- Mercredi 6 juin 2018
- Audition de M. Jean-Michel Rapinat, directeur des politiques sociales de l'Association des départements de France
- Audition de M. Jean-Marc Huart, directeur général de l'enseignement scolaire
- Audition de Mme Sophie Bouttier-Veron, vice-présidente du tribunal pour enfants de Marseille en charge du milieu fermé, vice-présidente de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF)
- Jeudi 7 juin 2018
Mercredi 6 juin 2018
- Présidence de Mme Laurence Rossignol, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 16 heures.
Audition de M. Jean-Michel Rapinat, directeur des politiques sociales de l'Association des départements de France
Mme Laurence Rossignol, présidente. - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Jean-Michel Rapinat, directeur des politiques sociales à l'Assemblée des départements de France (ADF), accompagné de Mme Marylène Jouvien, en charge des relations parlementaires à l'ADF.
Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation et d'avoir bien voulu répondre à nos questions. Notre mission d'information, vous le savez, s'intéresse à la réinsertion des mineurs enfermés. Ce public ne relève pas à proprement parler des départements. Néanmoins, nous avons la conviction qu'il existe des liens forts entre le public de l'enfance délinquante et celui de l'enfance en danger que les conseils départementaux ont en charge. Nous aimerions mieux comprendre comment les services de l'aide sociale à l'enfance (ASE) coopèrent avec les directions territoriales de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) pour prévenir le basculement dans la délinquance ou pour réinsérer les mineurs - ou les jeunes majeurs - qui ont eu affaire à la justice.
Je vais vous céder la parole pour une intervention liminaire qui va vous permettre de commencer à répondre aux questions que vous adressées notre rapporteur, Michel Amiel, puis nous aurons un temps de questions-réponses qui nous permettra d'approfondir certains points.
M. Jean-Michel Rapinat.- La réinsertion des mineurs enfermés ne constitue pas une mission spécifique des conseils départementaux. Toutefois, ces derniers y attachent un grand intérêt, afin de renforcer la coopération et la collaboration entre la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et l'aide sociale à l'enfance (ASE) des départements.
J'ai rencontré hier Sylvie Vella, chargée de la mission « Mineurs non accompagnés » au sein de la PJJ. Nous évoquions l'excellence de nos rapports tant au plan national que local.
Vous m'interrogez pour savoir si le public suivi par les conseils départementaux au titre de l'aide sociale à l'enfance recoupe en grande partie celui suivi par la protection judiciaire de la jeunesse. Il y a des enjeux communs. Ces derniers sont renforcés dans le cadre du suivi de l'accompagnement des jeunes arrivant de l`étranger, et que nous suivons dans les départements au titre de leur demande de protection. Une nouvelle négociation, qui succède à celle que nous avions eue avec le précédent Gouvernement, vient d'avoir lieu sur la prise en charge de ces jeunes. Lors du dernier bureau de l'ADF, nous avons répondu favorablement à cet accord.
La coopération entre les services de la PJJ et de l'ASE est ancienne et de bonne qualité, si j'en juge par les remontées qui nous parviennent. Elle est réaffirmée au gré de l'introduction ou de la reconduction du schéma départemental de la protection de l'enfance et de la famille. Un dialogue naturel existe entre nous, et a été renforcé par les lois du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance et du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant.
La coordination se fait également par le biais des cellules de recueil des informations préoccupantes. Certes, ces dernières n'emportent pas l'adhésion de tous, mais elles ont conduit à renforcer la coopération. Il y a un échange régulier d'informations, une coordination dans la prise en charge de l'enfant, qui est présente mais pourrait encore être améliorée dans l'intérêt de ce dernier.
La question de la réinsertion des mineurs enfermés nous préoccupe. Dans quelques semaines, l'ADF fera des propositions sur le retour à l'emploi des publics en situation de vulnérabilité, à l'occasion de la publication d'un rapport. Cela concerne notamment les jeunes en situation difficile. Nous incluons les jeunes sortant de centres éducatifs fermés. Ce rapport est l'occasion d'exprimer la position de l'ADF sur la conduite de cette politique, les orientations de long terme à lui donner, qu'il s'agisse de ces jeunes, de personnes en situation de handicap, de seniors, ou de manière générale de toute personne en situation difficile. Cette démarche s'inscrit dans les actions de prospective que nous menons. L'ADF essaye depuis deux ans d'être force de propositions sur l'insertion ou la réinsertion des publics en grande vulnérabilité, et, de manière plus générale, d'être force de propositions sur les missions des départements. Nous souhaitons ainsi accompagner les démarches innovantes et de proximité des départements. Je tiens à préciser que l'ADF n'a pas vocation à s'ingérer dans les mandats de chaque exécutif départemental. Mais elle veut être force d'impulsion.
M. Michel Amiel, rapporteur. - Peut-être s'agit-il d'une formule à l'emporte-pièce, mais je considère que si un enfant en danger peut être dangereux, un enfant dangereux est forcément un enfant en danger. Vous avez fait part des bonnes relations, naturelles, entre l'ASE et la PJJ. Pour avoir été en charge de l'ASE pendant dix-sept ans dans de précédentes fonctions dans le département des Bouches-du-Rhône, je peux en témoigner.
Il y a une déclinaison différente de la protection de l'enfance d'un département à un autre. Certes, l'ADF n'a pas vocation à s'immiscer dans les affaires courantes de ces derniers. Toutefois, ne pensez-vous pas qu'il serait bon qu'il y ait une forme d'harmonisation sur l'ensemble du territoire, concernant les comportements, les relations ou encore les échanges d'informations entre la PJJ et l'ASE ?
En ce qui concerne les mineurs non accompagnés, j'étais à Marseille lorsque l'ADF a reçu le Premier ministre. Vous avez dit qu'un accord avait été trouvé. Pouvez-vous nous en dire plus ? J'ai l'impression que ces enfants sont une sorte de dossier brûlant que les uns et les autres essayent de se repasser. Or, la France a signé la convention internationale des droits de l'enfant et il faut bien essayer de trouver des solutions aussi bonnes que possible.
Troisièmement, et peut-être que le titre de notre mission d'information évoluera, lorsque l'on parle de réinsertion, on mentionne systématiquement l'insertion par le travail. Or, l'insertion par la citoyenneté me parait tout aussi importante.
En outre, j'avais réussi à obtenir dans mon département que la même délégation soit en charge de l'ASE et de la PMI. Qu'en est-il de de la santé de ces jeunes, notamment la santé mentale - thème qui nous occupera lors d'un déplacement le 18 juin ? On sait que la pédopsychiatrie est sinistrée. Les troubles du comportement sont très présents chez ces enfants. Quelle piste peut-on proposer pour faire en sorte qu'il y ait un minimum de prise en charge sur ces sujets ?
Pouvez-vous nous en dire plus sur l'articulation entre l'ASE et le milieu ouvert ? En effet, les mineurs n'ont pas vocation à rester longtemps enfermés au sens carcéral du mot : ils restent emprisonnés en moyenne trois à quatre mois. Enfin, comment voyez-vous l'application et l'évolution de l'ordonnance de 1945 ?
M. Jean-Michel Rapinat. - Pour nous, l'harmonisation des pratiques, ou plus exactement la valorisation des pratiques innovantes, qui peuvent être différentes d'un territoire à un autre, a vocation à être partagée. Un travail est actuellement mené à l'ADF, sous l'égide du président de la commission des solidarités et des affaires sociales, M. Frédéric Bierry, président du conseil départemental du Bas-Rhin, en partenariat avec l'observatoire nationale de l'action sociale décentralisée. L'ADF lui a demandé un travail de compilation des pratiques innovantes, afin de les porter à la connaissance du plus grand nombre et d'inspirer les territoires sur ces questions très sensibles.
En outre, nous réunissons régulièrement, au sein de l'ADF, l'ensemble des cadres des services départementaux. Ainsi, Pierre Monzani, directeur général de l'ADF réunit mensuellement les directeurs généraux des services. De manière générale, les services de l'ADF rencontrent régulièrement leurs correspondants. Les différentes pratiques, la richesse de ces dernières sont portées à la connaissance du plus grand nombre, au service de l'intérêt général, et de l'intérêt particulier de l'enfant.
Les mineurs non accompagnés sont un sujet extrêmement sensible sur le plan politique. Nous avons trouvé le chemin pour un dialogue avec le Gouvernement, afin d'avancer progressivement sur ce terrain. Les départements sont fiers de faire le maximum pour accompagner ces jeunes.
Vous avez fait référence aux propos du Premier ministre l'année dernière, ainsi qu'à ceux du Président de la République avant lui, annonçant l'intention de l'État de financer l'évaluation préalable et la mise à l'abri de ces jeunes, avant toute décision judiciaire et avant la prise en charge de ces derniers au titre de l'ASE. Le Premier ministre et M. Dominique Busserau, président de l'ADF, étaient convenus d'une mission bipartite - la première en la matière - permettant à l'inspection générale de l'administration, l'inspection générale des affaires sociales et l'inspection générale de la justice, avec des représentants de l'ADF, de travailler sur des pistes opérationnelles. Le rapport a été présenté le 15 février. La proposition du Gouvernement est la conséquence de ce dernier, et notre instance, le bureau de l'ADF, a fait voter l'ensemble des présidents de conseils départementaux sur celle-ci. Elle a obtenu une majorité.
Cette proposition concerne non pas la reprise par l'État de la mise à l'abri des jeunes et de la période d'évaluation, mais une compensation financière sur deux volets. Un forfait serait versé au département sur la partie évaluative. Il serait de 500 euros par jeune, pour permettre au département d'effectuer l'évaluation de la situation du jeune, de sa minorité, son parcours et d'essayer de faire coïncider cette évaluation avec la prise en charge qu'on pourra éventuellement lui proposer. En outre, l'État a proposé également de participer au financement de la mise à l'abri de ces jeunes pendant la période d'évaluation. Cette dernière est plus longue qu'autrefois, car un certain nombre de services sont débordés par le nombre de jeunes qui s'adressent à eux. Nous avons évalué le temps nécessaire pour y procéder à 25 jours. Le gouvernement a proposé une participation sur les 23 premiers jours.
Dès lors que le jeune est admis à l'ASE, l'État participera partiellement à sa prise en charge. L'accord conclu avec le précédent gouvernement prévoyait une prise en charge de 30% des frais d'accueil au titre de l'ASE. Le Premier ministre a annoncé une prise en charge de 6 000 euros pour la moitié des nouveaux jeunes admis à l'ASE dans les années à venir. Il a insisté sur le caractère pérenne de cette aide, alors que le précédent accord ne portait que sur l'exercice 2018. 132 millions d'euros avaient ainsi été inscrits au budget 2018 pour couvrir partiellement cette prise en charge.
Cette question est d'autant plus sensible qu'elle coïncide avec la signature potentielle des pactes financiers. On souhaitait à l'ADF que, dans la mesure où il s'agit d'une dépense évolutive, un accord local entre le préfet et le président du conseil départemental soit trouvé, afin de sortir cette dépense du pacte financier. En effet, ces derniers affichent un objectif d'accroissement des dépenses de fonctionnement limité à 1,2%. Nous serons vigilants sur les circulaires qui pourraient être transmises et les conditions précises d'application de cet accord.
L'accompagnement des jeunes présentant des troubles est un vrai sujet, qu'il s'agisse d'un handicap psychique, psychologique ou psychiatrique. Les services de pédopsychiatrie ou de psychiatrie adulte ne peuvent pas toujours répondre aux difficultés, telles que les départements peuvent les présenter. En effet, les départements ne sont pas des spécialistes de ces questions et ils se tournent vers ces services dans un souci d'accompagnement de ces jeunes. C'est un problème majeur de plus en plus souvent relevé par les maisons départementales des personnes handicapées(MDPH). Il y a beaucoup de demandes, et on ne peut pas toujours y répondre, ou trouver la solution thérapeutique et d'accompagnement la plus adaptée au problème particulier du jeune. Le président de l'ADF est en train d'imaginer des solutions d'accompagnement de long terme pour ces jeunes et leurs familles. Il faut avoir en tête que cela concerne une proportion importante, et croissante, des jeunes admis à l'ASE.
L'ADF n'a pas la prétention de se prononcer sur la question de l'ordonnance de 1945. Toutefois, nous considérons qu'il faut répondre aux besoins du jeune, qu'il soit victime ou auteur, car même dans ce dernier cas, il est en partie victime. Quand les services départementaux le suivent, y compris dans une structure fermée, la question est pour nous d'anticiper une solution suffisamment tôt. Nous devons mettre en place une coopération renouvelée et meilleure qu'aujourd'hui afin d'éviter les ruptures lors du passage d'un statut et d'une prise à charge à un autre. C'est notamment le cas à la sortie de ces établissements et à l'entrée dans le dispositif de l'ASE. Une réflexion importante est nécessaire pour mieux anticiper les parcours, et organiser un travail partagé entre les structures. C'est également le cas de l'action en milieu ouvert. Nous devons savoir si le jeune à des parents en capacité de l'accompagner ou non, s'il doit être protégé.
Travailler sur le parcours du jeune est important. Nous le faisons déjà pour d'autres publics, par exemple pour les sorties de détention pour des publics plus âgés. Des points d'amélioration existent.
Mme Michelle Meunier. - Vous avez indiqué que la coopération entre l'ASE et la PJJ est ancienne, mais qu'il existe des difficultés. De quel ordre sont-elles ? Est-ce d'ordre organisationnel ? Qu'en est-il d'un travail en pluridisciplinarité ? En outre, pouvez-vous nous parler des besoins de formation et de l'adaptation des professionnels de l'ASE depuis la loi de mars 2016 ?
Enfin, avez-vous des retours de la part des départements, à la suite de l'engagement du Gouvernement d'ouvrir une vingtaine de centres éducatifs fermés ? Les départements commencent-ils à s'organiser ? En Loire-Atlantique, l'appel d'offres doit prochainement se terminer. Les départements sont-ils inquiets ?
M. Jean-Michel Rapinat. - Les départements sont très attentifs sur ce point. Un mouvement se dessine. Les deux lois nous ont aidés, mais il demeure toutefois une difficulté importante. Le groupement d'intérêt public « enfance en danger » travaille beaucoup sur ces questions sous la présidence de Mme Michèle Berthy, vice-présidente du conseil départementale du Val d'Oise. L'observatoire national de la protection de l'enfance joue pleinement son rôle et doit trouver son articulation avec les observatoires locaux de la protection de l'enfance. Des points sont à améliorer, notamment dans la transmission et le partage d'informations, ou encore dans la bonne exploitation de ces dernières afin de pouvoir éclairer la décision publique. Nous disposons d'une masse d'informations importante, même si parfois certaines remontées d'informations restent difficiles. Nous veillons à avoir un rôle facilitateur.
Certains de nos présidents s'émeuvent du fait que les observations faites ne sont pas totalement pertinentes ni à la hauteur de ce qu'ils souhaiteraient en termes d'éclairage de la décision publique.
Sur le suivi du parcours des jeunes, le dispositif OLYMPE va dans le bon sens. Il permet une étude plus longitudinale du parcours des jeunes et du partage de l'information entre tous les acteurs : les représentants de l'État, du département et des associations. Il doit permettre de nous renseigner sur des informations qui ne se limitent pas au domaine financier ou à celles que l'on trouve classiquement dans des tableaux de bord. Cela doit nous permettre de mieux percevoir et comprendre leurs parcours, pour mieux orienter les politiques publiques. Un travail important doit être fait, nécessitant une implication forte des départements. Cela n'est pas encore le cas sur l'ensemble des territoires. Toutefois, nous allons nous appuyer sur les territoires les plus engagés ou disposant des équipes les plus expertes afin de créer un effet d'entraînement.
L'évaluation et l'observation restent une question sur laquelle nous devons collectivement travailler. Toutefois nous partageons les mêmes intérêts : ceux des enfants et de leur famille, ainsi que celui de mesurer l'efficacité d'une politique publique coûteuse à plus d'un titre - financièrement, socialement, affectivement et familialement.
Mme Laurence Rossignol, présidente. - M. Amiel évoquait les disparités existant entre les départements qui posent la question de l'égalité de traitement sur les territoires des citoyens et des jeunes accompagnés par l'ASE. Il est nécessaire de renforcer l'articulation entre les interventions respectives de l'État et des départements.
Nous connaissons la difficulté de cet exercice. Vous avez évoqué les disparités. Ces dernières peuvent être extrêmement positives - ou non. Quelles bonnes pratiques avez-vous identifiées et dans quels départements ? Il faut bien garder en tête qu'une pratique n'est pas forcément transposable entièrement d'un département à un autre, en raison de la spécificité de chaque territoire.
Enfin, que pensez-vous de l'idée de créer un fichier biométrique pour les mineurs non accompagnés ?
M. Jean-Michel Rapinat. - Sur ce dernier point, nous nous sommes déjà exprimés sur le faisceau d'indices dont nous avons besoin pendant la phase délicate de l'évaluation de l'âge du mineur.
Les examens osseux ne peuvent pas, par leurs imprécisions, constituer à eux seuls l'unique référence.
Mme Laurence Rossignol, présidente. - Je vous pose cette question, car un amendement a été adopté en commission sur le projet de loi « Asile et Immigration », visant à créer un fichier national biométrique, pour les mineurs non accompagnés. Quelles sont les données biométriques qui sont susceptibles d'être collectées ? La loi du 14 mars 2016 a encadré ces pratiques, notamment le recours aux tests osseux. Ils ne peuvent se faire que sur décision de justice et avec l'accord de l'intéressé. En outre, le doute doit profiter à l'intéressé. J'avais cru comprendre qu'à la suite de cette disposition, les départements avaient largement abandonné les tests osseux. Les tests génitaux sont pour leur part interdits. Dès lors, à part les empreintes digitales, quelles données pourraient alimenter ce fichier ?
Mme Mireille Jouve. - Nous allons prendre connaissance de cet amendement et nous reviendrons vers vous pour vous apporter des précisions.
M. Jean-Michel Rapinat. - Nous mesurons bien les limites de ces examens, qui sont d'ailleurs de moins en moins utilisés. Ils le sont pour compléter des informations, avec toute la relativité à accorder à ces tests, notamment les examens dentaires. Dans les faits, nous disposons d'éléments importants en écoutant les propos du jeune. Cela suppose de passer beaucoup de temps avec lui, d'où l'augmentation de la durée d'évaluation. Il faut faire face à l'influence de certaines filières, prendre le temps de comprendre son parcours, ses traumatismes éventuels. La question de l'âge est fondamentale car elle implique une admission éventuelle à l'ASE après décision de justice. On s'appuie sur l'analyse globale d'une situation plutôt que de se limiter aux résultats de tel ou tel test. Ainsi, un test pris isolément ne suffit pas à traiter la question de l'âge du jeune.
Nous allons prochainement publier un document relatif aux bonnes pratiques sur le retour à l'emploi. Je ferai porter à votre connaissance les bonnes pratiques collectées en matière de protection de l'enfance. Le rapport que nous allons prochainement publier fait l'objet d'un travail collaboratif avec l'observatoire national de l'action sociale décentralisée, gage de neutralité important pour identifier les bonnes pratiques et les considérer comme des sources d'inspiration.
M. Michel Amiel, rapporteur. - On constate des cultures différentes entre les partenaires. La prise en charge de l'enfant ne sera pas la même suivant qu'elle est faite par la PJJ, l'ASE, la pénitentiaire ou l'éducation nationale. Peut-on imaginer un référentiel commun, permettant de faire émerger une culture commune ?
M. Jean-Michel Rapinat. - Notre institut des élus territoriaux, adossé à l'ADF peut apporter des formations en la matière et peut être sollicité. Il est agréé par le ministère de l'Intérieur. On peut imaginer de construire des programmes de formation visant à améliorer cette interdisciplinarité. Nous l'avons fait dans d'autres domaines, notamment pour l'accompagnement des personnes en situation de handicap.
M. Jean-Marie Morisset. - J'ai compris que le bureau de l'ADF était satisfait des propositions du Gouvernement. Or, lorsque j'entends l'accompagnement proposé, je crains que le président de mon conseil départemental ne soit pas forcément content. Vous avez mentionné 500 euros, puis 6 000 euros. Pouvez-vous revenir sur ce point et les différentes phases ?
M. Jean-Michel Rapinat. - Certes, le bureau de l'ADF, par un vote majoritaire, a exprimé une adhésion à la proposition du Gouvernement. Toutefois, beaucoup de présidents de conseils départementaux estiment qu'elle est en deçà de leurs espérances.
La proposition du gouvernement est la suivante : une aide forfaitaire pour l'évaluation de 500 euros est prévue. Puis, pour la mise à l'abri, une aide étatique de 90 euros par jour est versée pendant quatorze jours, puis de vingt euros jusqu'au 23ème jour. Bien évidemment, c'est en deçà du coût global de prise en charge du jeune, avant qu'il ne soit déclaré mineur non accompagné.
Une fois le jeune admis à l'ASE, l'Etat s'est engagé de manière pérenne à verser 6 000 euros par jeune pour la moitié des nouveaux jeunes, à partir de 2019. Le coût varie selon le type de prise en charge : dans une famille d'accueil, en établissement ou une structure intermédiaire. La moyenne est de 50 000 euros par jeune et par an, mais elle oscille entre 30 000 euros et jusqu'à 70 000 euros, pour une prise en charge en établissement. Sur cette charge qui relève de la compétence du département, l'Etat ne contribue donc que partiellement. Mais le fait que l'Etat s'engage sur ces deux phases est un premier pas, y compris pour ceux qui considèrent que cela est très en deçà de ce que le Premier ministre avait promis à Marseille.
M. Michel Amiel, rapporteur. - Pour avoir participé à des négociations avec l'État dans des fonctions antérieures, je dois signaler qu'il est très difficile d'obtenir qu'il accepte de participer financièrement à des dépenses des départements.
Mme Laurence Rossignol, présidente. - En 2016, le gouvernement avait mis en place une aide, mais il n'avait pas pu s'engager au-delà de 2018.
M. Jean-Michel Rapinat. - L'accord pour l'année 2018 prévoyait une prise en charge de 30% de 40 000 euros, soit 12 000 euros. Dans le nouvel accord, cette somme sera de 6 000 euros pour la moitié des jeunes qui se présenteront. Toutefois, s'agissant de la première phase, l'État verse jusqu'à présent 250 euros pour cinq jours maximum. L'engagement pris par l'actuel Gouvernement est d'une autre nature.
Audition de M. Jean-Marc Huart, directeur général de l'enseignement scolaire
Mme Laurence Rossignol, présidente. - Nous recevons M. Jean-Marc Huart, directeur général de l'enseignement scolaire (DGESCO), accompagné de MM. Marc Bablet, chef du bureau de la politique d'éducation et des dispositifs d'accompagnement, et Alain Bouhours, chef du bureau de la personnalisation des parcours scolaires et de la scolarisation des élèves handicapés.
Je vous remercie d'avoir bien voulu nous apporter votre éclairage sur la manière dont l'éducation nationale participe à la prise en charge des mineurs enfermés, pour la plupart des jeunes ayant eu affaire à la justice mais aussi pour certains enfermés en raisons de troubles psychiatriques.
Au cours de nos déplacements sur le terrain, nous avons rencontré plusieurs enseignants exerçant en établissement pénitentiaire ou en centre éducatif fermé. Nous avons pu mesurer leur engagement professionnel mais aussi la difficulté de leur tâche face à un public souvent déscolarisé très tôt.
Nous aimerions notamment mieux comprendre comment l'éducation nationale coopère avec la protection judiciaire de la jeunesse et avec l'administration pénitentiaire pour la prise en charge de ces mineurs. Nous aimerions savoir comment sont sélectionnés et formés les enseignants qui travaillent auprès de ces mineurs et si vous êtes satisfaits de la qualité de la coopération avec les autres professionnels qui interviennent auprès d'eux.
Beaucoup de mineurs enfermés sont déscolarisés depuis la sixième ou la cinquième, voire pour certains dès l'école primaire, ce qui nous amène à nous interroger sur les dispositifs existants en matière de détection et de prévention du décrochage scolaire. Nous souhaiterions également savoir si certains de ces jeunes parviennent à reprendre leur scolarité à l'issue de leur période d'enfermement.
M. Jean-Marc Huart, directeur général de l'enseignement scolaire. - La résorption du décrochage scolaire, est une priorité du ministère et nous avons considérablement progressé, que ce soit dans les résultats comme dans les dispositifs. La loi du 24 novembre 2009 relative à l'orientation et à la formation professionnelle tout au long de la vie a représenté un tournant, en instaurant un système d'information recensant les sorties sans diplôme ou en cours de formation.
Ce système d'information nous donne la liste des décrocheurs et permet d'alimenter les plates-formes de suivi et d'appui aux décrocheurs (PSAD), qui intègrent les réseaux « Formation qualifiante emploi » (FOQUALE). Ces structures prennent contact avec les jeunes identifiés, les reçoivent et les accompagnent dans leur retour en formation. Grâce à ces efforts, le nombre de décrocheurs a fortement baissé : de 150 000 par an il y a cinq ans, nous comptons aujourd'hui moins de 100 000 décrocheurs par an.
La prévention de la délinquance passe notamment par l'insertion dans la formation et dans l'emploi. Sans faire d'analogie entre les jeunes décrocheurs et les jeunes sous main de justice, il existe néanmoins des convergences - que vous avez pu observer - entre ces deux populations. De la même manière, même s'il n'y a pas de causalité, il existe une relation entre l'absence de maîtrise des savoirs fondamentaux et le décrochage. Nous sommes donc face à un phénomène cumulatif.
Concernant l'enseignement dispensé aux mineurs sous main de justice, le dispositif est solidement établi. Dans les 52 centres éducatifs fermés (CEF) en activité, l'enseignant qui y est nommé est membre à part entière de l'équipe éducative : souvent spécialisé, il peut être professeur des écoles ou du second degré. Les objectifs de l'enseignement dispensé en CEF sont fixés par une circulaire du 30 juillet 2015.
En ce qui concerne le milieu pénitentiaire, l'enseignement y est dispensé dans un cadre défini par une convention conclue entre nos deux administrations, et déclinée à trois niveaux : au niveau national, les directeurs d'administration fixent les objectifs, le pilotage est assuré au niveau régional et la mise en oeuvre à l'échelon local, c'est-à-dire dans chaque établissement. La concertation est conduite à chacun de ces trois niveaux.
À la rentrée scolaire 2017, 789 postes en équivalents temps plein (ETP) étaient mis à disposition pour l'enseignement en milieu pénitentiaire, en hausse de 5,5 % sur les cinq dernières années. Ils exercent leur métier auprès de 68 574 personnes détenues ; parmi les mineurs détenus, au nombre de 2 571 en 2016, 95 % étaient des garçons et 90 % avaient entre seize et dix-huit ans. Le volume d'enseignement dispensé est supérieur à vingt heures hebdomadaires pour 79 % d'entre eux.
Lorsque je travaillais en académie, j'ai constaté que, pour l'administration pénitentiaire, la question de la scolarisation était importante, sans être néanmoins la première des priorités : la prévention du suicide, l'intégration du jeune dans le cadre pénitentiaire sont des tâches plus urgentes.
J'en viens aux enseignants. Les enseignants exerçant en CEF sont des personnels expérimentés, prélevés sur la dotation de l'académie concernée ; aucun néo-titulaire n'exerce donc en CEF. Le recrutement se fait sous la forme d'un poste à profil ; les candidats ayant répondu se présentent à un entretien individuel et le recrutement est décidé par une commission mixte associant l'éducation nationale et la justice. Les détenteurs du certificat d'aptitude professionnelle aux pratiques de l'éducation inclusive (CAPPEI) sont privilégiés mais des enseignants ayant l'expérience de publics difficiles sont également admis. Les enseignants nouvellement nommés en CEF reçoivent une formation d'adaptation à l'emploi, à raison de deux sessions de cinq jours, organisée conjointement avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).
En milieu pénitentiaire, les unités locales d'enseignement (ULE) comprennent des enseignants titulaires ainsi que des vacataires, placés sous l'autorité fonctionnelle d'un responsable local de l'enseignement. Les postes en milieu pénitentiaire sont également des postes à exigences particulières : il faut une volonté des personnels d'aller vers ces postes, puis une sélection est opérée. Tous les candidats sont reçus en entretien individuel et une commission mixte, présidée par le recteur et par le directeur interrégional de l'administration pénitentiaire, examine les candidatures. Une formation d'adaptation à l'emploi est dispensée, comprenant une session de découverte, puis deux sessions à l'institut national supérieur de formation et de recherche pour l'éducation des jeunes handicapés et les enseignements adaptés, en lien avec le responsable national de l'enseignement à la direction de l'administration pénitentiaire. S'agissant de la formation continue, dispensée au sein des unités pédagogiques régionales (UPR), celle-ci porte moins sur la pédagogie que sur les questions liées à la sécurité et aux contraintes d'organisation des cours.
En ce qui concerne l'évaluation, nous ne disposons pas d'une évaluation globale du niveau scolaire de ces jeunes. Nous encourageons bien entendu la passation de diplômes et de certifications, comme pour les adultes. La difficulté majeure que nous rencontrons est d'assurer un suivi effectif des jeunes, y compris à l'issue de la détention, pour les raisons que j'ai évoquées précédemment. Or, le suivi par les enseignants est fondamental et il leur appartient de connaître les ressources qu'ils peuvent mobiliser, en particulier leurs homologues de l'enseignement adapté et les psychologues de l'éducation nationale. Ces derniers jouent un rôle très important et leur intervention est systématique en milieu pénitentiaire.
La coopération avec la PJJ est fructueuse, si bien que nous travaillons à de nouvelles formes de coopération, par exemple en matière d'orientation pour promouvoir les métiers de la justice. Je connais moins bien la coopération avec les services psychiatriques dans le cadre des unités d'enseignement hospitalières ; l'éducation nationale y assure le traitement et l'inspection des enseignants qui y exercent.
M. Michel Amiel, rapporteur. - L'ordonnance du 2 février 1945 affirmait la primauté de l'éducatif sur le répressif et le carcéral. Comment qualifieriez-vous l'évolution de la justice des mineurs ? Vous semble-t-elle conforme à cet esprit ?
Le faible nombre d'heures d'enseignement dispensées au sein des quartiers pour mineurs (QPM) nous a interpellé, alors même que l'on a le sentiment que les mineurs y passent beaucoup de temps à ne rien faire ; ne pensez-vous pas que davantage de temps consacré à l'enseignement serait profitable ?
Quel regard portez-vous sur la mise en oeuvre des préconisations du rapport Moro-Brison sur la santé et le bien-être des jeunes ?
Enfin, pensez-vous que les établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM) constituent un progrès en matière de prise en charge éducative ?
M. Jean-Marc Huart. - Mon sentiment est que des évolutions nous rapprochent à petits pas des principes et des objectifs de l'ordonnance de 1945 : je pense à la multiplication des modalités d'intervention, à la coopération renforcée entre les administrations en vue d'une prise en charge globale du jeune, ou encore au nombre important d'enseignants mis à disposition.
S'agissant des QPM, il y a, au moment de l'incarcération, des priorités qui peuvent être autres que l'enseignement. Autrement dit, il y a un certain nombre de préalables au temps éducatif.
M. Michel Amiel. - On sait toutefois que les trois quarts des mineurs incarcérés sont prévenus et que la durée moyenne de détention n'excède pas trois ou quatre mois. On regrette d'ailleurs l'absence des enseignants pendant l'été, qui prive certains mineurs de tout enseignement.
M. Jean-Marc Huart. - Si vous me permettez l'expression, je pense que nous devons être « disruptifs » : il ne faut pas chercher à calquer fidèlement le cadre d'un enseignement académique. Il faudrait intégrer d'autres enseignements, comme les enseignements professionnels, et selon d'autres modalités. Sans ignorer les contraintes qui y sont liées, l'utilisation du numérique pourrait ouvrir le champ des possibles.
M. Michel Amiel. - Actuellement, les téléphones et les tablettes sont interdits !
M. Jean-Marc Huart. - Par ailleurs, j'ai conscience que la solution de continuité dans l'enseignement pendant les vacances scolaires n'est pas satisfaisante.
M. Alain Bouhours, chef du bureau de la personnalisation des parcours scolaires et de la scolarisation des élèves handicapés. - En QPM, les élèves reçoivent en moyenne douze heures hebdomadaires d'enseignement, ce qui est bien en-deçà des vingt-six heures normales en collège. C'est très peu.
Les causes en sont les contraintes en matière de locaux, mais également en matière de disponibilité des surveillants, qui doivent accompagner les enseignants comme les élèves. Certains élèves refusent également d'assister aux cours pour des raisons diverses, liées parfois à des affrontements entre bandes au sein de la prison.
Il y a une problématique spécifique qui est celle de l'alphabétisation, qui concerne particulièrement les migrants non francophones, et pour laquelle nous rencontrons les mêmes difficultés.
S'agissant des diplômes auxquels nous formons, il s'agit essentiellement de diplômes de niveau V (diplôme national du brevet et CAP), voire en-deçà : beaucoup de mineurs passent le certificat de formation générale (CFG). Nous constatons cependant une tendance à la hausse du niveau de qualification ces dernières années, un nombre croissant d'élèves préparant des formations de niveau baccalauréat.
Mme Laurence Rossignol, présidente. - Dans l'hypothèse où nous recommanderions une augmentation du nombre d'heures d'enseignement dispensées aux mineurs détenus, seriez-vous en mesure de suivre ?
M. Alain Bouhours. - Il ne s'agit pas à mon sens d'un problème de moyens, tout du moins du point de vue de l'éducation nationale. Dans mes fonctions antérieures, j'avais obtenu du directeur académique des services de l'éducation nationale (DASEN) une augmentation des moyens au profit du milieu pénitentiaire. Nous nous sommes heurtés en revanche à des difficultés pratiques et organisationnelles internes au milieu carcéral, sur lesquelles nous n'avions pas de prise.
M. Michel Amiel. - Pensez-vous que le modèle des EPM est préférable à celui des QPM ?
M. Alain Bouhours. - Le volume d'enseignement dispensé en EPM est d'environ vingt heures hebdomadaires, ce qui est bien supérieur.
M. Jean-Marc Huart. - Il ne fait pas de doute que l'homogénéité des publics facilite grandement l'organisation des cours, qui est pour nous le point le plus problématique.
Mme Chantal Deseyne. - Les difficultés que rencontre l'enseignement en milieu pénitentiaire ne tiennent-elles pas au fait que la PJJ et l'éducation nationale ont des objectifs différents ? Comment améliorer ce partenariat ?
M. Jean-Marc Huart. - Nos objectifs ne sont pas si différents que cela ; ils sont mêmes partagés. Notre coopération avec la PJJ est de qualité ; elle se traduit par la mise à disposition d'un personnel de l'éducation nationale auprès du ministère de la justice sur ces questions. Le pilotage interrégional, auxquels participent les recteurs, fonctionne bien.
M. Marc Bablet, chef du bureau de la politique d'éducation et des dispositifs d'accompagnement. - L'enseignement en CEF a été confié à un autre bureau que celui en charge du milieu carcéral pour la raison qu'il s'agissait de l'assimiler aux dispositifs relais, qui participent de la lutte contre le décrochage scolaire. Nous sommes donc pleinement dans l'esprit éducatif qu'évoquait le rapporteur.
Une circulaire commune avec la PJJ organise l'enseignement en milieu ouvert et en CEF. Elle prévoit l'organisation des dispositifs de prévention et associe la PJJ aux dispositifs relais, notamment par la mise à disposition d'éducateurs. Cependant, écrire des circulaires ne suffit pas et nous travaillons à l'application effective de ces textes.
Pour les CEF, la difficulté majeure est l'isolement des enseignants qui y exercent. Je n'en tire pas comme conclusion qu'il faudrait en ajouter un second, seulement qu'il reste à créer une culture commune avec les personnels de la PJJ, ce qui passe en particulier par des formations communes.
Le suivi du parcours des jeunes, déjà évoqué, est l'autre grande difficulté : les enseignants voient arriver pour six mois des jeunes dont ils ignorent le passé. Ces jeunes venant souvent de loin, il est difficile d'obtenir des informations sur leur parcours.
M. Jean-Marc Huart. - Le livret scolaire unique numérique (LSUN), introduit récemment, permet un suivi du CP à la troisième. Il serait intéressant d'étudier dans quelle mesure il pourrait faciliter ces échanges d'informations.
M. Michel Amiel. - On voit qu'une partie des difficultés provient du fait que les administrations concernées ont des cultures différentes. Pour assurer une meilleure prise en charge du jeune, ne faudrait-il pas un socle commun de formation à l'ensemble des personnels concernés ?
M. Alain Bouhours. - Il existe déjà des formations conjointes comme cela a été indiqué, mais celles-ci pourraient être certainement renforcées.
M. Jean-Marc Huart. - J'y suis pour ma part très favorable, nous devons travailler à une acculturation réciproque.
Mme Laurence Rossignol, présidente. - Quelle est l'attractivité des postes d'enseignant en CEF ou en milieu pénitentiaire ? Êtes-vous capable de la mesurer ?
M. Alain Bouhours. - Nous observons peu de volatilité en milieu pénitentiaire. Y exercer relève d'un engagement personnel, assis sur une qualification et sur un recrutement sur profil. Nous ne rencontrons pas de problème majeur pour couvrir les quelques 800 ETP.
M. Jean-Marc Huart. - Je ne connais pas le nombre de candidatures que nous recevons pour chaque poste. Nous tenterons de l'obtenir auprès de la direction générale des ressources humaines.
M. Marc Bablet. - Le recrutement des enseignants exerçant en CEF est parfois plus difficile, car nombre de CEF sont éloignés des villes, ce qui les rend moins attractifs. Il nous est arrivé d'avoir des postes vacants.
Mme Laurence Rossignol, présidente. - Les enseignants concernés perçoivent-ils une indemnité spécifique ?
M. Jean-Marc Bouhours. - L'obtention du CAPPEI emporte une indemnité, de même qu'il existe une prime spécifique liée à l'exercice en milieu pénitentiaire. De plus, l'obligation hebdomadaire de service d'enseignement est de seulement 21 heures, ce qui constitue un autre élément d'attractivité pour les professeurs des écoles.
M. Martin Lévrier. - Peut-on imaginer des enseignants présents pendant les vacances scolaires ou cela relève-t-il de l'impensable ?
M. Jean-Marc Huart. - Comme je l'indiquais tout à l'heure, je comprends que vous souleviez cette question, mais j'attire votre attention sur le fait que cela nécessiterait des modifications statutaires d'ampleur.
M. Marc Bablet. - La circulaire de 2005 relative à l'enseignement en CEF précise que le volume annuel d'enseignement peut être réparti autrement que sur 36 semaines ; je n'ai toutefois pas connaissance que cette disposition ait été mise en oeuvre.
Mme Laurence Rossignol, présidente. - Je vous remercie, Messieurs, pour toutes les informations que vous nous avez apportées.
Audition de Mme Sophie Bouttier-Veron, vice-présidente du tribunal pour enfants de Marseille en charge du milieu fermé, vice-présidente de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF)
Mme Laurence Rossignol, présidente. - Pour cette troisième audition, nous avons le plaisir de discuter, par visio-conférence, avec Mme Sophie Bouttier-Véron que je remercie d'avoir bien voulu répondre à nos questions.
Vous êtes magistrate au tribunal pour enfants de Marseille, dans un département que connaît bien notre rapporteur Michel Amiel, sénateur des Bouches-du-Rhône. Vous êtes également la vice-présidente de l'association des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF), association que vous avez accepté de représenter aujourd'hui. Votre association rassemble notamment des juges des enfants et des juges aux affaires familiales. Elle prend régulièrement position sur les questions relatives à la justice des mineurs et elle est fréquemment consultée par les pouvoirs publics sur les projets de réforme qui concernent la jeunesse ou la famille.
Nous aimerions connaître la position de votre association sur le sujet qui intéresse notre mission d'information, la réinsertion des mineurs enfermés. Vous pourrez naturellement nous faire part de votre expérience au tribunal pour enfants de Marseille, qui est l'un des plus importants de France.
Je vais vous laisser la parole pour une intervention liminaire, qui va vous permettre de répondre en tout ou partie aux questions de notre rapporteur, puis nous aurons un temps d'échange avec l'ensemble des sénateurs ici présents.
Mme Sophie Bouttier-Veron. - L'AFMJF, créée en 1947, réunit l'ensemble des professionnels intéressés par le parcours judiciaire des mineurs : magistrats, avocats, éducateurs, associations qui gèrent des établissements pour enfants, assesseurs des tribunaux pour enfants. Signataire d'une convention avec la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ), notre association apporte régulièrement son concours au ministère de la justice sur les sujets dont nous nous occupons particulièrement. Je suis déléguée de l'association pour la région Sud-Est et nous avons régulièrement des réunions au niveau national.
Sur le plan professionnel, je suis affectée, depuis 2012, au tribunal pour enfants de Marseille. J'ai d'abord été en charge d'un secteur géographique correspondant aux quartiers Nord de la ville - j'avais alors un nombre considérable de dossiers à traiter - et je suis maintenant responsable d'un secteur situé au sud de Marseille, où l'activité est un peu moins soutenue. Je suis investie tant sur le champ de l'assistance éducative que de la répression pénale et je consacre environ un quart de mon temps à la fonction de juge de l'application des peines pour des mineurs incarcérés à l'établissement pénitentiaire pour mineurs (EPM) La Valentine ou, pour les jeunes filles, dans le quartier pour mineurs de la prison des Baumettes.
Permettez-moi à présent de brosser à grands traits l'activité du tribunal des enfants de Marseille. Au titre de l'assistance éducative, les neuf juges des enfants sont actuellement saisis de 380 dossiers. Au titre de la répression pénale des mineurs délinquants, nous avons été saisis, en 2017, de 1 549 nouvelles procédures, dont je vous rappelle les différentes étapes : une première audience, suivie la plupart du temps d'une mise en examen, à l'issue de laquelle il est décidé soit d'une mesure d'assistance éducative, soit d'une mise en détention provisoire, en attente du jugement. À noter également que nous assistons à une augmentation importante du nombre de mineurs déférés devant le juge des enfants, c'est-à-dire dont la première audience intervient à la suite d'une garde à vue. Ainsi, en 2017, le tribunal des enfants de Marseille compte 841 mineurs déférés devant lui, ce chiffre divergeant cependant de celui de la PJJ qui en a recensé pour sa part 937. Sur ces 937 mineurs, 150 ont fait l'objet d'une mesure d'incarcération, dont sept filles, et 131 procédures concernaient des mineurs non-accompagnés (MNA).
Je vais à présent vous livrer les quelques chiffres dont nous disposons pour l'EPM de La Valentine, qui accueille les mineurs incarcérés sur décision du tribunal de grande instance (TGI) de Marseille. En 2017, on a recensé 198 entrées de mineurs - contre 235 en 2016 - réparties entre 175 prévenus et 23 condamnés. Parmi eux, 16 % avaient moins de 16 ans. 19 % faisaient l'objet d'une détention au titre d'un mandat de dépôt criminel - contre 13 % en 2016. La durée moyenne de leur incarcération est d'environ 95 jours, soit un peu plus de trois mois, contre 85 jours en 2016. Sur les 198 mineurs entrants, 54 étaient des MNA, soit 27 % du total, dont 36 étaient de nationalité algérienne ; au mois de septembre 2017, les MNA représentaient 58 % de l'effectif des mineurs détenus à l'EPM.
Sur les 132 mineurs incarcérés à La Valentine, à Grasse, aux Baumettes, à Aix-Luynes ou à Avignon-Le Pontet, on dénombrait 110 prévenus et seulement 22 condamnés. Les mesures d'aménagement de peine sont rares, on en a dénombré seulement quatre en 2017, peu de jeunes relevant de ce type de mesures. Mais 39 permissions de sortie ont été ordonnées pour les mineurs de l'EPM afin de les aider à se préparer à leur sortie.
Mme Laurence Rossignol, présidente. - Je suis surprise de la très importante proportion de MNA incarcérés. À quoi attribuez-vous ce phénomène ? Est-il observé dans toute la France ?
Mme Sophie Bouttier-Veron. - La présence d'un nombre croissant de MNA est observée sur tout le territoire, même si les pays d'origine ne sont pas les mêmes. Plusieurs facteurs peuvent expliquer leur incarcération. En premier lieu, le peu de garantie de représentation dont ils peuvent se prévaloir entraîne une détention provisoire plus fréquente : leur statut au sein de l'EPM est alors celui de prévenu. En second lieu, les MNA repérés dans le ressort du TGI de Marseille se distinguent des autres mineurs en ce qu'ils ne souhaitent pas intégrer le circuit de la protection de l'enfance, bien souvent parce que leur parcours migratoire n'est pas achevé. S'ajoute à cela le problème bien connu de l'évaluation de leur âge : leur minorité alléguée peut être parfois contestée et certains juges des enfants se montrent réticents à prononcer des mesures d'assistance éducative à l'égard de MNA dont la minorité n'est pas évaluée et qui ont de surcroît commis des délits. La diminution des mesures d'incarcération de ces MNA passe ainsi par un travail approfondi sur l'établissement de l'état civil de ces jeunes, qui incitera les juges à prononcer des jugements plus adaptés à leur âge réel.
M. Michel Amiel, rapporteur. - Mes questions seront de portée plus générale que le ressort territorial de votre compétence. Je souhaiterais savoir si vous estimez que l'ordonnance de 1945 relative à la justice pénale des mineurs est encore adaptée aux situations juridiques qu'elle prétend régir. Par ailleurs, vous avez évoqué l'EPM de Marseille, que la mission d'information a récemment visité, mais j'aimerais recueillir votre opinion sur les autres réponses apportées aux mineurs délinquants, notamment les centres éducatifs fermés (CEF) et le milieu ouvert.
Mme Sophie Bouttier-Veron. - Incontestablement, bien que nous restions très attachés à l'esprit initial de l'ordonnance de 1945, qui consacre la primauté de l'éducatif sur le répressif, nous déplorons une perte de lisibilité, résultant de nombreux ajouts successifs, la présence d'expressions peu adaptées, telles « liberté surveillée » ou « admonestation ». Sans doute un travail de remise en forme serait bienvenu.
Il est important de laisser du temps aux mineurs pour évoluer. Schématiquement, la procédure pénale se déroule de la manière suivante : d'abord, une première audience devant le juge des enfants ou le juge d'instruction avec une mise en examen sur les faits pénaux ; puis on mène une enquête sur la personnalité du mineur, on examine les mesures à prendre et on explique au mineur qu'il va être jugé dans quelques mois et qu'il doit donc se racheter ; différentes mesures peuvent être décidées, en milieu ouvert ou en milieu fermé, peuvent être décidées pendant ce laps de temps. Nous sommes attachés à cette temporalité qui nous paraît très fructueuse.
Concernant la césure du procès pénal, introduite par une précédente réforme de l'ordonnance de 1945, il nous semble que c'est un sujet qui doit donner lieu à une réflexion approfondie car sa mise en oeuvre concrète par les juridictions est malaisée. Je rappelle en outre que la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIème siècle a rétabli la convocation par officier de police judiciaire aux fins de jugement devant le juge des enfants. Cette procédure nous permet de nous prononcer, dès la première audience, sur la culpabilité du mineur et sur les intérêts civils, puis de renvoyer à une audience ultérieure le prononcé de la sanction ou de la mesure.
M. Michel Amiel. - Pouvez-vous nous préciser en quoi consiste la césure du procès pénal que vous évoquez ?
Mme Sophie Bouttier-Veron. - Il s'agit de prévoir deux audiences de jugement : au cours de la première audience, le tribunal se prononce sur la culpabilité de la personne présentée et sur les demandes de dédommagement des parties civiles, qui sont ainsi traitées plus rapidement ; c'est seulement au cours d'une deuxième audience, tenue plusieurs mois plus tard, que le tribunal décide de la peine. L'idée est séduisante mais elle se heurte à des problèmes concrets : nous manquons de visibilité sur nos agendas et il n'est pas simple d'organiser une deuxième audience six ou huit mois après la première. En outre, certains collègues estiment que ce serait une erreur de se prononcer immédiatement sur la culpabilité du mineur ; en effet, il arrive souvent que le mineur ne reconnaisse pas sa culpabilité lors de la première audience mais qu'il la reconnaisse lors du jugement grâce au travail éducatif réalisé entre-temps. Il est important de laisser au jeune le temps de travailler sur son rapport à l'acte de délinquance afin de le responsabiliser.
Toujours au titre d'éventuelles retouches à apporter à l'ordonnance de 1945, je m'interroge sur les sanctions éducatives, créées en 2002 pour des mineurs âgés d'au moins dix ans, et qui ne sont à ma connaissance presque jamais utilisées. Elles avaient été conçues à partir de l'idée d'un rajeunissement de la délinquance des mineurs, qui n'est pas vérifié dans les statistiques. L'entrée dans la délinquance coïncide, en réalité, avec l'entrée dans la puberté. J'ajoute que les sanctions éducatives ne peuvent être prononcées que par le tribunal pour enfants, ce qui ne me paraît pas adapté : pour des enfants si jeunes, une audience de cabinet, en présence des parents et des éducateurs, est plus appropriée afin d'examiner leur situation en détail.
Vous m'interrogiez aussi sur l'intérêt des EPM. Au vu des rapports de la Contrôleure générale des lieux de privation des libertés, les pratiques sont diverses d'un établissement à l'autre, ce qui est d'ailleurs aussi le cas pour les centres éducatifs fermés. Je peux vous parler de l'EPM de La Valentine que je connais bien. Il présente une dynamique intéressante entre l'administration pénitentiaire et la PJJ, avec une volonté de nouer la sanction et l'éducatif et une attention portée à la préparation à la sortie. Des moyens importants sont alloués dans le domaine scolaire, sportif ou de l'éducation civique. Des permissions de sortie sont accordées ; récemment un jeune est sorti pour visiter le Camp des Milles, qui était un camp d'internement et de déportation pendant la seconde guerre mondiale, dans le but de le sensibiliser à la citoyenneté et à l'égalité. À l'EPM, les jeunes sont pris en petits groupes, notamment au niveau scolaire. Souvent, ces jeunes n'avaient jamais bénéficié d'une telle attention. Certes, l'enfermement ne doit pas durer trop longtemps, car il n'offre pas des conditions d'éducation optimales, mais il peut être un moment fructueux si des moyens appropriés y sont consacrés. Vous me permettrez de regretter la disproportion entre les moyens consacrés à l'accompagnement du mineur une fois celui-ci enfermé et les moyens qui auraient pu être consacrés, préalablement, à ce qu'il ne commette aucun délit...
Mme Laurence Rossignol, présidente. - Pourriez-vous nous dire si beaucoup d'enfants ayant fait d'abord l'objet d'une mesure d'assistance éducative se retrouvent ensuite devant vous pour des faits pénaux ? Ces mineurs présentés à la justice ont-ils souvent eux-mêmes été victimes ?
Mme Sophie Bouttier-Veron. - Je n'ai pas de chiffres précis mais ce sont évidemment les mêmes populations. Beaucoup d'enfants élevés par des mères seules, dans des conditions de logement et d'environnement social très difficiles, bénéficient préalablement d'une assistance éducative - combien de mères en pleurs m'ont révélé dans mon cabinet qu'elles se sentaient incapables d'élever leur enfant dans leur quartier, en raison de l'insécurité qui y règne et de la prévalence du trafic de drogue. Nous les retrouvons quelques mois ou années plus tard sur le banc des prévenus au tribunal pour enfants.
Il faut souligner également, même si c'est un sujet délicat à aborder, que beaucoup de ces jeunes appartiennent à des familles migrantes qui rencontrent des difficultés d'intégration du fait de différences culturelles. Nous avons par exemple, à Marseille, de nombreuses familles comoriennes qui ont leurs propres références sur la place du fils, le rôle du père ou de la mère dans la famille.
M. Michel Amiel. - Avez-vous des renseignements sur le rapport coût-bénéfice des différentes formes d'enfermement des mineurs ?
Mme Sophie Bouttier-Veron. - De façon générale, le ministère de la justice souffre d'un manque criant de moyens informatiques, qui seraient pourtant fort utiles pour consigner les étapes du parcours d'un mineur et évaluer leur situation. En arrivant dans mon cabinet, en 2012, j'ai acheté un carnet et un crayon et j'ai examiné, un par un, tous les dossiers accumulés dans mon bureau afin de déterminer quels étaient les mineurs qui avaient commis le plus d'infractions et auxquels je devais m'intéresser en priorité ! Outre la prison, les CEF et le milieu ouvert, je voudrais noter la possibilité de plus en plus réduite de recourir aux foyers privés habilités. Ce sont des lieux où l'on s'occupe des jeunes sans la contrainte de l'enfermement à un âge où ils peuvent encore évoluer.
Mme Laurence Rossignol, présidente. - Ne pensez-vous que ce rôle pourrait être assumé par les maisons de l'enfance à caractère social (MECS) ?
Mme Sophie Bouttier-Veron. - Elles sont malheureusement débordées, et surtout saturées par l'absorption des MNA.
M. Michel Amiel. - Je pense que le recentrage de la PJJ sur la réponse pénale au détriment de l'éducatif explique pour partie ce manque de moyens dévolus aux foyers privés habilités.
Mme Sophie Bouttier-Veron. - Je vous rejoins. Les éducateurs de la PJJ avaient autrefois des contacts avec leurs collègues qui travaillent dans les foyers. Submergée, l'ASE renvoie les enfants en danger de délinquance vers la PJJ mais ce sont en réalité les mêmes enfants ! Le milieu ouvert bénéficie certes d'une dynamique positive dans les Bouches-du-Rhône, mais le chaînon manquant réside vraiment dans les foyers d'hébergement.
Mme Laurence Rossignol, vice-présidente. - Madame, je vous remercie beaucoup de cette audition et je salue votre engagement au service de la justice des mineurs.
La réunion est close à 19 heures.
Jeudi 7 juin 2018
- Présidence de Mme Catherine Troendlé, présidente -
La réunion est ouverte à 11 heures.
Audition de M. Nicolas Sallée, professeur de sociologie à l'université de Montréal, spécialiste du traitement de la délinquance des mineurs
Mme Catherine Troendlé, présidente. - Mes chers collègues, nous auditionnons aujourd'hui M. Nicolas Sallée, professeur de sociologie à l'université de Montréal, que je remercie chaleureusement d'avoir accepté notre invitation. Vos travaux de recherche vous ont amené à vous intéresser aux modalités d'accompagnement, d'encadrement et d'enfermement des jeunes délinquants en France et au Québec. Vous êtes notamment l'auteur d'un ouvrage de référence, « Éduquer sous contrainte. Une sociologie de la justice des mineurs », dans lequel vous montrez que la contrainte serait devenue constitutive d'un nouveau type d'éducation, dont les centres éducatifs fermés seraient la manifestation la plus visible.
Vous nous expliquerez quelles sont les conséquences de cette évolution sur le travail des professionnels qui interviennent auprès des mineurs, et notamment sur les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et vous nous direz si cette politique d'éducation sous contrainte vous paraît présenter un intérêt au regard de l'objectif de réinsertion des mineurs qui est au coeur des travaux de notre mission d'information. Vous pourrez naturellement nous faire part des expériences que vous avez pu observer au Québec, ou dans d'autres pays étrangers, et nous dire si certaines bonnes pratiques mériteraient, à votre avis, d'être adoptées dans notre pays.
Je vais vous céder la parole pour une intervention liminaire qui va vous permettre de répondre, au moins en partie, aux questions de notre rapporteur puis nous aurons un temps d'échange avec les sénateurs présents.
M. Nicolas Sallée, professeur de sociologie à l'université de Montréal. - Mon travail de recherche porte sur les transformations des conceptions de l'éducation des jeunes délinquants et des pratiques quotidiennes d'accompagnement de ces jeunes dans une diversité d'institutions relevant de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), hors secteur associatif. J'ai ainsi observé la transformation du mode d'éducation porté par l'institution et mis en oeuvre par les éducateurs de la PJJ.
Ce modèle prend sens dans un environnement politique plus général. Dans mon livre, j'évoque un cadrage punitif pour souligner une transformation du champ des représentations de la délinquance induisant des réponses orientées vers la répression et ses corollaires sémantiques que sont l'intransigeance ou la « tolérance zéro ». Cette transformation du regard sur la délinquance juvénile repose sur l'idée d'une nécessaire responsabilisation des jeunes. Cette démarche met à l'épreuve les fondements de l'ordonnance de 1945, qui repose sur l'idée d'un partage des responsabilités entre les jeunes et la société en ce qui concerne les causes de la délinquance juvénile.
Cette transformation reflète d'ailleurs des transformations sociales de plus grande ampleur. Replacer les institutions pénales et judiciaires dans leur contexte, est une nécessité : ces transformations sociales pèsent sur les jeunes issus des couches populaires, principalement en milieu urbain, en proie à une double exclusion de l'école et du marché de l'emploi. Cette nouvelle représentation s'inscrit également dans une société qui connaît le chômage de masse ; cette responsabilisation pénale, vis-à-vis des actes de délinquance, se nourrit de l'échec des politiques sociales. Comprendre les ressorts des trajectoires de ces jeunes doit nous aider à agir, sans angélisme.
L'ordonnance de 1945 entendait inscrire dans le droit les causes psychosociologiques de la délinquance des jeunes. Or, je décris dans mon livre non une disparition, mais une transformation éducative qui épouse le modèle de l'éducation sous contrainte. Celui-ci repose sur deux principaux piliers : d'une part, la dissociation croissante entre une forme civile du travail éducatif à destination des jeunes en danger et une forme pénale du travail éducatif auprès des jeunes délinquants. Cette dissociation croissante se reflète dans l'évolution des financements publics de la PJJ. D'autre part, la valorisation croissante, dans les pratiques éducatives, du rôle supposément éducatif de la contrainte pénale et de l'enfermement. Cette tendance a conduit à la création des centres éducatifs renforcés (CER), fermés (CEF), puis à la construction de nouveaux centres carcéraux pour mineurs.
Cette revalorisation de la contrainte de l'enfermement induit des effets sur les pratiques en milieu ouvert. Elle tend à peser sur l'ensemble de la chaîne éducative, sous l'angle de la procédure d'accompagnement et de la croissance des mesures probatoires à risque d'incarcération. Pour preuve, le contrôle judiciaire est devenu très important en milieu ouvert. Les CEF sont emblématiques de cette transformation : ce sont des centres de placement et non des prisons, qui demeurent néanmoins encadrés par des mesures judiciaires à forte contrainte pénale. Aujourd'hui, on constate une hausse de l'incarcération des mineurs, alors que la délinquance des mineurs est relativement stable depuis les années 2000. Au-delà de ces évolutions numériques, on assiste à une transformation qualitative qui tend à considérer l'enfermement comme une mesure éducative et qui accroît l'influence de la prison en dehors de ses propres murs. C'est là une transformation majeure des pratiques éducatives.
M. Michel Amiel, rapporteur. - Je vous remercie pour la clarté de vos propos. Les différents types de délinquance peuvent, être classés en trois grands groupes : d'une part, la délinquance transgressive typique de l'adolescence, d'autre part, la délinquance sociale ou d'exclusion, enfin la délinquance pathologique qui peut relever, à un moment, de la psychiatrie sans que ceux qui la commettent relèvent nécessairement de la psychopathologie. N'y aurait-il pas lieu de décloisonner les interventions et les pratiques des différents professionnels ? Au cours de nos déplacements, nous avons pu constater l'écart entre les cultures professionnelles au sein des différentes structures destinées à l'accueil des jeunes délinquants. En outre, que pensez-vous du recentrage, consécutif à la promulgation de la loi du 5 mars 2007, de la PJJ sur le pénal? Vous avez évoqué les différentes structures de la prise en charge de ces jeunes. Bien souvent, le milieu ouvert est occulté. Le développement des structures plus punitives a pour finalité de rassurer la société, comme j'ai pu le constater en tant que maire. La fugue d'un CEF, dans le parcours du jeune, le conduit souvent à la prison. Il y a effectivement l'incarcération derrière tout cela. Enfin, que peut nous apprendre l'expérience canadienne ?
Mme Catherine Troendlé, présidente. - Les moyens manquent pour faire face aux problèmes que connaît désormais le milieu ouvert. Au cours de nos déplacements, nous avons pu constater qu'extraire un jeune de son milieu pour le replacer en CEF permettait parfois aux éducateurs de nouer un contact avec lui qu'il serait impossible de créer en milieu ouvert, du fait des diverses influences, notamment familiales, qui s'y font jour.
M. Nicolas Sallée. - Je ne peux me prononcer sur la question de la psychiatrie. Certes, les cas les plus lourds mêlent délinquance d'exclusion, tant scolaire, économique, voire familiale, et délinquance pathologique. Un tel constat nécessite une collaboration renforcée entre les différents secteurs, qu'il s'agisse du médico-social, de la PJJ ou encore de l'administration pénitentiaire. La question du passage à la majorité est également importante. De ce point de vue, la dissociation entre les activités pénales et civiles s'avère problématique après dix-huit ans, puisque la PJJ se voit soudainement privée des mesures d'accompagnement qui pourraient aider le jeune à entrer dans l'âge adulte et faciliter sa réinsertion. Les équipes éducatives éprouvent de grandes difficultés à obtenir des contrats jeunes majeurs.
Je conduis actuellement une étude comparée entre le Québec et la France sur le milieu ouvert. Les éducateurs en viennent parfois à rechercher des délits commis par le jeune, afin de pouvoir obtenir, sur le fondement de l'article 16 bis de l'ordonnance de 1945 une mesure pénale permettant de prolonger le suivi du jeune. Une telle démarche illustre l'absurdité de la dissociation que vous évoquiez entre civil et pénal. Si l'on ampute la PJJ d'une partie de ses activités éducatives, c'est la trajectoire de réinsertion du jeune qui en pâtit ! Or, pour réinsérer un jeune, la continuité du suivi est essentielle.
Le milieu ouvert, en France, a été occulté au profit de l'enfermement qui a connu une énorme focalisation tant médiatique que politique. Or, le milieu ouvert n'est nullement un tout homogène, comme on aime à le croire, mais plutôt un secteur traversé de tensions. Au Québec, les principales réformes de la justice des mineurs de ces dernières années ont porté sur le milieu ouvert.
M. Michel Amiel, rapporteur. - Ne faudrait-il pas développer les foyers d'hébergements en milieu ouvert ? L'accueil familial est difficile à mettre en oeuvre. Si ces outils existent pour la protection de l'enfance, ne faudrait-il pas les développer dans le secteur de la PJJ ?
M. Nicolas Sallée. - De telles structures existent déjà. La réinsertion des mineurs se joue dans la capacité que peuvent avoir les éducateurs, en co-construction avec les jeunes, à construire un projet qui ait du sens.
Mme Catherine Troendlé, présidente. - Sans la famille, rien n'est possible !
M. Nicolas Sallée. - Assurément, mais avec une organisation assurant un relai vers les dispositifs de droit commun. J'ai constaté la pénurie de ressources extérieures. Très souvent, les éducateurs ne peuvent que bricoler !
Mme Catherine Troendlé, présidente. - J'ai le sentiment que les éducateurs ont des choses à proposer aux jeunes mais que ceux-ci se trouvent souvent désorientés et ne savent pas quel est leur projet. Ce n'est donc pas tant un problème de pénurie que d'envie et d'effort, comme j'ai pu le constater également dans les missions locales par exemple.
M. Nicolas Sallée. - Pour ma part, je ne dirais pas que les jeunes ne font pas d'effort. Au Québec, le travail des institutions pénales dépend du flux de pénalisation : il est donc possible de remettre en question la croyance inaltérable en la pénalisation ; le nombre de jeunes qui passent devant les tribunaux a diminué car les policiers sont en mesure d'appliquer des « mesures de rechange », dès le stade de l'interpellation, sans même passer devant le procureur. Ils peuvent envoyer, de manière discrétionnaire, des jeunes travailler dans des organismes de justice alternatives, pilotés par des éducateurs et pas forcément sous contrainte. La grande majorité des jeunes qui passent dans ces dispositifs ne récidive pas. Dans les trajectoires de désengagement de la délinquance, l'accumulation des réponses pénales n'est pas forcément nécessaire. Les policiers québécois, appelés policiers communautaires, sont formés, connaissent leur territoire, et agissent tels des policiers de proximité. La délinquance juvénile est ainsi perçue différemment. Par voie de conséquence, le nombre de jeunes suivis par les éducateurs en milieu ouvert est nécessairement moins élevé qu'en France. Le nombre de jeunes suivi par un éducateur en milieu ouvert en France est de 25, contre 14 pour son homologue délégué à la jeunesse à Montréal, où l'accompagnement peut donc être plus poussé. Ainsi, ces délégués à la jeunesse peuvent rencontrer jusqu'à deux ou trois fois par semaine les jeunes reconnus en situation extrêmement difficile. Un tel rythme est impensable pour un éducateur français en milieu ouvert, qui rencontrera le jeune au mieux une fois tous les quinze jours.
Mme Catherine Troendlé, présidente. - Y a-t-il plus d'éducateurs par jeune au Québec, par conséquent ?
M. Nicolas Sallée. - C'est en effet le cas.
M. Michel Amiel. - La loi du 5 mars 2007 désignait le maire comme chef de file de la politique de prévention de la délinquance. Or, cette mesure a été, de mon point de vue, un échec : les maires, déjà sollicités de toute part, ne pouvaient assumer cette responsabilité. Ne faudrait-il pas transférer cette responsabilité à de réels professionnels ?
M. Nicolas Sallée. - C'est un chantier important qui implique de revoir le rôle de chaque institution et, en particulier, la formation des policiers. La police a évidemment un rôle essentiel à jouer dans cet écosystème de la prévention de la délinquance.
Mme Catherine Troendlé, présidente. - Au cours des travaux que j'ai conduits sur la déradicalisation, j'ai pu constater l'importance du changement d'état d'esprit de la police municipale qui a été redéployée dans les quartiers afin d'accompagner les parents et de conseiller les jeunes. Ainsi, les policiers interviennent dans les tables rondes aux côtés des parents et des éducateurs. Les autorités locales me semblent les plus à même de déployer efficacement cette police de proximité.
M. Michel Amiel. - Les policiers municipaux peuvent cependant se voir attribuer un rôle très différent selon les orientations politiques du maire concerné.
M. Nicolas Sallée. - Il importe de préciser l'articulation étroite entre les services de placement, dont l'incarcération, et le milieu ouvert. En France, les deux tiers des mineurs incarcérés sont placés dans des quartiers pour mineurs, dont l'étanchéité avec les quartiers adultes demeure perfectible, et où ils peuvent passer jusqu'à vingt heures par jour en cellule. L'incarcération doit toujours être décidée en dernier ressort. Certes, certaines trajectoires individuelles peuvent la justifier, mais celle-ci ne doit pas devenir la règle.
Au Canada, la loi pénale est fédérale mais elle se décline selon les provinces. Depuis 2002, tout jeune condamné à des peines de placement et de surveillance, équivalent de nos peines d'incarcération, effectue le tiers de sa peine hors-les-murs. Une exception demeure pour les crimes les plus graves qui peuvent conduire à infliger à un mineur une peine d'adulte. La meilleure gestion des flux de pénalisation améliore la qualité du travail des tribunaux. Enfin, les services des centres jeunesse peuvent accompagner les jeunes délinquants jusqu'à l'âge de 21 ans, quelle que soit leur peine. Il n'y a donc pas de transfert vers les services adultes dès l'âge de 18 ans.
Mme Catherine Troendlé, présidente. - Trouvez-vous pertinent que des hommes de vingt ans soient suivis avec des enfants de treize ans dans les mêmes centres ?
M. Nicolas Sallée. - Je ne vois pas de problème à condition de travailler au cas par cas. Cette démarche vaut aussi pour les peines de probation que les centres jeunesse ont la possibilité de suivre jusqu'à l'âge de vingt ans. La continuité du suivi est centrale pour réussir la réinsertion. Par ailleurs, les CEF s'apparentent, au-delà de leur diversité architecturale, à des centres « ouverts fermés ». L'incarcération constitue l'arrière-fond des pratiques d'accompagnement ; une grande partie des mineurs terminent leur ordonnance de placement en prison.
M. Michel Amiel. - Disposez-vous de statistiques fiables au Québec sur la question qui nous occupe aujourd'hui ?
M. Nicolas Sallée. - Au Québec comme en France, l'évaluation statistique de la réinsertion des jeunes est toujours difficile, en raison de la diversité des structures d'hébergement qu'ils fréquentent et des mesures dont ils font l'objet. Il est en outre difficile d'évaluer l'efficacité d'actions éducatives dont les effets peuvent se révéler à long terme. Seule une concertation avec l'ensemble des acteurs mobilisés sur le terrain permettrait d'en préciser les critères d'évaluation. À cet égard, l'articulation des savoirs, universitaire, dans les équipes éducatives, et des jeunes me paraît essentielle.
M. Michel Amiel. - Vous préconisez donc une forme de décloisonnement !
Mme Michelle Meunier. - J'aimerais savoir comment les jeunes femmes et les jeunes filles sont prises en charge spécifiquement dans la Belle Province.
Mme Josiane Costes. - La co-construction d'un projet avec le jeune est essentielle, mais doit s'inscrire dans la durée. Comment y parvenir, avec des itinéraires aussi chaotiques et autant de ruptures ?
M. Nicolas Sallée. - Je n'ai pas observé de centre de jeunes filles. Néanmoins, cette question m'importe énormément et des travaux de recherche y sont de plus en plus consacrés. A comportement équivalent, une fille sera considérée différemment d'un garçon et fera l'objet d'un suivi plus rigoureux, tant en France qu'au Québec. Leur suivi peut parfois s'avérer plus contraignant que celui des garçons. Une telle démarche est notamment motivée par la crainte de la prostitution, impliquant un contrôle plus strict de la sexualité de ces jeunes filles. Plutôt que de plaquer notre inquiétude d'adulte sur le comportement des jeunes, mieux vaudrait comprendre les significations qu'ils donnent eux-mêmes à leurs actes transgressifs. La réponse à la fugue en centre éducatif fermé est souvent pénale et disciplinaire ; beaucoup de jeunes filles fuguent pour échapper à ce qu'elles éprouvent comme une contrainte physique. La question des rapports de genre est abordée de manière similaire dans les pratiques éducatives des deux côtés de l'Atlantique.
Il faut réussir à produire de la continuité et de la fluidité ; un placement de six mois doit s'accompagner d'un suivi en milieu ouvert, à la condition que les éducateurs en aient la capacité. La question des moyens du suivi éducatif est donc posée.
M. Michel Amiel. - Confier la protection de l'enfance aux départements n'a-t-il pas eu comme conséquence de favoriser une diversité d'approches, tant pour des motifs géographiques, idéologiques ou encore de moyens ? La gestion d'un jeune mineur n'est pas exactement la même dans les Bouches-du-Rhône et en Corrèze.
M. Nicolas Sallée. - La loi de 2007 a renforcé la dissociation entre protection de l'enfance et protection judiciaire de la jeunesse et cette orientation a été actée par le rapport stratégique national de la PJJ pour les années 2008-2011. Cette question a une dimension comptable : si un jeune est pris en charge par la protection de l'enfance, la dépense incombe aux conseils départementaux, alors que c'est l'Etat qui finance la prise en charge des jeunes délinquants par la PJJ. Certains conseils départementaux, comme celui de la Seine-Saint-Denis, se sont retrouvés financièrement étouffés par l'augmentation du nombre de mesures de protection de la jeunesse. Cette question concerne à la fois le traitement de la délinquance, et, plus largement, touche les équilibres comptables et les moyens de la protection de la jeunesse. Elle participe ainsi de la dissociation entre pénal et civil précédemment évoquée.
Mme Catherine Troendlé, présidente. - Je vous remercie pour votre intervention.
La réunion est close à 12 h 15.