Mardi 22 mai 2018
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Audition de Mme Marie-Anne Cohendet, professeur des universités
M. Vincent Delahaye, président. - Notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de Mme Cohendet, professeure de Droit public à l'Université Paris I. Nous vous avons sollicitée, Madame, car vous vous êtes penchée sur le fonctionnement des institutions de la Ve République, et notamment sur le rôle qu'y tient le Président de la République. Vous avez étudié la manière dont la pratique institutionnelle a évolué au cours des soixante dernières années, ce qui concerne aussi notre commission, qui ne se borne pas à examiner la situation actuelle mais s'intéresse aux évolutions et, bien sûr, aux pistes d'amélioration. Grands corps de l'État, cabinets ministériels, services de la Présidence de la République : une certaine confusion règne parfois entre intérêt public et intérêt privé, et nous nous efforçons d'y voir clair.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marie-Anne Cohendet prête serment.
Mme Marie-Anne Cohendet, professeur des Universités. - Je suis heureuse et honorée de m'exprimer devant vous. Nous autres Universitaires, nous apprenons toujours beaucoup au contact des réalités. J'ai eu d'abord une certaine appréhension, car je ne suis pas spécialiste de la haute fonction publique, qui relève du droit administratif alors que je suis professeure de droit constitutionnel - mais ces domaines sont connexes. Mes collègues m'ont rassurée sur l'accueil que je recevrais au Sénat...
M. Vincent Delahaye, président. - Toujours chaleureux !
Mme Marie-Anne Cohendet. - Mais ils m'ont avertie que j'aurais à faire face à un vaste spectre de questions. Votre sujet est passionnant, crucial et immense. Vous avez déjà tenu des auditions sur les mutations du service public, que Léon Duguit qualifiait il y a un siècle de « fondement et limite du pouvoir gouvernemental ». Cette notion est en déliquescence, hélas, et nous nous désolons de voir nos cours de service public se transformer en cours d'affaires publiques. Cette évolution résulte de l'influence du droit de l'Union européenne, auquel nos institutions doivent s'adapter, et qui colporte une vision privatisée de cette notion.
La facilité qu'ont les hauts fonctionnaires, chez nous, à passer du public au privé, est une exception à l'échelle internationale. Un tiers des entreprises du CAC 40 sont dirigées par d'anciens hauts fonctionnaires, et le pantouflage stricto sensu se double d'aller-retours entre le public et le privé : c'est ce qu'on appelle des revolving doors. Si ces pratiques sont encadrées par la loi, on observe une grande ouverture d'esprit, voire une certaine complaisance, dans l'application des règles, y compris dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui ne se montre pas excessivement soucieux - c'est le moins qu'on puisse dire - d'éviter les allers-retours entre public et privé. Bien sûr, cette souplesse offre des avantages. En particulier, elle permet aux hauts fonctionnaires de mieux connaître le fonctionnement et les exigences des entreprises. Mais son inconvénient, de taille, est qu'elle favorise les conflits d'intérêt, voire la corruption. En tous cas, les hauts fonctionnaires peuvent avoir le souci de s'attirer les bonnes grâces des entreprises privées, qui peuvent, en les recrutant, multiplier leurs revenus par dix...
Une autre caractéristique, choquante, de la haute fonction publique française, est sa désinvolture à l'endroit du pouvoir politique. Nous sommes pourtant dans un régime parlementaire, et le Gouvernement est donc responsable devant le Parlement, même si l'élection directe du Président de la République en fait aussi un régime semi-présidentiel. Cette élection directe n'est d'ailleurs pas une exception, puisqu'on la retrouve dans la moitié des pays européens. La spécificité française est plutôt à chercher dans la pratique des institutions, puisque l'article 5 de la Constitution fait du Président un arbitre, alors que le Gouvernement, selon les articles 20 et 21, détermine et conduit la politique de la Nation. En tout état de cause, le Gouvernement doit au Parlement sa légitimité et il est révocable à tout instant. De ce fait, son pouvoir est constamment légitime et responsable. Si les membres de la haute fonction publique étaient choisis par le Premier Ministre et le Gouvernement, ils pourraient craindre aussi de tomber en cas de vote négatif du Parlement, ce qui les inciterait à se montrer respectueux envers les parlementaires. En fait, le Président de la République est extrêmement puissant, du fait de l'interprétation gaullienne des institutions, et le fossé n'a fait que s'accroître entre responsabilité et pouvoir, puisque le Président de la République est quasiment intouchable pendant cinq ans. Nous avons donc assisté à une dissociation entre responsabilité et pouvoir, alors que le coeur de la démocratie est la jonction entre ces deux entités.
Sous la Ve République, le Président de la République dirige tout. Le Gouvernement peut être renversé, mais le fait que le Président de la République ait le droit de dissoudre le Parlement relativise ce risque. Les nominations sont effectuées par le Président de la République, ce qui a pour conséquence que l'administration ne se sent pas au service de la République mais de l'exécutif, et même du Président de la République, ce qui est très fâcheux. Un haut fonctionnaire de Bercy m'a même indiqué que, lorsqu'il recevait un amendement parlementaire, il ne l'examinait même pas, et le disqualifiait d'office en vertu de l'article 40. J'étais horrifiée : le Parlement représente le peuple !
La racine de ces dérives est à rechercher dans les excès de fait que le Président de la République a commis dans l'exercice de son pouvoir. La thèse, récemment soutenue, de Lucie Sponchiado sur « La compétence de nomination du Président de la Cinquième République », montre bien que ces excès se sont constitués petit à petit, car au départ le Président de la République ne procédait à des nominations qu'en Conseil des ministres, et sur des sujets restreints, avec le contreseing du Premier Ministre. L'idée était simplement de garantir la neutralité de quelques grandes fonctions, mais le pouvoir de nomination appartenait au Premier Ministre. Dans un article publié à l'occasion des 40 ans de la Ve République, Michel Rocard écrivait que celui qui tient le pouvoir de nomination tient la carrière des fonctionnaires, et a donc un pouvoir colossal. En étendant son pouvoir de nomination, le Président de la Ve République a accru son pouvoir sur l'administration. Un autre problème, dont j'ai discuté avec Jean-Marc Sauvé, est que les professeurs de Sciences-Po à Paris, étant pour la plupart d'anciens élèves de l'ENA, sont favorables au caractère présidentiel du régime.
Une autre caractéristique française est la puissance du Conseil d'État. Cette institution contrôle toute l'administration, et tout le pouvoir normatif, depuis les avis qu'il rend sur les projets de loi jusqu'au contrôle de l'application des textes. Cette mainmise, là encore, a des avantages, puisque les membres du Conseil d'État sont souvent bien formés, et présentent de hautes qualités intellectuelles et de droiture. Mais cela ne rend pas moins regrettable que cette institution ait tant de pouvoir, jusqu'au sein du Conseil constitutionnel, administré par des membres de ce corps, qui ne rougissent pas de tenir devant vous, avec une certaine arrogance, des argumentations juridiques d'une telle faiblesse qu'elles feraient recaler, chez nous, un étudiant de première année.
Moi-même et mes collègues, nous sommes à votre disposition : n'hésitez pas à nous solliciter pour diversifier les analyses dont vous pouvez bénéficier. Un article récent de Thomas Perroud prône une autre façon de fabriquer le droit : plus ouverte, pluraliste et participative.
Sur les allers-retours entre public et privé, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est assez laxiste. Le Secrétariat général du Gouvernement défend - évidemment - une position très favorable aux hauts fonctionnaires, et qui n'est pas optimale du point de vue de la lutte contre la corruption. Sommes-nous si désarmés ? Revenons aux textes ! La Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen est claire : « Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements (...) ». Voilà un ancrage juridique pour lutter contre la corruption ! Or, pour le Conseil Constitutionnel, une telle lutte semble un simple objectif d'intérêt général. C'est mieux que rien, mais ce n'est pas grand-chose... alors que ce devrait être un principe de valeur constitutionnelle ! Cela nous renvoie au problème de la composition du Conseil constitutionnel, et à son contrôle par des membres du Conseil d'État. Le Conseil constitutionnel devrait compter en son sein des professeurs de droit - il n'y en a aucun actuellement.
Autre arme juridique : l'article 15 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, qui dit que « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration », ce qui nous renvoie au concept, de plus en plus accepté dans le monde, d'accountability. Quant à la séparation des pouvoirs, elle ne concerne pas que les trois entités classiquement évoquées. Montesquieu parle aussi des rapports entre les milieux financiers et le pouvoir politique, et je me suis inspiré de ses réflexions pour proposer une théorie - reprise par Pierre de Montalivet - élargissant la séparation des pouvoirs à l'axe vertical entre collectivités territoriales, État et collectivités supra étatiques, mais aussi à la séparation nécessaire entre l'État et les pouvoirs extra-étatiques. Si l'État écrase les autres sphères, c'est la dictature. Mais si les autres pouvoirs, comme on le voit depuis quelques années, deviennent trop forts, ce n'est pas non plus la démocratie mais la ploutocratie, avec un passage de la res publica à la res privata. Nous le voyons, quand des multinationales, plus riches que certains États, leur dictent leur politique, parce qu'elles tiennent tous leurs agents par l'espoir des rémunérations qu'elles offrent.
Neutralité et impartialité du service public doivent être les maîtres-mots, qui permettent la confiance légitime. La loi est l'expression de la volonté générale. Le pouvoir des commissions doit être étendu.
M. Vincent Delahaye, président. - Vous parlez de la commission de déontologie ?
Mme Marie-Anne Cohendet. - Oui. Les fonctionnaires qui partent dans le privé doivent démissionner - sauf peut-être lorsque c'est pour suivre un conjoint.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Quel festival ! Si j'ai bien compris, il y a deux explications : le droit européen et l'évolution de nos institutions, sous l'effet de réformes successives qui toutes ont limité le pouvoir du Parlement. Vous dites que les allers-retours entre public et privé sont une exception française, alors qu'on nous dit souvent que c'est l'inverse, et que la France est en retard, n'est pas assez moderne. Pouvez-vous étayer ce propos de quelques exemples pris à l'étranger ?
M. Vincent Delahaye, président. - Et de quelques exemples illustrant l'influence du droit européen ?
Mme Marie-Anne Cohendet. - Cette influence sur la fonction publique n'est pas directe, mais passe par une transformation de la notion de service public, que le droit de l'Union européenne bat en brèche. Pour ce droit, il n'y a que des services qui, comme tels, doivent être ouverts à la concurrence. Les exceptions sont les services publics par nature - les services publics régaliens, comme la police, la justice, l'armée ou la diplomatie - qui ne peuvent pas être privatisés, et les services publics constitutionnels en application du Préambule de 1946 qui, sans pouvoir être complètement privatisés, peuvent être ouverts à la concurrence. Avec cette ouverture à la concurrence, le service public se réduit comme peau de chagrin.
Sur les pratiques des autres pays, je ne dispose pas d'études précises. Aux États-Unis, on parle souvent d'un spoil system, mais en réalité la haute administration américaine est de très grande qualité, et ne part pas dans le privé. À l'inverse, la pratique française est désastreuse : à l'ENA, par exemple, l'un des trois stages est effectué dans le privé.
M. Vincent Delahaye, président. - Un sur trois, ce n'est pas trop.
Mme Marie-Anne Cohendet. - C'est une façon de concevoir le service public très différente de celle qui prévalait il y a quelques années. Les grands serviteurs de l'État en arrivent à être moins bien traités que ceux de leurs collègues qui reviennent du privé, et le texte en préparation ne fait qu'aggraver les choses.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Pour revenir au droit européen : il me semble que la France fait preuve d'un zèle particulier, quand l'Allemagne, par exemple, traîne des pieds. L'existence des Länder, d'ailleurs, freine cette évolution. Partagez-vous mon sentiment ?
Mme Marie-Anne Cohendet. - Absolument. Un professeur de droit administratif pourra vous faire une réponse plus détaillée.
M. Charles Revet. - Nous ne vivons pas dans une lecture stricte de la Constitution, qui veut que le Gouvernement conduise la politique de la France, et que le Parlement puisse le censurer. Aujourd'hui, le Président de la République est le chef du Gouvernement, et le Premier Ministre est son collaborateur... Mais le Parlement n'a aucun levier sur le Président de la République ! Le quinquennat n'est sans doute pas étranger à cette évolution, qu'on a constatée quel que soit le locataire de l'Élysée. Qui nomme les membres du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel ?
Mme Marie-Anne Cohendet. - Les membres du Conseil d'État sont choisis d'abord par concours, puis au tour extérieur, plus politique, enfin par une troisième voie, et par une quatrième, ouverte récemment pour y faire entrer des scientifiques. L'accès au Conseil d'État est donc passablement ouvert, mais pas assez diversifié : quasiment tous les conseillers d'État viennent de Sciences Po Paris...
M. Charles Revet. - Qui effectue les nominations ?
Mme Marie-Anne Cohendet. - Je l'ignore. Au Conseil constitutionnel, un tiers des membres sont nommés par le Président de l'Assemblée nationale, un tiers, par le Président du Sénat et un tiers, par le Président de la République. Le prochain renouvellement, par tiers, aura lieu en février 2019.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le Président de la République est aussi devenu le chef de la majorité parlementaire ! Seul le Sénat, dans son coin, résiste encore un peu... Le jeu est faussé.
Mme Marie-Anne Cohendet. - Oui. C'est le Sénat qui a limité quelque peu l'extension des pouvoirs du général de Gaulle.
M. Pierre Cuypers. - Merci pour l'authenticité de vos propos. Lors de notre première audition, on nous a parlé d'une politisation de la haute fonction publique. Ce que vous nous avez dit sur le traitement des amendements à Bercy m'a atterré. La haute fonction publique est là pour servir l'État - donc tous les Français, et notamment leurs représentants. Que faire pour corriger cette dérive ?
Mme Marie-Anne Cohendet. - Elle est liée à la confiscation, par le Président de la République, du pouvoir de nomination.
M. Pierre Cuypers. - Il tient les manettes.
Mme Marie-Anne Cohendet. - Le fonctionnaire qui m'a tenu ces propos m'a dit que, quoi qu'il en soit, c'était le Président de la République qui décidait de sa carrière.
M. Pierre Cuypers. - Il n'a besoin de personne...
Mme Marie-Anne Cohendet. - Oui. Il faut lutter contre cet hyper-présidentialisme - qui n'est pas lié à tel ou tel titulaire de la fonction.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - S'il suffisait de les changer...
Mme Maryvonne Blondin. - Merci pour vos propos clairs et sincères. Vous pointez une perte du sens de l'intérêt général et des valeurs de la République, face à l'attrait de l'argent et du pouvoir. Vous avez évoqué le stage pendant la scolarité à l'ENA, mais, lorsque j'enseignais en lycée, on nous incitait aussi - sans grand succès - à aller en entreprise. Comment modifier la formation pour inculquer le sens du service public ?
Mme Marie-Anne Cohendet. - Le projet de loi que vous allez examiner a été passé au peigne fin par des Conseillers d'État, qui songent peut-être à partir un jour dans le privé. Pensent-ils à l'intérêt général, ou à leur future carrière ? La mesure la plus énergique, outre la formation, serait d'interdire le retour après un départ dans le privé, et d'augmenter les sanctions au moment de ce départ. De fait, ces départs coûtent aussi au contribuable en désorganisant le service public.
M. Vincent Delahaye, président. - Il est bien de faire des propositions, mais il faudra discuter des dérogations. Comment doit fonctionner la commission de déontologie ? Quels critères retenir ? Faut-il interdire les retours, ou raccourcir l'actuel délai de dix ans ?
Mme Marie-Anne Cohendet. - Je ne suis pas une spécialiste de ces questions, mais chacun s'accorde à dire que le système actuel ne fonctionne pas : la commission n'a pas assez de moyens, et les sanctions sont trop faibles. Évidemment, les hauts fonctionnaires se sont arrangés pour que ces sanctions ne soient pas trop lourdes...
M. Charles Revet. - Bien sûr !
Mme Marie-Anne Cohendet. - Il faudrait aussi plus de transparence et de publicité, afin qu'on puisse demander des comptes longtemps après.
Mme Sophie Taillé-Polian. - Lorsqu'un haut fonctionnaire revient, on doit lui trouver un poste et, s'il n'y en a pas, on le paie à rester chez lui. Dans le contexte actuel des finances publiques, c'est ennuyeux. Pouvez-vous nous préciser jusqu'où vont les pouvoirs de nomination du Président de la République ? Comment ces pouvoirs se sont-ils étendus ? Que faire pour remédier à cette dérive ?
Mme Marie-Anne Cohendet. - Vous pointez un vrai problème : raison de plus pour interdire les retours ! Cela libérera des places pour ceux qui se soucient uniquement de l'intérêt général. La réponse à votre question se trouve dans la thèse de Mme Lucie Sponchiado. L'évolution fut progressive. L'article 13 prévoit des nominations en Conseil des ministres, soumis à contreseing, pour les emplois les plus importants. Puis, le Président de la République a commencé à signer des nominations faites en dehors du Conseil des ministres. Il a ensuite modifié le décret portant la liste des nominations, pour l'élargir. Ce fut notamment le fait de M. Mitterrand, juste avant la cohabitation. La solution est de revenir à une interprétation stricte de la Constitution.
M. Stéphane Piednoir. - Les allers-retours entre privé et public ne sont-ils pas un apanage de la haute fonction publique ? Quid des autres fonctionnaires ?
M. Vincent Delahaye, président. - Ils bénéficient des mêmes règles de mise en disponibilité ou de détachement.
M. Stéphane Piednoir. - Avec un délai maximal pour revenir.
Mme Christine Lavarde. - Qui est le même dans toute la fonction publique.
Mme Marie-Anne Cohendet. - Oui, de dix ans. Et le texte en préparation permettra de bénéficier du même avancement que s'ils étaient restés. C'est donner le beurre et l'argent du beurre... Et, en réalité, ceux qui pantouflent ne sont pas les fonctionnaires de base. Or les chiffres qu'on nous donne sont assis sur l'ensemble de la fonction publique. Si l'on se concentrait sur la haute fonction publique, le pourcentage serait bien supérieur.
M. Vincent Delahaye, président. - Nous nous attacherons à chiffrer le phénomène.
M. Benoît Huré. - Merci pour la clarté de vos propos. Plus on avance dans ces auditions, plus il apparaît que l'exercice sera difficile. Mais il va falloir avancer, car nos concitoyens perçoivent un malaise, un dysfonctionnement. L'enfer est pavé de bonnes intentions, et la frontière entre intérêt public et intérêt privé est parfois trouble. Faut-il systématiquement les opposer, d'ailleurs ? Entre honnêtes gens, la question ne se pose pas. Je ne suis pas choqué qu'on demande à des fonctionnaires d'aller voir dans le privé comment les choses se passent, pourvu que cela ne développe pas chez eux une tentation. Les nominations ne peuvent pas être le fait du prince. Il faut aussi réfléchir aux écarts de rémunération. On parle sans cesse du coût des parlementaires : c'est l'hôpital qui se moque de la charité ! Un haut fonctionnaire coûte beaucoup plus. Les journalistes expliquent, avec une certaine malveillance, qu'on fera de vraies économies en réduisant le nombre de parlementaires. Oui, à condition de réduire d'autant le nombre de hauts fonctionnaires ! L'action publique est conduite à la fois par des responsables élus et par des techniciens : pouvoir législatif et pouvoir réglementaire. On peut comparer cela à un attelage de deux chevaux, dont les capacités de traction doivent être équivalentes.
M. Vincent Delahaye, président. - Quelle est votre question ?
M. Benoît Huré. - Les allers-retours entre le public et le privé doivent être encadrés et motivés. Qui peut les autoriser ? Ce pouvoir, depuis des années, est conféré au Président de la République, sans doute pour des raisons d'efficacité.
Mme Marie-Anne Cohendet. - Les professeurs d'Université sont nommés par le Président de la République. Un maître de conférences perçoit, après plus de dix ans d'études, une rémunération égale à celle d'un chauffeur de bus. C'est que nous ne touchons aucune prime. Le résultat a été souligné par M. Villani : une fuite des cerveaux. Certains collègues travaillent pour des cabinets d'avocats. Il va de soi que cela peut les amener à infléchir leurs commentaires... Pour protéger les fonctionnaires, il faut leur donner des rémunérations dignes. Quant à l'attelage : même des ministres se sentent parfois impuissants face à leur administration. Il est vrai que celle-là est là pour plus longtemps qu'eux... Et il peut y avoir plus que deux chevaux : n'oublions pas les Universitaires !
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Un article de Xavier Dupré de Boulois s'intitule « La QPC comme supermarché des droits fondamentaux ou les dérives du contentieux objectif des droits ». Partagez-vous ce jugement ? On nous présentait la QPC comme le triomphe des droits de nos concitoyens. Son usage semble détourné par, écrit-il, « le développement d'une pratique des sociétés commerciales consistant à soulever des moyens tirés de la violation de droits et libertés constitutionnels dont elles ne sont pas titulaires pour obtenir du juge qu'il abroge une disposition législative qui nuit à leurs intérêts. » Pour améliorer le rôle de la commission de déontologie, il faut régler les problèmes structurels. Qui doit décider ?
Mme Marie-Anne Cohendet. - Oui, je partage cette analyse de la QPC. L'une de mes doctorantes fait une thèse sur les portes étroites, ou amicus curiae. Il s'agit des conseils donnés aux juges constitutionnels, qui font l'objet d'un secret absolu alors qu'ils sont le vecteur d'un puissant lobbying des grandes entreprises. Aux États-Unis, cette pratique est publique et transparente. En France, Jean-Louis Debré a refusé de nous ouvrir les archives. Grâce à ma doctorante, nous disposons désormais des noms des personnes qui interviennent, mais pas du contenu de leurs interventions. Il faut davantage de transparence. Un programme de recherche a été lancé pour étudier la dérive de la QPC.
M. Vincent Delahaye, président. - Merci.
Audition de M. Stéphane Braconnier, professeur des universités
M. Vincent Delahaye, président. - Nous poursuivons nos auditions en entendant M. Stéphane Braconnier, professeur à l'Université Paris II, spécialiste de droit public de l'économie. Après le cours de fondamentaux que nous a donné le professeur Delvolvé, nous souhaitons approfondir avec vous quelques notions.
Notre sujet est la confusion de l'intérêt public et des intérêts privés au travers des mutations de la haute fonction publique. C'est le droit qui serait l'instrument de cette confusion au travers notamment de la jurisprudence du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel. La notion d'intérêt général aurait ainsi perdu de son sens. Sur la question de l'évolution du droit public et du cadre juridique des allers-retours entre administration et secteur privé, nous serons heureux de connaître votre analyse.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Braconnier prête serment.
M. Stéphane Braconnier. - Le sujet de votre commission d'enquête n'est pas très facile à cerner mais ses implications concrètes sont assez tangibles. La question est de savoir quelles sont les influences de l'évolution du droit public, notamment économique, sur les relations entre la sphère publique et la sphère privée : comment ces liens de plus en plus étroits se nourrissent des évolutions du droit public économique ou du droit public de l'économie, terme un peu plus vaste ?
Ces dernières années ont été marquées par une augmentation du nombre d'allers-retours entre secteur public et secteur privé. Cela tient, certes, aux évolutions du droit public, mais également à des phénomènes plus endogènes liés, notamment, à des évolutions du droit de la fonction publique favorisant ces passerelles. On a considéré que les expériences des uns pouvaient être utiles aux autres, et réciproquement. Je constate qu'en matière de conflits d'intérêts loi du 15 septembre 2017 n'est pas allée au bout de la logique notamment voulue par la Haute Assemblée afin de limiter la porosité entre secteurs public et privé.
Je souhaite introduire mon propos par quatre observations liée à quatre phénomènes relatifs à cette porosité.
Le premier phénomène est l'intensité de l'intervention publique sur l'économie. La France, depuis quelques décennies, voire quelques siècles, oscille entre un interventionnisme assez persistant et un libéralisme basé sur la volonté de s'adapter au mieux aux contraintes du marché. Dès l'apparition du colbertisme et la volonté de consolider la place de l'État dans l'économie, cela a conduit à des modèles un peu sophistiqués et hétérogènes d'interventionnisme. En réaction, cette évolution a paradoxalement préparé l'émergence des libertés économiques acquises à la Révolution. Cette politique qui conjugue la réglementation et le rôle actif de l'État comme opérateur économique et les choix libéraux opérés à la Révolution ne seront finalement jamais remis en cause en France. De mon point de vue, elle est aujourd'hui encore, une forme de référence incontournable. Le libéralisme et la puissance économique du marché donnent à l'État des moyens d'agir et de se renforcer. Loin de s'opposer ou de s'exclure, le libéralisme et l'étatisme y ont tendance à se nourrir mutuellement. Comme un ouvrage l'a fait en 2017, on peut soutenir que plus de marché entraine une présence renforcée de l'État. À la manière de la Cour des comptes, en janvier 2017, on peut alors s'interroger sur cette présence et, notamment, le rôle que peut jouer l'État en tant qu'actionnaire. La conjugaison entre libéralisme et interventionnisme, à des degrés différents selon les époques, favorise l'existence de liens étroits entre sphère publique et sphère privée.
Le deuxième phénomène est lié à la sophistication des questions économiques que l'État doit aujourd'hui traiter. Car, en 2018, ces questions sont beaucoup plus complexes que ce qu'elles ont été au début du XXe siècle et, a fortiori, au XIXe siècle. Les modalités d'action de l'État ont également changé puisque l'on est passé d'une logique de police économique à une logique de régulation sectorielle. La complexité nouvelle des questions a poussé l'État à se tourner vers la sphère privée pour y trouver un certain nombre de compétences dont ne dispose pas complètement la haute administration. L'exemple le plus topic est, je pense, celui des marchés financiers et des opérations de bourse dont est en charge l'Autorité des marchés financiers (AMF). Lorsqu'elle a été créée pour prendre la suite de la Commission des opérations de bourse (COB), le besoin de recruter des personnes connaissant parfaitement le fonctionnement de ces marchés financiers est alors apparu. Un dispositif a donc été intégré en ce sens dans la loi de modernisation de l'économie pour permettre à l'AMF de recruter à l'extérieur de l'administration, créant, de ce fait, une porosité entre secteur privé et secteur public.
Le même constat s'est dressé, à une autre échelle, en matière de nouvelle technologie de l'information et de la communication (NTIC) lorsque l'Autorité de régulation des télécommunications (ART) puis l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) ont été créées puisque, là encore, il a fallu faire appel à de nouvelles compétences dans les domaines techniques, économiques, statistiques dont l'administration ne disposait pas malgré des ingénieurs télécoms de très haut niveau.
Le constat est un peu moins vrai en matière d'énergie puisque l'État a toujours su produire les compétences nécessaires via EDF et GDF.
Outre les aspects déjà évoqués, la structuration du droit économique autour de questions intéressant plus directement le secteur privé, en matière de droit de la commande publique ou d'environnement, fait émerger des problématiques complexes. Elles s'appliquent à l'ensemble de la puissance publique dont les collectivités locales qui sont confrontées à ces questions de manière assez semblable à l'État, notamment en matière de transport en commun. Quel établissement public de coopération intercommunal (EPCI) peut aujourd'hui penser son réseau de transports en commun sans faire appel à des compétences du secteur privé ? À l'inverse, les grandes entreprises privées du secteur font appel à des personnes qui ont exercé dans les directions « transports » des grand EPCI. L'exemple est transposable pour d'autres services publics locaux.
Le troisième phénomène est l'intégration du droit de la concurrence dans les activités publiques alors qu'il est resté de nombreuses années à l'écart de l'action administrative. Il était maintenu à la lisière des activités publiques par le juge administratif. Or, différentes raisons dont l'évolution du droit de l'Union européenne ont fait subitement pénétrer le droit de la concurrence dans les activités publiques, de manière mesurée et paramétrée. Le traité de Rome ainsi que ceux qui l'ont suivi et la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) n'ont jamais considéré que le droit de la concurrence doive s'appliquer de manière débridée et non-encadrée aux activités publiques. Ils ont considéré qu'il devait l'être de manière adaptée lorsque la sphère publique se livre à des activités de production, de distribution et de service. Cela a induit deux phénomènes : la soumission de l'action administrative et de certains des aspects des services publics au droit de la concurrence. Qui aurait pu penser, il y a une trentaine d'années, qu'un règlement local de publicité en matière d'affichage pris par un maire puisse être soumis au droit de la concurrence ? Personne n'aurait admis la soumission de ces activités de police au droit de la concurrence ! Or c'est bel et bien le cas aujourd'hui.
L'application du droit de la concurrence est fondamentale et a soulevé deux séries de questions. La première concerne le juge compétent. Il s'agit du juge judiciaire si c'est la dimension concurrence qui prévaut, tandis que le juge administratif sera compétent si la dimension administrative l'emporte. L'ordonnance de 1986 avait posé pour principe que le juge judiciaire était le juge naturel, mais le juge administratif est devenu progressivement le juge naturel de la concurrence, notamment en raison d'un intérêt marqué des conseillers d'État pour ces questions. L'intérêt des entreprises pour les membres de la juridiction administrative s'est accru en conséquence. Il s'agit d'un foyer très important de la porosité entre sphères publique et privée. Le nouveau vice-président du Conseil d'État, Bruno Lasserre, a longtemps été président de l'Autorité de la concurrence.
Le droit de la concurrence a également contribué à la mutation de l'intérêt général, qui est une des composantes majeures du service public. Il s'agit de l'intérêt général tel que les personnes publiques le façonnent, le décident. Seule la personne publique, État ou collectivité territoriale, dispose de la légitimité démocratique pour interpréter les besoins individuels et décider de les ériger en service public. Il y a un volontarisme dans la création du service public.
Cependant, il n'existe pas de service public sans intérêt général. Celui-ci est en perpétuelle mutation, car il épouse les besoins des administrés. L'analyse de l'évolution de l'intérêt général montre qu'on est passé d'un intérêt général limité à un intérêt général plus vaste, qui a parfois emprunté des voies surprenantes, et qu'il s'est étendu ces dernières années au terrain économique, puisque des activités industrielles et commerciales sont considérées comme des services publics.
Le droit de l'Union européenne a validé l'idée selon laquelle l'intérêt général constituait le motif premier de prise en charge par les personnes publiques d'activités qui ne peuvent pas être satisfaites par le marché. Le problème ne réside pas dans l'existence de l'intérêt général comme moteur de l'action publique, mais dans sa définition : que met-on dans l'intérêt général ? Je ne pense pas qu'il y ait une déliquescence de l'intérêt général au profit des intérêts privés. Il perdure, il reste le moteur premier de l'action publique, mais il a su prendre en compte la montée en puissance des droits de l'individu par rapport à l'administration. L'approche validée par le juge administratif auparavant était très verticale, il y a désormais une meilleure prise en compte des droits des individus dans le droit administratif. On constate une meilleure synthèse entre l'intérêt collectif et la somme des intérêts individuels.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vous avez indiqué que la situation actuelle s'enracine dans l'organisation profonde de notre État. Mais n'y a-t-il pas une différence avec la pratique actuelle de l'intervention de l'État, où l'on constate une zone intermédiaire, que l'on appelle « régulation », et qui correspond à cette doctrine ordo-libérale qui considère qu'il faut orienter le marché pour qu'il ne soit pas faussé ? Ce qui n'est pas le libéralisme classique !
D'autre part, ce raisonnement semble tautologique : placer la concurrence comme régulateur de la société est une nécessité d'intérêt général. Tout ce qui permet d'étendre le champ de la concurrence est donc d'intérêt général. Les mieux placés pour savoir ce qui est favorable au développement de la concurrence sont les praticiens et non l'État. En conclusion, il appartient au secteur concurrentiel de définir ce qu'est l'intérêt général et confier la régulation à des spécialistes apparait alors comme la seule solution.
M. Stéphane Braconnier. - Je crois que la situation actuelle, pour ses aspects fondamentaux, est la même que celle créée par Colbert : l'État réglemente et prend en charge en tant qu'opérateur économique.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Mais qu'en est-il des régulateurs, ces autorités indépendantes ?
M. Stéphane Braconnier. - On est dans la continuité d'un système où on a voulu conjuguer l'interventionnisme de l'État et la préservation des libertés. C'est un système un peu particulier qui constitue une spécificité française. La France a conservé l'idée, pour des raisons historiques, que l'on devait marcher « sur deux jambes » : une « jambe » de l'interventionnisme et l'autre du libéralisme. L'évolution n'est pas sur ces deux fondamentaux mais sur un certain nombre d'outils. L'interventionnisme s'est longtemps traduit par de la police économique ou par la prise en charge directe d'activités par l'État. Dès le début du XXe siècle, le Conseil d'État a d'ailleurs souhaité poser des limites très strictes, notamment dans la régulation du socialisme municipal consécutif à la première guerre mondiale. Le principe d'interdiction de la prise en charge d'activités économiques posé au début du XXe siècle est venu s'adoucir jusqu'à ce que, à l'aube des années deux mille, une sorte d'égale concurrence entre sphère publique et sphère privée soit reconnue. Aujourd'hui, la police est devenue régulation et l'activité de l'État en tant qu'opérateur est devenue plus importante.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Aujourd'hui, le régulateur n'est plus l'État ou son administration !
M. Stéphane Braconnier. - La place du régulateur par rapport à celle de l'État est un débat que l'on peut poser. Le législateur a créé en janvier 2017 un statut des autorités administratives indépendantes (AAI) et des autorités publiques indépendantes (API) selon qu'elles disposent, ou non, de la personnalité morale. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'ailleurs d'un critère influençant leur indépendance car dans les deux cas, ces autorités restent des démembrements de l'État issues de la volonté du législateur. Elles ont été détachées de l'État pour éviter qu'il ne soit à la fois juge et arbitre dans le cadre de régulations sectorielles. Il convient, en outre de distinguer les autorités agissants dans des secteurs très concurrentiels et celles chargées de faire de la police économique.
C'est, par exemple, le cas pour l'Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL), à l'inverse de l'ARCEP, de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (ARAFER) ou la commission de régulation de l'énergie qui sont des régulateurs sectoriels dans des domaines très ouverts à la concurrence. Elles sont là pour s'assurer que, à la différence de ce qui se faisait à une certaine époque, ce ne sont pas les mêmes qui fixent les règles, qui les font respecter et qui les appliquent. La nécessité de tracer des frontières justifie l'existence de ces autorités de régulation et non une quelconque volonté d'abandon de la part de l'État. Le législateur pourrait d'ailleurs revenir en arrière en supprimant, s'il le décide, certaines de ces autorités.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je pense que ce débat est le fond du problème. Il est certain que ces autorités sont un démembrement de l'État afin d'éviter que les mêmes soient juges et parties. Mais je me demande si nous n'avons pas changé de juge et de parties... Connaissant bien les territoires, on s'aperçoit que la qualité du service public rendu n'est pas la même lorsqu'il est exécuté de manière classique et lorsqu'il est confié à un opérateur qui a des comptes à rendre à ses actionnaires et qui doit faire des bénéfices. Le système fonctionne dans certains secteurs, notamment lorsqu'ils sont urbanisés, mais pas dans les territoires où il n'y a pas de bénéfices à faire. Les modalités d'exercice du service public ne constituent pas qu'une question technique. Ce n'est pas un choix anodin.
M. Stéphane Braconnier. -Ce n'est pas une question d'outils. La régulation n'est pas le facteur d'une meilleure ou d'une plus mauvaise qualité de service public rendu. Si l'on prend l'exemple du secteur de la télécommunication, on se rend compte qu'il s'agit du secteur ayant le plus rapidement évolué ces dernières années. En 1990, le téléphone relevait de la compétence du ministère des postes et télécommunication et constituait un budget annexe à celui de l'État. Aujourd'hui, le secteur est largement ouvert à la concurrence mais cela n'empêche pas l'État d'imposer un certain nombre d'obligations visant l'installation d'antennes téléphoniques ou la pose de fibre optique sur le territoire, y compris dans les zones qui ne sont pas rentables.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ce n'est pas fait !
M. Stéphane Braconnier. - On peut s'interroger sur l'efficacité des outils à la disposition du régulateur pour forcer les opérateurs à agir, mais pas nécessairement sur l'existence des obligations qu'il doit faire observer et sur la volonté politique qu'il y a derrière. Dès lors qu'un secteur est ouvert à la concurrence et qu'un des opérateurs est un opérateur historique avec lequel l'État entretient des relations privilégiées, on ne peut plus confier intégralement à l'État le soin de réguler le secteur. Il faut donc déporter le pouvoir de régulation sur une autorité administrative qui en est autonome. Mais c'est bien l'État et pas le régulateur qui définit les obligations à la charge des opérateurs.
M. Jérôme Bascher. - Avez-vous eu à connaitre des situations où le secteur privé influence le secteur public par des retours de fonctionnaires ou au travers d'agents privés devenant contractuels de droit public ? Existe-t-il d'autres cas de tradition colbertiste en Europe, où l'État serait à la fois acteur et régulateur ? Est-il bon que des haut fonctionnaires français aillent à Bruxelles et reviennent au sein des institutions nationales ? Cela conduit-il à l'existence d'une seule pensée ?
M. Stéphane Braconnier. - Pour répondre à la première question, je n'ai pas eu à connaitre de situations précises de ce type. Des échanges existent néanmoins entre secteurs public et privé, dans un cadre parfois institutionnel mais parfois moins formel. C'est cette porosité insuffisamment contrôlée qui peut être problématique. Il est normal que le secteur privé présente des solutions innovantes au secteur public, dans le domaine technologique, juridique financier ou de l'environnement, notamment. Je pense que c'est son rôle et qu'il revient ensuite aux pouvoirs publics de retenir ou non ces solutions. Le grand débat actuel en lien avec la commande publique sur le sourcing ou les partenariats d'innovation en sont la preuve.
La limite à cette porosité entre secteurs publics et privés réside dans les conflits d'intérêts. Cette question a été traitée ces derniers mois par le Parlement mais je pense qu'il sera nécessaire qu'elle revienne régulièrement dans les débats. La porosité ne doit pas être complètement éliminée mais elle doit être maîtrisée. Or ce n'est pas le cas dans un certain nombre de situations qui touchent notamment la juridiction administrative, exemple souvent cité. Le départ d'un juge administratif vers un cabinet ministériel puis vers une entreprise privée avant un retour en juridiction administrative crée des situations délicates. C'est un sujet complexe puisqu'il touche au dualisme fonctionnel de la juridiction administrative, à la fois conseil du gouvernement et juge de l'administration. Cette question se pose au niveau national mais également au niveau local, même si on en parle un peu moins. Il y a, là encore, des situations complexes en cas de passage de l'administration d'un EPCI vers une entreprise dont l'activité intéresse la collectivité ou des assistants à maîtrise d'ouvrage qui deviennent consultants.
Il faudra donc revenir vers ces sujets, malgré les lois récentes sur les conflits d'intérêts. Je considère que l'on est allé trop loin dans la pénalisation du droit de la commande publique mais pas suffisamment loin dans la maîtrise des conflits d'intérêts.
Concernant le sujet du droit européen, il a le mérite de niveler les situations. On rencontre finalement uniquement deux catégories d'État : ceux qui, comme la France, ont une tradition de grands opérateurs publics et qui se sont ouverts à la concurrence en mettant en place des organes de régulation. On trouve ensuite les États de l'Est, qui ont procédé à une privatisation intégrale.
La France a fait évoluer sa situation, sous la pression de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne.
M. Vincent Delahaye, président. - Quelles sont vos propositions pour réguler la porosité entre les sphères publique et privée ?
M. Stéphane Braconnier. - La commission de déontologie ne traite pas des retours du privé vers le public. Je pense que ces profils sont utiles, par exemple à la Caisse des dépôts ou à l'Autorité des marchés financiers. Il faut donc revoir les prérogatives de la commission et élargir ses pouvoirs pour qu'elle se saisisse des retours et en particulier le retour vers la juridiction administrative, juge et conseiller de l'administration, avec son dualisme fonctionnel. Je ne pense cependant pas qu'il faille interdire les retours. Je suis vigilant sur les risques de conflits d'intérêts, mais il faut donner à des autorités spécialisées les moyens d'analyser ces situations particulières. La solution qui consiste à interdire les retours appauvrirait la sphère publique autant que la sphère privée.
M. Jérôme Bascher. - Pour les administrateurs du Sénat qui reviennent d'un passage dans le privé, il existe une sorte de sas de décompression, par exemple au service des archives.
M. Stéphane Braconnier. - Il peut en effet y avoir des mécanismes qui permettent de tenir à l'écart des sujets sensibles les personnes concernées.
Mme Christine Lavarde. - Quelle serait selon vous la composition idéale des autorités administratives indépendantes, où l'on constate que la part de fonctionnaires est assez faible ? Inversement, des opérateurs dont l'activité est commerciale comptent de nombreux fonctionnaires.
M. Stéphane Braconnier. - Il n'y a pas de situation idéale et tout dépend des missions que l'on confie. Que l'on trouve des hauts fonctionnaires dans des entreprises publiques ou même privées ne me choque pas. Mais il faut de la diversité dans les profils, et c'est souvent la difficulté en France.
Pour les AAI, il n'y a pas de concours spécifique et ce sont donc principalement des situations de détachement qui sont proposées, or elles ne sont pas forcément les plus attractives.
Dans mon monde idéal, l'hybridation des profils doit se conjuguer avec une diversité qui fait parfois défaut à l'heure actuelle.
Audition de M. Jean Gicquel, professeur des universités
M. Vincent Delahaye, président. - Nous concluons cette première journée d'auditions en entendant M. Jean Gicquel, professeur émérite de droit public et spécialiste du Parlement sous la Vème République. Or l'un des enjeux de notre commission d'enquête est de savoir si le rôle que joue la haute fonction publique dans les institutions de la Vème République est spécifique, et s'il a évolué dans le sens d'une plus grande confusion entre l'intérêt public et les intérêts privés. Nous avons entendu quelques-uns de vos collègues sur cette question et nous avons souhaité vous interroger pour connaître votre point de vue et savoir quelle est la place du Parlement dans l'évolution des institutions.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean Gicquel prête serment.
M. Jean Gicquel, professeur émérite des universités. - Je reçois l'honneur et mesure la responsabilité qui m'échoie de m'exprimer aujourd'hui devant vous après avoir dû prêter serment pour la première fois de mon existence. Nous abordons un sujet immense, à savoir les relations entre la mobilité des hauts fonctionnaires et les institutions de la Vème République. Il s'agit aussi d'une question d'actualité dès lors que le Conseil des ministres a adopté le 9 mai dernier un projet de loi constitutionnelle qui devrait être soumis au Parlement dans les semaines à venir.
Il y a deux aspects concernant la mobilité : il y a la mobilité au sein de la fonction publique et il y a la mobilité vers l'extérieur, qui intéresse directement votre commission d'enquête, c'est-à-dire le pantouflage. Deux points méritent d'être éclaircis : qu'est-ce qu'on entend par haut fonctionnaire ? Et, quel est leur statut ?
Il faut rappeler en premier lieu que la haute fonction publique est un sujet de fierté. Je me souviens de la réflexion du Président de la République italienne, Francesco Cossiga, qui, invité par François Mitterrand pour la commémoration du bicentenaire de notre Révolution et à qui on demandait ce qu'il admirait le plus en France, avait répondu : la fonction publique, car c'est ce qui manque le plus gravement à l'Italie. Et, effectivement, la Haute fonction publique a joué un rôle essentiel. On peut penser à l'inventeur de la TVA Maurice Lauré, au père de la sécurité sociale Pierre Laroque. Et je rappellerai que s'il y a eu 22 gouvernements sous la IVème République, il n'y a eu qu'un seul Secrétaire général du Gouvernement, André Ségalat, ce qui a permis de pallier les méfaits de l'instabilité chronique du régime. De même, en 1981, lors de la première alternance, seuls François Mitterrand, Gaston Deferre et Alain Savary savaient comment l'État fonctionnait. Et là encore, c'est Marceau Long, Secrétaire général du Gouvernement, qui a permis une transition tout à fait normale. Aujourd'hui, certes, la formule « grandeur et servitude » n'est peut-être plus entendue de la même façon qu'auparavant, quand en 2016, le Directeur du Trésor - l'un des postes les plus prestigieux - part travailler pour un fonds d'investissement...
L'expression « Haut fonctionnaire », si elle est couramment employée, n'est pas clairement définie. Quand on regarde le décret du 13 septembre 1989 pour l'ordre des préséances, il est simplement indiqué les « membres des corps et autorités ». Il s'agit bien entendu des principaux corps de la fonction publique dont le Conseil d'État est certainement le plus important. Y est associé l'esprit de corps, mouvement de solidarité et on évoque différentes promotions de l'ENA : la promotion Voltaire avec François Hollande et la promotion Senghor avec Emmanuel Macron.
Il me faut mentionner l'article 20 de notre Constitution, véritable révolution copernicienne de 1958 qui soustrait le pouvoir décisionnel au parlement en faveur du gouvernement et qui énonce : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. Il dispose de l'administration et de la force armée ».
Les hauts fonctionnaires sont nommés par décret du Président de la République avec contreseing du Premier ministre. Parmi ceux-ci, il faut distinguer les emplois à la discrétion du Gouvernement et les emplois au tour extérieur. Parmi les premiers, le Président de la République et le Premier ministre nomment librement et ils peuvent révoquer librement. C'est sous François Mitterrand qu'avait été instauré le principe de l'agrément de l'arrivant et du reclassement honorable du sortant. Un décret du 24 juillet 1985 énumère les hauts fonctionnaires visés par ce principe et directement en lien avec le changement de gouvernement : directeurs d'administration centrale, Secrétaire général du Gouvernement, de la Défense nationale, des Affaires européennes, délégués interministériels, etc...prévus par décret en Conseil des ministres.
Le tour extérieur permet à un particulier ou à un fonctionnaire de grade inférieur d'accéder aux grands corps de l'État par le biais d'un choix discrétionnaire et dans la limite d'un numerus clausus. Avec quel contrôle ? Celui défini par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, la capacité. Et le Conseil d'État veille à ce qu'il y ait toujours une adéquation entre la capacité de la personne et l'emploi qui lui est proposé. On notera que par un arrêt de 1988, le Conseil d'État ne s'applique pas à lui-même cette règle.
Le Président de la République peut aussi procéder à des nominations obligatoires non délibérées en Conseil des ministres. Il s'agit de nominations au Conseil d'État et à la Cour des comptes, des magistrats des ordres administratif et judiciaire et, également, des membres de l'école polytechnique ou encore des professeurs d'université. Il s'agit de nominations obligatoires car ces fonctionnaires sont les lauréats d'un concours, le plus mauvais procédé de recrutement à l'exception de tous les autres, pour parodier une formule connue, car il évite tout népotisme ou favoritisme.
En outre, il convient de souligner que les hauts fonctionnaires sont visés par le code électoral et frappés d'inéligibilité. L'article LO-132 du code électoral ne permet pas à un certain nombre de fonctionnaires, et en particulier les préfets, de se présenter à des élections dans une circonscription où ils exercent ou ont exercé récemment leurs fonctions. Je citerai notamment le cas d'un candidat aux élections sénatoriales dans l'Orne qui a vu sa candidature invalidée parce qu'il travaillait alors au Conseil départemental. Désormais, ces hauts fonctionnaires doivent faire une déclaration de leurs ressources devant la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, créée par la loi du 11 octobre 2013. Il s'agit de déclarations patrimoniale et d'intérêt. La seule exception à ces obligations de déclaration concerne les membres du Conseil constitutionnel. Je le souligne, bien qu'ils ne soient pas des hauts fonctionnaires.
J'en viens maintenant aux allées et venues des hauts fonctionnaires dans le privé. Elles sont contrôlées par une commission de déontologie. Face à la multiplication des cas, est-ce suffisant et que peut faire le Parlement ?
Au titre du pouvoir constituant, pourquoi ne pas considérer ce qui se passe aujourd'hui au titre de l'article 13, alinéa 5 de la Constitution ? Il impose, pour certaines nominations du Président de la République, un avis des commissions parlementaires compétentes. Cela pourrait être étendu. Au titre du pouvoir législatif, c'est au législateur de déterminer les garanties fondamentales des fonctionnaires et de veiller, depuis la loi Sauvadet, à ce qu'au moins 40 % des emplois de fonctionnaires soient attribués aux femmes. Je pense aussi que le législateur pourrait confier à la Haute autorité pour la transparence de la vie politique la compétence de la gestion de ces allées et venues. Enfin, au titre du pouvoir de contrôle, comment ne pas utiliser le contrôle budgétaire à l'image de l'action du député René Dozière qui a permis que la Cour des comptes contrôle le budget de l'Élysée ? Et plutôt qu'un contrôle éparpillé, il serait utile de faire un contrôle concentré lors de l'examen de la loi de règlement.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je voudrais préciser certaines choses avec vous. La figure du fonctionnaire classique qui a impressionné le Président Cossiga, c'est celle de celui qui n'a jamais servi qu'un seul maître, l'État. Si nous sommes là, c'est parce qu'aujourd'hui la fonction publique sert au moins deux maîtres : l'État et les intérêts privés, auxquels il faut ajouter des intérêts d'un troisième genre, ceux des autorités administratives indépendantes. Même s'il s'agit d'épisodes successifs, est-ce que ça ne pose pas un problème ? Un problème moral et aussi un problème institutionnel.
Ma deuxième remarque porte sur le pouvoir législatif. Il est soumis au Conseil constitutionnel qui ne nous pardonne rien du tout. On est passé d'un parlementarisme rationnalisé à un parlementarisme lyophilisé. L'article 40 nous impose des batailles homériques, les dispositions sur le vote bloqué permettent de faire adopter des décisions gouvernementales par les assemblées comme l'a montré la question du régime de retraite agricole. Et on voit bien que le pouvoir a été transféré à l'exécutif et à la haute fonction publique dont on mesure le poids dans tout cela. Selon vous, quelle est l'influence des migrations public-privé dans ce processus ?
M. Jean Gicquel. - Notre Constitution, dont on s'apprête à commémorer l'anniversaire, a changé fondamentalement nos institutions afin de remédier à l'instabilité chronique des régimes de la Troisième et de la Quatrième Républiques. Il s'agissait de créer des conditions de stabilité et d'efficacité. Avant 1958, le parlement était identifié à la démocratie, le parlement c'était la République. Pour s'assurer que la majorité sortie des urnes soutiendrait le gouvernement jusqu'à la fin de son mandat, la constitution de la Vème République a été truffée de mesures de parlementarisme rationnalisé. Vous avez mentionné l'article 40, qui est devenu un véritable couperet. En outre, la logique majoritaire a transformé la constitution de 1958 en mettant le Parlement au service de la politique du Président de la République. Jean Foyer, ancien Garde des sceaux, disait sous forme de boutade : « En France, il y a deux assemblées pour élaborer la loi, le Conseil d'État et le Conseil Constitutionnel ».
Il est vrai que le Conseil d'État est à la fois la juridiction administrative suprême et le conseil du Gouvernement. Et, depuis la révision de 2008, il est aussi le conseil du Parlement : une proposition de loi peut lui être transmise par le président d'une assemblée pour avis. Le Conseil d'État joue donc un rôle extrêmement important dans la préparation de la loi, notamment dans les précautions pré-contentieuses pour éviter que le Conseil constitutionnel ne sanctionne le texte. Et j'ajouterai que ses membres ont un sens très élevé de leur esprit de corps. Ils ont créé une sorte de réseau qui essaime dans les postes éminents. Je pense en particulier au Secrétaire général du Gouvernement qui est la main invisible de la République. Rattaché au Premier ministre, il veille au respect de l'État de droit et à nombre de questions comme la tenue du Journal officiel ou l'installation matérielle des ministres. Depuis Louis Joxe en 1943, il n'a connu que dix titulaires. C'est un lieu de pouvoir, occupé par un conseiller d'État.
M. Jérôme Bascher. - Le Secrétaire général du Gouvernement fait un travail équivalent à celui de notre Secrétaire général au Sénat ou à celui des directeurs généraux des services de nos collectivités territoriales. Dans un cadre où c'est le Gouvernement qui fait la loi, il est normal que le Secrétaire général du Gouvernement la relise. S'il n'est pas normal que ce soit le Gouvernement qui fasse la loi, l'écrire est un métier. Et il est judicieux que le Gouvernement soit épaulé par des spécialistes du droit. C'est le rôle du Conseil d'État, une institution que je ne défends pas particulièrement, mais qui a sa place dans la Vème République.
M. Jean Gicquel. - Il convient de rappeler que c'est François Hollande qui a levé le secret des avis du Conseil d'État lors de l'élaboration de la loi Urvoas sur le renseignement de 2015. Dans l'avis rendu sur le projet de loi constitutionnelle qui a été rendu ces derniers jours, on voit que le Conseil d'État dit en substance au Gouvernement que le pouvoir constituant ne peut pas intervenir sur tout et n'importe quoi. Je considère que c'est une bonne chose qu'il y ait une institution assez indépendante pour dire au Gouvernement ce qu'il peut ou ne peut pas faire, car ce n'est pas sa majorité qui le fera.
M. Pierre Cuypers. - Est-ce que le Gouvernement est obligé de suivre l'avis du Conseil d'État ?
M. Jean Gicquel. - Le Gouvernement est tenu de consulter le Conseil d'État pour avis en ce qui concerne les projets de loi et d'ordonnance, ainsi que pour les lois du pays de Nouvelle-Calédonie. Ensuite, il est entièrement libre de le suivre ou pas. Mais il faut dire que l'avis du Conseil d'État vaut presque toujours aval, car le Gouvernement s'inquiète souvent de voir son texte censuré par le Conseil constitutionnel. Et la proximité entre ces deux chambres qui se font face dans les jardins du Palais royal, et dont le Secrétaire général du second est souvent un membre détaché du premier, est réelle. J'ajoute que l'ombre tutélaire du Conseil d'État sur le Conseil constitutionnel est une réalité.
La réunion est suspendue à 17 h 20.
Mercredi 23 mai 2018
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président -
La réunion est ouverte à 14 h 05.
Audition de M. Antoine Vauchez, directeur de recherche au CNRS, auteur de « Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage »
M. Vincent Delahaye, président. - Nous sommes heureux de recevoir aujourd'hui Antoine Vauchez, directeur de recherche au CNRS et auteur avec Pierre France d'un ouvrage qui est en partie à l'origine de notre commission Sphère publique/intérêts privés, enquête sur un grand brouillage, paru aux presses de Sciences Po. C'est le fond de notre sujet.
Nous vous invitons à vous exprimer et exposer votre point de vue, de façon condensée, ce qui nous permettra par la suite d'échanger avec vous. Le rapport général, Pierre-Yves Collombat, introduira quelques questions, et ceux qui le souhaiteront pourront vous interroger.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Antoine Vauchez prête serment.
M. Vincent Delahaye, président. - Je vous remercie. Je vous informe par ailleurs que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo. Nous vous écoutons.
M. Antoine Vauchez. - Je vous remercie de m'avoir fait l'honneur, ainsi qu'à Pierre FRANCE, de venir vous présenter les résultats de notre recherche, d'autant plus qu'il est rare que de tels ponts soient jetés entre les sphères parlementaire et des sciences sociales. Je m'en réjouis tout particulièrement, notamment dans la mesure où la connaissance systématique des phénomènes constitue sans doute encore un point d'ombre dans cette question des liens entre intérêts publics et privés. Je crois que ce thème peut constituer un point de départ.
L'État connaît au final assez mal ce qui se passe à ses frontières, du point de vue des phénomènes de sous-traitance et de son usage de cette dernière, à travers des cabinets d'avocats, des banques privés, ou des cabinets de conseil. La Cour des Comptes s'était penchée sur la question il y a quelques années, à la demande du Parlement, pour indiquer qu'il n'y avait pas de connaissance systématique du phénomène. Par ailleurs, outre les dossiers qui circulent à la périphérie de l'État, les questions individuelles, c'est-à-dire le pantouflage, sont également mal connues.
Pourtant, l'État et ses institutions disposent d'informations, que nous pouvons qualifier de données de la transparence. Elles sont accumulées par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique et la Commission de déontologie de la vie publique. L'un des enjeux est à mon sens de réfléchir sur les moyens dont l'État pourrait se doter, pour que nous puissions discuter en toute connaissance de cause.
C'est dans cet esprit que nous avons engagé notre enquête, mais elle ne prétend pas traiter l'ensemble du phénomène. Elle porte essentiellement sur les relations établies entre la haute fonction publique, le monde politique, les agences de régulation, et les cabinets d'avocats d'affaire. Le point de départ de ce travail était de réfléchir à une nouvelle donne de l'État, sous l'effet de sa mue libérale et européenne, intervenue au cours des dernières décennies. Entre l'État qui animait une économie mixte à la fin des années 70, et l'État actuel qui se définit plus comme régulateur organisant le bon fonctionnement des marchés privés, une transformation fondamentale est intervenue. Désormais, il existe ce que nous appelons une fabrique publique des marchés privés. L'État est un acteur essentiel de la construction des marchés, avec une démultiplication des figures de cet État régulateur : Parlement, administrations, agences de régulation, DG Concurrence à Bruxelles, juges administratifs et judiciaires. Nous avons toute une chaîne de la régulation, et cette fabrique publique des marchés est devenue essentielle pour les entreprises. Elles cherchent à peser sur la définition de leur pouvoir de marché, et des conditions de leur entrée et de leur maintien sur ce marché, ou sur l'évolution des règles qui le régissent (environnementales, sanitaires, sociales, et autres).
Des professionnels du conseil se sont développés autour de cette transformation de l'État. C'est un phénomène relativement nouveau dans son ampleur. Il s'agit de conseiller les grandes entreprises pour les accompagner, non seulement dans le travail de lobbying, mais également en matière de conseil juridique, ou de compréhension des régulateurs. Les cabinets d'avocats jouent un rôle particulier dans ce système. Le coeur de notre enquête porte sur le développement de l'offre de services autour de ces cabinets, qui va bien au-delà des prestations traditionnelles des avocats en matière de conseil juridique et de contentieux. Ces nouvelles expertises relatives à la connaissance de l'État deviennent essentielles pour les entreprises, puisqu'elles constituent pour elles un élément nécessaire à la tenue de leurs positions sur les marchés. Des départements de droit public et réglementaire (regulatory, compliance, droit public ou droit constitutionnel des affaires) sont donc apparus.
Autour de ces nouveaux professionnels du conseil, une circulation s'est développée, que nous appelons parfois pantouflage. Elle est cependant d'un nouveau type par rapport au pantouflage qui caractérisait l'État ordonnateur de l'économie mixte. Le pantouflage des années 70 se situait dans le prolongement de ce rôle d'animateur, comme une forme de coordination des politiques publiques et de l'économie mixte. Des hauts fonctionnaires étaient ainsi envoyés dans les grandes entreprises stratégiques proches de la commande publique, et jouaient de fait un rôle de coordination.
Le pantouflage actuel est différent. Il ne s'agit plus d'accompagner l'action de l'État, mais plutôt de la contrer, ou au moins de l'influencer. Je parle ainsi de pantouflage d'influence ou néo-libéral. En outre, l'État lui-même a recours à ces services. L'État investisseur, l'État actionnaire, l'État de la commande publique s'appuie sur des cabinets d'avocats ou de conseil et des banques privées.
La question est de savoir quels sont les coûts liés et les difficultés engendrées par cette nouvelle situation. La circulation entre public et privé peut être considérée comme renforçant la respiration de la fonction publique, et donnant aux fonctionnaires les moyens d'acquérir de nouvelles compétences ou d'évoluer dans leur vie professionnelle. Pour autant, la réflexion sur les coûts de cette circulation, sur la décision publique ou la démocratie, reste encore peu développée. Nous parlons beaucoup des avantages des partenariats entre public et privé, mais il s'agit aussi d'un enjeu démocratique et de fonctionnement de l'État. Plusieurs risques peuvent ainsi être soulignés.
Cette dépendance mutuelle plus forte entre public et privé autour de la régulation économique induit le risque de multiplier les situations de conflit d'intérêts. Ils ne sont plus ponctuels, mais deviennent systémiques. Par ailleurs, la capacité ou la volonté de l'État d'encadrer les marchés et les intérêts privés pourraient en être affaiblies. Quand des hauts fonctionnaires rejoignent des acteurs privés, pour faire en quelque sorte le contraire de leur mission quand ils étaient dans ces organismes publics, c'est-à-dire désamorcer les éléments qu'ils cherchaient auparavant à déployer, la capacité, voire la volonté, de l'État d'encadrer les intérêts privés s'en trouve fragilisée. Cette situation peut également entraîner une difficulté nouvelle à identifier l'intérêt public, et à le distinguer de l'intérêt privé des stakeholders. L'État risque d'être moins à l'écoute d'autres types d'intérêts sociaux, environnementaux, ou de régulation, plus diffus, qui ne disposent pas de tels porte-parole.
Enfin, comme la Cour des Comptes l'avait souligné, cette situation représente un risque de perte d'expertise. En s'appuyant systématiquement dans certains domaines sur des intervenants externes, l'État se dépossède d'une capacité d'action ou d'expertise autonome. Cette tendance contribue à une forme de perte de confiance en soi de l'État.
Pour conclure, je souhaite formuler quelques suggestions. Il nous manque une connaissance systématique de ce sujet. Comme l'ont déjà indiqué d'autres chercheurs, le législateur a souvent agi, en matière de prévention des conflits d'intérêts ou de lutte contre la corruption, à travers des lois de panique. Elles réagissent à des scandales. La dernière loi sur la transparence de la vie publique visait ainsi à répondre aux éléments apparus pendant la campagne présidentielle, sans ce travail de connaissance systématique dont l'État devrait se doter, sous la forme par exemple d'un observatoire ou d'un recours plus systématique à la recherche. A défaut, ces phénomènes risquent de rester de l'ordre du fantasme, et d'alimenter les soupçons. La connaissance est dans l'intérêt de tous.
La réflexion pourrait notamment porter sur le rôle des professions libérales, notamment celle d'avocat, au regard de la question du contrôle déontologique et disciplinaire. Certains travaux, comme l'enquête EconomiX de l'Université de Nanterre, ont montré que le système disciplinaire et déontologique de la profession d'avocat était loin d'être satisfaisant, et que le ministère public en situation d'agir dans ce domaine était lui-même peu actif. Cette profession n'est de fait plus la même qu'il y a une trentaine d'années. Elle gagnerait, en termes de légitimité et de crédibilité, à réfléchir sur une éventuelle réforme dans ce domaine.
Par ailleurs, cette question d'intérêt public mérite un traitement plus large. Les avis de la Commission de déontologie ne sont pas publics. Elle est en outre essentiellement composée de membres des grands corps, qui sont les principaux concernés par ce pantouflage. Ils peuvent difficilement être juges et parties.
Enfin, au titre du principe de précaution, l'émergence de cette politique de l'influence autour du régulateur pose la question de notre capacité à anticiper les effets de certaines législations. Sans juger de leur pertinence, les règles qui ont contractualisé et développé les agences, et libéralisé certains secteurs, n'ont pas fait l'objet d'une réflexion sur leurs effets sur l'émergence de ces professions du conseil. Il serait pertinent que les études d'impact qui accompagnent chaque projet de loi tiennent compte du risque de brouillage ou de conflit d'intérêts.
M. Vincent Delahaye, président. - Merci. Si vous étiez parlementaire, vous auriez tout à fait votre place au sein de notre commission. Vous avez bien défini les avantages et risques de la situation, et je vous remercie pour vos suggestions.
Avez-vous connaissance de situations dans lesquelles le retour de certains fonctionnaires a pu avoir des conséquences sur le brouillage de la distinction entre intérêts public et privé ? Disposons-nous d'exemples concrets dans ce domaine ?
M. Antoine Vauchez. - Il est malheureusement difficile de répondre, ce qui illustre que nous ne sommes qu'au début des travaux pour connaître ce sujet. Certaines enquêtes judiciaires ont sans doute déjà révélé de telles situations, de même que les travaux de la Cour de justice de la République, dans le cadre de l'affaire dite Lagarde-Tapie, sur les conditions dans lesquelles l'État a précisément renoncé à exercer sa capacité d'appel, et le lien entre ce choix et la présence autour de ce dossier de conseils qui poussaient l'État dans cette direction. Il ne s'agit cependant pas d'imputer une responsabilité, c'est bien là toute la difficulté. La responsabilité est diffuse, et conduit à une perte de confiance en soi de l'État, selon l'idée qu'il n'aurait pas sa place dans ces domaines. L'effet est diffus, et il n'est pas possible de pointer un responsable particulier.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - La tentative de séparation des banques d'affaires des branques de dépôts me semble un bon exemple, avec les interventions directes du gouverneur de la Banque de France de l'époque contre les propositions de la Commission Européenne. Il expliquait ainsi que ces dernières étaient scandaleuses, dans la mesure où elles mettraient à mal le modèle français de banque universelle, alors que la question était de savoir si la priorité était de favoriser l'activité du système bancaire, ou de le rendre plus résistant face à une crise.
Les productions sur ce sujet sont assez nombreuses, mais la spécificité de votre travail est que vous avez essayé de voir la cohérence du système. Si je vous ai bien compris, vous pointez la constitution d'une zone incertaine, dans laquelle les représentants des intérêts publics et privés se rencontrent, et inversent éventuellement leurs rôles. Vous parlez d'un espace et d'un système collusifs, et vous soulignez que c'est une nécessité de ce système.
Un système qui fonctionne sur cette base peut-il être autre que collusif ? Il l'est par construction, me semble-t-il.
M. Antoine Vauchez. - C'est effectivement le sens de ma réflexion. Il existe une forte interdépendance entre les grandes entreprises et les régulateurs, à Paris comme à Bruxelles. La promesse du libéralisme de clarifier le rôle du public et du privé n'a pas été tenue, puisque nous observons au contraire une réelle interpénétration. Une partie de la part de marché des entreprises se définit dans leur capacité à peser sur la définition des règles du jeu. De ce point de vue, l'interpénétration fait partie du mode de fonctionnement de ce capitalisme européen, très centré autour de la question de la règle. Le marché unique n'est pas qu'un phénomène spontané. Il est construit par des règles, élaborées par la Direction générale de la Concurrence, la Cour de justice de l'Union, les autorités nationales de la concurrence. L'imbrication entre public et privé y est forte et inédite, et a généré un ensemble de nouvelles professions du conseil. Bruxelles est ainsi un haut lieu du lobbying et du conseil.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vous parlez même d'un intérêt général privé.
M. Antoine Vauchez. - En effet, je reprends là la notion utilisée par un collègue juriste au sujet de certaines décisions du Conseil d'État. Ce dernier a considéré, reprenant des théories de la concurrence européenne, qu'il existait un intérêt général public à ce que les marchés fonctionnent de façon concurrentielle. D'où un intérêt général privé.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vous insistez sur le rôle du Conseil d'État dans cette évolution, et vous n'êtes pas tendre avec lui.
M. Antoine Vauchez. - Je me garderais bien de porter une critique d'ensemble à son encontre. Je ne suis cependant pas le seul à avoir relevé que pour comprendre cette transformation dans son ensemble, il était pertinent de se pencher sur son rôle. Il est devenu le principal pourvoyeur de dirigeants d'agences de régulation, et fournit également beaucoup de collaborateurs aux cabinets d'avocats d'affaire. La circulation entre le Conseil d'État, qui juge des autorités de régulation, et ces organismes n'avait jusqu'à ce jour pas été suffisamment pointée. J'ai cherché à la mettre en avant, à travers des exemples de carrière de plusieurs de ses membres. Nous devons être vigilants à ce sujet. Le Conseil d'État s'en est d'ailleurs lui-même préoccupé, en modifiant en 2017 une partie de ses règles de déontologie.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vous dites que les acteurs du système bénéficient d'une situation de rente : qu'entendez-vous par là ?
M. Antoine Vauchez. - Quand il s'agit de définir l'intérêt public, notamment au regard de la régulation de certains marchés, par exemple celui du médicament ou des télécommunications, il importe de savoir qui participe à ce travail de définition. Par cette circulation entre public et privé, certains acteurs sont en position de rente, c'est-à-dire qu'ils sont prépositionnés pour participer à la définition de l'intérêt public, bien davantage que d'autres types d'acteurs, d'intérêts, ou de demandes sociales, qui peinent plus à se faire entendre. C'est le sens de cette formule, un peu provocatrice. Il existe une asymétrie dans la capacité des différents acteurs à peser sur la décision publique.
M. Vincent Delahaye, président. - Vous êtes-vous penchés sur le sujet des nouvelles technologies et du numérique à cet égard ? Je pense notamment à des contractuels qui travaillent un moment pour l'État, puis rejoignent des entreprises privées.
M. Antoine Vauchez. - Dans les formes de circulation que nous avons pointées, il y a des positions dans des grands groupes, y compris du secteur numérique, notamment comme secrétaire général ou directeur des affaires publiques, et qui s'inscrivent dans ces carrières public-privé. Nous n'avons pas spécifiquement travaillé sur le numérique, mais il est concerné par ce phénomène.
Je ne souhaite pas, et ce n'est pas mon rôle de chercheur, prononcer des interdictions ou prendre des décisions sur ces sujets. Mon propos est de mettre en avant des réflexions et points de vigilance. La question est très difficile à appréhender, notamment du point de vue du législateur. Je pense cependant qu'il existe un ensemble de solutions qui n'ont pas été saisies. En outre, l'enjeu pour la démocratie et la décision publique n'a pas été pleinement mesuré. Je souhaite donc participer à cette plus grande vigilance sur les conséquences de ce phénomène en termes de risque et de coût.
Mme Christine Lavarde. - Nous avons jusqu'à présent plutôt entendu des professionnels du droit. Nous recevons aujourd'hui des chercheurs. Pouvez-vous nous dire sur quels éléments, documentaires et statistiques, vous fondez votre travail, et nous préciser quel est votre angle d'approche ?
M. Antoine Vauchez. - Notre recherche a commencé il y a quelques années, quand plusieurs figures politiques notables sont devenues avocats sans passer l'examen du barreau, via une voie dérogatoire dite passerelle, en vertu d'un décret de 1991. Ce dernier permet aux personnalités politiques, après 10 ans d'expérience du droit, de devenir avocats par ce biais. À partir de là, nous avons reconstitué beaucoup de ces passages dérogatoires de hauts fonctionnaires et personnalités politiques, devenus avocats d'affaire depuis le début des années 90.
Historiquement, en France, la profession d'avocat constituait un vivier pour la classe politique, et nous constatons le phénomène inverse : le régulateur, administratif ou politique, tend à devenir avocat. Ce renversement est notre point de départ. Nous avons constitué une base de données biographique de ces trajectoires. Il s'agit donc d'une enquête de type sociologique, qui a permis d'identifier 217 transfuges, hommes politiques ou fonctionnaires devenus avocats à Paris et dans les Hauts-de-Seine. Ce chiffre peut apparaître comme relativement circonscrit, mais il est certainement largement sous-estimé. Nous avons en effet procédé par traces, et non par données systématiques. Nous n'avons en outre pas intégré les anciens inspecteurs des Impôts devenus avocats, qui sont relativement nombreux.
Ces 217 exemples permettent de circonscrire le phénomène autour de la très haute fonction publique (cabinets ministériels, agences de régulation, structures d'état-major). Ce phénomène de brouillage n'est pas généralisé : il est situé dans la hiérarchie de la fonction publique, au sommet de l'État, et autour de l'État régulateur des marchés.
Nous parlons donc de la branche économique de l'État, et de la très haute fonction publique.
Mme Christine Lavarde. - Nous n'avons en effet pas connaissance d'inspecteurs du Travail devenant avocats d'entreprise devant les prud'hommes. Votre étude dresse le tableau d'une forme d'archaïsme, avec une organisation administrative de l'État qui ne correspond plus au rôle qu'il se donne. Appelez-vous à une refonte globale de ce schéma ? La haute fonction publique semble organisée pour une forme d'intervention qui n'existe plus, ce qui justifierait une réorganisation globale des modes de recrutement et de formation au sein de l'État, si tant est que nous acceptions ce rôle de régulateur de l'État, ce qui constitue une autre question.
Votre intervention nous amène à sortir de la dimension morale et individuelle de ce sujet. Nous devons pour autant nous méfier d'une présentation qui mettrait face-à-face une caste et le peuple. Si 44% des inspecteurs généraux des Finances travaillent à l'extérieur de l'État, par définition, 56% sont toujours à l'intérieur. Nous devons réfléchir aux moyens de valoriser ceux qui restent. Il convient peut-être de s'interroger sur les motivations de ceux qui partent, et les moyens de mieux les cadrer, mais aussi sur la façon de valoriser les autres parcours. Nous n'en avons encore que peu parlé.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Pour revenir sur votre analyse, l'avènement de l'État régulateur constitue une nouveauté, qui peut expliquer l'ampleur prise par ces migrations alternantes entre haute fonction publique et secteur privé. N'oublions cependant pas des phénomènes plus classiques, qui mettent en cause l'État régalien. J'ai évoqué la question de la régulation financière. 70 % des inspecteurs généraux des Finances seraient ainsi passés par le privé pendant leur carrière, parfois à plusieurs reprises, ce qui soulève des questions en termes de politique fiscale. Au vu de l'enthousiasme déployé pour freiner l'évasion fiscale, je m'interroge. Or la fiscalité est au coeur de l'action de l'État. Ce phénomène est classique, mais il s'est amplifié.
M. Antoine Vauchez. - Les études sur l'élaboration des régulations financières à Bruxelles montrent que le rapport de force entre les rares ONG présentes dans ce domaine et les intérêts des entreprises du secteur de la finance est tout à fait asymétrique. Il conviendrait d'en prendre la mesure pour chaque secteur particulier. Ce travail n'est pas encore complètement réalisé. La prise de conscience de ces conflits d'intérêts systémiques, et de leurs conséquences sur la décision publique, est récente. Notre ouvrage suggère des pistes de recherche. La Haute autorité pour la transparence de la vie publique et la Commission de déontologie de la fonction publique ont aussi un devoir de connaissance et d'utilisation de ces données. Les formulaires renseignés par les dirigeants publics ne sont à ce jour pas exploités, et nous pourrions imaginer un travail systématique sur ces éléments, afin de mieux connaître ce système de conflit d'intérêts. Nous avons besoin de connaissance.
Mme Christine Lavarde. - Je vous remercie pour ces éclairages.
- Présidence de Mme Christine Lavarde, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Audition de M. Marc-Olivier Baruch, directeur de l'EHESS
Mme Christine Lavarde, présidente. - Nous poursuivons nos auditions en entendant Marc-Olivier Baruch, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales. Après l'École Polytechnique et l'ENA, Marc-Olivier Baruch, qui est administrateur civil, a soutenu un doctorat en histoire.
Marc-Olivier Baruch, vous êtes aujourd'hui un des principaux historiens de la haute fonction publique. Notre première audition nous a appris que le régime de Vichy avait été le seul à mentionner dans un texte la notion de haut fonctionnaire et qu'une sorte de rivalité s'était alors exercée entre corps pour appartenir à cette catégorie qui supposait cependant la prestation de serment au chef de l'État français, alors que s'appliquaient à la fonction publique les lois antisémites. C'est sur cette période qu'ont porté vos premiers travaux et peut-être aurez-vous l'occasion de nous en parler.
Notre sujet, comme vous le savez, est la confusion de l'intérêt public et des intérêts privés au travers des mutations de la haute fonction publique et des allers et retours entre administration et secteur privé. Si nous faisons appel à l'historien comme au haut fonctionnaire que vous êtes, c'est pour savoir si cette situation est nouvelle ou la poursuite d'un phénomène ancien. J'indique que vous avez récemment été nommé secrétaire général du collège de déontologie du ministère de la culture.
Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Marc-Olivier Baruch prête serment.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Après votre propos liminaire, notre rapporteur puis les autres commissaires vous poseront leurs questions.
M. Marc-Olivier Baruch, directeur à l'EHESS. - Me voilà placé sous la menace du code pénal ! J'ai été surpris d'être invité, car sur le coeur de votre réflexion, qui porte sur le brouillage entre intérêt public et intérêt privé, je ne suis pas un spécialiste. J'ai cependant songé que mon parcours de fonctionnaire devenu universitaire, puis redevenu fonctionnaire, vivant dans cet univers depuis une quarantaine d'année, pouvait vous intéresser : entré en 1978 à l'ENA, j'ai passé vingt ans dans l'administration centrale et vingt ans à l'Université. Certes, je n'étais pas dans le saint des saints - éducation nationale, culture... - et l'occasion ne m'a pas été donnée de pantoufler. Michel Bauer faisait remarquer que la couche très supérieure de la fonction publique française serait un beau sujet d'étude pour un sociologue. D'un coup, lors du dévoilement du classement, une quinzaine de personnes savent qu'elles dirigeront. Cela peut fasciner... Pour ma part, je n'ai pas réussi à créer une école d'Histoire de l'administration. Mais la vie est longue, et les documents sont là. Je suis aussi le vice-président du comité pour l'histoire préfectorale, et vais bientôt succéder à Gérard Collomb comme président.
Nous sommes le pays dans lequel les mondes du savoir et du pouvoir s'ignorent et se méprisent le plus. Le président Wilson avait dirigé une université, et on sait l'importance du titre de docteur en Allemagne. La question n'est pas tant : pourquoi veulent-ils partir ? L'argent est un motif compréhensible. C'est plutôt : pourquoi n'y a-t-il rien pour les retenir ? Dans le rapport que j'ai remis en 2017 dans le cadre de la préfiguration du collège de déontologie du ministère de la culture, j'ai cité La Fontaine - « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » - Henri Bergson - « N'écoutez pas ce qu'ils disent, regardez ce qu'ils font » - et Charles de Gaulle, s'adressant aux élèves de l'ENA en 1959 : « Vous avez choisi la plus haute fonction qui soit dans l'ordre temporel : le service de l'État. »
Certes, le monde a changé. À mon jury de thèse siégeait François Bloch-Lainé. Après un long mandat à la tête de la Caisse des Dépôts, il a présidé le Crédit Lyonnais : pour lui, ce fut la pire période de sa vie. J'ai donné quelques cours d'introduction à l'histoire administrative aux élèves de l'ENA, pendant les premières semaines de leur scolarité. Ces cours ont été progressivement réduits et j'ai cessé de les donner avant qu'ils ne soient supprimés. Après la mort de François Bloch-Lainé, je pensais que la promotion prendrait son nom. Pas du tout ! Ils ne voyaient même pas de qui il s'agissait. Comme l'a dit un directeur des études, ils prennent des noms de collège... À quand la promotion Georges Brassens ? Il est scandaleux, par exemple, qu'il n'y ait pas de promotion Michel Debré.
Il faut remonter au Front Populaire pour comprendre la frustration des fonctionnaires à cause des réformes qui ne se font pas. C'est Pétain qui publiera le premier statut des fonctionnaires, le 1er octobre 1941, cristallisant la jurisprudence du Conseil d'État pendant l'entre-deux guerres en l'émaillant de notes idéologiques typiques du régime de Vichy : suppression des syndicats, traitement familial incluant l'obligation de « faire souche », c'est-à-dire de faire deux enfants. Le même jour, une loi sur l'organisation des cadres de l'État établissait une distinction entre fonctionnaires et employés de l'État et créait une commission pour répartir les emplois entre les deux catégories : cette commission n'arrivera pas à le faire. Fut-ce par obstruction ? Il est vrai que la secrétaire du préfet, par exemple, voit passer des documents importants. Plusieurs théoriciens appelaient à revenir à ce qu'on connaissait sous la monarchie de Juillet, avec peu de fonctionnaires et de nombreux employés, les fonctionnaires détenant une part de la puissance publique. Mais les employés, ayant pour patron l'État, ne peuvent être strictement assimilés à d'autres travailleurs.
Si l'on observe les très hauts fonctionnaires, on est frappé par la prégnance de l'entre-soi. Nathalie Carré de Malberg, qui a beaucoup travaillé sur les inspecteurs de finances, montre bien que dès les années 1930, ces fonctionnaires suivent les parcours de leurs pairs, et que l'émulation joue à plein. Mais les années 1970 ont montré qu'avoir été un bon élève à 24 ans ne suffit pas à devenir un grand patron de banque.
L'entre-soi est même parfois plus fort que les procédures de contrôle : si vous tutoyez le président de la commission qui statue sur votre cas... Il faut considérer que les gratifications possibles ne sont pas toutes financières. Les fonctionnaires A + ne sont pas si mal payés, d'ailleurs - même s'il est impossible de savoir combien ! En 1985, le ministère de la culture comptait parmi ses directeurs un spécialiste de littérature anglaise, Jean Gattégno, un ancien critique musical, Maurice Fleuret, et d'autres personnages atypiques. Le décret 2016-663 créant un comité d'audition pour la nomination des directeurs est particulièrement mal venu. D'abord, cela ralentit les nominations, puis cela centralise le processus de décision et limite la variété des profils. Et je n'ai pas trouvé, entre 1997 et 2017, que l'efficience de l'administration ait été multipliée par l'adoption de modes de management supposés modernes.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Vous avez évoqué un rapport sur la commission de déontologie du ministère de la culture. Existe-t-il un cadre interministériel définissant le mode de fonctionnement et les prérogatives de telles commissions ? Cette commission examine-t-elle tous les cas de transferts d'un fonctionnaire vers un employeur qui n'est pas l'État ? Le traitement se fait-il sur dossier ? Auditionnez-vous les personnes intéressées ? L'examen est-il plus ou moins approfondi selon les cas ? Porte-t-il aussi sur les retours ?
M. Marc-Olivier Baruch. - Ce collège résulte de l'application de l'article 28 bis de la loi Le Pors, tel que modifié en avril 2016 par ce qu'il est resté de la tentative de rénovation du statut voulue par Marylise Lebranchu. Pour compenser les obligations introduites aux articles 25 à 28, l'article 28 bis prévoit que tout fonctionnaire a accès à un référent déontologue. Le décret d'avril 2017 donne cette qualité à peu près à n'importe qui. La ministre a créé ce collège par un arrêté en avril 2018. L'idée est de répondre aux questions que se poseraient les agents, sans mettre le chef de service en copie ni servir d'outil dans une procédure disciplinaire. Les organisations syndicales peuvent aussi nous saisir. À nous de prouver notre utilité - même dans une administration qui a deux cents ans, qui s'en targue, et qui fonctionne de manière très corporatiste. Il faudra avancer à petits pas. J'ai trouvé, à mon retour, l'administration exsangue. Nous devons préserver sa capacité d'expertise. Pour cela, il ne suffira pas d'augmenter les traitements de quelques pourcents. Certains grands corps sont devenus de vraies agences de placement à l'extérieur.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - La tutelle des médias publics revient à votre ministère. Les nominations, la déontologie, en revanche, relèvent du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) - sur le fonctionnement duquel il y aurait beaucoup à dire.
M. Marc-Olivier Baruch. - Nous sommes nommés pour trois ans, et pourrions donc nous pencher en premier lieu sur le mode de nomination des présidents de l'audiovisuel public... Mais il vaut mieux chercher les domaines où des avancées sont possibles. D'ailleurs, l'audiovisuel public ne comporte que peu de fonctionnaires.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Peut-être, mais vu l'importance des médias...
M. Marc-Olivier Baruch. - Et la déontologie est aussi l'affaire de tous, pas des seuls neuf membres du collège. Mais l'administration n'est pas habituée à ce mode de fonctionnement incitatif. Dans la conservation de patrimoine, les agents entrent à 25 ans et restent toute leur vie : les corps sont des êtres lents, puissants et qui ont de la mémoire. Pour autant, dans de petites structures, l'existence de notre collège fera en sorte que des comportements inadmissibles ne soient plus admis.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Pouvez-vous nous donner des exemples de conflits d'intérêt ?
M. Marc-Olivier Baruch. - J'en vois la possibilité dans le marché de l'art. Un conservateur de musée peut se voir demander de faire des notices pour un catalogue... Un agent public doit consacrer 100 % de son travail au service public. Il y a aussi le devoir de réserve. L'obéissance hiérarchique est indispensable à une administration démocratique.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Les migrations alternantes entre public et privé posent des problèmes, aussi. Ne faudrait-il pas une commission spéciale pour traiter ces cas ? En tous cas, on ne peut considérer de la même manière un instituteur qui monte sa pizzeria et un inspecteur des finances qui va travailler dans une banque - sans parler du problème des retours. Il vaudrait mieux sérier les questions et ne pas mélanger des problèmes qui n'ont rien à voir entre eux.
M. Marc-Olivier Baruch. - Vous imaginez, en somme, deux niveaux d'examen. On peut l'envisager. Les agents nous disent ce qu'ils veulent : nous ne sommes pas des inquisiteurs. Sans doute développerons-nous une sorte de jurisprudence interne, qui ne devra toutefois pas trop s'écarter de celle des autres ministères. Nous ne savons pas bien recevoir les personnes qui reviennent du secteur privé. Il faudrait leur proposer des parcours dans lesquels elles se sentent bien, et n'aient plus envie de partir.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - La sélection semble démocratique et transparente, et pourtant les résultats sont parfois effarants. Pourquoi ?
M. Marc-Olivier Baruch. - C'est le Premier ministre - c'est-à-dire son directeur de cabinet, qui est toujours membre du Conseil d'État ou de l'IGF - qui nomme le président du jury de l'ENA. Ce qu'il faut, c'est être imprévisible. Le corps qui compte le plus d'anciens élèves de l'ENA est celui des administrateurs civils. Pourtant, jamais un administrateur civil n'a présidé ce jury. C'est de l'entre-soi organisé. Nicolas Sarkozy, qui ne manquait pas de volonté, a échoué à supprimer le classement de sortie. Et l'actuel Président de la République avait annoncé une modification profonde du système des grands corps. Pourquoi les mieux classés n'iraient-ils pas dans de grands ministères comme l'éducation nationale ou les affaires sociales ? On a résolu la question par un stage de quinze jours...
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Et pendant le cursus ? Pourquoi ce biais ?
M. Marc-Olivier Baruch. - Il faut imaginer l'imprévisibilité, et que les élèves soient désarçonnés. J'ai été candidat à la direction de l'ENA, mais on a estimé qu'un historien de l'administration n'avait pas le bon profil.
M. Charles Revet. - Notre commission d'enquête recherche les dysfonctionnements et débouchera peut-être sur une proposition de loi. Il y a des conflits d'intérêts manifestes. Pouvez-vous en citer ?
M. Marc-Olivier Baruch. - Pourquoi n'interdirions-nous pas les départs dans le privé ? L'argument selon lequel les fonctionnaires y apprennent beaucoup ne tient guère. Certes, ce ne serait pas dans l'air du temps. Mais le général de Gaulle parlait de la plus haute fonction dans l'ordre temporel. Et on ne propose pas à un évêque de diriger les ressources humaines d'une grande banque ! Pour supprimer le conflit d'intérêt, privilégions l'intérêt public pur. Déjà, pour les administrateurs civils, corps censément interministériel, les passages entre ministères sont difficiles. La création du corps des administrateurs généraux a été l'occasion d'ouvrir un grade de débouché pleinement interministériel. Grand progrès, qui rend possible de vraies carrières publiques. Au troisième concours, après la crise financière, se présentaient d'anciens banquiers ne jurant que par le service public. L'un d'entre eux, admis, a fait un scandale car il n'était pas sorti à l'IGF ; il se plaignait d'avoir perdu un million d'euros en rémunération. Ce qu'il faudrait, c'est interdire les départs pendant une durée variable selon les grades et les traitements.
Les métiers qui étaient honorables et recherchés il y a vingt ou trente ans le sont beaucoup moins aujourd'hui, car leurs conditions d'exercice ont changé. On peut augmenter le traitement d'un haut fonctionnaire, mais on ne l'augmentera jamais assez par rapport à ce que propose le secteur privé. Valorisons plutôt la fonction publique en donnant aux fonctionnaires le sentiment qu'ils peuvent agir et faire des choses.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Y a-t-il une forme de découragement chez les hauts fonctionnaires ?
M. Marc-Olivier Baruch. - Je le pense.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - L'enfermement dans une carrière cloisonnée n'est-il pas un élément du malaise ? Que proposez-vous pour redonner un peu de sens aux missions des hauts fonctionnaires ?
M. Marc-Olivier Baruch. - Je proposerais aux ministres de passer chaque semaine une demi-journée avec leurs directeurs des ressources humaines pour connaître leurs cadres, leur proposer des carrières et de faire en sorte que cette politique soit suivie après son départ. Le chef d'une entreprise privée passe beaucoup de temps à sélectionner ses collaborateurs, mais un ministre ne voit jamais le moindre sous-directeur.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Peut-être est-ce dû à la place grandissante des cabinets ?
M. Marc-Olivier Baruch. - La taille des cabinets a beaucoup diminué depuis la dernière élection présidentielle, le nombre de membres étant limité à dix.
Vous, en tant que parlementaires, souhaiteriez-vous mieux connaître le fonctionnement concret de l'administration ? Serait-ce contraire au principe de séparation des pouvoirs ? Vous auditionnez désormais les très hauts responsables, mais ceux qui comptent, ce sont les sous-directeurs, car ce sont eux qui font tourner la maison.
Tous ces sujets sont évalués au doigt mouillé. Des études sérieuses sont nécessaires. La représentation nationale pourrait également essayer de comprendre le fonctionnement quotidien d'une administration. En Grande-Bretagne, le Parlement a produit une histoire officielle de la fonction publique.
Enfin, je reviens à l'une de mes marottes, il y a une rupture entre savoir et pouvoir.
M. Benoît Huré. - Le très grand écart de salaire entre le privé et le public est souvent évoqué. Les écarts de salaire étaient-ils à ce point aussi important au début de la Ve République ?
M. Marc-Olivier Baruch. - Globalement, les salaires ont augmenté dans tous les métiers. Raymond Coppa gagnait certainement beaucoup moins qu'un footballeur aujourd'hui. De même, Catherine Langeais gagnait moins que Claire Chazal aujourd'hui !
Je pense qu'on a toujours été plus payé dans le privé. Les inspecteurs des finances des années trente faisaient d'assez belles culbutes lorsqu'ils passaient dans le privé. L'écart est irrattrapable.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Merci pour ces éclairages historiques et contemporains.
- Présidence de Mme Christine Lavarde, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 16 h 05.
Audition de M. Hervé Joly, directeur de recherche à l'ENS Lyon
Mme Christine Lavarde, présidente. - Nous concluons cette journée d'audition en entendant M. Hervé Joly, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
Vous êtes un spécialiste des milieux d'affaires et vous vous êtes spécialement penché sur la place qu'y occupent les inspecteurs des finances. La problématique du pantouflage des inspecteurs des finances est souvent évoquée au cours de nos auditions. Nous aimerions recueillir de votre part une analyse de ce phénomène et de ses conséquences.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure en vigueur, M. Hervé Joly prête serment.
M. Hervé Joly, directeur de recherche au CNRS. - J'évoquerai le cas des inspecteurs des finances, mais je m'intéresse plus généralement au pantouflage dans la haute fonction publique et aux grands corps en général. J'ai ainsi eu l'occasion de travailler sur le corps des Mines et sur celui des Ponts & Chaussées.
Le pantouflage des hauts fonctionnaires dans les entreprises privées existe depuis qu'existent les grands corps, soit pratiquement depuis deux siècles. On a souvent tendance à le déplorer, à parler d'une fuite des cerveaux de la fonction publique vers le secteur privé. Pour ma part, je pense que le pantouflage, loin d'être un problème pour l'administration, est consubstantiel au système. Le système en a besoin pour se réguler.
La haute fonction publique se caractérise par deux recrutements de niveau supérieur, l'un de niveau A, l'autre de niveau A+, voire A++. Ainsi, il existe un recrutement au niveau attaché, soit un niveau A, et un autre au niveau administrateur civil, soit un niveau A+. Les inspecteurs des finances peuvent être mis dans une catégorie à part, les A++. La même situation existe dans les corps d'ingénieurs techniques : on distingue les ingénieurs des travaux publics de l'État (TPE) et les ingénieurs des Ponts. Ces gens, qui passent des concours de catégorie A, sont recrutés pour exercer des fonctions d'encadrement et ont fait entre trois et cinq ans d'études supérieures. L'écart de niveau entre eux n'est pas très important, leur formation étant très proche. Il y a des circulations entre les deux niveaux. Il est de plus en plus facile de passer du corps d'ingénieur technique au corps des Mines ou des Ponts, d'autant plus que ceux qui sont initialement recrutés au sein du corps des Mines ou des Ponts partent de plus en plus dans le privé. On a donc besoin des autres, qui pantouflent beaucoup moins, pour faire tourner la machine.
Globalement, le corps supérieur commençait sa carrière là où les autres la finissaient. Alors que l'écart de formation n'est pas très grand, l'écart en termes d'évolution de carrière est très important. Le système de recrutement français des grands corps étant très élitiste, les gens commencent leur carrière très jeune à un niveau très élevé et occupent très rapidement de hautes responsabilités.
Depuis trente ans, les directeurs du Trésor successifs, l'un des postes les plus prestigieux au ministère des finances, sont de jeunes quadragénaires, à deux exceptions près. Certains d'entre eux ont été nommés à 41 ou 42 ans, ce qui est très jeune, soit à vingt-cinq ans de la fin de leur carrière, à un poste qu'ils quittent parfois avant l'âge de 50 ans. Si l'on veut assurer une rotation des personnels, il faut se poser la question de ce que l'on fait de ces fonctionnaires.
Beaucoup vont ensuite dans des entreprises publiques, ou qui étaient publiques à l'époque - Daniel Lebègue a quitté en 1987 la direction du Trésor pour la BNP, qui n'était pas encore privatisée. Aujourd'hui, le nombre d'entreprises publiques se réduisant, il faut leur trouver des débouchés à la hauteur du prestige de leur carrière. Or les débouchés se restreignent. En plus, la commission de déontologie ne s'interdit pas d'examiner les cas de pantouflage dans les entreprises publiques.
Ramon Fernandez et Bruno Bézard ont rejoint non pas des entreprises publiques, mais des entreprises privées, ou majoritairement privées. Le premier est devenu directeur général adjoint chez Orange, le second a rejoint un fonds d'investissement franco-chinois, ce qui a fait scandale. La commission de déontologie s'est saisie de ce dernier cas et a accepté ce pantouflage, sous réserve qu'il ne se mêle pas dans son activité nouvelle d'investissement en lien avec son activité antérieure.
Si on maintient ce modèle - deux niveaux de recrutement et des carrières rapides -, alors que la haute fonction publique est plutôt jeune, l'administration doit s'interroger sur ce qu'elle peut offrir à ces fonctionnaires. Le pantouflage est un peu nécessaire pour qu'ils aient une dernière partie de carrière à la hauteur de ce qui a précédé.
Dans les corps techniques, notamment les plus étroits, il y a un effet d'entonnoir. Ces fonctionnaires exercent des fonctions dans des administrations régionales entre 25 ans et 35 ans. Ils ont ensuite vocation à aller dans les ministères techniques, mais tous ne pourront pas devenir sous-directeurs ou directeurs, compte tenu de l'effectif de ces corps et du nombre réduit de postes, sachant en outre que le nombre de directions a été diminué. Pour ne pas bloquer l'ascension des plus jeunes, le départ vers le privé est donc une nécessité.
Il y a toujours eu une réglementation sur les congés, qui a fait l'objet de nombreux changements depuis deux siècles. Aujourd'hui, tout le monde peut obtenir un congé pour convenance personnelle d'une durée de dix ans. À une époque, il fallait avoir passé plusieurs années dans l'administration avant de pouvoir y prétendre, aujourd'hui, on peut l'obtenir très tôt. En outre, l'administration n'est pas regardante sur le type d'activité pratiquée pendant ces dix ans. Autrefois, on interdisait aux ingénieurs d'avoir des activités financières ou d'ingénieur. Aujourd'hui, on peut faire un peu n'importe quoi.
En revanche, au moment du départ, la commission vérifie si ce que les gens veulent faire est compatible avec ce qu'ils ont fait avant. La commission autorise presque tout, mais émet souvent des réserves. Il existe aussi peut-être un phénomène d'autocensure, certaines personnes renonçant à certaines fonctions en pensant qu'elles leur seront refusées par la commission. En outre, même si la commission rend des avis anonymes, les personnes sont identifiables.
Aujourd'hui, les gens partent de plus en plus tôt en se disant qu'il vaut mieux qu'ils ne prennent pas de responsabilités dans l'administration, au risque de ne pas pouvoir aller où ils veulent ensuite. Ainsi, dans la promotion 2013 de l'inspection des finances, quatre des cinq inspecteurs sont partis en 2017 et 2018 dans le privé, après leurs quatre ans de tournée, qui correspondent à des années de formation. N'ayant pas encore exercé de responsabilités, ils peuvent aller où ils veulent. Deux ou trois ans plus tard, leur départ aurait pu être plus compliqué.
J'ai fait des statistiques sur trente promotions d'inspecteurs des finances. Près d'un tiers des 154 inspecteurs ont démissionné. Les autres sont en grande partie en disponibilité dans des entreprises depuis moins de dix ans et n'ont donc pas encore démissionné. Le pantouflage est donc massif chez les inspecteurs des finances. Dans la dernière promotion, non seulement il est massif, mais il se fait plus tôt. Le risque, si on se montre de plus en plus tatillon sur les conditions de départ, est que les gens quittent de plus en plus tôt la fonction publique.
Les jeunes auront-ils toujours envie d'intégrer les grands corps ? Probablement, car les quatre ans de tournée des inspecteurs des finances sont toujours considérés comme très formateurs. En outre, le fait d'être passé par l'État est encore aujourd'hui un grand atout. Le fait d'être membre de ces grands corps et d'avoir eu une proximité avec le pouvoir administratif et politique est extrêmement précieux. À Polytechnique, les meilleurs éléments choisissent d'aller dans les grands corps techniques civils.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Merci pour ces éléments. L'État ne sait en effet pas bien gérer les membres de ces corps qui n'ont pas une progression de carrière linéaire dans leur administration d'origine. On ne leur propose pas de poste, car la hiérarchie se réduit. Et pourquoi les ferait-on passer devant d'autres qui ont fait toute leur carrière au ministère ?
Vous êtes le premier à voir dans le pantouflage un moyen d'autorégulation du système. Estimez-vous que quelqu'un qui a quitté la fonction publique doit avoir le droit d'y revenir ensuite ?
M. Hervé Joly. - En tant que chercheur, mon rôle n'est pas de faire des prescriptions.
Jusqu'en 1946, les inspecteurs des finances n'avaient droit qu'à un congé d'un an, à l'issue duquel ils devaient choisir entre revenir ou démissionner. Un certain nombre d'entre eux ont démissionné dans les années vingt, mais lors de la crise des années trente, certains ont perdu leur emploi et ont essayé d'être réintégrés. Depuis, la durée du congé a été portée à dix ans pour tout le monde.
Aujourd'hui, certains font le choix par défaut de revenir parce que leur carrière dans le privé n'a pas pris le tournant qu'ils espéraient. D'autres font de brefs retours qui leur permettent de remettre les compteurs à zéro et de prendre un autre congé.
Ce n'est pas forcément intéressant de revenir. Certains réintègrent leur corps, mais occupent des fonctions subalternes jusqu'à la fin de leur carrière. D'autres prennent des responsabilités et reviennent pour occuper un poste de directeur de cabinet ou de directeur d'administration centrale. Ils font alors le choix de sacrifier leur salaire et de le diviser par quatre ou cinq. Je pense par exemple à Stéphane Richard, qui est revenu un temps à la direction du cabinet du ministre des finances. De tels retours sont généralement très provisoires et sont un tremplin avant un nouveau départ dans le privé. Ainsi, Stéphane Richard occupait une fonction de second rang chez Véolia. Il a ensuite pris la direction du cabinet du ministre des finances avant de devenir PDG d'Orange.
Il en est de même pour François Pérol, ensuite parti à BPCE ; il a tiré des bénéfices de son retour dans le public. Ce retour est-il lié à une extraordinaire vocation à servir l'État ou à un retour provisoire ? Faut-il encourager ces allers-retours ? Cette expérience du privé est positive pour des hauts-fonctionnaires qui en ont peu - hormis lors de leurs brefs stages. En Allemagne, pour des responsabilités semblables, les impétrants ne sont pas nécessairement fonctionnaires ; ils peuvent avoir une longue expérience dans le secteur privé. Si cette expérience du privé, en soi intéressante, ne sert que de tremplin, elle constitue un risque : le haut-fonctionnaire n'aura en tête que sa propre carrière, il n'exercera pas ses fonctions en toute indépendance.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ces gens brillants occupent des places que d'autres auraient pu occuper. Certes, ils ont réussi des concours très exigeants, mais ce n'est pas le baccalauréat... Le vivier est beaucoup plus important de gens compétents et potentiellement plus motivés que ceux sélectionnés par les moyens actuels.
Des fonctions comme celles de directeur général du Trésor ne sont pas seulement techniques : on ne recrute pas des mathématiciens ! Plus ils sont jeunes, plus ils sont créatifs... Il faudrait qu'ils aient l'expérience des personnes touchées par leurs décisions...
Vous réduisez l'explication du phénomène à un problème de régulation de l'administration. Certes, et il faut probablement la changer. Mais vous oubliez une autre dimension : l'existence de ces passages entre le public et le privé n'est pas un hasard, et je me demande si la difficulté à lutter sérieusement contre l'évasion fiscale n'y est pas liée : une même personne lutte contre l'évasion fiscale au ministère et fait l'inverse ensuite dans le privé ? Je soupçonne qu'il faille « ne pas désespérer les banques », pour sauvegarder son parachute quelque part... Ce système vous semble-t-il sain ?
M. Hervé Joly. - Certes, mais le phénomène n'est pas récent...
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - À ce niveau-là, si !
M. Hervé Joly. - Sur un siècle et demi, il a un peu évolué, mais il est resté massif et consubstantiel au système administratif auquel il permet de respirer. Peu d'ingénieurs du corps des Mines ou des Ponts rêvent de finir directeur de Direccte (Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi) ou de Dréal (Directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement). Leur corps leur promet une vocation de stratège, qui brasse des affaires importantes.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - L'État s'est vidé de son expertise, et fait de plus en plus appel à des cabinets extérieurs pour les partenariats public-privé ou pour certains grands marchés. C'est la contrepartie de l'absence de ces hauts-fonctionnaires.
Tous les pantouflages n'ont pas le même impact politique - les ex-ingénieurs du Roi en ont peu, ils continuent leur métier ailleurs... Quel peut être l'impact de ces pratiques ? Ce n'est pas qu'un problème de moralité, c'est un problème systémique.
M. Hervé Joly. - Et aussi un problème de salaire, vous l'avez évoqué...
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - L'impact sur la prise de décision publique est différent entre un ingénieur des Ponts et un spécialiste décidant de la politique fiscale du pays...
M. Hervé Joly. - C'est très difficile à démontrer. La direction des impôts et la direction du budget ne sont pas les lieux où l'on pantoufle le plus, et tout le monde ne pantoufle pas. Je m'interroge sur votre vision d'un contrôle fiscal insatisfaisant en raison de personnes qui vendraient leur âme au diable...
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ce sont des règles générales....
M. Hervé Joly. - L'administration n'est pas faite d'individus isolés, sans contrôle...
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je parle de la conception globale de la fiscalité, de l'équilibre budgétaire...
M. Hervé Joly. - Si l'on empêche les départs dans le secteur privé, ces fonctionnaires seront-ils plus intègres ou exigeants ? Je n'en suis pas convaincu... Plus largement, on ne peut pas pénaliser plus les entreprises françaises que les entreprises étrangères. Dans la concurrence internationale, la France a des impôts plus élevés qu'ailleurs. Je me méfie des simplifications qui verrouillent une personne sur sa fonction.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le problème est l'aller-retour. S'ils s'en vont, qu'ils le fassent définitivement !
M. Hervé Joly. - Les allers-retours sont très limités.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Il y en a un certain nombre dans la haute fonction publique...
M. Hervé Joly. - Les allers-retours réussis sont rares. Souvent, la personne a raté son passage en entreprise, et se retrouve alors sur la touche lors de sa réintégration. Les quelques cas ayant abouti à des responsabilités de premier plan sont très minoritaires.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Les sommets de l'État sont étroits...
M. Hervé Joly. - Faut-il interdire complètement ces allers-retours ? Ces personnes sont fonctionnaires de carrière. Aux États-Unis, en Allemagne, ils seraient issus du secteur privé. La France a connu une exception : le directeur général de l'industrie de François Madelin durant deux ans, Jacques Maisonrouge, était PDG d'IBM France. C'est un cas unique. En France, de tels postes sont réservés aux fonctionnaires de carrière, même s'ils ont parfois fait un petit tour dans le privé auparavant...
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - C'est la doctrine officielle...
M. Hervé Joly. - Faut-il aller contre cette tendance et cloisonner ? Je n'en suis pas sûr...
M. Pierre Cuypers. - On ne verrait jamais une personne ayant quitté une entreprise privée revenir pour avoir un poste prédéfini jusqu'à la fin de sa carrière. Quel est le coût de l'opération ? En France, forme-t-on autant de fonctionnaires qu'il y a de besoins ou sont-ils trop nombreux par rapport aux postes disponibles ?
M. Hervé Joly. - Le retour dans l'administration peut avoir un coût. Un ingénieur des Mines ou un inspecteur des finances restant dans son corps d'origine a peu d'avenir : il peut devenir directeur du corps ou l'un de ses deux adjoints. Le corps n'existe que par les fonctions exercées par ses membres à l'extérieur.
Combien de fonctionnaires faut-il ? Il y a cinq inspecteurs des finances par an depuis très longtemps. Les ingénieurs des Mines furent quatre ou cinq jusqu'en 1945, puis leur nombre a augmenté à dix puis vingt après la fusion avec l'école des Télécommunications. Tous les ans depuis 2014, il y en a un de moins - je ne sais pas à quel savant calcul cela correspond. À quoi sont-ils destinés ? Les directeurs de Direccte et de Dréal sont rarement d'anciens élèves ingénieurs de ces corps. Beaucoup y sont parvenus par la promotion interne, et exercent ces fonctions plus ingrates. Lorsqu'ils partent, ils sont facilement remplacés. Il n'y a donc pas besoin d'appartenir à cette étroite élite pour exercer ces fonctions. Je ne suis pas sûr qu'il y en ait un nombre prédéfini puisque beaucoup s'en vont : on pourrait en recruter plus, ou moins.
Pourquoi garde-t-on deux niveaux de recrutement ? Il pourrait y avoir un seul niveau de recrutement, au niveau d'attaché ou d'ingénieur TPE. La France aime ce genre de hiérarchie : des professeurs agrégés ou certifiés font le même métier...
M. Charles Revet. - Peut-être faudrait-il revoir les conditions pour conserver le maximum de personnes formées pour travailler dans la fonction publique. Quelles sont les conditions de formation de ces hauts fonctionnaires ? L'État prend-il cette formation en charge, avec quels contrats ? Un départ dans le secteur privé lui coûte cher...
Mme Christine Lavarde, présidente. - Le renforcement de l'engagement décennal contrecarre-t-il la fuite à la fin de la tournée des inspecteurs des finances ?
M. Hervé Joly. - Les conditions se sont effectivement durcies. Plusieurs arrêtés - dont un de l'inspection des finances concernant Emmanuel Macron - rappellent le remboursement de l'engagement décennal.... Mais souvent cet engagement est compté généreusement : les années de formation en école sont comptabilisées, il suffit de quelques années en administration. Souvent, le salaire dans le privé n'est pas un obstacle au départ : la pantoufle fera partie des négociations avec l'entreprise. À la sortie de Polytechnique, quel discours est tenu aux élèves ; qu'ils s'engagent dans l'administration ou bien qu'ils feront un tour dans un corps avant de passer dans le privé et qu'ainsi, ils auront une meilleure carrière ?
Mme Christine Lavarde, présidente. - Je suis un cas particulier : J'ai intégré le corps des Ponts après l'École normale supérieure (ENS). Il m'a fallu passer 45 minutes devant un jury de quinze personnes pour les convaincre de ma volonté d'intégrer ce corps. J'ai été démarchée par le secteur privé : on me proposait un salaire largement supérieur à celui que j'avais en restant dans le corps, et le remboursement de ma pantoufle.
Par contre, mon mandat de parlementaire n'est pas considéré comme un service dans le secteur public - alors que je sers l'État ! Je suis mise à disposition depuis 2017.
M. Hervé Joly. - Les archives que j'ai pu consulter ne sont pas très récentes - on ne peut pas avoir accès aux données personnelles de ces dernières années. Au début du XXe siècle, certains ingénieurs des Mines ou des Ponts ont pantouflé, avec des écarts de salaire énormes. Ainsi, Henri Malcor, ingénieur des Mines, a quitté très vite le corps pour la sidérurgie. Il n'avait pas les moyens de nourrir sa famille de quatre enfants sinon. La question du salaire est ancienne, et n'a pas tendance à se creuser : jamais l'État ne pourra suivre les salaires du privé et la progression de carrière. Avec une augmentation de 10 à 15 %, on ne résout pas le problème.
M. Charles Revet. - C'est peut-être une question d'organisation de carrière au sein de la fonction publique plutôt qu'uniquement une question de salaire...
M. Hervé Joly. - Auparavant, une des principales motivations pour quitter la haute fonction publique, notamment dans les corps des Mines et des Ponts, était qu'il fallait bouger tous les trois à quatre ans en province. Dans le privé, les ingénieurs vont dans les directions parisiennes de grandes entreprises. Certes, les entreprises obligent de plus en plus les jeunes qui pantouflent à partir quelques années à l'étranger dans une filiale, mais ce phénomène est récent. Les ingénieurs, souvent parisiens, vivaient mal leur exil en province. Désormais, il faut raisonner par couple car la femme travaille ; et de plus en plus, ces corps sont féminisés.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Ils n'atteignent pas encore la parité !
M. Hervé Joly. - Il y a davantage de femmes dans les corps des Mines et des Ponts que dans les autres écoles d'ingénieurs ; elles sont souvent brillantes et préfèrent rester dans le corps en raison de moindres contraintes horaires que dans le secteur privé.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Merci pour vos analyses qui enrichissent nos réflexions. C'est un sujet très complexe.
M. Hervé Joly. - Votre rôle est de dire ce qu'il faut faire.
M. Charles Revet. - Nous avons besoin de vos éclairages pour que nos propositions soient efficaces.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Il faudra ensuite veiller à leur application !
Mme Christine Lavarde, présidente. - Je vous remercie. Nous nous retrouverons mercredi prochain pour la suite de nos auditions.
La réunion est close à 17 heures.