- Mercredi 24 janvier 2018
- Corée du Nord - Audition de Mme Juliette Morillot, spécialiste de la Corée du Nord, et M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique
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- « La relation franco-allemande face aux défis de l'Union européenne » - Audition de MM. Nikolaus Meyer-Landrut, ambassadeur d'Allemagne, Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman et Guntram Wolff, directeur de l'Institut Bruegel
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Mercredi 24 janvier 2018
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Corée du Nord - Audition de Mme Juliette Morillot, spécialiste de la Corée du Nord, et M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique
M. Christian Cambon, président. - Nous faisons ce matin le point sur la situation en Corée du Nord et j'ai le plaisir d'accueillir Madame Juliette Morillot. Vous êtes chercheuse, auteur d'ouvrages de référence sur la Corée du Nord, sur ses camps, ses dirigeants et son régime, ainsi que Monsieur Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique. Je vous remercie de vous être rendus disponibles pour cette audition.
La dégradation de la situation stratégique dans ce pays a été très rapide ces derniers mois. Le 29 novembre 2017 a eu lieu le dernier tir en date d'un missile balistique intercontinental de la Corée du Nord, mettant, selon la rhétorique du pays, la « totalité du continent américain » à sa portée, pas de plus vers un statut « d'État nucléaire ». Depuis septembre 2017, la Corée du Nord a procédé à plusieurs essais nucléaires et tirs de missile balistique, d'une puissance très conséquente, confirmant ainsi l'accélération du développement quantitatif et qualitatif de son arsenal.
Sommes-nous face à une nouvelle puissance nucléaire à part entière ? Quelle crédibilité accorder aux déclarations du dictateur Kim Jong-Un ? Comment ce pays parvient-il à progresser aussi rapidement dans le domaine nucléaire? Quels États jouent ou ont joué un jeu dangereux ?
Les résolutions successives au Conseil de Sécurité sont venues durcir des sanctions qui frappent désormais plus de 90 % des exportations et une cinquantaine de personnes ou entités. Pourtant, au-delà d'une unanimité de façade, la Chine et la Russie, en défendant le « double gel », à la fois du programme nucléaire nord-coréen et des exercices militaires entre les États-Unis et la Corée du Sud, visent en fait à affaiblir la présence américaine dans la région. Vous pourrez peut-être nous expliquer quel jeu joue la Chine qui n'a pu retenir son allié coréen et qui souhaite éviter son effondrement ?
L'équilibre régional paraît très fragile. Le Japon, Hawaï sont directement concernés par les menaces nord-coréennes. L'Europe, les intérêts stratégiques français ne sont plus hors de portée. La dissuasion élargie américaine est directement défiée. Une guerre nucléaire par accident peut-elle se déclencher dans la péninsule coréenne ? Les déclarations de M. Trump sur « rocket man » et la polémique sur la capacité des généraux américains à désobéir à un ordre de feu nucléaire fragilisent globalement l'équilibre de la dissuasion.
Vous nous direz aussi s'il faut voir dans la récente reprise du dialogue intercoréen les effets des sanctions ou le début d'une nouvelle période ? L'annonce en ce début d'année de la reprise des réunions intercoréennes, et de la participation de la Corée du Nord aux prochains jeux olympiques de PyeongChang est évidemment un signe positif. Mais la question se pose : jusqu'où peut aller ce dialogue ?
Enfin, la question que nous nous posons tous : que peut faire notre diplomatie pour conforter le dialogue tout en renforçant le traité de non-prolifération, qui est la pierre angulaire des équilibres géostratégiques actuels ?
Mme Juliette Morillot. - Je suis ravie d'être auditionnée par votre commission. Dix minutes d'intervention liminaire pour parler de la Corée du Nord, c'est toutefois très court car, après des années de travail, je mesure la méconnaissance de ce pays et de sa singularité en Extrême-Orient.
Je vais vous présenter l'idéologie nord-coréenne, qui n'a rien de stalinienne. Cela permettra d'offrir des clés de lecture pour comprendre ce qu'il s'y passe. L'idéologie nord-coréenne, empreinte de nationalisme, s'appelle le Juche ; ce mot a été employé pour la première fois en 1948 par Kim Il-sung, le fondateur de la Corée du Nord et grand-père de l'actuel dirigeant. En coréen, Ju signifie soi-même ou l'homme, au sens de celui qui agit, et Che désigne le corps. Le Juche renvoie donc à la notion d'indépendance, c'est-à-dire à l'idée selon laquelle chaque individu est capable de faire les choses par lui-même. Ce mot a été utilisé dès la fin du XIXème siècle par des philosophes coréens qui mettaient en lumière ce que la Corée du Nord met en avant aujourd'hui, à savoir l'indépendance.
Je persiste à penser qu'il ne faut pas dissocier la Corée du Nord de la Corée du Sud puisque leur histoire était commune jusqu'en 1945, et qu'il s'agit d'un seul et même peuple : une sorte d'« hydre à deux têtes », qui a produit d'un côté le miracle économique et une haute technologie, illustrée par les portables Samsung et de l'autre, une société communiste produisant des missiles balistiques et des têtes nucléaires. Les deux sont les produits de sociétés disciplinées et structurées par le confucianisme, dans lesquelles le « nous » collectif est plus important que le « je », tenant les sciences et les technologies en haute estime, mais aussi où le militaire reste très important. Au coeur de ces deux sociétés un processus qui trouve son origine dans une volonté d'indépendance due à une histoire de Corée que l'on pourrait résumer à travers le proverbe traditionnel : « Quand les baleines se battent, les crevettes ont le dos rompu ». Les baleines y désignent les grandes puissances, et la Corée est représentée par les crevettes. Au cours de l'histoire de la péninsule coréenne, il n'y pas eu de siècle sans invasion de la Corée. Les Coréens se sont donc construits en opposition à cela, puisqu'ils n'ont jamais été maîtres de leur destin. On le voit d'ailleurs dans la partition du pays avec au Sud les États-Unis, et au Nord l'URSS puis la Chine.
Jucheseong en langue courante signifie « indépendant ». On peut l'employer pour parler de quelqu'un qui n'en fait qu'à sa tête. Cette idéologie n'a rien à voir avec le communisme, qui lui-même représente en Corée du Nord un idéal à atteindre et non une réalité. Elle repose sur trois piliers qui permettent d'expliquer la situation actuelle.
Le premier pilier est le Jarip qui représente l'indépendance économique. La Corée du Nord est aujourd'hui loin de l'autosuffisance sur le plan économique, puisqu'elle a encore besoin de financements, notamment, chinois. Elle dispose par ailleurs de multiples sources de financements qui échappent aux sanctions et alimentent les caisses de l'État. Contrairement aux idées reçues, son économie n'est plus exsangue ; je me rends régulièrement en Corée du Nord, et même si j'y constate dans les campagnes une certaine pauvreté, ces dernières ne sont pas miséreuses, et il n'y a pas de famine. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles Kim Jong-un est particulièrement apprécié de son peuple car, contrairement à son père Kim Jong-il, dont le nom est associé dans l'esprit des Nord-Coréens à une époque dure, celle de la Grande famine des années 1990, il a changé le quotidien de la population qui, par conséquent, le soutient. (nourriture, vêtements, médicaments, loisirs).
Le changement de cette économie est paradoxalement né de la grande famine de la fin des années 90 que l'on a appelée « la marche ardue », et qui s'est produite au lendemain de la chute de l'URSS et du bloc de l'Est. Coupée de tout approvisionnement énergétique, la Corée du Nord a alors été notamment obligée de déboiser, puis a connu plusieurs catastrophes climatiques (inondations, sécheresses) qui ont engendré cette famine et un exode massif vers la Chine puis éventuellement vers la Corée du Sud. Dans un premier temps il s'agissait de chercher de quoi se nourrir. De cette famine est né le début d'abondance que le pays connaît aujourd'hui et la libéralisation de l'économie qui est en train de se créer. Au lendemain de l'effondrement du bloc de l'Est, alors que l'économie était au plus bas, les femmes ont pris le destin du pays en main et ont commencé leur exode vers la Chine, quitte à s'y prostituer, pour apporter de l'argent, des denrées et des médicaments en Corée du Nord. Le gouvernement a eu l'intelligence d'ouvrir la frontière par intermittence, de manière à éviter une implosion et un profond mécontentement de la population. Ces femmes ont créé des marchés à travers le pays, ont appris à négocier et à échanger des devises dans un pays où toutes les transactions se font aujourd'hui en yuans, en dollars, en euros et, plus marginalement, en wons. Ces nouveaux marchés ont donné lieu à une nouvelle forme d'économie libre, au sein de laquelle l'idée de « travailler plus pour gagner plus » a fait son chemin. À titre d'exemple, les chauffeurs de taxi peuvent, une fois la redevance versée à l'État, travailler autant qu'ils le souhaitent et ainsi augmenter leurs revenus. Cette nouvelle couche de la société appelée les donju, littéralement, « maîtres de l'argent », qui ont changé le visage de la Corée du Nord, voyagent en Asie du Sud-Est et en Afrique et ce, malgré les sanctions, en lien avec la Chine. Ce changement a été rendu possible par les réformes initiées par Kim Jong-il à compter de 2002, date à laquelle il s'est rendu dans la province du Guangdong - berceau du nouvel essor économique pour les Chinois -, et parachevées par Kim Jong-un. Une mutation sociale est donc en train de s'opérer en Corée du Nord, où l'argent devient beaucoup plus important que l'idéologie.
Le deuxième pilier du Juche est le Jawi, c'est-à-dire l'indépendance militaire. Pour les Nord-Coréens, il n'est pas question d'être, comme leurs voisins du Sud, dépendants d'une autre puissance militaire, en l'occurrence les États-Unis, ni de faire appel à l'armée chinoise comme ce fut le cas pendant la guerre de Corée. En Corée du Sud, en période de tension, ce sont les Américains qui prennent le contrôle des troupes conjointes (OPCON). Les Nord-Coréens veulent se défendre eux-mêmes car ils se sentent menacés par les États-Unis depuis la guerre de Corée, durant laquelle par deux fois ils ont été menacés par les Etats-Unis de l'arme nucléaire. C'est pourquoi ils ont développé cette arme avec l'aide des Soviétiques, des Chinois puis des Pakistanais.
Le dernier pilier c'est le Jaju qui désigne l'indépendance diplomatique. La Corée du Nord ne veut plus être « la crevette aux mains des baleines », mais être en mesure de dialoguer d'égale à égale avec Washington. Le pays souhaite également un dialogue bilatéral avec Séoul, dont les États-Unis seraient exclus, afin de conclure un traité de paix sur la péninsule. Ce dialogue a actuellement lieu, à une toute petite échelle, dans le cadre des Jeux Olympiques.
Par conséquent, et en se référant à l'histoire, on comprend que pour obtenir le Juche il faut une indépendance diplomatique - le Jaju - qui, aux yeux des Nord-Coréens, n'est garantie qu'en se dotant de l'arme atomique - c'est le Jawi -, que seule une économie autonome peut rendre possible - c'est le Jarip. Toutes les actions de la Corée du Nord et les déclarations de son dirigeant se basent sur ces trois points et constituent une grille de lecture pour comprendre la situation dans ce pays.
Je laisse à présent la parole à Bruno Tertrais qui va expliquer le Jawi plus en détail.
M. Bruno Tertrais - C'est toujours un plaisir de venir parler de questions stratégiques devant vous. Je suis reconnaissant à Juliette Morillot d'avoir démonté cette idée absurde selon laquelle le régime nord-coréen serait un régime stalinien, alors que le stalinisme est caractérisé par un père émancipateur. C'est l'inverse.
Le régime nord-coréen se donne l'image d'une mère protectrice, les Nord-Coréens étant des enfants à protéger. Et nous n'avons pas évoqué la question des camps... J'ai une petite réserve à exprimer sur la notion de soutien de la population au régime. La liberté de conscience et la liberté de pensée ne correspondent pas aux standards d'une société moderne. Les experts ont raison de rappeler que les témoignages d'affection, lors des cérémonies officielles, sont réels. Je suis moins sûr en revanche qu'ils soient l'expression d'une liberté de pensée.
Pour revenir sur le premier point que vous avez évoqué, Monsieur le Président, la Corée du Nord est un État nucléaire. Cela fait partie intégrante de l'identité stratégique du régime. L'irréversibilité de ce programme est à peu près totale tant que ce régime durera. L'idée de dénucléarisation de la Corée du Nord est une hypothèse absurde mais reste une fiction utile. Outre qu'il s'agit d'un objectif diplomatique légitime, c'est aussi une clé pour l'unité des pays occidentaux et de leurs alliés. Pour le Japon, il est inacceptable que la dénucléarisation ne soit pas l'objectif final même à très long terme. La Corée du nord n'est plus une question de prolifération mais de dissuasion, de protection, de négociation, voire de confinement. Parler de prolifération revient à dire qu'il s'agit d'un problème régional, or c'est désormais un problème global. Il n'y a pas de retour en arrière possible.
Sur le plan technique, la Corée du Nord est en train de parvenir à disposer d'un missile intercontinental pouvant emporter de manière fiable une charge nucléaire à très longue distance. La Corée du Nord a-t-elle cette capacité ? Personne n'en a la certitude absolue mais il serait irresponsable de ne pas partir de ce postulat. Cela veut aussi dire, au moins sur le papier, que l'Europe est également concernée. Sur la rationalité du programme, je partage le point de vue de Juliette Morillot. On n'est pas dans une simple logique de négociation avec les États-Unis, le Japon etc. Il y a une rationalité classique de protection du territoire, surtout dès lors que l'idée d'une possible protection par un allié, autrefois russe ou chinois, a disparu.
Le mot « paranoïa » est souvent employé mais j'hésite à le faire car cela donne l'impression que le régime est fou, ce qui n'est pas le cas. Cette « paranoïa » est sincère, mais évitons ce terme. Le régime a internalisé l'idée d'une menace américaine contre le pays même si celle-ci n'est pas réelle et il lui semble depuis longtemps -bien avant l'époque de Georges Bush- que l'existence de ses dirigeants est menacée. L'un des objectifs possible du programme nucléaire et balistique n'en reste pas moins, comme Juliette Morillot l'a souligné, de dialoguer d'égal à égal avec les Américains.
La question se pose de savoir comment le régime nord-coréen peut utiliser cette carte stratégique pour tenter de changer le statu quo dans la péninsule à long terme. Certains experts estiment que l'unification en des termes favorables aux Nord-Coréens -je ne parle pas d'invasion- n'est pas totalement jugée fantasmatique par les dirigeants nord-coréens.
Sur les risques posés par le programme, le risque est moins celui d'une attaque délibérée - nord-coréenne ou américaine d'ailleurs - que celui d'une succession d'incidents ou d'un « accident stratégique » résultant d'une initiative du régime nord-coréen, qui sait prendre des risques et qui le fait de manière parfois extrêmement dangereuse -on l'a vu au cours de ces cinquante dernières années. Et qui serait attisée par des « maladresses de langage » du Président américain, qui sont prises très au sérieux par les dirigeants nord-coréens.
Personnellement je suis persuadé que la stratégie américaine est essentiellement celle du « bluff ». Il ne me semble pas possible que Donald Trump puisse agir seul aussi facilement car tout l'appareil militaire américain freinerait. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'un jeu dangereux de la part de la Corée du Nord et désormais des États-Unis. Je dois dire que le scénario d'un accident stratégique qui finirait en « guerre nucléaire » n'est pas probable mais n'est plus complétement improbable. Il faut donc le prendre au sérieux.
S'agissant des enjeux pour la communauté internationale, le premier enjeu est celui de la dissémination des technologies balistiques et nucléaires qui est un moyen de gagner de l'argent et la Corée du Nord en a largement usé depuis une quarantaine d'années.
Deuxième enjeu, c'est le découplage de la sécurité de l'Asie du Nord Est avec la sécurité américaine en des termes favorables à la Corée du Nord et sans doute à la Chine. Enfin, en quoi les Européens sont-ils concernés par cette dissémination ? Un certain nombre d'États d'Asie du Sud et du Moyen-Orient ont bénéficié des exportations nord-coréennes dans le passé et pas seulement dans le domaine balistique. Ainsi la coopération balistique avec l'Iran, le Pakistan, la Syrie est bien documentée.
De plus, théoriquement les Européens sont à portée des missiles nord-coréens. S'il y avait une crise majeure opposant les États-Unis et leurs alliés à la Corée du Nord et si nous prenions parti dans cette crise politiquement ou si nous nous impliquions militairement - je rappelle que l'accord d'armistice oblige la France à garantir la sécurité de la Corée du Sud - je ne doute pas que Kim Jong-Un rappellerait à la France qu'il a les moyens de frapper son territoire. Bien entendu, la dissuasion française est faite pour contrebalancer ce type de risque. Tout cela pour vous dire qu'il y a des scénarios dans lesquels la France pourrait être plus directement impliquée que l'on ne le pense généralement.
Enfin, nous sommes impliqués par notre puissance économique et financière, en tant qu'Européens. Un conflit en Asie du Nord-Est aurait des conséquences immédiates sur l'ensemble de l'économique mondiale. Si une guerre éclatait dans la péninsule, les marchés financiers perdraient immédiatement 30 % dès le début. Notre puissance économique et financière est également un atout pour adopter des sanctions contre la Corée du Nord.
M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie. Madame, je souhaiterais que vous reveniez sur la réalité des camps que vous avez décrite dans un ouvrage et qui vient en contrepoint des éléments plutôt positifs que vous nous avez présentés. De la même manière, je souhaiterais, Monsieur, que vous puissiez revenir sur ce que l'on sait véritablement de l'application des sanctions qui ont été votées, qui, pour le gaz et le pétrole, asphyxierait instantanément ce pays.
M. Robert del Picchia. - Monsieur, vous avez souligné que la catastrophe est possible. Pourtant certains spécialistes nous laissent entendre que les capacités nord-coréennes ne sont pas aussi précises que le régime veut le laisser croire. N'y aurait-il pas alors une partie de bluff de la part des Nord-Coréens, dont se sert le Président Trump. ?
Mme Morillot, quid d'une réunification possible des deux Corées ? Je me souviens que le scepticisme était de mise lorsque l'on évoquait, à une certaine époque, la réunification allemande, qui a pu avoir lieu. Une réunification des Corées ne donnerait peut-être pas tant un « monstre militaire » qu'un géant économique.
M. Yannick Vaugrenard. - Avant d'imaginer ce que notre pays pourrait faire, il me semble important de comprendre ce qui se passe dans cette région. L'origine des progrès rapides de la Corée du Nord mériterait une information complémentaire. La Corée du Nord est un pays en moins grande difficulté économique qu'il y a quelque temps, mais c'est un pays qui reste selon moi en grande difficulté démocratique. Comment expliquer que ce pays a réalisé un bon avant, lui permettant d'avoir les moyens d'une frappe nucléaire ? Par ailleurs, pourriez-vous être plus précis sur les sources de financement nord-coréen ? Enfin, quelle est la réalité des sanctions ? Sont-elles véritablement opérationnelles et effectives ou bien sont-elles d'une portée diplomatique, sans effet réel ?
M. Olivier Cadic. - Nous avons lancé, hier, le 23 janvier 2018, le groupe d'étude et de contact entre la France et la Corée du Nord au Sénat, dont j'ai l'honneur d'assurer la présidence. Suite à la visite du Président de la République à Pékin, l'idée que la France pourrait prendre l'initiative sur le dossier nord-coréen a émergé. Or la France est le seul des membres de l'Union européenne, avec l'Estonie, à ne pas avoir d'ambassade à Pyongyang. Serait-il judicieux d'y ouvrir une ambassade aujourd'hui ? Quelles autres initiatives de la France seraient susceptibles d'apaiser la situation ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je vous remercie de vos présentations, mais j'ai été un peu surprise du ton employé, car il diffère ce que l'on entend actuellement, et en particulier en Corée du Sud, où il y a une vraie paranoïa. C'est ce que j'ai relevé de mon voyage à Séoul l'année dernière et de mes échanges avec le National Intelligence Service. J'aimerais des précisions sur l'état du processus de réunification qui a été entamé en 1991 lorsque les deux Corées ont rejoint les Nations unies. Enfin, si nous n'avons pas d'ambassadeur à Pyongyang, nous y avons un représentant, comme à Taïwan, qui fait office d'ambassade.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Vous nous avez parlé du rôle des femmes dans les mutations économiques. Qu'en est-il de leur rôle politique ? Pourraient-elles lever le carcan idéologique ? Par ailleurs, le Japon a décidé d'acquérir des missiles de croisière et des avions embarqués. Faut-il y voir un tournant dans la position du Japon ?
M. Alain Cazabonne. - Vous avez seulement évoqué la menace nucléaire. En faisant le parallèle avec le déclenchement de la guerre du Vietnam qui, vous vous en souvenez, est dû à un incident provoqué, est-ce qu'il ne faut pas plutôt craindre un « accident », par exemple, un incident de frontière qui entraînerait une attaque militaire américaine, de type conventionnel ? L'arme nucléaire n'a jamais été utilisée au Vietnam, les Américains craignant une réaction chinoise, la dissuasion avait donc fonctionné sans empêcher la guerre conventionnelle.
M. Joël Guerriau. - Une question pour M. Bruno Tertrais. Vous avez évoqué l'industrie nucléaire, plus particulièrement la propension du régime à y trouver une source de revenus. Comment estimez-vous le risque de prolifération si certains États s'adressent à la Corée du Nord ?
M. Olivier Cigolotti. - Une question pour M. Bruno Tertrais également. Vous avez évoqué la probabilité ou l'improbabilité d'une frappe de la Corée du Nord sur les États voisins ou à l'international. Les essais se sont multipliés. Pensez-vous que Pyongyang maîtrise réellement les aspects balistiques nucléaires ?
M. Ladislas Poniatowski. - Lorsque vous dites que le développement nucléaire en Corée du Nord était un moyen pour le pays d'obtenir de l'argent, j'avais plutôt le sentiment qu'il s'agissait de dépenses, d'argent investi dans ce secteur au détriment d'autres secteurs nécessaires à la vie de tous les jours des Nord-Coréens.
Mme Gisèle Jourda. - Ma question porte sur la réalité de l'état de l'arsenal nucléaire nord-coréen. Existe-il un risque potentiel ou avéré de transfert de technologie, de la part des autorités, à des groupes terroristes ?
M. Jean-Marc Todeschini. - Pour un pays fermé, leurs ingénieurs ont l'air tout à fait compétents. Qui les forme ? Qui leur fournit les technologies ? La Chine et la Russie jouent-elles le jeu ?
Mme Juliette Morillot. - Je voudrais revenir sur une expression qui a pu vous étonner, l'amour de la population pour ses dirigeants. Les Nord-Coréens considèrent sincèrement leur dirigeant comme un père, qu'ils aiment. Les Nord-Coréens ne connaissent rien d'autre que la société dans laquelle ils vivent. Ils sont dans l'ignorance complète de ce qui existe à l'extérieur, comme « des grenouilles au fond d'un puits ». Même si c'est en train de changer avec l'information qui pénètre. Il s'agit de comprendre le mécanisme de la relation entre les dirigeants et la population qui est marquée par la profondeur de l'endoctrinement, depuis la naissance et pour toute la vie, à l'école, au travail, dans la famille et ceci depuis plusieurs générations. Mais aussi la quasi-impossibilité de s'en échapper, ce qui explique qu'il n'y ait pas de dissidence organisée faute de moyens de communication et faute de liberté. En outre depuis la période de famine, la vie quotidienne s'est améliorée, les réfrigérateurs se sont remplis, des magasins se sont ouverts, on trouve des produits plus nombreux et plus divers, de plus en plus sont fabriqués en Corée du Nord. Les dirigeants bénéficient d'une forme d'état de grâce. Enfin, les réactions du président américain Donald Trump n'ont fait qu'augmenter la popularité des dirigeants puisqu'elle confirme le discours de la propagande nord-coréenne sur l'agressivité et la menace américaine.
S'agissant des camps, leur nombre a diminué de façon artificielle, puisqu'ils ont été regroupés. Les conditions de vie s'y sont toutefois un peu améliorées dans la mesure où le pays est plus prospère. Il existe en Corée une gradation des peines, l'envoi en camp n'est pas systématique, mais à l'inverse quand il y a une condamnation, elle est souvent collective : elle touche la famille au sens large, y compris parfois les voisins, l'instituteur. Les camps sont organisés en village et les prisonniers travaillent. On leur confie souvent les travaux les plus risqués comme par exemple, le travail dans les mines de monazite.
La population nord-coréenne n'est guère sensible aux sanctions car elle se sent menacée et la menace est sans cesse rappelée dans la propagande, sans compter le rappel de l'histoire de la guerre de Corée au cours de laquelle les États ont menacé d'utiliser l'arme nucléaire. Cela justifie l'effort pour doter la Corée du Nord de l'arme nucléaire. Le territoire de la Corée du nord est très montagneux ce qui permet une grande protection et un camouflage aisé des installations, tout est enterré.
L'effort pour se doter de forces nucléaires est stratégique et la population adhère de fait à cet effort Elle est prête à consentir à d'immenses sacrifices pour cela. L'augmentation du niveau de vie et l'accès à la société de consommation n'est pas leur préoccupation. Tout leur développement repose sur d'immenses efforts de la population, avec des accidents du travail en nombre considérables, pensons aux centrales hydroélectriques qui se sont multipliées. Leurs technologies sont simples, parfois rudimentaires, mais solides. Tout est vétuste mais bien entretenu. Il dispose de machines-outils robustes et polyvalentes.
Dans un tel contexte, les sanctions n'ont pas d'effet car la Corée du Nord a appris à les contourner. La Chine, bien que voulant tenir sa place à l'international, ne laissera pas tomber son alliée et les Nord-Coréens n'écouteront d'ailleurs pas forcément les Chinois. Les liens intimes entre les deux pays sont un obstacle à l'application des sanctions. La préfecture autonome de Yanbian, à la frontière de la Chine et de la Corée du nord, est peuplée de Coréens dont un certain nombre ne possède que la nationalité chinoise mais ont des laissez-passer permanents nord-coréens. Peut-on interdire aux Chinois de commercer entre eux ? Non, mais c'est une façon de contourner les sanctions. La frontière du nord de la Corée du nord est particulièrement poreuse.
Le premier essai nucléaire de la Corée du nord date de 2006. Mais les sanctions vraiment pénalisantes ne remontent qu'à 2016 et n'ont pas réellement eu le temps de produire tous leurs effets. Si la Chine les appliquait, la Corée du Nord pourrait être étranglée, d'un point de vue notamment énergétique. Mais les Nord-Coréens ont aussi accumulé des réserves. La communauté internationale a laissé les choses se faire. Si Pyongyang le voulait vraiment, rien ne l'empêcherait d'attaquer Séoul, à 70 km de sa frontière, avec des armes conventionnelles, mais elle considère l'arme nucléaire comme un outil de dissuasion. Elle n'a pas l'intention d'attaquer les Etats-Unis.
D'où viennent les financements de la Corée du Nord ? Ils proviennent d'une multitude de sources, de petits ruisseaux formant une grande rivière : la Corée du nord exporte son savoir-faire dans le domaine militaire (armes, entraînement) au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie (junte birmane, Thaïlande). Elle exporte aussi son savoir-faire dans le domaine architectural avec des statues monumentales, des musées panoramiques, palais, casernes, aéroports... elle continue à le faire, dans certains cas sous le nom d'une société chinoise, afin de contourner les sanctions.
Des trafics illicites contribuent aussi aux réserves de la Corée du Nord : trafics de drogue, de diamant, d'ivoire... y compris via les diplomates nord-coréens qui doivent assurer leur propre train de vie et rapporter à l'État. Les « esclaves » à l'étranger rapportent beaucoup. Il s'agit par exemple d'ouvriers travaillant au Qatar, ou dans les scieries en Sibérie. Ne pas s'y tromper : ces postes sont très convoités en Corée du Nord. Les ouvriers à l'étranger donnent un « quotient de loyauté » à l'État nord-coréen. Pour 800 euros de salaire, par exemple, 600 euros reviennent à l'État et 200 euros à l'ouvrier. Mais il faut comprendre qu'il n'existe pas de salaire en Corée du Nord : l'État fournit tout ce qui est considéré comme nécessaire (logement, nourriture, éducation, santé) et des « frais de vie » saenghwalbi, sorte d'« argent de poche » pour le « superflu ». On ne peut pas considérer cela comme un salaire. C'est toutefois la part qui revient à chacun dans une usine ou une exploitation. Pour les ouvriers nord-coréens à l'étranger, ce « revenu » de 200 euros par mois, économisé sur plusieurs années de contrat, peut permettre d'acheter, par exemple, un pas-de-porte pour monter un restaurant. Ces ouvriers expatriés ne sont donc pas des esclaves. Ils rapportent donc de l'argent à l'État certes mais c'est le système classique des « salaires » en Corée où tout est fourni (y compris pour la famille restée au pays), tout en trouvant pour eux-mêmes un certain bénéfice.
Les sources de financement sont donc tous ces éléments mis bout-à-bout auxquels il faut ajouter la vente d'armes et la vente de savoir-faire technologique avec suivi -ceci marche très bien en Afrique et en Asie du Sud-Est. Le hacking est également une source de revenus, et la Corée du Nord est très active dans le domaine des Bitcoins. Il y a à Pyongyang une université fondée par un Américain dans laquelle on enseigne, en anglais, les bases du capitalisme. Aujourd'hui, en raison des sanctions, les enseignants américains sont rentrés chez eux. Des dirigeants de start-up européens sont récemment venus expliquer les fondements de la « cryptomonnaie ». Les Nord-Coréens ont mis en place des systèmes de blanchiment d'argent très efficaces passant par Hong Kong et par la Chine.
Pour répondre aux questions sur la formation des Nord-Coréens, historiquement l'aide est venue de Chine. Mao toutefois avait refusé son aide dans le domaine nucléaire. Ce sont les Soviétiques puis les Russes qui les ont aidés pour les missiles balistiques. La Corée du Nord a également été aidée dans la maîtrise de l'uranium par Abdul Qadeer Khan, le père de l'arme nucléaire pakistanaise. Ce serait Benazir Bhutto elle-même qui aurait rapporté dans son manteau les plans à Pyongyang.
Il faut aussi souligner que depuis des années les
Nord-Coréens étudient partout à Moscou, en Chine, en Inde,
en Birmanie. Il existe même en Inde un institut arborant sur son
site internet le drapeau des Nations unies, le drapeau de l'Inde et le
drapeau de la Corée du Nord, dédié à l'étude
des satellites d'observation de la Terre. Au Pakistan, en Inde, en
Indonésie, -pays non-aligné avec lesquels les liens sont
historiquement très forts-, en Birmanie, en Thaïlande, au Laos, au
Cambodge, mais aussi en Chine, et en Russie les Nord-Coréens sont
nombreux ; parmi eux beaucoup d'étudiants. En Chine, ils
bénéficiaient d'ailleurs de bourses des gouvernements
nord-coréen mais aussi chinois. De même à Moscou, les
étudiants nord-coréens étaient les bienvenus. Tout cela
s'est passé pendant des années, « à la
barbe » de tous. Nous connaissons aujourd'hui les effets de ce qui
s'est passé pendant des années, sans que nous n'en ayons
pleinement conscience.
Dernier point, la question des rapports avec la Corée du Sud. Le discours qui vous a été délivré par les services secrets sud-coréens est normal, ils sont dans leur rôle lorsqu'ils préviennent contre la Corée du Nord. Bien sûr la Corée du Nord est présentée comme un ennemi, mais c'est également un pays frère, dangereux, avec lequel on a appris à vivre. La population ne vit pas dans la peur de la Corée du Nord. C'est très exagéré par les médias. D'un point de vue politique il est extrêmement important de brandir la menace nord-coréenne, la précédente présidente coréenne, qui a été destituée en 20161, Park Geun-hye, ne s'en privait pas. Elle a durci les relations avec la Corée du Nord. L'actuel président, Moon Jae-in, a été élu sur la promesse d'une politique de main tendue avec Pyongyang. Le rameau d'olivier que tend provisoirement le dirigeant de la Corée du Nord a été saisi par Moon Jae-in car cela correspond donc à son programme politique dont la mise en oeuvre avait été empêchée jusqu'ici en raison des tensions entre Washington et Pyongyang.
S'agissant de la réunification, les Sud-Coréens, sur le plan économique, ont l'exemple de la réunification allemande. Il y a toute une jeune génération qui, tout en baignant dans un sentiment romantique de réunification idéalisée, n'envisage pas de façon pratique qu'elle ait lieu pour l'instant. Au nord, il existe le projet d'une fédération regroupant les deux régimes permettant ensuite aux deux peuples de s'autodéterminer. Je crois qu'eux-mêmes n'y croient pas.
Quant aux autres pays, le Japon voit dans la Corée du Nord une justification utile à sa remilitarisation, il n'est pas favorable à la constitution d'un bloc réunifié à ses portes dans lequel le sentiment anti nippon prospèrerait, incluant d'ailleurs la Chine. La Chine a besoin d'un État tampon à ses portes, elle ne veut pas de troupes américaines sur ses frontières et dans cette perspective l'existence de la Corée du Nord est bien utile. Pour leur part, les États-Unis, face à l'avancée de la Chine, tant sur le plan économique que militaire, ainsi en mer de Chine du Sud, ont trouvé une justification à leur présence dans leur région grâce à la Corée du Nord diabolisée. La contradiction de ces agendas internes divergents de la communauté internationale a permis à la Corée du Nord de tirer les ficelles de la diplomatie à son avantage et de se maintenir au pouvoir.
Le dernier point était : que peut faire la France et son représentant à Pyongyang ? Il me semble que pour agir efficacement dans un pays il faut y être présent. Il me semble aussi qu'il serait plus efficace pour la France d'avoir une ambassade dans le pays. Que pourrait faire la France à Pyongyang ? Les Nord-Coréens aiment rappeler le discours du général De Gaulle sur l'importance de l'arme nucléaire pour l'indépendance. L'arme nucléaire qui est inscrite dans la constitution nord-coréenne depuis 2012 fait partie de l'identité du pays. La dénucléarisation ne me paraît pas envisageable. La France peut toutefois user de sa puissance diplomatique et tenter de favoriser les conditions d'un dialogue avec les États-Unis.
Enfin, je conclurai ainsi, l'accalmie actuelle est une trêve olympique. Depuis 1972, la Corée du Nord a en fait participé à tous les jeux olympiques à l'exception de deux qui ont été organisés sans provoquer d'émoi international. C'est un symbole auquel il ne faut pas accorder plus d'importance qu'il n'en a. La Corée du Nord va sans doute tenter de tirer bénéfice de cette conjoncture notamment en obtenant la réouverture de discussions économiques avec la Corée du Sud. C'est une victoire politique intérieure pour le dirigeant de Corée du Nord qui marginalise ainsi les États-Unis et qui fragilise le président de la Corée du Sud qui avait d'ailleurs été reçu très fraîchement aux États-Unis au lendemain de son élection en avril 2017. Mais le problème de fond n'est pas réglé, la Corée du Nord est un État nucléaire qui ne dénucléarisera pas, et les exercices américano-sud-coréens reprendront après les jeux olympiques et paralympiques. Si je ne pense pas au déclenchement d'une guerre nucléaire, je partage l'analyse de mon collègue sur le risque non nul d'un dérapage qui déclencherait une catastrophe. Ce moment pourrait n'être qu'une simple accalmie avant la tempête.
M. Bruno Tertrais. - Je vais à mon tour répondre à vos questions en les regroupant. Sur les sanctions, il faut distinguer trois types : il y a les sanctions ONU, les sanctions nationales et les sanctions européennes. Mais il faut aussi distinguer les sanctions en fonction de leur objectif. Il y a les sanctions symboliques qui sont destinées à montrer que la prolifération ne paye pas. L'interdiction des livraisons de cognac en 2006 était de cet ordre. Les sanctions, à mon sens, les plus importantes sont les sanctions techniques qui visent des entités, des entreprises des individus et qui sont destinées à ralentir le programme nucléaire et balistique. On peut certes dire qu'elles n'ont pas très bien fonctionné puisque le pays est désormais un pays nucléaire, elles ont toutefois ralenti son avancée. Et le temps est un élément important dans les relations internationales. Enfin, il y a les sanctions sur lesquelles il peut y avoir débat : ce sont les sanctions économiques qui concernent le secteur énergétique notamment. Certains prétendent que c'est la clé, d'autres prétendent au contraire qu'elles ont un effet induit contraire en ralliant la population et en renforçant la détermination du régime. Je ne suis pas connu pour être « une colombe » dans ce domaine mais on ne peut pas se contenter de dire qu'il suffirait de couper le pétrole et les flux énergétiques avec la Corée du Nord pour que le programme nucléaire et balistique nord-coréen s'arrête.
J'ajoute qu'il faut éviter les raisonnements simples sur les sanctions et le rôle que pourrait jouer Pékin. La Chine a fait son deuil de sa proximité passée avec le régime nord-coréen. Cela lui a pris du temps et a été dur. Elle ne va cependant pas complètement laisser tomber la Corée du Nord y compris parce que ce furent longtemps une armée et un pays frères, avec des liens idéologiques forts. On ne déliera pas de tels liens facilement.
Sur les caractéristiques du programme nucléaire nord-coréen, il faudrait arrêter une certaine condescendance que l'on retrouve dans les pays occidentaux, y compris en France, qu'on a eue pendant longtemps avec ces « petits pays incapables de nourrir leur population ». Aujourd'hui au CEA et ailleurs on prend très au sérieux la Corée du Nord.
Est-ce du bluff ? Il y a les faits, lorsque le réseau de l'organisation pour l'interdiction des essais nucléaires détecte un essai de 200 kilotonnes, c'est une réalité incontestable ! Jamais un pays dit proliférant n'avait réalisé un tel essai. Cela atteste de la réalité des progrès qu'ils ont réalisés. Par ailleurs, les Nord-Coréens adorent montrer ce dont ils sont capables. Il y a des spécialistes de l'open source intelligence et de la géolocalisation qui arrivent ainsi à comprendre la réalité des progrès nord-coréens.
Ces progrès n'ont d'ailleurs pas été si rapides, ce résultat est celui d'efforts fournis depuis les années 1950. Les Nord-Coréens sont parvenus à une technologie qui date en réalité des décennies 1940/1950, ce qui n'est donc pas une prouesse technologique inédite, surtout à l'aune des moyens qui ont été mis en oeuvre. Il ne faut pas penser que ce sont les Russes ou les Chinois qui ont « donné » la technologie à la Corée du Nord, elle l'a obtenue en mobilisant d'énormes moyens. Le temps, la patience, et les trafics, car c'est un pays qui n'a aucun tabou du moment que c'est pour servir une cause nationale.
Sur la position de la France, il ne semble pas qu'elle puisse être à la manoeuvre. Elle n'a ni la place pour une initiative diplomatique, ni le temps et l'énergie nécessaires pour peser sur le sujet. Mais l'Union européenne pourrait maintenir un canal de discussion, à supposer qu'il n'existe pas déjà entre les États-Unis et Pyongyang.
Pour ce qui concerne les relations avec la Corée du Sud, je n'y reviens pas sauf pour souligner que la population sud-coréenne est beaucoup moins inquiète que la population américaine des récents développements.
Je suis heureux qu'il n'ait pas été fait mention d'un éventuel risque de voir le Japon de se doter d'une arme nucléaire. C'est un sujet encore très tabou dans le pays malgré une normalisation de la pensée stratégique japonaise qui l'amène à s'équiper de moyens conventionnels renforcés. C'est là une lente normalisation.
Pardonnez-moi de ne pas avoir été peut être assez précis sur les risques. Ce que je crains c'est un accident « classique », conventionnel, comme en 2010, année durant laquelle la Corée du Nord a coulé le navire Cheonan. Il pourrait également s'agir d'une incompréhension comme les récents échanges ont pu le faire craindre. Le problème, c'est que la manière dont s'exprime Donald Trump ne permet pas à Pyongyang de toujours comprendre avec clarté ce que veulent les États-Unis. Les Nord-Coréens font part de leur incompréhension de ce que veulent les Américains. C'est extrêmement problématique. Bien sûr on peut arguer que la dissuasion permet d'éviter la montée aux extrêmes. Mais elle a ses limites : elle n'est pas une assurance parfaite dans la situation que nous connaissons, entre deux entités qui ont du mal à comprendre.
Sur l'industrie nucléaire proliférante, l'exemple parfait est celui de la Syrie, puisque le réacteur qui avait été construit au début des années 2000 était un réacteur copié sur le modèle d'un réacteur nord-coréen. Aujourd'hui, je suis beaucoup moins inquiet sur les risques de prolifération nucléaire qu'il y a quelques années. Je ne connais pas, à ce jour, de pays qui aient à la fois la volonté et la capacité de se doter de l'arme nucléaire en un laps de temps relativement bref.
La Corée du Nord n'est plus un problème de prolifération, puisqu'elle a passé la ligne. Il y a des choses plus inquiétantes comme la coopération balistique entre l'Iran et la Corée du Nord qui n'a jamais cessé. Cela va participer à la montée en puissance du dossier iranien sur la scène internationale. Le fait que la Corée du Nord dispose d'un missile intercontinental, et les répercussions que cela a eu dans le dialogue avec les États-Unis, tout cela n'est pas passé inaperçu à Téhéran.
On m'a posé la question de savoir pourquoi exporter de la technologie nucléaire alors qu'il est si coûteux de l'acquérir. La réponse est que cela rapporte plus que cela ne coûte ! Par ailleurs, je ne crois pas du tout un risque de transfert de la technologie nucléaire à des groupes terroristes. Il me semble que c'est un fantasme occidental, les Etats n'aiment pas transférer de la matière fissile ou des armes nucléaires à des groupes qu'ils ne contrôlent pas.
Enfin, je ne suis pas expert de la société nord-coréenne mais il me semble qu'il ne faut pas sous-estimer la résilience du régime nord-coréen. En 1994 lorsque les Américains négociaient avec la Corée du Nord, avec des mesures applicables vingt ans plus tard, ils pensaient sincèrement que le régime aurait alors disparu. Vingt-cinq ans plus tard ils sont encore là ! Je pense que personne ne peut dire combien de temps ce régime se maintiendra. Je pense qu'il faut partir du principe que c'est un régime durable.
Mme Juliette Morillot. - Pour répondre à une question que nous avons laissée sans réponse : les femmes n'auront pas un rôle particulier dans l'émancipation politique du pays. Elles ont eu un rôle dans la résorption de la grande famine, elles sont souvent mises en avant dans les postes de négociatrices, car le pays sait que cela donne une image de modernité. De nombreuses femmes occupent des postes à haute responsabilité en Corée du Nord. Mais la société nord-coréenne reste très patriarcale.
Bilan de la Réforme de l'expertise internationale-Expertise France - Examen du rapport d'information
M. Christian Cambon, président. - Nous allons à présent entendre nos collègues M. Jean-Pierre Vial et Mme Marie-Françoise Pérol-Dumont sur l'achèvement de la réforme de l'expertise internationale. A la veille du comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) du 5 février prochain, au cours duquel devrait être envisagé l'avenir d'Expertise France, nous avons chargé nos deux spécialistes de nous présenter des pistes de réforme.
M. Jean-Pierre Vial, co-rapporteur. - Monsieur le Président, je vous remercie de nous donner la parole. Il est vrai que la commission a décidé de lancer, avec comme échéance le prochain CICID, une mission destinée à approfondir les différents enjeux de l'aide au développement, parmi lesquels l'évolution du rôle d'Expertise France et ses relations avec l'Agence française de développement (AFD). Notre présentation de l'état des lieux et des différentes propositions, tant sur le périmètre d'Expertise France que sur ses relations avec l'AFD, se fera donc à deux voix. Afin de préparer ce rapport et dans le bref délai qui nous était imparti, nous avons entendu les représentants des quatre opérateurs d'expertise internationale qui pourraient faire partie de la « deuxième vague » de fusion avec Expertise France, les tutelles de l'agence, c'est-à-dire le ministère des affaires étrangères et la direction du Trésor, l'AFD et enfin le ministère de l'intérieur. Nous nous sommes également rendus, en fin d'année, en Allemagne auprès des deux grandes agences de développement, la KFW (« Kreditanstalt für Wiederaufbau » - Établissement de crédit pour la reconstruction) et la GIZ, (« Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit » - Agence de coopération internationale allemande pour le développement) ainsi qu'auprès de leurs ministères de tutelle.
À l'issue de nos travaux, un constat s'impose : la réforme de l'expertise internationale française, initiée en 2014, reste à ce jour inachevée. Créée en 2014 par un amendement de notre commission prévoyant le regroupement de six petits opérateurs ministériels, Expertise France a pour l'essentiel répondu aux attentes qui étaient placées en elle. Elle a en effet gagné de nouveaux marchés d'expertise et projeté les experts publics français dans les pays en développement mais aussi dans les pays où nous souhaitons accroître notre influence ; elle a drainé des financements internationaux pour valoriser les contributions françaises à l'Union européenne et aux organisations internationales ; enfin, elle est devenue une des agences européennes de référence dans son secteur, au bénéfice du pavillon français.
En passant à 153 millions d'euros en 2017, le chiffre d'affaires de l'agence a déjà augmenté de 35 % par rapport à celui des opérateurs fusionnés. Expertise France compte désormais 270 salariés au siège à Paris et intervient dans plus de 100 pays avec plus de 500 projets. L'agence a ainsi atteint une taille critique, bien supérieure à celle des opérateurs fusionnés et à celle des opérateurs spécialisés subsistant aujourd'hui.
Autre aspect important de cette montée en puissance, Expertise France met en oeuvre des « offres intégrées», notamment pour la MINUSMA et pour le G5 Sahel, qui lui permettent de sous-traiter la fourniture de biens et de services à des entreprises, notamment françaises. Elle est par ailleurs la seule agence d'expertise française agréée par l'Union européenne pour la gestion des fonds délégués. Tout en développant ainsi son activité sur fonds multilatéraux, elle a su maintenir les coopérations bilatérales et les jumelages des anciens opérateurs ministériels.
Grâce à cette diversification, les financements issus de la Commission européenne représentent environ 50% du chiffre d'affaires de l'agence, les offres intégrées (MINUSMA) 10%, la gestion de l' « initiative 5% » du Fonds mondial Sida 10%, la commande publique 11% et l'AFD 9%. Bien entendu, tout n'est pas parfait et l'agence doit faire face à certaines difficultés. Le chantier social, consistant à rapprocher les statuts et les rémunérations des personnels des opérateurs préexistants, ne s'est pas fait sans tensions et reste inachevé à ce jour. La gestion prévisionnelle des emplois, des effectifs et des compétences (GPEEC) reste à construire.
Afin d'atteindre l'équilibre économique, Expertise France a également dû consentir des efforts importants pour réduire ses coûts. En effet, selon le modèle économique fixé lors de sa création, l'opérateur ne reçoit pas de subvention de fonctionnement en dehors d'une subvention de transformation appelée à s'éteindre en 2019. Elle doit donc dégager une marge sur ses projets, ce qui est parfois difficile du fait du caractère peu rémunérateur de certaines opérations par ailleurs considérées comme prioritaires par les tutelles. Il en est ainsi de la gestion déléguée des fonds européens, où la marge est administrée et notoirement insuffisante pour couvrir les coûts de structure. Nous avons d'ailleurs pu constater que l'opérateur allemand, la GiZ, connaissait les mêmes difficultés.
Dès lors, Expertise France a dû améliorer sa rentabilité en augmentant la taille des projets, en négociant avec les bailleurs pour augmenter la masse salariale refacturable, ainsi qu'en maîtrisant ses charges de structure. Le modèle économique - dont la pérennisation pose d'ailleurs question - imposé à l'agence a également conduit à demander de grands efforts au personnel, ce qui a affecté le climat social. Enfin, l'agence ne s'est dotée d'outils informatiques unifiés que tardivement et la mise en place d'un outil de gestion de projets est encore en cours. Le pilotage financier est, quant à lui, encore insuffisant. Il reste donc encore des chantiers à mener à bien pour que l'agence puisse achever sa croissance. Après ces premiers constats, je laisse la parole à Mme Marie-Françoise Perol-Dumont pour aborder la question de la poursuite du rassemblement des opérateurs.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, co-rapporteur. - Il s'agit bien d'un rapport à deux voix, sans aucune dissonance ; tant nous sommes en parfaite harmonie sur ce sujet ! La loi du 7 juillet 2014 disposait qu'Expertise France avait vocation à rassembler au 1er janvier 2016 l'ensemble des opérateurs spécialisés de coopération technique. Un délégué interministériel à la coopération technique internationale (DICTI), par ailleurs président du Conseil d'administration de l'agence, était chargé de conduire ce rapprochement. À ce jour, cette mission n'a pas été menée à bien. Seule une concertation entre Expertise France et les opérateurs non fusionnés au sein d'une « Alliance des opérateurs » a eu lieu.
Pourtant, aucun élément nouveau n'est venu remettre en cause les analyses qui ont conduit à la réforme de 2014. Bien au contraire : la volonté de rationaliser le dispositif, d'éviter des concurrences entre opérateurs, nuisibles tant à l'image de la France qu'à l'efficacité, de réaliser des économies, de promouvoir un opérateur de référence et d'emporter des appels d'offre internationaux sur des projets multisectoriels, tout cela est plus que jamais d'actualité.
Or, les représentants des opérateurs sectoriels que nous avons entendus, notamment celui de la justice et ceux de l'agriculture, défendent une coopération presque « artisanale », avec de petits projets réalisés à la demande de leur ministère de tutelle. De leur propre aveu, ils ne souhaitent tout simplement pas étendre leurs activités à des projets de grande ampleur. Il existe pourtant dans ces secteurs des besoins immenses, que l'expertise française, appuyée sur des financements internationaux, peut contribuer à satisfaire. En outre, ces petits opérateurs, qui souhaitent maîtriser leur développement, continuent pourtant à contrôler l'accès à l'expertise de leurs ministères respectifs, ce qui constitue un handicap sérieux pour Expertise France. Il existe de plus une concurrence de fait entre les différents opérateurs. En effet, les thématiques d'interventions fixées par le contrat d'objectif et de moyens (COM) d'Expertise France recoupent nettement celles de certains opérateurs sectoriels. Mais comme seule Expertise France est accréditée pour la gestion des fonds délégués de l'Union européenne, les opérateurs spécialisés doivent coopérer avec elle dans le cadre de consortiums, d'où des coûts de transaction élevés et une perte, pour ne pas dire une absence, de lisibilité des offres françaises. La coordination des différents opérateurs se fait également au détriment de leur équilibre économique en obligeant à un partage des frais de gestion. Un exemple particulièrement significatif de ces difficultés est le projet EL PAcCTO (programme d'assistance contre la criminalité transnationale en Amérique du Sud), qui a démarré en avril 2017 et qui se monte à 19 millions d'euros. Dans le cadre de la réponse à l'appel d'offres de la Commission européenne pour ce projet, les relations entre Civipol, l'opérateur du ministère de l'intérieur, et Expertise France ont été émaillées de nombreuses incompréhensions et dissensions, notamment lors de la négociation sur les frais de gestion du projet, ceci au détriment de l'image de la France.
Second trait dominant de la situation actuelle, les relations entre Expertise France et l'Agence française de développement (AFD) restent loin de l'esprit de la réforme de 2014 pour laquelle l'AFD devait être un des premiers donneurs d'ordre d'Expertise France. Les deux établissements ont certes signé un accord-cadre en novembre 2015, prévoyant que l'AFD confie à l'Expertise France en gré à gré un volume de 25 millions d'euros de projets dans le domaine de la gouvernance, qui constitue un des « coeurs de métier » d'Expertise France. Sur instruction du CICID du 30 novembre 2016, les deux opérateurs ont également conclu en juillet 2017 un « document stratégique conjoint sur le recours à l'expertise technique » précisant les modalités de la coopération en identifiant les thématiques, les zones géographiques et les instruments financiers les plus pertinents pour la mettre en oeuvre. Malgré ces engagements réciproques, en 2017, la part des financements de l'AFD mis en oeuvre par Expertise France, tous secteurs confondus y compris gouvernance, ne représentait seulement que 9% de son chiffre d'affaires. Sur les 25 millions d'euros de financement en matière de gouvernance prévus par la convention, seuls 4,6 milliards d'euros ont été réalisés, ce qui est inadmissible. L'AFD n'a pour l'essentiel confié à Expertise France que des petits contrats d'assistance technique sèche, là où l'agence a la capacité de faire beaucoup mieux. Malgré la tenue régulière de réunions de concertation, les relations entre les deux organismes restent empreintes de réserves, pour ne pas dire plus, qu'il est impératif de lever. Il existe en outre parfois une certaine concurrence entre les deux organismes, notamment pour l'accès aux financements bilatéraux. Ceci traduit semble-t-il une certaine crainte chez l'opérateur le plus ancien, l'AFD, de se voir concurrencer par l'opérateur le plus récent, Expertise France ; cette crainte est à mon sens injustifiée au regard des missions bien distinctes de chacun des opérateurs et de leur différence de surface financière. Après les constats, je laisse la parole à Jean-Pierre Vial pour vous présenter nos propositions.
M. Jean-Pierre Vial, co-rapporteur. - Nos propositions concerneront deux volets : d'une part, la consolidation d'Expertise France et, d'autre part, l'éventualité d'un rapprochement avec l'AFD que vous exposera ma collègue. Nous avons acquis la conviction qu'il est nécessaire d'achever le regroupement des opérateurs d'expertise. Il n'est pas concevable que ces opérateurs continuent à candidater pour des appels d'offre européens en ordre dispersé ou qu'il faille des mois de discussion sur le partage des marges. Il est au contraire indispensable de promouvoir un opérateur totalement intégré, seul à même de répondre à des demandes de plus en plus multisectorielles, notamment dans le domaine sécurité -développement. Il faut ainsi décloisonner les activités. En outre, la consolidation d'un opérateur de coopération dotée d'une taille suffisante constituera un atout supplémentaire pour atteindre l'objectif fixé par le président de la République de consacrer 0,55% du revenu national brut (RNB) à l'aide publique au développement en 2022.
Le périmètre identifié pour la deuxième vague du regroupement des opérateurs d'expertise comprend sept organismes qui n'ont pas été fusionnés en 2014, et que je vais évoquer à présent. Il y a aujourd'hui un consensus pour considérer que le Centre international d'études pédagogiques (CIEP), la Société française d'exportation des ressources éducatives (SFERE) et Canal France International (CFI) n'ont pas vocation à être intégrées à Expertise France à court terme. Restent donc l'opérateur du ministère de la justice, Justice Coopération internationale (JCI), celui de l'intérieur, Sécurité intérieure et protection civile (Civipol), et les deux de l'agriculture, l'Agence pour le développement de la coopération internationale dans les domaines de l'agriculture, de l'alimentation et des espaces ruraux (ADECIA) et France Vétérinaire International (FVI). Les opérateurs de l'agriculture sont des groupements d'intérêt public (GIP) sans capital, dont les effectifs sont très faibles. Ils peuvent donc être intégrés directement au sein d'Expertise France. Il ne s'agira là toutefois que d'un préalable à une réforme plus ambitieuse, qui devra s'appuyer sur une coopération très étroite avec le ministère de l'agriculture. L'établissement de liens plus étroits et plus suivis avec les ministères de tutelle est en effet l'un des principaux enjeux de cette évolution.
Sortir d'une logique d'influence pure pour aller vers une logique de développement, élargir le champ géographique, aujourd'hui très centré sur le Maghreb, intégrer explicitement les grands enjeux de sécurité alimentaire et de développement durable : tels sont les chantiers qui attendent Expertise France dans ce secteur agricole.
S'agissant de JCI et de Civipol, les choses sont un peu plus complexes. Écartons d'abord l'argument souvent entendu selon lequel l'activité de ces opérateurs appartiendrait au domaine régalien et ne saurait donc être confiée à une agence indépendante et généraliste comme Expertise France. S'agissant de la justice, participer au renforcement du système judiciaire d'un pays en développement est tout à fait dans les capacités d'Expertise France, dès lors qu'elle peut avoir accès à l'expertise publique dans ce domaine. En outre les bailleurs privilégient désormais des projets multisectoriels, dont la dimension justice n'est que l'un des volets. Les représentants de Civipol insistent quant à eux sur la conformité totale de la stratégie de leur opérateur à celle du ministère de l'intérieur et sur le « retour de sécurité intérieure » produit par les activités de Civipol au bénéfice des ressortissants français. Or, force est de constater que ce retour de sécurité intérieure est bien pris en compte par Expertise France dans des projets comme PARSEC au Mali ou dans le soutien au G5 Sahel. Rappelons également que le département Sécurité-Sureté-Stabilité d'Expertise France comptera à lui seul une cinquantaine de collaborateurs en 2018. En outre, un rapport de la Cour des comptes de juin 2017 montre que les relations entre Civipol et le ministère de l'intérieur ne reflètent pas un alignement parfait de la stratégie de l'opérateur sur celle du ministère de l'Intérieur, notamment en ce qui concerne les priorités géographiques. Inversement, il est possible de mener la fusion de manière à ce qu'Expertise France prenne en compte les priorités du ministère. À l'issue de son contrôle, la Cour des comptes préconise ainsi un rapprochement de Civipol et d'Expertise France. Nous partageons donc cette analyse. Reste à déterminer les modalités. Ce rapprochement est néanmoins rendu plus difficile par trois éléments. D'abord, Civipol est une société anonyme détenue à seulement 40% par l'Etat, le reste étant détenu par des actionnaires privés. Ensuite, Civipol a effectué en 2015 une opération de croissance externe en rachetant Transtec, une société anonyme belge de coopération internationale. Enfin, elle gère Milipol, organisme qui organise des salons internationaux de sécurité intérieure et qui génère une part prédominante de ses recettes. Ces deux dernières activités n'ont pas vocation à être intégrées à Expertise France. Dès lors, l'alternative est la suivante : soit la création d'une filiale commune aux deux entités, qui serait seule compétente en matière de sécurité. Ceci présenterait l'inconvénient majeur d'extraire l'activité « sécurité » des compétences d'Expertise France alors que tout l'intérêt de la réforme de 2014 réside précisément dans la possibilité pour l'agence de mettre en oeuvre des projets multisectoriels. Soit, deuxième hypothèse que nous privilégions, une cession partielle d'activité de Civipol à Expertise France, portant uniquement sur la part « expertise internationale » de Civipol, tandis que celle-ci continuerait à exister sous forme de société anonyme avec ses autres activités. Reste à évaluer le coût exact de l'opération, ce que le Gouvernement devra faire le plus rapidement possible. Parallèlement à ces regroupements avec JCI et Civipol, Expertise France devra construire une relation solide et confiante avec le ministère de la justice d'une part, avec le ministère de l'intérieur d'autre part. Ceci passe par le renforcement de la participation de ces ministères au conseil d'administration de l'agence ainsi que par la signature de conventions précisant les conditions d'accès d'Expertise France à leur vivier d'expertise. Expertise France pourra alors montrer qu'elle constitue un atout d'envergure pour les ministères en faisant jouer à leur profit l'effet de levier des financements internationaux.
Plus généralement, au-delà de la question du rassemblement des opérateurs, il convient de poursuivre la stabilisation de l'agence par le biais d'un renforcement de ses liens avec l'ensemble des ministères donneurs d'ordre. Il s'agit notamment de poursuivre le transfert des experts techniques internationaux (ETI) du ministère des affaires étrangères et d'assurer une certaine stabilité de la proportion de la commande publique française au sein du chiffre d'affaires de l'agence.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, co-rapporteur. - J'en viens à présent au rapprochement Expertise France et l'AFD. Avant toute autre évolution sur ce sujet, il nous paraît indispensable que les termes de l'accord de 2015 entre Expertise France et l'AFD soient respectés. A peine 5 millions d'euros de financements gouvernance confiés à Expertise France sur les 25 millions prévus, c'est insuffisant et ce n'est pas bon pour l'équipe France du développement. Il y a là clairement, comme nous l'a confirmé le directeur général de l'AFD lui-même, un blocage culturel qu'il faut surmonter. L'ADN de l'Agence française de développement est en effet de confier la mise en oeuvre des projets aux partenaires des pays du Sud, dans le cadre de la libre concurrence, selon le principe de non-substitution. Pourtant, dans certains pays, notamment au Sahel, les administrations publiques ont parfois besoin de l'assistance technique que peut leur fournir Expertise France. C'est vrai en matière de gouvernance, mais aussi en matière de continuum sécurité-développement ou d'agriculture. Lorsque cet accord de 2015 aura enfin été mis en oeuvre, comme l'exige la complémentarité des agences, alors seulement un rapprochement plus poussé pourra être envisagé sous une forme à laquelle il convient de réfléchir. Notre position est ainsi claire : ce n'est évidemment pas le mécano institutionnel qui a de l'intérêt en soi, ni les luttes d'influence ; c'est bien entendu la vision stratégique.
Ainsi, le rapprochement n'aura d'intérêt que s'il permet de développer des synergies. Il s'agit essentiellement pour Expertise France de pouvoir bénéficier du réseau de l'AFD, c'est-à-dire de ses 80 agences locales, là où elle ne dispose actuellement que de bureaux-projets temporaires. Les deux opérateurs pourront également développer des offres de projet intégrées comprenant une part de financement de l'AFD et une part d'assistance technique réalisée par Expertise France. Enfin, certaines fonctions pourraient être mutualisées. Du côté de l'AFD, la rapidité d'action et l'agilité d'Expertise France, ainsi que son accès aux viviers d'experts, seront de nouveaux atouts pour le développement de l'agence.
Il est trop tôt pour nous prononcer sur le meccano institutionnel d'un tel rapprochement mais nous proposons de fixer un cadre directeur en vue du CICID de février. Ainsi, tout éventuel rapprochement devra impérativement préserver les principaux atouts d'Expertise France, sous peine d'aller directement à l'encontre de l'esprit de la réforme de 2014 telle qu'initiée par le Sénat et qui, preuves à l'appui et avec trois ans de recul, fait totalement sens. Il conviendra de conserver l'autonomie et l'identité d'Expertise France, qui est désormais une marque reconnue sur le marché international de l'Expertise, comme en atteste sa rapide montée en puissance sur seulement trois ans. Il conviendra également de conserver un statut qui permette à Expertise France de représenter l'Etat français auprès des organisations internationales, en particulier l'ONU pour les missions intégrées, ou auprès des États, comme dans le cadre de l'accord intergouvernemental avec le Royaume de Bahreïn. Cet impératif conduit selon nous à écarter la solution d'une filialisation à l'AFD sous forme de société anonyme. Ce rapprochement devra également assurer la conservation de la rapidité d'action de l'agence, dont les capacités de mise en oeuvre directe lui permettent de monter un projet en quelques semaines là ou l'AFD ne peut agir qu'après plusieurs mois. Seule cette rapidité et cette agilité permettent en effet à Expertise France de répondre aux demandes politiques urgentes de l'Etat français dans les pays en crise ou en sortie de crise, par exemple pour rétablir des infrastructures de soin dans le Nord de la Syrie en pleine guerre civile ou pour aider l'Etat grec à réformer son administration. Il faudra conserver le champ d'intervention géographique et sectoriel plus large d'Expertise France. Celle-ci peut en effet intervenir en Europe ou dans les pays du golfe, ainsi que dans le champ sécuritaire, contrairement à l'AFD. Il est enfin nécessaire de conserver un lien très fort avec les administrations françaises pourvoyeuses d'expertises. Alors que certaines administrations ont déjà eu du mal à accepter la réforme de 2014, elles pourraient avoir le sentiment qu'en entrant dans le giron de l'AFD, l'expertise internationale leur échappe totalement. La recréation d'opérateurs maison ou de services dédiés à la coopération internationale au sein des ministères deviendrait alors probable, ce qui annulerait tous les efforts accomplis depuis 2014. Il faut d'ores et déjà souligner que le respect de l'ensemble de ces points passe notamment par l'établissement d'une gouvernance spécifique pour les deux opérateurs une fois rapprochés, permettant de respecter pleinement l'autonomie d'Expertise France et la spécificité de ses missions qui ne sont pas celles de l'AFD.
En conclusion, le calendrier doit selon nous être le suivant. D'abord, mettre pleinement en oeuvre l'accord de coopération de novembre 2015 entre l'AFD et Expertise France qui prévoit 25 millions d'euros de financements dans la gouvernance. Cette démarche consolidera le modèle économique de l'agence d'expertise et démontrera la capacité de l'AFD à recourir à elle tout en respectant sa spécificité. C'est, pour nous, un préalable absolu. Parallèlement, renforcer les liens d'Expertise France avec les ministères, en particulier avec l'intérieur, la justice et l'agriculture, et déterminer les modalités concrètes de la réunion de leurs 4 opérateurs spécialisés avec Expertise France. Enfin, une fois le dispositif d'expertise ainsi consolidé, rapprocher l'AFD et Expertise France, selon des modalités qui permettent de préserver la valeur ajoutée de celle-ci.
Voilà, mes chers collègues, les messages que nous nous proposons de délivrer aux acteurs concernés avant le comité interministériel du CICID du 5 février, qui prendra des décisions sur le rassemblement des opérateurs et sur le rapprochement avec l'AFD. Le Gouvernement pourrait également envisager de déposer une loi révisant la loi du 7 juillet 2014 d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale. En tout état de cause, une telle loi serait nécessaire si le statut d'Expertise France devait être modifié en vue de son rapprochement avec l'AFD. Elle nous permettra alors, mes chers collègues, et notamment à notre président, qui a précédemment oeuvré en faveur du rapprochement des opérateurs et de la création d'Expertise France, de faire valoir le point de vue de notre commission, au bénéfice de l'équipe France du développement et non de telle ou telle entité, puisque telle est notre préoccupation.
M. Christian Cambon, président. - Merci à nos deux rapporteurs qui ont accompli, malgré le peu de temps qui leur était imparti, un travail de grande qualité grâce auquel l'avis du Sénat sera relayé lors du prochain CICID. Mes chers collègues, vous l'aurez compris : les rapporteurs préconisent, avant d'envisager un regroupement avec l'AFD, d'attendre qu'Expertise France atteigne sa pleine maturité et conduise les différents regroupements que nous proposions déjà, avec mon collègue M. Jean-Claude Peyronnet, dans notre amendement déposé lors de l'examen de la loi d'orientation sur le développement. Nous souhaitions alors rassembler l'ensemble de ces services d'expertise afin de les rendre plus efficaces et compétitifs, à l'échelle française et européenne. Cette idée était frappée de bon sens, comme en témoigne la quantité des appels d'offre désormais remportée par Expertise France devenu, depuis lors, quasi l'égal des grands organismes européens. Il ne s'agit certes pas d'empêcher, à terme, un rapprochement entre Expertise France et l'AFD, mais gardons-nous de toute précipitation ! Laissons le temps nécessaire à France Expertise pour monter en puissance dans ses différents domaines, avant de n'entreprendre le rapprochement que s'il repose sur une vision stratégique ; en tout état de cause, il ne saurait consister en une pure et simple filialisation. Ainsi, nous n'avons jamais préconisé qu'Expertise France devienne un département de l'AFD ! Notre avis, en tant que législateur, devra être pris en compte. Si vous approuvez ce rapport, j'ai bien l'intention de le transmettre, en votre nom, au Premier ministre et aux différentes tutelles, à la veille de cet important CICID où le Sénat, grâce à votre rapport, sera en mesure d'être entendu.
M. Gilbert Roger. - Si la complémentarité se substitue à l'esprit de compétition entre les deux opérateurs, la situation ne pourra que s'améliorer !
M. Christian Cambon, président. - Il faut poursuivre le regroupement des différents organismes de coopération et de développement, comme ceux du ministère de l'agriculture, pour que la France puisse assumer le rôle qui lui revient dans ce secteur. Ces regroupements peuvent recevoir une diversité de formes juridiques et économiques. Je ne vois pas d'objection à ce qu'Expertise France et l'AFD travaillent ensemble, sans pour autant promouvoir une sorte de fusion-absorption qui n'aurait pas d'effet bénéfique sur l'offre de la France en matière d'aide au développement ! Je soumets à présent ce rapport au vote de notre commission.
Le rapport est adopté à l'unanimité.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, co-rapporteur. - Je vous remercie également, Monsieur le Président, pour nous avoir donné les moyens de travailler dans ce temps très court qui nous était imparti.
La réunion est close à 11h50.
- Présidence de MM. Robert del Picchia, vice-président de la commission des affaires étrangères et de Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 15 heures.
« La relation franco-allemande face aux défis de l'Union européenne » - Audition de MM. Nikolaus Meyer-Landrut, ambassadeur d'Allemagne, Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman et Guntram Wolff, directeur de l'Institut Bruegel
M. Jean Bizet, président. - En notre nom à tous, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de nos deux commissions pour évoquer la relation franco-allemande. Après avoir célébré le cinquante-cinquième anniversaire du traité de l'Élysée, il nous a paru important d'organiser au Sénat cet échange sur la façon dont cette relation peut répondre aux défis auxquels l'Union européenne est confrontée.
Nous avons désormais bon espoir que le contexte politique allemand se clarifiera dans les prochaines semaines.
M. Nikolaus Meyer-Landrut, ambassadeur de la République fédérale d'Allemagne. - Moi aussi !
M. Jean Bizet, président. - Vous nous donnerez sans doute davantage de précisions sur ce point. L'Allemagne et la France pourront jouer ensemble tout leur rôle au service du projet européen. Au-delà de l'amitié entre nos deux pays, notre conviction commune est que la relation franco-allemande est essentielle pour bâtir de nouvelles avancées dans la construction européenne. Nous l'avions indiqué dans le rapport que nous avions rédigé au nom du groupe de suivi que j'ai eu l'honneur de présider avec Jean-Pierre Raffarin, puis avec Christian Cambon : pour nous, il n'existe aujourd'hui aucune alternative au moteur franco-allemand. Nous avons besoin de partager notre analyse des défis à relever.
Sur cette base, nous devons établir une feuille de route qui engagera les réformes nécessaires de l'Union européenne. À nos yeux, la relation franco-allemande doit aussi être le cadre approprié pour promouvoir une Europe des projets concrets à travers des coopérations renforcées, insuffisamment utilisées depuis un certain nombre d'années par les Vingt-sept, par exemple dans des domaines tels que le numérique, l'énergie ou la défense. Il nous semble indispensable, aussi, de nous orienter vers une convergence fiscale et sociale qui pourrait servir de modèle pour l'ensemble de l'Union.
Nous souhaitons recueillir votre analyse sur ces points. Peut-on partager notre point de vue concernant les défis que doit relever l'Union européenne ? Comment envisagez-vous une feuille de route conjointe sur la réforme de l'Union ? Enfin, comment concrétiser ces projets communs qui nous permettraient d'avancer ensemble ?
M. Robert del Picchia, président. - Je vous prie d'excuser le président de la commission des affaires étrangères, M. Christian Cambon, retenu par une obligation diplomatique. Merci d'avoir accepté de faire un point sur la relation franco-allemande et ses perspectives, alors que nous venons de célébrer le cinquante-cinquième anniversaire du traité de l'Élysée. L'année 2018 sera-t-elle celle du retour de l'Europe ? Nous l'espérons, la configuration géostratégique le nécessite. Le Brexit l'impose. Mais le retour de l'Europe sera celui du moteur franco-allemand, ou ne sera pas. Les conditions sont-elles réunies pour avancer ? La situation politique s'éclaircit en Allemagne. Certains appellent à un nouveau traité de l'Élysée ; est-ce réaliste ?
De nombreuses incertitudes demeurent. Dans quelle mesure ce rapprochement est-il possible, et susceptible d'entraîner dans son sillage d'autres pays d'Europe ? Comment l'initiative commune du Président français et de la chancelière allemande est accueillie en Allemagne ? S'agit-il d'un tournant historique, ou d'une déclaration supplémentaire de bonnes intentions, alors que l'Europe est confrontée à des défis majeurs ?
M. Nikolaus Meyer-Landrut. - Messieurs les présidents, merci de votre invitation qui nous permet d'échanger sur la relation franco-allemande et d'approfondir certains points. Le contexte est important et conditionne les actions à venir. Nous vivons un grand moment de changements, notamment géopolitiques, avec des conflits militaires en Ukraine et en Europe, des afflux majeurs de réfugiés et migrants et des attentats terroristes en Europe. Face à ces phénomènes, la Russie réfléchit et agit plus en termes d'influence que de coopération. Nous assistons également à des conflits régionaux ayant des conséquences directes sur notre situation. Par ailleurs, la situation en Turquie se révèle préoccupante. Avec le Brexit, nous ne pouvons accepter, lors des négociations futures, ce qui pourrait détricoter le marché unique. Quant à la situation américaine depuis l'élection de M. Trump, elle nous plonge dans l'incertitude.
Des changements majeurs affectent d'autres sphères sans faire l'objet d'autant d'insistance. Je pense aux changements climatiques, à la digitalisation, à la modification de nos économies et de nos sociétés en profondeur, qui sont autant de défis à relever.
Dans ce contexte, il nous semble fondamental de préserver et de faire avancer l'ordre européen tel qu'il a été créé par les différents traités, ainsi que les principes et valeurs sur lesquels il repose, notamment l'État de droit dans toutes ses dimensions.
S'agissant de la relation franco-allemande, nous souhaitons que le nouveau gouvernement allemand soit formé le plus rapidement possible, ce qui devrait intervenir au mois de mars compte tenu de toutes les procédures impliquées dans le processus. Outre la CDU et le SPD, les Verts et le FDP ont aussi souscrit à la déclaration commune adoptée par le Bundestag et l'Assemblée nationale, ce qui montre que les partis majoritaires au Parlement ont la même vision des choses.
C'est une opportunité et une responsabilité majeure de faire avancer la construction européenne avec la France, comme en témoignent les premiers pourparlers entre le SPD et la CDU. Selon une volonté politique commune, les questions européennes ont été placées en tête de leur accord. Les responsables des deux partis ayant négocié cet accord savent que la législature qui a commencé sera adossée à un sujet majeur : la suite de l'intégration européenne. Cela étant, il faut reconnaître que, lors des récents débats du SPD, les questions européennes étaient beaucoup moins présentes qu'un certain nombre de sujets de politique intérieure. Mais absence de débat ne veut pas nécessairement dire absence de soutien en faveur de cette orientation.
Pour favoriser une négociation et un accord entre la France et l'Allemagne, cette dernière ne doit pas fixer les derniers détails de sa position pour former un gouvernement, qui constitueraient autant de limites dans la négociation avec les partenaires. Dans le même temps, tous les sujets sont abordés, y compris les questions financières comme l'augmentation des ressources de l'Union européenne, même s'ils ne sont pas clos. Cela donne une base de négociation pour l'ensemble des sujets évoqués par le Président français dans son discours.
Le travail franco-allemand comporte aujourd'hui trois volets. Le volet international a commencé dès le départ et continue d'être actionné de façon constante. Il englobe les grands sujets internationaux et les différents sommets qui ont eu lieu au printemps et à l'automne. À ce sujet, la coordination a été étroite et a permis l'adoption de positions souvent communes. Une vraie volonté de coopérer se manifeste en la matière. Le deuxième volet est plus bilatéral et comporte deux expressions de cette volonté de coopérer. D'une part, lors du conseil des ministres franco-allemand du 13 juillet dernier, la partie défense et le projet de coopération en matière d'armement ont été longuement abordés. De plus, malgré l'échéance électorale en Allemagne et les pourparlers qui ont lieu en ce moment pour former un gouvernement, des travaux extrêmement intenses entre les deux ministères de la défense, y compris les ministres elles-mêmes, ont eu lieu tout au long de l'automne. Le travail de fond repose sur cette action continue et produira bientôt des résultats. Certaines décisions relèveront du nouveau gouvernement, mais le travail de préparation est avancé. D'autre part, les déclarations adoptées en début de semaine sur le traité de l'Élysée, aussi bien au sein de l'Assemblée nationale et du Bundestag que par les deux chefs d'État et de gouvernement, ont montré leur volonté de rénover ce traité.
Trois éléments doivent être soulignés. Premièrement, le traité de l'Élysée tel qu'il a été conclu en 1963 ne doit pas être supprimé, car il conserve une valeur symbolique pour la mise en place des institutions et constitue une base de coopération. Il reste évidemment en vigueur.
Deuxièmement, il est important de savoir, parmi les domaines de coopération qui n'étaient pas au coeur du traité de l'époque, ceux qui représentent le défi de demain et qui requièrent un approfondissement de la coopération. Quant aux différentes déclarations à ce sujet, un travail de tri et de précision doit être opéré pour les concrétiser, y compris en matière économique, de digitalisation ou s'agissant des agences pour les innovations de rupture. Ce travail de fond prendra un peu de temps, mais il peut commencer, car la volonté est très claire et les paramètres sont maintenant définis ensemble.
Troisièmement, un travail doit être réalisé au niveau européen. Quand on se penche sur le discours de M. Macron, on s'aperçoit que des actions sont déjà en cours sur de nombreux sujets. Je citerais le Fonds européen de défense, adopté en décembre et qui représente une avancée majeure, ou la réforme du droit d'asile et de l'immigration. En l'espèce, ces sujets réunissent d'autres partenaires que la France et l'Allemagne, même s'il est important que nos deux pays définissent en commun leur approche.
Des décisions ont également été prises en décembre concernant les universités en Europe et la formation.
Ce qui est le plus important pour l'opinion publique, c'est l'avenir de la gouvernance de la zone euro. J'y insiste, l'Allemagne est prête à organiser la prochaine étape, et un travail de fond devra être effectué. Il faut bien définir les risques contre lesquels on veut se prémunir, mais il n'y a aucun doute sur la volonté des deux parties d'engager les négociations pour construire la prochaine étape.
M. Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman. - Je ne m'exprimerai pas en langage diplomatique, mais plutôt au nom de la Fondation Robert Schuman, observateur attentif, engagé en matière franco-allemande et européenne, mais aussi lucide.
En premier lieu, la relation franco-allemande est une relation spéciale, bilatérale, à vocation européenne. Cette relation est exceptionnelle, car nous sommes parvenus, ne l'oublions jamais, à un degré exceptionnel de coopération entre nos deux États. C'était un choix de raison initié - cela est souvent ignoré - par Robert Schuman, un homme des frontières, sacralisées par le général de Gaulle, l'homme de la Résistance et du redressement de la France, et confirmé depuis par tous les Présidents de la République, toutes les majorités et tous les chanceliers en Allemagne.
Cette relation spéciale fait mentir la traditionnelle logique géopolitique selon laquelle, dans l'histoire de l'humanité, deux États voisins proches par l'histoire, la culture, l'économie et la puissance, ne peuvent que s'affronter. C'est un exemple unique, d'où le reproche que l'on nous fait parfois de la méthode Coué. Oui, nous n'avons pas le choix : la France et l'Allemagne doivent toujours travailler pour aller plus loin.
En deuxième lieu, cette relation spéciale doit être revigorée - pour employer un terme qui correspond à celui de « rénové » qu'a employé M. l'ambassadeur - car les habitudes, les certitudes, un certain confort ne suffisent plus à répondre aux nouveaux défis qui sont ceux de nos pays et de l'Union européenne. Ces défis sont la sécurité au sens large, y compris la défense et l'immigration, question qui nous occupera longtemps, ainsi que la gouvernance, tant économique que des institutions européennes et de nos propres démocraties.
En troisième lieu, nous travaillons dans notre laboratoire d'idées à de nouvelles méthodes pour lesquelles les parlements doivent jouer un rôle particulier. Entre nos deux pays, il est nécessaire, alors que nous sommes parvenus à un seuil de coopération exceptionnel avec l'échange de conseillers et de fonctionnaires, d'approfondir la confiance, pour dépasser les non-dits. Nous célébrons l'amitié franco-allemande par le vote d'une résolution commune, et les travées à l'Assemblée nationale sont aux trois quarts vides... Cela prouve que l'engagement fait défaut.
Nos concitoyens, favorables à la coopération entre nos deux pays, mériteraient que nous échangions davantage sur les questions identitaires, la globalisation, les bouleversements liés aux nouvelles technologies, autant de questions qui interpellent nos deux nations à un degré identique. Toutes les occasions de dialogue entre parlementaires permettront d'approfondir cette confiance, sans laquelle nous ne pourrons pas aller vite et loin. Les relations franco-allemandes et au niveau européen ne peuvent se limiter à la diplomatie. Elles doivent être concrétisées par des décisions politiques.
De la même façon, comme l'a évoqué M. l'ambassadeur, il faut faire des pas concrets dans les trois sujets que j'évoquais. Vous, parlementaires, allez examiner un nouveau texte de loi sur l'immigration. J'espère qu'il est négocié avec nos partenaires, car l'un des problèmes de l'accueil des réfugiés réside dans la différence des procédures, des statuts des réfugiés. Les besoins en matière d'immigration ne sont pas les mêmes entre les différents pays au sein de l'Union européenne. L'Allemagne et la France n'ont pas les mêmes besoins. Nous pourrions par exemple nous mettre d'accord sur des procédures proches, y compris avec l'Italie et l'Espagne, afin d'éviter les fraudes et les trous dans les filets destinés à réguler une immigration que nous ne pourrons jamais totalement empêcher.
En matière de gouvernance, entre l'ordolibéralisme et la dépense publique effrénée, entre la discipline et les solidarités, un vrai dialogue franco-allemand engagé par des groupes d'économistes doit se poursuivre. Chacun pourra faire quelques pas en direction de l'autre, en particulier dans le domaine de la fiscalité. À la Fondation Robert Schuman, nous sommes persuadés que nous devrions utiliser un calendrier franco-allemand concernant le rapprochement de notre fiscalité sur les entreprises. Les hautes administrations ne sont pas très enthousiastes tant ce sujet est compliqué, mais le Président Valéry Giscard d'Estaing avait déjà proposé une base et un taux proches pour l'impôt sur les sociétés. Cela devrait aboutir d'ici à cinq ans, voire dix si nous effectuons 5 % de la démarche chaque année.
En matière de défense, la situation est plus compliquée eu égard à la situation de nos deux pays. Nous devons montrer l'exemple, car nous sommes attendus. L'histoire, les constitutions, les lois, les traditions ne sont pas les mêmes. Pour résumer le chantier énorme et très difficile qui est devant nous, je dirai que nous devons changer de dépendances pour construire ensemble une nouvelle indépendance. Pour ce faire, nous devons prendre en compte la réalité allemande, ce que nous ne faisons pas suffisamment, mesurer l'engagement pacifique du peuple allemand, considérer ce que représente ou a représenté l'OTAN pour l'Allemagne et l'attachement particulier de ce pays à son outil industriel.
Nos amis allemands devraient, pour leur part, tenter de mieux appréhender la vision stratégique de la France, qui a une tradition d'engagement hors de ses frontières. S'agissant de l'industrie de l'armement, les Allemands estiment que les Français réfléchissent en termes de besoins opérationnels, tandis que nous considérons qu'ils prêtent d'abord attention aux intérêts de leurs entreprises. Pour la même raison, le sujet de l'exportation d'armes, qui voit s'opposer deux doctrines différentes, est hautement délicat. Sur ce dossier, la France devrait plus résolument aller de l'avant, car il sera difficile à l'Allemagne d'engager d'elle-même une évolution.
Pour ce qui concerne la gouvernance, des avancées concrètes peuvent aisément être réalisées. À titre d'illustration, un groupe d'éminents juristes propose de travailler à un code franco-allemand des affaires, comportant des dispositions en droit des faillites et en droit commercial notamment, dans une démarche proche de celle qui a permis l'instauration d'un code commun à plusieurs pays d'Afrique de l'Ouest, qui fut un accélérateur considérable de développement de la région. Une réglementation commune en matière de droit des affaires constituerait un instrument favorable pour les investisseurs.
Il faut faire preuve de davantage de pédagogie autour de la relation franco-allemande : sa réussite représente un sujet de fierté, à l'heure où, trop souvent et notamment en France, les critiques relatives à l'efficacité européenne se banalisent. Pourtant, l'Union européenne a fort bien résisté à la crise des subprimes, si bien d'ailleurs que les Britanniques, malgré le Brexit, souhaitent conserver les bénéfices d'une participation au marché unique. Beaucoup reste certes à réaliser, mais les réussites européennes doivent être mieux valorisées auprès des populations ; c'est aussi le rôle des parlements nationaux.
M. Guntram Wolff, directeur de l'Institut Bruegel. - Je souhaiterais aborder trois points. Le premier concerne le rôle essentiel du couple franco-allemand pour l'avenir de l'Union européenne, malgré l'existence de points de discorde sur différents sujets. Pour autant, cette relation privilégiée et le leadership qui en découle doit, pour contribuer au succès de l'Union européenne, demeurer inclusif. Je citerai, à titre d'illustration, l'exemple de l'Institut Bruegel, que j'ai l'honneur de diriger : fondé par la France et l'Allemagne, avec la participation de l'Italien Mario Monti, à l'occasion du quarantième anniversaire du traité de l'Élysée, il rassemble aujourd'hui des chercheurs originaires de toute l'Europe (l'Institut est soutenu par dix-neuf États membres). Or, la relation franco-allemande me semble faire trop souvent l'objet de critiques de la part d'autres pays européens, qui peut-être s'en sentent exclus. Ainsi, les Pays-Bas considèrent-ils que la France et l'Allemagne souhaitent aller trop loin en matière d'intégration budgétaire, sans parfois se soucier de leurs partenaires. De fait, l'accord de Deauville relatif à la gouvernance économique de l'Union, conclu en 2010 par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, a eu des conséquences certaines, pour l'Italie par exemple. Soyons donc attentifs à ne pas confondre leadership et domination.
Mon deuxième point est une réflexion sur les conséquences institutionnelles de l'approfondissement de la coopération entre les deux pays, qui représente la contrepartie somme toute logique au manque de confiance croissant des gouvernements vis-à-vis de la Commission européenne, pourtant indispensable au fonctionnement de l'Union. Les institutions européennes jouent, en outre, un rôle majeur pour les États membres de taille modeste, qui y trouvent la possibilité de faire valoir leurs intérêts. La perte de confiance dans la Commission européenne s'explique-t-elle par les pratiques de l'institution, en particulier celle, récente, des Spitsenkandidaten, les candidats désignés à sa présidence en amont des élections européennes ? Le Parlement européen souffre, quant à lui, d'un inquiétant déficit de représentativité de nos concitoyens. Le Brexit, qui supprime mécaniquement 73 postes de députés, représente une occasion unique de réformer le mode d'élection, en instaurant par exemple des listes transnationales, comme le propose le Comité des régions.
Mon troisième et dernier point porte sur les défis auxquels est confrontée l'Union européenne et sur les moyens d'y répondre. Le premier d'entre eux est évidemment la crise migratoire, qui a conduit l'Union à une petite révolution depuis que, selon le souhait de la majorité des membres du Conseil européen, la protection des frontières extérieures est assurée par Frontex, quand bien même certains États membres s'y opposeraient. L'attention portée à ce sujet au coeur des préoccupations de nombre de nos concitoyens est essentielle pour l'avenir de l'Union européenne. Ainsi, en Allemagne, le parti Alternative für Deutschland (AFD) ne dépassait guère 4 % des suffrages lorsqu'il défendait uniquement le retour au Mark. Depuis qu'il s'est positionné, en 2015, sur la lutte contre l'immigration, il rassemble près de 14 % des électeurs. L'approfondissement de la zone euro représente également un défi majeur. Il s'agit d'achever l'union bancaire avec la mise en place de garanties européennes de dépôt pour les banques placées sous la supervision de la Banque centrale européenne (BCE). Le ministre des finances par intérim de l'Allemagne, Peter Altmaier, a fait état de son souhait de faire aboutir ce dossier, même si cela pourrait prendre une dizaine d'années. Il convient, par ailleurs, d'améliorer le fonctionnement de la zone euro, afin de lui permettre de disposer des ressources nécessaires pour faire face à un choc asymétrique. Un tel mécanisme peut s'envisager hors comme au sein du budget de l'Union ; je plaide pour ma part, à l'instar de la Commission européenne, en faveur de la seconde solution, qui m'apparaît à la fois plus cohérente et plus efficace, en particulier depuis qu'avec le Brexit, 85 % du produit intérieur brut (PIB) de l'Union appartient à la zone euro. Elle pose néanmoins la question de la faible légitimité de la Commission européenne, notamment en matière financière. Comment dès lors mener démocratiquement à bien une telle réforme ? Un dernier défi réside, selon moi, dans la gestion de la transition énergétique et climatique, qui fait l'objet de nombreuses discussions franco-allemandes. Le projet de créer une taxe sur le charbon évoqué dans ce cadre est certes intéressant, mais le dispositif ne sera que peu effectif s'il se limite à deux pays.
L'enjeu, pour faire face aux défis que je viens d'évoquer, est de réfléchir aux différents niveaux auxquels l'Union européenne pourrait ou devrait fonctionner. La Commission est favorable à une égalité entre États membres dans ce domaine mais, en pratique, des coalitions se forment et varient selon les sujets. Le prochain gouvernement allemand pourrait vouloir avancer sur certains points aux côtés de la France, mais quel serait le cadre juridique et démocratique de telles décisions ? J'insiste : bien que l'axe franco-allemand soit essentiel, prenons garde à la qualité de nos relations avec les autres États membres comme avec la Commission européenne. Des degrés variés d'intégration à l'Union sont acceptables, à la condition qu'ils ne soient pas arbitrairement définis.
M. Jean Bizet, président. - Vous avez, monsieur l'ambassadeur, eu raison d'insister sur les enjeux économiques. J'ai également particulièrement apprécié l'optimisme affiché par Jean-Dominique Giuliani et la nécessité qu'il a rappelée de fixer un calendrier, même si son intervention m'a interrogé sur le concept de souveraineté tel qu'envisagé par les Britanniques. Je partage enfin, monsieur Wolff, votre analyse sur la crise migratoire et sur l'importance de veiller à un leadership inclusif.
M. Ladislas Poniatowski. - Monsieur l'ambassadeur, vous êtes le seul à ne pas avoir évoqué le sujet de l'immigration. Est-ce parce que vous ne le considérez pas crucial ? Monsieur Wolff, comment mettre en oeuvre un leadership inclusif si la France et l'Allemagne ne rencontrent pas les mêmes difficultés ou en ont une vision opposée ? De fait, comme l'indiquait M. Giuliani dans son propos introductif, l'Allemagne a besoin d'immigrés, même si ses dirigeants ont récemment fait les frais électoraux de leur généreuse politique d'accueil, tandis que, s'agissant de la France, les immigrés cherchent à quitter le pays pour se rendre en Grande-Bretagne. Une minorité veut aussi y revenir après avoir combattu dans les rangs de Daech. Les problématiques semblent donc quelque peu différentes. Quant à la Pologne, à la Hongrie, à la République tchèque et à la Slovaquie, leurs gouvernements ont choisi de lutter contre l'immigration illégale à leurs frontières. Quelle coopération européenne peut être mise en oeuvre dans ces conditions ?
M. Ronan Le Gleut. - Le traité de l'Élysée comprend un volet relatif aux lycées franco-allemands, qui a permis la création des établissements de Buc, Sarrebruck et Fribourg. Cinquante-cinq ans après sa signature, un nouvel établissement va prochainement ouvrir à Hambourg. Ces initiatives masquent toutefois mal les difficultés de l'apprentissage de l'allemand en France, qui a considérablement pâti de la fermeture, même temporaire, des classes bilangues, comme du français en Allemagne. Quel tableau pouvez-vous dresser de la situation de part et d'autre de la frontière ? Je souhaiterais, par ailleurs, vous interroger sur les chances qu'a l'Allemagne de disposer prochainement d'un gouvernement, alors que la majorité ne s'est établie qu'à 56,45 % des six cents délégués de l'Union chrétienne-démocrate (CDU) et que l'initiative de Kevin Kühnert contre l'union du Parti social-démocrate (SPD) avec la CDU semble avoir quelque succès auprès des adhérents. Selon vous, un gouvernement pourra-t-il être installé s'il était issu d'une coalition minoritaire ou faudra-t-il impérativement organiser de nouvelles élections ?
M. Gilbert Bouchet. - La politique énergétique, notamment nucléaire, constitue un important point de discorde entre les deux pays. Pourrait-il prochainement exister une position commune dans ce domaine ?
M. François Patriat. - Malgré les difficultés qu'il peut rencontrer, le couple franco-allemand présente à l'Europe et au monde une voix raisonnable, à l'opposé actuellement des États-Unis, et nous devons nous en féliciter. À l'occasion du cinquante-cinquième anniversaire du traité de l'Élysée, le Bundestag et l'Assemblée nationale ont adopté une déclaration commune dans laquelle il est notamment proposé de développer des eurodistricts, qui auraient compétence, dès lors que les législations nationales auront été adaptées, en matière de santé, d'éducation ou encore de transports publics. Quelle est, monsieur l'ambassadeur, la position du gouvernement allemand sur cette initiative ?
Mme Fabienne Keller. - L'anniversaire du traité de l'Élysée représente une excellente occasion de réfléchir ensemble à la relation franco-allemande. Je partage votre analyse, monsieur Giuliani, sur la nécessité de disposer d'un calendrier. Comme Ladislas Poniatowski, je crois indispensable de fixer en Europe des règles convergentes en matière de droit d'asile et, surtout, de les appliquer. Comment pourrait-on avancer sur ce dossier, si possible avant les prochaines élections européennes ? Je suis élue dans un département frontalier, où les coopérations avec l'Allemagne sont déjà nombreuses. Elles gagneraient néanmoins à être renforcées et étendues à l'ensemble du territoire. Pourquoi, par exemple, ne pas réfléchir à un partenariat entre nos deux pays en matière d'apprentissage à l'occasion de la réforme à venir, sur le modèle du processus de Bologne pour l'enseignement supérieur ?
M. Nikolaus Meyer-Landrut. - Vous comprendrez qu'il m'est difficile de m'exprimer au nom d'un gouvernement allemand qui n'est pas installé. Je puis répondre toutefois à certaines de vos interrogations. Monsieur Poniatowski, je n'ai pas, il est vrai, évoqué la question de l'immigration, mais, cela va sans dire, il reste un travail considérable à mener auprès des pays d'origine et de transit. Sur ce dossier, la dimension extérieure est d'ailleurs plus avancée que la dimension européenne : l'Allemagne s'est engagée en soutien auprès de plusieurs pays. Les progrès sont également notables en matière de contrôle aux frontières extérieures de l'Union européenne, même si certains États, de l'Est de l'Europe notamment, sont plus efficaces et volontaires que d'autres.
Troisième volet, ce qui se passe à l'intérieur de l'Union européenne. Le droit d'asile est un droit fondamental qui exige que toute demande soit examinée. En aucun cas le gouvernement allemand ne fera de compromis sur cette question. Mais la durée et les conditions de la procédure, notamment en cas de refus, devraient être rapprochées. La Commission a mis des propositions sur la table. La présidence a proposé d'adopter ces textes avant la fin de l'été.
En 2015, l'Allemagne n'a ni ouvert, ni fermé ses frontières. La différence d'appréciation n'est pas sans importance : ses frontières étaient ouvertes, elle aurait pu les fermer, mais elle ne l'a pas fait.
Un parti qui obtient plus de 30 % aux élections, ce n'est pas si mauvais, même si cela ne suffit pas en Allemagne pour obtenir la majorité des sièges au Parlement... Ensuite, qu'il ait 32 % ou 37 %, au moment de chercher un partenaire pour former un gouvernement, le défi reste identique même si l'équation est un peu différente.
Je suis assez confiant sur la possibilité d'avoir un gouvernement. Il y aura des négociations, dans un cadre défini. Les adhérents du SPD auront leur mot à dire. Je ne suis pas spécialiste du comportement de ces adhérents, mais je sais une chose : dans ces domaines, plus on avance et plus il est coûteux de faire marche arrière.
L'Allemagne a pour objectif de recevoir un nombre net de réfugiés et de migrants compris entre 180 000 et 220 000. En 2017, nous y sommes parvenus, puisqu'ils ont été un peu plus de 180 000. Cet objectif doit pouvoir être poursuivi sans nuire au droit fondamental d'asile. Nous évaluons la part des gens employables la première année à 10 % et ceux qui le deviennent d'ici quatre à cinq ans à 50 %. Il ne s'agit pas d'immigration de travail, mais de réfugiés qu'il faut donc former et intégrer au marché du travail.
Sur l'apprentissage des langues, nous avons certes un problème avec l'anglais. Mais il ne faut pas chercher la compétition avec cette langue ; comme les maths, il est absolument nécessaire de la maîtriser, tandis que le français ou l'allemand sont un atout qui fait la différence.
Nous sommes ouverts sur les eurodistricts, comme sur le travail transfrontalier. Mais l'application en France des règles relatives aux travailleurs détachés est actuellement un obstacle pour ce dernier. Pour chaque heure que vous travaillez, vous devez vous inscrire sur un site en français, en indiquant toutes vos données... Nous discutons actuellement avec le gouvernement français pour rendre les choses plus faciles.
M. Jean-Dominique Giuliani. - Lorsque j'entends Guntram Wolff parler de coalition arbitraire ou de coopération inclusive, je reconnais bien un langage communautaire habituel. Je préfère pour ma part parler de coopération ouverte et de coalition exemplaire. Par ces expressions, la Commission veut continuer comme avant, alors que nous touchons au coeur de la souveraineté de nos États. La méthode communautaire traditionnelle ne fonctionnera pas si l'impulsion ne vient pas des capitales. Or nous sous-estimons le degré d'intégration considérable - les Britanniques sont en train de s'en rendre compte - de nos pays. Un pays ne peut pas adhérer à l'Union s'il pratique la peine de mort, ce qui n'est pas le cas pour les États-Unis.
Il faut des exemples. Il faut que la France et l'Allemagne donnent l'exemple - que cela plaise ou non aux autres. Ce qu'il faut, c'est que ces exemples s'inscrivent dans une démarche européenne, en vue d'avoir un jour une politique commune d'immigration, une gouvernance économique de la zone euro plus intégrée, une politique de défense plus commune. Mais le chemin est long.
Tout renvoyer sur la Commission, qui n'en peut mais et a
déjà beaucoup fait
- avec les orientations plus
politiques du président Juncker - c'est se décharger de nos
responsabilités nationales. C'est particulièrement vrai en
matière de défense. M. Le Drian et
Mme von Der Leyen veulent partager une base aérienne
commune pour le transport stratégique. Que se passe-t-il
aussitôt ? Tout le monde veut y participer, et nous nous retrouvons
avec une coopération structurée permanente à 25 sur 28, ce
qui ne veut rien dire. Chacun est content d'avoir 19 projets, mais en
réalité, stratégiquement, nous n'avons pas
avancé.
Il faut que nous soyons des Européens exemplaires et que nous montrions l'exemple par des réalisations concrètes. Cela s'appelle la méthode Schuman : « L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait », disait-il le 9 mai 1950. Nos amis de l'Est ne partagent pas notre politique migratoire. Mais s'ils voient que nous avons des règles communes, ils devront bien un jour s'y intéresser.
M. Guntram Wolff. - Je ne crois pas qu'il y ait un désaccord sur ce sujet. Pour la crise migratoire, il faut aller au-delà de la coopération franco-allemande. Les réfugiés arrivent en Grèce ou en Italie ; il faut donc parler avec nos partenaires de ces pays. C'est ce que nous avons fait. Nous avons trouvé des budgets européens très importants pour financer le coût de l'accueil des populations en Grèce en 2016 et l'accord avec la Turquie. Oui, la France et l'Allemagne sont des moteurs, mais il faut travailler avec les autres.
Un des grands sujets - nous venons de sortir une note sur le sujet - sont les critères différents d'attribution de l'asile. Si vous venez d'Afghanistan, la probabilité d'obtenir l'asile peut être selon les pays de 10 %, de 50 % ou de 90 %. C'est un problème si nous partageons un espace de libre circulation comme Schengen. Il faudra y travailler.
Les pays d'Europe de l'Est ont fait beaucoup de progrès sur la protection des frontières. Mais concernant la redistribution des réfugiés, la résistance est très forte et la sensibilité politique très importante ; l'existence d'une décision approuvée par la Cour européenne de justice n'y fait rien. C'est un véritable problème, mais c'est une question politique. Le Sondierungspapier de la coalition appelée à former le prochain gouvernement allemand pourrait être lu comme une déclaration de guerre à la Pologne, tant il insiste sur l'application du droit européen au sein de l'Union européenne. Cela va dans la bonne direction. Au-delà des réfugiés, la question est celle de la Cour constitutionnelle polonaise.
Mme Colette Mélot. - Si la relation franco-allemande a été exceptionnelle pour deux générations, elle est devenue une évidence - ce qui peut expliquer l'absence de certains députés à l'Assemblée nationale hier... Les projets, tant pour les scolaires que les associations, sont en diminution, d'après la secrétaire générale de l'Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ). M. Giuliani dit que la relation doit être revigorée. Peut-être y a-t-il assez de lycées en Allemagne, mais pas assez en France. Il existe bien une université franco-allemande, mais sans existence physique, puisqu'il ne s'agit que de financements de cursus dans différents établissements. Il faut absolument avancer sur l'apprentissage.
M. Robert del Picchia, président. - L'OFAJ marche très bien. À 17 ans, j'ai été dans le premier groupe expérimental envoyé en Allemagne, qui allait le préfigurer...
M. Nikolaus Meyer-Landrut. - Vous avez raison, madame la sénatrice. On aurait pu espérer plus de députés présents, mais ce que je trouve important, c'est que pour la première fois, deux parlements signent un accord sur la structure de leur coopération à l'avenir. S'il est mis en oeuvre, ce sera un niveau de coopération sans commune mesure.
Il faut faire le maximum sur la jeunesse et l'apprentissage, mais c'est encore compliqué pour la formation professionnelle car les parcours sont différents. Il faudrait mettre autour d'une table ceux qui s'en occupent dans les régions. Peut-être faudrait-il identifier quelques pilotes. Pour rétablir la paix entre les deux autres intervenants, je dirais que le seul noyau légitime, c'est le franco-allemand !
M. Jean-Dominique Giuliani. - Nos diplomates ont des calendriers, mais les opinions publiques ne les connaissent pas. Or c'est important, que ce soit un calendrier de rapprochement sur la fiscalité pour les investisseurs, ou un calendrier sur l'immigration pour les citoyens... Cela ferait passer le message : « on s'en occupe. » La Commission a fait beaucoup ; mais qui le sait ?
M. Guntram Wolff. - Il très important que les échanges ne concernent pas seulement les élites mais se fassent à tous les niveaux.
M. Jean Bizet, président. - Merci. J'ai noté quelques points : l'importance du rôle des capitales ; la bonne vieille méthode Schuman, avec des réalisations concrètes sur les éléments du quotidien ; un accord franco-allemand avec, si possible, un calendrier. Nous vivons depuis quelques temps une période de transition avec la problématique du Brexit. Nos amis britanniques s'aperçoivent de toute la pertinence du marché unique et de l'union douanière, de cet environnement dont avaient rêvé nos prédécesseurs. L'Union européenne est la première zone économique mondiale, en face des États-Unis, qui se recroquevillent sur eux-mêmes, et de la Chine, qui cherche des partenaires. Nous n'avons jamais signé autant d'accords de libre-échange, et ce faisant, nous sommes en train d'imposer les normes européennes, qui deviennent des normes mondiales. Cette puissance de l'Europe permet de vrais moments d'optimisme qui devraient être expliqués à nos concitoyens.
M. Robert del Picchia, président. - Nous vous remercions. Pour rassurer M. l'ambassadeur, nous sommes très proches des parlementaires allemands, avec qui la commission travaille depuis longtemps.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Situation des chrétiens d'Orient et des minorités au Moyen-Orient - Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères
M. Christian Cambon, président. - Monsieur le Ministre, merci de vous être rendu disponible pour cette audition, que nous avions programmée de longue date.
Nous avons souhaité pouvoir vous entendre sur la situation des chrétiens et des minorités d'Orient, au retour de la mission conduite en Irak par le président du groupe de liaison, Bruno Retailleau, qui s'excuse et est représenté par Dominique de Legge.
Vous le savez, la situation des chrétiens et, de façon générale, des minorités au Moyen-Orient, est et a toujours été une préoccupation du Sénat. Si, sur le plan militaire, des succès décisifs ont été obtenus en 2017 contre l'État islamique, les perspectives restent malheureusement très sombres pour les minorités du Moyen-Orient.
Je ne reviendrai pas en détail sur la succession de persécutions, massacres et exactions subies par ces communautés dans les dernières années. Les chiffres parlent d'eux-mêmes et permettent de mesurer la gravité de ce à quoi nous assistons. On estime qu'en une génération, la population chrétienne d'Irak a diminué de 75 % !
Il aura suffi quelques années pour remettre en cause l'existence de communautés dont la présence continue en Irak remonte à 20 siècles, aux origines même du christianisme.
Un second chiffre donne un ordre de grandeur du bouleversement que subit cette région : en un siècle, la part des chrétiens dans la population du Moyen-Orient serait passée de 25 % à moins de 4 %.
Naturellement, on pourrait revenir longuement sur chaque pays, où chaque situation présente ses propres difficultés, de l'Égypte, pays comptant la plus importante communauté chrétienne, entre 6 millions et 8 millions, au Liban, où la part de la communauté chrétienne est la plus importante - de l'ordre de 40 %.
On pourra également évoquer tous les efforts de la France dans ce dossier si douloureux, et nous vous entendrons avec beaucoup d'attention sur ce point.
Pour ma part, je m'interroge pour savoir comment protéger à l'avenir un peu mieux ces minorités, chrétiennes ou non, qui sont encore présentes dans ces pays. Quelles perspectives pour le retour des populations qui ont dû fuir ces dernières années ?
Plusieurs autorités chrétiennes, à des titres divers et dans différents cénacles, nous ont dit que le but de l'effort actuel n'était pas que les chrétiens puissent fuir, mais qu'ils reviennent au contraire et puissent demeurer - ce qui est très important.
Je profite de votre grande connaissance de la région et de ses dirigeants pour vous interroger, monsieur le ministre, sur la dimension politique du problème : y a-t-il encore, dans ces pays traumatisés par les guerres, le terrorisme, la pauvreté, la corruption, un espoir pour le vivre ensemble, et quel peut être le rôle de la France et de l'Europe, pour préserver ce qui peut l'être encore ?
Je veux enfin vous remercier d'avoir accepté cette audition et d'avoir organisé un déplacement sur le terrain de notre groupe de liaison.
Cette audition n'est pas filmée. Vous pourrez donc vous exprimer avec la plus grande des libertés.
Je passe la parole à Dominique de Legge, qui va s'exprimer à son tour au nom du groupe de liaison.
M. Dominique de Legge. - Monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des affaires étrangères et de la défense, mes chers collègues, Bruno Retailleau, président du groupe de liaison sur les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient, m'a demandé de l'excuser, ayant dû retourner dans son département.
Il m'a demandé de vous rendre compte de la visite que nous avons effectuée avec Michel Boutant, ici présent, et Jacques Le Nay, en Irak et au Liban, du 5 au 10 janvier 2018.
Tout d'abord, merci, monsieur le ministre, d'avoir contribué à lever l'interdiction initiale des autorités irakiennes de nous rendre au nord de l'Irak, dans la plaine de Ninive, en passant par le Kurdistan. Cette interdiction était et est toujours motivée par les vives tensions entre le gouvernement central et la région autonome du Kurdistan, après le référendum sur l'indépendance.
Ne pas nous rendre dans cette partie du territoire où sont concentrés les chrétiens et d'autres minorités, comme les Yézidis, aurait fait perdre beaucoup d'intérêt à notre mission. Nous avons pu finalement passer par Erbil, mais avec l'engagement de ne pas rencontrer les autorités kurdes. Cette limitation était regrettable - bien que nous nous y soyons pliés.
L'objectif de ce déplacement était triple.
En premier lieu, il s'agissait de manifester l'intérêt et la solidarité du Sénat pour les communautés chrétiennes et les autres minorités d'Irak, victimes depuis longtemps des persécutions et, plus récemment, des crimes et exactions de Daech.
En deuxième lieu, il convenait d'évaluer les conditions du retour des réfugiés et déplacés du Kurdistan dans leurs villes et villages de la plaine de Ninive.
Enfin, nous devions visiter un certain nombre des réalisations d'ONG françaises, en partie financées sur les crédits du fonds de soutien que gère votre ministère.
Lors de ce déplacement, nous avons pu avoir des entretiens avec les autorités civiles et religieuses irakiennes et libanaises au plus haut niveau, rencontrer les acteurs locaux et dialoguer tant avec les familles chrétiennes encore réfugiées ou candidates au départ qu'avec celles qui se réinstallent dans leurs villes et leurs maisons, dans la plaine de Ninive.
Le groupe a également eu des entretiens avec les représentants des communautés yézidies et shabaks, ainsi qu'avec des associations qui rassemblent chrétiens et musulmans. Un rapport complet sur notre mission sera prochainement publié mais, d'ores et déjà, nous voulions vous faire part des six principaux enseignements.
En premier lieu, l'élimination de Daech dans sa dimension quasi-étatique et territoriale constitue bien sûr un point indéniablement positif, mais ne signifie pas l'éradication de la menace. Ses combattants n'ont pas tous été neutralisés ou arrêtés. Des cellules dormantes existent et de nombreux combattants ou activistes se sont « rasé la barbe » et fondu dans la population, dont il faut rappeler qu'une partie a soutenu l'organisation. Pour autant, ils sont toujours là. Le mode opératoire s'est modifié, se traduisant par une recrudescence des attentats sur le sol irakien. J'en veux pour preuve les trois attentats qui ont frappé Bagdad juste après notre départ. L'Europe et les alliés de l'Irak, dans cette lutte, sont plus que jamais des cibles potentielles.
Deuxième constatation : si une partie des populations déplacées est de retour, cela ne signifie pas que les conditions pérennes de sa réinstallation soient assurées, en particulier la sécurité et la gouvernance.
Ni l'une ni l'autre ne paraissent suffisamment assurées par le gouvernement central de l'Irak. Le sentiment qui domine est celui d'une grande fragilité, et donc du besoin de consolidation de la situation dans ses différentes composantes, sécuritaires comme politiques.
Ce retour concerne bien sûr les réfugiés qui n'avaient pas quitté l'Irak, mais aussi qui avaient choisi l'immigration. Aussi, monsieur le ministre, quelles sont les actions conduites par la France pour l'aide au retour ? Le groupe de liaison aimerait avoir une réunion de travail approfondi avec les services du ministère pour apprécier ces actions et voir les évolutions possibles.
Troisième constatation : la stabilité et la sécurité passent, pour l'Irak comme pour le Liban, par la tenue, en 2018, d'élections démocratiques, libres et transparentes dont les résultats seront déterminants. La question du statut des différentes composantes de la nation sera l'une des clés du futur de l'Irak et du maintien de sa diversité ethnique et culturelle. Le passage d'un statut d'inégalité, où certaines communautés sont tolérées, à celui d'une citoyenneté pleine et entière, est un enjeu essentiel pour la reconstruction de l'Irak. Il constitue une revendication ancienne et permanente de ces communautés. Peut-être pourrez-vous nous dire un mot de l'action de la France dans ce domaine.
Le quatrième point, évidemment central concerne la réconciliation, qui présuppose que justice soit rendue. Parmi les questions posées, celle du jugement des combattants étrangers est particulièrement d'actualité : où, comment et par qui ? Nous aimerions connaître la position de la France sur ce sujet.
Cinquième remarque : dans le contexte de la reconstruction, l'aide et le soutien de la communauté internationale sont particulièrement importants. Les conférences internationales pour la reconstruction qui sont annoncées à Koweït en février pour l'Irak, et à Rome et Paris pour le Liban - conférence du Cèdre - devront prendre en compte les intérêts de toutes les parties et de toutes les composantes de ces pays sur une base objective. Comment la France se positionne-t-elle notamment avec les autorités sur ce point ?
Enfin, dernière constatation, la France est présente dans la plaine de Ninive, au travers d'ONG remarquables, dont les actions sont en partie financées par votre ministère. Ces actions ne pourraient-elles revêtir un caractère plus officiel, soit au niveau de l'ambassade, soit au niveau du consulat général d'Erbil ? Il nous a semblé que, de ce point de vue, la visibilité de notre pays méritait d'être améliorée.
Sans doute le prochain déplacement du Président de la République en Irak sera-t-il l'occasion de témoigner sur place de la présence française - et s'il va à Mossoul encore davantage.
M. Christian Cambon, président. - Monsieur le ministre, vous avez la parole.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Merci.
Je tiens à vous redire tout le plaisir que j'ai à chaque fois que je suis auditionné par votre commission.
Je suis heureux d'entendre les premiers résultats de la mission effectuée par le groupe de liaison sur les minorités et les chrétiens au Moyen-Orient.
Je suis pour ma part convaincu de l'utilité de cette diplomatie de terrain, qui complète opportunément la diplomatie officielle que je suis amené à mener.
Je veux vous dire aussi que la situation des minorités religieuses, d'une manière générale, et chrétiennes en particulier, est une préoccupation ancienne de notre politique étrangère.
On ne peut traiter cette question sans se référer brièvement à l'Histoire. Les membres du groupe la connaissent certainement, mais il faut la rappeler. La protection de ces minorités est en effet un sujet sur lequel notre diplomatie s'inscrit dans un temps long. C'est un domaine dans lequel le passé nous oblige.
Cette relation remonte au traité des Capitulations, conclu en 1536 entre le roi François Ier et le sultan Soliman le Magnifique. Dans le cadre de l'alliance franco-ottomane, la France s'est vue reconnaître le droit et la responsabilité de la protection des chrétiens de l'Empire ottoman. C'est dans ce cadre que la France est devenue un acteur majeur au Proche-Orient et que les congrégations françaises ont été nombreuses à ouvrir des institutions sociales ou éducatives au service des chrétiens d'Orient.
Je veux aussi rappeler le succès remarquable de l'exposition sur les chrétiens d'Orient à l'Institut du monde arabe. J'ai eu l'opportunité de la visiter : elle montre bien la sensibilité française à l'égard des chrétiens d'Orient dans l'Histoire.
Cet héritage, dont nous sommes porteurs, s'est enrichi au fil du temps d'autres affinités. Je pense en particulier aux communautés juives du Moyen-Orient, arrimées à l'espace francophone par le réseau d'enseignement de l'Alliance israélite universelle fondée en 1860 à Paris par Adolphe Crémieux.
Je pense également à l'amitié particulière qui nous lie au peuple kurde, renforcée par la fraternité d'armes contre Daech, Cette amitié a guidé au cours des derniers mois les efforts impulsés par le Président de la République pour accompagner une reprise du dialogue entre Bagdad et Erbil, après la crise ouverte par le référendum kurde d'indépendance du 25 septembre dernier.
J'ai eu l'occasion de m'y rendre et de rencontrer le président Barzani pour lui dire que nous ne souhaitions pas qu'il s'engage dans une telle aventure. Il l'a fait cependant et a, du coup, un peu disparu de la scène, remplacé par son cousin, également appelé Barzani, qui a été nommé premier ministre.
Les deux premiers ministres, MM. al-Abadi et Barzani, se sont rencontrés cette semaine. Tout laisse à penser que nous connaîtrons de nouvelles avancées dans ce domaine. Je rencontrerai demain à Davos le premier ministre Barzani pour établir avec lui des liens nouveaux. Il semble que les choses aillent mieux dans son pays.
Dans le cours de cette longue histoire, l'émergence de Daech a constitué un tournant - à dire vrai dire une rupture. L'organisation terroriste, vous le savez, a particulièrement ciblé dans ses exactions les minorités religieuses d'Irak et de Syrie - chrétiens de toutes confessions, Yézidis, Shabaks, Mazdéens. La destruction fait partie intégrante de son projet totalitaire. L'exode provoqué par ce choc aboutit à ce résultat que l'on aurait pu croire impossible il y a dix ou quinze ans : l'épuisement de communautés millénaires au centre même de leur histoire.
Chacun pense ici bien sûr au calvaire de milliers de femmes yézidies, vendues sur des marchés d'esclaves, violées, livrées à la tyrannie de brutes djihadistes. J'ai reçu au Quai d'Orsay l'une de ces survivantes, Mme Nadia Mourad, dont le témoignage a ému le monde. Son sort a été partagé par de nombreuses autres femmes. Certaines sont mortes ou ont disparu. Les autres essaient, avec les difficultés que l'on imagine, de se reconstruire.
On débat, avec une compréhension qui, parfois, m'étonne, de la question des « revenants ». Ceux qui se rendaient à Mossoul ou à Raqqa n'y allaient pas pour faire du tourisme ! Je l'ai déjà dit sous la mandature précédente : ceux qui combattaient avec Daech étaient et sont nos ennemis, quelle que soit leur nationalité. Je le répète, car j'entends et je lis des choses qui m'étonnent sincèrement.
Daech, dans son entreprise de table rase culturelle, n'a pas ciblé que les hauts lieux du patrimoine préislamique - Palmyre ou Hatra, pour ne citer que les plus emblématiques. Le patrimoine chrétien, souvent très ancien dans cette région qui est le berceau du christianisme, a également été visé. Je pense au monastère Saint-Élie de Mossoul, le plus ancien d'Irak, démantelé à coups de bulldozer. Je pense aussi au monastère des saints Behnam et Sarah, près de Qaraqosh, dynamité en 2015, et à tous les lieux de culte détruits ou profanés dans la région.
La rage iconoclaste de Daech ne s'est pas cantonnée aux minorités. Les tombes des prophètes Jonas et Daniel, communs aux trois monothéismes, des mosquées anciennes, des sanctuaires soufis, des sépultures islamiques ont également été saccagés.
Mais, dans le cas des minorités, ce sont les communautés elles-mêmes que l'on a cherché à effacer, avec leur patrimoine. De fait, c'est toute une trame humaine, tissée au cours des siècles, qui se trouve aujourd'hui déchirée, effilée, rapiécée. Je pense en particulier à la plaine de Ninive, au Nord-Est de Mossoul, naguère exemplaire de la diversité irakienne. Berceau de la communauté assyrienne d'Irak, dont Qaraqosh est la « petite Jérusalem », elle abrite également des populations yézidies et shabaks, ainsi que des Arabes, des Kurdes musulmans et une communauté chrétienne.
Avec l'offensive de Daech au printemps 2014, les minoritaires ont fui vers le Nord. Ceux qui n'ont pu le faire ont subi les exactions, les massacres et les déportations. Dès lors se pose la question de leur retour. J'y reviendrai.
Aujourd'hui, Daech est en passe d'être vaincue sous la forme territoriale. Je partage votre avis, monsieur le président : cela ne signifie pas que la menace ait disparu. L'organisation a renoué avec une forme de terrorisme asymétrique. Dans ce type de stratégie terroriste, les minorités et leurs lieux de culte représentent des cibles privilégiées. J'en veux pour preuves les attaques successives qui ont endeuillé la communauté copte d'Égypte, la plus importante - 8 millions à 10 millions de personnes - dans une église d'Alexandrie, le dimanche des rameaux, le 25 mai contre un bus de pèlerins dans la province de Minya, puis contre une église de la banlieue du Caire, le 30 décembre.
À chaque fois que je me rends au Caire, je tiens à rencontrer Sa Sainteté Tawadros II, le pape des Coptes. Il est très important de pouvoir conserver une relation directe avec lui. J'ai ainsi permis de renforcer la sécurité des chrétiens. J'espère avoir un échange assidu et régulier avec les autorités égyptiennes pour la protection des communautés chrétiennes d'Égypte, et conserver une relation très forte entre celles-ci et l'université islamique d'El Azhar. À chaque opportunité qui m'est donnée, je provoque des rencontres au Caire à cette fin.
Depuis 2014 et l'invasion de la plaine de Ninive par Daech, la France compte parmi les pays qui se sont le plus mobilisés en faveur des victimes de ces exactions. La France s'est beaucoup investie en matière de défense du pluralisme au Proche-Orient et au Moyen-Orient.
Cette mobilisation, il faut le souligner, s'est opérée sans discrimination, au profit de toutes les minorités menacées, y compris, parmi les musulmans, les chiites en pays sunnites et les sunnites en pays chiite, car il existe aussi des musulmans persécutés.
En République islamique d'Iran, où il reste contre toute attente une communauté juive iranienne, les chrétiens sont plutôt mieux traités que dans beaucoup de pays de la région, et les zoroastriens ont traversé les siècles, mais ce sont les musulmans hétérodoxes qui sont réprimés.
Notre politique dans ce domaine se veut inclusive, fidèle à notre histoire et conforme à notre conception universaliste des droits de l'homme, dans une région où cette conception ne fait pas consensus.
Comme l'a rappelé le Président de la République lorsqu'il a inauguré, le 25 septembre dernier, l'exposition sur les chrétiens d'Orient en compagnie du président Aoun : « Partout où des minorités défendent leur foi, la France est à leurs côtés (...) parce que nous croyons au pluralisme ».
Si nous nous mobilisons ainsi, c'est pour trois raisons essentielles, et d'abord par fidélité envers des populations historiquement proches de nous et de notre culture, souvent francophones, par cohérence également avec notre approche universaliste des droits de l'homme, enfin parce que nous sommes convaincus que la diversité humaine, religieuse et culturelle est une part essentielle de l'identité du Moyen-Orient, et qu'il ne sera pas possible d'assurer la paix et la stabilité dans cette région si cette diversité se délite ou disparaît. C'est d'ailleurs une des dimensions de notre soutien au Liban.
C'est dans cet esprit que la France s'est employée, dès 2015, à mobiliser la communauté internationale sur la question des minorités, parallèlement à notre combat contre Daech.
La France a d'abord profité de sa présidence du Conseil de sécurité, sous le quinquennat précédent, pour convoquer une réunion extraordinaire au niveau ministériel, le 27 mars 2015. Nous avons initié sur cette question, en septembre 2015, une conférence internationale à Paris, coprésidée par la Jordanie. Le but est d'internationaliser la question des minorités chrétiennes au Moyen-Orient. Cela semble évident a priori, encore faut-il qu'un État s'y emploie. C'est ce que nous avons fait.
De cette réflexion est sorti un plan d'action qui fait désormais référence et autorité. Il énonce les mesures à prendre dans les domaines humanitaire, politique, patrimonial et judiciaire, pour créer les conditions d'un retour des membres de ces communautés.
L'Espagne en a organisé le suivi avec la conférence de Madrid en mai 2017. La Belgique prépare une nouvelle conférence qui se tiendra au premier semestre 2018.
Par ailleurs, un fonds de soutien aux victimes des violences ethniques et religieuses au Moyen-Orient a été créé en 2015. Il appuie des projets mis en oeuvre notamment par des ONG françaises au profit des communautés menacées. Il contribue à assurer une présence et une visibilité de notre pays au sein de ces communautés.
Ce fonds a déjà engagé 15 millions d'euros sur 60 projets, principalement sur l'aide humanitaire, mais aussi en faveur de mesures visant au déminage et, plus spécifiquement, à l'égard des Yézidis. Il reste 5 millions d'euros à engager en 2018. J'ai demandé que soient rapidement déterminées les modalités de la poursuite de notre aide.
J'ajoute que nous avons pris des initiatives en faveur du patrimoine du Moyen-Orient. Le président Hollande avait présidé une conférence internationale à Abou Dhabi en décembre 2016, sous la coprésidence de la France et des Émirats arabes unis. Ceci a débouché sur la création du Fonds d'aide à la rénovation du patrimoine détruit dans les zones de conflit (ALIPH), qui pourrait permettre un redressement des oeuvres touchées par les combats, en particulier dans la zone où vous vous êtes rendus.
Depuis 2014, la situation sur le terrain a considérablement évolué. Elle s'est améliorée dans la plaine de Ninive depuis la reprise de Mossoul. À Qaraqosh, 50 % de la population est revenue. La campagne de déminage est achevée, mais nous devons poursuivre et amplifier notre effort de stabilisation en direction des régions d'origine des minorités qui sont souvent celles où les destructions ont été les plus importantes, où le taux de retour est le plus faible et où le combat pour le déminage reste la première urgence, notamment dans la région du mont Sinjar, zone yézidie.
À titre d'exemple, depuis 2016, avec notre appui financier, près de 2 000 engins explosifs ont été détruits ou retirés sur une surface couvrant 750 000 m² à Sinuni et dans 23 villages alentour, bénéficiant directement aux résidents yézidis.
Il s'agit plus largement de garantir aux populations locales un retour en toute sécurité dans leurs zones.
Vous l'avez indiqué, une conférence aura lieu en février au Koweït, consacrée à la reconstruction de l'Irak. J'y serai moi-même présent. Le Président de la République a déjà décidé de doubler nos crédits de coopération en faveur de l'Irak.
Je me permets de faire à cet égard quelques observations par rapport aux interrogations de Dominique de Legge. Il importe que les élections irakiennes se déroulent dans les meilleures conditions. Je ne suis pas certain, aujourd'hui, alors qu'on pouvait le penser il y a encore quelque temps, de la victoire du premier ministre al-Abadi. L'accord passé avec le mouvement de mobilisation populaire a en effet été rompu, et si ce mouvement rejoint Nouri al-Maliki, on risque de très mauvaises surprises.
Il faut également que l'aide internationale à la reconstruction pour l'Irak puisse être rapidement mobilisée et visible de l'ensemble de la population, afin d'éviter que, par désespoir, les sunnites, se sentent non reconnus et ne tombent dans une nouvelle forme de terrorisme. Il est urgent d'agir. La France jouera son rôle.
Après avoir donné pour la guerre, il faut aussi donner pour la paix. C'est là une démarche marchande qui ne constitue pas ma première préoccupation, mais cela vaut la peine de le rappeler.
Il faut rapidement envoyer des signes très forts en matière de dispensaires, de déminage, d'eau potable, pour permettre aux minorités de réinvestir leurs lieux de vie et retrouver la sérénité. C'est possible, mais il faut que chacun y consacre suffisamment.
Pour ce qui concerne la reconstruction, nous veillons que nos crédits puissent être affectés à des projets liés aux villes chrétiennes de Karamlech et Qaraqosh, en soutenant les micro-entrepreneurs, la création de dispensaires ou d'écoles. Le centre de crise et de soutien du ministère des affaires étrangères est très vigilant à cet égard. J'ai bien noté votre observation sur l'insuffisante reconnaissance des ONG françaises. Je vais me pencher sur ce point car, lors de mon déplacement au Koweït, il est également prévu que je me rende en Irak rencontrer les autorités et leur apporter une forme de soutien.
Une nouvelle période s'ouvre donc en Irak, et peut-être en Syrie.
La Syrie connaît actuellement une période très grave. On se trouve confronté à trois risques majeurs. Le premier, c'est l'entrée des Turcs dans Afrine, qui compte 400 000 habitants, dont des Kurdes du PYG. Certains de vous connaissent bien les « différentes nuances de Kurdes ». Il existe des Kurdes irakiens, iraniens, syriens, plus ceux du PKK. Tout cela ne forme pas un ensemble homogène. Cette pénétration se fait manifestement avec la complicité des Russes. On ne sait pas jusqu'où, mais c'est très préoccupant.
Par ailleurs, dans la zone de Ghouta Est, le régime encercle les populations de l'intérieur.
Enfin, dans la zone d'Idlib, qui compte 2,5 millions d'habitants, les bombardements de l'armée de Bachar al-Assad ont commencé, avec le soutien des Russes, par voie aérienne. On dénombre trois zones de conflit. Ainsi que j'ai eu l'occasion de le dire lors de l'une de mes dernières auditions, une fois Daech éliminé ou partiellement éliminé, d'autres conflits sous-jacents vont apparaître. On le voit entre les Turcs et les Kurdes, mais il y en aura peut-être entre Turcs et arabes ou entre le Hezbollah et Israël.
Nous sommes devant une situation particulièrement difficile, la zone nord-est étant tenue par les Kurdes des forces démocratiques syriennes (FDS) avec le soutien de la coalition.
Par ailleurs se tient demain à Vienne une réunion de la dernière chance, sur la base du processus onusien, avant que ne se retrouve à Sotchi, le 29 de ce mois, une conférence nationale syrienne supposée représenter l'ensemble des acteurs syriens, sélectionnés par le régime et par les Russes.
Il s'agit d'une semaine cruciale. Nous-mêmes - cela semble maintenant semi-officiel - avons tenu une réunion hier soir avec Rex Tillerson, Boris Johnson et les ministres des affaires étrangères saoudien et jordanien pour essayer d'avancer sur une position commune, afin d'aider M. de Mistura, négociateur des Nations unies, à avancer dans les jours qui viennent. Nous allons essayer de la faire partager à d'autres partenaires.
Il est indispensable que le règlement politique irakien comporte une solution inclusive intégrant l'identité des communautés chrétienne, yézidie, kurde et sunnite. Je crois qu'ils y sont prêts. C'est la logique que veut développer M. al-Abadi. Il faudra que la solution politique fasse place à l'ensemble des communautés, kurdes ou chrétiennes, qui ont été habilement utilisées par Bachar al-Assad pour monter qu'il était ouvert. Je le dis comme je le pense. Peut-être n'avaient-elles pas le choix, mais cela signifie que tout le monde peut retrouver sa place dans un processus politique cohérent.
Nous nous sommes mis d'accord sur des élections mises en oeuvre sous l'autorité des Nations unies, une réforme de la Constitution qui permette l'existence d'un premier ministre fort, dans le respect de la représentation des différentes communautés, et des mesures de confiance afin que tout se déroule dans un environnement impartial.
Tout cela sera rendu public dans les heures qui viennent.
J'ajoute, s'agissant des questions liées à l'asile, que nous avons réalisé un effort particulier en faveur de l'acceptation des minorités venues de Syrie. Le 14 mars dernier, un protocole a été signé entre le ministère des affaires étrangères, le ministère de l'intérieur, la communauté de Sant'Egidio et la conférence des évêques de France, afin d'intensifier cet effort, l'assortissant d'un accueil supplémentaire.
Je considère qu'aux yeux de la France, l'avenir des chrétiens d'Orient et des autres minorités est en Orient, dès lors que leur sécurité est assurée. Cela signifie que leur avenir est aux côtés de leurs compatriotes musulmans. Notre action en leur faveur est donc inséparable de nos efforts pour accompagner l'émergence d'un islam ouvert et tolérant, compatible avec les libertés publiques et une conception universaliste des droits de l'homme.
Aussi est-il indispensable d'associer les chrétiens d'Orient et les autres minorités à nos initiatives. Rien ne serait pire que d'agir d'une manière qui fasse apparaître les minorités comme étrangères dans leur propre pays.
Un mot des minorités chrétiennes. Dans le Golfe, j'ai été extrêmement surpris, un jour que je me rendais à Riyad, d'y avoir été précédé par le patriarche maronite de Beyrouth, qui a été accueilli par le prince ben Salmane avec tous les honneurs dus à son rang. C'est la première fois que cela arrivait.
Il s'agit, dans les évolutions que veut initier le prince héritier d'Arabie saoudite pour découpler la monarchie du wahhabisme, d'un acte fort et extrêmement médiatisé.
Je suis également frappé de voir que d'autres, dont le Qatar, adoptent une politique de mieux-disant dans le dialogue interreligieux. Ce sont des éléments plutôt favorables pour la suite.
En ce qui concerne le Liban, notre position n'a pas changé : nous maintenons les accords de Taëf et la répartition des responsabilités des uns et des autres afin de maintenir dans ce pays les communautés chrétiennes, qui tiennent toute leur place dans l'ensemble compliqué, mais à nouveau stable, que forme ce pays.
Trois conférences internationales sur le Liban vont avoir lieu, une à Rome sur la question militaire, une sur les réfugiés et une autre à Paris concernant les enjeux économiques. La France sera présente à ces trois conférences, qui font suite au psychodrame qui s'est déroulé au moment du séjour de M. Hariri à Riyad.
S'agissant des « revenants », nos positions n'ont pas changé. Elles sont finalement assez simples, même si elles vont peut-être être amenées à bouger pour des raisons militaires et politiques.
Les combattants de Daech prisonniers en Irak - hommes ou femmes - sont soumis à la justice irakienne. Nous estimons que ceux qui ont combattu contre un pays doivent être jugés là où ils ont combattu. C'est un principe de base.
Je sais que la peine de mort s'applique en Irak. J'ai comme tout le monde appris qu'un réfugié allemand avait été condamné à mort. Il y a aujourd'hui dans le monde 14 Français condamnés à mort. On les suit de très près.
En Irak, la relation que nous avons avec M. al-Abadi fait qu'on lui dira notre posture à cet égard, même si la justice irakienne est indépendante. Les prisonniers qui se trouvent en Irak sont suivis de très près par notre consul général à Bagdad.
Le problème en Irak - comme ce sera le cas en Syrie - est celui des enfants. Ils bénéficient de la convention internationale des droits de l'enfant (CIDE). Nous en avons rapatrié plusieurs, en particulier les enfants de la famille de Mme Boughedir, qui a conservé avec elle sa fille de six mois. Ils sont suivis par un juge des enfants et une procédure spécifique leur est appliquée.
Il y aura sans doute d'autres prisonniers, les combats n'étant pas tout à fait terminés territorialement.
Pour la zone de Raqqa, tenue par les FDS et soutenue par la coalition, les choses sont plus compliquées. Il y a là plusieurs combattants français prisonniers, dont des familles et une soixantaine d'enfants en bas âge. Il s'agit d'une zone non stabilisée, où nous ne sommes pas présents militairement. Nous estimons que, pour l'instant, c'est au Comité international de la Croix-Rouge de s'en charger. Nous sommes en relation avec eux pour identifier les lieux où se trouvent des combattants français qui, pour certains, passent par des avocats, en relation avec leur famille, en France, et se manifestent auprès des médias français. C'est ce qui expliquait mes interrogations au début de mon propos.
Nous veillons à ce qu'ils ne soient pas victimes de sévices et qu'ils puissent ensuite entrer dans une procédure judiciaire. Si des enfants sont identifiés, c'est le Comité international de la Croix-Rouge qui met en oeuvre la CIDE.
Toute la question est de savoir si l'ensemble des acteurs vont trouver ou non une solution de judiciarisation, ce qui soulève d'autres questions.
En effet, s'il existe un outil de judiciarisation potentiel, cela signifie qu'on est en train de créer l'embryon d'un État partiel en Syrie. Or, le processus politique n'a pas commencé. Cela fera partie du dispositif politique. Dans l'intervalle, c'est le Comité international de la Croix-Rouge qui doit remplir les deux missions.
M. Christian Cambon, président. - Merci de vos propos, monsieur le ministre, ainsi que pour votre franchise, à laquelle la commission est habituée.
Merci d'avoir rappelé les grands axes que la France s'est fixés pour aider les chrétiens d'Orient et assurer la pérennité de l'action du Gouvernement en la matière. Toutes les minorités font l'objet de la même attention de la part de la France. Tout est fait pour favoriser la mise en sécurité de ces communautés, aussi modestes soient-elles, et sauvegarder leur patrimoine.
Nous avons reçu un certain nombre d'autorités au Sénat : cette action est certainement appréciée et nous l'encourageons.
Il a été intéressant de resituer les drames que subissent les chrétiens d'Orient dans le contexte irako-syrien dont vous venez de nous dire qu'il connaît aujourd'hui même une évolution. Nous formons le voeu que les élections en Irak permettent de conforter M. al-Abadi, que nous avons reçu il y a quelque temps avec le président du Sénat. Tout le monde se souvient que M. al-Maliki n'a pas franchement aidé son pays à sortir des difficultés.
La parole est aux commissaires.
M. Michel Boutant. - M. le ministre a déjà répondu à la question principale que je souhaitais poser : Daech a conduit une guerre contre les minorités, en Irak comme en Syrie - chrétiennes, yézidies. Ces minorités ont cependant été fortement aidées par les Kurdes qui, globalement, ont également participé aux combats de libération, en particulier à Raqqa et à Mossoul.
On pouvait subodorer depuis quelques années déjà que le règlement du conflit contre Daech générerait vraisemblablement un autre conflit opposant les Kurdes à beaucoup d'autres. Nous y sommes !
Hier, au moment des questions d'actualité au Gouvernement, deux interrogations ont été soulevées. J'ai été assez surpris de l'embarras des réponses qui ont été apportées - pour ne pas dire plus. Je peux le comprendre à la lumière de ce que vous venez de dire.
En début d'après-midi, j'ai rencontré monseigneur Mayarati, archevêque d'Alep, qui était dans nos murs.
Il se plaignait que les convois humanitaires qui vont en Syrie, français en particulier, se rendent principalement - je cite ses mots - « vers les terroristes ». Je lui ai demandé ce qu'il entendait par « terroristes ». S'agit-il uniquement des djihadistes, des combattants de la Syrie libre ? Sa réponse a été pour le moins évasive. On ne sait pas trop...
J'ai demandé quels étaient les rapports entre la minorité chrétienne en Syrie et le gouvernement de Bachar al-Assad. Là aussi, la réponse a été plutôt évasive.
M. Ronan Le Gleut. - Monsieur le ministre, lors d'un déplacement au Caire, mi-décembre, j'ai eu le privilège d'être reçu par le pape des Coptes, Tawadros II, alors qu'il venait de refuser de recevoir le vice-président américain Mike Pence.
Le fait qu'il accorde à un sénateur français une audience de plus d'une demi-heure me semble révélateur de l'image positive de la France, mais aussi de l'attente que suscite notre pays de la part des populations durement éprouvées ces dernières années. Nous avons de fait un rôle à jouer.
Les Coptes d'Égypte ont infiniment souffert pendant la présidence Morsi. Aujourd'hui, le maréchal al-Sissi est leur protecteur, et le pape Tawadros II m'a clairement confirmé le soutien de sa communauté au maréchal al-Sissi.
Hélas, cela n'empêche pas les attentats sanglants, on l'a encore vu le 29 décembre dernier. Cela n'évite pas non plus les menaces plus diffuses, plus ciblées, en raison de la pénétration des Frères musulmans dans tout le tissu de la société égyptienne et dans tous les rouages de ce pays.
De quelle manière la France pourrait-elle aider ou aide-t-elle déjà ce pays ami et son président allié de l'Occident à lutter à la fois contre le terrorisme, mais aussi contre l'infiltration islamiste, qui s'opère à tous les échelons de la société égyptienne ?
M. Jacques Le Nay. - Beaucoup de choses ont été dites par Dominique de Legge, que j'accompagnais lors de la mission.
J'ai pu faire deux constats, tout d'abord dans la plaine de Nivive, après la rencontre de notre délégation avec le père Tabet et son comité de reconstruction de Qaraqosh, en présence de monseigneur Petros Mouche, archevêque syrien catholique de Mossoul et Qaraqosh, suivie de plusieurs visites aux familles de déplacés chrétiens réinstallés dans les habitations qui ont été réhabilitées.
Ce premier constat est selon moi très positif et encourageant, car il confirme une volonté de reconstruire une ville pillée et brûlée.
Le lendemain, 8 janvier, au camp d'Ashti II, à Erbil, nous avons rencontré le père Emmanuel et les familles déplacées de Mossoul. Ce constat est plus inquiétant à mes yeux. Ces familles, avec lesquelles nous nous sommes entretenus longuement, ont fui Mossoul, craignant pour leur vie et surtout celle de leurs enfants. Leurs maisons sont actuellement occupées par des voisins qui leur signifient par téléphone qu'elles n'ont plus rien à faire à Mossoul. Pour rien au monde ces familles déplacées ne veulent y retourner et voient leur planche de salut dans un accueil pas les pays de l'Union, et plus particulièrement la France.
Cela soulève beaucoup d'interrogations, qui ne sont certes pas faciles à résoudre : que peuvent faire la France et l'Europe ? Vous avez répondu à beaucoup de ces questions. C'est une situation difficile que celle des réfugiés de Mossoul. Nous avons appris comment ils ont été persécutés, et nous voudrions savoir comment les sécuriser pour rentrer chez eux, malgré l'occupation de leurs maisons, mais aussi surtout comment justice sera rendue dans leur pays.
M. Hugues Saury. - Monsieur le ministre, même si j'ai bien entendu que l'avenir des chrétiens d'Orient est en Orient, dans le cadre des liens et de la protection multiséculaire de la France vis-à-vis de ces chrétiens d'Orient, des procédures particulières peuvent-elles être mises en oeuvre pour les accueillir et faciliter les demandes de visas, notamment humanitaires ?
M. Jean-Yves Leconte. - Monsieur le ministre, je voudrais tout d'abord rendre hommage aux agents consulaires et à ceux de l'OFPRA qui étudient et reçoivent des visas humanitaires dans nos différentes représentations diplomatiques de la région.
N'y a-t-il pas un peu de frustration, une fois les dossiers considérés comme légitimes, à prendre connaissance des réponses très tardives du ministère de l'intérieur à propos de la délivrance des visas ? Combien de personnes ont-elles pu recevoir un visa et combien attendent une réponse, faute d'hébergement en France ?
Je sais que c'est un problème difficile, mais je ne crois pas qu'il soit très correct de laisser attendre une famille qui doit pouvoir légitimement venir en France. On me dit même que parfois, ces familles partent seules, sans avoir reçu de visa, dans la mesure où les réponses du ministère de l'intérieur n'arrivent pas.
Enfin, je suis toujours très gêné quand on parle des chrétiens d'Orient et des minorités. Il est vrai qu'ils ne sont pas majoritaires en chiffres, mais ce n'est pas la bonne expression, tant ils sont - comme les autres habitants du Moyen-Orient - des composantes essentielles et structurantes de la région et des États. On ne peut imaginer un Moyen-Orient sans eux. Je pense qu'il faut rester dans cette manière d'appréhender les choses.
M. Christian Cambon, président. - Monsieur le ministre, vous avez la parole.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Je trouve l'observation finale de M. Leconte pertinente. Je crois l'avoir dit dans mon propos.
L'avenir des chrétiens d'Orient est en Orient, et ils constituent une composante essentielle de l'ensemble de cette région, puisque le christianisme s'est d'abord développé en Orient, qui était chrétien avant l'Occident. D'une certaine manière, les chrétiens d'Orient sont donc chez eux en Orient, peut-être même plus que les chrétiens d'Occident sont chez eux en Occident !
Jacques Le Nay évoquait ceux qui veulent venir en France. Je me souviens être allé deux fois à Erbil en plein milieu de la crise rencontrer des populations chrétiennes et yézidies, dans des camps de réfugiés, qui demandaient à venir en France.
On peut le comprendre, mais l'avenir des chrétiens d'Orient est précisément en Orient. Il nous faut donc tenir ce discours de manière extrêmement claire, et avoir les éléments d'accompagnement nécessaires pour ce faire.
En matière de visas humanitaires, le fait que des mesures soient prises pour accélérer le traitement des demandes d'asile à titre humanitaire par le ministère de l'intérieur constitue un débat politique central. Le souci du Gouvernement est d'accélérer les procédures de demandes d'asile. C'est en effet un droit. Or jusqu'à présent, les délais étaient extrêmement longs. Il faut les accélérer.
Il n'y a pas de discrimination religieuse dans l'attribution des procédures d'asile, mais une attention particulière est portée aux chrétiens. Le traitement des demandes irakiennes et syriennes se fait surtout à partir de Beyrouth. On y porte l'attention nécessaire, tout en étant très clair sur les fondamentaux que je viens d'exprimer.
Pour ce qui est de Karamlech et Mossoul, il s'agit d'une procédure de stabilisation de l'Irak. On est sur un triptyque stabilisation-réconciliation-reconstruction. Pour le moment, on est encore dans la phase de stabilisation. Il faut passer à la phase de réconciliation. J'espère que c'est en cours. Il faudra, après le Koweït, passer à la phase de reconstruction. C'est indispensable.
La France s'est en particulier engagée sur la reconstruction de l'université de Mossoul. C'est un symbole très fort pour lequel nous voulons nous mobiliser, mais c'est encore un peu tôt. Je comprends les réserves, après avoir été occupé par Daech pendant plusieurs années, de ne pas voir les chrétiens revenir à Mossoul. Je pense que la justice sera rendue, et tous les espoirs vont vers une stabilisation plus active et plus forte de la part de l'Irak. Souhaitons qu'il n'y ait pas trop d'intrusions iraniennes dans le dispositif. C'est aussi un risque avec la candidature de M. al-Maliki.
Monsieur Le Gleut, concernant l'Égypte, je suis en faveur de M. al-Sissi. On me le reproche d'ailleurs dans certaines instances. Je ne renie pas mon soutien à ce président. C'est d'autant plus clair que, lorsqu'il faut lui dire certaines choses, on le fait, par exemple, alors qu'il est dans une phase d'exagération dans le cadre de sa politique de répression.
Sur le fond, il est vrai qu'il assure à l'égard de la communauté copte une présence vigilante et agit symboliquement. Il est allé rendre visite au pape Tawadros II après les attentats, en dépit de ce que pouvaient dire les Frères musulmans. Il faut donc aider M. al-Sissi. Je le dis clairement : si l'Égypte était en miettes, la sécurité globale de l'ensemble de la région serait épouvantable. Il faut lui parler, le voir, échanger, l'aider, faire en sorte que nos entreprises s'y installent. L'Égypte compte 90 millions d'habitants...
M. Christian Cambon, président. - On l'a reçu ici à deux reprises.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Je suis peut-être parfois trop actif de ce côté, mais c'est indispensable, y compris s'agissant du règlement du problème avec la Syrie. Il faut parler avec l'Égypte très régulièrement, même si l'on peut avoir des désaccords. Sur le fond, c'est tout à fait nécessaire.
Quant aux Kurdes, pour répondre à la question de Michel Boutant, ils ont été remarquables en Irak, à la fois dans leur accueil des communautés yézidies et chrétiennes, et dans leurs capacités de combat pour la reprise de Mossoul. Ils ont également été remarquables en Syrie.
La coalition n'ayant jamais envisagé d'envoyer des forces au sol, il fallait bien des acteurs pour prendre Raqqa, d'où sont venus les attentats. Ce sont les FSD du PYG, à dominante kurde, qui ont été très actives.
Il faut aussi comprendre que la Turquie a besoin de sécuriser sa frontière. C'est aussi notre propre intérêt, même à l'égard des potentiels « revenants ». On parle souvent des Français, mais il en existe partout. À un moment donné, Daech a compté 15 000 combattants étrangers. Ils n'ont pas tous été neutralisés.
C'est une situation très compliquée, dans laquelle il faut assurer les Kurdes de notre soutien. Pour ceux d'Irak, c'est plus simple que pour ceux des FDS. La Turquie a besoin d'un minimum de sécurité. Il en va aussi de la nôtre. Nous sommes sur une ligne de crête qui n'est pas simple. Ma mission est de mener la discussion le mieux possible.
On parle aux Turcs, on parle au général Mazlum, « patron » des FDS, pour faire en sorte que cela aboutisse, avec des jeux tactiques très compliqués de la part de tous les acteurs sur place.
C'est pourquoi le fait d'avoir un accord avec les Saoudiens, les Jordaniens, les Américains et les Britanniques sur un projet politique sur la Syrie depuis hier soir est une bonne chose. Je ne sais s'il va aboutir, mais il a au moins le mérite d'exister et de pouvoir rallier d'autres partenaires, en parlant aux Turcs et à l'opposition syrienne.
Nous ne faisons pas du départ de Bachar al-Assad le préalable à toutes discussions. Le préalable, c'est d'aller aux élections, d'appliquer la résolution 2254 du Conseil de sécurité, de réformer de la Constitution, et d'échanger des signes de confiance, dans le domaine humanitaire en particulier.
Dans la zone contrôlée par le régime, nous travaillons, en matière humanitaire, avec les Nations unies, qui se chargent de l'organisation. Dans les zones rebelles, nous aidons les Nations unies afin d'éviter les zones tenues par les djihadistes, et nous apportons l'aide humanitaire directement aux populations civiles.
On a orienté depuis le début de la guerre tous les groupes terroristes vers la région d'Idlib, pour en faire une espèce de « réserve ». On y trouve en effet beaucoup de groupes plutôt orientés vers Al-Qaïda. Il y a dans cette région 2,5 millions d'habitants qui ne sont pas tous terroristes. La stratégie de Bachar al-Assad et des Russes a consisté à regrouper progressivement tout le monde dans cette zone.
Les combats les plus spectaculaires ont été ceux d'Ersal, à la frontière entre le Liban et Damas, menés par Al-Qaida et Daech. L'armée libanaise a repris le territoire, et on a envoyé les combattants par cars dans la zone d'Idlib !
On justifie le fait d'empêcher l'aide humanitaire de parvenir dans ces zones pour empêcher Daech de prendre la relève d'Al-Qaida, mais lesdites zones comportent aussi des populations civiles non kurdes.
M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le ministre. Je crois exprimer le sentiment de chacun en renouvelant notre soutien aux efforts que vous déployez pour faire entendre la voix de la de France et agir dans le sens de la paix dans une région qui en a bien besoin.
Je remercie également le groupe de liaison sur les chrétiens d'Orient, qui réalise un travail extraordinaire, aux avant-postes du Sénat, pour nous informer de ce qui se passe sur le terrain.
La réunion est close à 17 heures 45.