- Jeudi 14 décembre 2017
- Audition de Mme Ghada Hatem, fondatrice de La Maison des femmes de Saint-Denis sur La Maison des femmes de Saint-Denis et les soins aux femmes victimes de violences
- Audition de Maître Carine Durrieu-Diebolt, avocate au barreau de Paris, spécialisée dans la défense des victimes de violences sexuelles
Jeudi 14 décembre 2017
- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -Audition de Mme Ghada Hatem, fondatrice de La Maison des femmes de Saint-Denis sur La Maison des femmes de Saint-Denis et les soins aux femmes victimes de violences
Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, nous accueillons ce matin le Docteur Ghada Hatem, gynécologue.
Le Docteur Hatem a pris l'initiative de créer La Maison des femmes de Saint-Denis, qui assure une prise en charge globale des femmes victimes de violences, qu'il s'agisse des violences conjugales, des viols, y compris incestueux, et des mutilations sexuelles, pour lesquelles est proposée une prise en charge globale, médicale et psychologique, mais aussi sociale.
La Maison des femmes de Saint-Denis a récemment fêté son premier anniversaire : nous vous remercions, Docteur, de nous présenter le bilan de ce lieu de soins et d'accueil unique, dont la création n'allait pas de soi et pour lequel vous avez déployé une énergie hors du commun.
Docteur, vous incarnez à vous seule les deux préoccupations majeures de notre délégation. Nous avons en effet souhaité cette année travailler sur les violences faites aux femmes pour préparer l'examen du projet de loi annoncé par le Gouvernement. Nos questionnements concernent plus particulièrement le drame des victimes de violences sexuelles, notamment des victimes les plus jeunes, et les obstacles qui jalonnent leur parcours judiciaire. Nous nous intéressons, bien sûr, à l'accompagnement médical et psychologique de ces victimes, jeunes et moins jeunes.
Nous préparons aussi un travail sur les mutilations sexuelles en vue de la semaine du 6 février : vous avez bien voulu accepter de participer à la table ronde que nous organiserons le jeudi 8 et nous vous en remercions chaleureusement.
Notre deuxième sujet de travail, à plus long terme quant à lui, concerne l'avenir de la gynécologie : c'est dire, Docteur, si nous avons vocation à vous revoir souvent, ce dont je me réjouis.
Docteur Ghada Hatem, médecin chef de La Maison des femmes de Saint-Denis. ? Je vous remercie de me recevoir et de me donner ainsi l'occasion de vous exposer une initiative qui me tient à coeur. La Maison des femmes est un lieu atypique et innovant que nous avons conceptualisé progressivement, au gré des constats qui ressortaient de mes consultations, au cours desquelles j'ai notamment appris que la violence peut se nicher dans tous les secteurs de la vie sociale. J'exerce à Saint-Denis depuis sept ans. Vous le savez, c'est l'un des départements les plus pauvres en France. J'ai été frappée par le fait que la pauvreté et l'immigration aggravent les inégalités en matière de violence, rendant les choses encore plus difficiles pour les femmes concernées.
À l'hôpital Delafontaine, la population que nous recevons est très diverse : on y compte plus d'une centaine de nationalités et de dialectes parlés. En tant que responsable de la maternité pendant cinq ans, j'ai observé que les femmes qui y sont accueillies sont fréquemment victimes de violences, liées notamment, pour celles qui sont d'origine subsaharienne, à leur parcours migratoire. De plus, pas moins de 14 % des femmes qui accouchent dans notre maternité ont été victimes de mutilations sexuelles. D'où mon idée d'ouvrir un lieu hospitalier et de vie à la fois, pour accueillir indifféremment toutes les femmes vulnérables. Nous nous adressons à celles qui sont en demande d'IVG, car cet acte, contrairement à ce que l'on entend parfois dire, n'est jamais simple à décider pour les femmes, qui se posent beaucoup de questions. Nous nous adressons aussi à celles qui sont victimes de violences conjugales, intrafamiliales ou sexuelles, ce qui inclut le viol conjugal. Cette notion reste mal appréhendée par les médecins. On a encore tendance à considérer que les femmes ont un « devoir conjugal ». Heureusement, la loi a changé pour réprimer les relations sexuelles non consenties entre époux.
Nous avons également mis en place une consultation spécifique pour les victimes d'inceste. Il s'agit pour nous d'un énorme problème de santé publique. Enfin, l'une de nos unités s'intéresse spécifiquement à la prise en charge des femmes victimes de mutilations sexuelles.
J'ai souhaité accueillir toutes ces femmes dans un lieu situé dans l'enceinte de l'hôpital, sans être toutefois l'hôpital. La Maison des femmes est dotée d'un accès direct par la rue, les femmes qui ont besoin de nous n'ont pas à passer par l'accueil de l'hôpital. Je peux témoigner que cela change tout. Les femmes qui viennent nous voir comprennent très vite que cela va changer leur parcours, en leur évitant un passage administratif souvent long et laborieux. Cela rassure ces femmes particulièrement vulnérables, qu'elles soient sans papier ou privées de toute estime d'elles-mêmes après toutes les humiliations qu'elles ont subies.
Ainsi, le simple fait de pousser le portillon et d'entrer directement dans La Maison des femmes simplifie grandement leur venue. Du reste, cette idée de simplification a guidé la conception globale de la prise en charge que nous leur offrons. En effet, toutes les études, y compris la dernière commanditée par Marisol Touraine en 2014, s'accordent sur le fait que le parcours de prise en charge des victimes de violences doit être simple et coordonné, pour leur éviter d'avoir à ressasser à de multiples intervenants un récit douloureux, dont la répétition a pour conséquence de réactiver leur traumatisme, ou bien d'avoir à organiser elles-mêmes cette prise en charge, ce dont elles sont incapables.
Très conscients de cet impératif, nous avons souhaité offrir aux femmes toute la palette des outils dont elles pourraient avoir besoin, en commençant par le soin. Il s'agit là d'une porte d'entrée essentielle, car elle permet à la femme de parler le plus simplement possible de ce qu'elle vit. Cela inclut le recueil des preuves physiques, notamment si les violences sont récentes, même dans le cas où les victimes ne souhaitent pas porter plainte. Nous leur expliquons que ces preuves sont pour elles une sécurité, car le certificat ou les photos que nous réalisons pourront attester l'ancienneté des faits, par exemple en cas de répétition de l'agression, au cas où elles se sentiraient prêtes à déposer plainte dans le futur. Cela permettra alors de conforter leur parole.
Une fois que nous avons accueilli ces femmes et recueilli leur parole, en leur ayant montré - chose essentielle - que nous les croyons et que nous allons tout mettre en oeuvre pour les accompagner, nous évaluons ensuite les urgences et les besoins : si le mari d'une victime est derrière la porte avec un fusil, ce n'est évidemment pas nous qui pouvons régler le problème, et il faut appeler d'urgence les services de police. Cependant, les femmes viennent rarement nous voir dans ce contexte d'urgence immédiate.
Si nous percevons la détresse d'une victime et un syndrome de stress post-traumatique, nous la confions immédiatement à une équipe de psychologues pour la prendre en charge, ce qui est fondamental.
S'il y a besoin de procédures, nous sollicitons les juristes, les avocats et les policiers qui travaillent bénévolement à nos côtés. Par exemple, un ancien policier, délégué police-population, a choisi d'exercer cette fonction au sein de La Maison des femmes et vient une fois par semaine à ce titre. Nous avons également recours à une policière de la brigade criminelle qui vient également quelques heures par semaine. Sa présence contribue à rétablir le lien de confiance, parfois abîmé, entre les victimes et la police. Dans ce cadre, les femmes - notamment les plus vulnérables d'entre elles - entendent qu'elles ont des droits même si elles sont en situation irrégulière, ce qu'elles ne savent pas. La continuité des actions mises en oeuvre garantit l'efficacité de la prise en charge « holistique », c'est-à-dire globale, que nous pouvons offrir et qui nous a permis de tirer d'affaire plusieurs jeunes filles.
Après dix-huit mois d'exercice, nous sommes débordés par notre succès : fréquentation des femmes, intérêt des médias, acteurs du secteur médico-social ou étudiants qui souhaitent s'impliquer. De nombreux bénévoles nous ont rejoints, dont beaucoup de jeunes femmes d'un excellent niveau de diplôme, qui sont heureuses de trouver un cadre concret où s'investir sur le terrain. C'est cela qui les attire chez nous. Leur aide nous est très précieuse. La solidarité qui se déploie est une belle chose à observer.
Nous avons également suscité de l'intérêt dans d'autres régions ou départements. Le CHU Saint-Pierre nous a contactés car il souhaitait reproduire notre concept à Bruxelles. Leur centre vient d'ouvrir au 320, rue Haute et nous célébrerons la création, demain, de notre première « petite soeur ». De même, nous avons reçu hier des représentants du Centre d'accueil, information, sexualité (CACIS) de Bordeaux, très actif et engagé, avec qui nous avons partagé savoir-faire et expérience. Nous avons aussi été reçus par le service d'urbanisation de Nantes et abordés par la région PACA. Tous ces échanges nous ont incités à publier un kit pratique expliquant comment ouvrir une Maison des femmes. Plus généralement, notre structure suscite beaucoup d'intérêt et me semble répondre à un besoin qui n'était pas pris en compte jusque-là.
Par ailleurs, les European family justice centers mènent une action similaire à la nôtre, au niveau européen, à la différence près qu'ils n'incluent pas les soins. Ils ont pris contact avec nous par le biais de la fondation Kering qui est notre meilleur soutien et ils nous ont « adoubés », faisant de notre structure le premier dispositif français à avoir rejoint ce mouvement. J'avoue que je ne comprends pas que la France ne soit pas intégrée dans ce dispositif qui intègre aussi bien des Ukrainiens, des Belges, des Berlinois, que des Anglais ou des Ecossais. Nous devrions réfléchir pour intégrer notre pays à ce mouvement. Tout comme nous, ces centres proposent une prise en charge psycho-juridico-sociale, et notre volet santé les intéresse beaucoup. Nous essayons de construire un socle commun.
C'est une grande satisfaction pour moi de constater que notre exemple peut inspirer des réalisations comparables.
Le président Macron a rappelé, le 25 novembre dernier, l'importance pour la France de s'investir dans le domaine de la lutte contre les violences faites aux femmes, y compris en ce qui concerne les mutilations sexuelles. Il a évoqué la création de dix lieux de soin innovants, sans en préciser les contours : nous sommes restés un peu « sur notre faim » et nous aimerions avoir davantage de précision. Nous aimerions aussi être sollicités pour mettre en place ces expérimentations, car nous avons suffisamment bataillé pour que La Maison des femmes existe ! Nous souhaitons contribuer à l'ouverture de nouveaux lieux d'accueil, à Bordeaux notamment.
Mme Annick Billon, présidente. - La Maison des femmes est le résultat d'une conception intelligente, qui a su rassembler en un lieu unique écoute attentive des victimes et démarches administratives. La simplification de leur parcours et un accueil centré sur les soins, tels sont, si j'ai bien compris, les deux piliers de votre projet, dont le maître mot est la bienveillance. À quelle forme de structure administrative vous rattachez-vous ? Quels sont vos liens avec l'hôpital ? Parmi les personnes que vous accueillez, combien vont jusqu'à déposer une plainte ? Enfin, quel est votre avis à l'égard de la question des viols de mineurs, sur l'âge du consentement, sujet fort évoqué dans les médias ?
Docteur Ghada Hatem. - Initialement, la direction de l'hôpital Delafontaine de Saint-Denis avait accepté de nous donner un terrain. Nous avons travaillé dur pendant trois ans pour trouver les financements nécessaires à la réalisation de notre projet. Ils proviennent pour un tiers de la région, qui subventionne La Maison des femmes au titre de lieu de planning familial aux missions élargies ; pour un tiers, du département, car Stéphane Roussel qui préside le Conseil général de Seine-Saint-Denis nous a beaucoup soutenus ; et pour un tiers, de dons en provenance de quinze fondations privées, parmi lesquelles la fondation Kering - j'en ai parlé à l'instant -, dont la présidente a joué un rôle essentiel pour développer notre mécénat auprès de fondations comme Elle, L'Oréal, Sanofi, Aéroports de Paris, etc.
Marisol Touraine, alors ministre, nous a accordé 160 000 euros en 2017 et autant en 2018. Elle a missionné des inspecteurs de l'Inspection des affaires sociales (IGAS) pour évaluer l'intérêt de reproduire notre dispositif. Le rapport, qui date de mai 2017, est public depuis une semaine. Il conclut à notre légitimité en mettant en avant le socle incompressible qui doit être financé par l'État : soins médicaux, soins psychologiques, accompagnement social. Nous travaillons à mettre en place ce financement avec l'Agence régionale de santé (ARS) d'Ile-de-France.
Le rapport de l'IGAS conclut à la nécessité d'ouvrir des lieux d'accueil de ce type partout sur le territoire, même si l'offre de soins peut être modulable selon les besoins des régions. Il sollicite la Haute Autorité de Santé (HAS) sur la définition de ce que doit être la prise en charge des violences faites aux femmes. Un groupe de travail devrait voir le jour à ce sujet, qui réservera une place particulière aux enfants, car ceux-ci portent toute leur vie les répercussions douloureuses de l'agression qu'ils ont vécue, lorsqu'ils ont été victimes directes de violences.
De plus, l'IGAS nous a demandé de clarifier notre position par rapport à l'hôpital. Nous sommes une unité de l'hôpital, avec un personnel rémunéré par l'hôpital. Parmi ceux qui exercent à nos côtés, il y a deux sages-femmes, un sexologue, un psychologue, et une secrétaire dont la Fondation Sanofi financera le salaire pendant trois ans. François-Henri Pinault, président de la Fondation Kering, s'est engagé à nous financer pendant deux années supplémentaires. Nous avons créé une association de la Maison des femmes par l'intermédiaire de laquelle nous menons des campagnes de crowdfunding. L'association est très active sur les réseaux sociaux et a gagné en notoriété grâce à la campagne « Pied dans la porte ». Nous renforçons notre projet, brique après brique.
Quant à l'âge du consentement, c'est une question sur laquelle je reste embarrassée en tant que gynécologue. La notion de consentement absolu avant la majorité est délicate. J'ai reçu dans mon cabinet des jeunes filles de quatorze ans qui vivaient une sexualité parfaitement épanouie avec leur ami de dix-sept ans. On peut toujours déplorer la précocité des premiers rapports sexuels... Il n'en reste pas moins que certaines jeunes filles sont très matures et ne sont pas forcément des victimes. C'est pourquoi, retenir comme limite l'âge de treize ans me semble plus adapté à la réalité des pratiques ; mais, à mon avis, les situations doivent être traitées au cas par cas.
Mme Françoise Laborde. - Toulouse pourrait avoir besoin d'un lieu comme La Maison des femmes, au même titre que Bordeaux. Votre kit d'ouverture m'intéresse et je souhaiterais beaucoup visiter votre établissement.
Notre délégation a travaillé pendant plusieurs mois, en 2015-2016, sur le thème des femmes et des religions dans le cadre d'un rapport paru il y a un peu plus d'un an.
En travaillant à l'élaboration de ce document, nous nous sommes plus particulièrement préoccupées du lien entre les soins gynécologiques et le poids des injonctions religieuses qui pèsent spécifiquement sur les femmes, dans la logique d'une morale qui fait reposer sur le corps des femmes l'honneur des pères, des frères et des maris.
Selon les informations qui nous ont été communiquées il y a un an environ par le Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF), il semblerait que les demandes de certificats de virginité sont moins fréquentes aujourd'hui qu'il y a une dizaine d'années, quand le CNGOF a publié un communiqué intitulé « Les gynécologues-obstétriciens défendent les femmes contre l'intégrisme musulman »1(*).
Partagez-vous ce point de vue, selon lequel les demandes de certificats de virginité se font plus rares, ou êtes-vous toujours sollicitée pour cela, particulièrement de la part de très jeunes patientes ?
Pouvez-vous nous parler des réfections d'hymen, qui sont parfois pour certaines jeunes femmes une question de survie ?
D'après les femmes que vous traitez et accompagnez, êtes-vous en mesure de nous parler du fléau des mariages forcés ?
Docteur Ghada Hatem. - Vous êtes les bienvenues à La Maison des femmes. Nous ferions avec plaisir à Toulouse ce que nous avons fait à Bordeaux.
Je suis très sensible aux liens entre femmes et religions. Étant libanaise, je viens d'un pays où la religion est inscrite sur les cartes d'identité. L'irruption du communautarisme en France m'a beaucoup surprise. Dans ma pratique, j'ai constaté une augmentation du nombre des demandes de certificats de virginité. Ce constat est sans doute lié au fait que je travaille dans un département qui se caractérise par une très grande diversité.
Toutes les religions, à mon avis, sont liberticides pour les femmes.
Sur le terrain, je reçois des jeunes filles qui ont eu une vie amoureuse pendant quatre ou cinq ans, sans l'accord de leur famille. Elles sont contraintes d'épouser un homme du village dont leur famille est originaire, et pour cela il faut qu'elles soient vierges. J'ai beau leur expliquer qu'elles démarreront leur vie conjugale sur un énorme mensonge, rien n'y fait. Elles ont pourtant un niveau de formation important, travaillant comme infirmières ou juristes, et elles ont bénéficié de la « respiration laïque », pour reprendre les mots de la philosophe Catherine Kintzler. Mais elles refusent, sur ce sujet spécifique, de s'opposer à leur communauté.
Je délivre quelques certificats de virginité, soit quand la jeune fille qui me le demande est manifestement en danger, soit quand elle me paraît extraordinairement angoissée. Les jeunes filles idéalisent souvent celui qu'on leur impose comme mari avant de découvrir la triste réalité. Les réseaux sociaux amplifient le phénomène. J'ai rencontré une femme d'un haut niveau de diplôme, fonctionnaire de catégorie A qui, victime de tromperie, s'est mariée à presque quarante ans avec un homme qu'elle avait rencontré sur Internet, qui l'a frappée, volée, et compromis sa carrière. Ce type de situation constitue l'humiliation suprême pour ces jeunes femmes qui n'osent parfois plus retourner dans leur pays d'origine.
M. Roland Courteau. - Merci pour votre action. Si ce type de structure n'existait pas, il faudrait l'inventer ! Le rapport que nous avons produit en 2016 sur le bilan de l'application des lois entre 20062(*) et 20163(*) en ce qui concerne les violences faites aux femmes ne disait pas autre chose4(*).
Les enfants sont exposés aux violences et sont aussi des victimes collatérales des violences conjugales. Accueillez-vous des enfants dans votre établissement ? Comment reconnaître qu'un enfant est victime en cas de violences conjugales ? Comment parler aux enfants de ce type de violence ?
Les prises en charge des victimes de mutilations sexuelles sont-elles en augmentation ? Est-ce parce que les mutilations se multiplient ? ou parce que les femmes parlent davantage ?
Docteur Ghada Hatem. - S'agissant des enfants, nous accueillons de jeunes adolescentes dans le cadre de notre consultation IVG et contraception. En cas de demande d'IVG par de très jeunes femmes, nous posons toujours la question du viol ou de l'inceste et nous faisons intervenir des psychologues. En effet, lorsqu'on n'est pas formé à recueillir cette parole, il arrive que l'on pratique des IVG en occultant le fait que cette grossesse est issue d'un viol. La prise en charge de ces très jeunes filles à La Maison des femmes nous permet de leur faire rencontrer des psychologues, des assistantes sociales, des conseillères conjugales, et de mieux les accompagner.
Nous réalisons également - et ce sujet me tient à coeur - des IVG tardives pour motif médico-psycho-social. La loi française offre cette opportunité. Vous savez qu'on peut interrompre une grossesse quand la vie de l'enfant à venir est gravement compromise. La loi française, très ouverte à ce sujet, permet d'intervenir à un stade avancé de la grossesse. Pour les femmes victimes de maltraitance ou souffrant de difficultés médico-psycho-sociales, nous pouvons interrompre les grossesses pour viol assez tardivement. Par exemple, nous intervenons fréquemment sur des jeunes filles de douze ou treize ans qui ont fait des dénis de grossesse après un viol. C'est toutefois une prise en charge douloureuse et complexe.
Pour ce qui concerne les violences conjugales, nous n'avons pas de consultations dédiées aux enfants, mais nous les accueillons avec les mères et nous sommes formés à reconnaître et analyser les comportements inhabituels des enfants. Je remercie la ministre Laurence Rossignol ici présente, et que je salue, qui a oeuvré pour que les enfants soient reconnus comme co-victimes des violences conjugales.
Dans certains cas, les enfants peuvent aussi être victimes de comportements incestueux. Je pense par exemple à deux jeunes garçons qui accompagnaient leur mère en consultation et qui avaient des comportements très étranges. Nous avons sollicité le psychologue et, en les interrogeant, nous nous sommes aperçus que le couple était séparé mais que le père les accueillait hélas régulièrement et avait avec eux des comportements incestueux. Nous avons fait signalement sur signalement, mais la mère étant jugée fragile, vulnérable et incapable de s'occuper de ses enfants, leur père continue à les recevoir. C'est terrifiant ! Il faut donc développer les lieux d'accueil et sensibiliser les personnels à l'interprétation des indices tels que ceux qui nous ont alertés.
S'agissant des mutilations sexuelles, du fait des travaux initiés en Seine-Saint-Denis il y a trente ans à la suite du décès d'une petite fille qui avait subi une excision, elles ont pratiquement cessé sur le sol français. Mais nous n'avons pas de certitude. Il n'y a quasiment plus d'excisions sur le territoire Français, même si certaines familles continuent à se cotiser pour faire venir des exciseuses de l'étranger. En revanche, beaucoup de jeunes filles sont excisées lorsqu'elles retournent en vacances dans leur pays d'origine, parfois même contre l'avis de leurs parents. Il suffit que ces derniers manquent de vigilance pour qu'une grand-mère ou une tante prenne l'initiative d'une mutilation sexuelle. C'est un vrai sujet de préoccupation. Un travail important de prévention et d'assistance est réalisé par les PMI, les médecins étant formés pour examiner les petites filles avant et après leur voyage dans leur pays d'origine. Cependant, la PMI ne prend plus en charge les enfants après six ans. Certaines petites filles sont excisées à six ans et ne reçoivent aucun soutien. J'entends à cet égard des histoires édifiantes : une enfant enjouée, qui était première de la classe, excisée pendant les vacances, pourra changer totalement de comportement et voir ses résultats scolaires chuter, sans que personne ne se préoccupe de lui en demander la cause. Il est donc important de former et de faire des campagnes d'information et de prévention, comme par exemple la campagne « Alerte excision » lancée au printemps 2017 par l'association Excision, parlons-en ! pour prévenir et protéger les adolescentes. Cette campagne devrait être renouvelée en 2018. Il faut aussi mentionner la campagne « Protégeons la jeune génération » de l'association Équipop (Équilibre et population).
Il faut aussi être très actif sur le terrain scolaire. Pour notre part, nous menons une action de formation sur l'éducation à la sexualité dans les lycées et les collèges de l'académie de Créteil, à l'initiative du Fonds sur la santé des femmes (FSF). Alors que la loi prévoit cette éducation à la sexualité, de la maternelle à la terminale, à raison de trois séances par année scolaire, elle n'est que très peu dispensée en pratique.
Mme Martine Filleul. - Je constate une grande différence entre les régions en ce qui concerne les financements accordés aux droits des femmes. Dans les Hauts-de-France dont je suis élue, la question des femmes et du Planning familial est l'objet de toutes les économies. Les financements dédiés aux associations qui luttent contre les violences faites aux femmes subissent de fortes restrictions budgétaires. Comment contribuer à instaurer une égalité de traitement sur tout le territoire français en ce domaine ?
Docteur Ghada Hatem. - Le Planning familial est un outil puissant, qu'il faut pérenniser et développer. Les Américains nous l'envient. C'est en tant que Centre de planning familial que nous avons commencé notre action.
Mme Victoire Jasmin. - L'action que vous menez est exemplaire. Vous n'avez pas mentionné les maladies sexuellement transmissibles (MST) dans les soins que vous dispensez aux femmes qui s'adressent à vous. Or les femmes peuvent en contracter lors des agressions dont elles sont victimes.
Docteur Ghada Hatem. - Il s'agit là d'une mission traditionnelle, que nous assurons en délivrant aux victimes un traitement préventif. Nous bénéficions par l'hôpital d'un centre de dépistage anonyme du Sida. Le sujet des MST est traditionnel. La prévention est, sur ce terrain, à mon avis, bien implantée.
Mme Marie-Thérèse Bruguière. - Votre exposé m'a beaucoup touchée et a éveillé en moi des souvenirs. J'ai travaillé pendant vingt-trois ans dans une maternité qui accueillait des femmes accouchant sous X, souvent à la suite d'un viol. C'était à Montpellier. Les viols qui donnent lieu à des naissances ont des conséquences terribles, car les enfants sont souvent abandonnés. En quarante-deux ans de travail à l'hôpital, la seule amélioration efficace que j'ai constatée était liée à l'action du Planning familial. Les violences faites aux femmes sont fréquentes, et pas seulement dans les populations subsahariennes. La population gitane est aussi largement touchée. D'après votre expérience, les femmes qui décident de garder leur enfant né d'un viol se posent-elles la question du devenir de cet enfant ?
Docteur Mme Ghada Hatem. - Il n'est qu'à lire Les noces barbares de Yann Quéffelec : la vie des enfants nés d'un viol est terrible ! Certaines femmes africaines font le choix de garder leur enfant, même s'il est issu d'un viol. Je me souviens de l'une d'elles, qui avait tout perdu, son mari, ses enfants, et qui se disait : « Cet enfant, c'est tout ce qui me reste », ou bien encore : « Plus seul au monde et plus mal aimé que moi, il y a lui. »
Ce qui importe, c'est de continuer à lutter pour l'éducation sexuelle, en impliquant les parents. Dans certains milieux, les jeunes filles n'ont aucune possibilité de dialoguer avec leurs parents en matière de comportement sexuel. Elles ne prennent pas la pilule et font comme si de rien n'était lorsqu'elles n'ont plus leurs règles, avant que nous les récupérions, malheureusement.
Mme Annick Billon, présidente. - Recevez-vous beaucoup de jeunes filles qui subissent des violences sexuelles ? Le sujet des violences au sein des couples que l'on appelle « non cohabitants » intéresse particulièrement Laurence Rossignol.
Docteur Ghada Hatem. - Je remercie Laurence Rossignol, qui nous a beaucoup aidés. Oui, nous recevons beaucoup de ces jeunes filles, victimes parfois d'un partenaire beaucoup plus âgé, dans ce qui peut nous apparaître comme une forme de prostitution. Cependant, elles sont en couple ; il est difficile d'intervenir. Le cyber harcèlement est un autre phénomène dangereux.
Mme Laurence Rossignol. - Les policiers et gendarmes auditionnés dans le cadre du groupe de travail de la commission des lois sur les infractions sexuelles commises contre les mineurs, auquel la délégation est associée, ont attiré notre attention sur une forte augmentation de la prostitution de jeunes mineures. Cette prostitution est relativement consentie : c'est le « syndrome Zahia », du nom de cette jeune femme qui sortait avec un footballeur célèbre. Toutes ces jeunes filles ont un souteneur derrière elles. Il faudrait leur proposer une prise en charge globale. Voilà un autre chantier à venir.
Docteur Ghada Hatem. - Effectivement, on ne peut pas porter plainte et ces situations sont très compliquées à traiter. On constate aussi la prostitution chez les jeunes filles Roms, parfois juste pour manger. Certaines sont mariées à douze ans, déscolarisées, et nous ne faisons même plus de signalements aux CRIP5(*). Certaines de mes patientes sont de jeunes Roms de quinze ans qui viennent consulter pour stérilité, car elles sont mariées depuis trois ans et n'ont pas encore d'enfants !
Mme Annick Billon, présidente. - La volonté politique doit accompagner notre mouvement pour éviter les inégalités liées à des différences de traitement selon les territoires. Formation, prévention, éducation à la sexualité et à l'égalité : voilà ce qui aidera les jeunes à être conscients de ce qui est acceptable ou pas.
Je suis heureuse de vous remettre notre rapport d'information sur la place des femmes dans les religions. C'est le fruit de l'important travail mené sous la présidence de Chantal Jouanno en 2015 et 2016. Nous vous remercions.
Audition de Maître Carine Durrieu-Diebolt, avocate au barreau de Paris, spécialisée dans la défense des victimes de violences sexuelles
Mme Annick Billon, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons notre série de réunions sur le thème des violences par l'audition de Maître Carine Durrieu-Diebolt, avocate au barreau de Paris et spécialisée dans la défense des victimes de violences, pour évoquer plus précisément le parcours des victimes de violences sexuelles.
Ce parcours est souvent long et difficile, depuis l'épreuve de la prise de parole et du dépôt de plainte jusqu'au procès et au verdict - à supposer qu'il n'y ait pas eu de classement sans suite. Il nécessite un accompagnement spécifique, en particulier pour les plus jeunes victimes.
Je vous remercie de nous faire partager votre expérience et de nous aider à avancer sur le sujet des violences sexuelles, dans la perspective de l'examen du projet de loi annoncé par le Gouvernement.
Concernant l'accueil et l'accompagnement des victimes, quel est le profil des personnes que vous recevez ? Quel est leur âge, leur milieu social, le type d'atteintes qu'elles ont subies - harcèlement, agressions ou viols, dans l'espace public ou sur Internet ? Avez-vous constaté une hausse des sollicitations auprès de votre cabinet depuis l'affaire Weinstein ? Quelles sont selon vous les principales difficultés auxquelles se heurtent les victimes de violences sexuelles dans le cadre de leur parcours judiciaire ? Comment remédier à ces obstacles ? Comment accompagnez-vous les victimes ? Quels conseils leur donnez-vous ?
Par ailleurs, que pensez-vous des annonces du Président de la République destinées à garantir un meilleur accompagnement, mais aussi un meilleur repérage des victimes - procédure de signalement en ligne, mise en oeuvre d'un questionnaire systématique des femmes par tous les professionnels de santé, présence de référents de la police et de la gendarmerie dans les lieux d'accueil pour faciliter le dépôt de plainte, recueil et préservation des preuves dans les Unités médico-judiciaires (UMJ) indépendamment du dépôt de plainte, création d'une dizaine d'unités spécialisées dans la prise en charge du psycho-trauma ? Toutes ces mesures nécessiteront des financements...
Sur la réponse judiciaire, que pensez-vous de la correctionnalisation de certaines affaires de viols ? Avez-vous déjà conseillé à une victime de choisir la correctionnalisation plutôt qu'un procès aux assises, et le cas échéant, pour quelles raisons ?
L'arsenal législatif actuel sur les viols et agressions sexuelles sur mineurs vous paraît-il adapté ? Nous pensons notamment à la question du consentement qui fait la une de l'actualité, mais aussi à celle des délais de prescription des infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs. À cet égard, les mesures législatives évoquées par le Président de la République (instauration d'un seuil de quinze ans pour la présomption de non-consentement des mineurs à un acte sexuel, et allongement des délais de prescription de vingt à trente ans à partir de la majorité de la victime) vous semblent-elles pertinentes ?
Merci, Maître, de nous apporter des éléments de réponse sur ces diverses questions, ainsi que, le cas échéant, sur d'autres points que je n'aurais pas soulevés et qui vous sembleraient importants.
À l'issue de votre présentation, les membres de la délégation feront part de leurs réactions et ne manqueront pas de vous poser des questions.
Je vous remercie et je vous laisse sans plus tarder la parole.
Maître Carine Durrieu-Diebolt, avocate au barreau de Paris. - Je suis avocate à Paris depuis 1995, spécialisée dans la réparation des dommages corporels. J'ai d'abord travaillé sur le droit de la santé, notamment sur la responsabilité médicale. Depuis cinq ans, je me suis spécialisée dans les violences faites aux femmes. Je suis titulaire du diplôme universitaire « Violences faites aux femmes » de l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, dirigé par Ernestine Ronai. Dans ce cadre, j'ai notamment suivi des formations sur le psycho-traumatisme, et des enseignements de sociologie - autant de matières qui ne sont pas proposées dans les cursus de droit. J'ai aussi suivi la formation concernant les violences sexuelles organisée par l'École nationale de la magistrature (ENM) dans le cadre de la formation continue. Actuellement, une formation initiale est obligatoire sur ce sujet à l'ENM, mais la formation continue des magistrats relève du volontariat. De façon générale, il y a un problème de formation des professionnels rencontrés tout au long de son parcours par la victime. J'y reviendrai.
Je reçois des victimes de toutes origines, de tous âges et de toutes catégories professionnelles. Mon cabinet traite plus souvent de viols et d'agressions sexuelles, rarement de harcèlement sexuel. Les seuls cas que j'aie eu à traiter ont été des cas de harcèlement sexuel au travail, avec une action souvent double, devant le Conseil des prud'hommes et au pénal. Les procédures aux prud'hommes ont plus de chance d'aboutir, alors que 80 % des plaintes au pénal sont classées sans suite. J'ai aussi traité des cas de harcèlement sexuel émanant d'anciens conjoints, accompagnant des violences physiques.
Vous le savez, le viol est un crime renvoyé aux assises, tandis que l'agression sexuelle relève du tribunal correctionnel. L'atteinte sexuelle est la qualification juridique retenue par le parquet dans l'affaire de Pontoise - je suis l'avocate de la victime -, ce qui a suscité une grande émotion médiatique...
Je centrerai mon intervention sur quatre points, en commençant par le temps judiciaire dans le parcours des victimes, sous deux problématiques : les délais de prescription et les délais de procédure. Dans un deuxième temps, j'évoquerai le droit mal compris par les victimes, puis les victimes mal entendues par la justice avec la question de la formation des professionnels, et enfin, la sous-estimation des préjudices subis par les victimes à travers la réparation du dommage corporel, pour vous montrer le long parcours judiciaire jusqu'à la reconnaissance.
Le délai de prescription a fait l'objet de nombreux débats, au regard du temps nécessaire à la reconstruction psychologique et de l'amnésie traumatique dont peuvent être victimes les mineurs agressés sexuellement. Souvent, cette amnésie est levée vers 35-40, ans lorsque la victime construit sa propre vie familiale. Il faut un temps de prise en charge psychologique, indispensable pour que la victime puisse être capable de porter plainte et de supporter la procédure. Cela demande du temps. C'est pourquoi je suis très favorable à l'allongement des délais de prescription. Récemment, j'ai défendu deux soeurs agressées par un cousin. L'aînée voulait porter plainte, mais les faits étaient prescrits. Elle les a évoqués dans sa famille. Elle a alors appris que sa jeune soeur en avait aussi été victime. Cette dernière a déposé plainte, et l'aînée a ainsi pu témoigner. Il n'y a pas eu de déperdition de preuves. Cet exemple démontre bien que, parfois, au-delà de la prescription actuelle, des procédures peuvent aboutir. En revanche, l'imprescriptibilité relève d'une autre dimension, car elle concerne les crimes contre l'humanité, les crimes de masse. Je ne suis donc pas favorable à l'imprescriptibilité des infractions sexuelles commises contre les mineurs.
Autre élément, la durée de la procédure est rarement évoquée, alors qu'elle est très éprouvante pour les victimes. Certes, le fait que les délais de procédure soient de six à huit ans pour une procédure pénale peut décourager certaines victimes de porter plainte. L'enquête est plus ou moins rapide, l'instruction dure plusieurs années, sauf si l'agresseur est en détention provisoire - cas très rare -, et peut être ralentie par des recours de la défense, avant un renvoi en cours d'assises ou devant le tribunal correctionnel. Les procédures, au total, peuvent durer de huit à dix ans au pénal, auxquels s'ajoutent environ deux ans de procès civil en réparation de la victime !
Je ne suis pas favorable à la correctionnalisation des viols, qui sont des crimes et relèvent en tant que tels de la cour d'assises. Récemment, après huit ans d'instruction, j'ai défendu une victime devant le tribunal correctionnel de Bobigny pour un viol conjugal. C'est éprouvant : la victime doit bénéficier d'un double accompagnement, à la fois psychologique pour se confronter à ses traumatismes, et de la part de l'avocat pour la préparer au procès. J'essaie de le mettre en place systématiquement pour une bonne reconstruction psychologique. Dans cette affaire de viol conjugal avec violences - ce qui est une circonstance aggravante -, le tribunal a condamné le conjoint à trois ans de prison dont un an avec sursis, et sans mandat de dépôt. L'auteur des faits a donc pu bénéficier d'un aménagement de peine et porter un bracelet électronique, alors que la peine encourue aux assises pour les faits commis est de vingt ans de réclusion ! Ce qui montre que les peines pour viol correctionnalisées ne sont pas nécessairement sévères. Le président du tribunal m'a demandé de déposer en juin la demande de dommages et intérêt pour la présentation d'expertises, alors qu'il aurait pu l'ordonner immédiatement. Il faudra donc que je revienne devant le tribunal pour statuer sur des intérêts civils, que nous échangions nos conclusions avec la partie adverse, et la procédure durera encore deux ans à deux ans et demi ; soit un total de dix ans de procédure.
La justice manque de moyens. C'est une chose d'inciter à déposer plainte, mais les services de gendarmerie et de police sont saturés, et il faut parfois cinq ans pour étudier un dossier - d'autant que parfois il est laissé de côté... Les juges d'instruction sont aussi débordés, de même que les juridictions. La question des moyens est cruciale.
Une deuxième difficulté est le droit tel qu'il est compris et entendu par les victimes. Souvent, elles ne comprennent pas qu'une fellation ou qu'une pénétration digitale est un viol, ou que l'absence de violences physiques n'exclut pas le viol. Il y a une carence d'information par rapport aux définitions. Se pose aussi la question du consentement : les victimes croient qu'il faut démontrer qu'elles n'étaient pas consentantes. Or en droit, la preuve négative est impossible. Il faut prouver la contrainte, la violence, la menace ou la surprise. Le procès est celui de l'agresseur au vu de ses agissements et non un procès pour la victime. Pourtant, dans l'affaire de Pontoise, la presse a davantage évoqué la victime à travers le défaut de consentement, que la contrainte morale et la surprise exercées par l'agresseur, axes sur lesquels j'ai plaidé. Cela a introduit de la confusion. Il faut faire un travail de pédagogie en amont sur les définitions et vulgariser le droit auprès des médias. Lors du procès pénal, le procureur qui requiert pour la société plaide la peine, ce n'est pas le rôle de la victime. En raison de ces confusions, les victimes peuvent ainsi souvent être déçues.
La qualification pénale est claire : un viol est un crime, une agression sexuelle est un délit, mais de nombreux viols sont correctionnalisés pour de multiples motifs. On me propose souvent de correctionnaliser en cours d'instruction, mais parfois aussi ab initio, c'est-à-dire dès le début de la procédure. Nous en débattons avec le juge d'instruction : la victime n'est parfois pas suffisamment forte pour supporter un procès d'assises durant plusieurs jours ; les délais de procédure sont plus rapides devant le tribunal correctionnel que devant les assises ; les jurés aux assises seraient moins sévères qu'un tribunal correctionnel composé de magistrats et de juristes. Mais ce dernier argument en particulier est faux : souvent, les peines sont plus légères devant le tribunal correctionnel, en témoigne le cas du viol conjugal jugé au tribunal de Bobigny que j'ai évoqué. Selon la loi Perben 26(*), le magistrat doit demander son accord à la victime avant de correctionnaliser : nous expliquons donc la situation à la victime. Dans les faits, la victime est souvent contrainte à une décision qui la satisfait rarement. Elle a l'impression que le crime est sous-estimé, ce qu'elle ressent comme une injustice, alors qu'elle sait pertinemment qu'elle a été victime d'un viol. Pour autant, certaines victimes peuvent l'accepter d'emblée, notamment lorsqu'elles sont dans l'incapacité totale de parler ; cela peut concerner de jeunes adolescentes. Ce sont les seuls cas dans lesquels j'accepte la correctionnalisation. Il est en effet très difficile de mener un procès d'assises dans cette situation.
Il existe aussi de « bonnes » et de « mauvaises » victimes : une prostituée victime de viol durant son sommeil, alors qu'elle dormait dans un squat - et par ailleurs se droguait - a déposé plainte. L'agresseur a reconnu plusieurs viols devant le juge : il n'y avait donc pas de problème d'établissement de la preuve. Pourtant le juge a rendu une ordonnance de non-lieu, au motif que les éléments de l'infraction étaient a priori constitués mais ne pouvaient pas être requalifiés en agression sexuelle car les délais étaient en l'occurrence prescrits, et a refusé de renvoyer l'affaire devant la cour d'assises. J'ai fait appel devant la chambre de l'instruction. La victime était alors suivie par un avocat recevant l'aide juridictionnelle - 480 euros pour toute la procédure d'instruction, quel que soit le travail réalisé. Un cabinet ne peut pas vivre avec l'aide juridictionnelle, et l'avocat a été réticent à interjeter appel devant la chambre d'instruction, car cela lui aurait donné du travail supplémentaire, qui n'aurait pas été rémunéré. On remarque encore une fois un problème de moyens. Comme la victime le pressentait, je lui ai répondu que le non-lieu signifiait effectivement, en quelque sorte, qu'une prostituée ne pouvait être victime de viol. Ce n'est pas acceptable. Je souhaite aller au bout de la procédure, mais j'ai aussi besoin des magistrats pour un renvoi devant les assises - qui est rare, dans ce type de cas. Je suis hostile à la correctionnalisation mais parfois, il y a un « bras de fer » avec les magistrats. Certains vont jusqu'à nous menacer de rendre une ordonnance de non-lieu si nous refusons d'aller devant le tribunal correctionnel, ce qui suppose deux ans de procédure supplémentaire devant la chambre de l'instruction. Dans la pratique, il est parfois difficile de s'opposer à cette décision.
Mme Laurence Rossignol. - Quelles sont les motivations des magistrats ?
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - Le manque de budget, et des assises saturées. Ils nous promettent que si nous acceptons le tribunal correctionnel, notre dossier sera examiné en trois à quatre mois, contre deux ans aux assises. Il faut néanmoins nuancer ce constat. En province, il y a moins de correctionnalisation car les assises sont moins surchargées ; cette pratique est propre aux grandes villes. Nous avons un des budgets de la Justice les plus faibles d'Europe, la moitié du budget allemand par habitant. Le montant de l'aide juridictionnelle est aussi l'un des plus faibles d'Europe. On en revient toujours à la question des moyens.
Troisième difficulté, l'audition des victimes de violences sexuelles n'est pas satisfaisante. Il faudrait former les professionnels pour garantir partout un bon accueil des victimes lors du dépôt de plainte : or la situation peut varier sensiblement d'un commissariat à l'autre ou d'un commissariat à la gendarmerie. C'est une loterie : certains professionnels traitent très bien les victimes, d'autres non. Lorsque certaines victimes viennent me voir avant de déposer plainte, je peux les orienter en fonction de ce que je connais de l'accueil dans tel ou tel commissariat. Je leur conseille également de téléphoner pour prendre rendez-vous et de demander à déposer plainte avec une femme ou un référent policier formé aux violences faites aux femmes. Sinon, les victimes sont parfois soumises à des questions déstabilisantes, voire mises en accusation. Les protocoles d'audition ne sont pas toujours respectés. Ainsi, dans l'affaire de Pontoise, la victime a d'abord été entendue à l'hôpital de Gonesse durant deux heures - une durée très longue à onze ans - sans application des protocoles pour mineurs qui prévoient une mise en confiance de la personne et un test de mémoire préalable à l'entretien. Durant la première heure, elle a répondu seule, sans ses parents, à trente-et-une questions portant exclusivement sur sa fréquentation des réseaux sociaux. Elle s'est sentie mise en accusation, les policiers croyant qu'elle avait déjà une relation, qui aurait mal tourné, avec son agresseur. On ne lui avait pas dit qu'elle pouvait demander des explications sur des mots qu'elle ne comprenait pas, et parfois on lui posait trois questions en une. À laquelle répondait-elle ? Elle a été auditionnée deux fois, dont une avec confrontation, moins que son agresseur.
À l'inverse, à Bourges, j'ai défendu deux soeurs mineures victimes d'un homme âgé. L'enquête policière a appliqué le protocole, les soeurs ont été mises en confiance. La juge d'instruction était bienveillante, expliquant que ce n'était pas parce qu'elles n'avaient pas dit non qu'elles avaient consenti, qu'elles pouvaient demander des explications et que l'audition pouvait s'arrêter si elles ne se sentaient pas bien. Dans ce contexte, la victime a le sentiment d'être crue et elle va parler ; sinon elle reste sur sa réserve et ne parle pas.
La formation des professionnels est indispensable et devrait être obligatoire pour les violences sexuelles car le traumatisme subi par les victimes peut aboutir à des mécanismes de sidération et de dissociation, comme l'a montré la psychiatre Muriel Salmona : dans ces cas, une personne non avertie peut avoir l'impression que la victime ne se sent pas concernée par ce qui lui est arrivé, ce qui peut perturber et déstabiliser le professionnel qui passe ainsi à côté du dossier s'il n'est pas formé.
À Paris, nous disposons d'une antenne des mineurs qui prévoit un parcours de justice spécialisé pour les mineurs agresseurs, avec des magistrats spécialisés et une cour d'assises des mineurs. Pourquoi n'y aurait-il pas de parcours judiciaire spécialisé sur les violences sexuelles avec des professionnels formés ? Avant de m'intéresser de très près à ces question et de suivre des formations spécialisées, je ne comprenais pas que les victimes n'aient pas crié, fui, ou même que parfois elles soient revenues auprès de leur agresseur. Cela peut être culpabilisant pour la victime. La formation est indispensable, elle devrait être obligatoire pour tous les professionnels susceptibles d'être en contact avec ces victimes.
Mme Laurence Rossignol. - Le parcours judiciaire dédié que vous proposez inclut-il des chambres spécialisées ?
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - J'y suis effectivement favorable. Cela résoudrait le problème des assises saturées ; mais il y a, là encore, un problème de moyens. C'est une solution qui éviterait de modifier les qualifications juridiques. Des chambres spécialisées avec des magistrats spécialisés traiteraient le viol comme un crime, sur une durée par exemple d'environ une journée, sans aller jusqu'aux deux jours minimum d'un procès aux assises, ce qui est extrêmement éprouvant. Selon une étude de l'Observatoire des violences faites aux femmes réalisée en Seine-Saint-Denis, dans 86 % des cas, l'agresseur nie les faits. Il a trois stratégie de déni : il peut nier le rapport sexuel, affirmer que la victime était consentante, ou encore qu'il s'agit d'un malentendu parce qu'il n'avait pas vu que la victime n'était pas consentante - or il faut prouver l'intention de l'agresseur. Des audiences longues et le formalisme de la cour d'assises peuvent parfois amener l'auteur présumé à reconnaître les faits, même si c'est très rare. Cette dimension n'existe pas en correctionnelle.
Pour ma part, je serais favorable à la création de chambres spécialisées en matière de violences sexuelles, avec des magistrats spécialisés. Je peux en effet témoigner qu'il est très dur de défendre un dossier devant des magistrats non formés. L'avocat de la victime tient une place dérisoire lors du jugement : les trois parties entendues en phase de jugement sont l'agresseur au nom des droits de la défense et de la présomption d'innocence, le parquet qui représente la société, requiert sur l'infraction pénale et propose une peine, et la victime, partie selon moi « accessoire ». Lorsque l'avocat de la victime plaide devant le tribunal correctionnel, les juges - c'est du vécu - ne cachent pas leur ennui. Et normalement il ne doit pas empiéter sur le discours du parquet - je le fais cependant. Parfois, l'audience commence à 13h30 et l'avocat plaide à 21 heures... Les affaires d'agressions sexuelles sont quelquefois prévues délibérément en fin de journée. Elles ne bénéficient pas de l'attention méritée. Je serais plus à l'aise devant une chambre spécialisée avec des magistrats formés, connaissant le B-A-BA des mécanismes du psychotrauma.
Quatrième préoccupation, la réparation des victimes est essentielle. La réparation du dommage corporel est indispensable en droit des victimes. Celles-ci vont se porter partie civile dans la procédure pénale. L'avocat évoque l'infraction et le traumatisme psychologique, qui a un retentissement par la suite, et peut donner lieu à des dommages et intérêts. La demande au forfait est théoriquement interdite, même si certains avocats en requièrent avec des sommes dérisoires. Une étude de la Gazette du Palais, fondée sur les résultats des jugements, citait le cas d'une mineure de huit ans violée par un voisin, qui a obtenu une indemnité de 15 000 euros, montant dérisoire par rapport aux conséquences de cette agression sur la vie de la petite victime. Souvent, si les victimes n'envisagent pas initialement de réclamer des dommages et intérêts, elles demandent ensuite une évaluation des préjudices. Mais le contentieux est complexe et de nombreux magistrats sont incompétents en ce domaine. Je vais régulièrement devant la commission d'indemnisation des victimes d'infraction (CIVI) - possibilité offerte pour les victimes au pénal - qui peut ordonner une expertise psychologique et psychiatrique. Cela intéresse les victimes non pas pour l'argent, mais pour la reconnaissance de leur traumatisme à travers une exposition détaillée des préjudices subis devant le tribunal. Ainsi, hier, j'ai plaidé le cas d'une femme qui avait arrêté de travailler depuis son agression en 2008. Cette étape ne devrait pas être minimisée. Souvent, les indemnités sont dérisoires, sous-évaluées, même si cela progresse. Par ailleurs, il n'y a pas assez de psychiatres formés. Lorsque j'ai demandé pour cette affaire une psychiatre femme, le président de la CIVI m'a répondu qu'il ferait le maximum mais que rien n'était sûr : les psychiatres experts à la CIVI sont sous-payés, beaucoup se désistent et celui qui reste n'est pas forcément spécialisé dans ce type de contentieux... Il y a toujours et encore un problème de moyens. C'est une difficulté de fond.
Mme Françoise Laborde. - Vous évoquez plusieurs dysfonctionnements de la justice...
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - Le parcours des victimes est vraiment très éprouvant. Si vous receviez ces victimes, vous verriez que tout ce que je vous dis n'est que le reflet de leur ressenti. Dans le cas que j'évoquais à l'instant, la victime avait été très bien accueillie par les policiers, mais le juge d'instruction a passé une heure, durant les quatre qu'a duré l'audition, à lui montrer les photos de toutes les victimes que son conjoint, qui l'agressait durant son sommeil - parfois à la limite de la barbarie - postait sur Internet. C'était très éprouvant pour elle. Finalement, j'essaye de relayer la parole des victimes. Le point de vue des avocats est intéressant en ce qu'ils sont les interlocuteurs privilégiés des victimes, car ils nouent une relation avec elles sur des années.
Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie. Les moyens de la justice sont un sujet majeur, qui va de pair avec la formation des acteurs accompagnant les victimes, du recueil de preuves jusqu'au jugement, en passant par les soins. Depuis le début de nos auditions, nous avons vu que la prévention et la formation sont essentielles. J'observe que votre position est assez différente de celle de la magistrature, qui est plutôt opposée à l'allongement du délai de prescription...
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - Il y aurait un risque de déperdition des preuves, mais je vous ai montré que dans certains dossiers, la question ne se pose pas. Souvent, la principale raison est la surcharge de travail : l'instruction est longue puisqu'il faut remonter loin dans le temps.
Mme Marie-Pierre Monier. - J'ai été maire d'une commune de 1 200 habitants dans la Drôme, département rural. Dès lors que j'ai dit que j'appartenais à la Délégation aux droits des femmes et que nous travaillions sur les violences faites aux femmes, trois victimes se sont spontanément manifestées. Pour l'une d'entre elles, les faits étaient prescrits, mais elle rencontre encore son violeur dans la rue... Une autre a été sauvée par un gendarme qui l'a bien prise en charge. Je suis intervenue pour la dernière, car elle n'arrivait pas à se faire entendre. Ces trois cas soulignent que la formation des policiers et des gendarmes est indispensable. Nous avons organisé des ateliers de concertation avec eux, et j'ai évoqué la question de l'accueil des femmes victimes de violences. Un responsable départemental de la police m'a indiqué que bien sûr, ce sujet était pris en compte, tandis que le responsable de la gendarmerie m'a avoué n'avoir qu'une seule référente pour viol sur le département ; il sollicitait mon appui pour demander un deuxième poste. Le traitement est donc inégal selon les brigades. Il y a des dispositifs, des lois, mais il faut que tout cela soit efficace, appliqué sur le terrain. C'est difficile.
M. Roland Courteau. - Vous l'avez dit, la sidération et l'emprise expliquent des attitudes parfois déroutantes devant les gendarmes ou les policiers ; des victimes continuent de voir leur agresseur et parfois renoncent à porter plainte. Des magistrats et des policiers ont souligné l'importance d'une formation obligatoire mais il me semblait que la loi de 20107(*) le prévoyait ?
Le certificat médical, qui mentionne l'incapacité de travail des victimes de violences sexuelles, a-t-il une importance majeure pour une action en justice ? Si c'est le cas, il me semble que la formation des professionnels de santé à la rédaction de ces certificats est incomplète. L'incapacité totale de travail (ITT) est une notion juridique parfois mal connue des médecins. Ainsi, les ITT prescrites sont, semble-t-il, plus longues dans le Nord que dans le Sud de la France. Cela ne nécessiterait-il pas une harmonisation ?
Mme Laurence Rossignol. - Merci de votre expertise sur ces sujets. Nous allons nous efforcer de proposer des pistes pour améliorer la législation. Rassurez-vous, nous ne sommes pas plus entendus que vous dans nos instances lorsque nous plaidons cette cause : un brouhaha se fait, chacun baisse la tête...
La presse a mentionné que la petite Sarah que vous défendez serait d'origine africaine ou antillaise. Pouvez-vous commenter ce point ?
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - J'ai lu cet article, qui a été repris ensuite par le reste de la presse, et je suis intervenue auprès de son rédacteur car cette affirmation m'a paru très contestable. Il se trouve que cette jeune fille est d'origine guadeloupéenne. Rien ne permet de supposer qu'il ait pu y avoir une quelconque tromperie sur son âge. Un article diffusé à l'étranger serait à l'origine de ces allégations. J'ai demandé au journaliste de me le fournir, je l'attends toujours.
Mme Laurence Rossignol. - Il me paraît effectivement contestable de préciser l'origine de cette jeune fille. Mais lorsqu'on étudie certaines affaires qui ont défrayé la chronique, on ne peut s'empêcher de se demander si, dans l'esprit de certains, certaines jeunes filles non occidentales auraient un rapport plus libre avec le sexe et une maturité sexuelle plus précoce.
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - C'est possible. Dans le dossier de Pontoise, ma cliente habitait une cité et son agresseur sortait de prison. Il y a un donc un contexte social spécifique. Pour le coup, la justice a été rapide, les faits se sont produits en avril, l'instruction était terminée en juin ! Que se serait-il produit si l'affaire avait concerné un milieu moins défavorisé ?
Mme Laurence Rossignol. - Il faut également avoir conscience du fait que le traitement d'une affaire dépend pour beaucoup du profil des magistrats : formés ou non, sensibilisés ou non...
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - Et du profil des victimes...
Mme Laurence Rossignol. - Je souhaiterais attirer votre attention sur ce qui me semble être une lacune de notre code pénal, qui définit le viol par la pénétration. Je me permets de vous soumettre un cas qui me laisse perplexe : un jeune garçon mineur est victime d'une fellation imposée par un majeur... Selon le code pénal, c'est une agression sexuelle, alors même que la victime est mineure et l'auteur majeur.
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - Légalement, ce n'est pas un viol : il faut qu'il y ait pénétration de la victime.
Mme Laurence Rossignol. - Pour moi les conséquences d'un tel acte sur la jeune victime sont comparables à celles d'un viol.
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - Vous avez raison, le traumatisme est le même. J'ai effectivement rencontré ce cas. Le droit des violences sexuelles n'est pas abouti.
Mme Laurence Rossignol. - Faut-il modifier le code pénal sur ce point ?
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - Je vais y réfléchir. Il faudrait intervenir sur la notion de pénétration...
Mme Laurence Rossignol. - Ou bien l'expliciter très clairement.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - La formation des professionnels est indispensable, nous devons être très fermes. Il faut une formation obligatoire, en formation continue également, avec une obligation de mise à niveau régulière. Faut-il instaurer un contrôle et une évaluation, éventuellement par les victimes, de l'accueil par les gendarmes et les policiers ? Le réseau de la Réserve citoyenne pourrait-il être sollicité en renfort ? Des personnes qui seraient formées à cet effet pourraient venir soutenir la gendarmerie.
Peut-être s'agit-il là d'une piste à envisager ?
Pour en revenir aux chambres spécialisées, cette formule serait, selon moi, idéale, mais c'est un voeu pieux à l'heure actuelle. Allons de l'avant, et rapidement.
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - Votre suggestion de faire appel à des réservistes pourrait peut-être permettre une évolution rapide. Je suis tout à fait d'accord sur la formation des policiers et des médecins. Une formation est obligatoire pour les policiers entrants - avec des quantums d'heures variant selon le grade - mais pas pour les policiers en poste depuis longtemps. J'ai assisté une victime de viol à Toulouse : le policier qui recevait sa plainte avait une photo de femme nue affichée derrière lui ; c'est perturbant et ne met pas en confiance...
En ce qui concerne les certificats médicaux, il faut savoir que lorsque la victime dépose plainte, une réquisition est faite pour l'envoyer dans une unité médico-judiciaire (UMJ), la plupart du temps. L'évaluation de la victime est donc faite dans un premier temps par l'UMJ qui rédige un certificat détaillé. En ce qui concerne les violences conjugales, ce certificat est remis aux victimes pour qu'elles puissent présenter une demande d'ordonnance de protection. En revanche, en cas de violences sexuelles, on ne leur remet pas ce certificat qui est souvent renvoyé par fax au commissariat. En conséquence, nous n'avons pas dans un premier temps le détail du certificat médical des UMJ. Oui, Monsieur le sénateur, la notion d'ITT pose problème. Dans l'affaire de Pontoise, le certificat médical était favorable à la victime, puisqu'il mentionnait bien l'état de sidération et de dissociation, mais il ne comportait malheureusement aucune indication en termes d'ITT.
Mme Laurence Rossignol. - Était-elle trop jeune ?
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - Je n'ai pas d'explication. Le médecin aurait pu écrire « sous réserve d'un nouvel examen ultérieur ». L'avocat de la défense ne manque pas de remarquer cette lacune, cela lui donne un argument. Les psychologues ou psychiatres peuvent trouver des modèles sur Internet. Les médecins commencent à être formés à la rédaction des certificats, mais cette formation devrait être systématique et non pas aléatoire. Avoir à la fois un policier qui accueille bien, des juges d'instruction bienveillants, une formation de jugement également, un avocat suivant partout la victime et l'accompagnant du début jusqu'à la fin, cela relève du miracle...
Mme Françoise Cartron. - Aujourd'hui, la formation est intégrée au cursus de l'ENM.
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - Uniquement pour la formation initiale. Elle est réalisée notamment par la psychiatre Muriel Salmona...
Mme Laurence Rossignol. - ... et Ernestine Ronai, que nous connaissons bien !
Maître Carine Durrieu-Diebolt. - La formation pour les magistrats en poste relève de la formation continue, facultative. Or les magistrats changent de poste durant leur carrière. Un magistrat peut être juge civil durant dix ans, avant de devenir juge d'instruction. Au bout de ce délai, il a pu oublier sa formation initiale. C'est pourquoi il faudrait à mon avis que tout juge d'instruction suive cette formation, qui ne dure que deux jours, ou bien instaurer un parcours spécialisé, avec des juges d'instruction spécialisés dans ce type de violences. La juge d'instruction de Bourges que j'ai citée tout à l'heure était ainsi reconnue comme ayant une compétence particulière. On lui renvoyait souvent les violences sexuelles dans sa juridiction.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci de cette audition très riche. Nous espérons pouvoir contribuer à améliorer la prise en charge des victimes que vous accompagnez au quotidien, car c'est d'elles que nous nous préoccupons en premier lieu.
* 1 Communiqué du 17/10/2006.
* 2 Loi n° 2006-399 du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein des couples ou commises contre les mineurs.
* 3 Loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants.
* 4 2006-2016 : un combat inachevé contre les violences conjugales, rapport n° 425 (2015-2016) de la délégation aux droits des femmes du Sénat.
* 5 Cellules de recueil des informations préoccupantes.
* 6 Loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.
* 7 Loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants.