Mercredi 16 mai 2018
- Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -
La réunion est ouverte à 17 heures.
Audition sur l'industrie et le secteur financier
M. Jean Bizet, président. - Depuis le début de ses travaux, notre groupe de suivi prête une attention particulière aux conséquences économiques du Brexit. Disons-le sans détours : le Brexit est un non-sens géostratégique ; c'est aussi un non-sens économique. Mais c'est la décision souveraine du peuple britannique. Il faut donc faire avec en essayant d'en limiter les effets néfastes pour l'économie européenne.
Nous sommes heureux d'accueillir les représentants des Entreprises du médicament (LEEM), du Comité des constructeurs français d'automobiles (CCFA) et de Paris Europlace. Ma première question portera donc sur l'état d'esprit et les initiatives des entreprises européennes implantées au Royaume-Uni ou ayant des échanges commerciaux avec ce pays. Que pouvez-vous nous en dire ?
Les négociations d'un accord de retrait ont progressé mais la question de l'Irlande demeure très sensible et non résolue à ce jour. Comment appréhendez-vous cette question pour ce qui concerne les enjeux économiques ?
La mise en place d'une période de transition est acquise. Au-delà, il faut définir un cadre pour les relations futures. Le gouvernement britannique a jusqu'à présent maintenu sa position de sortie du marché unique et du refus de l'union douanière. Dès lors, à quelles condition, selon vous, ce futur cadre pourrait répondre - au moins partiellement - aux légitimes préoccupations des entreprises européennes ?
Nous sommes par ailleurs très attentifs aux conséquences du Brexit sur les places financières. Nous avions débattu de l'attractivité de la place de Paris avec Gérard Mestrallet. Nous souhaitons donc avoir de nouveau votre éclairage sur l'évolution de cette question et sur le positionnement de la place de Paris.
M. Pascal Allizard, président. - Je vous prie de bien vouloir excuser le président Christian Cambon, qui ne pouvait être présent cet après-midi et m'a demandé de le représenter. Nous sommes tous inquiets de l'impact économique du Brexit, qui dépendra bien sûr des modalités de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, c'est-à-dire du contenu du futur accord entre les deux parties, que nous appelons de nos voeux. Nous ne pouvons pour le moment que nous livrer à des suppositions et examiner différents scénarios. Sans doute nous aiderez-vous à y voir plus clair, dans les multiples effets parfois contradictoires du Brexit, qui dépendent des caractéristiques de chaque marché, au sein de chaque secteur et sous-secteur. L'attitude des États-Unis est aussi une source de préoccupations : quel pourrait être l'impact d'un éventuel rapprochement du Royaume-Uni et des États-Unis, alors que le président Trump a initié un conflit commercial avec plusieurs pays dont l'Union européenne ? Voilà quelques questions qu'il était indispensable que nous puissions aborder avec des représentants des secteurs de l'industrie et de la finance, comme nous l'avons fait récemment avec des représentants des secteurs agricole et agro-alimentaire.
M. Patrick Errard, président de l'organisation professionnelle des Entreprises du médicament (LEEM). - Je suis président de l'organisation professionnelle des entreprises du médicament (LEEM) depuis 5 ans. Je suis médecin, praticien hospitalier de formation, et je dirige aussi un groupe pharmaceutique japonais implanté en France. Le LEEM représente 270 entreprises, réalisant un chiffre d'affaires de 23 milliards d'euros, employant 100 000 salariés en France. Il s'agit d'entreprises innovantes qui investissent chaque année 35 milliards d'euros en recherche et développement (R&D) en Europe. Les médicaments ne connaissent pas les frontières. La R&D comme la production sont internationalisées. Les laboratoires pharmaceutiques mènent une recherche globale, produisent partout dans le monde, pour approvisionner tous les marchés. La Fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques (EFPIA en anglais) a créé un groupe de travail pour évaluer l'impact du Brexit. Nous identifions cinq risques.
Tout d'abord le Brexit pose la question des conditions douanières. Les sites industriels étant répartis sur l'ensemble du territoire de l'Union européenne, les flux d'importations et d'exportations de médicaments entre l'Angleterre et le reste de l'Europe sont très importants. Il importe donc d'assurer la continuité de ces approvisionnements en maintenant des conditions de commerce transfrontalier favorables pour ne pas priver les populations de médicaments produits ailleurs. Le LEEM espère que la France prendra une initiative en faveur de procédures douanières simplifiées et propose la mise en place d'accords tarifaires avec zéro droits de douane.
Ensuite, le Brexit a aussi des conséquences sur les ressources humaines des laboratoires implantés au Royaume-Uni. La plupart des laboratoires pharmaceutiques ont des filiales dans tous les pays européens. Beaucoup ont leur siège social (headquarter) à Londres. Plusieurs milliers de travailleurs français travaillent ainsi dans la pharmacie en Angleterre avec un contrat de travail local. Avec le Brexit, ceux-ci n'ont aucune visibilité sur leur statut, leurs conditions de résidence ou leur situation juridique à venir. Nous avons déjà commencé à rapatrier certains expatriés en transformant leur contrat de travail en contrat de droit français, mais ce n'est pas satisfaisant car il est paradoxal d'avoir un contrat français pour travailler en Angleterre. Le LEEM a donc demandé à son homologue britannique de recenser le nombre d'entreprises et la main d'oeuvre impactés. Nous souhaitons aussi une clarification des règles d'employabilité des ressortissants français sur le territoire britannique. Il appartient au gouvernement britannique de clarifier la situation faute de quoi certains sièges sociaux risquent de migrer du Royaume-Uni vers la France et surtout l'Allemagne ou les Pays-Bas.
Le Brexit risque aussi de fragiliser l'approvisionnement des produits. Une fois produits, les médicaments doivent être « libérés », c'est-à-dire qu'ils doivent obtenir un certificat de validité. Si l'Angleterre quitte l'Union européenne, les libérations de lots réalisés outre-Manche ne seront plus reconnues en Europe. Il faudra donc relocaliser les lieux de contrôle sur le continent. Cette démarche est longue (18 à 24 mois) et coûteuse. Ces délais peuvent provoquer une rupture d'approvisionnement, notamment pour les produits fabriqués au Royaume-Uni. Nous proposons donc une convergence réglementaire par le biais d'accords de reconnaissance mutuelle entre la France et le Royaume-Uni, comme il en existe déjà avec le Canada ou la Suisse.
Le Brexit bouleverse également le cadre réglementaire existant pour les Autorisations de mise sur le marché (AMM). Les AMM sont délivrées en Europe par l'Agence européenne des médicaments (EMA en anglais) qui migrera à Amsterdam. Une AMM n'est valable en Europe que si son titulaire est juridiquement localisé en Europe. Le retrait du Royaume-Uni oblige donc les entreprises, dont les titulaires des Autorisations de mise sur le marché (AMM) sont localisés au Royaume- Uni, à modifier leurs AMM pour les rapatrier vers une entité localisée en Europe. Là encore c'est une procédure longue et coûteuse. C'est pourquoi les entreprises souhaitent une période transitoire au-delà de mars 2019 pendant lesquelles les AMM en cours resteraient valides à titre temporaire, le temps de procéder aux nouvelles certifications et de transférer les entités en Europe.
Le Brexit menace aussi les essais cliniques en cours menés au sein de l'Union européenne et du Royaume-Uni. Les essais cliniques sont internationaux, réalisés dans plusieurs pays à la fois, à l'instigation d'un promoteur unique, selon un même protocole. Avec le Brexit, les protocoles des essais menés par des promoteurs de droit anglais ne seront plus automatiquement reconnus par les autres États membres de l'Union européenne. Cela crée un vide juridique pour les essais en cours. Il faudra donc que les promoteurs deviennent des entités juridiques de droit européen. En attendant, le LEEM est favorable à une période de transition pour garantir la reconnaissance des essais débutés avant le Brexit, avec un promoteur britannique.
Ainsi la plupart des problèmes soulevés par le Brexit concernent les procédures de reconnaissance mutuelle. En nous inspirant des accords avec la Suisse, il importe de préparer en amont des accords de transition et des accords de reconnaissance mutuelle. Des accords bilatéraux seront aussi nécessaires. Nous souhaitons continuer à travailler avec le Royaume-Uni pour assurer la continuité des activités de recherche et de développement, de production et de commercialisation, dans l'intérêt des patients. Vu la complexité des sujets, nous plaidons pour la mise en place d'un comité de dialogue et de suivi multipartite entre les industriels et les pouvoirs publics français et britanniques.
Mme Maria Ianculescu, directrice des affaires internationales du Comité des constructeurs français d'automobiles (CCFA). - Le Comité des constructeurs français d'automobiles (CCFA) est composé en 2018 de trois adhérents : le Groupe Renault, le Groupe PSA et Renault Trucks. Le marché automobile britannique représente 18,5 % du marché européen, avec 2,7 millions de véhicules vendus chaque année (contre 2,1 millions en France). Il représente 7% des ventes mondiales des constructeurs français et 15% de leurs ventes européennes. C'est un marché très rémunérateur, orienté vers le moyen et le haut-de-gamme. À titre d'exemple, BMW y réalise 10 % de ses ventes. C'est aussi un marché solide qui avait bien résisté à la crise, même si la situation se dégrade depuis un an en raison des incertitudes liées au Brexit. La part de marché de Renault et PSA oscille entre 15 et 20 %. La part de marché de PSA va s'accroître avec le rachat d'Opel-Vauxhall, Vauxhall étant un groupe britannique. Surtout leur part de marché s'établit à 23 % pour les véhicules utilitaires légers, véhicules qui surtout sont fabriqués en France avant d'être exportés. Globalement nos exportations automobiles s'élèvent à un milliard d'euros chaque année pour les véhicules, et à deux milliards pour les pièces détachées et les moteurs. Le solde commercial est positif pour la France avec le Royaume-Uni. Ce pays est aussi un lieu de production important pour PSA qui y possède deux usines via Vauxhall-Opel.
La filière automobile française est donc inquiète. Nous identifions cinq risques. Le premier est le risque logistique. Aujourd'hui 1 000 camions chargés de composants automobiles franchissent chaque jour la frontière à Douvres sans difficulté. Il suffirait que le temps des formalités douanières à la frontière augmente de deux minutes pour chaque camion pour déclencher un embouteillage de 27 kilomètres à Douvres !
Le deuxième risque concerne les tarifs douaniers. Dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), en l'absence d'accord de libre-échange, le Royaume-Uni pourrait instaurer des tarifs douaniers de 10 % sur les voitures, de 22 % sur les véhicules industriels, de 4,5 % sur les composants, de 2,7 % sur les moteurs. Cela pénaliserait évidemment les échanges dans les deux sens. Le Royaume-Uni est toutefois très dépendant de l'Union européenne qui représente 80 % de ses exportations automobiles. De plus, seuls 40 à 45 % des composants des véhicules fabriqués au Royaume-Uni sont d'origine locale. Aucune des deux parties n'a donc intérêt à une hausse des droits de douane. En cas de nouvel accord de libre-échange, se poserait aussi la question des règles d'origine qui permettent aux produits incorporant un certain nombre de composants fabriqués localement de bénéficier d'un tarif douanier préférentiel. En général ce niveau est fixé à plus de 50 %, ce qui pose un problème au Royaume-Uni car la proportion de composants produits localement y est très inférieure. Cela pose aussi un problème pour les véhicules électriques que nous exportons car les batteries sont souvent fabriquées dans des pays tiers à l'Europe.
Un autre risque concerne les barrières non tarifaires, d'ordre réglementaire. Actuellement l'homologation d'un véhicule réalisée dans un État-membre est valable dans toute l'Union européenne. Le pays d'homologation peut être différent du pays de production. Avec le Brexit, les homologations risquent de ne plus être reconnues de part et d'autre de la Manche. Il est a priori dans l'intérêt des deux parties de prévoir un régime de reconnaissance mutuelle, faute de quoi ce système imbriqué ne fonctionnerait plus.
Le quatrième risque est le risque financier. Les constructeurs ont des filiales financières de crédit liées à leur activité. Elles travaillent dans toute l'Europe grâce au passeport financier européen. Si ce système de reconnaissance mutuelle disparaît, les filiales installées au Royaume-Uni devront se transformer en banques britanniques, avec des procédures longues et coûteuses.
Le dernier risque concerne la mobilité des travailleurs. Ce risque existe, même s'il est plus limité. Il concerne surtout quelques centaines d'ingénieurs ou de membres d'équipes de direction.
En conclusion nous souhaitons donc éviter l'instauration de droits de douanes comme de barrières non tarifaires. Les procédures douanières doivent rester simples et rapides. Toute modification par rapport à l'existant aura un coût. Nous appelons donc les uns et les autres à la prudence.
Arnaud de Bresson, délégué général de Paris Europlace. - La place financière de Paris a regretté le Brexit, même si celui-ci ouvre des opportunités de relocalisation potentiellement favorables à Paris, car l'enjeu européen nous apparaissait plus important. L'industrie financière représente entre 1 et 1,2 million d'emplois en France, 4,5 % du PIB. En Ile-de-France, elle représente 6,5 % des emplois et 12 % du PIB de la région. Le rôle de la finance est avant tout d'assurer le financement des entreprises. C'est pourquoi Paris Europlace, à la différence de la City qui a longtemps fonctionné comme un club de banquiers, a pris le soin de placer les entreprises au coeur de son dispositif dès l'origine. Elle est présidée par Gérard Mestrallet, président d'Engie. Développer notre industrie financière constitue aussi un enjeu de souveraineté économique, permettant de réorienter l'épargne vers nos entreprises et de garantir le contrôle de nos centres de décision économique.
Le Brexit représente un défi majeur pour la finance. Il entretient un climat d'incertitude politique et économique très fort au Royaume-Uni. Avant même le référendum, la division politique était telle que les entreprises financières devaient commencer à se poser la question d'une éventuelle relocalisation sur le continent. Très tôt, la place de Paris s'est mobilisée en lien avec Christian Noyer pour mener une mission de réflexion et nouer des contacts avec les établissements financiers. Aujourd'hui, l'incertitude se prolongeant, il se pourrait que le mouvement de relocalisation des activités des banques s'accélère à la rentrée. Les grandes banques internationales ont préparé leurs contingency plans, conformément aux exigences des autorités de régulation.
Le Brexit confronte le secteur de la finance à quatre enjeux majeurs. S'agissant d'abord des passeports des entreprises financières installées à Londres, je puis vous indiquer, avec une quasi-certitude puisque les négociations l'ont confirmé, que le Brexit entraînera leur perte. Les banques, les sociétés de gestion et les assurances devront, en conséquence, s'implanter sur le territoire de l'Union européenne pour accompagner leurs clients européens. Concernant ensuite la période de transition, en faveur de laquelle nous avions plaidé, elle est désormais acquise. Nous l'aurions certes préférée plus limitée que les vingt-et-un mois fixés, mais l'hypothèse retenue demeure raisonnable. Tout prolongement de l'incertitude apparaît, en effet, bien souvent source de difficultés. Le Brexit sera effectif à la fin de l'année 2020. Quant au débat opposant la reconnaissance mutuelle à l'équivalence, rappelons que les Britanniques étaient favorables à une reconnaissance réciproque de la régulation. Or, il ne fait guère de doute que la régulation britannique risque de diverger des standards européens au lendemain du Brexit si le Royaume-Uni était tenté d'instaurer un système plus souple. L'Union européenne devra veiller à ne pas se comporter en château fort et le Royaume-Uni à respecter le level playing field, c'est-à-dire les mêmes conditions réglementaires et fiscales. Michel Barnier, dont nous partageons l'analyse, s'est déclaré favorable au régime plus contraignant de l'équivalence, qui repose sur une reconnaissance établissement par établissement et peut faire chaque année l'objet d'un nouvel examen. Le Royaume-Uni a, de fait, accepté cette exigence. Mais il essayera fort probablement de négocier les termes de l'équivalence pour en assouplir les conditions. L'Union européenne devra se montrer alors vigilante pour que ne s'installent pas les conditions d'une distorsion de concurrence. Enfin, en matière de délégation de gestion, qui concerne la gestion d'actifs et l'assurance, le risque existe que des entreprises installées à Londres mettent en place, sur le continent, des boîtes aux lettres vides de contenu et d'emploi. Là encore, la vigilance devra être de mise pour éviter toute distorsion de concurrence au détriment des entreprises européennes, d'autant que l'European securities and markets authority (ESMA) semble, sous la pression des banques et des sociétés de gestion, assouplir quelque peu sa position. Les préoccupations des entreprises financières ne diffèrent donc guère de celles des entreprises du médicament dont Patrick Errard s'est fait l'écho.
Pour ce qui concerne les perspectives de relocalisation d'entreprises et d'emplois sur le continent européen, l'évolution n'en est qu'à ses prémices. Toutefois, grâce aux réformes engagées par Emmanuel Macron, la France fait désormais figure de place de choix. Les dernières annonces de relocalisation, et même si le phénomène demeure encore modeste, la voient ainsi préférée à Francfort. Parmi les 10 000 emplois quittant la City dans les mois à venir, près de 4 000 seraient installés à Paris : 1 000 salariés pour HSBC, 400 traders de Bank of America, qui a investi dans un immeuble pouvant accueillir un millier de salariés rue La Boétie, 250 personnes employées par JP Morgan et 1 000 par les quatre principales banques françaises, sans compter les salariés des sociétés de gestion d'actifs, d'assurance et de private equity. Le mouvement de relocalisation devrait ensuite s'accélérer : nos prévisions, établies en collaboration avec le cabinet Ernst & Young, s'établissement entre 30 000 et 70 000 emplois, tandis que certaines études annoncent 250 000 retours d'emplois sur le continent. Toutefois, pour que la place de Paris bénéficie pleinement du Brexit, il convient de poursuivre les réformes au bénéfice d'une amélioration de notre attractivité. À titre d'illustration, sans évolution favorable du droit du travail et de la fiscalité, les headquarters continueront à s'établir en Allemagne et aux Pays-Bas, où les charges sociales demeurent bien inférieures. La réforme annoncée de l'épargne longue et de la retraite devraient être favorables à la compétitivité de la France. Quoi qu'il en soit, il m'apparaît bénéfique que les entreprises de la City soient obligées, en raison du Brexit, de répartir leurs emplois de façon plus équilibrée sur le territoire européen, même si Londres restera une place privilégiée de la finance.
M. Jean Bizet, président. - Je vous remercie pour vos analyses aussi complètes que synthétiques.
M. Ladislas Poniatowski. - Avez-vous fait évaluer, pour ce qui concerne l'industrie automobile et celle du médicament, les conséquences du Brexit sur le consommateur britannique, notamment s'agissant du prix d'achat des produits concernés ? Un recul des ventes est-il à craindre pour les entreprises que vous représentez ?
M. Olivier Cadic. - Je suis moi-même entrepreneur au Royaume-Uni, destination que j'ai choisie pour les raisons juridiques, fiscales et sociales que vous avez évoquées. Combien de Français disposent, au Royaume-Uni, d'un contrat de travail de droit français ? De fait, il ne me semble guère évident d'assurer le transfert de milliers de contrats à l'occasion d'une relocalisation. Disposez-vous de données en la matière ? Par ailleurs, je puis témoigner de la complexité à faire homologuer outre-Manche un véhicule produit en France, où s'épanouit un certain protectionnisme. Pensez au volant... Le Brexit ne va-t-il pas empirer la situation ? Quelle est la réaction des constructeurs automobiles japonais ? Enfin, si la question irlandaise ne se règle pas, il faudra alors envisager un hard Brexit. Vous y préparez-vous ?
M. Richard Yung. - Nous entendons les difficultés propres aux secteurs de l'automobile et du médicament et les raisons qui poussent certains à promouvoir un tarif douanier nul après le Brexit. Il convient toutefois de rappeler qu'il ne s'agit nullement - et nous y tenons - d'une négociation bilatérale entre la France et le Royaume-Uni mais d'une position défendue par l'Union européenne. J'ai cru, par ailleurs, comprendre que les licences des banques françaises au Royaume-Uni pourraient être remises en cause. Qu'en est-il exactement ? Enfin, s'agissant des chambres de compensation, il me semble que l'Union européenne souhaiterait les voir localisées sur son territoire. Or, 80 % des actes de compensation sont réalisés à Londres. Comment alors contrôler des organismes financiers, qui utiliseraient l'euro hors du territoire européen ? En cas de revers, elles pourraient se retourner vers Bruxelles...
M. Jean Bizet, président. - Compte tenu de la proportion élevée de voitures allemandes dans le parc automobile britannique, l'Allemagne ne sera-t-elle pas tentée de faire cavalier seul en matière de droits de douane ? Sans être favorable à l'hypothèse d'un hard Brexit évoquée par notre collègue Olivier Cadic, il me semble indispensable que le Royaume-Uni ne se voit pas appliquer, à sa sortie du marché unique, un régime identique à celui dont il bénéficiait précédemment. Une trop grande mansuétude de l'Union européenne à l'égard du Royaume-Uni pourrait inciter d'autres États membres, notamment ceux auxquels est reprochée une application incertaine de l'État de droit, à négocier également une sortie favorable... Pour que perdure l'esprit de l'OMC, il convient, à mon sens, de conserver des droits de douane pour tout pays extérieur à l'Union européenne.
M. Patrick Errard. - Chaque année, trente-sept millions de boîtes de médicaments entrent en Grande-Bretagne en provenance d'autres États membres de l'Union européenne. Toutefois, dans la mesure où, à la faveur d'une taxation favorable instaurée dans les années 1990, de nombreuses usines de production sont installées sur le sol britannique et irlandais, un nombre supérieur de boîtes de médicaments quitte le Royaume-Uni pour l'un des vingt-sept États membres. Pour le consommateur britannique comme pour les entreprises du médicament, le Brexit n'aura guère de conséquences puisque le prix des médicaments est régulé par les États. Existe en revanche un risque de rupture d'approvisionnement, en raison notamment des difficultés créées par l'instauration d'un droit de douane. La menace sanitaire est réelle : n'aggravons pas la situation !
Mme Maria Ianculescu. - Plusieurs études ont évalué le coût du Brexit pour les consommateurs britanniques en fonction de ses conséquences sur les prix des produits en provenance du Royaume-Uni ou des autres pays de l'Union européenne. Pour les véhicules automobiles, l'augmentation tarifaire a été évaluée, compte tenu des taxes douanières, des variations de la livre sterling et des surcoûts réglementaires, entre 3 000 et 4 000 euros. Avec un enchérissement douanier de 10 % seulement, les constructeurs européens sortiront du marché britannique et réciproquement. L'établissement d'un taux de douane nul après le Brexit serait donc favorable aux deux parties, d'autant que l'homologation des véhicules continentaux, déjà complexe et coûteuse comme le mentionnait M. Cadic, devrait le devenir davantage, quand bien même était conclu le meilleur accord commercial possible. Les constructeurs japonais, Nissan, Honda et Toyota en tête, sont très présents au Royaume-Uni, où ils disposent d'usines plus ou moins compétitives. Dans le cadre de l'accord de libre-échange conclu avec l'Union européenne après le référendum sur le Brexit qui l'inquiétait grandement, le Japon a négocié une transition de sept ans avant extinction des droits de douanes, ce qui représente pour lui une avancée remarquable. Quant à l'hypothèse d'un hard Brexit, qui reviendrait à conférer au Royaume-Uni un statut OMC, elle serait catastrophique pour l'industrie automobile, même si elle est évoquée dans les contingency plans. La période de transition est, en ce sens, indispensable, bien qu'elle n'en soit pas véritablement une : nous l'avions initialement imaginée brève, le temps pour les entreprises de s'adapter, mais, dans la mesure où les négociations ne débuteront au mieux qu'au mois de mars 2019, elle devra durer jusqu'à l'entrée en vigueur de l'accord de libre-échange qui liera le Royaume-Uni et l'Union européenne. Lorsque l'on sait que, dans le meilleur des cas, ce type de négociations durent a minima cinq ans et que les sujets afférents à l'Irlande et à l'Ecosse sont bien loin d'être réglés, il est fort à craindre que la période transitoire soit prolongée. Certes, monsieur Yung, les négociations entre l'Union européenne et le Royaume-Uni sont du ressort de Bruxelles, mais nous espérons que la France porte au Conseil nos préoccupations. Enfin, monsieur Bizet, si l'Allemagne peut faire cavalier seul sur certains dossiers commerciaux, tel n'est pas le cas du Brexit : nous partageons avec les constructeurs allemands les mêmes intérêts et le souhait de voir s'établir des droits de douane nuls. Je comprends votre souci d'un Brexit qui ne soit pas trop indolore, afin de décourager d'autres États membres de suivre une voie similaire, mais la moindre mesure en ce sens a un coût, toujours élevé, qu'il convient d'évaluer.
M. Patrick Errard. - En évoquant les négociations bilatérales, je pensais évidemment, monsieur Yung, à celles entre le Royaume-Uni et l'Union européenne.
M. Arnaud de Bresson. - Je n'ai jamais entendu parler de difficultés que rencontreraient les banques françaises pour conserver leur licence, mais je le vérifierai afin, monsieur Yung, de vous répondre précisément. Il est toutefois exact que, par crainte des autorités de régulation britanniques, les entreprises étrangères demeurent prudentes dans leur communication, notamment s'agissant de leurs plans de relocalisation. La relocalisation des chambres de compensation sur le territoire de l'Union européenne représente effectivement un enjeu pour la France, d'autant que, lors de récentes crises, la City a trop souvent eu tendance à favoriser ses intérêts par rapport à ceux de l'euro.
M. Jean Bizet, président. - Nous regrettons tous le Brexit mais, soyons honnêtes, les relations n'étaient guère simples avec la Grande-Bretagne depuis son entrée dans l'Union européenne en 1973. Dans vos secteurs économiques, le Brexit est-il considéré comme une fragilité tendancielle de l'Europe ou comme l'opportunité d'un renouveau ?
M. Arnaud de Bresson. - Comme je vous l'indiquais précédemment, le rééquilibrage des places financières en Europe, à l'issue du Brexit, nous apparaît positif en termes d'emploi, de souveraineté et d'accès des entreprises au financement. N'oublions pas, en outre, que la France et la Grande-Bretagne s'opposaient fréquemment lors des négociations au sein du Conseil. Nous oeuvrons désormais à la relance de l'union des marchés de capitaux, pour le rendre plus compétitif et ouvert. Lors d'une récente rencontre à Evian, les chefs d'entreprise français et allemands ont d'ailleurs fait état de leur souhait de voir accélérer la mise en oeuvre d'un marché des capitaux européen pour diversifier les sources et les canaux de financement des entreprises.
M. Jean Bizet, président. - L'excellence de l'expertise financière de la City est-elle, selon vous, réelle ou exagérée par rapport à celle de Paris ?
M. Arnaud de Bresson. - Elle est bien réelle mais repose en grande partie sur la main d'oeuvre française...
M. Jean Bizet, président. - J'attendais cette réponse !
M. Patrick Errard. - En matière d'expertise scientifique, le Brexit ne modifiera guère les positions française et britannique. Certains ont évoqué ici le vent d'espoir qui soufflerait sur l'économie française depuis l'élection d'Emmanuel Macron. Mais les industries du médicament attendent encore un geste ! Le conseil stratégique des industries de santé (CSIS) va proposer, en juillet prochain, des mesures en faveur de la compétitivité de la France, afin d'attirer la recherche, les investissements et les outils de production sur le territoire national. En matière de localisation, les entreprises recherchent l'attractivité et la compétitivité. Or, ces deux éléments sont encore insuffisants en France, d'autant que nulle réforme n'a été annoncée s'agissant de notre désormais daté système de soins. Prenons garde à « l'effet Macron » : il faut maintenant des résultats tangibles !
M. Ladislas Poniatowski. - Vos doléances ne sont pas propres au Brexit...
Mme Maria Ianculescu. - Il n'existe, monsieur Bizet, aucun effet d'aubaine dans le Brexit pour l'industrie automobile. C'est d'ailleurs avec tristesse et déception que nous avons observé que les ouvriers de nos usines en Grande-Bretagne avaient également voté en faveur du Brexit. Comme les entreprises du médicament, notre conseil stratégique de filière travaille sur l'amélioration de l'attractivité et de la compétitivité de la France.
M. Olivier Cadic. - Mon rapport d'information relatif à l'accompagnement du cycle de vie des entreprises, établi au nom de la délégation sénatoriale aux entreprises, propose justement une trentaine de mesures en ce sens. J'ai moi-même choisi de m'installer en Grande-Bretagne pour entreprendre en raison de l'attractivité du pays. Au-delà des discours, le Gouvernement doit désormais agir concrètement pour améliorer la compétitivité de la France. Prenons garde également à ne pas saborder nos entreprises par un Brexit trop sévère ! Pensez que le Royaume-Uni représente le principal excédent commercial de la France depuis dix ans, notamment pour le secteur agro-alimentaire ! Or, deux minutes d'attente à la douane créé, nous dit-on, vingt-sept kilomètres d'embouteillages : l'ensemble du trafic de marchandises souffrira donc de l'instauration d'un passage douanier à Douvres et les supermarchés britanniques pourraient rencontrer des difficultés d'approvisionnement. Quelle folie !
M. Jean Bizet, président. - Merci à tous pour ce débat d'un grand intérêt.
La réunion est close à 18 h 30.