Mardi 14 février 2017
- Présidence de M. Jean-Claude Requier, président -La réunion est ouverte à 14 heures.
Audition du Contre-amiral Bernard-Antoine Morio de l'Isle, sous-chef d'État-major Opérations aéronavales, et du Commissaire en chef Thierry de La Burgade, de l'État-major de la Marine
M. Jean-Claude Requier, président. - Notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition du contre-amiral Bernard-Antoine Morio de l'Isle, sous-chef d'état-major opérations aéronavales, et du commissaire en chef Thierry de La Burgade, de l'État-major de la Marine.
Le 26 janvier dernier, nous avons auditionné le contre-amiral Patrick Augier, secrétaire général adjoint de la mer.
La lutte contre l'immigration illégale par voie maritime est en effet devenue l'une des priorités de l'action de l'État en mer et cette activité, conduite sous l'égide de Frontex, est assurée par le secrétariat général de la mer.
Comment le domaine fonctionnel spécialisé dans les opérations aéronavales, que vous dirigez à l'état-major de la Marine, et qui est l'autorité de coordination de la fonction garde-côtes, se complète-t-il avec le SGMer ? Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistent vos missions au titre des opérations maritimes de Frontex ? Quelles sont les difficultés, également juridiques, auxquelles la Marine doit faire face dans le cadre de ces opérations ? La Marine a-t-elle accès aux bases de données Schengen ? Avez-vous participé à la récente évaluation Schengen de la France et quelles sont ses principales conclusions ?
Avec cette audition, nous poursuivons notre travail d'investigation sous un angle très opérationnel, en abordant plus spécifiquement les limites maritimes et leur contrôle. C'est dans cet objectif que notre commission d'enquête a souhaité vous entendre. Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteur, François-Noël Buffet, à vous poser des questions.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite, chacun d'entre vous, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête MM. Bernard-Antoine Morio de l'Isle et Thierry de La Burgade prêtent serment.
M. Bernard-Antoine Morio de l'Isle, sous-chef d'État-major Opérations aéronavales. - Merci de me donner l'occasion de rappeler le rôle de la Marine nationale dans ses fonctions si nécessaires de protection de l'espace européen.
Nous sommes engagés face à deux grandes menaces : l'immigration clandestine, d'une part, le trafic de drogue, d'autre part.
Contre l'immigration clandestine, notre action se déploie sur trois zones de Frontex : la zone Triton, en Méditerranée centrale, où nous engageons des patrouilleurs de haute mer ; la zone Indalo, où nous engageons surtout des remorqueurs de haute mer ; enfin la zone Hera, où nous intervenons avec des Falcon 50 basés à Dakar. Nous intervenons également dans la Manche, où des passages se font sur des voiliers ou des embarcations de fortune, avec leur lot de naufragés.
Une incise sur notre action contre les pêches illégales outremer. Nous assurons une présence permanente en Guyane où la pêche illégale est fréquente ; dans les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), notre présence est également nécessaire contre la résurgence de pêches illégales que notre action a fait reculer, mais pas disparaître ; enfin, nous luttons, en Nouvelle-Calédonie, contre les blue boats depuis quelques mois, ces flottilles vietnamiennes qui pêchent la holothurie, ou « concombre de mer », laquelle est nécessaire à la vie de certains coraux ; cette semaine encore, nous avons intercepté des navires vietnamiens.
Contre le trafic de drogue, nous travaillons en coordination avec le centre opérationnel d'analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants (MAOC-N), basé à Lisbonne. L'essentiel de nos efforts se situent aux Antilles, d'où la drogue est réexpédiée, mais nous intervenons aussi dans le Pacifique, autour de la Polynésie française où nous avons récemment conduit une prise de quelque 1,4 million de tonnes de cocaïne.
Quel rôle et quels moyens de la Marine nationale dans cet ensemble d'actions ? Nous adoptons, conformément au Livre Blanc de 2013, une posture permanente de sauvegarde maritime ; 59 sémaphores, 33 bâtiments et 14 aéronefs sont engagés dans des missions d'alerte et de surveillance, ce qui représente quelque 1 830 personnels en métropole et 300 outre-mer, sous la coordination du préfet maritime.
L'année 2016 a été marquée par notre engagement dans l'opération Sophia, pour laquelle nous avons mobilisé cinq patrouilleurs de haute mer, deux frégates de type Lafayette - pour 160 jours de mer - et 130 heures de vol de nos Falcon 50, pour un coût total de 6 millions d'euros. Cet engagement est à comparer à notre mobilisation dans Frontex : 14 jours de patrouilleur de haute mer et 24 heures de vol de nos Falcon 50.
Depuis le début de cette année, nous sommes fortement engagés dans Frontex, nous avons participé à une mission d'un mois, avec trois opérations où nous avons sauvé 283 naufragés. Nous poursuivrons notre engagement dans Sophia jusqu'au terme du mandat actuel.
M. Thierry de La Burgade, commissaire à l'État-major de la Marine. - La Marine nationale est engagée dans trois types d'opérations concomitantes : celles de Frontex, celles qui relèvent de la politique européenne de sécurité et de défense commune, au premier chef Sophia, enfin les opérations qui relèvent de l'OTAN, en particulier la mission de renseignement que nous menons en mer Égée.
M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Sur les 170 agents que la France s'est engagée à affecter au corps européen des garde-frontières et garde-côtes, il nous est indiqué que 25 proviendraient de la Marine nationale : est-ce exact ?
Quelles sont vos relations de travail en matière d'information avec vos différents partenaires, en particulier les organisations comme Europol ? On parle de plus en plus d'interopérabilité, comment y participez-vous ? Quel partage d'information ?
Enfin, on nous a signalé qu'il y aurait des décalages, parfois, dans les délimitations maritimes selon la Marine nationale et la police aux frontières, ou bien encore que les échanges d'informations ne seraient pas à l'optimum entre elles : qu'en pensez-vous ?
M. Bernard-Antoine Morio de l'Isle. - Une réunion interministérielle, le 29 septembre 2016, a fixé la clé de répartition des 170 agents que la France mobilise dans le nouveau corps de garde-frontières et garde-côtes : 125 pour le ministère de l'Intérieur, 20 pour les Douanes et 25 pour la Marine nationale. Cependant, il ne s'agit pas de détacher des personnels ad hoc, mais bien de mobiliser nos ressources dans les missions désignées ; concrètement, les missions que nous réalisons, par exemple avec nos Falcon 50, représenteront l'équivalent des 25 personnels dont la mobilisation nous échoit.
M. Thierry de La Burgade. - Les échanges d'informations avec nos partenaires se font à travers un système d'information spécifique développé par la DGA, Spationav version 2. Ce système de surveillance en temps réel des approches maritimes donne une image tactique de la situation maritime, en regroupant les informations recueillies par des capteurs disposés le long des côtes - ceci à destination du préfet maritime et des centres opérationnels de la marine. Ces centres opérationnels ont eux-mêmes une cellule de coordination de l'information maritime en leur sein, à vocation interministérielle, qui est chargée d'agréger et d'interpréter les nombreuses informations et signaux qui remontent jusqu'aux centres, dont elles informent le préfet maritime - lequel décide d'engager des moyens.
Au sein de Frontex, nous participons aux échanges d'informations qui alimentent Eurosur sur les flux migratoires et nous échangeons des informations dans le cadre de nos relations bilatérales avec nos voisins - belges, britanniques, espagnols et italiens. La Marine n'étant pas une force répressive, elle n'a pas vocation à être dans Europol. En revanche, un démembrement de la Marine nationale, la gendarmerie maritime, représentant quelque 1 100 équivalents temps plein, entretient des liens directs avec Europol sur les affaires judiciaires de son ressort.
Le système d'information Schengen est destiné au contrôle des personnes à terre plutôt qu'en mer, où les personnes que nous secourons sont des naufragés - je rappelle qu'en mer, il n'y a nulle obligation de décliner son identité ni de se déclarer tant qu'on effectue un transit inoffensif, et que ce n'est qu'une fois le pied posé à terre que le naufragé devient un migrant.
M. Bernard-Antoine Morio de l'Isle. - Le rapport d'information des députés Alain Marleix et Jean-David Ciot sur le rôle de la Marine nationale en Méditerranée est élogieux pour nos forces. Si l'on recherche un critère d'évaluation, la proportion de morts dans la traversée de la Méditerranée indique que notre action est efficace : nous déplorons bien sûr qu'il y ait eu cinq mille décès l'an passé, mais ils représentent 1,4 % de l'ensemble des traversées clandestines. Quant à l'opération Sophia, nous ne saurions disposer de chiffres précis, mais nous savons que l'efficacité est directement fonction de la qualité du renseignement, c'est ce que nous recherchons.
Mme Gisèle Jourda. - La Marine nationale coordonnant l'action de l'État en mer, avez-vous constaté des dysfonctionnements ou incidents entre les différents acteurs qui y participent ? Y a-t-il des cas où vous deviez arbitrer entre différentes priorités d'intervention en mer, faute de moyens ?
M. Thierry de La Burgade. - La Marine nationale ne coordonne pas l'action de l'État en mer, c'est l'affaire du préfet maritime et du secrétariat général de la mer.
Juridiquement, c'est l'agence Frontex qui sollicite la participation des États membres aux opérations qu'elle décide. Concrètement, une sorte de « bourse de moyens » se tient deux fois par an à Varsovie, où les États membres annoncent les moyens qu'ils mettent à disposition de l'agence. Ensuite, chaque opération est déléguée à un État hôte qui la coordonne en tout point. En zone Indalo, par exemple, les opérations sont coordonnées par l'Espagne qui a signé des accords avec le Maroc et l'Algérie. Lorsque nous engageons des moyens, l'Espagne nous assigne une zone de patrouille, nous mettons en place notre dispositif de surveillance et c'est l'Espagne, sur la base des informations que, parmi d'autres, nous lui communiquons sur cette zone qui décide des suites, conformément au droit international, aux accords avec ses voisins du Sud et à l'opportunité. L'opération Triton, elle, est coordonnée par l'Italie et, concrètement, le centre italien de coordination de sauvetage maritime est informé des embarcations en détresse - et ce sont les Italiens qui, selon les conditions météorologiques, le type d'embarcation, la détresse, décide de l'intervention pour conduire les naufragés vers le port de déroutement, généralement italien. Un véritable trafic existe au large de la Libye, avec une méthode éprouvée consistant à envoyer des embarcations de misère au large des côtes, pour appeler aussitôt les secours européens.
M. Olivier Cigolotti. - À Bruxelles, le système européen de surveillance des frontières Eurosur et les programmes de l'agence Frontex nous ont été présentés, en particulier les équipes d'intervention rapide Rabit (Rapid Border Intervention Teams), qui peuvent intervenir dans un délai très court en cas de crise aiguë : y avez-vous recours ? La Marine nationale, ensuite, a-t-elle accès aux images satellites produites par les différentes agences, en particulier dans les situations d'urgence, ou bien devez-vous toujours en passer par le préfet maritime ?
M. Thierry de La Burgade. - Le dispositif Rabit a une vocation terrestre beaucoup plus que maritime, il n'a pas été déployé en mer - on peut imaginer que Frontex y recoure dans un cas exceptionnel, par exemple si un flux tout à fait inhabituel de personnes était constaté entre l'Albanie et l'Italie.
Les images satellitaires passent par la préfecture maritime et le centre maritime, où toutes les données utiles sont traitées, y compris celles qui sont transmises par les navires privés et commerciaux quand ils signalent des situations anormales.
M. Bernard-Antoine Morio de l'Isle. - Il est très important de disposer de toutes les informations utiles, ce qui est hors de portée des navires seuls. C'est bien pourquoi le contrôleur opérationnel, dans les centres opérationnels de la marine, joue un rôle crucial : c'est lui qui agrège les informations et qui les interprète, avant de nous les communiquer.
Face aux opérations de sauvetage, en particulier au large des côtes libyennes, le vrai problème est juridique : c'est parce qu'il nous est interdit d'intervenir dans les douze mille nautiques des eaux territoriales libyennes qu'un tel trafic se développe, que les passeurs peuvent tranquillement conduire leurs victimes au seuil des eaux territoriales dans des embarcations de fortune. Nous n'attrapons quasiment pas les passeurs : notre intervention n'a pas d'incidence militaire ou policière, elle est seulement humanitaire.
M. Thierry de La Burgade. - On peut comparer la situation de Mayotte, où nous faisons face à un flux d'une dizaine de milliers de migrants par an, dans une situation juridique tout à fait différente qu'en Méditerranée. À Mayotte, nous attrapons des passeurs, nous faisons des reconduites à la frontière, dans le respect du droit international - avec des moyens juridiques d'intervenir, notre action a une incidence directe, tangible.
M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Vous nous dites là que le problème est moins technique que juridique et politique ? Qu'il tient au mandat que le pouvoir politique vous confie ?
M. Thierry de La Burgade. - C'est cela. Il faut voir aussi qu'en 2013, l'opération italienne Mare Sicuro, en mettant des moyens permanents de sauvetage au large des côtes libyennes, a créé une sorte d'appel d'air - les chiffres le démontrent, on est passé d'environ cent mille, à plusieurs centaines de milliers de migrants par an.
M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Confirmez-vous que l'enjeu numérique est aujourd'hui de ce côté-ci plutôt que dans la mer Égée ?
M. Bernard-Antoine Morio de l'Isle. - C'est certain, les flux sont désormais beaucoup plus importants entre la Libye et l'Italie qu'en mer Égée. L'origine géographique des migrants aussi a changé : on trouvait avant une majorité de Syriens, d'Irakiens et d'Afghans ; on trouve désormais davantage de Nigériens et d'Erythréens.
M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Il faut sauver les naufragés, mais comment intégrez-vous la menace terroriste, avez-vous en particulier des moyens pour identifier les personnes que vous embarquez ou accompagnez à bon port ?
M. Bernard-Antoine Morio de l'Isle. - Nous faisons un premier contrôle, déclaratif, à bord, puis les contrôles ont lieu à terre.
M. Thierry de La Burgade. - Nous n'avons pas de moyens biométriques à bord, le contrôle y est seulement déclaratif. Cependant, nous sommes en lien avec les services de renseignement.
M. Yannick Vaugrenard. - Il faut faire la différence entre les migrants et les naufragés que vous recueillez, auxquels nous avons le devoir de porter assistance. Vous parlez de 5 000 morts en Méditerranée l'an passé : d'où tenez-vous ce chiffre, dont plus d'une association et plus d'un expert disent qu'il est sous-évalué ? D'une manière générale, considérez-vous disposer de suffisamment de moyens techniques et en personnel face au nombre de naufragés en Méditerranée ?
M. Bernard-Antoine Morio de l'Isle. - Les responsables de l'agence Frontex seraient mieux à même de vous répondre sur les moyens d'ensemble ; nous ne maîtrisons qu'une partie des données. Sur le nombre de décès en mer, c'est une estimation, mais je crois qu'elle est proche de la réalité : lorsqu'une embarcation approche des côtes, nous la survolons et faisons une estimation assez précise de ses capacités. Je crois ce chiffre fiable.
M. Jean-Claude Requier, président. - Merci pour toutes ces précisions.
La réunion est close à 14 h 46.
La réunion est ouverte à 15 heures.
Audition de M. Wil van Gemert, directeur adjoint de l'Office européen de police (Europol)
M. Jean-Claude Requier, président. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Wil van Gemert, directeur adjoint de l'Office européen de police, plus connu sous le nom d'Europol. Son siège se trouve à La Haye, d'où nous discuterons avec M. van Gemert par visioconférence. Je précise que celui-ci n'est pas francophone, mais qu'Europol a eu l'extrême amabilité de bien vouloir affecter un interprète à cette audition. Je vous remercie par avance de bien vouloir en tenir compte dans nos échanges, en particulier lorsque vous poserez vos questions.
Europol a été créé par une décision du Conseil de 2009 qui, elle-même, remplaçait une convention de 1995 prise sur la base du traité de Maastricht. Je rappelle qu'un règlement du 11 mai 2016, qui entrera en vigueur le 1er mai prochain, va changer le nom d'Europol en Agence de l'Union européenne pour la coopération des services répressifs et va donner un nouveau mandat à cette agence.
Europol aura pour objectif d'appuyer et renforcer l'action des autorités compétentes des États membres et leur collaboration mutuelle dans la prévention de la criminalité grave affectant deux ou plusieurs États membres, du terrorisme et des formes de criminalité qui portent atteinte à un intérêt commun qui fait l'objet d'une politique de l'Union, ainsi que dans la lutte contre ceux-ci - trente formes de criminalité sont visées par le nouveau règlement. Europol est donc amené à coopérer avec les États membres, ainsi qu'avec d'autres agences européennes.
Qu'est-ce que le règlement de l'année dernière va concrètement changer dans le fonctionnement d'Europol ? Quel rôle le risque terroriste et la crise migratoire ont-ils joué dans le renforcement de votre mandat ? Comment se passe la coopération avec les autorités françaises ? Avec Frontex ? Estimez-vous disposer des moyens suffisants pour mener à bien vos missions ? Plus généralement, quel bilan tirez-vous du fonctionnement de l'espace Schengen et quelles seraient vos propositions pour l'améliorer encore ? Telles sont quelques-unes des questions qui intéressent notre commission d'enquête.
Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire d'une quinzaine de minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteur, François-Noël Buffet, à vous poser des questions. Cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié.
M. Wil van Gemert, directeur adjoint de l'Office européen de police. - Merci Monsieur le Président. C'est un honneur pour moi d'être entendu par votre commission d'enquête. En réponse à vos premières questions, je commencerai par présenter l'organisation d'Europol, qui changera à partir du 1er mai prochain, et notre coopération avec la France.
Europol est le centre européen de coopération et de coordination des services répressifs. Nous les soutenons grâce à notre expertise et à l'établissement de bases de données sur le terrorisme et la criminalité organisée. Dès lors que plus d'un État membre est concerné par une affaire criminelle ou terroriste, nous pouvons procéder à des échanges d'informations.
Je mentionnerai cinq points clés concernant Europol. Tout d'abord, nous disposons de plus de 200 officiers de liaisons, venant de plus de 41 pays différents, ce qui nous permet d'avoir des échanges réguliers avec les États membres mais aussi avec des pays tiers importants. Deuxièmement, nous fournissons aux États membres un système d'information et de communication connectant plus de 700 agences de par le monde, ce qui nous permet de traiter plus de 15 000 messages par semaine et d'en communiquer le résultat aux États membres. Troisièmement, nous maintenons des bases de données sur le crime organisé et le terrorisme depuis la création d'Europol il y a plus de dix-sept ans. Au total, nous avons ainsi plus de 13 millions d'éléments dans ces bases de données qui sont protégées par des moyens perfectionnés. Quatrièmement, nous sommes un pôle d'expertise organisé autour de 28 points focaux réunissant des analystes essayant de mieux comprendre certains types de crimes liés, par exemple, à la cybercriminalité ou aux mouvements migratoires. Enfin, nous fournissons un soutien aux enquêtes et une coordination entre États membres avant, pendant ou à la suite d'enquêtes de manière à ce qu'ils puissent poursuivre des objectifs communs.
Pour remplir ces missions, nous avons un effectif d'un peu plus de 1 000 personnes au siège de La Haye, mais aussi la possibilité de nous déplacer un peu partout en Europe, ce qui nous permet d'être de plus en plus engagés dans le travail d'enquête sur le terrain conduit par les États membres.
Concernant l'organisation de nos services, nous disposons d'un point de contact disponible 24 heures sur 24, sept jours par semaine, et de trois centres : un sur la cybercriminalité, un autre sur la criminalité organisée et enfin un centre sur le contre-terrorisme, nouvellement créé. Nous avons également des services de soutien fournissant des analyses et des enquêtes financières.
Des changements importants interviendront au 1er mai 2017 avec l'entrée en vigueur du règlement du 11 mai 2016 relatif à l'agence de l'Union européenne pour la coopération des services répressifs. Premièrement, notre approche concernant les bases de données va évoluer : il ne s'agira plus simplement d'une maintenance intégrée mais de rendre les bases de données davantage interopérables. Cela devrait nous prémunir contre des changements futurs, et nous permettre de travailler de façon plus opérationnelle. Ceci ira de pair avec une meilleure protection de nos bases de données, notamment grâce à un meilleur système d'enregistrement des données permettant d'éviter de les dupliquer, ainsi que des règles encore plus strictes de traitement des données à caractère personnel.
Deuxièmement, le règlement prévoit de nouvelles tâches pour Europol, dont la possibilité de proposer l'établissement d'équipes conjointes d'enquête, des enquêtes techniques et financières et d'augmenter les activités de signalement de contenus sensibles sur internet. En revanche, nous n'aurons plus la possibilité de conclure directement des accords avec des parties tierces ; cela sera traité désormais dans le cadre de l'Union européenne, ce qui maintiendra toutefois les possibilités de coopération. Enfin, nous pourrons désormais interagir avec des entités privées au travers des États membres, par exemple pour interroger des entreprises de télécommunication afin d'obtenir des informations.
En ce qui concerne la coopération avec la France, cette dernière est membre de 28 points focaux concernant le terrorisme et la criminalité organisée. Elle participe également activement à la mise en oeuvre des priorités européennes appelées EMPACT (European multidisciplinary platform against criminal threats) ; la France est notamment chef de file des plans d'action contre le trafic de cocaïne et la criminalité contre la propriété.
La France est aussi l'un des principaux contributeurs au système d'information d'Europol : il s'agit du quatrième pays partageant le plus grand nombre d'informations. En particulier, depuis l'année dernière, elle est en tête concernant les informations sur les combattants étrangers en Syrie et en Irak. Concernant le système d'information SIENA (Secure information exchange network application), la France est en troisième position avec 43 000 messages échangés en 2016, contre 37 000 en 2015, soit une augmentation d'environ 20 %. En ce qui concerne le nombre d'affaires initiées par la France, il y en avait environ 2 500 en 2015 et 3 300 en 2016. Enfin, Europol a huit officiers de liaison provenant de la France, cinq de la police nationale, deux de la gendarmerie et un des douanes. Il y a une augmentation du nombre d'officiers de liaison français travaillant dans le contre-terrorisme. Parmi les membres du personnel d'Europol, environ 60 sont de nationalité française. Voilà le cadre général ; je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.
M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Tous les pays participent-ils de façon active à l'échange d'information ?
M. Wil van Gemert. -Tous les États membres ne participent pas de la même façon. Tout d'abord, tous les pays ne sont pas intéressés par les 28 points focaux. Ensuite, certaines autorités nationales fournissent des informations en moins grande quantité mais de meilleure qualité. Nous observons une forte hausse du nombre d'informations reçues - plus 60 % entre 2015 et 2016 - et cette augmentation se concentre plus particulièrement sur certains domaines. Les échanges d'information ont également augmenté de 88 % par rapport à l'année dernière. Par exemple, en 2010, seulement dix-huit combattants étrangers étaient recensés dans nos bases de données, aujourd'hui il y en a plus de 6 000. Il y a donc eu un développement très fort d'Europol au cours des dernières années. La participation varie d'un pays à l'autre mais, comme je l'ai indiqué, la France est parmi les premiers pays contributeurs, en particulier dans le domaine du contre-terrorisme.
M. François-Noël Buffet, rapporteur. - À l'occasion de la crise migratoire, il a été décidé de remettre en place les contrôles aux frontières intérieures. Pensez-vous que cela soit un facteur bénéfique pour la lutte contre la criminalité ? Cela vous aide-t-il dans vos missions ou bien cette mesure n'est-elle pas la plus performante ?
Il est beaucoup question d'interopérabilité des fichiers : pensez-vous qu'elle est aujourd'hui optimale ou, à l'inverse, qu'il faille l'améliorer ? Dans quelles conditions cela vous paraît-il possible et utile ?
M. Wil van Gemert. - En réponse à votre première question, je souhaiterais souligner que le mandat d'Europol est de soutenir les États membres dans leurs enquêtes ; il ne nous revient pas de juger de l'efficacité de l'espace Schengen et des contrôles aux frontières qui y sont menés. Ceci étant dit, l'Union européenne a décidé la libre circulation des personnes et des marchandises qui doit être contrebalancée par certaines mesures telles que le système d'information Schengen, au sein duquel plus de 3 milliards d'informations sont échangées, avec 65 millions d'entités enregistrées, ou encore la coopération contre la criminalité organisée. On pourrait faire un parallèle avec le cyberespace : personne ne pense à fermer cet espace, même s'il existe une cybercriminalité. De même, pour les personnes physiques, il faut trouver un juste équilibre. Les contrôles sont utiles pour savoir qui voyage, mais cela signifie une certaine limitation à la libre circulation. Dans l'affaire Anis Amri, il a fallu un certain temps pour que les personnes en cause soient identifiées ; les informations doivent donc être disponibles.
En ce qui concerne l'interoperabilité, notre travail évolue de plus en plus de la collecte de données vers la connection des données (from collect to connect). Dans le passé, les différents systèmes d'information ont été conçus dans un but spécifique et limité, mais maintenant nous devons trouver les moyens de relier le système d'information Schengen (SIS), le système d'information sur les visas (VIS) et Eurodac. Un exemple quant à la manière d'améliorer notre travail est de permettre une recherche en passant d'une base de données à une autre. Jusqu'ici, on pouvait seulement rechercher une personne précise mais sans interroger toutes les bases, maintenant ceci est possible. Mais il faut faire encore davantage pour renforcer l'interopérabilité. Jusqu'à récemment, on ne voyait pas l'intérêt d'une interconnexion entre les bases de données d'Europol et Eurodac, mais désormais, notamment en raison du problème des combattants étrangers, nous constatons que ceci est souhaitable. Tout le travail effectué en ce moment aux niveaux européen et national pour améliorer l'interopérabilité et la disponibilité de données biométriques est crucial.
M. Yannick Vaugrenard. -Nous savons qu'aux États-Unis, les élections ont pu être influencées par une cyberattaque venant d'un autre pays. Cette année, il y aura des élections importantes en Allemagne et en France. Comment Europol peut-il intervenir et nous rassurer à propos des éventuelles menaces de cyberattaque ?
Le nouveau système européen de géolocalisation Galileo, qui est en train d'être mis en place, pourra-t-il être utilisé par Europol ? Cela permettra-t-il de renforcer notre indépendance par rapport au système de géolocalisation GPS américain ?
M. Wil van Gemert. - En ce qui concerne les cyberattaques, je souligne que le rôle d'Europol est la répression de la criminalité. Or les incidents que vous évoquez sont davantage du ressort des services de renseignement. Nous disposons depuis cinq ans d'un centre de lutte contre la cybercriminalité et nous observons une augmentation de l'utilisation de la cybercriminalité par la criminalité organisée qui développe des méthodes qui peuvent ensuite être reprises par d'autres acteurs, y compris ceux agissant pour le compte d'un État. Nos enquêtes se concentrent sur la cybercriminalité en tant que telle, mais elles alertent également sur les nouvelles méthodes utilisées. Ces informations peuvent aussi être utiles aux autorités nationales qui défendent les infrastructures vitales des États contre les cyberattaques. Par exemple, depuis un an, nos activités aident à mieux comprendre comment les terroristes de l'organisation État islamique utilisent les réseaux sociaux. Ce sont ensuite les services de renseignement des États membres qui sont responsables de la lutte contre ces menaces.
Au sujet de Galileo, Europol ne participe pas directement à ce projet, mais je souhaite souligner l'importance du marquage géographique ou geotagging. Nous pouvons fournir des informations aux services répressifs pour savoir où et quand une image a été prise ou bien où des personnes se rencontrent. L'une des actions que nous menons en ce moment a ainsi pour but d'aider les États membres en leur fournissant des données afin qu'ils puissent suivre des personnes ou des biens liés à des actes criminels. Voilà encore un cas où l'interoperabilité est importante. À l'avenir, si nous pouvons mieux exploiter les informations provenant de Galileo, ceci permettra d'améliorer la lutte contre la criminalité en Europe, mais aussi d'être plus indépendants d'autres acteurs étatiques dans le monde.
M. Olivier Cigolotti. - Nous avons largement évoqué la problématique de l'interopérabilité des systèmes d'information et nous avons bien compris la nécessité de pouvoir mettre en relation les différentes bases de données. Au-delà des aspects techniques, n'êtes-vous pas confrontés à une rétention des informations en matière de renseignement de la part de certains États membres ?
M. Wil van Gemert. - Il est clair que l'interoperabilité a peu de sens si les autorités ne communiquent pas entre elles. C'est la première étape. Depuis deux ans, nous avons vu une évolution importante, y compris en France, où l'on reconnait de plus en plus qu'un point de vue européen est utile. Mais il est vrai qu'il y a toujours certains services ou personnes qui souhaitent garder des données pour eux. Les décisions des juges d'instruction français et belge de permettre à Europol d'accéder à l'ensemble des dossiers concernant les attaques terroristes de 2015 - soit 18 térabits de données - a permis d'informer d'autres pays, mais également de fournir plus de 100 éléments d'information à l'enquête menée par la France.
J'ai travaillé personnellement depuis une trentaine d'années dans des services de renseignement et d'enquête et je constate qu'il est toujours préférable de rassembler les enquêteurs plutôt que de faire une simple demande d'information. C'est pourquoi nous développons les équipes communes d'enquête qui produisent des résultats très positifs en matière de lutte contre la cybercriminalité et contre le terrorisme. Europol devient désormais un centre de « fusion » des différents flux d'information. Il faudrait bien sûr renforcer également les contacts avec les services de renseignement nationaux concernant les personnes à risque. Il devrait donc y avoir une forme d'échange, tout en respectant les compétences et responsabilités de chacun. Il ne s'agirait pas de fusionner les différentes bases de données mais d'avoir, au niveau européen, un centre rassemblant les informations en matière de criminalité, un autre en matière de renseignement et de les interconnecter. Ces derniers mois, nous avons eu la visite de deux services de renseignement et je suis confiant sur l'avancée de notre coopération en raison du soutien politique clair en faveur de ce type d'actions, notamment de votre Parlement. Je précise que déjà cinq ou six services de renseignement nationaux sont représentés au sein des bureaux nationaux à Europol puisque dans certains pays, par exemple les pays scandinaves, il y a un lien fonctionnel très fort entre les services répressifs et les services de renseignement. Mais j'aimerais, moi aussi, qu'il y ait davantage de liens entre forces de répression de la criminalité et services de renseignement au niveau européen.
M. Didier Marie. - Vous avez noté l'attention particulière portée par les sénatrices et sénateurs aux questions d'interopérabilité. Nous avons mesuré quels en étaient encore les freins politiques, techniques et, éventuellement, financiers. À quel moment et dans quels délais aurons-nous un système efficace et performant ?
Ma deuxième question porte sur la lutte contre les trafics d'êtres humains et les mafias organisant le passage illicite dans l'espace Schengen. Quelle est l'action d'Europol dans ce domaine et quels sont les résultats obtenus ?
Enfin, la Grande-Bretagne va prochainement activer l'article 50 du Traité sur l'Union européenne pour se retirer de l'Union européenne. Quelles conséquences ceci aura-t-il sur le fonctionnement d'Europol ?
M. Wil van Gemert. - Au sujet de l'interopérabilité, il ne s'agit pas de créer un seul grand système d'information, mais de connecter les bases de données entre elles. Il y a déjà eu une amélioration au niveau européen, par exemple en ce qui concerne SIENA, VIS et Eurodac. Dans le même temps, la mise en place de systèmes de données des dossiers passagers des compagnies aériennes dans toute l'Union européenne, grâce à la directive Passenger name record (PNR), qui devra être transposée au 1er juin 2018, nécessitera pour Europol de s'assurer que les bonnes informations sont redirigées vers l'agence. Ainsi, dans les deux années à venir, les activités d'Europol vont s'élargir.
Concernant la lutte contre les trafics de personnes, nous avons mis en place un centre européen spécialisé sur cette question il y a dix-huit mois. À la suite de la crise migratoire et grâce au soutien du Conseil de l'Union européenne, nous avons pu intensifier et améliorer les enquêtes des États membres dans ce domaine. En 2015, il y avait seulement sept officiers travaillant sur ce point focal de lutte contre les trafics de personnes, désormais il y en a plus de 44. Nous soutenons également plus de 50 enquêtes prioritaires dans les États membres où nous fournissons des informations complémentaires concernant notamment l'utilisation des réseaux sociaux. Nous investissons également dans des moyens pour lutter contre la vente de faux documents ou l'impression de tels documents. Nous soutenons également des enquêtes d'ordre financier ainsi que le recouvrement d'avoirs criminels. Enfin, nous disposons d'un registre de navires suspects qui pourraient transporter illégalement des personnes - environ 500 vaisseaux y figurent actuellement. Par ailleurs, nous avons des officiers sur place au Pirée et à Catane et des équipes mobiles pouvant participer aux enquêtes dans les « points chauds » ou lieux sensibles. À cet égard, nous avons réalisé un rapport stratégique sur les mouvements migratoires identifiant environ 220 lieux sensibles. Le trafic de personnes est le domaine de criminalité qui a connu la plus grande croissance en Europe récemment. En 2015, nous avons estimé qu'il représentait entre 3 et 6 milliards d'euros. Toutefois, nous ne pouvons pas résoudre ce problème uniquement par la répression.
En ce qui concerne le Brexit, je ne peux pas exprimer d'opinion politique, mais je peux vous répondre sur le plan technique. Tout comme la France, le Royaume-Uni porte un très grand intérêt à la coopération policière et échange un grand nombre d'informations. Le Royaume-Uni est impliqué dans environ 40 % des affaires recensées à Europol. Il y a donc un très grand intérêt, des deux côtés, à continuer d'assurer l'échange d'informations après le retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne. À un autre niveau, nous travaillons déjà avec des pays tiers - Australie, Canada, États-Unis, Islande... Un signal positif est qu'il y a quelques mois à peine, le gouvernement britannique a utilisé sa possibilité d'opt-in sur le règlement relatif à Europol. Il y a beaucoup à perdre si nous ne parvenons pas à une coopération soit du type de celle menée avec les pays tiers ou à un accord spécifique. Parmi les professionnels, il me semble qu'il y a une volonté de poursuivre les échanges d'information. Nous travaillons en ce moment même avec la Commission européenne pour trouver un accord spécifique avec le Danemark, à la suite du référendum du 3 décembre 2015, et ce afin qu'il puisse continuer de coopérer avec Europol.
M. Jean-Claude Requier, président. - Je note que le nouveau règlement modifie le nom d'Europol en agence de l'Union européenne pour la coopération des services répressifs. N'y aurait-il pas un nom plus porteur et plus pédagogique ?
M. Wil van Gemert. - Nous allons continuer à utiliser le nom d'Europol dans nos publications et notre communication. Seul notre nom officiel est modifié afin de souligner que notre agence ne concerne pas seulement les forces de police mais toutes les forces de répression et de maintien de l'ordre, soit plus de 2 millions d'agents à travers l'Europe que nous essayons de soutenir.
La réunion est close à 16 h 10.
Mercredi 15 février 2017
- Présidence de M. Jean-Claude Requier, président -La réunion est ouverte à 15 heures
Audition de M. Jamil Addou, chef de l'unité soutien asile du Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO)
M. Jean-Claude Requier, président. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Jamil Addou, chef de l'unité soutien asile du Bureau européen d'appui en matière d'asile, plus connu sous son acronyme anglais d'EASO. Son siège se trouve à La Valette, à Malte, d'où nous discuterons avec M. Addou par visioconférence.
L'EASO a été créé par un règlement du 19 mai 2010, dans le cadre du « paquet asile » proposé par la Commission européenne.
Aux termes de ce règlement, l'EASO doit contribuer à améliorer la mise en oeuvre du régime d'asile européen commun (RAEC), renforcer la coopération pratique en matière d'asile entre les États membres et apporter un appui opérationnel aux États membres dont les régimes d'asile et d'accueil sont soumis à des pressions particulières et-ou coordonner la fourniture de cet appui. Par ailleurs, une proposition de la Commission visant à transformer l'EASO en « véritable » agence de l'Union européenne pour l'asile en lui transférant la responsabilité du traitement des demandes d'asile au niveau européen est actuellement en cours de négociations.
Comment l'assistance de l'EASO aux États membres - je pense à la Grèce et à l'Italie, mais pas seulement - s'est-elle traduite dans le contexte de la crise migratoire ? Qu'est-ce que la réforme envisagée, si elle était adoptée, changerait concrètement dans le fonctionnement de l'agence et de l'exercice du droit d'asile en Europe ? Comment cette réforme pourra-t-elle garantir l'indépendance de l'agence vis-à-vis de la Commission ? Ne voyez-vous pas d'obstacle à rendre les lignes directrices établies par l'agence juridiquement contraignantes ? Comment se passe la coopération avec l'OFPRA ? Estimez-vous disposer des moyens suffisants pour mener à bien vos missions ? Plus généralement, quel bilan tirez-vous du fonctionnement de l'espace Schengen et quelles seraient vos propositions pour l'améliorer encore ?
Telles sont quelques-unes des questions qui intéressent notre commission d'enquête.
Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire d'une quinzaine de minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteur, François-Noël Buffet, à vous poser des questions.
Cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié.
Vous avez la parole, Monsieur.
M. Jamil Addou, chef de l'unité soutien asile du Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO). - En premier lieu, je tiens à vous présenter les excuses du directeur exécutif de l'agence, M. José Carreira, qui ne peut malheureusement être avec nous et que j'ai l'honneur de représenter.
L'EASO - BEAA en français - résulte d'un règlement proposé par la Commission européenne en février 2009 et adopté en juin 2010. L'agence est opérationnelle depuis le 1er février 2011. Elle a conclu son premier plan de soutien avec la Grèce le 1er avril 2011, soit deux mois après son établissement, c'est dire combien le soutien à la Grèce fait partie du coeur de mission de l'agence et a accompagné historiquement son développement. En juin 2011, l'agence s'est établie à Malte après avoir quitté ses bureaux temporaires de Bruxelles. Elle a acquis l'indépendance financière en septembre 2012.
Une grande étape de l'évolution de l'agence a été marquée par la crise migratoire de l'été 2015 et l'agenda européen pour les migrations alors proposé par la Commission. Cela a eu pour conséquence la transformation du rôle opérationnel de l'agence qui, tout en continuant ses activités de soutien technique, de coopération pratique et de renforcement des capacités des administrations nationales, s'est orientée sur des actions de terrain, en première ligne, où il lui a été demandé de déployer des agents et de venir en soutien opérationnel aux agents italiens et grecs au sein même des procédures nationales.
En 2016, nous avons ouvert des bureaux à Athènes, à Rome et à Bruxelles, à côté du siège à Malte, pour augmenter notre couverture géographique en Europe.
En février 2016, M. Carreira a été désigné second directeur exécutif de l'agence. D'origine portugaise, il a une longue expérience des migrations et il a notamment longtemps travaillé à Frontex comme directeur de l'administration.
En mai 2016, la Commission européenne a proposé un nouveau règlement érigeant l'EASO en véritable agence européenne de l'asile.
S'agissant des moyens de l'EASO, lors de son installation, en 2010, elle avait été dotée d'un premier budget de 5,25 millions d'euros et son plan d'établissement prévoyait 24 agents pour la première année. À mi-parcours, au 1er janvier 2013, son budget a été porté à 12 millions d'euros et elle comptait 58 agents. Au 1er janvier 2016, le budget prévisionnel était de 19 millions d'euros, mais les besoins opérationnels ont conduit à abonder ce budget par trois fois jusqu'à atteindre 65 millions d'euros ; ses effectifs propres au 31 décembre étaient de 135 agents hors intérimaires et agents locaux. Pour 2017, le budget prévisionnel est de 69 millions d'euros et son plan d'établissement prévoit de porter les effectifs à 235 agents d'ici à la fin de l'année, soit plus de 100 agents temporaires supplémentaires. D'ici 2020, les effectifs devraient atteindre 500 agents.
On peut résumer les modalités de la coopération entre les États membres et l'EASO à deux vecteurs :
- la coopération pratique en matière de formation, de mise en commun de l'information sur les pays d'origine, de réseaux d'experts thématiques ; nous avons par exemple mis en place un réseau des unités Dublin dans les différents États membres, un réseau des différentes autorités en charge de l'accueil des demandeurs d'asile - il s'agit là véritablement de coopération pratique et de renforcement de la capacité des États membres ;
- le soutien opérationnel aux États qui en ont besoin par le déploiement dans ces pays d'experts provenant de tous les États membres, comme cela a été le cas en Italie et en Grèce, mais également à Chypre et en Bulgarie ou dans des pays tiers, principalement dans les Balkans occidentaux et en Afrique du Nord, coopération que l'on désigne sous l'appellation de « dimension extérieure de la politique de l'asile ». 827 agents provenant des différentes administrations nationales ont été déployés dans ces États en 2016. Pour le soutien plus particulièrement à l'Italie et à la Grèce dans le cadre des hotspots, les principaux pays contributeurs ont été les suivants : l'Allemagne pour 6 200 jours-hommes, la France avec 5 600 jours-hommes, les Pays-Bas, 4 100 jours-hommes, et le Royaume-Uni pour 3 000 jours-hommes.
Plus spécifiquement, s'agissant des relations avec les autorités françaises, il convient de rappeler que le siège français au conseil d'administration de l'EASO est occupé par le directeur de l'asile au ministère de l'intérieur comme titulaire, le directeur général de l'Ofpra faisant office de suppléant. La France est présente dans la quasi-totalité des réseaux thématiques animés par l'EASO et participe à un certain nombre de groupes de travail, notamment à celui mis en place très récemment pour la mise en oeuvre de la directive « qualifications » par déploiement d'experts. Enfin, comme je l'ai déjà indiqué, la France est le deuxième contributeur en termes de soutien opérationnel en première ligne en Grèce et en Italie.
La coordination opérationnelle dans les hotspots est particulièrement étroite avec Frontex. Nous nous plaçons à différents moments de la chaîne de traitement des migrants puisque Frontex est en charge du premier enregistrement et de la gestion de l'arrivée des migrants, tandis que nous prenons en charge le suivi de ceux qui y demandent l'asile. Depuis juillet 2016, nous disposons d'un agent de liaison au sein de Frontex afin d'assurer une parfaite coopération et coordination au quotidien. La semaine dernière, à l'occasion du premier conseil d'administration commun à EASO et Frontex, nous avons conclu un accord de coopération spécifique portant sur des échanges en matière de formation, d'échanges d'informations, mais également sur des modalités de coopération opérationnelle dans les hotspots.
Dans les hotspots nous collaborons également avec Europol. Nous sommes, par ailleurs, actifs au sein du groupe de contact des agences européennes Justice et affaires intérieures où sont également représentés Eurojust, le CEPOL, etc...
Je ne saurais dresser un bilan politique de la gestion de la crise migratoire. En revanche, d'un point de vue purement opérationnel et pratique, on ne peut que souligner les bénéfices de la gestion intégrée des points d'entrée aux frontières extérieures que sont les hotspots et leur valeur ajoutée. On constate d'ailleurs que dans le nouveau règlement Frontex qui vient d'être adopté et dans le règlement qu'elle propose pour l'Agence européenne de l'asile, la Commission européenne organise la mise en place d'équipes de gestion des migrations mixtes - c'est-à-dire pour les hotspots. En Italie, les hotspots ont permis un enregistrement quasi-systématique des migrants aujourd'hui, ce qui a permis une mise en oeuvre plus effective du règlement Dublin, mais également une meilleure traçabilité des demandeurs. En Grèce, ils ont tout simplement permis au système d'asile d'absorber, voire de survivre au flux particulièrement important de ces deux dernières années.
Dans le cadre spécifique de la déclaration commune Union européenne-Turquie, on constate que l'on est passé d'une situation, en février 2016, où la Grèce comptait plusieurs milliers d'arrivées quotidiennes sur ses îles en mer Égée, à moins de 110 migrants débarqués sur toute la semaine dernière. Ces chiffres seuls démontrent l'efficacité du plan, de ce point de vue du moins.
Vous nous avez interrogés sur l'examen de recevabilité d'une demande d'asile préalablement à la saisine de l'autorité nationale concernée dans le cadre de l'accord Union européenne-Turquie. Si je peux clarifier ce point, l'examen de recevabilité n'est pas préalable à la saisine de l'autorité nationale car elle est conduite par cette autorité nationale, en l'occurrence le service de l'asile grec. C'est la Grèce qui examine la recevabilité d'une demande d'asile avec le soutien de l'EASO et des experts déployés par les autres États membres. La Grèce reste donc souveraine sur cette question de recevabilité. La recevabilité est donc préalable uniquement à l'examen au fond de la demande.
La Turquie n'est bien évidemment pas soumise au régime d'asile européen commun. En revanche, elle a fourni un certain nombre de garanties à la Grèce et à l'Union européenne en matière d'accès aux procédures d'asile pour les personnes reconduites depuis la Grèce au motif que leur demande y aurait été considérée irrecevable, ainsi qu'en termes de protection temporaire accordée, notamment aux Syriens reconduits en Turquie. Par ailleurs, l'EASO, à côté d'autres acteurs, mène des actions de formation en Turquie et apporte un soutien aux procédures d'asile nationales afin d'y faire appliquer et respecter les meilleurs standards et les meilleures normes en matière d'asile.
Pour en revenir aux hotspots et aux personnes qui y sont accueillies depuis leur création, il me semble nécessaire de préciser que les hotspots prennent des formes et assurent des missions légèrement différentes selon leur implantation. Ainsi, en Italie, il n'y a pas d'accueil à proprement parler dans les hotspots, ceux-ci constituant seulement des points de débarquement et d'enregistrement des migrants avant que ces derniers ne soient répartis dans différents centres d'accueil sur le territoire italien. En Grèce, depuis mars 2016 et la mise en oeuvre de l'accord Union européenne-Turquie, les hotspots ont effectivement été transformés en centres d'accueil fermés pour le temps du traitement de leur demande. Aujourd'hui, 15 000 personnes sont présentes dans les cinq hotspots.
La relocalisation des demandeurs d'asile conformément à la décision du Conseil européen de septembre 2015 a concerné, à ce jour, près de 12 000 personnes - 8 685 depuis la Grèce, 3 204 depuis l'Italie. Les trois principaux pays de relocalisation sont, en premier chef, la France avec 2 695 demandeurs relocalisés, puis l'Allemagne avec 2 042 personnes accueillies et, en troisième lieu, les Pays-Bas avec 1 362 demandeurs. Il y a encore en Grèce à peu près 6 500 personnes en attente de leur transfert vers le pays de relocalisation qui leur a été attribué, 2 600 en Italie. Plus de 9 000 personnes peuvent prétendre à la relocalisation en Grèce, mais sont en attente du début de la procédure.
Je vous rappelle que l'EASO n'a pas de mandat pour raccompagner les migrants dans leur pays d'origine et vous renvoie pour cela à Frontex.
Dans la situation actuelle, le soutien de l'EASO à la Grèce et à l'Italie est non seulement toujours nécessaire mais il a même été récemment renforcé via de nouveaux plans de soutien opérationnel conclus avec ces pays à la fin 2016 pour l'année 2017. Chacun de ces plans prévoit un renforcement des moyens déployés dans ces pays. À plus long terme, l'EASO est prêt à assurer ce soutien aussi longtemps que nécessaire mais cela dépendra à la fois des besoins exprimés par ces pays et des décisions du Conseil de l'Union européenne et de la Commission. En pratique, cela dépend donc essentiellement de l'évolution des flux, d'une éventuelle prolongation du programme de relocalisation censé s'achever en septembre 2017 et de la potentielle ouverture de nouveaux hotspots dans de nouveaux pays aux frontières de l'Europe.
L'EASO n'a pas accès aux bases d'information Eurodac et Schengen. À ce jour, seules les autorités nationales y ont accès en consultation directe. Dans le cadre du dispositif d'alerte précoce mis en oeuvre par l'EASO cependant, l'accès à Eurodac pourrait nous être utile à l'avenir, non pour connaître des données personnelles des demandeurs, mais pour disposer des métadonnées : agrégats des personnes enregistrées, lieu d'enregistrement, provenance, afin d'avoir un tableau plus complet en temps réel de la situation de la demande d'asile dans tous les pays européens.
En tout état de cause, tout renforcement d'Eurodac pour obtenir une information plus précise et une meilleure traçabilité des demandeurs - cela fait l'objet de discussions en ce moment à Bruxelles - va dans la bonne direction d'un point de vue opérationnel. Dans le cadre de l'accord de coopération conclu avec Frontex, un des points-clé concerne l'interopérabilité de nos systèmes d'information afin que toute information collectée par Frontex soit immédiatement connue de nous et réciproquement. Nous travaillons actuellement à des solutions techniques pour sécuriser et fiabiliser nos échanges d'information, en conformité avec les normes européennes.
La proposition de la Commission européenne de transformer l'EASO en véritable Agence de l'Union européenne pour l'asile, qui fait l'objet du trilogue actuellement, ne prévoit pas de faire de l'EASO une autorité de détermination des demandes d'asile ; il s'agit-là seulement d'une perspective de long terme. La proposition actuelle vise plutôt à en faire un centre indépendant d'expertise. Mais dans une perspective de long terme, on peut relever que le traitement conjoint des demandes d'asile en Grèce et en Italie par des agents provenant des autorités nationales de tous les pays, dont l'Ofpra, peut préfigurer ce que pourrait représenter à l'avenir un traitement européanisé de la demande d'asile. À ce stade, il ne s'agit toutefois que de projections et de spéculations.
Sans rentrer dans le détail des négociations en cours qu'il ne m'appartient pas de commenter, la proposition actuelle de la Commission prévoit que les États doivent « tenir compte » des lignes directrices adoptées par l'EASO. Je vous laisse juge du caractère contraignant ou pas de cette formulation.
Pour que le régime d'asile européen commun ait du sens, il est indispensable que des demandes similaires introduites dans des pays différents soient traitées de la même façon et aboutissent à des résultats identiques. La coopération pratique est assurément un levier fort de convergence, mais l'expérience prouve qu'aujourd'hui encore, malgré un cadre juridique précis et de vrais efforts de coopération entre États, les taux de reconnaissance sont encore très variables d'un État à l'autre. Donc tout effort de convergence de l'analyse de la situation dans les pays d'origine, mais aussi d'application du cadre juridique aux cas d'espèce, va dans le sens d'une réalisation des objectifs du régime européen commun.
L'EASO se tient prêt à assumer un rôle d'évaluateur du traitement des demandes de protection par les États membres si les négociations devaient aboutir à le lui confier, mais il n'appartient pas à l'EASO de se prononcer sur les contours exacts de cette mission.
S'agissant du projet de mise en place d'une réserve opérationnelle, l'expérience prouve que le chiffre initialement proposé de 500 agents mis à disposition de manière permanente semble être un strict minimum. On constate actuellement, en Grèce et en Italie, que de tels déploiements sont très consommateurs de ressources humaines, du fait d'une forte rotation des agents car les missions sont de quelques semaines ou de quelques mois dans le meilleur des cas. Il importe donc que la réserve opérationnelle soit suffisante pour assurer la continuité des opérations, donc le renouvellement des effectifs.
L'EASO ne participe pas à l'évaluation Schengen.
Un renforcement du système européen d'asile ne peut que contribuer à un espace Schengen plus stable. Nous suivons avec intérêt les négociations autour de la proposition d'un nouveau règlement Dublin qui le ferait évoluer d'un système de pure détermination de l'État responsable de l'examen de la demande d'asile vers un système de correction et de solidarité en cas d'afflux massif.
M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Pour en revenir au concept des hotspots né de la crise migratoire, les moyens mis en place ont-ils été suffisants pour traiter l'afflux migratoire tel qu'il a existé sur les côtes grecques ? Qu'en est-il aujourd'hui sur les côtes de Lampedusa ? Doit-on les installer en Europe ou dans les pays limitrophes des pays en crise avec le même standard de traitement de la demande d'asile ? Le problème est le retour des personnes ne relevant pas de l'asile.
Transformer l'EASO en Agence européenne de l'asile pose la question de la standardisation du traitement des demandes. Nos auditions n'ont pas fait transparaître un enthousiasme extraordinaire sur ce point précis. De votre point de vue, y a-t-il des pistes de coordination plutôt que de standardisation ?
M. Jamil Addou. - Vos questions portent en elles un élément d'appréciation que je ne peux commenter.
La mise en place des hotspots n'a pas été sans difficultés, mais il ne faut pas sous-estimer les efforts réalisés car il s'agissait de créer un système entièrement nouveau, sans référence, de pousser la coopération entre agences européennes mais aussi avec les autorités nationales (en Grèce, la police, le service de l'asile, l'administration en charge de l'accueil...) d'une manière très opérationnelle, alors même que cette multitude d'acteurs était amenée à collaborer directement pour la première fois ensemble. Il ne m'appartient pas de dire si les hotspots ont été mis en place trop tôt ou trop tard, trop vite ou pas assez, mais je tiens à souligner les progrès accomplis en seulement un an et demi.
La valeur ajoutée des hotspost en termes de gestion des flux migratoires aussi bien en Grèce qu'en Italie, bien que sous des modalités différentes, est en revanche indiscutable. Il ne s'agit pas d'une formule clé en main à dupliquer de manière identique à tous les points de frontière extérieure en Europe, mais bien d'un concept : rassembler en un lieu un centre de gestion intégrée des migrants. Les modalités opérationnelles de mise en oeuvre doivent être suffisamment flexibles pour s'adapter en fonction des spécificités des différentes situations. Si les hotspots en Grèce et en Italie répondent à la même logique générale, pour autant les missions précises, les tâches assignées à chacun, les profils déployés varient en fonction des lieux et des besoins.
C'est pourquoi il est intéressant de relever que les propositions de la Commission aussi bien pour le règlement Frontex que pour l'Agence européenne de l'asile tirent déjà les premières leçons des hotspots en transposant cette notion d'équipes de gestion migratoire mixte.
M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Finalement, on est en train de pérenniser les hotspots dans leur principe, moyennant leur adaptation selon les circonstances, de les intégrer pour ainsi dire dans la « boîte à outils » de la gestion de crise ?
M. Jamil Addou. - Absolument.
Le terme de « standardisation » du traitement des demandes d'asile est peu attrayant. Dans ses travaux, l'EASO parle plutôt de convergence. L'objectif n'est pas de standardiser, d'uniformiser pour dupliquer dans tous les pays européens des normes ISO. Ce qui compte avant tout, c'est l'objectif final : que les chances de se voir reconnaître une protection ou au contraire d'être débouté soient les mêmes dans tous les pays, que les garanties procédurales soient les mêmes, qu'il n'y ait aucun avantage ou inconvénient du point de vue de la procédure d'asile pour un demandeur à choisir un pays plutôt qu'un autre.
La politique commune de l'asile a désormais une certaine antériorité. Avec un peu de recul, on observe qu'une certaine forme d'uniformisation est indispensable. Cela passe par la formation : à défaut d'une méthode commune de travail, cela donne aux différentes administrations en charge du traitement des demandes un langage commun, une approche commune des différents concepts juridiques et des différentes techniques à appliquer.
L'EASO s'est également engagé dans le développement d'outils pratiques. Libre aux États de les adopter ou non, en les adaptant à leur procédure nationale le cas échéant. Peu importe qu'on utilise en Allemagne, en Belgique et en France des formulaires portant le sceau européen, mais une approche identique est nécessaire.
Il est évident qu'il restera une part de différences irréductibles du fait de nos traditions juridiques et administratives. Il est donc illusoire de tendre à une standardisation. En revanche, il faut rapprocher les pratiques, l'interprétation du cadre juridique et le résultat final des procédures.
M. Jean-Yves Leconte. - Sur ce point de la convergence, ne faudrait-il pas commencer par faire converger les procédures de recours ? Admettre que chaque État est souverain s'agissant de sa procédure administrative, mais que la procédure contentieuse converge ?
Je reviens d'Italie dont les frontières au Nord sont désormais fermées. Comment cela peut-il ne pas fonctionner mieux ? Beaucoup de réfugiés attendent dans les villes italiennes. Comment se fait-il qu'ici comme en Grèce, on ne puisse répondre aux objectifs de relocalisation fixés par le Conseil ?
Plutôt que de parler de hotspots hors de l'Union européenne, pourquoi ne pas mettre en place un système de visas pour asile au niveau européen comme cela existe en France ? Dès lors que les demandeurs se trouveraient sur le territoire européen, ils l'obtiendraient. Cela ne pourrait-il pas dès lors être de votre compétence ?
M. Jamil Addou. - La question de la convergence des procédures contentieuses m'occupe personnellement beaucoup au quotidien. Il s'agit d'un vecteur de convergence très fort, mais un des plus difficiles à mettre en oeuvre. Si les procédures administratives sont différentes, voire divergentes, on observe encore plus de divergences dans les organisations nationales sur la partie contentieuse. La France, avec sa juridiction spécialisée - la Cour nationale du droit d'asile -, est à cet égard particulièrement bien équipée, à l'instar de la Suède par exemple, mais il s'agit là d'exceptions. Dans d'autres pays, il s'agit de juges spécialisés sur la question de l'asile au sein de juridictions administratives généralistes. Dans d'autres États membres enfin, les juges de l'asile sont des juges de droit commun, parfois civils, non spécialisés sur ce contentieux. L'EASO propose un programme de formation pour les juges, un programme de « développement professionnel ». La particularité de ces activités vient de ce qu'il faut respecter pleinement l'indépendance judiciaire, ce qui nous empêche de répliquer les programmes mis en place pour les administrations. Depuis trois ans, a été mis en place un réseau de juges spécialisés. Nous menons des conférences, des formations. Mais la route est encore longue. Cela constitue une des priorités de l'agence, mais nos moyens d'action en la matière sont un peu plus contraints qu'avec les administrations.
Votre question sur la relocalisation en soulève plusieurs. L'Italie présente un cas particulier car les nationalités éligibles à la relocalisation ne concernent que très peu les flux italiens. Parmi ceux-ci, seuls les Erythréens pourraient être relocalisés et ils n'arrivent qu'en nombre limité. Le réservoir de personnes relocalisables depuis l'Italie en fonction des critères établis par le Conseil n'est donc pas aussi large qu'initialement envisagé.
De manière générale, que ce soit pour l'Italie ou la Grèce, tous les États membres n'ont pas considéré leurs engagements de la même façon. Un certain nombre n'ont pas rendu disponible le nombre de places nécessaires à la réalisation de leur quota. D'où les 9 000 personnes enregistrées en Grèce qui n'ont pas encore « trouvé preneur », si vous me passez l'expression. Récemment l'Allemagne a augmenté le nombre de places ouvertes à la relocalisation, permettant l'accélération d'un certain nombre de procédures. Tout n'est pas noir comme en témoigne l'augmentation des chiffres de relocalisation avec plusieurs milliers de relocalisés tous les mois. Mais un effort supplémentaire pourrait être fait par certains États.
La question du visa pour asile est particulièrement d'actualité puisque la Cour de justice de l'Union européenne examine actuellement le cas. Son avocat général s'est prononcé la semaine dernière en faveur de la délivrance de visa pour asile en cas de risque en cas de maintien dans le pays d'origine. Reste à voir si ces conclusions seront suivies par la Cour. Si les visas pour asile devaient devenir une nouvelle voie d'accès à la procédure d'asile, l'EASO aurait vocation à mettre en oeuvre de manière pratique cette nouvelle procédure.
M. André Reichardt. - Je vais mettre les pieds dans le plat. Vous indiquiez avoir le sentiment qu'en peu de temps, l'Europe avait accompli de grands progrès. Pour ma part, il me semble que ce sont toujours les mêmes États membres qui se sentent concernés par les demandes d'asile. N'a-t-on pas atteint un plafond de verre ? J'en veux pour preuve les chiffres de contribution que vous indiquiez tout à l'heure. Que se passe-t-il dans les autres États ? Existe-t-il véritablement une volonté d'encourager une convergence dans ces pays ou bien, comme je le crains, un plafond de verre a-t-il été atteint ?
M. Jamil Addou. - Tout est question de perspective. Je me garderai de parler de plafond de verre du fait de la faible antériorité que nous avons sur la procédure de relocalisation - moins de deux ans. Il s'agissait effectivement d'une procédure entièrement nouvelle, dont on a parfois sous-estimé les efforts nécessaires pour la mettre en oeuvre : organiser le transfert de milliers de personnes en Europe, après avoir procédé à leur enregistrement, vérifier leur identité, évaluer le risque qu'elles représentaient éventuellement pour l'État d'accueil... soit des procédures extrêmement lourdes. Tout le monde s'attendait à ce que des milliers de personnes soient déplacées du jour au lendemain, mais d'un point de vue pratique, cela était impossible.
En Grèce, le service de l'asile s'est doté de la capacité à mener cette procédure de manière complètement autonome ; il n'est plus sous perfusion européenne. Si au début, certains États avaient beau jeu de dire qu'ils étaient prêts à accueillir mais qu'on n'avait personne à leur proposer, ce n'est plus le cas aujourd'hui : l'intégralité des personnes pouvant faire l'objet d'une relocalisation est enregistrée. Désormais, il s'agit pour chacun de respecter ses obligations.
Pour le reste, je ne vais pas m'aventurer sur des commentaires concernant les attitudes des uns et des autres.
Quant aux contributions des différents États membres, je me suis limité aux cinq premiers par facilité, mais un certain nombre d'États, y compris d'Europe centrale, peuvent contribuer de manière significative dans le déploiement d'experts sans pleinement mettre en oeuvre pour l'instant leurs obligations en matière de quotas de relocalisation. C'est le cas par exemple de la République tchèque qui a déployé plus de 2 000 jours-hommes en Italie et en Grèce depuis le début de la crise migratoire.
Il ne m'appartient pas de porter une appréciation sur le concept de « solidarité flexible », sur son réalisme, sa compatibilité avec les principes européens et la politique européenne de l'asile. Toutefois, j'aurai une appréciation plus prudente que vous sur la situation actuelle : nous sommes non pas à la fin, mais au début d'un processus, les hotspots sont un concept neuf, la procédure de relocalisation est également une invention qui a peut-être vocation à être pérennisée à travers le nouveau règlement Dublin. Je me placerai plutôt dans une position d'attente pour voir ce que l'avenir nous réserve.
M. Jean-Claude Requier. - Je vous remercie.
La réunion est close à 15 h 55.