptions ou améliorer la transmission de compétences. La priorité, pour mobiliser les Français de l'étranger, doit être de doter la représentation politique de vraies compétences - politique d'action sociale, accompagnement de l'emploi ou encore du programme Stafe, que le secrétaire d'État a évoqué. C'est une réforme de plus grande ampleur que le toilettage que nous proposons avec ces deux propositions de loi, que nous espérons voir prospérer à l'Assemblée nationale pour une application en 2020.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - Monsieur le secrétaire d'État, si tous les conseillers consulaires étaient membres de l'Assemblée des Français de l'étranger, cette assemblée comprendrait 443 personnes. Cela peut paraître beaucoup pour certains. Néanmoins, toute baisse du nombre d'élus des Français de l'étranger doit demeurer modeste afin de préserver une représentation de proximité.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - On peut travailler au maintien d'une proximité forte tout en réduisant le nombre d'élus, comme cela est envisagé pour les assemblées parlementaires, par exemple en abaissant le nombre de représentants dans les zones qui comptent de nombreux Français et en redistribuant les sièges dans les zones moins peuplées, où le besoin de proximité est plus grand.
EXAMEN DES ARTICLES DE LA PROPOSITION DE LOI
SELON
LA PROCÉDURE DE LÉGISLATION EN COMMISSION
Articles additionnels avant l'article 1er
Mme Hélène Conway-Mouret. - Je me réjouis que nous puissions améliorer la loi que j'ai portée en 2013 et du consensus qui se dégage. Les élus de proximité que sont les conseillers consulaires sont d'autant plus utiles que le réseau diplomatique et consulaire subit des coupes budgétaires.
En pratique, il n'y a qu'une seule élection au suffrage universel direct ; les électeurs se rendent aux urnes une fois, pour élire des conseillers consulaires, qui, eux-mêmes, élisent en leur sein les membres de l'AFE. Les délégués consulaires ne sont que des suivants de liste destinés à éviter la tenue d'élections partielles et à faire partie du corps électoral pour les élections nationales.
En 2013, nous avions souhaité que la dénomination de ces élus soit en phase avec celle qui prévaut en France pour les élus locaux - conseillers municipaux, départementaux, régionaux -, d'où cette appellation de « conseillers consulaires ». On observe toutefois que cela crée une confusion avec les agents consulaires ; mon amendement COM-14 tend donc à modifier cette dénomination. J'ai procédé à un sondage, et l'appellation « conseillers des Français de l'étranger » l'a emporté. Cela permettrait de clarifier les choses.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - Je comprends la démarche de notre collègue Hélène Conway-Mouret, mais la figure de conseiller consulaire commence seulement à s'installer auprès de nos compatriotes, et ce changement de nom serait source de confusion. Retrait ou avis défavorable.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - La dénomination proposée par Mme Hélène Conway-Mouret me semble utile pour éviter la confusion avec les agents consulaires. Avis favorable.
M. Pierre-Yves Collombat. - Je soutiens cette proposition de bons sens de notre collègue Hélène Conway-Mouret et ne comprends pas l'objection du rapporteur.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - On confond les deux fonctions, c'est vrai, entre les conseillers et les agents consulaires. Mais nous avons déjà du mal à faire connaître à l'étranger les conseillers consulaires ; en changeant à nouveau leur nom, nous allons créer encore plus de confusion !
M. Christophe-André Frassa. - Comme notre collègue Jean-Yves Leconte, j'ai été élu, voilà vingt-cinq ans, au Conseil supérieur des Français de l'étranger. De « délégués au Conseil supérieur des Français de l'étranger », nous sommes devenus « conseillers au Conseil supérieur des Français de l'étranger », puis « conseillers de l'Assemblée des Français de l'étranger » et enfin « conseillers consulaires ». Et on voudrait, après seulement un mandat, en faire des « conseillers des Français de l'étranger » ? Ces changements continuels d'appellation ne contribuent pas à la visibilité de ces élus et certains Français n'ont toujours pas compris la différence entre les conseillers à l'Assemblée des Français de l'étranger et les conseillers consulaires. Certains parlent encore des délégués au Conseil supérieur des Français de l'étranger... Restons-en à la dénomination de « conseiller consulaire » et ancrons une fois pour toutes cette terminologie.
Du reste, dans les territoires, j'entends rarement parler de « conseiller territorial » ou « départemental » ; on me parle bien plus de l'ancienne dénomination de « conseiller général » !
Mme Claudine Lepage. - Je soutiens l'amendement de notre collègue Hélène Conway-Mouret. Il ne s'agit pas d'une lubie irréfléchie...
M. Christophe-André Frassa. - Je n'ai pas dit cela !
Mme Claudine Lepage. - J'ai conscience que l'appellation a souvent changé, mais il est évident que le qualificatif « consulaire » entretient une confusion : pour nombre de nos compatriotes, il évoque le consulat et les agents consulaires.
L'amendement COM-14 n'est pas adopté.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - Aujourd'hui, un conseiller consulaire peut être vice-président du conseil consulaire, sans pouvoir propre. Avec mon amendement COM-18, la présidence du conseil serait désormais exercée par un membre élu et non plus par l'ambassadeur ou le chef de poste. C'est une marque de confiance envers les conseillers consulaires. L'adoption de cet amendement ferait tomber l'amendement COM-9 de notre collègue Jean-Yves Leconte, qui concerne le mode d'élection du vice-président des conseils consulaires.
L'amendement COM-10 est satisfait par mon amendement : le président du conseil consulaire, qui serait désormais un membre élu, convoquerait les réunions et en fixerait l'ordre du jour.
D'où une demande de retrait pour les amendements COM-9 et COM-10 ; à défaut, avis défavorable.
L'amendement COM-16 renvoie à un décret le mode d'élection, la durée du mandat, les conditions de remplacement et les attributions des vice-présidents des conseils consulaires. C'est un vrai sujet : l'État a du mal à dresser une liste des vice-présidents en exercice, notamment parce qu'il y a un fort taux de rotation et que les conditions d'exercice de ce mandat varient d'un conseil consulaire à l'autre. Avis favorable, donc, sous réserve de rectification : par cohérence avec mon amendement, il faudrait remplacer le mot « vice-président » par le mot « président ».
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Je ne méconnais pas la dimension symbolique de la présidence du conseil consulaire. Si elle est exercée par le représentant de l'administration, c'est qu'il est en charge de l'exécution d'un certain nombre de décisions - c'est donc sur lui que pèse la responsabilité.
Je vous soumets une proposition de synthèse : ne pourrait-on imaginer une coprésidence, associant deux présidents : l'un serait issu des conseillers consulaires élus, l'autre demeurerait le chef de poste ? Une telle formule les inciterait à travailler ensemble sur l'ordre du jour des réunions. C'est une proposition que je verse au débat, dans la perspective de la navette ; il me semble que ce chemin pourrait satisfaire les attentes tout en étant conciliable avec la réalité des fonctions du chef de poste. Sagesse, donc, sur l'amendement COM-18.
L'amendement COM-9 propose que le vice-président soit élu pour la durée du mandat. Il est vrai qu'aucune durée ne figure dans la loi de 2013. La pratique est d'ailleurs variable. Avis de sagesse également.
Si la formule de la coprésidence était retenue, je serais favorable à l'amendement COM-10. Mais dans le système actuel, l'ambassadeur ou le chef de poste doit continuer à fixer l'ordre du jour des réunions, notamment sur les sujets de sécurité et de défense. Avis défavorable.
Sur l'amendement COM-16, l'avis du Gouvernement est favorable.
M. Philippe Bas, président. - Monsieur Jean-Yves Leconte, acceptez-vous de rectifier votre amendement COM-16 pour le rendre compatible avec l'amendement COM-18 du rapporteur ?
M. Jean-Yves Leconte. - J'accepte.
Je reviens sur la proposition de confier la présidence des conseils consulaires à un membre élu. Le secrétaire d'État, sans y être totalement hostile, ne soutient pas cette démarche audacieuse. En 2013, nous avions fait passer la présidence de l'Assemblée des Français de l'étranger du ministre des affaires étrangères à un élu, mais nous n'avions pas eu l'audace, en créant les conseils consulaires, de prévoir qu'ils soient présidés par un élu. Sachant que le Gouvernement ne semblait pas prêt à accepter cette disposition, nous n'avons pas déposé d'amendement en ce sens ; mais, dès lors que l'audace de Mme le rapporteur la conduit à le proposer, nous y sommes favorables. Nous ne voudrions pas, néanmoins, que l'adoption de cette disposition bloque l'inscription de ces textes à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.
J'ajoute que la volonté de mieux définir les fonctions de président ou de vice-président du conseil consulaire est liée à la disposition, qui figure dans la proposition de loi organique, relative à la possibilité pour lesdits présidents ou vice-présidents de parrainer un candidat à l'élection présidentielle.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Un commentaire sur l'amendement COM-9 de notre collègue Jean-Yves Leconte. Si nous prévoyons que la présidence du conseil consulaire n'est plus assurée par un diplomate, la fonction de vice-président n'a plus de raison d'être. Le système des vice-présidences tournantes dans certaines circonscriptions est déjà très compliqué.
Un commentaire également sur la durée du mandat : six ans, c'est très long pour un vice-président des conseils consulaires.
Par ailleurs, pourquoi, en cas d'égalité des voix, l'élection serait-elle acquise au plus jeune, alors que l'article L. 253 du code électoral prévoit, pour les élections municipales, qu'elle l'est au plus âgé ?
M. Philippe Bas, président. - Ce que la loi a pu faire, elle peut le défaire, ou créer des exceptions.
S'agissant de la vice-présidence des conseils consulaires, l'adoption de l'amendement COM-18 du rapporteur ferait tomber les amendements COM-9 et COM-10.
M. Christophe-André Frassa. - Je voudrais obtenir un engagement de la part du Gouvernement : si nous votons le dispositif tel que le propose notre rapporteur, le travail législatif pourra-t-il se poursuivre ? Nous n'avons pas la main sur l'ordre du jour de l'Assemblée nationale, or il y a urgence à légiférer avant les prochaines élections consulaires de 2020.
Mme Hélène Conway-Mouret. - La création de cette vice-présidence au sein du conseil consulaire visait à fluidifier le dialogue entre les élus et l'administration. Je retiens la proposition d'une coprésidence, qui me semble relever du même état d'esprit qui a dicté la réforme de 2013, l'idée étant que l'administration et les élus travaillent main dans la main pour déterminer l'ordre du jour et le calendrier des réunions. L'amendement COM-16 de notre collègue Jean-Yves Leconte vise à ce que la fonction de vice-président soit bien définie par décret, ce qui n'avait pas été le cas en 2013.
M. Philippe Bas, président. - Monsieur le secrétaire d'État, vous voyez que votre proposition ne laisse pas indifférent - raison de plus pour que le Gouvernement inscrive ces textes à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - C'est à l'issue de la discussion sénatoriale que nous pourrons dire si nous avons collectivement bien travaillé - nous ne sommes qu'au début de l'examen de cette proposition de loi. Je partage en tout cas l'idée que nous pouvons partir de ce texte pour le toiletter et améliorer la loi du 22 juillet 2013, et forme le voeu que ce travail se fasse de manière collégiale.
L'amendement COM-18 est adopté et devient article additionnel.
Les amendements COM-9 et COM-10 sont satisfaits ou sans objet.
L'amendement COM-16 rectifié est adopté et devient article additionnel.
- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, vice-président -
M. Christophe-André Frassa. - Mon amendement COM-1 rectifié est la reprise d'une proposition de loi que j'ai déposée avec plusieurs collègues, pour construire un véritable statut pour les élus représentant les Français de l'étranger, inspiré de celui applicable aux élus locaux.
Il apporte de nouvelles garanties aux conseillers consulaires et aux membres de l'Assemblée des Français de l'étranger employés par une entreprise française ou par l'administration française. Il prévoit des autorisations d'absence pour assister aux réunions liées à l'exercice de ces mandats, ainsi qu'une interdiction de discrimination et de modification des horaires de travail en raison de ces absences. Ces dispositions ne concerneraient bien évidemment que les employeurs relevant de la loi française.
Il s'agit de la reprise d'une proposition de loi qu'avait déposée mon prédécesseur, notre regretté collègue Charles de Cuttoli en 1992 et qui, adoptée par le Sénat, n'a jamais été inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale ; je n'ai fait que l'actualiser. Nous avons toujours plaidé pour que le statut des représentants des Français de l'étranger soit rapproché de celui des élus locaux.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - Avis favorable.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Sagesse. L'idée est intéressante, dans l'absolu ; il s'agit de faciliter l'exercice du mandat de conseiller consulaire et de membre de l'Assemblée des Français de l'étranger. Mon inquiétude porte sur une éventuelle distorsion entre élus ; sachant la diversité de nos communautés françaises, seule une petite minorité pourra profiter d'un tel dispositif. Je ne voudrais pas que soit perturbé le climat de travail au sein des conseils consulaires.
M. Christophe-André Frassa. - Certes, mais la même distorsion existe en France entre les élus salariés et ceux qui sont chefs d'entreprise ou exercent une profession libérale !
M. Jean-Yves Leconte. - À ce stade de la discussion, je ne vois pas d'objection à soutenir cette proposition qui répond à une difficulté que rencontrent en effet certains élus. Reste qu'un décalage serait en effet ainsi créé au détriment des personnes employées par des entreprises de droit local. Dans les conseils consulaires, les élus relèvent souvent du statut indépendant.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - La réglementation applicable aux expatriés a changé depuis 1992 ; en outre, les vrais postes d'expatriés et les niveaux de rémunération ont diminué. L'intention est louable mais cet amendement creuserait les inégalités entre conseillers consulaires en favorisant ceux qui travaillent pour une entreprise française et les fonctionnaires. Ceux qui travaillent par exemple pour une filiale constituée à l'étranger, de droit local, ne seront pas concernés.
- Présidence de M. Philippe Bas, président -
Mme Hélène Conway-Mouret. - La réforme de 2013 a considérablement rajeuni et féminisé les conseils consulaires, dont les membres, en grande majorité, travaillent. Cet amendement me paraît aller dans le bon sens.
L'amendement COM-1 rect. est adopté et devient article additionnel.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - L'amendement COM-5 de notre collègue Ronan Le Gleut propose que les conseillers consulaires et les membres de l'Assemblée des Français de l'étranger se voient attribuer une carte d'identité barrée de tricolore, comme les parlementaires et les maires, et que leur rang protocolaire soit précisé par décret. Toutefois, la carte d'identité barrée de tricolore ne leur apporterait aucun droit nouveau.
L'amendement COM-2 rectifié bis de notre collègue Damien Regnard permettrait aux conseillers consulaires d'arborer l'écharpe tricolore, qui est portée par les maires mais également par les conseillers municipaux. Par un sous-amendement de compromis COM-26 rectifié, notre collègue Christophe-André Frassa propose de retenir les précisions relatives au rang protocolaire des conseillers consulaires.
Je propose que nous adoptions l'amendement COM-2 rectifié bis tel que sous-amendé par notre collègue Christophe-André Frassa ; quant à l'amendement COM-5, j'en demande le retrait ou l'avis défavorable.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Les dispositions relatives à la carte tricolore attribuée aux maires ne relèvent pas de la loi. S'agissant de l'ordre protocolaire, nous avons donné des instructions à propos des conseillers consulaires. Je m'engage à mettre en place un dispositif de carte permettant d'identifier les élus représentant les Français de l'étranger, mais nul besoin pour cela de passer par la loi. Retrait ?
Le parallèle est souvent fait, depuis le début de notre discussion, avec les élus locaux du territoire national ; or les conseillers municipaux ne portent pas l'écharpe tricolore, qui est réservée aux présidents d'exécutifs et à leurs adjoints. Il me paraît donc difficile d'envisager le port systématique de cette écharpe par l'ensemble des conseillers consulaires.
M. Philippe Bas, président. - Les conseillers départementaux et régionaux non membres de l'exécutif peuvent-ils porter l'écharpe tricolore ?
M. Pierre-Yves Collombat. - Non, ils se sont « fabriqué » des écharpes : celle de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur ressemble au drapeau roumain !
Initialement, l'écharpe n'était pas une décoration mais un insigne lié au pouvoir de police du maire, pouvoir notamment de disperser les attroupements. Que je sache, les conseillers consulaires n'ont pas de pouvoir de police. Cette inflation est pénible : tout devient décoratif !
M. Jean-Yves Leconte. - Je suis assez réservé, comme M. le secrétaire d'État, sur l'inscription de ce genre de mesures dans la loi.
M. Ronan Le Gleut. - Je suis satisfait par l'engagement pris par M. le secrétaire d'État. Je retire l'amendement COM-5.
L'amendement COM-5 est retiré.
Le sous-amendement COM-26 rect. est adopté ; l'amendement COM-2 rect. bis, ainsi sous-amendé, est également adopté et devient article additionnel.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - L'article 1er de la proposition de loi prévoit que l'État puisse conclure un contrat d'assurance global pour couvrir les conseillers consulaires et les membres de l'Assemblée des Français de l'étranger. Mon amendement COM-19 vise à ce que ce dispositif entre en vigueur à compter des prochaines élections de 2020.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - S'agissant du contrat d'assurance global, le mieux n'est-il pas l'ennemi du bien ? Cette formule permettrait-elle de mieux couvrir nos élus ? Nombre d'entre eux souscrivent des assurances auprès de compagnies locales qui offrent une meilleure couverture. Je suis donc réservé. Avis défavorable.
L'amendement COM-19 est adopté.
L'article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Article 2
L'amendement rédactionnel COM-20, accepté par le Gouvernement, est adopté.
L'article 2 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Articles additionnels après l'article 2
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - Avant 2016, un Français de l'étranger pouvait être inscrit sur la liste électorale consulaire et sur la liste d'une commune française. Cette « double inscription » est depuis interdite : nos compatriotes doivent choisir. Or s'il décide de s'inscrire sur une liste électorale en France, un conseiller consulaire perdra automatiquement son mandat. Cet « effet de bord » n'a pas été souhaité par le législateur lorsqu'il a modernisé les listes électorales en 2016.
L'amendement COM-11 de notre collègue Jean-Yves Leconte instaure un délai de mise en conformité : un conseiller consulaire pourrait s'inscrire sur une liste électorale en France afin d'y participer à une élection tout en conservant son mandat, dès lors qu'il se réinscrit sur la liste électorale consulaire dans un délai de trois mois. Avis favorable.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Avis plutôt réservé, cela permettrait de passer d'une liste électorale à l'autre...
M. Christophe-André Frassa. - La loi le permet déjà pour tous les citoyens, sauf les conseillers consulaires !
M. Jean-Yves Leconte. - Depuis la création du répertoire électoral unique, tout citoyen a le droit de modifier son inscription sur les listes électorales. Or il se trouve que, compte tenu d'une disposition de la loi du 22 juillet 2013 relative à la représentation des Français de l'étranger, les conditions d'éligibilité des conseillers consulaires sont vérifiées tout au long du mandat. Il suffit donc qu'un conseiller consulaire s'inscrive sur la liste de sa commune française pour qu'il perde d'office son mandat, ce qui constitue une inégalité flagrante devant la loi. Une question prioritaire de constitutionnalité a d'ailleurs été déposée à ce sujet.
L'amendement COM-11 est adopté et devient article additionnel.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - Les listes pour les élections consulaires comprennent un nombre de candidats égal au nombre de sièges à pourvoir, augmenté de trois. Le groupe socialiste et républicain propose d'augmenter le nombre de personnes à inscrire sur la liste : l'amendement COM-12 vise à ajouter entre cinq et huit noms, contre trois aujourd'hui ; l'amendement COM-6, qui propose d'en ajouter cinq, paraît plus simple à mettre en oeuvre.
Reste que dans les circonscriptions de taille moyenne, les candidats devront trouver deux membres supplémentaires pour que leurs listes soient régulièrement enregistrées. C'est une contrainte supplémentaire dont il est difficile d'évaluer les conséquences concrètes - en 2014, il a parfois été difficile de constituer des listes de candidats. Je demande donc le retrait de l'amendement COM-12 et émets un avis de sagesse sur l'amendement COM-6.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Même avis, au nom des mêmes arguments. Éviter des élections partielles est louable, mais attention à ne pas dissuader la constitution de listes de candidats.
M. Christophe-André Frassa. - Il y a eu très peu d'élections partielles malgré un fort taux de rotation des élus depuis les élections de 2014. En Nouvelle-Zélande, une seule liste a été présentée, aucune en Ukraine ! Si nous imposons aux téméraires qui souhaiteraient se présenter de trouver des candidats supplémentaires, qui plus est en respectant la règle de la parité, nos compatriotes seront dissuadés de se présenter...
Mme Claudine Lepage. - Compte tenu de la mobilité des Français de l'étranger, ces trois noms supplémentaires se sont révélés, à l'usage, insuffisants. Porter cette réserve à cinq noms me paraît tout à fait raisonnable. D'ailleurs, lors des élections au Conseil supérieur des Français de l'étranger, institution à laquelle a succédé l'AFE, une réserve de trois à cinq candidats était toujours prévue, sans que cela pose problème. Il s'agit simplement d'éviter à l'administration d'organiser trop souvent des élections partielles.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Si l'amendement COM-12 est adopté, toutes les listes n'auront pas le même nombre de candidats et leur élaboration sera rendue plus difficile encore qu'elle ne l'est déjà. Je suis défavorable à cet amendement.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - À l'issue de cette discussion, je propose de repousser les amendements COM-12 et COM-6.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Même avis.
Les amendements COM-12 et COM-6 ne sont pas adoptés.
Article 3
L'amendement rédactionnel COM-21 est adopté.
L'article 3 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - Mon amendement COM-22 poursuit deux objectifs : laisser plus de temps à l'administration pour acheminer les plis de l'élection des membres de l'Assemblée des Français de l'étranger, suivant l'esprit de l'exposé des motifs de la proposition de loi, d'une part, et adapter le calendrier de cette élection, d'autre part, notamment pour purger plus rapidement les contentieux relatifs à l'enregistrement des candidatures.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Tout en adhérant à la philosophie de cet amendement, j'attire votre attention sur la difficile compatibilité des délais inscrits à l'article 4. Il faut s'assurer que le calendrier tienne la route.
L'amendement COM-22 est adopté.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - L'amendement COM-4 de notre collègue Olivier Cadic clarifie le déroulement des élections sénatoriales pour les Français de l'étranger en dissociant, d'une part, l'introduction dans l'urne des plis remis à l'administration et, d'autre part, le vote à l'urne. Il reprend l'un des objectifs de la proposition de loi tout en évitant certaines confusions. Avis favorable.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Avis favorable.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je voudrais que nous soyons bien d'accord : il ne s'agit pas d'un dépouillement. Il y a, en effet, trois phases dans le vote par remise de pli à l'administration : le conseiller consulaire vote par anticipation, place son bulletin dans une enveloppe qu'il contresigne, et l'ensemble des enveloppes sont acheminées à Paris pour le jour des élections.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - Tous les plis sont dépouillés en même temps, que l'électeur ait voté à l'urne ou par remise de pli à l'administration.
L'amendement COM-4 est adopté.
L'article 4 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - La proposition de loi prévoit de créer une commission centrale de propagande afin d'harmoniser les contrôles de conformité des professions de foi et des bulletins de vote des candidats. Il s'agit d'un point important du rapport d'information de nos collègues Christophe-André Frassa et Jean-Yves Leconte, mais également d'une demande forte de la représentante de l'Assemblée des Français de l'étranger que nous avons auditionnée.
Mon amendement COM-23 préserve cette avancée tout en améliorant le fonctionnement de la commission centrale de propagande et en tenant compte des contraintes de l'administration.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Le Gouvernement est très réticent à l'idée de mettre en place une telle commission centrale. Le maintien d'un système de contrôle au niveau local nous paraît le plus adapté ; nous envoyons des instructions aux ambassadeurs et aux consuls pour expliciter le code électoral. En termes logistiques, la mise en place d'une telle commission me paraît irréaliste. Avis défavorable.
M. Christophe-André Frassa. - Monsieur le secrétaire d'État, vous n'avez pas vécu dans votre chair la campagne des élections consulaires de 2014 ! On ne peut pas exiger de chaque chef de poste ou de chaque consul qu'il soit un esthète du droit électoral ! Les chefs de poste ne sont pas tous en mesure de saisir les instructions que vous envoyez - tout simplement, ce n'est pas leur métier ; ils n'y ont pas été formés.
L'avantage d'une commission centrale de propagande, c'est que toutes les professions de foi seraient contrôlées au Quai d'Orsay, ce qui nous éviterait bien des problèmes - j'ai vu des chefs de poste « retoquer » des professions de foi en tous points conformes à la législation, laquelle est pourtant très claire, et j'ai eu, en 2014, des conversations parfois surréalistes avec eux sur l'interprétation du code électoral. Une commission centrale de propagande est donc nécessaire, à l'aune de ce qui se fait dans tous les départements. Il faut faire remonter cette compétence là où sont les spécialistes du droit électoral.
L'amendement COM-23 est adopté.
L'article 5 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Article additionnel après l'article 5
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - Mon amendement COM-24 impose la consultation de l'Assemblée des Français de l'étranger lorsque le Gouvernement envisage de ne pas autoriser le vote par Internet pour les élections consulaires. Il reprend une proposition du rapport d'information que j'ai rédigé avec notre collègue Yves Détraigne en 2018.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Cet amendement est le fruit de l'histoire : il tire les conséquences de la volte-face tardive intervenue, sur ce dispositif, lors des élections législatives de 2017. À l'époque, la décision de ne pas recourir au vote par Internet fut prise par le Gouvernement sur proposition du bureau du vote électronique, qui comprend cinq membres de l'AFE, laquelle se trouvait donc être partie prenante dans l'élaboration de cette recommandation. Mon avis est donc réservé.
Nous avons mis en place une équipe renforcée dédiée à la mise en oeuvre du vote par Internet, notamment en vue des élections consulaires de 2020. Nous avons fait en sorte que les tests grandeur nature soient conduits avant l'été 2019 et qu'un dispositif soit homologué début 2020. L'engagement humain et financier est au rendez-vous.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je partage la position du rapporteur. Une question néanmoins : l'avis de l'Assemblée des Français de l'étranger sera-t-il simple ou conforme ? Comment le mécanisme va-t-il fonctionner ?
M. Jean-Yves Leconte. - Il s'agit avant tout d'une obligation d'information. On ne saurait imaginer davantage : c'est le Gouvernement, en liaison avec le bureau du vote électronique et l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), qui évalue la menace de piratage et, partant, la faisabilité du vote par Internet. Je ne pense pas que cette responsabilité puisse se partager. Inscrire dans la loi l'obligation d'informer l'AFE me semble logique, mais l'avis de celle-ci ne saurait être un avis conforme.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Chaque année, l'AFE se réunit à deux reprises, en septembre et en mars. Si la décision est prise en dehors de ces périodes, faudra-t-il réunir spécialement l'AFE, avec tous les frais afférents, pour la consulter ?
M. Jean-Yves Leconte. - La consultation n'a pas forcément lieu lors d'une réunion plénière.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Il est important de le préciser. Sur cet amendement, sagesse.
L'amendement COM-24 est adopté et devient article additionnel.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - La proposition de loi prévoit l'organisation d'une élection partielle en cas d'élection consulaire infructueuse. Il s'agit de répondre aux difficultés rencontrées en Ukraine, où aucun candidat ne s'est présenté en 2014. Mon amendement COM-25 maintient cette disposition tout en ajustant la rédaction pour s'assurer de l'application des règles traditionnelles d'organisation des élections partielles.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Sagesse.
L'amendement COM-25 est adopté.
L'article 6 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Articles additionnels après l'article 6
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - L'amendement COM-7 de notre collègue Hélène Conway-Mouret remplace l'expression de « délégué consulaire » par celle de « délégué électoral ». Son adoption ne modifierait pas les fonctions des délégués consulaires. Comme aujourd'hui, ils ne pourraient pas remplacer les conseillers consulaires en cas d'absence à une réunion. Sagesse.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Il y a, en effet, parfois confusion autour de la dénomination actuelle de « délégué consulaire ». « Délégué électoral » évoque peut-être l'agent électoral... Je suis ouvert à l'idée de retravailler l'intitulé. Pourquoi pas un titre plus explicite encore, comme « délégué pour l'élection des sénateurs représentant les Français de l'étranger » ? Sagesse.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - La véritable réforme aurait été de donner davantage de pouvoirs aux délégués consulaires, pour qu'ils fassent autre chose que voter aux élections sénatoriales. Au lieu de diminuer encore leur prestige et de les cantonner au simple rôle de grands électeurs, il faudrait leur donner, par exemple, la possibilité d'assister au conseil consulaire, même sans voix, et de remplacer les conseillers consulaires lorsqu'ils sont absents.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Cet amendement est très différent de mon amendement COM-14, qui visait simplement à donner aux conseillers consulaires, qui seraient devenus des « conseillers ders Français de l'étranger », davantage de visibilité.
La réforme de 2013 a poussé la démocratie jusqu'au bout : au lieu d'être nommés, les délégués consulaires qui votent aux élections sénatoriales, sans être élus à proprement parler, figurent sur la liste. Lorsqu'un conseiller consulaire démissionne, le délégué prend sa place, ce qui évite une élection partielle. Mais dans la plupart des circonscriptions, les délégués, bien qu'ils figurent sur une liste et soient donc, en un sens, élus démocratiquement, ont pour seule fonction de voter aux élections sénatoriales. Il est donc malheureux d'entretenir la confusion quant à leurs missions, qui sont totalement différentes de celles des conseillers consulaires.
Mme Claudine Lepage. - Les délégués consulaires ont été créés pour élargir le collège électoral des sénateurs ; même s'ils figurent sur une liste où des conseillers consulaires sont élus, ils ne sont pas eux-mêmes élus. Leur rôle est de voter aux élections sénatoriales, point.
M. Philippe Bas, président. - Les délégués consulaires sont malgré tout élus, puisqu'ils figurent sur la liste de candidats.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Oui, ils sont bien élus.
M. François Grosdidier. - Il serait bon de clarifier la terminologie : je rappelle que le titre de « délégué consulaire » désigne aussi les élus des professionnels, commerçants et chefs d'entreprise chargés d'élire les membres des tribunaux de commerce !
M. Christophe-André Frassa. - Nos collègues du groupe socialiste et républicain souhaitaient tout à l'heure donner de la visibilité aux conseillers consulaires en les dénommant « conseillers des Français de l'étranger ». Avec cet amendement, c'est tout l'inverse : on renvoie les délégués consulaires à leur triste réalité - n'être que des bulletins de vote !
Ces personnes, qui figurent sur la liste des candidats et sont élues dans les mêmes termes que les conseillers consulaires, n'ont un rôle qu'à deux reprises en six ans de mandat : voter aux élections sénatoriales. Pour citer Edmond Rostand, « c'est un peu court, jeune homme ! ». On a voulu jouer la démocratie jusqu'au bout, en effet, mais cela n'engendre que frustration. Depuis l'élection sénatoriale de 2017, les délégués consulaires ne servent plus à rien jusqu'au renouvellement sénatorial de 2020 ! Leur mandat s'est arrêté en 2017, un certain dimanche de résultats électoraux. Les appeler « délégués électoraux » les renvoie, c'est certain, à leur triste réalité. Je pense que nous pourrions réfléchir à autre chose pour ces 68 délégués consulaires.
M. Pierre-Yves Collombat. - On pourrait aussi s'interroger sur l'utilité de représenter au Sénat les Français de l'étranger, puisque ceux-ci élisent désormais des députés. La deuxième chambre représente des territoires. Je ne développe pas plus ma pensée...
M. Philippe Bas, président. - Je suis très attaché pour ma part à la représentation des Français de l'étranger au Sénat.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. -Il convient d'élargir le collège pour l'élection des sénateurs : 1,3 million de Français sont inscrits sur les listes électorales consulaires, ce qui correspond à peu près au corps électoral de la Ville de Paris. Or à Paris on compte environ 2 000 grands électeurs. Il y a une marge de progression pour accroître le collège électoral des élections sénatoriales !
Mme Hélène Conway-Mouret. - Il est très important de dissiper toute confusion quant au rôle des délégués consulaires. S'ils étaient élus, ils s'appelleraient « conseillers consulaires » et nous aurions 68 conseillers supplémentaires. Il y a bien une différence dans les fonctions. Ce que nous souhaitions en 2013, c'est que les délégués ne soient pas nommés par les conseillers consulaires, mais figurent sur la liste présentée.
L'amendement COM-7 n'est pas adopté.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - L'amendement COM-8 rectifié de notre collègue Hélène Conway-Mouret concerne un sujet compliqué mais important. Le droit en vigueur impose l'organisation d'une élection partielle lorsque la liste de délégués consulaires est épuisée. Or les délégués consulaires remplissent deux fonctions : remplacer les conseillers consulaires et participer aux élections sénatoriales. Pourquoi élire des délégués lorsqu'aucun siège de conseil consulaire n'est vacant et lorsque les élections sénatoriales sont déjà passées ?
Notre collègue propose une solution de compromis : une élection partielle de délégués consulaires serait organisée en amont des élections sénatoriales, si nécessaire, non en aval. Le régime de remplacement des conseillers consulaires ne serait pas modifié. Favorable.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Sagesse. Le dispositif en vigueur a des avantages, mais il est parfois compliqué.
L'amendement COM-8 rectifié est adopté et devient article additionnel.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - La Caisse des Français de l'étranger (CFE) assure nos compatriotes établis hors de France en matière de maladie, de maternité, d'accident du travail et de vieillesse.
Les amendements COM-13 et COM-15 modifient la composition de son conseil d'administration. Les associations patronales perdraient un représentant, au profit des chambres de commerce et d'industrie ; et les quinze membres représentant les assurés ne seraient plus élus par les 90 membres de l'Assemblée des Français de l'étranger mais par les 443 conseillers consulaires.
Avis défavorable.
La Caisse des Français de l'étranger a été réformée tout récemment, par la loi du 24 décembre 2018, issue d'une initiative sénatoriale. Il semble difficile de modifier la composition dans son conseil d'administration sans la consulter préalablement.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Même avis.
M. Jean-Yves Leconte. - Pour que la Caisse des Français de l'étranger soit mieux connue, il serait bon que les chambres de commerce et d'industrie à l'étranger soient représentées au sein de son conseil d'administration.
La Caisse des Français de l'étranger et son conseil d'administration ont aujourd'hui plus de responsabilités dans la politique tarifaire et la définition des prestations remboursées. C'est aux 443 conseillers consulaires de voter directement pour désigner le conseil d'administration, non aux seuls conseillers de l'Assemblée des Français de l'étranger.
Les Français de l'étranger doivent pouvoir participer à la définition des orientations et être impliqués plus directement dans la désignation des représentants de la Caisse des Français de l'étranger. Or, aujourd'hui, ils élisent des conseillers consulaires, qui élisent eux-mêmes les membres de l'AFE, qui désignent des représentants au conseil d'administration de la Caisse. Cette désignation au troisième degré est aberrante !
Mme Claudine Lepage. - Exact !
L'amendement COM-13 n'est pas adopté, non plus que le COM-15.
La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.
- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, vice-président -
EXAMEN DES ARTICLES DE LA PROPOSITION DE LOI
ORGANIQUE
SELON LA PROCÉDURE DE LÉGISLATION EN
COMMISSION
Article additionnel avant l'article 1er
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - L'amendement COM-2 vise à modifier la dénomination des conseillers consulaires, alors que les Français de l'étranger sont en train de s'approprier ce terme. Retrait, à défaut de quoi avis défavorable.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Favorable par cohérence.
Mme Hélène Conway-Mouret. - La dénomination des « conseillers consulaires » pose des problèmes, localement.
M. Jean-Pierre Sueur, président. - Certes, mais l'amendement peut paraître incohérent avec la position que la commission a prise sur la proposition de loi.
L'amendement COM-2 n'est pas adopté.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - L'amendement COM-3 de cohérence prend en compte, d'une part, le souhait de confier la présidence des conseils consulaires à un membre élu et, d'autre part, les modifications apportées par la loi de 2016 sur la révision des listes électorales.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Sagesse par cohérence. Nous souhaitons une coprésidence...
L'amendement COM-3 est adopté.
L'article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Article additionnel après l'article 1er
M. Jean-Yves Leconte. - L'amendement COM-1 vise à résoudre une difficulté concernant la composition de la commission de contrôle des listes électorales. Dans une circonscription électorale, il peut y avoir de nombreuses circonscriptions consulaires, donc de commissions de contrôle. Donnons de la souplesse au système en permettant de désigner dans la commission de contrôle des électeurs non seulement de la circonscription consulaire mais, plus largement, de la circonscription d'élection. L'amendement répond à un besoin de simplification.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - Favorable.
L'amendement COM-1, accepté par le Gouvernement, est adopté et devient article additionnel.
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - L'amendement COM-4 est une coordination.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État. - Sagesse, par coordination.
L'amendement COM-4 est adopté.
L'article 2 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Article 3
L'article 3 est adopté sans modification.
Article 4
L'amendement rédactionnel COM-5 est adopté, le Gouvernement s'en remettant à la sagesse de la commission.
L'article 4 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
La proposition de loi organique est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Le sort des amendements à la proposition de loi examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
Le sort des amendements à la proposition de loi organique examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
La réunion est close à 13 h 10.