Jeudi 12 juillet 2018
- Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -
La réunion est ouverte à 8 h 35.
Rapport d'information de MM. Jean Bizet et Christian Cambon
M. Christian Cambon, président. - Nous qui revenons d'Irlande avons en tête que le 12 juillet est une date importante ! Nous vous proposons un point d'étape, même si la conjoncture britannique est mouvante - de nouveaux développements apparaîtront sans doute dans les jours et les semaines à venir.
Conformément au référendum du 23 juin 2016, le Royaume-Uni deviendra le 29 mars 2019 un État tiers, sorti de l'Union européenne. Il a choisi de partir. Nous regrettons ce choix mais le respectons. Cependant, à moins de neuf mois de l'échéance, le pays ne sait toujours pas où il veut aller. La direction suivie par le gouvernement britannique est chaotique : la démission cette semaine de David Davis, puis de Boris Johnson, relance un feuilleton dont l'Union européenne est la spectatrice désolée.
Theresa May, qui semblait vendredi dernier lors de son séminaire gouvernemental à Chequers avoir choisi la voix d'un soft Brexit, en proposant la création d'une zone de libre-échange pour les biens, pourrait avoir à subir un vote de défiance, provoqué par 40 à 60 parlementaires eurosceptiques les plus durs, tenants d'un hard Brexit, c'est-à-dire d'une coupure la plus nette. Ceux-ci n'ont probablement pas de majorité, ni de projet alternatif susceptibles de l'emporter. Mais des reconfigurations sont possibles. La Première ministre pourrait avoir besoin du soutien de parlementaires de l'opposition pour avancer. La situation demeure donc imprévisible. Les négociations avec l'Union européenne, qui ont avancé sur certains points, restent au point mort sur d'autres, en particulier sur l'Irlande. Or l'horloge tourne. C'est peu de dire que le temps presse.
Nous étions parmi les premiers à dire, dès 2017, qu'un échec des négociations était possible ; à l'heure qu'il est, ce scénario du « no deal » est de moins en moins improbable. Il serait aussi dommageable pour l'Union que pour le Royaume-Uni : c'est pourquoi nous tenons à exprimer nos inquiétudes et lançons aujourd'hui un cri d'alarme.
Une délégation de notre groupe de suivi s'est rendue la semaine dernière à Dublin, Belfast et Londres. Nous y avons pleinement mesuré le coût économique et humain du Brexit. Il est considérable, tant pour le Royaume-Uni que pour l'Union européenne, et particulièrement élevé pour l'Irlande, écartelée entre son appartenance à l'Union et sa proximité historique, géographique et économique avec le Royaume-Uni.
Un échec des négociations doit absolument être évité ; pour autant, l'Union européenne ne doit pas reculer sur un certain nombre de principes qui constituent ses lignes rouges... Cette équation est aujourd'hui sans solution.
Dans les négociations de l'accord de retrait, le règlement financier est probablement la question la moins problématique. Le Royaume-Uni a accepté de régler à l'Union européenne une somme estimée provisoirement à 45 milliards d'euros. Londres et Bruxelles ont clarifié la méthode de calcul du montant final, qui devrait en fait être situé entre 50 et 75 milliards d'euros. Le compromis trouvé est satisfaisant mais il faudra veiller à ce que cette question ne ressurgisse pas dans la négociation. Habilement, aucun chiffre définitif n'a été établi, mais une méthodologie a été définie, elle devra être respectée.
Certains partisans du Brexit continuent à considérer cette dette comme une possible monnaie d'échange. Et l'opinion publique - qui n'a pas du tout été préparée lors de la campagne à un coût du Brexit -, pourrait réagir à l'importance des chiffres et mettre le gouvernement britannique sous pression.
La situation des personnes suscite des inquiétudes fortes et légitimes. C'est l'une des questions clefs du Brexit, alors que 3,6 millions de citoyens européens, dont environ 300 000 Français, sont établis au Royaume-Uni, et environ 1,2 million de Britanniques dans l'Union européenne. Un accord provisoire a été trouvé le 19 mars 2018. La libre-circulation et l'acquis communautaire continueront à s'appliquer pendant la période de transition, c'est-à-dire jusqu'au 31 décembre 2020. Au-delà de cette date, les citoyens ayant cinq ans de résidence pourront bénéficier d'un statut de résidence permanente. Ceux établis depuis moins de cinq ans pourront obtenir un statut de pré-résident. Les démarches simplifiées à accomplir ont été précisées en juin par le ministère de l'Intérieur britannique. Trop de questions demeurent toutefois non résolues. J'ajoute que sur ce sujet, un protocole séparé de l'accord de retrait est nécessaire, afin que ses dispositions soient préservées en cas d'échec des négociations.
Comme nous le lui avons dit lors de notre déplacement à Londres, le gouvernement britannique doit par ailleurs répondre aux questions posées par les associations de résidents, doter l'administration de capacités d'enregistrement suffisantes et lancer une large campagne d'information, afin que tous les citoyens européens puissent exercer leurs droits. Une définition de ceux-ci par la loi, donc par le Parlement britannique, plutôt que par le seul ministère de l'Intérieur est souhaitable car elle garantirait davantage de stabilité aux résidents européens.
L'extinction de la compétence de la Cour de justice de l'Union européenne au bout de huit ans est un autre point d'attention, de même que la mise en place annoncée d'une autorité indépendante, car la réalité de ses moyens juridiques et financiers reste encore très incertaine. A l'inverse, les citoyens britanniques sont inquiets de leur futur statut dans l'Union européenne. Des clarifications devront leur être apportées.
L'Irlande est le noeud gordien des négociations du Brexit. Nous l'avons constaté sur place : les tensions entre communautés sont encore palpables, et la sortie de l'Union remet en cause les fondements de la paix. Alors que 56 % des Nord-Irlandais ont rejeté le Brexit, la formation d'un gouvernement en Irlande du nord est bloquée depuis dix-huit mois. Quand sera-t-il constitué, quand pourra-t-il faire entendre sa voix ?
Plusieurs de nos interlocuteurs ont exprimé la crainte d'être sacrifiés par l'Union européenne, en bout de négociation, pour arracher un accord. Certains partisans du Brexit entendent, par ailleurs, dans une sorte de chantage, faire peser sur l'Union européenne la responsabilité des décisions à prendre en conséquence du Brexit. Plus l'échéance du 29 mars approchera, plus les pressions seront grandes. L'Union ne devra, en aucun cas, reculer sur ses lignes rouges.
Faute de proposition crédible de la part du gouvernement britannique, la seule option acceptable semble celle, formulée par Michel Barnier, du « backstop », qui consiste à créer une zone réglementaire et douanière commune entre l'Union européenne et l'Irlande du nord. Des contrôles en mer d'Irlande seraient nécessaires : il en existe déjà, en raison de certaines réglementations divergentes entre l'Irlande et le Royaume-Uni. Mais le gouvernement britannique considère cette proposition comme inacceptable. Les Brexiters les plus durs voient même là une volonté de l'Union européenne d'annexer l'Irlande du Nord...
Le rétablissement d'une frontière intra-irlandaise, même légère, est impensable, car elle est longue de 500 kilomètres, absolument invisible, et franchie chaque jour par 30 000 personnes. La liberté de circulation, qui date de 1922, est l'un des fondements politiques de la paix, dans une région où la mémoire du conflit qui a fait 3500 morts reste vive. Il importe de sauvegarder les accords de paix du Vendredi saint. N'oublions pas que dans les régions frontalières, les communautés restent profondément divisées. Les quartiers catholiques et protestants, à Belfast, sont fermés la nuit !
M. Jean Bizet, président. - On y voit des affiches de solidarité avec les Catalans...
M. Christian Cambon, président. - Oui, et le 12 juillet, je vous le disais en préambule, est une date importante : les « orangistes » protestants célèbrent la victoire de Guillaume d'Orange sur le roi catholique Jacques II lors de la bataille de la Boyne en 1690. Cet anniversaire donne souvent lieu à des débordements.
Il importe que l'Union européenne conserve un front uni, et qu'elle continue à marquer sa solidarité avec l'Irlande, qui a joué la carte européenne avec confiance. Nos collègues irlandais nous ont dit à quel point ils ont besoin de l'Europe et singulièrement, de la France.
M. Jean Bizet, président. - Nous avons eu des échanges fermes avec un Brexiter déterminé.
L'Union européenne n'est pas partie aux accords du Vendredi saint, mais elle a, au fil du temps, consacré 3,5 milliards d'euros à leur mise en application. Nous préférerions qu'ils demeurent en vigueur !
Nous avons souhaité faire un nouveau point sur l'état d'avancement des négociations, à la veille d'échéances décisives pour la suite du processus de retrait. Dans son premier rapport de 2017, le groupe de suivi avait exposé les difficultés que comportaient les négociations et mis en garde contre le risque de leur échec. Un an après, nous ne pouvons malheureusement que constater que nos inquiétudes étaient fondées. Nous renouvelons notre vive préoccupation sur l'éventualité d'une absence d'accord. Le temps presse : il ne reste que quelques mois pour aboutir.
Je retire deux impressions de notre déplacement en Irlande et à Londres. D'abord, la perception de l'extrême fragilité de la paix établie en Irlande du Nord. Des tensions peuvent resurgir à tout moment. Il ne faut rien faire qui puisse relancer le conflit. L'Union européenne a pris ses responsabilités, au gouvernement du Royaume-Uni d'assumer les siennes. Ensuite, l'incroyable assurance, pour ne pas dire plus, des Brexiters les plus durs qui semblent à la fois très sûrs de leur fait et complètement déconnectés des réalités pour proposer des solutions crédibles. Je songe aux élégants propos de Boris Johnson sur les récriminations des acteurs économiques, Airbus ou BMW...
La période de transition a été actée jusqu'au 31 décembre 2020. Pendant cette période, le Royaume-Uni aura plus de devoirs que de droits. C'est le paradoxe d'une situation aux antipodes de ce que souhaitaient les Brexiters. Le Royaume-Uni devra appliquer toutes les décisions de l'Union sans participer à leur élaboration. Les quatre libertés, dont la libre circulation des personnes, seront maintenues. Mais cette période de transition n'est pas définitivement acquise. Elle n'entrera en vigueur que si les deux parties se mettent d'accord sur le retrait. En outre, la vigilance demeure nécessaire : nous évoquons dans le rapport les « sinuosités » de la position britannique sur les obligations à respecter pendant cette période.
Sur le cadre des relations futures, nous exposons dans le rapport les différentes options envisageables. La solution hybride avancée par le gouvernement britannique, qui doit être étayée dans son Livre blanc, conduirait le Royaume-Uni à bénéficier d'avantages en n'étant soumis qu'à de faibles contraintes. Elle prévoit également un accès ciblé au marché européen. Cette option n'est pas acceptable. Une approche secteur par secteur compromettrait l'intégrité et le bon fonctionnement du marché unique. Celui-ci est la grande réalisation de la construction européenne, il ne peut être fragilisé pour régler les problèmes de politique intérieure d'un Etat. Cet accord « à la carte » laisserait par ailleurs ouverte la question de la frontière avec l'Irlande.
Il revient donc au Royaume-Uni de répondre aux conditions fixées par le Conseil européen du 23 mars 2018. L'accord commercial ne saurait offrir au Royaume-Uni les mêmes avantages que le statut d'Etat membre ni équivaloir à une participation à tout ou partie du marché unique. Les Brexiters les plus durs disent en substance : « Vous voulez une frontière en Irlande du Nord, à vous de la gérer ». Nous leur répondons : « Non ! ».
Le rapport évoque aussi les enjeux pour certains secteurs économiques directement concernés par le retrait du Royaume-Uni. Le futur accord de libre-échange devra préciser les règles relatives aux origines des produits agricoles, au suivi et les contrôles à mettre en place. Le Royaume-Uni ne doit pas se transformer en une plateforme de réexpédition de produits issus de pays tiers. Nous demandons également le maintien des possibilités de pêches et des accès existants aux eaux pour tous les types de bateaux et la mise en place d'une gestion commune et durable des stocks. Il est indispensable de garantir le maintien de deux accords : la convention de Londres sur la pêche, signée en 1964, et l'accord dit de de la baie de Granville, signés par la France et le Royaume-Uni en juillet 2000. Les professionnels, après avoir cru pouvoir récupérer des zones de pêche, se prononcent aujourd'hui pour le statu quo. En matière industrielle, l'accord de libre-échange devra limiter les barrières non-tarifaires, prévoir des droits de douane limités et juguler les difficultés logistiques liées au rétablissement d'un contrôle douanier.
Un régime d'équivalence s'impose pour les services financiers afin d'éviter une concurrence exacerbée entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. En outre, les chambres de compensation installées à Londres devraient, conformément à l'avis de la Banque centrale européenne, être transférées sur le territoire de l'Union. Enfin, le Royaume-Uni demeurera un partenaire de défense essentiel pour l'Europe. La coopération devra aussi rester forte en matière de sécurité intérieure et de lutte contre le terrorisme.
Beaucoup de questions demeurent sans réponse. Aucun accord ne peut être envisagé si la question irlandaise, majeure, n'est pas réglée dans des conditions qui préservent l'équilibre toujours fragile de l'accord du Vendredi saint ; nous demeurons attentifs à la situation des ressortissants européens - Olivier Cadic nous a fait rencontrer l'association des résidents installés sur place, cela a été fort intéressant - et constatons les très vives préoccupations des secteurs économiques. Or nos interlocuteurs ne semblent pas conscients de tous ces problèmes ou ne veulent pas l'être.
L'Union européenne a très tôt affirmé ses priorités tant pour l'accord de retrait que pour le cadre des relations futures qui devra respecter l'intégrité du marché unique. Son message a été porté avec ténacité par Michel Barnier. Nous lui rendons hommage car sa mission est difficile ! Les 27 ont su préserver leur unité, ils devront la maintenir dans la suite des discussions.
La position britannique, elle, apparaît beaucoup moins assurée et donne le sentiment d'un pilotage à vue. Les derniers événements nous rappellent à quel point les divisions sont prononcées sur la conduite à tenir. Une clarification pourrait venir d'une nouvelle consultation du peuple, conditionnée à l'avènement d'une majorité parlementaire ayant porté cette intention dans la campagne électorale.
Notre groupe de suivi restera mobilisé dans les prochains mois sur ce dossier ô combien complexe. Nous adresserons notre rapport à Michel Barnier, que nous devions voir en juillet : nous l'auditionnerons fin septembre ou début octobre, nous y verrons peut-être plus clair alors.
M. Christian Cambon. - Le Brexit est un défi pour la sécurité et la défense de l'Europe. Des voix s'élèvent au Royaume-Uni en faveur d'un rayonnement mondial « Global Britain » mais il faudra bien revenir à la réalité des faits : face au terrorisme et au retour des États puissance, un front commun de l'Union européenne et du Royaume-Uni est nécessaire. Nos intérêts et nos valeurs demeureront fondamentalement communs. Le Royaume-Uni peut quitter l'Union européenne mais il ne peut pas quitter l'Europe !
Le gouvernement britannique en est conscient et l'a exprimé à de multiples reprises. Il faudra trouver les voies et moyens d'une association étroite des Britanniques à la sécurité et à la défense du continent, par exemple un traité de sécurité et de défense. La coopération devra également rester forte en matière de sécurité intérieure, tout particulièrement dans le domaine des échanges d'information.
Enfin, la relation franco-britannique devra continuer à être l'un des socles de l'Europe de la défense, le Royaume-Uni étant le seul pays européen à partager la culture stratégique de la France. Le sommet de Sandhurst a récemment confirmé les orientations des traités de Lancaster House. Il faudra toutefois rester vigilant, étant donné la situation politique au Royaume-Uni et le risque de tentations non-interventionnistes. L'implication de notre voisin d'outre-Manche dans des programmes capacitaires communs, devant contribuer à l'autonomie stratégique de l'Europe, reste à confirmer. C'est le cas pour le système de combat aérien futur (SCAF). Dans la marine, l'Europe doit pouvoir disposer en permanence d'un porte-avions, or la France en a un seul pour encore longtemps, et les Britanniques en ont lancé un récemment, l'autre est en phase d'essais. Ils nous ont aidés au Sahel (avec trois hélicoptères Chinook) et en Syrie. J'ai moins d'inquiétudes pour la défense que pour le secteur économique...
La situation est évolutive, imprévisible. La solution politique - des élections générales ? - n'est pas de notre ressort. Mais le temps presse et lorsque l'on mesure l'énormité des problèmes, on s'interroge sur l'issue de cette affaire. Comme Jean Bizet l'a déclaré à nos interlocuteurs irlandais, c'est un suicide collectif !
M. Simon Sutour. - La situation est effectivement dramatique. Les images actuelles de Belfast sont les mêmes que celles que j'ai vues jeune homme lorsque j'ai visité, pendant la guerre civile, cette ville ou Londonderry.
Dans cette affaire, il n'y a que des mauvaises solutions : il est absurde en effet que dans un monde qui compte 8 milliards d'habitants, l'Europe soit ainsi divisée, avec 440 millions de personnes d'un côté, 60 millions de l'autre. En Écosse, en Irlande du Nord, le vote contre l'a largement emporté et ces provinces sont entraînées contre leur gré dans le Brexit. Mais vox populi, vox dei...
Sur la Catalogne, du reste, je souligne que le président de la Généralité a été reçu hier par Mme Sturgeon à Edimbourg.
Je suis pessimiste, car le gouvernement de Mme May fait ce qu'il peut, mais la Première ministre est comme l'oiseau sur la branche, et MM. Davis et Johnson vont maintenant siéger au Parlement, avec 48 députés, face au gouvernement. Mais ils peuvent, là encore, commettre un suicide collectif : car s'il y a des élections, leur sort sera remis en jeu. Les grandes déclarations idéologiques s'atténuent lorsque ceux qui les tiennent craignent pour leur destin.
La prolongation peut, au-delà de mars 2019, durer trois ou six mois, mais pas pour un an ou deux ans.
Quant à la défense, l'Europe perd beaucoup : elle avait deux sièges au Conseil de sécurité de l'ONU, elle n'en aura plus qu'un. Mais nous sommes impuissants...
Mme Fabienne Keller. - Merci de ce compte rendu très complet. Avez-vous ressenti, lors de votre séjour en Irlande, une évolution dans l'opinion publique ? Et chez vos interlocuteurs politiques ? Deux ans après le référendum, la surprise demeure-t-elle aussi vive ou les gens se sont-ils habitués à la situation ? Je songe à l'Irlande du Nord, surtout.
C'est le backstop qui s'appliquera, cela me paraît une évidence : quelle autre solution ? Impossible de restaurer la frontière terrestre. Qu'en pensent les Irlandais du Nord ? Cette solution leur semble-t-elle réaliste ? Ils connaîtront un régime particulier.
Vous avez rencontré les associations de résidents, avec Olivier Cadic. Que vous disent-elles des flux d'Européens : sont-ils moins nombreux à venir ? Repartent-ils plus nombreux ? Une tendance est-elle perceptible ? Observe-t-on une stabilisation ?
M. Ladislas Poniatowski. - Je crains que nos travaux soient déjà dépassés, car la situation change chaque jour.
M. Jean Bizet, président. - C'était aussi notre crainte !
M. Ladislas Poniatowski. - Néanmoins, je vois là précisément une raison pour continuer ce travail formidable. Les événements sont d'une grande violence. Les anti-Brexit se réjouissent de la démission de Boris Johnson et David Davis. Le nouveau ministre des affaires étrangères est sur la ligne de Theresa May, celui chargé des négociations est quasiment anti-Brexit : cela doit-il nous rassurer ? Car le gouvernement n'aura peut-être pas le temps de travailler : la Première ministre peut être conduite à démissionner bientôt.
Nous devons continuer nos travaux, même si nous avons déplu, par exemple, à l'ambassadeur du Royaume-Uni en France lorsque nous l'avons reçu : il n'a pas aimé que nous lui parlions de Galileo ou d'Airbus. Mais c'est ainsi !
Je souhaiterais que nous entendions très prochainement le ministre du budget, M. Darmanin. Il a récemment annoncé à Dunkerque le recrutement de 700 douaniers d'ici 2020 en vue de renforcer les contrôles douaniers. Il travaille aussi sur les droits de douane et les taxes. C'est un sujet délicat sur lequel j'aimerais que nous interrogions le ministre : car si nous offrons aux Britanniques un cadre trop avantageux, d'autres partenaires européens pourraient alors nous demander le même !
M. Olivier Cadic. - Je vous remercie d'avoir engagé ce travail approfondi sur le Brexit. La semaine dernière, nous attendions tous la déclaration de Chequers ; aujourd'hui nous commentons les démissions de David Davis et Boris Johnson. Qu'en sera-t-il demain ? Tout évolue si vite... Depuis le début, je n'ai pas compris ce que « Brexit » voulait dire. Voyez : nous parlons du Brexit depuis vingt-six mois et personne n'a pu le formaliser à ce jour !
C'est pour cela que j'ai toujours pensé que le Royaume-Uni resterait in fine au sein de l'Union européenne.
Le Brexit n'a pas eu lieu. Quoiqu'on en dise, à l'heure où je parle, le Royaume-Uni est toujours dans l'Union européenne. Depuis près de cinquante ans, le Royaume-Uni contribue à la construction européenne : comment pourrait-il s'en extraire en quelques mois ? Cela reviendrait à ôter un oeuf d'une omelette ! Le Royaume-Uni souhaite en réalité un modèle intermédiaire, entre l'accord de libre-échange avec le Canada et le statut de la Norvège. Mais, mes chers collègues, entre le Canada et la Norvège, gît le Titanic... qui a été construit à Belfast. Quoi qu'il en soit, le pays nous offre, depuis le référendum, un spectacle pathétique. Pensez que, dans une grande banque de la City, un salarié a pour unique charge de suivre le Brexit et avoue lui-même avoir parfois des difficultés à s'acquitter de sa tâche. Je vous sais gré d'avoir reçu l'association The3million et rendu compte de leurs préoccupations. Je me rendrai, lundi, au Parlement gallois pour y rencontrer Mark Drakeford, membre du gouvernement du Pays de Galles pour évaluer les effets d'une sortie sans accord sur ce territoire. Si une solution acceptable n'est pas négociée avec les 27, le risque de chaos est réel en cas de hard Brexit. En réalité, l'intérêt supérieur du Royaume-Uni n'est pas de quitter l'Union européenne. D'ailleurs, Theresa May préserve cette option. Lors du dernier conseil européen, elle a remis une lettre destinée à permettre à son pays de participer aux élections européennes de 2019 si le Royaume-Uni n'est pas sorti de l'Union européenne à l'échéance prévue. Voilà pourquoi, aujourd'hui plus encore qu'en juin 2016, moi qui vis au Royaume-Uni depuis plus de vingt ans, je reste convaincu que le Brexit n'aura pas lieu.
M. Jean-Marc Todeschini. - Dans l'esprit des Européens, croyez-bien pourtant que le Brexit a eu lieu. Je partage ce qui a été dit sur l'Europe de la défense et, comme Ladislas Poniatowski, je crains que nos opinions publiques ne trouvent les conditions proposées au Royaume-Uni par trop avantageuses. Les Britanniques font traîner les négociations pour obtenir les meilleures conditions de sortie, au risque de voir encore se développer l'euroscepticisme, véritable poison pour l'Union européenne.
M. Ladislas Poniatowski. - Cette situation favorise la montée des nationalismes !
M. Jean Bizet, président. - Raison pour laquelle il est essentiel que les dirigeants européens prennent la pleine mesure de l'importance du dossier. À Fabienne Keller, qui s'inquiétait de l'état d'esprit des Irlandais, j'indique que 96 % de la population, notamment les jeunes, sont fiers d'appartenir à l'Union européenne et sensibles à l'appui des 27. Ils souhaitent que cela dure ! Ils saluent évidemment l'action menée par Michel Barnier. Quant à l'éventualité d'une frontière, les Irlandais nous ont fait clairement comprendre que, comme par le passé, la contrebande pourrait constituer une solution...
M. Christian Cambon, président. - Je confirme !
M. Jean Bizet, président. - Ils préfèrent évidemment une frontière backstop en mer. J'ai, en revanche, revu ma position s'agissant de la réunification de l'Irlande. En me rendant à Belfast, j'ai compris combien elle était illusoire... Madame Keller, vous nous avez également interrogés sur la situation économique au Royaume-Uni. Exception faite de la courbe de dévaluation de la livre sterling par rapport à l'euro, les données n'ont que peu évolué. Les Brexiters affirment que l'économie britannique prospère depuis le référendum, mais il convient de rappeler que le Brexit n'a pas encore eu lieu. Si quelques mouvements de banquiers peuvent être observés, la chambre de compensation, qui, selon les préconisations de la Banque centrale européenne (BCE), devrait déménager à Paris, se trouve toujours à Londres. Je suis comme vous d'avis, monsieur Poniatowski, que nous entendions rapidement M. Darmanin. Nos régions frontalières, notamment la Normandie, se préparent au Brexit, avec notamment, une réflexion sur la création de zones franches. Nos collègues Catherine Fournier et Joëlle Garriaud-Maylam devraient, à la rentrée de septembre, organiser un colloque sur ces questions ; il serait opportun d'avoir préalablement rencontré le ministre.
M. Ladislas Poniatowski. - D'autant qu'il n'a évoqué que Dunkerque, Calais et Paris, avec l'Eurostar, faisant fi des autres territoires directement concernés par le Brexit !
M. Jean Bizet. - Le port de Cherbourg, à titre d'illustration, se trouve fort proche de l'Irlande et se trouvera confronté à des difficultés d'ordre sanitaire. Monsieur Cadic, vous êtes le seul à ne pas croire à la concrétisation du Brexit... Depuis 1973, le Royaume-Uni, au sein de l'Union européenne, négocie des opt-out. Il demande désormais des opt-in pour en sortir. Je crois volontiers que nous pourrions finalement nous entendre sur le « paquet Tusk » négocié autrefois pas David Cameron, dans le cadre duquel les capitales européennes avaient accepté la mise en place d'une clause de sauvegarde : un pays pouvait fermer ses frontières lorsque l'équilibre de la société était jugé en danger. Si le Royaume-Uni restait au sein de l'Union européenne, le « paquet Tusk » pourrait revenir en discussion. De nombreux Européens se trouvent effectivement, monsieur Todeschini, exaspérés par le statu quo : il convient de dépasser les crispations des opinions publiques car il est dans l'intérêt de l'Union européenne que le Royaume-Uni demeure en son sein. Nos incompréhensions ressortent du charme britannique...
M. Jean-Marc Todeschini. - Mais elles nourrissent les nationalismes !
M. Christian Cambon, président. - Madame Keller, à la frontière irlandaise, nous avons ressenti toute la détresse des entrepreneurs et des agriculteurs, qui, à rebours de Google, réalisent la majorité de leurs échanges commerciaux avec le Royaume-Uni. Pour eux, le Brexit représente un véritable drame et je puis vous affirmer que leur émotion était palpable lorsque nous les avons rencontrés.
Mme Gisèle Jourda. - Absolument !
M. Christian Cambon, président. - Ils sont attachés aux vingt dernières années de paix et craignent d'être victimes d'une négociation finale qui les abandonnerait à leur sort. Par ailleurs, j'ai été frappé par l'absence de réponse concrète lors de notre rencontre avec le vice-président du Democratic unionist party (DUP) d'Irlande du nord, qui m'a laissé un goût amer. Idéologiquement, ils souhaitent rester une petite Angleterre sur le territoire irlandais. Monsieur Todeschini, je partage votre inquiétude : certains États membres, à rebours de la position défendue par Michel Barnier, demandent à ce que l'Union européenne accorde davantage de concessions au Royaume-Uni, tandis que l'opinion publique souhaite pour partie leur départ rapide et estime que les négociations constituent une inutile perte de temps. Avec la perspective des élections prochaines au Parlement européen, d'aucuns estiment d'ailleurs qu'une majorité eurosceptique pourrait émerger des urnes.
Mme Fabienne Keller. - C'est tout à fait possible !
M. Jean Bizet, président. - La main tendue de l'Union européenne au Royaume-Uni pourrait se concrétiser dans le « paquet Tusk », j'en suis convaincu.
M. Simon Sutour. - David Cameron l'avait autrefois négocié habilement avec les autres États membres.
Mme Fabienne Keller. - Certes, mais une clause le rendant caduc en cas de Brexit empêche, en l'espèce, son application.
M. Jean Bizet, président. - La clause de sauvegarde, qui était autrefois montrée du doigt, pourrait intéresser les pays du groupe de Visegrád.
M. Simon Sutour. - Nous avions jugé à l'époque que le Royaume-Uni avait obtenu trop de concessions dans le cadre du « paquet Tusk ». Nous nous en conterions désormais volontiers...
M. Ladislas Poniatowski. - Je réitère ma demande d'un entretien sans délai avec Gérald Darmanin. Nous subissons une véritable guerre commerciale ! Donald Trump cherche à diviser l'Union européenne, avec quelque succès puisqu'Angela Merkel a récemment annoncé qu'elle négocierait bilatéralement les droits de douane applicables au secteur automobile. Sachez que les Britanniques, comme les Irlandais, observent attentivement nos travaux...
M. Christian Cambon, président. - Ils nous ont fort aimablement accueillis.
M. Jean Bizet, président. - Exception faite d'un député brexiter, que notre collègue Gisèle Jourda a d'ailleurs recadré...
M. Christian Cambon, président. - Les Irlandais ont été notablement impressionnés par l'importance de notre délégation, qui comprenait également des députés, et très reconnaissants que nous nous rendions à la frontière.
Mme Gisèle Jourda. - Votre rapport est d'une grande qualité. Je suis, à l'issue de notre déplacement, inquiète pour l'avenir des relations entre le Royaume-Uni et l'Irlande et crains que le conflit ne soit hélas relancé sur la question de la frontière physique. Malgré la signature de l'accord du Vendredi saint, le 10 avril 1998, les mentalités à Belfast n'ont guère évolué... Ainsi, de jeunes catholiques et protestants, qui ont souhaité promouvoir un culte oecuménique, font-ils l'objet de vives critiques, y compris au sein de leurs propres familles. Certains partis souhaitent l'organisation d'un nouveau référendum, d'autres demandent la mise en oeuvre immédiate d'un hard Brexit : comment trancher ? L'espoir réside peut-être dans la jeunesse irlandaise, qui, très majoritairement, souhaite appartenir à l'Europe... Je partage également le sentiment exprimé par Jean-Marc Todeschini s'agissant de la montée des nationalismes à l'aune de l'euroscepticisme. Des pays comme l'Autriche ou la Hongrie pourraient utiliser les négociations tâtonnantes sur le Brexit pour déstabiliser l'Union européenne.
M. Jean Bizet, président. - L'Union européenne n'était pas partie à l'accord du Vendredi saint, mais a contribué à la paix via des fonds de cohésion. Pensez que seuls 7 % des élèves d'Irlande du Nord fréquentent des écoles mixtes. Ce territoire, que la Grande-Bretagne a échoué à pacifier, vit une guerre confessionnelle totale ! Dans chaque quartier de Belfast, les maisons sont pavoisées pour fêter le 12 juillet, date de la bataille de la Boyne en 1690, mais les drapeaux diffèrent...
M. Simon Sutour. - Il ne s'agit pas seulement de protestants et de catholiques mais d'Irlandais d'origine et de descendants de colons... Cela complique quelque peu la situation.
M. Christian Cambon, président. - Les Irlandais ne refusent pas d'évoquer la réunification, mais ils sont conscients qu'elle ne pourrait concrètement intervenir avant plusieurs années. Il apparaît bien trop tôt pour la considérer comme une solution viable dans le cadre des négociations relatives au Brexit.
A l'issue de ce débat, le groupe de suivi autorise, à l'unanimité, la publication du rapport d'information.
La réunion est close à 9 h 45.