- Mercredi 15 février 2017
- Pour une Union européenne proche et lisible : communication de MM. Christian Cambon et Simon Sutour
- L'Europe de la subsidiarité : communication de MM. Yves Pozzo di Borgo et Simon Sutour
- Point d'étape sur le Brexit - Communication de Mmes Joëlle Garriaud-Maylam, Fabienne Keller et M. Eric Bocquet
- Audition de M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur le Brexit et la refondation de l'Union européenne
Mercredi 15 février 2017
- Présidence de MM. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -La réunion est ouverte à 14 h 50.
Pour une Union européenne proche et lisible : communication de MM. Christian Cambon et Simon Sutour
M. Jean Bizet, président. - Nous le soulignons depuis le début des travaux : le projet européen est devenu très largement illisible pour nos concitoyens. Pour retrouver son sens, il faut recentrer l'action de l'Union européenne là où sa plus-value est manifeste. Nous devons par ailleurs nous interroger sur le fonctionnement institutionnel et sur la façon dont il pourrait être amélioré.
C'est tout l'intérêt de la communication de Christian Cambon et Simon Sutour que je remercie d'avoir approfondi ces sujets difficiles mais essentiels dans la perspective d'un sursaut européen.
M. Christian Cambon. - Les crises de la dette souveraine, des migrants, le Brexit, les enjeux de sécurité sont autant de défis très importants auxquels l'Union européenne peine manifestement à répondre efficacement. Donc dans le cadre du travail approfondi mené par ce groupe, nous avons été conduits à nous interroger sur le fonctionnement du « triangle institutionnel » : Conseil, Commission, Parlement européen ainsi que sur le rôle du Conseil européen.
J'interrogerai ces deux points successivement mais je voulais tout d'abord souligner un élément. Les difficultés rencontrées ont naturellement renforcé la logique intergouvernementale et je crois que nous sommes dans un moment où l'opinion publique attend peut-être plus des Nations et des gouvernements que de toute organisation supranationale. Ceci appelle à réviser le rôle de la Commission européenne, si souvent vilipendée, parfois accusée de maux qui lui sont systématiquement imputés. La refondation du projet européen implique aujourd'hui une impulsion par les États membres, en meilleure coordination avec la Commission européenne, sur la base des traités qui ont été signés et ratifiés. C'est dans ce contexte que le rôle d'impulsion et de coordination du Conseil européen doit être réaffirmé, car c'est lui qui procède d'une logique démocratique perceptible par nos populations.
Je vous soumets en ce sens deux recommandations. La première porte sur l'adoption annuelle par le Conseil européen d'un programme de travail pour l'Union, comprenant un petit nombre de priorités, la Commission les mettant en oeuvre. Deux avantages : améliorer la lisibilité de l'action européenne et prendre en compte très en amont le principe de subsidiarité. Une bonne part des difficultés que rencontre l'action de l'Europe au sein des opinions publiques vient de ce que les priorités ne sont pas très lisibles. On reproche à l'Europe de n'avoir pas su régler le problème de la croissance, le problème de l'insécurité, celui de l'émigration. Dans le même temps, en revanche, elle se consacre à des problématiques perçues comme plus futiles telles que la composition des fromages ou des chocolats. Cette mauvaise perception pourrait être améliorée si nous rendons plus lisible l'action européenne, grâce à ce programme de travail de l'Union, comprenant quelques priorités, à charge pour la Commission de les mettre en oeuvre.
Ma seconde proposition concerne l'incarnation de l'Union européenne par le président du Conseil européen. Prévue par le Traité de Lisbonne, elle n'a pas vraiment convaincu. Et si nous devions interroger nos concitoyens sur le nom de la personne qui exerce actuellement le mandat de Président du Conseil européen, je ne suis pas sûr que nous obtiendrions la bonne réponse. Comment faut-il y remédier ? Faut-il fusionner les postes de président du Conseil européen et de président de la Commission, à traités constants ? Mais dans une telle hypothèse la Commission serait-elle absorbée par le Conseil européen ou l'inverse ? Il serait plus convaincant et opportun de renforcer la légitimité du Président du Conseil européen. Aujourd'hui élu par le Conseil européen, il pourrait l'être à l'avenir, sur proposition du Conseil européen, par le Parlement européen et la Réunion permanente des parlements nationaux, réunis en Congrès. Ce mode d'élection ferait de lui le garant du respect du principe de subsidiarité. Mais cela suppose une modification des traités, notamment pour supprimer la présidence tournante du Conseil. C'est donc pour nous un objectif qui ne peut être que de moyen et long terme, car le temps est à la refondation de l'édifice Union européenne et pas à la modification des traités européens qui absorberait tout notre élan politique et ne répondrait pas à l'aspiration des citoyens européens. Ce n'est pas au moment où on constate un excès de température qu'il faut casser le thermomètre. La solution à la situation que connaît l'Europe n'est évidemment pas principalement la révision des traités !
J'en viens maintenant au fonctionnement du triangle institutionnel. Je précise immédiatement que réaffirmer, comme je vous le propose, le rôle d'impulsion du Conseil européen n'affecterait pas l'équilibre existant entre méthode communautaire - la Commission européenne - et méthode intergouvernementale - le Conseil.
S'agissant de la Commission européenne, elle devrait continuer à concentrer son droit d'initiative sur les priorités communes arrêtées par le Conseil européen et dans le respect du principe de subsidiarité. Elle le présenterait pour se faire chaque année un programme de travail, resserré, débattu devant le Parlement européen et la nouvelle Réunion permanente des parlements nationaux. Nous l'avons dit, il faut rendre aux Parlements nationaux un pouvoir d'appréciation et d'influence sur ce que fait l'Europe, car l'une des critiques de base qui est adressée à l'Europe est que ses décisions passent « inaperçues » et que les Parlements nationaux sont dessaisis d'une partie de leurs pouvoirs, sans que jamais l'opinion publique n'en ait pris la mesure et n'en ait pleinement conscience.
Les textes présentés par la Commission européenne continueraient à être votés par le Conseil et le Parlement européen. Cette consolidation du rôle de la Commission s'accompagnerait d'une révision de son mode de fonctionnement afin de réduire le nombre de commissaires comme celui des directions générales. Je rappelle qu'actuellement, il y a 33 directions, en comptant les services de support.
Depuis 2014, la Commission se concentre sur une dizaine de priorités maximum chaque année. Le périmètre des directions générales doit s'adapter à ce recentrage par la fusion de certaines d'entre elles et une adaptation, en conséquence, des moyens humains mis à leur disposition. Cette réflexion vaut pour le nombre d'agences de l'Union européenne. Elles sont au nombre de 43. De la même façon, en application des dispositions prévues par le Traité de Nice, qui n'ont pas été mises en oeuvre, le nombre de commissaires doit également être adapté en conséquence. Il faudra accepter d'abandonner la logique d'un commissaire par État ! Elle contribue à créer des portefeuilles d'activités parfois peu dotés ou anecdotiques. Le plafonnement du nombre de commissaires déjà envisagé par le Traité de Nice a été d'ailleurs confirmé par le Traité de Lisbonne, mais n'a pas encore été mis en oeuvre. Revenons à l'esprit originel des pères fondateurs, avec une Commission concentrée, politique, composée d'experts de haut niveau, disant l'intérêt général, et non une Commission tentée par la surréglementation que nous dénoncions il y a un instant !
J'en viens maintenant au Parlement européen. Afin de renforcer sa légitimité démocratique et compte tenu de la nécessaire émergence d'une représentation européenne des parlements nationaux, il pourrait être envisagé une révision du mode d'élection au Parlement européen qui n'est pas perçu aujourd'hui comme un organe pleinement représentatif d'un peuple souverain. Comme l'a relevé la Cour constitutionnelle allemande en 2009, les contingents nationaux de députés se traduisent en fait par des inégalités de représentation considérables : un député européen allemand représentant 860 000 citoyens contre 67 000 pour un député maltais ! Dans un souci de meilleure représentation démocratique, il faudrait d'une part définir un mode de scrutin uniforme pour l'ensemble de l'Union, avec des listes respectant les principes de juste représentation démographique et d'égalité des sexes et d'autre part, réduire le nombre de parlementaires européens, en garantissant une représentation des petits États.
Enfin, le Conseil de l'Union européenne verrait le vote à la majorité qualifiée devenir la règle commune, sauf en matière de défense. Évolution rendue possible par le fait que les textes soumis à son examen seraient issus du programme de travail du Conseil européen.
M. Simon Sutour. - À côté de la réflexion à mener sur le triangle institutionnel européen et le rôle du Conseil européen, il convient de s'attarder sur le renforcement de l'association des parlements nationaux à l'action européenne. Je vous rappelle que le traité sur l'Union européenne dispose, à son article 12, que " les parlements nationaux contribuent activement au bon fonctionnement de l'Union européenne ". Cette action s'opère à plusieurs niveaux, qu'il s'agisse du dialogue politique avec la Commission européenne, mis en place en 2005 ou du contrôle de subsidiarité instauré par le protocole n° 2 annexé au Traité de Lisbonne.
L'examen de ces dispositifs et la pratique que nous en avons depuis cette date montrent qu'ils sont améliorables, en vue de rapprocher un peu plus l'Union européenne des citoyens, sans préjudice du rôle accordé par les Traités au Parlement européen. Le renforcement du rôle des parlements nationaux dans la construction européenne doit permettre d'aboutir à un véritable partage de l'exercice de la souveraineté entre l'Union européenne et les État-nations, qui est au coeur même de la notion de subsidiarité.
J'esquisserai tout à l'heure quelques pistes concernant l'amélioration du contrôle du principe de subsidiarité. Une amélioration du dialogue politique doit également être envisagée. Cet échange direct entre les parlements nationaux et la Commission européenne est centré sur le fond des documents transmis par la Commission européenne. La Commission européenne doit normalement répondre dans les trois mois aux observations des parlements nationaux. Ce délai est cependant rarement respecté. Les réponses de la Commission européenne devraient, par ailleurs, être mieux argumentées.
Il apparaît également nécessaire de faire émerger un droit d'initiative ou « carton vert », qui confère aux parlements nationaux la possibilité de proposer des actions à mener par l'Union européenne ou d'amender la législation existante. Avec la subsidiarité, nous disposons d'un pouvoir de sanction à l'égard de la Commission européenne. Nous l'avons vu au Sénat, lorsque nous avons participé à l'adoption d'un carton jaune sur le droit de grève des travailleurs détachés, ce qui a conduit la Commission européenne à retirer son projet. Avec le carton vert, les parlements nationaux pourraient être force de proposition et avoir ainsi un rôle un peu plus positif. Un seuil minimal de parlements nationaux participant à cette procédure, un délai et un échéancier de participation devraient être mis en place. Je vous rappelle que ce droit existe déjà, depuis le Traité de Lisbonne, pour le Parlement européen, via les rapports d'initiative. Le « carton vert » permettrait aux parlements nationaux de disposer d'un outil semblable. Avant d'opérer une révision des Traités à ce sujet, j'insisterai sur le fait que le carton vert est déjà expérimenté de manière informelle. Le Sénat s'est ainsi déjà associé à des initiatives menées par nos homologues britanniques ou néerlandais.
Les parlements nationaux doivent également pouvoir contribuer à l'élaboration du programme de travail annuel présenté par la Commission. Aujourd'hui, seuls le Parlement européen et le Conseil ont un échange de vues avec la Commission, en amont de l'adoption de son programme de travail. A l'heure actuelle, nous intervenons avec la commission des affaires européennes en aval. Nous adressons en effet chaque année à la Commission européenne, après la publication du programme de travail, un avis politique présentant nos observations sur celui-ci.
Nous devons également nous interroger sur la représentation des parlements nationaux. L'élection des parlementaires européens au suffrage universel n'a pas permis, depuis 1979, de renforcer le lien entre les citoyens et l'Union européenne. L'idée de la mise en place d'un Sénat européen permettant de mieux associer les parlementaires nationaux aux débats européens est, de son côté, régulièrement avancée depuis une vingtaine d'années. Elle vise à mieux prendre en compte l'expression des citoyens via leurs représentants dans l'élaboration des textes européens.
Depuis sa création en 1989, la COSAC a joué un rôle déterminant pour mettre en réseau les Parlements nationaux. La coopération parlementaire s'est aujourd'hui diversifiée et vise la défense, le fonctionnement de la zone euro ou la justice et les affaires intérieures. Il convient aujourd'hui d'aller plus loin et de donner un cadre et une visibilité à ces formes de coopération interparlementaire. Sans créer une nouvelle institution, il pourrait être envisagé une agrégation de ces différentes formes d'association au sein d'une Réunion des parlements nationaux, en partant de l'acquis que représente la COSAC. Il s'agit, sur la base des Traités, d'en faire une instance identifiable par le citoyen où s'exprimeraient, sans préjudice des compétences du Parlement et du Conseil, des préoccupations parfois insuffisamment prises en compte. Ce qui contribuerait indéniablement à élargir la base démocratique de l'Union.
À l'instar du Bundesrat allemand, cette assemblée serait composée de délégués désignés par leurs chambres et se réunirait à Strasbourg au moins deux fois par semestre et en tant que de besoin. Elle serait le cadre idoine pour l'exercice du carton vert. Les sessions plénières, précédées de réunions de commissions thématiques, adopteraient des résolutions sur les grands sujets européens. Cette représentation serait systématiquement consultée sur les sujets ayant trait à la souveraineté des Etats membres : défense, migrations, contrôle d'Europol et d'Eurojust... La COSAC réunit à l'heure actuelle les commissions des affaires européennes. Sa transformation en une Réunion des parlements nationaux permettrait d'associer les commissions législatives.
Pour mettre en oeuvre au mieux ses missions, la Réunion des parlements nationaux devra pouvoir avoir un échange avec le Président du Conseil européen, celui de la Commission européenne et des membres de celle-ci. Il s'agira également d'intégrer systématiquement les parlements nationaux aux différentes étapes des grands dossiers européens, avec des débats préalables à l'adoption de nouveaux instruments et l'audition régulière des commissaires en charge de ces dossiers. Les rapporteurs du Parlement européen devraient également pouvoir être auditionnés par les parlements nationaux, à leur demande. La pratique n'est, pour l'heure, pas satisfaisante.
M. Yves Pozzo di Borgo. -Une des faiblesses que j'ai sentie plusieurs fois niveau du Conseil, c'est que la continuité de l'institution est assurée par les directeurs. Une réunion des représentants politiques a lieu tous les trois ou six mois, ensuite ce sont des fonctionnaires qui prennent le relais et qui ont un pouvoir qui me semble trop important. Je trouve très bien de retrouver l'idée de l'Europe des fondateurs mais il faut veiller à ce que la représentation reste au niveau politique. Chaque fois que je vais à Bruxelles, je ressens un manque de légitimité politique auprès des interlocuteurs rencontrés. Je ne suis pas sûr que ce point ait été traité par nos collègues.
M. Christian Cambon. - Nous avons esquissé quelques pistes sans prétendre avoir couvert le champ des possibles. Le sens des propositions que nous vous soumettons, c'est effectivement de renforcer le Conseil européen, cela ne passe pas seulement par les compétences mais aussi par l'investissement effectif des Etats pour le pilotage politique de l'Union européenne.
Mme Éliane Giraud. - Je ne sais pas si c'est à ce niveau-là qu'il faut prendre en compte la remarque que je tiens à formuler, mais il m'apparaît que l'on n'évoque jamais le cas des régions. Or aujourd'hui les régions gèrent des fonds européens importants, elles gèrent une partie du deuxième pilier de la politique agricole commune. Je m'aperçois sur le terrain de manière très concrète que, même lorsqu'un projet est financé par l'Europe, les élus ne le disent pas. Là où on pourrait rendre l'action européenne plus proche des citoyens, on a l'impression qu'au contraire on la rend difficile d'accès avec des dossiers très techniques. Dans les cas où le dossier est mené à bien, on n'en parle plus.
Nous avons de grandes régions aujourd'hui qui sont constituées pour être des acteurs du développement économique, pour être compétitives, pour passer des accords, en coordination avec les Etats, de développement stratégique dans certaines filières, je pense notamment à la micro-électronique. Comment pouvons-nous réaliser en France, c'est le cas pour d'autres pays qui ont également des régions dotées de compétences importantes telles que l'Allemagne, un renouveau du lien entre l'État, l'Europe et les régions.
M. Jean-Pierre Masseret. - À la lecture de la synthèse de ces propositions, vient à l'esprit le fait que l'on réagit par rapport à ce que nous vivons en France pour une part. En effet, le Parlement français sur les questions européennes est incroyablement soumis au pouvoir exécutif. Contrairement à d'autres pays où le premier ministre ou le ministre des affaires étrangères reçoit une délégation de discussion de la part de son Parlement, nous apprenons à la lecture des quotidiens du soir ce que le gouvernement français compte faire lors des sommets européens. Notre position est donc typiquement franco-française.
Cela m'amène à poser la question de savoir si nous ne sommes pas en décalage et quel est le rapport de forces. Si l'on veut faire bouger les lignes, il faut être conscient du rapport de forces en vigueur. Quel est-il dans l'espace européen ? Notamment pour ce qui concerne la création d'un Sénat européen qui semble se dessiner, je ne suis pas sûr que nous obtenions l'adhésion des pays membres de l'Union européenne. Beaucoup considèrent en fait que le Conseil européen sert de seconde chambre au Parlement européen. Le Parlement européen lui-même a-t-il d'ailleurs envie d'avoir une seconde chambre à ses côtés ?
Cela ne nous dispense pas de faire des propositions, mais il faut que nous ayons la lucidité de connaître la capacité de résonance de ces propositions auprès des autres Etats membres. Il faut veiller à ne pas apparaître comme étant trop différents au sein du concert européen dans nos propositions. Nous risquerions alors d'être mis de côté lors des discussions importantes. Je fais part ainsi de mes interrogations quant à l'efficacité du dispositif.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je voudrais féliciter les rapporteurs. Il me semble tout de même qu'un mot manque et qu'il est fondamental : celui de citoyenneté européenne. C'est absolument essentiel si nous voulons rapprocher l'Union européenne de ses ressortissants. C'est une avancée majeure qui a été introduite par le traité dit de Maastricht, qui répondait à une attente considérable. Malheureusement, cette citoyenneté européenne est restée une coquille vide. Nous n'avons rien fait depuis, nous n'avons rien ajouté à ce chapitre alors qu'il y a vraiment des choses à faire. Nous devons mieux intégrer les citoyens européens, les ressortissants européens.
L'Union européenne se caractérise par la mobilité, vous avez plus de ressortissants européens qui habitent dans un pays dont ils ne sont pas citoyens que vous n'avez d'habitants à Luxembourg. J'avais proposé il y a déjà plusieurs années qu'il y ait des représentants de ces ressortissants sur le modèle des députés et des sénateurs des Français de l'étranger. On pourrait imaginer des représentants des expatriés français au Parlement européen. J'avais été auditionnée il y a très longtemps par la commission des affaires institutionnelles sur ce sujet pour proposer une petite structure qui pourrait être adossée à la réunion des parlements nationaux dont nous avons parlé pour que les ressortissants européens puissent avoir une voix.
C'est d'autant plus fondamental que l'on voit les conséquences de l'absence de représentation de ces citoyens européens pour le Brexit par exemple. Ainsi les ressortissants européens vivant sur le sol britannique n'ont pas une voix au chapitre. De la même manière, tous les ressortissants britanniques vivant dans un autre pays que le Royaume-Uni n'ont pas pu voter.
M. Christian Cambon. - En première réponse à Jean-Pierre Masseret, il a bien sûr raison de dire que nos propositions ressortent de la situation française mais elles sont aussi inspirées par l'équilibre des pouvoirs qui caractérise nos institutions.
En réponse à Éliane Giraud, je rappelle qu'il existe à Bruxelles une structure qui s'appelle le comité des régions dans laquelle notre ancien collègue Jacques Blanc a siégé pendant de nombreuses années. Cette instance est saisie par l'institution communautaire ou bien s'auto-saisit des questions relatives aux collectivités territoriales. Nous pourrions d'ailleurs ajouter à nos propositions une revalorisation, une revitalisation du rôle du comité des régions. Car il est tout à fait juste de dire, singulièrement maintenant que nous avons réduit le nombre des régions françaises pour qu'elles soient d'importance européenne, que celles-ci doivent peser d'autant plus. J'appartiens à la région d'Île-de-France qui vient de s'apercevoir que pendant plus de 15 ans nous n'avions jamais eu recours aux crédits des fonds structurels auxquels nous avions droit. La voix des régions doit effectivement se faire entendre.
Ceci est en relation avec ce que disait Joëlle Garriaud-Maylam sur la citoyenneté. La citoyenneté européenne est un beau projet en soi. Être citoyen c'est avoir des droits et des devoirs, ce concept ne prend corps que lorsque l'on vit sa citoyenneté, plutôt que lorsque l'on la reçoit. De même chaque région a besoin de se sentir plus représentée dans les instances européennes.
M. Simon Sutour. - Afin de rassurer Jean-Pierre Masseret, je voudrais poursuivre sur le sujet des régions. Ces réflexions sont également très franco-françaises car il existe bien un comité des régions, mais on compte également des États membres dans lesquels il n'existe pas de régions. Je suis bien sûr d'accord pour que l'on inscrive dans nos propositions la revalorisation du rôle des régions, mais c'est un aspect très franco-français. Les régions, certaines distribuent les fonds européens sur la base des directives communautaires.
Cela me permet de faire la liaison avec les observations de Jean-Pierre Masseret. Nos propositions ne sont pas franco-françaises, elles sont issues d'un travail que nous faisons depuis un certain nombre d'années au niveau européen. En tant que commission des affaires européennes, nous participons aux réunions de la COSAC, nous rencontrons régulièrement nos homologues des différents parlements européens. Ce que nous proposons est partagé par beaucoup d'autres pays.
Nous avançons de facto : s'agissant de la COSAC dont j'ai une longue expérience, j'ai déjà vu évoluer son rôle. Je vous rappelle que la COSAC est la réunion des commissions des affaires européennes des parlements nationaux des États membres. Nous voulons améliorer son caractère démocratique pour la transformer en une réunion des parlements nationaux et non plus des seules commissions des affaires européennes de ces parlements. Je parle sous le contrôle du président Jean Bizet qui participe également aux réunions de la COSAC. Je me souviens que pendant de nombreuses années on nous recommandait de ne pas voter de motion sur de nombreux sujets. Aujourd'hui nous nous emparons de sujets de fond. Lors de la réunion qui a précédé le sommet de Bratislava, nous avons parlé de la Turquie et nous avons pris des positions sur ce sujet. Nous avons adopté un texte.
Ainsi l'évolution vers la réunion des parlements nationaux, qu'on l'appelle ou non le Sénat européen, pourrait aboutir. Cela n'enlève rien au président du Conseil européen tout en étant un facteur de démocratisation des institutions européennes très important. Cette proposition est issue d'un travail concret que nous menons depuis de nombreuses années, c'est une position partagée par de nombreux États membres. Il existe d'autres exemples de telles avancées. J'ai parlé du carton vert, ce sont les Néerlandais qui avaient lancé cette idée que nous avions soutenue.
S'agissant du rapport de forces, certaines de ces propositions que nous faisons sur la Refondation de l'Europe nécessitent la révision des traités. Or l'adoption d'un nouveau traité est très compliquée, elle n'est pas notre priorité.
L'Europe de la subsidiarité : communication de MM. Yves Pozzo di Borgo et Simon Sutour
M. Jean Bizet, président. - Une Europe recentrée est une Europe qui respecte pleinement la subsidiarité. Au Sénat, nous sommes très engagés dans les nouveaux pouvoirs de contrôle que le traité de Lisbonne a confiés aux parlements nationaux. Mais peut-on aller plus loin ? C'est le sens du travail qu'ont accompli Yves Pozzo di Borgo et Simon Sutour, en s'appuyant notamment sur leur expérience de la COSAC qui réunit les représentants des parlements nationaux.
M. Simon Sutour. - La réflexion sur la plus-value européenne constitue le corollaire de celle sur l'avenir des institutions européennes actuelles. Toute réforme institutionnelle doit aller de pair avec une meilleure organisation entre les différents niveaux de décision et la recherche du niveau d'intervention le plus pertinent. La subsidiarité doit constituer, à ce titre, le principe constitutif de toute action européenne.
Celui-ci n'est véritablement reconnu par les Traités que depuis 2009 alors qu'il a fallu attendre 2014 pour voir la Commission européenne présenter un programme de travail annuel enfin resserré sur 10 priorités. Il convient d'ailleurs de saluer la Commission Juncker pour cette initiative et particulièrement le rôle de Franz Timmermans, son premier vice-président, chargé notamment de l'amélioration de la législation. Je ne partage pas les appréciations entendues ici ou là sur Jean-Claude Juncker. Il forme avec Franz Timmermans un véritable tandem au service de l'Union européenne. Nous leur devons un resserrement de l'action de la Commission européenne sur quelques priorités et le retrait de près de 80 textes devenus obsolètes.
L'objectif de la construction européenne ne saurait être réduit à celui d'une uniformisation. L'harmonisation et la convergence peuvent laisser une marge d'appréciation aux Etats membres. Un meilleur respect du principe de subsidiarité au niveau européen permettrait de renforcer la prise en compte de la diversité de nos territoires, notamment des territoires d'outre-mer, dont la spécificité n'est pas assez relevée au niveau européen. Cette réflexion à mener sur la répartition des compétences implique, en tout état de cause, un rôle accru des parlements nationaux.
Établi par un protocole annexé au Traité de Lisbonne, le contrôle de subsidiarité est aujourd'hui un principe ancré au coeur de l'activité européenne des parlements nationaux. Les « actes législatifs européens », définis comme tels dans les traités, sont soumis au contrôle des parlements nationaux, c'est-à-dire la grande majorité des règlements et des directives. Il s'agit en effet de textes créateurs de normes qui s'imposent à tous les États membres, ce qui justifie que les parlements nationaux aient à en connaître.
Les parlements nationaux peuvent opérer ce contrôle de subsidiarité avant l'adoption d'un acte législatif par les institutions européennes - c'est ce qu'on appelle les cartons jaunes et orange - en alertant celles-ci sur la non-conformité d'un projet d'acte au principe de subsidiarité. Ils peuvent également demander à leur gouvernement de former en leur nom un recours devant la Cour de justice de l'Union européenne d'autre part, dans les deux mois suivant l'adoption d'un acte législatif, c'est ce qu'on appelle le carton rouge. Il n'a pas été encore utilisé.
Le contrôle de subsidiarité permet ainsi aux parlements nationaux d'intervenir directement auprès des institutions européennes, indépendamment des gouvernements. Il leur permet également d'influer directement sur le processus législatif européen. En participant pleinement à ce contrôle, les parlements nationaux ont une chance d'aboutir à la modification d'un projet d'acte, voire à son abandon. En effet, le traité prévoit que plus le nombre de parlements nationaux adoptant un avis motivé sur un même projet d'acte législatif est élevé, plus les obligations incombant à l'institution auteure de la proposition sont fortes. La procédure reste cependant perfectible afin de renforcer la qualité de ce contrôle.
La Commission européenne devrait, au préalable, mieux justifier le recours à une proposition législative et ne saurait limiter la justification de son intervention à l'approfondissement du marché intérieur.
Les parlements nationaux disposent de huit semaines à compter de la transmission du projet de texte par la Commission européenne pour évaluer le respect du principe de subsidiarité. Ce délai peut apparaître court et devrait être porté à dix semaines. En cas d'avis motivé, la Commission européenne doit également s'attacher à répondre plus rapidement - un délai de 12 semaines devrait être fixé - en insistant précisément sur les arguments soulevés par les parlements nationaux.
Les actes délégués ou d'exécution - auxquels la Commission européenne a trop fréquemment recours - devraient être transmis aux parlements nationaux aux fins de contrôle du respect de principe de subsidiarité. Les actes délégués ou d'exécution constituent en effet des compléments des actes législatifs, voire, dans certains cas, de nouveaux actes législatifs. L'accord interinstitutionnel « Mieux légiférer » du 13 avril 2016 a permis de mieux associer le Parlement européen et le Conseil à leur élaboration mais ne fait pas mention du rôle que doivent avoir les parlements nationaux.
L'arrangement trouvé le 19 mars 2016 avec le Royaume-Uni, mais rendu caduc par une sortie de celui-ci, pourrait également être repris. Ainsi, dans le cas où les avis motivés sur le non-respect du principe de subsidiarité par un projet d'acte législatif de l'Union représentent plus de 55 % des voix attribuées aux parlements nationaux, la présidence du Conseil devrait inscrire la question à l'ordre du jour du Conseil afin que ces avis motivés et les conséquences à en tirer fassent l'objet d'une délibération approfondie. À la suite de cette délibération, les représentants des États membres mettront fin à l'examen du projet d'acte en question ou ils le modifieront pour prendre en compte les préoccupations exprimées.
Ce point me permet de répondre à notre collègue Jean-Pierre Masseret qui soulignait que certains gouvernements devaient respecter les points de vue de leurs parlements lors des négociations au Conseil. Le mandat impératif est interdit par notre Constitution... Je relève cependant que sur les questions de subsidiarité, le gouvernement approuve la plupart du temps nos avis motivés.
Au-delà de la procédure de contrôle du principe de subsidiarité, il est également permis de s'interroger sur la simplification des normes mais je laisse Yves Pozzo di Borgo aborder ce sujet.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Avant d'amorcer notre réflexion sur la simplification, j'aimerais rappeler à la suite de Simon Sutour, un principe simple, au coeur de la construction européenne. Toute délégation de souveraineté doit être opérée pour répondre de manière pratique à des besoins spécifiques. Ces transferts ne sauraient s'imposer aux Etats et doivent reposer sur les Traités et non sur une lecture biaisée de ceux-ci. L'Union européenne est avant tout une fédération d'Etats-nations. Il convient d'en tirer les conséquences.
Mais revenons à la norme européenne. Celle-ci est souvent perçue, à tort ou à raison, comme peu lisible, trop complexe, tatillonne ou simplement injustifiée. Elle constitue souvent l'illustration d'une Europe éloignée des citoyens et de leurs attentes. Le projet européen qui devrait constituer une chance et une opportunité, notamment dans le domaine économique, peut parfois apparaître comme une source de contraintes et une entrave à nombre d'activités. La commission des affaires européennes a d'ailleurs travaillé sur cette question et vient de soumettre au Sénat une proposition de résolution européenne.
Il convient tout d'abord de saluer le travail entrepris par la Commission Juncker en faveur de la lutte contre l'inflation normative et l'allègement de la charge réglementaire. La Commission européenne est aujourd'hui dotée d'un poste de conseiller spécial pour l'amélioration de la réglementation. L'objectif assigné à celui-ci est de permettre la réduction des charges administratives imputables à la norme européenne et stimuler ainsi croissance, emploi et investissements. Il a pris le relais du groupe de haut niveau sur les charges administratives, créé en 2007, et va dans le sens d'une meilleure application du principe de subsidiarité. Il s'agit aujourd'hui de moins légiférer et de mieux légiférer. La visibilité et la compréhension de l'action de l'Union européenne par les citoyens européens passe par une telle rationalisation.
La mise en place du programme REFIT - acronyme anglais pour « réglementation affûtée » en octobre 2013 - constitue également une indéniable avancée qu'il convient d'encourager. Le dispositif vise à évaluer l'acquis réglementaire et adopter, le cas échéant, les mesures correctives nécessaires. Il s'agit de répondre à l'objectif louable d'allègement de la charge réglementaire et de lutte contre la « bureaucratie inutile » que la Commission européenne s'est assigné.
Il convient aujourd'hui de poursuivre ces efforts et rendre la norme européenne plus claire, plus lisible et plus accessible. Cela passe notamment par une réflexion sur l'impact de toute nouvelle législation. L'accord interinstitutionnel « Mieux légiférer » du 13 avril 2016 a permis quelques avancées. La Commission associe plus directement les acteurs concernés, via la consultation de leurs représentants qui peut prendre la forme de réunions de groupes de discussions ou d'audiences. Une attention particulière est également portée aux petites et moyennes entreprises avant toute prise de décision, en déterminant si un acte européen les affecte et le cas échéant évaluer l'impact en fonction du poids des différents types de PME (micro, petites et moyennes) dans les secteurs concernés.
Il s'agit désormais d'aller plus loin. Une répartition des coûts et des avantages doit systématiquement être effectuée par rapport à la taille de l'entreprise avant d'être analysée qualitativement et, si possible, quantitativement, en ayant soin de préciser les impacts tant directs (coûts administratifs et coûts de mise en conformité) qu'indirects (concurrence dans la structure du marché). Cette étude doit déboucher sur la recherche de mesures alternatives ou d'atténuation. Celles-ci doivent permettre d'assurer le respect du principe de proportionnalité, qui peut prendre la forme d'exemptions. Par exemple les entreprises en dessous de certains seuils n'ont pas à se conformer à certaines obligations spécifiques lorsque cela ne remet pas en cause l'objectif initial de la législation.
Le même raisonnement s'applique aux collectivités locales. Nombre de mesures récentes ont mis en avant un écart substantiel entre les gains liés à l'objectif poursuivi par l'Union européenne et le coût pour la mise en oeuvre de celui-ci par les collectivités locales. Ces dernières constituent souvent le premier échelon de mise en oeuvre des politiques européennes, il convient d'apprécier leur situation si l'on souhaite que la poursuite des objectifs européens soit optimale. Il s'agit de favoriser une meilleure intégration verticale, entre les niveaux fédéral, national, régional et local et exploiter au mieux les compétences de chaque échelon.
Une attention particulière doit également être portée à la clarification de la procédure de comitologie qui permet d'adopter actes délégués et actes d'exécution dont parlait Simon Sutour.
Enfin, concernant la simplification, il conviendra de renforcer à l'avenir le contrôle politique sur les mandats de normalisation accordés au CEN, l'organisme européen de normalisation. Il s'agit d'éviter les normes inutiles ou néfastes à l'activité des petites et moyennes entreprises. Je pense à l'interdiction de principe quant à l'utilisation du plomb dans le cristal dont les ressorts peuvent paraître obscurs. Je vous rappelle que le Sénat s'était mobilisé il y a quelques années sur la question du vin rosé, menacé par les normes européennes.
M. Jean-Pierre Masseret. - On sait que Jean-Claude Juncker est sans doute le responsable politique européen le plus conscient de l'embonpoint administratif pris par Bruxelles ces dernières années. Pour autant, sauf dans quelques cas particuliers, les citoyens sont-ils concernés par cette évolution ? Le problème tient surtout à ce que les dirigeants politiques européens se cachent derrière directives et règlements de l'Union européenne dont ils sont à l'origine mais dont ils n'assument pas la responsabilité. Les citoyens se détournent aujourd'hui de l'Europe moins pour des questions de subsidiarité qu'en raison de l'absence de résultats. La plus-value européenne n'est pas au rendez-vous. Il s'agit là, de la question la plus importante, les gens ne voient pas ce qu'apporte l'Union européenne. Ce qui amène une réflexion sur ce qu'est l'identité nationale et ce qu'est l'identité européenne complémentaire, j'insiste souvent sur ce sujet. A la souveraineté nationale doit s'ajouter une souveraineté européenne pour que les gens perçoivent la plus-value que représente l'action européenne sur leur vie quotidienne et sur leur avenir. C'est moins une question de subsidiarité que de courage politique en vérité. Il ne faudrait pas tomber sur ce qui n'est pas la vraie raison de la contestation de l'Europe aujourd'hui, ce qui est une tragédie d'ailleurs.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Oui, le vrai dilemme tient aujourd'hui à ce que les priorités politiques sont nationales. On l'a vu en matière de politique régionale européenne, avant que les régions ne deviennent les guichets de celle-ci. La DATAR captait alors les fonds européens qu'elle mettait au service de sa propre politique, via les contrats de plan. Il n'existe aucune priorité politique nationale accordée à l'Europe, personne n'étant rémunéré politiquement en fonction des résultats européens. Nous sommes au fond dans une situation qui peut s'apparenter à de la manipulation : on se sert de l'Europe pour faire du national. Les crédits européens sont ainsi utilisés aujourd'hui en compensation du manque de crédits nationaux...
M. Simon Sutour. - Tout en attribuant à Bruxelles la complexité des procédures de mises à disposition de ces fonds... Là, on parle d'Europe...
M. Jean Bizet, président. - Pour répondre indirectement aux propos de notre collègue Jean-Pierre Masseret, Jean-Claude Juncker a pris la mesure, dès son entrée en fonctions, de la pléthore d'initiatives législatives devenus obsolètes, faute d'avancée politique notamment. 80 ont ainsi été supprimés. Certains Etats n'ont d'ailleurs pas apprécié.
Le problème tient aujourd'hui à l'ambiance concernant l'Union européenne. Elle est mauvaise et il convient d'inverser la tendance. Notre proposition de renforcer le rôle d'impulsion du Conseil européen pourrait y participer. Cela devrait responsabiliser les chefs d'Etats. Dans l'architecture actuelle, où la Commission européenne devrait conserver son monopole en matière d'initiative même s'il sera encadré, le Conseil européen aura véritablement un devoir d'impulsion. Cela pourrait donner une meilleure image et améliorer l'ambiance...
Point d'étape sur le Brexit - Communication de Mmes Joëlle Garriaud-Maylam, Fabienne Keller et M. Eric Bocquet
M. Éric Bocquet. - Messieurs les Présidents, mes chers collègues, entré tardivement dans l'Union européenne, en 1973, après avoir déposé deux fois sa candidature, en 1961 puis 1967, le Royaume Uni aspirait à rejoindre la zone de croissance rapide que constituait le marché unique alors que les échanges au sein de l'AELE progressaient moins vite que prévu et que les liens au sein du Commonwealth se distendaient peu à peu. Dès l'adhésion, un débat s'instaure sur la modification de la PAC et la réduction de la contribution britannique au budget communautaire. Le 5 juin 1975, 67,2 % des votants se prononcent en faveur du maintien de la Grande-Bretagne au sein de ce marché commun.
L'appartenance du Royaume-Uni à l'Union n'allait pas de soi et a donné lieu à la mise en place progressive d'une place singulière au sein de l'Union. Ainsi, au gré des revendications britanniques et des concessions faites par ses partenaires, un régime particulier, qualifié parfois de « singularité britannique », s'est dessiné, en trois temps : le chèque britannique, les opt-out et pacte budgétaire européen.
Le premier temps est celui de l'obtention d'un rabais britannique, le fameux « I want my money back » ! La minoration de la contribution britannique au budget européen est actée dès juin 1984. Le Royaume-Uni se voit ainsi rembourser 66 % de son solde budgétaire, la France supportant la part essentielle de ce rabais britannique, soit 1,6 milliard d'euros en 2014. La participation britannique à l'Union européenne reste toutefois positive et atteint, en 2015, environ 10 milliards d'euros.
Le second temps de la construction de la singularité britannique est l'émission de quatre options de retrait ou « opt-out ». Ainsi, le Royaume-Uni ne participe pas à l'espace Schengen, et n'appartient pas à la zone euro. Il ne participe pas non plus à l'« espace de liberté, de sécurité et de justice ». Enfin, il a obtenu une option de retrait sur la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
A cette liste des opt-out, on peut ajouter une autre dérogation : La Grande-Bretagne ne participe pas au pacte budgétaire européen entré en vigueur le 1er janvier 2013. Londres ne l'a pas signé, le Premier ministre David Cameron indiquant que Londres souhaitait pouvoir garder le contrôle sur les services financiers fournis par la City.
Malgré ce statut sur-mesure, la tendance eurosceptique s'est affirmée au sein de la société britannique, de ses deux grands partis et du nouveau Parti de l'indépendance (UKIP) tout au long des années 1990 et 2000. Un audit de la répartition des compétences entre l'Union européenne et le Royaume-Uni a conclu à la nécessité d'importantes réformes. Le 23 janvier 2013, dans son discours dit « de Bloomberg », le Premier ministre David Cameron a annoncé la tenue d'un référendum sur la question du maintien ou non du Royaume-Uni dans l'Union européenne.
Le 9 novembre 2015, Londres a adressé au Président du Conseil européen, une lettre faisant état des réformes jugées nécessaires pour confirmer son appartenance à l'Union européenne. Il s'agissait d'améliorer la compétitivité avec l'approfondissement et l'élargissement du marché unique (numérique, services, transports et énergie), et la signature d'accords commerciaux avec les États-Unis, la Chine et le Japon. Londres souhaitait la « protection » des États hors zone euro des décisions prises par les pays membres de l'eurozone. Dans le domaine de la souveraineté, l'exemption de la notion d'« une union toujours plus étroite » était souhaitée ainsi que le renforcement du système permettant aux Parlements nationaux de bloquer la Commission. Enfin, la Grande-Bretagne souhaitait d'importants aménagements au principe de libre circulation des personnes.
En réponse, le « paquet Tusk » de février 2016 apportait une réponse favorable aux demandes britanniques. Parfois même jugée trop favorables, les propositions du Président du Conseil européen ouvraient la voie à un possible consensus, prenant largement en compte les demandes britanniques dans les domaines de la compétitivité ou de la protection des États non membres de la zone euro. De même, l'opt-out sur la clause d'union étroite faisait l'objet d'une acceptation de principe et les droits des Parlements nationaux se voyaient renforcer par la création d'un mécanisme de protection renforcée de la subsidiarité. Enfin, un mécanisme dit de « frein d'urgence » pour les mesures de sécurité sociale dont bénéficient les travailleurs migrants communautaires venait aménager le principe de libre circulation des personnes.
Pour autant, le 23 juin, les Britanniques ont majoritairement voté en faveur d'une sortie de l'Union européenne ou « Brexit ». Le taux de participation a été particulièrement élevé atteignant 72,2 % des inscrits. Ce sont 51,9 % des votants qui ont choisi le camp du « Leave », soit 17,4 millions de Britanniques.
La carte des régions révèle de nombreuses disparités. En Angleterre, 53,4 % des voix sont allés au Brexit, et 52,5 % des voix au pays de Galles. À l'inverse, le vote pour le maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne l'a largement remporté en Écosse avec 62 % des voix et en Irlande du Nord avec 55,8 % des voix.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Messieurs les Présidents, mes chers collègues, aujourd'hui, les positions des deux parties sont connues du moins sur le papier. Le Premier ministre, Mme Theresa May, a clarifié la position britannique dans le discours de Lancaster House, complété par le livre blanc déposé au Parlement. Chaque institution de l'Union européenne a choisi un négociateur : le négociateur en chef pour la Commission est Michel Barnier ; le négociateur choisi par le Conseil est Didier Seeuws ; et, enfin, un troisième négociateur a été choisi par le Parlement, Guy Verhofstadt. Les Vingt-Sept ont fait savoir qu'ils attendaient la mise en oeuvre de l'article 50 avant de préciser au négociateur en chef les lignes de la négociation, mais on connaît déjà les grands principes qui devront être respectés.
Dans le discours de Lancaster House, Theresa May arbitre en faveur de la souveraineté et du contrôle de l'immigration, et assume enfin la sortie du marché unique et de l'union douanière. Ainsi, le gouvernement britannique va au bout de la logique de retrait et opte pour une sortie claire et rapide. Une fois sorti de l'Union européenne, le Royaume-Uni espère négocier un accord bilatéral de libre-échange avec l'Union et maintenir un accord de coopération en matière de défense et de sécurité, voire d'autres secteurs sensibles intéressant les deux parties.
Il est clair, à la lecture du discours de Theresa May, que le Royaume-Uni assume la rupture. Ce discours, qui se veut rassurant, décline la feuille de route des deux ans à venir. Theresa May veut négocier les modalités du retrait en même temps que l'accord pour la relation future et l'accord transitoire.
Même si Theresa May rappelle l'utilité de l'immigration, elle souhaite que son pays reste maître du niveau de l'immigration et ne subisse pas les conséquences de la quatrième liberté ; elle demande que le statut des ressortissants européens résidant actuellement au Royaume-Uni soit garanti comme celui des Britanniques vivant sur le sol continental de l'Union, et que cette question soit réglée dès le début des négociations.
Theresa May a d'autre part indiqué que le niveau actuel des droits des travailleurs serait maintenu. Pourtant on trouve dans ce discours un mélange de menaces voilées et de gages de bonne volonté.
Theresa May a présenté son discours comme la déclaration d'ouverture au monde d'un pays qui se veut le champion du libre-échange ; elle a affirmé que le Royaume-Uni restait l'ami et l'allié de l'Union ; elle n'a pas exclu des contributions ciblées au budget de l'Union et elle a rappelé l'importance de conserver une étroite coopération dans les domaines de la sécurité, de la défense et de la recherche.
Cependant, elle n'a pas hésité à faire allusion à l'adoption, en fonction de la position de l'Union européenne dans la négociation, de mesures de rétorsion qui passeraient sans doute par une plus grande dérégulation.
Toutefois, il reste des silences dans le discours de Lancaster House et, entre autres, rien n'est dit de manière précise sur :
- la facture du retrait qui pourrait aller jusqu'à 60 milliards (mais cette somme dépendra de la date de sortie de la Grande-Bretagne) ;
- les accès sectoriels qui ne sont pas détaillés ;
- l'organisation de l'immigration (quotas, green card...) ;
- la frontière irlandaise, Gibraltar et Malte...
Venons-en maintenant à la position de l'Union. On sait que la négociation sera menée par la Commission sous l'étroit contrôle du Conseil et que l'accord, conformément à l'article 50, sera soumis à l'approbation du Parlement européen avant sa conclusion par le Conseil statuant à la majorité qualifiée.
La négociation doit être conclue d'ici octobre 2018 pour laisser le temps de mener la procédure parlementaire à son terme avant mars 2019.
L'Union a déterminé quatre lignes rouges à ne pas franchir et elles figureront sans doute dans le mémorandum que le Conseil publiera après la première réunion suivant la mise en oeuvre de l'article 50. Voici ces quatre lignes rouges :
a) Un État ne peut prétendre obtenir plus d'avantages en étant en dehors de l'Union que lorsqu'il en est membre ;
b) Les quatre libertés de circulation sont indissociables et constituent en bloc la contrepartie et la condition de l'accès au marché intérieur ;
c) L'Unité et la cohésion des 27 États membres restants sont une priorité (comme l'a encore rappelé le président Tusk après le Sommet de Malte) ; le corollaire de cette position est qu'aucune négociation bilatérale ne sera acceptée, chaque État membre devant s'attendre à devoir consentir au compromis trouvé ;
d) Les parlements nationaux devront être associés aux négociations ; même si l'accord de retrait ne nécessite pas de ratification, celui sur le cadre des relations futures entre le Royaume-Uni et l'Union nécessite, lui, une ratification des parlements.
En conclusion, le calendrier est serré, les points de vue sont tranchés, mais il faut tout mettre en oeuvre pour réunir et trouver un compromis satisfaisant à une situation qui ne l'est pas.
Mme Fabienne Keller. - Messieurs les Présidents, mes chers collègues, comme l'a dit ma collègue, c'est au Conseil européen qu'il appartient de fixer le cadre de la négociation. Il le fera lors d'une réunion en avril 2017, après la mise en oeuvre de l'article 50 par le Royaume-Uni. Le Conseil se prononcera alors sur le cadre des négociations et plus particulièrement sur les trois volets de ces négociations.
En effet, il faut, premièrement, arrêter le dispositif de la négociation, deuxièmement identifier tous les sujets qui devront faire l'objet de l'accord de retrait (« les termes du divorce »), ce qui signifie une séparation ordonnée dans les domaines administratif, institutionnel, juridique et budgétaire. Enfin, le troisième volet posera les principes pour les relations futures qu'entretiendront le Royaume-Uni et l'Union.
Ces négociations dureront deux ans, ce qui est court, et on ne peut pas exclure une séparation sans accord. Le Conseil et la Commission ont bien l'intention de garder la pleine maîtrise du calendrier et de ne pas entamer une négociation sur la relation future avant que les termes du divorce soient acceptés. Une fois les principes posés, la Commission recevra mandat du Conseil pour négocier.
En cas de succès des négociations de retrait, les termes du divorce seront acceptés par les deux parties et les principes seront posés pour un autre accord qui régira la relation future Royaume-Uni-Union européenne. La négociation de cet accord commencera après que l'on aura agréé un accord provisoire. En cas d'échec de la première étape, ce sera une sortie sèche avec un retour aux seules règles OMC, et sans doute de nombreux contentieux.
- Les enjeux administratifs, institutionnels et financiers
Sur le plan institutionnel et administratif, on sait qu'il faudra s'assurer qu'au jour de la sortie du Royaume-Uni, tous les ressortissants britanniques quittent leurs fonctions au Conseil, au Parlement, à la Commission, mais aussi dans les agences et les organes européens, au Comité économique et social, au Comité des régions... Il y aura alors une discussion pour établir les droits individuels des fonctionnaires britanniques, les phases de transition ou d'extinction et les éventuelles indemnités. Aucun ressortissant britannique ne sera plus actif dans aucun organe ou institution européenne.
Le Royaume-Uni devra s'acquitter, à son départ, de l'ensemble de ses obligations et de tous les paiements correspondant aux engagements contractés, ainsi que de toutes les autres obligations correspondant aux engagements qui ont été pris pour la durée du cadre financier pluriannuel 2014-2020 et pour la politique de cohésion. Le Royaume-Uni devra aussi rester garant des projets du plan Juncker par exemple. Enfin, le Royaume-Uni devrait aussi continuer à contribuer aux pensions des fonctionnaires européens pour tous les droits totalisés pendant la période où le Royaume-Uni était un État membre. L'ensemble de cette facture a été annoncée officieusement comme avoisinant les 60 milliards d'euros, soit environ le cumul de neuf années de contributions budgétaires nettes, mais ce chiffre variera en fonction de la date de sortie de l'Union. Nous sommes allés à Londres et nous avons auditionné M. Michel Barnier : il est clair, de ce que nous avons entendu des deux côtés, que ce sera un point dur des négociations que M. Barnier veut introduire dès leur commencement et ce n'est pas la position britannique.
- Les autres problèmes à régler avant le retrait
a) Les droits acquis
Le retrait du Royaume-Uni conduira à traiter la question des droits acquis par les citoyens de 27 États membres actuellement installés sur le sol britannique et ceux acquis par les ressortissants britanniques installés sur le territoire d'un des 27 États membres restants, qu'il s'agisse des titres de séjour, des permis de travail, des droits relatifs aux études, de la recoordination des régimes de sécurité sociale, des droits à pension ou de l'accès aux soins.
300 000 Français résident au Royaume-Uni et 200 000 Britanniques vivent en France. Le Royaume-Uni accueille 3,2 millions d'Européens, et l'Europe continentale 1,3 million de Britanniques.
b) Le partage des actifs et le rapatriement des agences européennes
L'Agence européenne du Médicament et l'Autorité Bancaire européenne situées à Londres devront rejoindre le territoire de l'Union. Je vous signale que Strasbourg est candidate et je remercie mon collègue, M. Simon Sutour, d'avoir aussi proposé Strasbourg pour siège du Sénat européen. Quant à l'ensemble des actifs européens, le Royaume-Uni pourra prétendre en recevoir, sous forme de compensation, la fraction correspondant à son poids relatif dans l'accumulation de ces actifs.
c) La déconsolidation des accords multilatéraux et bilatéraux dont l'Union est partie
L'Union européenne a contracté environ 1 700 accords multilatéraux ou bilatéraux dans le monde dans tous les domaines de l'environnement à la coopération judiciaire. Le Royaume-Uni devra en sortir à titre national lorsqu'il s'agit d'accords mixtes engageant l'Union européenne et les États membres. Ce sera automatique pour les accords qui relèvent de la compétence exclusive de l'Union. Des problèmes en perspective et ce sera le cas pour la COP 21.
d) La question des accords commerciaux
La question est délicate quand il y a eu des engagements quantitatifs comme, par exemple, les contingents agricoles ; sinon, il faut espérer que le Royaume-Uni prendra des engagements équivalents à ceux de l'Union européenne partout où cela est possible.
- La question des nouvelles frontières
L'unité du Royaume-Uni est en jeu si l'Ecosse persiste à réclamer son indépendance, mais aussi la stabilité de l'Irlande qui, aujourd'hui, ne connaît plus de frontière intérieure et qui trouverait au milieu de son territoire la nouvelle frontière de l'Union. Gibraltar ne manquera pas de poser un problème ; Malte avec ses bases militaires britanniques et même Chypre seront affectées.
Je rappelle que l'Irlande sera un sujet majeur. Le référendum a ravivé les vieilles plaies ; les Catholiques ont voté « Remain » et les Unionistes ont voté « Leave ». Il faudra renégocier les accords de 1923 et de 1998.
2. Les enjeux de la relation future entre le Royaume-Uni et l'Union
- Risques économiques et enjeux budgétaires
Une fois le Royaume-Uni sorti de l'Union, il manquera chaque année 10 milliards d'euros dans le budget de l'Union et il faudra trouver une solution pour combler ce manque.
L'économie britannique se porte plutôt bien mais déjà, certains indicateurs comme la baisse de la livre, l'inflation en hausse et la stagnation des salaires laissent présager un ralentissement, sans qu'on sache encore si ce ralentissement est dû au Brexit non encore mis en oeuvre.
- Des opportunités pour la finance européenne ?
Le Brexit devrait entraîner la perte du « passeport européen » et celle des chambres de compensation traitant l'euro, et sans doute une partie des actifs gérés, voire un déplacement du « private equity » vers le continent. La City s'en inquiète mais certains parlent de 7 500 postes perdus, d'autres de 65 000.
Paris, Dublin, Francfort, Luxembourg, Amsterdam et Milan sont sur les rangs... Les banquiers français que j'ai rencontrés sont optimistes mais une grande partie de la gestion restera à Londres.
Nous avons rencontré le CBI à Londres. C'est l'équivalent du Medef français. Reste à savoir quelle sera la politique migratoire après le Brexit, et si l'accès aux talents ne va pas devenir plus difficile. D'autres secteurs économiques dépendant d'une main-d'oeuvre moins qualifiée s'en inquiètent aussi.
Enfin, il ne faudra pas renoncer à toute coopération et maintenir les accords, notamment pour la défense et la lutte contre le terrorisme.
Un énorme travail de négociation s'annonce à un moment où l'Europe dans son ensemble est affectée par une croissance molle, par une immigration massive et par le terrorisme. Il faut que les principes de réalité et de solidarité l'emportent. « 2019 est un rendez-vous politique et pas technique », comme l'a dit le Président Raffarin. Il ne faut pas que les opinions publiques trouvent dans ces négociations des sujets de tension et de dissension.
M. Simon Sutour. - Je me félicite de ce rapport d'étape sur le Brexit remarquablement écrit et j'aurais aimé qu'il y eût un vote, en particulier pour approuver les propositions qu'il contient concernant les positions de négociations, car je crois que nous sommes tous d'accord sur ces propositions.
M. Jean-Pierre Masseret. - Je souscris à ce propos mais le dernier paragraphe de la page 8 me contrarie. C'est un ressenti personnel, mais je ne suis pas en phase avec sa rédaction : « De la même façon, le groupe de suivi estime que la relation bilatérale entre le Royaume-Uni et la France, déjà très dense, doit encore être renforcée, du fait du Brexit, dans au moins trois domaines : défense, sécurité et lutte anti-terroriste, nucléaire civil. La France a besoin de relations fortes avec l'Allemagne, et aussi le Royaume-Uni. Le Brexit ne saurait donc ouvrir la voie à une dérive de la relation franco-britannique. ». Il me semble que cette rédaction met la France en position de faiblesse. Je comprends le sens de ce paragraphe mais je ne comprends pas le choix de cette rédaction.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - C'est une réponse au sentiment qu'ont les Britanniques que nous voudrions les punir. Or nous souhaitons faire savoir seulement que nous n'avons pas peur du « no deal » -une sortie sèche sans accord- mais nous avons une opinion publique qui risque de se crisper. L'idée de base est de dire « nous n'avons pas peur du Brexit » mais au-delà de cette question, reste qu'à l'Est, nous avons l'Allemagne et à l'Ouest, le Royaume-Uni, et que c'est notre destin de coopérer avec les deux côtés.
M. Jean-Marie Bockel. - Derrière cette position, il y a la question politique suivante : nous sommes partagés sur l'après-Brexit, pris entre un sentiment de découragement et d'euroscepticisme, et d'un autre côté, on pense que c'est une opportunité à saisir pour aller plus loin avec les Allemands, et cela, il faudra le faire apparaître dans nos travaux.
M. Jean-Pierre Raffarin. - Je propose de reformuler le paragraphe de manière plus positive en mettant simplement en avant que la France a besoin de relations fortes avec l'Allemagne, et aussi avec le Royaume-Uni.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Il faut rappeler par exemple que, quelle que soit l'issue du Brexit, nous maintiendrons notre coopération dans le domaine de la défense.
M. Jean-Pierre Raffarin. - Le Brexit, c'est un problème britannique, et notre problème à nous, c'est l'avenir de l'Europe. Nous n'aurons aucune indulgence à l'égard de ceux qui menaceraient notre union, qu'il s'agisse du Président Poutine, du Président Trump ou de la Chine.
M. Jean Bizet. - Je reviens à la question de Simon Sutour, pour lui dire que le Groupe de suivi étant appelé à approuver la publication du rapport, approuvera dans le même temps ses conclusions et ses propositions. J'ajoute que le groupe de suivi sur le Brexit ne va pas s'arrêter là. Souvenez-vous de la quatrième ligne rouge : l'information des Parlements nationaux et leur approbation. C'est de la première importance car il ne s'agit pas de se retrouver comme avec le CETA et le blocage de dernière minute du Parlement wallon.
Mme Gisèle Jourda. - Je souhaite intervenir sur la question de la défense : il faut maintenir une coopération sur le long terme et je regrette que l'on ne parle pas de l'ouverture à l'Espagne et à l'Italie.
M. Jean-Pierre Raffarin. - Bonne remarque, mais cela figurera dans le rapport que nous examinerons la semaine prochaine. Vous avez un peu d'avance, chère collègue.
Je propose qu'on autorise la publication de ce rapport d'étape.
La publication du rapport d'étape est autorisée à l'unanimité (moins une abstention, celle de M. Eric Bocquet).
La réunion est close à 16 h 30.
- Présidence de MM. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 16 h 40.
Audition de M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international, sur le Brexit et la refondation de l'Union européenne
Cette audition est commune avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et la commission des affaires européennes.
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères. - Cette réunion conjointe avec la commission des affaires européennes a lieu dans le cadre de notre groupe de suivi sur le Brexit, qui s'est saisi de deux grands sujets : la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, mais aussi les grands axes, dans cette perspective, d'une refondation de l'Europe. Notre groupe de suivi vient d'adopter son rapport d'étape sur le Brexit. Nous avons eu de nombreux contacts, y compris en Allemagne et au Royaume-Uni.
Nous entendons tenir une position forte. Loin de l'idée que le Brexit serait un problème pour l'Union européenne, nous affirmons clairement que ce problème est celui du Royaume-Uni, quand notre souci est bien plutôt celui de l'unité de l'Europe. Gardons-nous de nous laisser prendre en otage par ce débat. Lorsque Mme May dit qu'il n'y aura pas de deal en cas de mauvais deal, nous ne voyons pas là une menace. Nous sommes certes attachés à préserver de bonnes relations avec le Royaume-Uni, qui engagent en particulier des questions de défense et de sécurité, et c'est pourquoi nous souhaitons un bon accord, mais sans pour autant donner le sentiment que nous serions les victimes d'une absence d'accord. Ne soyons pas faibles dans cette négociation difficile. Clairement, le nouveau statut du Royaume-Uni dans l'Europe ne saurait être meilleur demain qu'il n'était hier.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Après le Brexit, il faut repenser le fonctionnement de l'Union européenne, et affirmer une stratégie. Les Etats-Unis, la Russie rêvent d'une Europe affaiblie, divisée. Nous voulons, au rebours, une Europe puissance, une Europe stratège, qui sache aussi rendre plus de poids aux parlements nationaux, en vertu du principe de subsidiarité. Nous voulons un couple franco-allemand qui, une fois passés les recadrages électoraux qui vont s'opérer de part et d'autre du Rhin, retrouve un nouvel élan. Nous voulons des avancées concrètes sur les politiques clé que sont l'énergie, le numérique, mais aussi sur la politique de la concurrence qui, écrite il y a près de soixante ans, au lendemain de la signature du traité de Rome, ne correspond plus à l'économie du XXIème siècle. Nous souhaitons, à la faveur de cette rencontre, monsieur le ministre, connaître votre appréciation sur le fonctionnement actuel et futur des institutions de l'Union européenne.
M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international. - Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui. Le travail du Parlement est essentiel, parce que la question de l'avenir de l'Union européenne se pose de toute façon : la décision britannique n'est qu'une circonstance stimulante.
Face aux risques qui sont devant nous, dans le monde incertain voire dangereux où nous vivons, alors que les grandes lignes de la politique internationale de la nouvelle présidence américaine restent encore floues, tandis que l'attitude de la Russie est celle que l'on connaît et que des rééquilibrages s'opèrent, notamment dans les relations avec la Chine, quelle place pour l'Europe ?
Oui, l'Europe est en danger, mais les peuples européens, qui semblent, avec la montée des partis populistes, s'en détourner, n'ont pas été saisis par la contagion immédiate du Brexit, auquel ils ont, au contraire, opposé un réflexe de défense, de survie. Ceux qu'on aurait pu penser tentés d'emprunter le même chemin n'ont pas voulu prendre ce risque. Cela ne veut pas dire, pour autant, que tout est réglé : il existe une attente forte, à laquelle nous devons répondre.
Pour avoir vécu le référendum de 2005, nous savons quelles sont les interrogations de nos concitoyens, mais en cette fin de cycle, marquée par le retour des nationalismes, nous avons plus que jamais besoin de consolider l'ensemble européen qui a permis, après la seconde guerre mondiale, de garantir la paix, de construire la prospérité, de réunifier les peuples européens divisés, et qui porte une espérance, une flamme qu'il nous faut retrouver. Telle est notre responsabilité.
Lorsque j'ai pris mes fonctions, il y a un an, j'ai rencontré mon homologue allemand d'alors, Frank-Walter Steinmeier. Nos échanges nous ont convaincus de la nécessité d'une initiative franco-allemande, qui fut livrée sous forme d'une contribution publique, au moment du Brexit, mais dans l'élaboration de laquelle nous nous étions engagés bien avant. Le débat sur la Défense européenne a repris - et les déclarations du président américain sur l'Otan le rendent d'autant plus d'actualité - aboutissant à un certain nombre de décisions adoptées par le Conseil européen, pour lesquelles, là-aussi, des initiatives franco-allemandes avaient été présentées.
Le fait est que tout le monde regarde du côté du couple franco-allemand. Et si l'on nous reproche parfois de décider pour les autres, on s'inquiète, par-dessus tout, lorsque nous restons silencieux. C'est là une réalité singulière, liée à l'histoire, puisque tout est parti de la main tendue à l'Allemagne par la déclaration Schuman. On connaît la suite, mais on sait aussi que depuis lors, l'Europe a dû faire face à de nouveaux enjeux. Je pense, récemment, à la crise migratoire, à la montée de la menace terroriste à laquelle nous devons répondre dans la durée.
Tout est prêt pour que la négociation sur le Brexit commence. Rien ne peut réellement commencer tant que les Britanniques n'ont pas officiellement demandé à quitter l'Union, mais Mme May s'est engagée à activer l'article 50 du traité d'ici la fin mars, peut-être même dès le Conseil européen des 9 et 10 mars si la procédure parlementaire engagée le permet, c'est un gage.
Dans cette attente, nous avons fixé, dès le 29 juin, après le vote britannique, des principes clairs, rappelés le 15 décembre dernier : il ne saurait y avoir de négociation bilatérale ou sectorielle en-dehors du cadre fixé par l'article 50 du traité. Tout accord sur la relation entre le Royaume-Uni et l'Union européenne devra reposer sur un équilibre entre droits et obligations ; en particulier, le maintien d'une participation du Royaume-Uni au marché unique devra obligatoirement passer par l'acceptation des quatre libertés, y compris la liberté de circulation des travailleurs. Pour promouvoir ces principes, l'entente franco-allemande a été, là aussi, essentielle.
Nous nous sommes également accordés sur les principales méthodes de travail qui présideront aux négociations, afin que celles-ci soient efficaces et transparentes. Cette organisation permettra à chaque institution de jouer pleinement son rôle. Dès la notification par le Royaume-Uni, le Conseil européen adoptera des orientations qui fixeront les principes de négociation de l'Union européenne. Une réunion extraordinaire des chefs d'Etat et de gouvernement pourrait être organisée à cette fin, probablement début avril. Puis la Commission présentera des recommandations au Conseil des ministres de l'Union européenne, lequel adoptera une décision autorisant l'ouverture des négociations, ainsi que des directives de négociation, et désignera la Commission comme négociateur de l'Union.
A la tête de l'équipe de négociation, Jean-Claude Juncker a désigné notre compatriote Michel Barnier, dont vous connaissez l'expérience tant sur la scène nationale que comme ancien commissaire européen à la politique régionale puis en charge du marché intérieur. Je pense, au terme d'un échange que j'ai eu avec lui, qu'il est sur le bon chemin : sa méthode est rigoureuse et il attend un mandat aussi clair que possible afin de poursuivre son travail. Je me félicite de ce choix.
Des dispositions spéciales ont également été prises afin que chaque institution joue pleinement son rôle. Un groupe de travail dédié sera créé à Bruxelles, qui permettra aux Etats membres d'être informés en permanence des travaux menés par l'équipe de Michel Barnier, le Parlement européen étant également informé à échéances régulières.
A l'échelon national, nous nous sommes organisés. Le secrétariat général aux affaires européennes (SGAE) conduit depuis l'été un important travail de cartographie des intérêts français tant au titre de la négociation de retrait qu'à celui du cadre des relations futures. Le ministère des affaires étrangères et des relations internationales a créé, quant à lui, une task force dédiée, pilotée par la direction de l'Union européenne. Nous disposons donc des outils pour défendre les intérêts français. Pouvoir compter sur le SGAE, qui mène un travail interministériel dans des conditions remarquables, est sans conteste un avantage, sur lequel tous les gouvernements ne peuvent pas compter.
En dépit du début de clarification que j'évoquais, il ne faut pas sous-estimer, cependant, les contradictions qui marquent la position britannique. Certains y verront une simple tactique, mais j'ai pu observer, au cours des mois passés, que cette position est bel et bien entachée de beaucoup de confusion, de divisions, y compris au sein des différentes familles politiques. Dès le 17 janvier, cependant, il y a eu un début de clarification, confirmé par le livre blanc présenté au Parlement.
Si Mme May maintient sa position, cela signifie clairement que le Royaume-Uni renonce au marché intérieur, car nous avons été clairs : dès lors qu'elle affiche un refus du principe de libre circulation des personnes et rejette la juridiction de la Cour de justice européenne, le Royaume-Uni doit sortir du marché intérieur. Pour autant, il faut rester vigilants, car Mme May souhaite négocier un accord de libre-échange qui ressemble à s'y méprendre à un accès sur mesure au marché intérieur. Les difficultés commencent. Elles commencent enfin, serais-je tenté de dire, mais il ne faut pas les sous-estimer.
La volonté de quitter l'Union douanière pour conclure des accords de libre-échange avec des Etats tiers a également été exprimée, mais elle s'accompagne du souhait de bénéficier de certains avantages de l'Union douanière. Il nous faudra donc le rappeler inlassablement : les quatre libertés ne sont pas divisibles et doivent être pleinement acceptées, à chaque étape. Il y va de nos intérêts, de ceux de l'Europe et de son avenir. Il ne faut pas être naïfs, et laisser Mme May se livrer à ce que l'on a appelé le « cherry picking ». Lorsque Boris Johnson nous accuse de vouloir punir la Grande Bretagne, je me récrie ! Tel n'est pas notre état d'esprit. Il ne s'agit pour nous de rien d'autre que de préserver l'avenir de l'Europe, et Mme Merkel, avec ses mots, ne dit pas autre chose : pas de négociation particulière, dit-elle en s'adressant à tous les Etats de l'Union, mais aussi aux Etats-Unis, pour parer à la tentation de négocier des accords de défense avec des contreparties. L'Allemagne comme la France adresse aussi le message aux organisations professionnelles, car la tentation est grande, dans des secteurs comme celui des services ou de l'automobile, de s'arranger avec ses homologues britanniques, pour demander ensuite à l'Union européenne d'avaliser. Cela serait dangereux : il nous faut garder une vision globale du processus de négociation.
Nous devons être clairs : quand on décide de ne plus appartenir à un groupe, on ne peut plus bénéficier des avantages qu'il offre. Il existe des règles, des engagements. Les Etats membres ont réussi, jusqu'à présent, à maintenir l'unité : il faut la préserver dans la durée.
Confrontés au Brexit et à la persistance des crises - menace terroriste, crise migratoire, montée des nationalismes, remises en cause du projet européen - nous devons faire face. Certains aujourd'hui voient l'Union européenne, comme une machine de guerre conçue pour concurrencer économiquement les Etats-Unis, en oubliant qu'elle a été conçue pour reconstruire l'Europe, et qu'elle a permis d'assurer la paix sur le continent, ce que tous les présidents américains avant M. Trump ont appuyé. Comme je l'ai dit et le redirai à mon homologue Rex Tillerson, il est de l'intérêt des Etats-Unis que l'Europe se porte bien et contribue à l'équilibre du monde.
Quelles que soient les réponses que l'Union européenne ait apportées à l'érosion de la confiance des peuples, les citoyens européens ont eu le sentiment, de sommet en sommet, que les annonces ne se concrétisaient pas. Cela ne veut pas dire, pour autant, que les Européens veulent moins d'Europe. Ce qu'ils veulent, ce sont des réponses concrètes, et pas de simples proclamations. Ce qui s'est fait à Bratislava en septembre et que le sommet de La Valette, le 3 février, a confirmé, va dans le bon sens. Les Vingt-sept ont dit leur volonté d'aller de l'avant. « Ce qui se joue, c'est le destin même de l'Union européenne. Ce n'est pas seulement le regard sur le passé qu'il faut porter, c'est une volonté pour l'avenir qu'il faut définir » a déclaré, à Malte, le Président Hollande. Il importe que les chantiers ouverts soient confirmés le 25 mars prochain, à l'occasion du 60ème anniversaire de la signature du traité de Rome.
Nous avons besoin d'une unité dans le verbe, dans l'expression politique, mais aussi dans l'action. L'Europe, tout d'abord, doit véritablement protéger ses citoyens, ce qui passe par la maîtrise de nos frontières extérieures. Elle doit aussi assurer notre sécurité, en organisant notre propre défense, non pas contre l'Alliance atlantique mais en complément de celle-ci. Nous y parviendrons en renforçant nos capacités, en coordonnant nos programmes, en nous dotant d'instruments de planification, en augmentant nos moyens financiers - la création d'un fonds a été décidée, il faut le mettre en oeuvre -, en favorisant une politique industrielle et de recherche européenne. Nous sommes engagés dans cette voie, il faut poursuivre.
L'Europe est une puissance économique, c'est une puissance commerciale, exportatrice, une puissance qui compte plus de 570 millions d'habitants. Il est normal que cet ensemble préserve ses intérêts dans les négociations commerciales, en faisant valoir le principe de la réciprocité. Certaines mesures ont déjà été prises. Je pense, en matière de concurrence, aux réactions suscitées par les exportations d'acier chinois. Il faut ouvrir d'autres chantiers encore, mais en se gardant d'un danger, celui du repli. Je suis frappé par les débats autour de l'accord de libre-échange avec le Canada, le CETA. Autant nous avons été en désaccord avec les Américains sur le projet de traité avec les Etats-Unis, le TTIP, trop déséquilibré, autant le Canada s'est montré beaucoup plus réceptif dans la négociation, tandis que l'Europe a su, de son côté, faire évoluer ses positions et se montrer plus exigeante sur certains points : accès à tous les marchés publics, protection de l'origine géographique des produits, préservations de nos normes sociales et environnementales - on ne saurait prétendre que nous allons être inondés de produits OGM en provenance du Canada, car nous avons obtenu le contraire. Quant à la gestion des conflits, il a été décidé qu'elle ne passerait pas par les tribunaux arbitraux, privés, avec les risques de conflit d'intérêts qu'ils comportent aujourd'hui, mais serait confiée aux magistrats indépendants des tribunaux publics. C'est une avancée qui fera référence dans d'autres négociations.
Il ne suffit pas de suspendre les négociations sur le TTIP, mais encore faut-il, au-delà, savoir ce que l'on veut. Veut-on mettre fin aux relations économiques internationales, aux exportations ? Si l'on entend, au rebours, poursuivre les échanges économiques internationaux, cela ne saurait se faire sans règles. Nous devons être capables de bien préserver nos intérêts, et les plus libéraux des gouvernements en Europe sont en train d'évoluer, en particulier depuis la crise de 2007.
L'Europe doit être porteuse d'un projet politique et pas seulement économique et commercial. A nous Européens de porter à l'échelle de ce monde incertain la nécessité de la régulation mondiale. Le G20, sous la présidence de l'Allemagne, a retenu, notamment grâce aux propositions françaises, un agenda très chargé. L'Afrique y figure : c'est un sujet mondial, qui appelle le règlement de questions aussi lourdes que la sécurité, le développement, la lutte contre la pauvreté, l'accès à l'énergie. Des questions dont tout le monde doit se préoccuper, car elles appellent des solutions internationales. Aller vers moins de régulation mondiale, c'est aller vers le danger. Nous devons être porteurs de cette exigence. Certaines décisions ont déjà été prises par le G20, sur les paradis fiscaux, l'évasion et la fraude fiscale, notamment, mais craignons un retour en arrière, alors qu'il faudrait aller plus loin, vers un projet de civilisation, que l'Europe peut et doit porter.
Je ne suis tenté ni de proposer, pour sortir de la crise de confiance que traverse l'Europe, un nouveau traité ni d'appeler à une révolution institutionnelle. Non point qu'il ne faille rien changer à l'équilibre des institutions, ni aux relations avec les parlements nationaux, qui vous préoccupent à juste titre, mais j'estime que c'est quand s'exprime une volonté politique que les choses évoluent. Un exemple : en matière de lutte contre le terrorisme, le processus de décision s'est accéléré face au danger, et une décision sur le PNR (Passenger Name Record) a enfin vu le jour. Je pense de même aux gardes-frontières européens, au renforcement de Frontex : en six mois, des décisions ont été prises sur des sujets qui faisaient l'objet de débats depuis des années. Preuve que ce qu'il faut à l'Europe, c'est moins de technocratie et plus de politique. Cessons de déléguer à l'excès à l'administration et prenons, comme politiques, nos responsabilités, agissons, engageons-nous. C'est ainsi que l'on retrouvera la confiance. Peut-être faudra-t-il envisager, dans la durée, une refonte des traités, mais en faire une question préalable serait périlleux.
Permettez-moi, pour finir, d'évoquer un échange que j'ai eu avec M. Kaczyñski, chef du parti au pouvoir en Pologne, qui m'a dit n'être ni du côté de Trump, ni du côté de M. Farrage, ni de celui de Mme Le Pen, mais être un patriote polonais, favorable à la justice sociale. L'Europe ne fonctionne pas, a-t-il ajouté, car les Etats et les parlements nationaux y manquent de pouvoir. Et d'appeler à un nouveau traité, qui soumettra toute décision européenne à l'approbation nationale. Telle n'est pas ma conception, je vous le dis tout net.
En revanche, nous pouvons construire une Europe plus efficace, mieux liée aux enjeux du futur, renforcer la zone euro - en tout état de cause, nous avons besoin de plus de politique et de plus de volontarisme.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous avons besoin de plus de clarté, également, de politiques énoncées plus clairement.
M. Christian Cambon. - A Londres, plusieurs de nos interlocuteurs nous ont déclaré qu'ils préféraient pas d'accord, plutôt qu'un mauvais accord. Or, les experts précisent que la facture des seuls engagements pris par la Grande-Bretagne pourrait représenter entre 40 et 60 milliards d'euros ; comment sortir de cette contradiction entre des Britanniques qui veulent sortir de l'Europe sans payer - parce que leur vote s'explique pour beaucoup par leur volonté de ne plus payer pour les Européens - et les Vingt-Sept, qui ne veulent pas payer à la place des Britanniques pour les programmes déjà lancés ?
Paul Magnette, ensuite, ministre-président de Wallonie, a récemment déclaré que pour sauver l'Europe, il faudrait peut-être que ceux qui la critiquent la quittent, au premier chef les pays de l'est européen : qu'en pensez-vous ?
M. Gilbert Roger. - Quelles conséquences le Brexit a-t-il sur l'Irlande ?
M. Jean-Yves Leconte. - Le caractère indissociable des quatre libertés est trop souvent présenté comme un dogme, alors qu'il faut expliquer leur avantage. Ainsi, la liberté de services et d'installation des salariés a constitué un moyen de mutualiser les compétences et d'amortir les chocs d'emploi - depuis 2008, les salariés européens qui ont changé de pays de résidence représentent le quart du nombre de chômeurs européens, il faut le faire savoir. Ceux qui sont allés en Grande-Bretagne ne doivent pas perdre les acquis obtenus pendant que la Grande-Bretagne était partie intégrante de l'Union, il faut y veiller très attentivement dans la négociation, y compris dans les règles de certains fonds de pension britanniques. La mobilité est un acquis, il ne faut pas la pénaliser.
Que se passera-t-il, ensuite, après le Brexit ? L'accord passé entre la Grande-Bretagne et l'Union sera-t-il dans tous les cas ratifié par les parlements nationaux ? Dans quel calendrier ?
Mme Fabienne Keller. - Le Brexit défie la cohésion des Vingt-Sept, parce qu'ils ont des intérêts divergents sur les thématiques qui vont être abordées : comment préserver cette cohésion, tout en poursuivant notre intérêt national ? Quelle initiative le couple franco-allemand vous paraît-il pouvoir prendre pour l'Europe ? Je plaide pour un parlement mixte, qui harmoniserait les normes en matière économique, de droit du travail, en matière fiscale... et qui trouverait sa place naturelle à Strasbourg.
M. Jean-Marc Ayrault, ministre. - Le Gouvernement est très engagé pour défendre les sessions du Parlement européen à Strasbourg, nous avons refusé par exemple que le vote du budget ne s'y tienne pas - c'est un symbole mais un acte politique, nous refusons de laisser s'installer un état de fait où les équipements à Strasbourg seraient délaissés.
Je crois au dialogue, au contact. Sigmar Gabriel est venu à Paris dès le lendemain de sa nomination; je l'ai senti ému par ses nouvelles fonctions, je l'ai amené au salon de l'horloge, de façon informelle - c'est intéressant d'entretenir des liens forts, directs, surtout quand les bases peuvent être remises en cause.
Les pays de l'est européen n'auraient qu'à partir, s'ils ne sont pas contents de l'Union européenne ? Je ne partage pas ce point de vue de Paul Magnette, je crois que nous devons faire de la pédagogie, parler à ces pays - qui sont, en plus, ceux qui bénéficient le plus des programmes européens de soutien. J'ai reçu les représentants des trois Etats baltes à Paris, pour célébrer le vingt-cinquième anniversaire de la reprise de nos relations internationales... Nous n'y avons bien sûr pas tout réglé, mais elle a été vécue comme une étape importante. Le général de Gaulle n'avait pas accepté l'annexion des Etats baltes par l'URSS, le président Mitterrand a renoué les relations dès que cela était possible : les Baltes ne l'ont pas oublié. Les choses sont plus difficiles avec l'actuel gouvernement polonais, mais la société civile polonaise se mobilise : c'est un facteur d'espoir. Il faut dialoguer, accepter qu'il y ait des divergences. Quant à la Roumanie, le décret dont on parle a constitué une faute politique, mais l'opinion ne l'accepte pas, la mobilisation actuelle est aussi un facteur d'espoir. Vous noterez que Paul Magnette, en engageant le débat sur le Ceta au Parlement wallon, a obtenu des améliorations dans le sens que les Wallons souhaitaient : quand le débat citoyen est suffisamment préparé, il obtient des résultats, c'est une leçon à retenir.
Certains de vos interlocuteurs britanniques vous disent qu'ils préfèrent pas d'accord, plutôt qu'un mauvais accord ? C'est une opinion, mais la réalité est qu'un accord est dans l'intérêt de tous. La sortie de l'Union entraîne un prix à payer, il y aura une négociation, la cohérence des Vingt-Sept sera nécessaire.
Le caractère indissociable des quatre libertés n'est pas un dogme, vous avez raison de rappeler qu'il faut dire pourquoi - et je vous rejoins sur les droits acquis, en particulier pour les retraites.
Quant à la ratification de l'accord passé entre l'Union et la Grande-Bretagne, cela dépendra du contenu du texte - voyez dans le Ceta, certains éléments doivent faire l'objet d'une ratification, d'autres pas.
L'harmonisation des normes franco-allemandes ? Oui, il y a de quoi faire, un travail concret sur le plan social, fiscal, bancaire... mais c'est un travail à organiser.
Avec l'Irlande, il faudra trouver une solution, le problème est particulier; je m'y rendrai prochainement, je crois que nous devons aider les Irlandais à passer ce moment d'angoisse tout à fait compréhensible. Ceux qui ont organisé le référendum sur le Brexit ont pris un grand risque pour leur pays - l'Ecosse, ainsi, envisage un référendum sur le maintien dans l'Union européenne.
Mme Leila Aïchi. - Le Brexit a-t-il un impact sur les accords militaires de Lancaster House ?
M. Jean-Marc Ayrault, ministre. - Non, il n'a pas d'incidence sur l'ensemble des traités bilatéraux. Les traités de Londres, dits de Lancaster House, doivent être préservés.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Vous rejoignez notre analyse sur le fond, consistant à dire que le Brexit nous oblige à réfléchir aux voies d'une refondation européenne, qui passe par le fait de replacer la construction européenne au centre de notre agenda politique et à refuser que les Américains ne jouent des divisions européennes. Nous cherchons les moyens de réconcilier l'opinion avec l'idée européenne - ce sera l'objectif de nos deux rapports. Le Brexit accélère un mouvement que nous savions nécessaire. Je vous remercie pour vos propos.
La réunion est close à 17 h 35.