Mardi 21 février 2017

- Présidence de M. Philippe Bas, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Mission d'information « Désendoctrinement, désembrigadement et réinsertion des djihadistes en France et en Europe » - Communication

La commission entend une communication de Mmes Esther Benbassa et Catherine Troendlé sur la mission d'information en cours relative au désendoctrinement, au désembrigadement et à la réinsertion des djihadistes en France et en Europe.

Mme Catherine Troendlé, rapporteur. - Le 16 mars 2016, la commission des lois nous a confié, à Mme Benbassa et moi-même, le soin de conduire une mission d'information intitulée « Désendoctrinement, désembrigadement et réinsertion des djihadistes en France et en Europe ».

Le but principal de cette mission est de procéder à une évaluation des dispositifs de prise en charge de la radicalisation, qui sont tous gérés par les services de l'État, ce qui est une spécificité française.

Depuis le milieu de l'année 2014, le Gouvernement a mis en oeuvre un certain nombre d'actions préventives ou tendant à la prise en charge des personnes radicalisées. Parmi celles-ci : le plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes, présenté en avril 2014, qui a notamment débouché sur la mise en place du numéro vert de l'Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT), permettant de signaler aux autorités publiques les cas de radicalisation ; le plan de lutte antiterroriste présenté le 21 janvier 2015 ; le pacte de sécurité défini après les attentats du 13 novembre 2015 ; le plan d'action contre la radicalisation et le terrorisme présenté le 9 mai 2016 et un plan pour la sécurité pénitentiaire et l'action contre la radicalisation violente présenté le 25 octobre 2016.

Nous avons procédé à une vingtaine d'auditions de personnalités concernées par ce sujet, qu'il s'agisse d'acteurs institutionnels, de chercheurs spécialisés dans les phénomènes de radicalisation ou d'associations engagées dans la prise en charge de la radicalisation. Par ailleurs, nous avons fait plusieurs déplacements : une visite à l'UCLAT, une visite à la maison d'arrêt d'Osny dans le Val-d'Oise au sein de laquelle avait été constituée une unité dédiée de prise en charge de la radicalisation, un déplacement à Mulhouse pour expertiser le programme de prise en charge de la radicalisation mis en oeuvre par les autorités judiciaires locales, un déplacement à Bruxelles pour rencontrer les représentants des communes de Vilvorde et de Molenbeek, et enfin une visite du premier centre dédié de prise en charge de la radicalisation, implanté en Indre-et-Loire.

L'ensemble de ces travaux nous amènent à tirer plusieurs grands constats.

S'il existe un débat universitaire sur le sujet, la radicalisation djihadiste présente des caractéristiques communes avec d'autres formes de radicalisation, comme celle d'extrême-gauche dans les années 1970 : la jeunesse de ceux qui se « radicalisent » en raison de leur « disponibilité biographique », faute d'insertion professionnelle ou de foyer construit, et d'une aspiration plus forte à un idéal en décalage avec la société. La radicalisation islamiste légitime, sur le plan théorique, le recours à la violence, de telle sorte que l'islamisme apparaît aujourd'hui comme « la seule idéologie disponible pour légitimer le recours à la violence », comme l'a souligné l'une des personnes que nous avons entendue. Il y a enfin le terreau social : la révolte générationnelle des années 1960 a laissé la place à une critique des discriminations imposées par la société.

Le contexte est différent en ce que les militants djihadistes actuels, puisqu'ils expriment en plus l'intention de mourir pour leur cause, n'ont pas de perspective d'avenir. L'autre nouveauté est également que, même si la radicalisation se produit en groupe, ce phénomène n'implique plus, avec internet, un contact ou une proximité géographique.

Plusieurs témoins du phénomène de radicalisation que nous avons entendus ont convenu que la radicalisation n'était pas une pathologie, même si elle peut comporter des éléments psychiatriques. Certains d'entre eux ont même récusé l'approche consistant à assimiler l'engagement djihadiste à une dérive sectaire, car cette approche nie la motivation religieuse et politique. Cette idée a d'ailleurs pu conduire à « victimiser » les jeunes femmes, au risque de sous-estimer leur dangerosité.

Actuellement, il est très difficile de définir le profil des personnes « radicalisées ». Le fichier tenu par l'UCLAT, qui recense les signalements de personnes radicalisées effectués auprès du numéro vert, n'est pas accessible, même de manière anonyme, aux chercheurs. Plusieurs d'entre eux nous ont fait part de leur regret de ne pas pouvoir étudier les profils et affiner les outils de détection. En Belgique, un projet de loi pourrait rendre un tel accès possible.

Enfin, se dégage de nos travaux la conviction claire que le concept de « déradicalisation » n'est pas pertinent. Comme l'a souligné l'un des sociologues entendus : « on ne démonte pas une croyance, surtout pour le haut du spectre de la croyance ». Plus direct, l'un de nos interlocuteurs nous a, quant à lui, affirmé que : « la déradicalisation : seuls ceux qui en vivent y croient ».

Cette introduction faite, je voudrais désormais axer mon propos sur la politique de prise en charge de la radicalisation mise en oeuvre par le Gouvernement avec l'ouverture, à l'automne 2016, d'un centre dédié à Pontourny sur le territoire de la commune de Beaumont-en-Véron. La création de ce centre s'est inscrite dans le prolongement des annonces faites par M. Manuel Valls, alors Premier ministre, le 9 mai 2016, à l'occasion de la présentation du plan d'action contre la radicalisation et le terrorisme. La proposition initiale était de créer d'ici fin 2017, dans chaque région, un « centre de réinsertion et de citoyenneté » dédié à l'accueil de personnes radicalisées ou en voie de radicalisation. Dès le mois de juin 2016, nous avions entendu deux chercheurs qui avaient émis les plus grands doutes sur l'efficacité du dispositif proposé dans le cadre de ce centre.

Selon les explications alors fournies par le Gouvernement, ces centres avaient vocation à « prendre en charge, avec hébergement, des personnes radicalisées ou en voie de radicalisation, plus fortement en rupture avec leurs familles, la société et leur identité, et nécessitant un accompagnement plus approfondi ». Ainsi, « au moyen d'un programme pédagogique conçu pour rendre à l'individu son libre-arbitre et favoriser sa réinsertion familiale, sociale et professionnelle, bénéficiant d'un taux d'encadrement très élevé des personnes prises en charge », ces centres devaient constituer « un moyen exceptionnel de lutte contre le phénomène de radicalisation ».

Le premier de ces centres, le centre de prévention, d'insertion et de citoyenneté d'Indre-et-Loire, a accueilli ses pensionnaires en septembre 2016. Nous sommes allées le visiter avec Mme Benbassa le 3 février dernier.

Cette structure est juridiquement constituée sous la forme d'un groupement d'intérêt public (GIP) et placée sous la responsabilité du secrétariat général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR). Conçu comme un moyen terme entre le milieu ouvert et le milieu fermé, à destination de personnes radicalisées ou en voie de radicalisation mais qui ne font pas l'objet d'une procédure judiciaire, ce centre a accueilli, au plus fort de son activité, 9 personnes. Lors de notre visite, il ne comptait plus qu'un seul pensionnaire, dont nous avons appris qu'il avait depuis quitté le centre en raison de sa condamnation pour violences volontaires.

Le bilan des six premiers mois d'activité de ce centre est assez négatif.

Pour commencer, le processus de sélection des personnes susceptibles de rejoindre le programme reposait sur le volontariat. Ainsi, les préfectures ont été chargées d'adresser des propositions sans avertir, à ce stade, les personnes concernées. Le GIP a émis un avis sur les profils des personnes qui lui ont été présentées, lui permettant ainsi d'écarter celles qui ne pouvaient être accueillies au centre, comme les mères avec enfants par exemple. Ensuite, dans les différents départements, le cabinet du préfet a eu pour mission de contacter les personnes concernées afin de recueillir leur accord pour intégrer ce programme. 17 personnes ont adhéré à cette démarche sur les 59 contactées à la suite d'un avis favorable. Après prise de contact avec ces personnes, il a été décidé de solliciter l'avis de l'UCLAT sur leur profil. Envisagée comme une simple « levée de doutes », cette demande d'avis s'est cependant traduite par 6 avis défavorables. Ces avis ne portaient pas tant sur la dangerosité de l'intéressé que sur l'opportunité de l'intégrer au centre, y compris pour des raisons liées aux enquêtes en cours. Nous considérons que ce n'est pas la bonne démarche : on ne peut pas recueillir l'accord des personnes et ensuite leur refuser d'intégrer le programme.

Sur les 11 personnes restantes, 2 ont renoncé à intégrer le centre, en soulignant sa mauvaise réputation relayée par les médias. À son ouverture, le centre a donc accueilli 9 jeunes adultes.

Le programme suivi par les pensionnaires s'appuyait sur quatre piliers : la distanciation, l'engagement citoyen, l'approche thérapeutique et l'insertion professionnelle.

Selon les indications de la direction, le centre de Pontourny emploie 27 personnes, dont 5 psychologues, 1 infirmière psychiatrique, 9 éducateurs spécialisés et 5 éducateurs travaillant de nuit. Il y a également des intervenants extérieurs, notamment un aumônier religieux présent 15 heures par semaine.

Initialement, selon la direction du centre, le programme devait se dérouler sur une période de dix mois maximum autour de trois phases : l'accueil et la mobilisation de l'intéressé, lui permettant d'élaborer son projet sur une durée allant de six semaines à trois mois, la consolidation du projet - stage, contacts à l'extérieur, retour en famille - et la finalisation du projet, pendant les trois derniers mois avant un passage de relais. La dernière phase devait comprendre un tutorat additionnel qui se serait prolongé quelques mois après le départ.

En raison des départs anticipés, aucune personne n'est restée plus de cinq mois, et le programme n'a donc pu être mis en oeuvre jusqu'au bout. La direction du centre a donc présenté plusieurs cas pour lesquels un tutorat additionnel a été mis en place en urgence pour maintenir le lien avec la personne ayant décidé de quitter le centre. Pour nous, il s'agit d'un « bricolage ».

Force est de constater que la mise en place de ce centre s'est attirée de nombreuses critiques, tant au moment de son ouverture qu'avec le départ de l'ensemble des pensionnaires. Pour répondre aux inquiétudes des élus locaux, le préfet d'Indre-et-Loire a constitué un comité de suivi chargé d'assurer la liaison avec les élus locaux, les parlementaires et l'équipe de direction du centre.

La multiplication de « couacs », relayés par voie de presse, a attisé la défiance de la population locale et le sentiment d'insécurité. Il en a été ainsi particulièrement à la suite de l'entretien accordé par une personne accueillie, âgée de 23 ans, au quotidien La Voix du Nord auquel elle a déclaré être « fichée S » alors qu'une telle information aurait dû l'empêcher d'intégrer le programme. Si cette information n'a pas été confirmée, l'intéressé a été exfiltré en 48 heures du centre, sur décision gouvernementale, le 30 septembre 2016. Il a fait l'objet d'un tutorat additionnel, interrompu d'un commun accord le 23 novembre 2016. Ensuite, le 17 janvier dernier, une personne accueillie au centre, absente à cette date en raison d'une convocation au commissariat de son lieu de résidence, a été interpellée à Strasbourg par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) avant sa mise en examen, avec d'autres personnes, pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste et son incarcération.

Ces deux faits, largement relayés par la presse nationale, ont accru la défiance des riverains. Il faut cependant souligner qu'aucun incident à l'extérieur du centre en lien avec les personnes accueillies n'est à déplorer, comme le rappelle constamment la direction du centre.

Plusieurs personnes entendues ont regretté que le message adressé par la direction du centre se résume à un discours mettant en avant les points positifs et à admettre uniquement des erreurs de communication. Notre conclusion est différente : il s'agit d'un fiasco.

Avec le départ du dernier pensionnaire début février, le Gouvernement a décidé que le centre ne serait pas fermé mais a accepté un moratoire. J'ai interpellé le ministre de l'intérieur sur cette question la semaine dernière lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement, il nous a confirmé qu'il ne souhaitait pas fermer le centre mais revoir les modalités de prise en charge, notamment à l'aune de nos propositions. Toutefois, la situation géographique de ce centre constitue une difficulté majeure car elle met ses pensionnaires en rupture totale avec leur milieu. C'est certes ce que l'on recherche, mais il faut aussi qu'ils puissent, à un moment donné, réintégrer leur famille notamment, ce qui est impossible quand ils en sont séparés par plusieurs centaines de kilomètres.

La situation actuelle attire également des critiques sur son coût : le budget annuel de fonctionnement du centre avoisine 2,5 millions d'euros pour 9 personnes prises en charge, et qui ne sont pas allées au bout du programme envisagé...

Au final, la visite du centre de Pontourny et nos rencontres ont mis en lumière une relative impréparation dans l'ouverture de ce centre. Plusieurs témoignages ont attesté qu'à la suite de la décision du Premier ministre, M. Manuel Valls, de créer une telle structure, les arbitrages interministériels étaient réduits s'agissant du public à accueillir - mineurs ou majeurs -, de la forme juridique à donner à ce centre ou du contenu du programme. Seuls quelques choix symboliques avaient été arrêtés comme le port de l'uniforme ou la présence d'un mât pour les couleurs nationales.

À mon sens, trois enseignements principaux doivent être tirés de cette expérience. Tout d'abord, le déracinement des personnes accueillies de leur milieu d'origine pour une destination éloignée et isolée ne favorise pas nécessairement la réussite du programme. Ensuite, le volontariat sur lequel repose le programme crée une véritable fragilité. Il permet des départs anticipés avant le terme du programme, rendant le suivi aléatoire et dépendant de la bonne volonté de la personne. Ce biais est d'autant plus fort lorsqu'une publicité négative entoure le programme, à l'instar de celui du centre de Pontourny qualifié par certains médias de « djihad academy ». Enfin, les effets en matière de lutte contre le phénomène d'emprise sur des personnes en voie de radicalisation sont loin d'être avérés. Ainsi, trois pensionnaires s'étaient autoproclamés la « bande des salafistes rigoristes ».

Au total, le bilan de cette expérience nous conduit à nous interroger sur la pertinence de la création de telles structures pour ce type de profils, en l'occurrence des personnes majeures non placées sous main de justice. Compte tenu des personnalités auxquelles nous sommes confrontées, la voie médiane proposée par le centre n'a pas prouvé son efficacité. Les personnes radicalisées les plus dangereuses, poursuivies pour une ou plusieurs infractions terroristes, ne peuvent faire l'objet que d'un traitement par la justice pénale.

Le programme de prise en charge de la radicalisation mis en place par les autorités judiciaires locales du Haut-Rhin, à destination des personnes poursuivies pour une ou plusieurs infractions pouvant révéler des comportements radicaux, dont la coordination a été confiée à une association locale d'aide aux victimes (Accord 68) m'apparaît plus prometteur, car il rejoint ce que nous avons vu en Belgique. Là-bas, ce sont les collectivités territoriales qui agissent en rapport avec des services qui s'apparentent à des polices de proximité. Le système ne fonctionne pas selon une démarche axée sur la répression et la sanction, mais selon une démarche fondée sur l'accompagnement et le conseil. Les familles, les collectivités, les forces de l'ordre et les associations locales constituent un bon mélange pour trouver des solutions pérennes.

Mme Esther Benbassa, rapporteur. - Je voudrais d'abord dire quelques mots sur cette question de déradicalisation. La déradicalisation, en soi, n'existe pas : personne ne peut croire aujourd'hui qu'un être humain peut « désidéologiser » un autre être humain en quelques mois. C'est une illusion, qu'on a entretenue parce qu'il fallait rassurer la population après les attentats.

Le travail de désembrigadement ou de désendoctinement se fait autant en amont qu'en aval, c'est un travail qui exige beaucoup de temps. Ceux qui nous gouvernent n'étaient pas préparés aux évènements terroristes récents ; or, en politique, le temps long n'existe pas, et on a donc fait de l'affichage. D'où une sorte de bricolage, en pensant pouvoir laver le cerveau des gens en passant par des formations, en recourant aux associations. Le manque de prestataires compétents en la matière est une question majeure. Certaines personnes ont pu être dirigées vers des personnes ou des associations non compétentes, qui ont voulu profiter d'une manne financière. Beaucoup d'associations ont fait ce qu'elles ont pu, mais elles n'ont pas mené un travail qui pouvait tenir sur la durée ; le contenu et le suivi du programme proposé n'étaient pas définis clairement ; les choses sont allées un peu dans tous les sens.

On a oublié la portée religieuse du phénomène. On ne peut pas dire à un islamiste rigoriste : « ton islam n'est pas le bon, je t'en propose un autre », cela n'a jamais marché. On a misé sur les contre-discours, qui ont échoué également.

Il faut se poser la question : qu'y a-t-il eu face à la force de l'engagement de Daech ? Avec ses outils de propagande, Daech a proposé une idéologie forte et structurée, qui a pu séduire de nombreux jeunes fragilisés. Si l'islam ne s'était pas radicalisé et politisé, y aurait-il eu Daech ? La question se pose dans les deux sens. Il ne faut pas oublier cet aspect des choses. C'est pourquoi les associations ne pouvaient pas travailler sur le long terme. Elles ont donc travaillé avec les moyens qu'elles avaient.

Parmi elles, l'association « Accord 68 », à Mulhouse, association d'aide aux victimes, s'est réorientée, avec un petit budget, sur un travail individualisé et intéressant avec des jeunes radicalisés placés sous main de justice alors que la plupart des associations n'ont travaillé qu'avec des personnes qui n'étaient pas passées à l'acte.

De ce que nous avons lu sur les expériences à l'étranger, les approches qui fonctionnent sont celles fondées sur des expériences individualisées, qui permettent de revenir sur une voie non pas de « désislamisation », mais de pratique de l'islam sans tomber dans le djihadisme. Cette orientation de socialisation et de réinsertion n'a pas été celle choisie par le Gouvernement, encore une fois car tout cela prend du temps, et qu'il fallait afficher rapidement des moyens de lutter contre la radicalisation.

On a donc vu des responsables d'associations incapables d'expliquer ce qu'ils faisaient vraiment. Il y a eu beaucoup de coup par coup et de bricolage en la matière.

Il y a également eu des problèmes avec les appels d'offres. Les associations qui avaient de l'argent ont pu présenter de bons dossiers et remporter les marchés, alors que celles qui avaient vraiment travaillé sur la question et avaient admis les limites de leurs capacités administratives pour monter, en respectant les procédures, des réponses aux appels d'offres n'ont pas été retenues. Certaines des associations qui ont remporté ces marchés ont sous-traité le travail à de petites associations, tout en gardant l'essentiel de l'argent. On peut véritablement parler de « business de la déradicalisation ».

Il ne faut cependant pas porter le même jugement sur toutes les associations concernées. Il faut envisager la question de la lutte contre l'idéologie terroriste avec humilité. On ne peut pas réussir facilement et rapidement en isolant simplement les personnes de leur environnement. Le programme de désendoctrinement en France n'est pas suffisamment élaboré. Des erreurs ont été commises et les insuffisances dans le contrôle des acteurs sont criantes. Le travail qui devrait être réalisé avec les chercheurs, les policiers, les éducateurs ou les familles des personnes concernées ne l'est pas. On ne peut pas simplement déraciner les gens et penser qu'on va ainsi les désendoctriner rapidement. Il faut travailler sur l'environnement des personnes concernées et pas simplement jouer sur l'isolement. Ce sont des erreurs trop souvent commises, probablement en raison de la panique face au terrorisme.

Nous avons visité l'unité de prévention de la radicalisation à la maison d'arrêt d'Osny dans le Val d'Oise. À la suite des attentats de Paris du mois de janvier 2015, le Gouvernement avait ordonné, le 21 janvier, la mise en oeuvre de différentes mesures pour renforcer la lutte contre le terrorisme dont l'un des volets concernait la lutte contre le prosélytisme dans les établissements pénitentiaires.

Nous avons acquis la conviction qu'il ne faut pas réunir sur un même site plusieurs djihadistes potentiels car cela suscite une adhésion à une idéologie prosélyte. Mme Adeline Hazan, la contrôleure générale des lieux de privation de liberté, est d'ailleurs opposée à ces regroupements. L'unité dédiée que nous avons visitée à la maison d'arrêt d'Osny rassemblait des détenus qui avaient été évalués et étaient censés être réceptifs à un programme de prise en charge, à la condition que ces personnes ne relèvent pas manifestement de mesures de sécurité particulières, notamment l'isolement. Lors de notre déplacement à Osny, nous n'avons pas rencontré de détenus, ce qui est tout de même très étrange. Nous avons visité une « prison propre ». On nous a présenté cette unité dédiée, au sein de laquelle on occupe les gens, par exemple par des cours de géopolitique et d'anglais, des ateliers d'écriture, des entretiens, aussi bien individualisés qu'en groupe. C'est une sorte de garderie, avec un personnel de bonne volonté mais très jeune, inexpérimenté, fraîchement sorti de sa formation universitaire, sans compter que les rémunérations versées par l'administration pénitentiaire n'attirent pas les meilleurs candidats. On ne peut qu'imaginer le contraste entre des jeunes tremblants face à des caïds. En septembre 2016, un des détenus concernés par le programme a utilisé une arme blanche contre un gardien. Il nous a été indiqué que cette personne n'avait pas été évaluée en bonne et due forme.

On a le sentiment qu'il fallait remplir ces unités dédiées à Fleury-Merogis, Fresnes, Lille et Osny, tout comme les établissements pénitentiaires au sein desquels elles se trouvent sont remplis. Un nouveau programme de prise en charge de ces détenus a depuis été prévu mais encore faudrait-il qu'il soit mis en oeuvre, ce qui n'est pas certain à l'approche des élections.

Toutes ces initiatives démontrent une bonne volonté qui a cependant souffert du bricolage et de l'absence de concertation. On s'est coupé des chercheurs et des experts. On n'a pas créé les comités regroupant les différents acteurs qui auraient dû l'être. Nous avons ainsi découvert les travers de la déradicalisation.

Mme Catherine Troendlé, rapporteur. - En complément de ma collègue Esther Benbassa, je précise que nous avons rencontré, dans le cadre de cette mission, M. Patrick Amoyel qui me paraît une référence en matière de déradicalisation.

Mme Esther Benbassa, rapporteur. - Il s'agit d'un psychiatre qui a créé l'association « Entr'autres ». Il ne s'associait pas aux « bricolages » que nous venons de décrire. C'est l'une des associations qui ont répondu au marché public de la déradicalisation sans être retenues.

Mme Catherine Troendlé, rapporteur. - L'association « Entr'autres » est porteuse de formations pour d'autres associations. M. Amoyel a examiné minutieusement les profils radicalisés. Il considère que 80 % des personnes que son association prend en charge peuvent faire l'objet d'une politique efficace de désendoctrinement, réparties entre 20 % de filles à la recherche d'une forme d'idéal masculin et 60 % de garçons à la recherche d'un idéal d'action. Il reste 20 % de personnes qu'il classe parmi les djihadistes de conviction, parmi lesquels 20 % ont moins de 20 ans. M. Amoyel souligne qu'il n'existe pas de réponse adaptée pour cette partie des personnes radicalisées. Ce n'est pas un échec, mais un constat.

Il faudrait évaluer pour évoluer. Un cahier des charges national pour les associations doit être établi, fondé sur le travail des chercheurs qui n'ont pas été consultés jusque-là. Il existe une plateforme commune européenne, le « Radicalization awareness Network » (RAN), mais on y participe peu. Il faut enfin former les intervenants, tout particulièrement les éducateurs sociaux, et insister sur un travail de prévention pour contrer les stratégies du recrutement sur internet. Les familles devraient constituer un maillon essentiel de la prévention. Tout ce travail autour des publics cibles, au travers de politiques, par exemple culturelles ou sportives, n'est pas mis en oeuvre. Tout le travail de déradicalisation se fait dans la précipitation et de façon non concertée.

Mme Esther Benbassa, rapporteur. - Deux postes spécialisés dans l'islam ont été créés à l'École pratique des hautes études (EPHE), alors qu'on nous a recommandé pendant des années la plus grande prudence dans la création de tels postes, car les intéressés ne trouvaient pas de débouchés professionnels. Nous n'avons pas trouvé d'enseignants pour occuper ces deux postes. Six postes ont été créés au conservatoire national des arts et métiers (CNAM) sur la question terroriste. L'administrateur général du CNAM cherche des candidats, sans succès. On assiste à des absurdités et pourtant nous aurions besoin d'islamologues. Nous n'avons pas suffisamment d'arabisants en France.

Mme Jacqueline Gourault. - Le témoignage de nos deux rapporteurs, à la fois intéressant et angoissant, soulève des questions. Comment un système aussi imprécis et inefficace a-t-il pu être conçu et mis en place ? Comment en cerner la responsabilité publique ? Qui a pris la décision de lancer ces appels d'offres ? Dans le domaine de l'éducation ou de la formation, les qualités intellectuelles, pédagogiques et morales sont importantes, ce qu'on ne retrouve pas ici. C'est la preuve de notre désarroi face au problème de radicalisation.

M. Jean-Pierre Sueur. - Je note une cohérence et une convergence avec les conclusions de la commission d'enquête sénatoriale sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe dont j'étais le rapporteur. Mais nos rapports sont-ils lus et pris en considération ? Chacun a des convictions, les personnes radicalisées adhèrent à ce qu'elles estiment bon et juste. Ce ne sont pas des techniques sommaires, des vidéos, qui les feront changer d'avis en huit jours ou même en trois mois. Quelqu'un comme M. Fethi Benslama, psychanalyste, a beaucoup à apporter. Il est important aujourd'hui que les cellules de veille qui existent dans les préfectures soient généralisées sur le terrain. Elles doivent impliquer les enseignants, les travailleurs sociaux, les familles, les élus, les associations sportives. Il faut signaler et entourer ceux dont le comportement change. C'est une mobilisation de toute la société qui est nécessaire. Il faut relire Jean Birnbaum qui souligne que la religion a été longtemps absente de nos débats politiques. À l'école, on enseigne le fait religieux, ce que j'approuve. Il faut définir ce fait religieux.

M. Alain Marc. - Nous avons en France un problème avec l'évaluation des politiques publiques. Nous le rencontrons aussi en matière de formation professionnelle où on constate une véritable gabegie, ou en matière d'éducation lorsqu'on a cru que les réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED) gommeraient l'échec scolaire, ce qui est totalement faux. Grâce à cette mission d'information, vous faites, mesdames les rapporteurs, cette évaluation et j'espère qu'il en sera tenu compte. Il faut individualiser les parcours. C'est le rôle du Sénat de proposer des solutions. Enfin, pour ma part, je préfère les psychiatres aux psychanalystes dont les théories ont été battues en brèche.

M. Pierre-Yves Collombat. - Je ne suis pas certain qu'on réalise ce qui se passe. Notre République fabrique des jeunes qui préfèrent la mort à la vie, en tuant d'autres personnes. C'est un échec complet, le ver est dans le fruit. Ce n'est pas avec des bricolages que l'on va régler ce problème. Avez-vous vu au cours de vos travaux un début de théorisation du désendoctrinement ? Quels principes permettraient d'avoir une action pour, à tout le moins, soigner les symptômes ?

M. François Bonhomme. - Le principe du centre de déradicalisation tel qu'il est mis en oeuvre est un échec. Dans ces conditions, est-il nécessaire d'aller plus loin dans l'évaluation ? On demande aux intéressés de se défaire de leurs croyances par la raison, ce qui demanderait des années et n'exclut pas l'échec. Je comprends aussi la difficulté pour l'État qui cherche des réponses immédiates mais ce n'est pas une question de moyens qui sont ici considérables. C'est le problème de la définition des conditions pour un résultat qui aujourd'hui fait défaut. Quelle est la position du ministère de l'intérieur et du Premier ministre ? Ont-ils renoncé ? Quelle est la nature du centre ? Ouvert ou fermé ? Les chercheurs sont-ils en capacité d'analyser le phénomène ? J'ai quelques doutes. L'État recherche des réponses rapides ; or, il devrait constater son échec et reconsidérer la situation.

Mme Catherine Tasca. - La seule vraie question, c'est celle de la prévention, je ne crois pas aux soins réparateurs. Or, l'État, depuis des décennies, s'est désengagé de l'encadrement de la jeunesse, de la petite enfance à l'adolescence : on a fait disparaître les colonies de vacances, les actions collectives, tout ce qui pourrait aujourd'hui suppléer les difficultés des familles. Des solutions peuvent être trouvées par la mise en place de grandes politiques publiques de prévention, d'éducation populaire, même si ces mots sont passés de mode, d'encadrement. La suite des travaux de la mission devrait davantage être axée sur la prévention.

Mercredi 22 février 2017

- Présidence de M. Philippe Bas, président -

La réunion est ouverte à 10 h 05.

Nomination d'un rapporteur

M. François Zocchetto est nommé rapporteur sur le projet de loi n° 383 (2016-2017) ratifiant l'ordonnance n° 2016-1636 du 1er décembre 2016 relative à la décision d'enquête européenne en matière pénale.

Proposition de loi pour le maintien des compétences « eau » et « assainissement » dans les compétences optionnelles des communautés de communes - Examen des amendements au texte de la commission

La commission procède à l'examen des amendements sur son texte n° 410 (2016-2017) sur la proposition de loi n° 291 (2016-2017) pour le maintien des compétences « eau » et « assainissement » dans les compétences optionnelles des communautés de communes.

M. Philippe Bas, président. - L'ordre du jour appelle l'examen des amendements au texte de la commission sur la proposition de loi pour le maintien des compétences « eau » et « assainissement » dans les compétences optionnelles des communautés de communes.

Article unique

M. Mathieu Darnaud, rapporteur. - Les amendements nos  1 rectifié ter, 2 rectifié et 6 ont pour objet de maintenir l'eau et l'assainissement parmi les compétences optionnelles des communautés d'agglomération.

Je souhaite que nous ayons un débat sur le sujet. Je comprends les motivations de ces amendements, et je les partage à titre personnel ; cependant, parce que ces amendements rompraient l'équilibre du texte, je vous proposerai un avis défavorable.

M. Pierre-Yves Collombat. - Faut-il revoir la loi NOTRe par appartement, ou dans son ensemble ? On choisit de le faire ici et là, faute de mieux, mais je crois que nous n'échapperons pas à une reprise générale. J'ai déposé l'amendement n° 6 pour la simple et bonne raison qu'aujourd'hui, les communautés de communes et d'agglomération ne se distinguent plus. La loi Chevènement avait posé des critères simples et clairs, le nombre de communes, l'intégration, la fiscalité - avec le transfert obligatoire de la ressource économique. Mais au gré des réformes multiples, on en arrive à des communautés de communes qui peuvent être plus grandes que des communautés d'agglomération ; dès lors, pourquoi les exclure du maintien proposé de l'« eau » et de l'« assainissement » parmi les compétences optionnelles ?

M. Alain Vasselle. - Pourquoi ces amendements rompraient-ils l'équilibre du texte ? J'avais compris qu'il concernait toutes les communautés de communes, certaines communautés de communes rurales étant plus peuplées que des communautés d'agglomération. Il faut s'intéresser aussi aux bassins versants. Les limites administratives des communautés ne recoupent pas nécessairement les bassins versants. Je serais plutôt favorable à une disposition générale, au moins applicable aux communautés d'agglomération.

M. Michel Mercier. - Je suis défavorable à ces amendements, parce qu'il faut distinguer les communautés d'agglomération et les communautés de communes. Il est vrai que des communautés de communes se sont étendues, de même que des communautés d'agglomération se sont créées avec et autour de communes en zone rurale ; les critères s'estompent, mais la communauté d'agglomération implique un degré plus fort d'intégration, ou bien il n'y a aucune raison que l'État traite différemment ces catégories - une différence que nous avons encore accentuée dans la dernière loi de finances, pour la répartition de la dotation globale de fonctionnement (DGF)... Même si les communautés de communes peuvent recouvrir des territoires plus importants que des communautés d'agglomération, ce qui compte dans ces dernières, c'est l'intégration - qui se traduit, en particulier, par des prix identiques de l'eau et de l'assainissement pour tous les habitants de l'agglomération. Je vous fais remarquer, ensuite, que la compétence optionnelle est le droit d'avant la loi NOTRe...

M. Pierre-Yves Collombat. - C'est bien à cela que nous voulons revenir !

M. Michel Mercier. - Tiens donc, mais avez-vous remarqué que tous les candidats à la présidentielle parlent d'économies à faire pour les finances publiques, donc moins de soutien encore de l'État aux collectivités territoriales ?

Mme Cécile Cukierman. - Tous les candidats ne sont pas sur cette position, regardez mieux !

M. Pierre-Yves Collombat. - Et c'est plutôt de votre côté qu'on ouvre la bourse au moins dépensant, au plus économisant : jusqu'à 180 milliards d'euros d'économies, qui dit mieux !

M. Philippe Bas, président. - Je m'interroge sur les raisons de fond qui justifierait un traitement différencié entre les communautés de communes et d'agglomération ; des communautés d'agglomération ont vu le jour, les éléments de différenciation se sont considérablement estompés. La question n'est pas simple à trancher...

M. Jean-Pierre Sueur. - Je suis défavorable à ces amendements. Cette proposition de loi s'est focalisée sur les communautés de communes, nous avons estimé que la délégation de la compétence « eau » et « assainissement » serait un assouplissement utile. Vous mentionnez des communautés d'agglomération atypiques, rurales, nous ne les avions pas prévues en légiférant - je crois qu'elles ne sont pas dans l'esprit de la loi ; pour nous, les catégories de communauté d'agglomération, communauté urbaine et métropole impliquent toutes une dimension urbaine, c'est la logique de la loi NOTRe. France urbaine, que j'ai consultée, ne souhaite pas revenir à l'exercice optionnel de la compétence « eau » et « assainissement » pour les communautés d'agglomération. Le mouvement est lancé pour tenir le délai de 2020, laissons-le prospérer. Je crois plus sage de se tenir à l'équilibre auquel nous sommes parvenus.

M. René Vandierendonck. - J'avais compris et accepté qu'à la veille d'élections sénatoriales, on veuille donner un peu de souplesse aux communautés de communes, mais quand vous y ajoutez les communautés d'agglomération, vous allez trop loin ! De plus, quand les communautés d'agglomération ne veulent pas exercer une compétence pourtant obligatoire, elles ne s'en privent pas : voyez la politique de la ville, compétence obligatoire, la moitié des communautés d'agglomération ne l'exercent pas !

Il n'en va pas de même pour l'eau ni l'assainissement, me direz-vous. Pourquoi en avons-nous traité dans la loi NOTRe ? Mais parce qu'un amendement cosigné par plusieurs groupes de notre assemblée nous a rappelé à bon droit que la gestion de l'eau ne se divise pas, qu'elle implique aussi l'hydrologie ou la prévention des inondations...

M. Pierre-Yves Collombat. - Cela n'a rien à voir !

M. René Vandierendonck. - La communauté d'agglomération est plus intégrée qu'une communauté de communes, c'est la raison d'être du traitement différent en matière de DGF - ou bien on cède à ce qu'il n'y ait que deux espèces, d'un côté les métropoles, de l'autre tout le reste... Je crois plutôt en des degrés d'intégration intercommunale progressive, dont les communautés d'agglomération sont un échelon.

M. Philippe Bas, président. - Au fond, les vraies agglomérations désirent-elles renoncer à exercer cette compétence ? Non, et l'amendement ne le dit pas, il prévoit seulement le cas où des raisons existent de ne pas transférer, en particulier pour toutes ces communautés d'agglomération atypiques dont le nombre a beaucoup progressé avec les réformes de la carte territoriale. Nous connaissons des communautés d'agglomération qui n'ont pas grand-chose d'urbain - je pense à l'une d'elles, dans mon département, qui est proche d'une communauté de communes rurale, avec sa commune-centre de 8 500 habitants et qui, avec les communes alentour, atteint 90 000 habitants.

M. Jacques Mézard. - Pourquoi ceux qui ont voté, dans la loi NOTRe, le transfert obligatoire de ces compétences en 2020, pourquoi ceux qui se sont alors regroupés dans une majorité pour le moins touchante, nous disent aujourd'hui que ce n'était pas une bonne idée et que les très grandes intercommunalités posent des problèmes ? Comme si nous ne les en avions pas prévenus ! Nous défaisons le jour ce que nous avons fait la nuit - nous en sommes à notre huitième modification de la loi NOTRe...

M. Alain Vasselle. - Et ce n'est pas la dernière !

M. Jacques Mézard. - Vous avez raison, nous en aurons d'autres et ce n'est pas la façon de rassurer les élus locaux. Or, notre commission a installé une mission de contrôle et de suivi de la mise en oeuvre des dernières lois de réforme territoriale, pourquoi ne pas attendre ses conclusions, pour revoir en profondeur les errements de ce que j'ai toujours appelé la loi « neutre » ?

M. Alain Richard. - J'aimerais ramener le débat à sa juste proportion. Il ne s'agit pas de faire obstacle à ce que des mutualisations actuellement gérées par des syndicats soient transférées à des communautés ; cependant, nous constatons que les syndicats concernés ont des structures techniques et financières très différentes, ce qui entraine des difficultés variables selon les territoires. Les amendements dont nous parlons suppriment la date butoir de 2020 pour la mutualisation. Le mouvement va se poursuivre, comme cela se passe avec le plan local d'urbanisme intercommunal (PLUi), où nous avons constaté que les choses avançaient, au gré de solidarités pratiques, ce qui nous dispense d'une date butoir dont personne ne veut. Certes, il y a des différences artificielles entre communautés urbaines, communautés d'agglomération et communautés de communes - j'ai renoncé pour ma part à comprendre à quoi tient la hiérarchie du soutien financier par l'État, malheureusement ce soutien passe pour un « droit acquis » et personne ne peut rien y changer...

Avec ces amendements, il s'agit donc simplement, comme le dit notre président, de constater que certaines villes moyennes - qui ne sont pas représentées par France urbaine - sont dans des situations spécifiques, constituées en communautés d'agglomération tout en étant d'anciennes communautés de communes : pour ces ensembles, il faut aussi retirer le butoir de 2020.

M. Alain Vasselle. - Très bonne synthèse.

M. François Grosdidier. - Si nous demandons des correctifs à la loi NOTRe, je rappelle à ceux qui nous le reprochent que c'est bien nous qui avons sauvé la minorité de blocage dans le PLUi et l'élection des conseillers communautaires dans le cadre communal : c'est parce que nous avons voté la loi NOTRe, sans céder sur ces points, que le texte a été différent de celui de l'Assemblée nationale - où l'obstacle serait devenu constitutionnel sur les conseillers communautaires... Le point de vue du Sénat, qui a regroupé la droite et la gauche, a donc consisté à défendre l'intérêt des communes.

Ensuite, nous avons été plusieurs à contester le transfert obligatoire des compétences « eau » et « assainissement », parce que nous connaissions les situations de communautés de communes et d'agglomération, parfois surtout rurales, où l'eau et l'assainissement étaient gérés différemment selon le lieu où l'on se trouve dans le nouveau périmètre - pour la bonne raison que les bassins versants ne coïncident pas avec les bassins de vie ni avec les limites de l'INSEE. C'est pourquoi nous avions voulu le report à 2020, pour reconsidérer la généralisation du transfert ; or, beaucoup de communautés d'agglomération sont aujourd'hui gênées par l'obligation ; ces amendements n'empêchent pas les transferts, ils rétablissent de la liberté locale, du pragmatisme sur le territoire. Ne dictons pas des solutions sur l'ensemble du territoire, notre vocation, au Sénat, c'est d'ouvrir des possibilités aux collectivités territoriales, en particulier aux communautés qui ont été encouragées par le préfet.

M. Christophe Béchu. - Je suis d'accord avec René Vandierendonck : il faut maintenir une différence entre les catégories d'intercommunalité et l'on ne peut pas demander les avantages seulement. Pour les agglomérations agglomérées, il n'y a pas de problème ; mais pour d'autres, la constitution d'une communauté d'agglomération a été motivée pour des raisons financières. Si la seule différence entre les niveaux de communauté, c'est la DGF, autant les fusionner en supprimant par exemple les communautés de communes.

Ensuite, nous ne partons pas de rien, l'eau et l'assainissement sont gérés. Plus les territoires des communautés d'agglomération rurales sont grands, plus la gestion de l'eau et de l'assainissement y repose sur des syndicats intercommunaux à vocation unique (Sivu), qui assument ces compétences. Mon territoire compte ainsi 38 syndicats, pour 9 intercommunalités : l'enjeu, c'est la réduction du nombre de syndicats, tout le monde travaille à un ajustement intelligent, grâce à l'obligation ; l'assouplissement sur les communautés de communes permettra de traiter le cas des territoires qui n'ont pas la taille suffisante pour constituer demain des syndicats intercommunaux. En revanche, une agglomération rurale de 120 000 habitants peut déborder le territoire d'un syndicat. Dès lors, je suis favorable à l'assouplissement pour les communautés de communes, pas pour les communautés d'agglomération - ou bien on fait un régime particulier pour les aires urbaines, c'est aussi une question d'aménagement du territoire.

Mme Jacqueline Gourault. - L'erreur a peut-être consisté, dès avant la loi NOTRe, à ouvrir des brèches dans les catégories légales parce que des élus, ici et là, nous le demandaient pour des motifs de DGF - Alençon est ainsi devenue une communauté urbaine, cela ne date pas d'hier. C'est incohérent, d'autant plus qu'ensuite, les élus concernés ne veulent pas appliquer les règles de la catégorie qu'ils ont obtenue...

M. François Zocchetto. - Nous avons choisi d'assouplir la règle pour les communautés de communes, pas pour les communautés d'agglomération, en sachant bien que les différences se sont estompées. Mais il faut bien mettre de l'ordre dans les catégories. Les vraies communautés d'agglomération n'ont pas de problème pour le transfert, elles l'ont déjà fait ; si d'autres se sont constituées pour des motifs de dotation seulement, à elles d'assumer leurs choix.

M. Mathieu Darnaud, rapporteur. - Ce débat est important, d'abord parce qu'il illustre la diversité des intercommunalités et l'inadaptation de notre modèle aux réalités du territoire. Nous avons tiré la sonnette d'alarme, en vain ; songez qu'Amiens, 165 000 habitants, veut devenir une métropole ! Ce n'est pas être contre les métropoles que de s'alarmer, mais contre les dérives qui brouillent toutes les catégories : aujourd'hui, il y a maintes communautés d'agglomération qui englobent des territoires ruraux et des communautés de communes qui touchent l'urbain. C'est pourquoi nous avons tous raison et tort : le fond, c'est qu'il n'y a pas de vérité dans un camp, mais une réalité territoriale à laquelle nos catégories ne correspondent plus. Quant à la question des syndicats, elle se pose effectivement et avec elle la question des moyens de leur fonctionnement.

Pour que nous puissions avoir tout ce débat en séance, je vous propose un avis de sagesse sur ces trois amendements.

La commission écarte de s'en remettre à la sagesse du Sénat sur les amendements n° 1 rectifié ter, 2 rectifié et 6, puis elle émet des avis défavorables à ces amendements.

Articles additionnels après l'article unique

M. Mathieu Darnaud, rapporteur. - Avis favorable à l'amendement n° 4 rectifié qui tend à élargir le champ de la dérogation permettant aux communes de verser une subvention d'équilibre au budget de leurs services de distribution d'eau et d'assainissement.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n°  4 rectifié.

M. Mathieu Darnaud, rapporteur. - L'amendement n°  5 rectifié bis, déjà rejeté par la commission, prévoit la possibilité de maintenir l'eau et l'assainissement dans les compétences des communes de la métropole d'Aix-Marseille-Provence, sur la décision des conseils de territoire à qui ces compétences auraient été déléguées. Avis défavorable.

Mme Sophie Joissains. - On parle beaucoup d'intercommunalité, mais n'oublions pas que la commune est la cellule de base de la démocratie locale, c'est à cette échelle que nos concitoyens souhaitent que les problèmes soient réglés - comme l'a dit Bruno Retailleau, il faut que les élus restent à portée d'engueulade. La métropole est toujours lointaine et on aurait gagné beaucoup de temps à en tenir compte. Cependant, je ne me fais guère d'illusion sur le sort réservé à notre amendement.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 5 rectifié bis.

M. Mathieu Darnaud, rapporteur. - Avec l'amendement n°  7, Françoise Gatel propose de distinguer l'assainissement des eaux usées et la gestion des eaux pluviales : avis favorable.

M. François Zocchetto. - Cette distinction s'appliquerait-elles seulement aux communautés de communes, ou bien aussi aux communautés d'agglomération ?

M. Mathieu Darnaud, rapporteur. - Aux communautés de communes seulement.

M. Jean Louis Masson. - Quid de la gestion des bouches d'égout ? À l'Assemblée nationale, le ministre de l'intérieur a répondu que c'était une compétence attachée à la voirie, mais au Sénat, il nous a répondu qu'elle était attachée à l'assainissement pluvial, c'est tout à fait incohérent.

M. Pierre-Yves Collombat. - Je rejoins notre rapporteur, mais cet amendement montre bien que ce texte devrait concerner aussi les communautés d'agglomération - ne serait-ce que pour traiter les questions liées comme le ruissellement et la prévention des inondations.

M. Jean-Pierre Sueur. - Cet amendement n'aurait-il pas pour conséquence de rendre l'assainissement pluvial facultatif, puisqu'il serait supprimé des compétences obligatoires ?

M. Alain Richard. - Il n'y a guère de cas où une agglomération n'exerce pas la compétence de l'assainissement pluvial. L'amendement me paraît introduire de la confusion, mieux vaudrait préciser ce que contient la compétence.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 7.

La commission donne les avis suivants sur les amendements de séance :

Auteur

Avis de la commission

Article unique

M. JOYANDET

1 rect. ter

Défavorable

M. GABOUTY

2 rect.

Défavorable

M. COLLOMBAT

6

Défavorable

Articles additionnels après l'article unique

M. LONGEOT

4 rect.

Favorable

Mme JOISSAINS

5 rect. bis

Défavorable

Mme GATEL

7

Favorable

Audition de M. Jacques Toubon, Défenseur des droits, sur son rapport annuel d'activité pour 2016

Au cours d'une deuxième réunion tenue dans la matinée, la commission entend M. Jacques Toubon, Défenseur des droits, sur son rapport annuel d'activité pour 2016.

M. Philippe Bas, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Jacques Toubon, Défenseur des droits, qui nous fait l'honneur de venir nous présenter en avant-première son rapport annuel d'activité pour 2016, qui ne sera rendu public que demain.

M. Jacques Toubon, Défenseur des droits. - Je suis très heureux de pouvoir vous présenter une synthèse du rapport d'activité pour 2016 du Défenseur des droits. Je suis entouré de mes adjoints - Patrick Gohet, Bernard Dreyfus et Geneviève Avenard, qui est Défenseure des enfants, Claudine Angeli-Troccaz n'ayant pu se libérer ce matin -, de mon secrétaire général Richard Senghor et de mon attachée parlementaire France de Saint-Martin.

M. le président de la commission vient de le dire, le rapport sera présenté demain à la presse. Mais je ne voulais pas, alors que nous nous approchons de la fin de la législature à l'Assemblée nationale et de la suspension des travaux en séance plénière au Sénat, vous quitter sans vous informer de notre activité de l'année passée.

J'entamerai mon propos par une réflexion préliminaire sur le rôle du Défenseur des droits, cinq ans et demi, soit un peu plus d'une législature, après son entrée en fonction.

Depuis la révision constitutionnelle de 2008 et la loi organique du 29 mars 2011, qui a donné lieu à des débats très vifs, notamment au Sénat, et grâce aux efforts de Dominique Baudis, nommé en juin 2011, et de son équipe, nous avons réussi à construire l'architecture de notre maison commune, regroupant quatre maisons préexistantes.

Aujourd'hui, l'on peut dire que l'institution du Défenseur des droits est arrivée à maturité, et qu'elle a trouvé sa place dans le paysage institutionnel.

La maturité, d'abord. Les débats parlementaires sur la révision constitutionnelle et la loi organique l'ont montré, il n'était pas évident que quatre institutions séparées puissent être réunies en une seule, et puissent fondre leur esprit d'indépendance et leur culture en une maison unique, en suivant des méthodes communes. Or c'est le cas aujourd'hui.

Le Médiateur de la République a été créé en 1973 sur l'initiative de Georges Pompidou, pour répondre à l'insatisfaction des citoyens dans leurs relations avec l'administration, telle qu'exprimée en 1968 notamment. Son premier titulaire a été Antoine Pinay.

Puis ce fut le tour de la Commission nationale de déontologie de la sécurité, créée à la fin des années quatre-vingt-dix pour promouvoir une autre vision de la politique de sécurité intérieure, mettant à l'honneur les questions de déontologie.

Les politiques de lutte contre les discriminations et pour les droits des enfants, largement inspirées par les conventions internationales, ont présidé à la création du Défenseur des enfants et de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde). Cette dernière était également chargée de mettre en oeuvre une directive européenne de 2000 pour la lutte contre les discriminations.

L'indépendance de ces quatre institutions était donc très grande, et leurs missions très différentes : certaines agissaient dans un esprit de médiation, d'arrangement entre les usagers et l'administration. D'autres, comme la Halde, passaient par la pédagogie et la sanction.

Aujourd'hui, l'on peut dire que le Défenseur des droits a réussi dans les quatre missions que lui a confiées le législateur. J'espère qu'il en fera de même dans la cinquième mission, la protection des lanceurs d'alerte, que lui a confiée la loi Sapin II.

Notre institution compte aujourd'hui 450 délégués territoriaux, qui sont omnicompétents. J'essaie de les former pour qu'ils soient encore plus actifs en matière de protection des droits des enfants, de promotion des droits, de lutte contre les discriminations. Tous ces sujets sont traités de manière intersectionnelle. Tous les aspects d'un problème sont pris en considération dans nos analyses, nos considérations et nos décisions. C'est cela, la maturité de notre institution : la prise en compte de toutes les missions qui lui ont été confiées.

Mais le Défenseur des droits a aussi su trouver sa place dans le paysage français. Il est aujourd'hui un partenaire institutionnel naturel, évident. Lors de la convention des délégués que nous avons tenue fin novembre, le vice-président de la commission des lois de l'Assemblée nationale Jean-Yves Le Bouillonnec, la vice-présidente de l'Association des maires de France Agnès Le Brun, le garde des sceaux Jean-Jacques Urvoas, et vous-même, monsieur le président de la commission des lois du Sénat, avez tous dit que le Défenseur des droits faisait du bon boulot.

Il est vrai que, vis-à-vis du pouvoir exécutif, il peut y avoir des frottements, sur des sujets irritants : sur les politiques de sécurité, les rapports entre la police et la population, les contrôles d'identité. L'exemple terrible de ce que l'on appelle désormais « l'affaire Théo » nous a malheureusement donné raison.

Mais nos relations avec l'administration en matière de retraite, de sécurité, de simplification administrative sont très positives.

Nous pouvons également dire que nous avons trouvé, avec l'autorité judiciaire, un véritable terrain d'entente, ce qui n'était pas évident. Certes, l'article 23 de la loi organique du 29 mars 2011 permet au parquet ou au magistrat instructeur de ne pas nous transmettre les éléments de procédure ou les dossiers de certaines affaires. Cela peut nous bloquer. Mais, de manière générale, tout se passe très bien à tous les niveaux.

L'année passée, nous avons pu présenter 119 observations à tous les étages du système juridique : du tribunal des affaires de sécurité sociale jusqu'à la Cour de justice de l'Union européenne. Nous avons, dans bien des cas, fait prévaloir l'égalité au profit de personnes licenciées ou maltraitées car victimes de discriminations.

Je veux également souligner la qualité et l'intensité de nos relations avec le législateur. C'est un point sur lequel j'avais déjà beaucoup insisté devant vous, le 9 juillet 2014, lors de mon audition au titre de l'article 13 de la Constitution.

Nous avons avec les parlementaires, mais aussi les maires, un objectif commun : être au service de nos concitoyens, souvent désarmés face à l'administration.

Nous avons beaucoup travaillé avec les commissions du Sénat, notamment la commission des lois et la commission des affaires sociales, et participé à l'élaboration de plusieurs amendements. Nous avons aussi aidé certaines missions d'information, par exemple celle relative à l'assistance médicale à la procréation et à la gestation pour autrui à l'étranger, qui a remis son rapport il y a un an.

Au plan international, le Défenseur des enfants est le correspondant français du Comité des droits de l'enfant de l'ONU, basé à Genève. Nous sommes également chargés pour la France du suivi de la convention internationale relative aux droits des personnes handicapées. Avec ces activités, nous faisons en sorte que les grands principes internationaux trouvent à s'appliquer dans la vie courante.

J'en viens plus spécifiquement à notre activité en 2016.

Nous avons reçu l'année dernière plus de 86 000 réclamations, en augmentation de 9 % par rapport à l'année passée. Cette tendance globale pose d'ailleurs la question de nos moyens pour les traiter.

Ce chiffre me pousse à faire une observation : l'accès au droit est problématique dans notre pays. Les administrés se heurtent au labyrinthe, d'ailleurs de plus en plus labyrinthique, de l'administration, des services sociaux ; ils se confrontent à la complexité des sujets. Les caisses d'allocations familiales, par exemple, appliquent 18 000 textes différents ; elles ont reçu 30 millions de communications téléphoniques en 2015. Bien souvent, il leur est difficile de répondre avec précision aux questions, et elles renvoient leur interlocuteur au site internet de la caisse, alors même que 25 % des Français n'y ont pas accès...

Cette situation est rendue plus complexe encore par l'effort de réduction des effectifs, l'abaissement des crédits de fonctionnement des grandes caisses sociales, la disparition de services d'accueil sur les territoires, dont la presse se fait chaque jour l'écho.

Mme Éliane Assassi. - Je confirme !

M. Jacques Toubon, Défenseur des droits. - Les services de sécurité sont aussi touchés, et des commissariats, par exemple, ont été fermés.

La grande enquête que nous avons lancée l'an dernier, à laquelle 5 000 personnes ont répondu, a permis de mettre en lumière le fait que beaucoup de personnes, soit qu'elles ne savent pas y avoir droit, soit qu'elles estiment leur situation inéluctable, n'ont pas recours au droit pour les défendre. Une personne sur dix, seulement, victime de discriminations réelles a recours à nos services ou fait appel à la justice.

La difficulté d'accès au droit peut aussi être intrinsèque : elle est la conséquence de problèmes économiques et sociaux, et notamment de situation de pauvreté.

Or nous avons abandonné le discours de la lutte contre la discrimination. Désormais, le discours sur l'identité a supplanté le discours sur l'égalité. Conséquence : les personnes victimes de discrimination peuvent sentir que la République n'est pas pour elles. Cela peut contribuer à expliquer le phénomène d'abandon de la chose publique.

Dans cette enquête, par exemple, nous avons fait un point sur les contrôles d'identité : si 80 % des personnes interrogées n'avaient jamais eu de problème, 16 %, en revanche, s'estimaient particulièrement ciblées. J'ajoute que, pour la moitié d'entre elles, ces contrôles ne se passaient pas bien.

Face à ces situations, le Défenseur des droits réagit en développant ses activités d'information. Les délégués sont devenus des « orienteurs » dans l'administration et les services sociaux. C'est une mission d'autant plus difficile que les services en question se sont rétractés.

J'appelle votre attention sur un autre point. Nous publierons dans quelques semaines un rapport sur l'ambigüité des effets de la lutte contre la fraude, en particulier contre la fraude sociale. On peut se demander si les chicanes mises par l'administration pour éviter que certains ne puissent bénéficier de manière indue d'une allocation ne finissent pas par avoir l'effet inverse. Nous sommes par exemple très réservés sur l'idée de certains départements - le Bas-Rhin, le Haut-Rhin, le Nord - de fixer des conditions à l'attribution du RSA. Certes, les départements connaissent des problèmes de trésorerie, mais ces droits sont des droits directs, et les conditions fixées à leur attribution ne peuvent qu'être légales.

En 2016, nous avons beaucoup joué notre rôle d'alerte. Nous avons par exemple énormément travaillé avec votre commission des lois sur les textes relatifs à la sécurité, à la lutte contre le terrorisme, dans l'idée de garantir l'équilibre entre l'exigence de sécurité et le respect de la garantie des libertés publiques et individuelles. Je n'y ai pas vraiment réussi. Les lois votées depuis deux ans penchent davantage vers le sécuritaire que vers les libertés. Les élus ont parfois semblé agir sous la pression de la peur, qui sidère les opinions et les responsables politiques.

Je manifeste cette préoccupation depuis 2015. Je l'ai fait valoir à propos de l'état d'urgence et de ses conséquences, mais aussi sur des textes adoptés récemment, comme le projet de loi relatif à la sécurité publique, pour lequel je considère que l'alignement des conditions d'usage des armes par les policiers sur celles des gendarmes est à la fois inutile et risqué. Le législateur en a décidé autrement.

Nous avons eu un succès, néanmoins : l'interruption du processus de révision constitutionnelle tendant à introduire la déchéance de nationalité, idée contre laquelle je m'étais élevé dès le mois de novembre 2015. Nous avons ici gagné car nous avons fait cause commune.

Je me suis également battu pour les droits des mineurs isolés étrangers. Là encore, les faits nous ont, hélas, donné raison. Dans notre rapport de décembre dernier sur le démantèlement de la « jungle » de Calais et ses effets sur les centres d'accueil et d'orientation (CAO) et les centres d'accueil et d'orientation pour mineurs isolés (CAOMI), nous avions anticipé les difficultés. Voyez la situation prévalant aujourd'hui à Paris et à Calais ! Voyez comme le camp de Grande-Synthe, qui était érigé en modèle il y a un an, se dégrade considérablement ! Si nous ne changeons pas de cap en matière de politique migratoire, si nous traduisons les gentils mots de « maîtrise des flux migratoires » par l'érection de murs, nous créerons plus de problèmes que nous n'en résoudrons. Il suffit de voir ce qui se passe en Italie, en Grèce, en Turquie - pays avec lequel l'accord passé par l'Union européenne est à la fois illégal et dangereux - pour s'en convaincre...

Hélas, personne n'y est prêt. Et aujourd'hui, nous nous retrouvons dans la situation où les Anglais refusent d'accueillir les 3 000 mineurs des CAOMI. Ce sont donc les départements qui vont devoir le faire...

Le rôle du Défenseur des droits est aussi de mettre en garde, d'alerter sur la promotion de droits. Notre rapport annuel consacré aux droits de l'enfant, publié chaque année en novembre, s'inscrit dans cette logique. Il était dédié, l'année dernière, au droit à l'éducation, droit qui en recouvre plein d'autres, en réalité, comme le droit à la santé, ou encore le droit des étrangers. Nous avons dû livrer bien des batailles avec des maires, de toutes sensibilités, qui refusaient par exemple d'inscrire un enfant à école car il était Rom. Un préfet s'est même, grâce à notre intervention, substitué au maire pour ce faire.

Je me permets de signaler à votre commission, mais aussi à la commission des finances du Sénat, des travaux qui mériteraient d'être lancés : sur la protection juridique des majeurs vulnérables ou incapables, par exemple. La loi de 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs s'applique mal. Aujourd'hui, 850 000 majeurs sont couverts par les procédures de curatelle ou de tutelle. En réalité, ce sont 1,5 million de personnes qui devraient l'être, les familles se substituant aux procédures en vigueur. Les dossiers s'accumulent sur les bureaux des juges : il y a un véritable embouteillage. Il me semble que ce serait un sujet qui mériterait d'être abordé, dans la campagne présidentielle par exemple.

Autre sujet : la situation des femmes handicapées dans l'entreprise. Elles sont, pour ainsi dire, deux fois discriminées.

Nous avons également mené un travail sur les discriminations à l'embauche à raison de l'origine, du lieu d'habitation, etc. Nous avons recueilli 750 témoignages, qui illustrent une situation réellement prégnante, contre laquelle nous n'avons pas suffisamment agi depuis dix ans.

Nous privilégions toujours, dans nos travaux, le recours au règlement amiable. Dans 70 % à 80 % des cas, un accord est trouvé entre le réclamant et le mis en cause.

Je parlais il y a un instant des observations que nous présentons à la justice : 119 en 2016. Avec deux résultats spectaculaires : la cour d'appel de Paris et la chambre criminelle de la Cour de cassation ont suivi nos observations en demandant à l'État d'indemniser trois des treize personnes ayant saisi la justice dans une affaire de contrôle d'identité. Nous avons également contribué à ce qu'un cadre de la BNP obtienne 600 000 euros d'indemnisation pour avoir été maltraité du jour où il avait déclaré son homosexualité.

Nous comptons aujourd'hui 27 conventions, signées avec 27 cours d'appel. Nous continuons à en signer. En tout état de cause, l'article 33 de la loi organique du 29 mars 2011 s'applique très bien.

Pour ce qui est de notre travail avec le Parlement, le Défenseur des droits a été auditionné à 27 reprises par les deux chambres l'année dernière. Nous avons rendu 21 avis, et 28 des propositions de réformes que nous avons formulées ont été satisfaites : dans la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, par exemple, la loi relative à l'égalité et à la citoyenneté, et j'en passe.

Un dernier point pour terminer. Nous gagnerions à être mieux entendus pour ce qui est des rapports entre la police et la population. Dès l'automne 2012, Dominique Baudis avait travaillé sur la question de la traçabilité des contrôles identité. Il avait proposé la mise en place d'une attestation nominative enregistrée pour la personne, avec un double anonyme. Bien des situations détestables pour la cohésion sociale, dont le drame de l'affaire Théo, auraient pu être évitées.

Les policiers sont des « gardiens de la paix ». Le nom n'est pas innocent. Il faut trouver ce chemin de dialogue avec la population. La police républicaine est la police de l'égalité. Aujourd'hui, nous vivons la rencontre du serpent et de la mangouste : chacun reste campé sur sa position. Il faut savoir se parler, se mettre autour d'une table : il y a des solutions. L'affaire Théo, ce n'est pas un fait divers, c'est un fait de société. Le Sénat, qui est une assemblée stable, devrait être à l'avant-garde sur ces sujets.

M. Philippe Bas, président. - Merci pour ce rapport passionnant. Avec cinq ans d'expérience, le Défenseur des droits atteint l'âge de maturité. Le voici bien installé dans notre paysage. Avec le Défenseur des droits, nous avons fait beaucoup plus que mutualiser les moyens : c'est un véritable saut conceptuel. L'identité du Défenseur se définit non pas par la simple addition des missions des institutions auxquelles il succède, mais par une nouvelle approche.

M. Jacques Toubon. - Notre mission est de concilier la défense des droits fondamentaux, nationaux et internationaux, avec la poursuite de l'intérêt général ; exactement ce qu'a fait le Conseil d'État il y a des années.

M. Philippe Bas, président. - Il existe en effet, vous l'avez dit, un recouvrement possible entre la culture sénatoriale et celle que vous mettez en place. Nous avons toujours à l'esprit cette exigence : nous sommes une assemblée gardienne de l'état de droit et des libertés fondamentales. Ce recouvrement s'est constaté lors de la révision constitutionnelle que vous avez évoquée, et dont l'abandon, provoqué par le Sénat, témoignait d'une convergence sinon de vue, en tout cas d'objectifs entre nous.

Nous avons néanmoins toujours eu le sentiment de prendre en considération les exigences constitutionnelles lors de l'examen des différentes lois que vous avez mentionnées. Le Conseil constitutionnel nous a d'ailleurs souvent donné raison. Et je tiens à dire qu'en ces occasions, nous avons été inspirés non pas par la peur, mais par le souci de l'efficacité et du respect des droits.

Mme Catherine Tasca. - Merci pour ce rapport complet. Votre introduction sur la place prise par votre institution dans l'architecture institutionnelle globale était très utile. Lors de sa création, nous avions des interrogations relatives à l'intérêt de regrouper quatre institutions au sein d'une seule. Le parcours fait depuis par Dominique Baudis et vous-même prouve que c'était en réalité une bonne option. Une stratégie commune et une voie unique sur ce sujet donnent plus d'écho à la défense des droits fondamentaux.

Nous aimerions néanmoins situer votre travail à l'échelle de l'Union européenne. Les coopérations en la matière progressent-elles ? Quelles sont les divergences persistantes ?

M. René Vandierendonck. - C'est comme toujours un plaisir de vous entendre et de vous lire. Nous sortons de l'examen en commission mixte paritaire du projet de loi relatif à la sécurité publique. Dans le même temps, le président de l'Assemblée nationale vous a saisi d'une demande d'avis sur les enjeux idéologiques qui s'attachent aux opérations de maintien de l'ordre. Dans votre rapport, vous précisez déjà qu'il faut s'intéresser à cette question pour les agents de sécurité privée, dans les transports par exemple.

Quels sont vos moyens d'action, vu la période ? Quand allez-vous rendre cet avis ? Comment impliquerez-vous le Parlement ? Y aura-t-il une proposition de loi qui sera déposée ?

Mme Cécile Cukierman. - L'institution du Défenseur des droits est désormais tout à fait inscrite dans le paysage institutionnel et public. Je tiens à souligner la qualité du travail mené par vos équipes. C'est un élément de sécurité pour nos concitoyens, dans un moment où tous les enjeux s'imbriquent et se compliquent.

J'ai une question à poser, relative au récépissé, ou autre système équivalent, suivant un contrôle identité. Cela n'aboutira-t-il pas à la constitution d'un nouveau fichier ? N'allons-nous pas contre certains droits en voulant en protéger d'autres ? Quelle serait, selon vous, la solution à ce problème grave, même si c'est au législateur d'en décider ?

M. Jean-Pierre Sueur. - Je vous remercie pour tout ce que vous apportez au Sénat, aussi bien dans cette audition que tout au long de l'année.

Vous avez marqué des réticences sur la question du cadre commun pour l'usage des armes par les policiers et les gendarmes. Nous avons beaucoup parlé de ce sujet en ces lieux. Je sais que c'est aussi le cas de la commission des lois de l'Assemblée nationale. Nous avons pensé qu'il était judicieux d'aligner les règles applicables aux policiers sur celles des gendarmes, en prenant une précaution, passant par la nécessité de formation notamment. C'est un sujet difficile : nous savons qu'en la matière, les décisions doivent être prises par les forces de l'ordre en un quart de seconde.

Ma question est simple : pour quelles raisons pensez-vous qu'il n'aurait pas fallu aligner ces règles ?

J'ai une autre question, relative à la réforme grâce à laquelle le silence de l'administration vaut acceptation, et dont le rapport que nous avons cosigné avec Hugues Portelli témoigne de la complexité totale. Le silence vaut acceptation, sauf dans la moitié des cas. Voilà un cas typique de simplification qui complique ! Que proposez-vous pour sortir de cette situation ?

M. Philippe Kaltenbach. - Le récépissé en cas de contrôle d'identité n'est pas nécessairement efficace. Je crois beaucoup plus au système de la caméra embarquée, qui pourrait avoir un rôle apaisant. Les deux parties seraient obligées d'être polies, courtoises, respectueuses. Quel est votre avis sur ce sujet ?

Je note par ailleurs dans votre rapport un jugement quelque peu ironique sur le nombre de critères permettant de définir une discrimination. Mais cela correspond à une réalité ! Le critère pour permettre d'établir une discrimination liée à pauvreté est relativement nouveau. Combien de réclamations, parmi toutes celles qui vous sont faites, sont-elles liées à ce critère ?

M. Jean-Yves Leconte. - J'entends très bien ce que vous dites quand vous regrettez que le discours sur l'identité supplante celui sur l'égalité, et quand vous déplorez les conséquences que cela a sur la cohésion de la société.

Le Conseil constitutionnel a censuré une disposition de la loi Sapin II sur les lanceurs d'alerte. Cette mission qui vous avait été affectée est-elle cohérente avec les quatre autres qui vous sont dévolues ?

J'appelle également votre attention sur les conséquences potentielles du Brexit en matière de droit à la mobilité, aussi bien pour les Britanniques en Europe que pour les Européens au Royaume-Uni. Certaines difficultés apparaissent déjà en matière de fonds de pension. Il est absolument nécessaire que vous travailliez avec vos homologues européens sur cette question.

Enfin, les échanges automatiques d'information en matière fiscale commencent à poser problème pour les banques. Nombre d'entre elles refusent en effet d'ouvrir des comptes pour les Français hors de France.

M. François Grosdidier. - J'ai été rapporteur du texte relatif à la sécurité publique. J'ai lu attentivement votre avis, et j'aurais aimé pouvoir le suivre. Mais je ne peux m'entendre dire que nous légiférons sous l'effet de la peur et non de la nécessité.

Nous avons débattu longtemps de ce texte en ces lieux et mené de nombreuses auditions ; le droit de légitime défense était insuffisant pour les agents publics chargés de la protection de leur vie et de celle des citoyens. Notre souci était de ne permettre l'usage des armes que pour empêcher l'atteinte à la vie.

J'en viens aux rapports entre la police et certaines catégories de population. On a le sentiment que, malgré tous les discours sur la déontologie de la police, toutes les formations en ce sens, la société régresse. Les fractures de la société se retrouvent d'ailleurs chez les policiers, dont certains sont parfois en rupture avec leur hiérarchie et leurs syndicats.

Il faut dire aussi qu'une partie de la population peut surréagir. Certaines personnes contrôlées par exemple après une infraction au code de la route, attribuent systématiquement à leur origine le fait d'être appréhendées par la police. Dans un domaine marqué par la subjectivité, il nous faut de l'objectivité, celle de votre institution.

Je tiens également à dire que la police municipale de ma ville a recours aux caméras embarquées depuis cinq ans. À la satisfaction de tous : populations, policiers, hiérarchie, magistrats. Il paraît d'une nécessité absolue d'accélérer la généralisation de ce système.

Enfin, j'ai été choqué d'entendre un syndicaliste policier prétendre que le mot de « bamboula » était un terme familier, pouvant dénoter même une certaine affection. Je m'interroge sur la formation déontologique et continue suivie par les policiers ! Ce genre de propos traduit l'effet de la radicalisation de toute la société.

M. Jacques Bigot. - Ma question portera sur l'accès au service public de la justice. Vos délégués territoriaux sont-ils associés aux réunions des conseils départementaux d'accès au droit ?

M. Jacques Toubon. - Oui, quoique de manière variable, selon les départements.

M. Jacques Bigot. - Et dans les conseils de juridiction ?

M. Pierre-Yves Collombat. - Mon oreille s'est dressée quand vous avez dit que la lutte contre les discriminations pouvait être une façon d'oublier la lutte pour l'égalité. Je le pense depuis longtemps. En quoi cette préoccupation s'est-elle traduite dans votre travail ?

M. Jacques Toubon. - Nous avons assisté, sans y être associés, à la cérémonie de signature de conventions sur l'accès au droit avec sept associations et fédérations d'associations, dont la fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS), sur l'initiative du garde des sceaux.

C'est un exemple parmi d'autres. Nous nous efforçons de faire avancer globalement tout le dispositif de l'accès au droit. Je rappelle d'ailleurs que c'est quand j'étais garde des sceaux que ce sujet a été confié à la Chancellerie. Nos délégués et nous-mêmes sommes entièrement acquis à cette question.

J'en viens à la question souvent posée des rapports entre la police et de la population. Elle est d'actualité. J'y insiste : il n'y a aucun lien entre la mise en place d'un récépissé quelconque attestant du contrôle et la nécessité de réaliser un fichier pour en collecter les données, bien au contraire. Cette objection est donc nulle et non avenue.

Le rapport de 2010 mentionne un document utile pour ceux qui sont contrôlés et qui doit préserver l'anonymat. Aujourd'hui, c'est bien plus facile qu'en 2012 ; voyez les agents de la préfecture qui verbalisent le stationnement, à Paris : ils utilisent de telles machines.

J'ai proposé l'attestation, mais il faut préciser qui, l'adresse, où, à quel moment, et les motifs - ceci pour ouvrir des possibilités de recours. Les expériences à l'étranger montrent que le récépissé a fait baisser le nombre de contrôles d'identité et en particulier les contrôles jugés « problématiques » parce que « subjectifs » : le but est atteint, sans que les polices anglaise, allemande, italienne ou espagnole aient le sentiment d'avoir été désarmées.

Des caméras ? Oui, mais quand et où les placer ? Le déclenchement doit-il être automatique ? Combien de temps l'enregistrement doit-il durer ? Qui peut disposer des images : les deux parties ou, comme le fait l'administration pénitentiaire, seulement l'administration ? Ici, je crois que le principe auquel il faut veiller, c'est le contradictoire.

À côté de la traçabilité des contrôles d'identité, il faut parler aussi de la formation des services de sécurité, un sujet tout à fait central. Nous avons dispensé une formation théorique à quelque 5600 gardiens de la paix, c'est bien mais c'est trop peu et il faut aller davantage vers des formations de terrain.

Les effectifs sont insuffisants, c'est une dimension essentielle du sujet ; il n'est pas sain que les forces de l'ordre soient absentes de certains quartiers et portions du territoire.

La question est posée de la police de proximité - le terme ne me paraît pas convenir, il revient à dire qu'autrement, la police serait distante, ce qui n'est pas le cas ; je préfère la notion de police permanente, d'un quadrillage constant plutôt que des interventions ponctuelles qui sont ressenties comme une punition par les populations qu'elles concernent.

Sur toutes ces questions, le rapport Baudis est très complet et il reste parfaitement d'actualité. Il conclut par un appel à des expérimentations d'échelle régionale, qui impliquent tous les acteurs - élus, administrations, usagers, universitaires et experts.

Qu'est-ce que la « mission Bartolone » ? Après les manifestations du printemps dernier, j'ai reçu des parlementaires et leur ai fait part de mes interrogations sur la gestion de la foule pendant les manifestations, sur ce qu'on appelle la doctrine du maintien de l'ordre dans notre pays. La question était déjà posée avec la mort de Rémi Fraysse, lors des manifestations contre le projet de barrage de Sivens. Nous avons travaillé avec nos correspondants de neuf pays, en les interrogeant sur la gestion des manifestations dans leur pays. Les différences sont importantes - en Allemagne, par exemple, on utilise encore le canon à eau, que nous avons quasiment abandonné. J'ai demandé aux parlementaires si un travail les intéressaient sur ce point, puis Claude Bartolone m'a confié cette mission de faire le point sur le sujet. Il n'y a pas d'urgence, et je tiens à faire une analyse de fond, en toute indépendance - je n'ai pas à rendre des comptes à un électorat -, pour voir comment les choses se passent dans les pays où l'on accompagne les manifestants plutôt qu'on ne les cantonne. Le ministère de l'intérieur, de son côté, a réuni un groupe de travail sur le sujet ; je n'en connais pas le calendrier, ni le contenu.

S'agissant de l'Europe, je suis en contact très régulier avec les services de la Commission et du Parlement européen, je fais des tierces interventions ; des questions se posent assurément, par exemple lors du renvoi de demandeurs d'asile en Hongrie, sachant que ce pays restreint ce droit. La Cour de justice rendra une décision très importante le 14 mars prochain sur la question de savoir si l'interdiction de porter un voile au travail est discriminatoire - ce sujet illustre bien la conciliation et donc la différence entre les principes d'égalité et de non-discrimination, sur lesquelles vous m'interrogez.

Quid, ensuite, des conditions d'usage des armes par les forces de l'ordre ? Les policiers sont soumis au régime de la légitime défense, réglé par le code pénal - et aménagé par la loi sur le crime organisé, avec la notion de périple meurtrier. Les gendarmes disposent de règles propres, qui sont étendues aux policiers. Or, ce que j'ai dit, c'est que cet alignement sur les règles des gendarmes ne changerait rien au fond, car les policiers resteront liés à la définition que la jurisprudence a donnée de ces règles - la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de l'homme ont pris des positions claires et indiscutables sur la nécessité et la proportionnalité de l'usage des armes. J'ai dit aussi que le changement des règles risquerait de donner le sentiment que les policiers auraient désormais une plus grande latitude pour l'usage de leurs armes. J'espère que le prix à payer pour ce symbole du changement de règles, ne sera pas trop élevé.

Peut-on se contenter du silence de l'administration, plutôt que de l'acceptation explicite ? Le silence vaut acceptation après un certain délai, mais les dérogations sont nombreuses, au point que le tacite paraît l'emporter. Quelle peut être la politique pour améliorer les choses ? Je crois que l'administration doit travailler plus vite et apprendre à motiver ses décisions.

M. Jean-Pierre Sueur. - Peut-être faudrait-il limiter le nombre de dérogations : la notion de secret défense est acceptable, mais trop de catégories ont cours aujourd'hui qui empêchent l'information.

M. Jacques Toubon. - Effectivement. Pour avoir transposé des directives, je sais que les administrations demandent beaucoup trop de dérogations...

S'agissant de la vulnérabilité, nous travaillons à renforcer l'accès aux services publics, aux soins, au logement. Je ne sais pas évaluer les conséquences des nouveaux critères de discrimination ; cela ne doit pas nous empêcher d'aller plus loin pour l'égal accès aux services publics. J'ai fait des propositions aux associations, au Conseil national de lutte contre les exclusions ; je leur ai demandé de me transmettre des cas précis, concrets, pour voir comment les nouveaux critères influaient sur l'accès aux soins.

Quid des lanceurs d'alerte ? Le Défenseur des droits observe une position neutre et, quand il est saisi, il mène une enquête contradictoire ; avec les lanceurs d'alerte, la procédure ne saurait être la même, puisque le Défenseur se trouve face à une personne qui prétend détenir des informations d'intérêt général. Nous savons mobiliser une protection contre les représailles, mais quelle attitude adopter sur le fond lui-même ? La loi organique du 9 décembre 2016 relative à la compétence du Défenseur des droits pour l'orientation et la protection des lanceurs d'alerte prévoit qu'il est chargé « d'orienter vers les autorités compétentes toute personne signalant une alerte dans les conditions fixées par la loi, de veiller aux droits et libertés de cette personne » ; un décret est au Conseil d'État - nous travaillons, donc, ceci sans moyens supplémentaires : c'est un appel à votre attention sur nos ressources budgétaires...

Quelles conséquences du Brexit, en particulier sur le droit à la mobilité ? Des problèmes se poseront, effectivement, en matière de droits à la retraite et d'application des régimes sociaux.

Sur les échanges automatiques d'informations fiscales, un problème se pose effectivement, j'en ai parlé au contrôleur fiscal fédéral américain - le problème vaut dans les deux sens.

La question de la subjectivité de nos interventions est partie intégrante de notre travail, qui consiste précisément à objectiver, par la connaissance, les situations dont nous sommes saisis et qui sont ressenties, toujours, comme conflictuelles. De l'absence de connaissance résulte l'absence de reconnaissance, donc d'appartenance ; or, c'est bien d'appartenance dont nous avons besoin, tous, pour que la République soit effectivement partagée.

M. Philippe Bas, président. - Merci pour ces informations. Je me réjouis de notre collaboration fructueuse.

La réunion est close à 12 h 50.