Jeudi 20 octobre 2016
- Présidence commune de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, et de M. Jean Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques -La réunion est ouverte à 9 h 35
Politique commerciale - Audition de M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre, sur les négociations relatives au TTIP
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le Premier ministre, nous sommes très heureux et très honorés de vous accueillir aujourd'hui.
Dans un contexte marqué par de nombreuses controverses autour de sa négociation, le président Gérard Larcher vous a demandé une contribution sur le traité transatlantique, que vous lui avez remise en juin dernier. Compte tenu de sa très grande qualité, nous avons souhaité, avec le président Lenoir, que vous puissiez en présenter les conclusions devant nos deux commissions.
Nos collègues ont été destinataires de cette contribution très remarquable qui met en évidence les points d'achoppement de la négociation et qui souligne les déséquilibres de celle-ci.
Nous ne pouvons, en effet, accepter l'extraterritorialité des lois américaines, qui bafoue les règles du droit international. Nous ne pouvons non plus tolérer que les marchés publics américains restent fermés à nos entreprises quand, dans le même temps, nos propres marchés sont très largement ouverts aux entreprises américaines.
Comme vous le soulignez, le remède est dans une Europe puissance sachant défendre ses intérêts sur la scène internationale. Il convient de dire et de rappeler que l'Union européenne est la première puissance économique mondiale et qu'elle doit avoir confiance non seulement dans le potentiel de ses entreprises, mais également dans son organisation aux plans communautaire et national. C'est à cette condition que la négociation pourra repartir sur des bases saines.
M. Jean Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. - Monsieur le Premier ministre, c'est avec beaucoup de plaisir que nous vous retrouvons ici, au Sénat, pour évoquer les négociations relatives au traité transatlantique entre l'Union européenne et les États-Unis. À la demande du président Larcher, je le rappelle, vous avez mené une mission de réflexion sur ce sujet, souvent évoqué tant dans les enceintes parlementaires que sur les réseaux sociaux, aussi bien dans notre pays que chez nos voisins européens.
Les négociations du TTIP - on emploie cet acronyme si on y est plutôt favorable, tandis qu'on parle de TAFTA si on y est opposé - restent marquées par un vrai déséquilibre entre l'Union européenne et les États-Unis. S'il y a un vrai effort de transparence du côté européen, nous déplorons le maintien d'une grande opacité du côté américain.
Je ne reviens pas sur ce que l'on appelle, en langage diplomatique ou sénatorial, les réticences de nos partenaires américains par rapport à un certain nombre de sujets auxquels nous sommes attachés. Ils sont notamment assez fermés sur les questions touchant à l'ouverture des marchés publics, la reconnaissance des indications géographiques.
Précisons que ces négociations sont menées dans un contexte économique particulièrement tendu pour l'élevage. Nous sommes préoccupés, comme les éleveurs et, de façon plus générale, les cultivateurs français, par les conséquences qu'entraînerait une ouverture non contrôlée ou mal contrôlée des barrières, qui, aujourd'hui, ferment l'océan Atlantique dans un certain nombre de domaines, donc celui de l'alimentation.
La France, par la voix de plusieurs de ses ministres, dont le premier d'entre eux, a annoncé qu'elle allait stopper les négociations avec les Américains. Il s'agit évidemment d'une mauvaise présentation des choses, puisque la France a donné mandat à l'Union européenne pour négocier avec les États-Unis. Pour autant que je sache, l'Allemagne a rejoint la position de la France, les autres pays de l'Union ne semblant pas avoir pris position sur ce point.
Le débat que nous avons autour du TTIP coïncide avec les négociations sur le CETA, qui est son pendant avec le Canada. En l'espèce, il semblait plutôt se dégager un large consensus, des points de blocage ayant été levés devant la position extrêmement ferme des négociateurs européens, notamment sous l'impulsion de la France. Aujourd'hui, le débat s'est durci et la tension est extrême, certains considérant que ratifier l'accord mixte sur le CETA ouvrirait la porte à un accord avec les États-Unis sur le TTIP.
Il se pose donc un ensemble de questions très lourdes, sur lesquelles nous serons évidemment heureux d'entendre vos positions, monsieur le Premier ministre.
M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre. - Mesdames, Messieurs les sénateurs, je suis très honoré d'être appelé à m'exprimer devant vous à la demande de MM. les présidents Bizet et Lenoir, que je remercie de leur invitation.
Voilà quelques mois, le président Larcher a pris contact avec moi pour savoir si j'accepterais d'étudier, pour éclairer le Sénat, les problèmes que poserait à notre pays la ratification du traité transatlantique. J'en ai été un peu surpris, puisque j'ai quitté la vie publique depuis bientôt dix ans maintenant. Il a su lever mes hésitations en précisant que ce que j'avais pu faire comme chef du Gouvernement au moment de la ratification des accords du GATT était à ses yeux un préjugé plutôt favorable. J'aurai l'occasion d'y revenir, parce que, comme tout un chacun, je suis assez sensible à ce qui a pu être accompli à mon instigation.
En préambule, je veux qu'il soit bien clair entre nous que je m'exprime en mon nom personnel. Comme chacun, j'ai mes convictions politiques, mon passé, mais le point de vue que je développerai devant vous n'engagera que moi.
Par ailleurs, je ne parlerai pas du Canada, non seulement parce que tout le monde paraît d'accord, à part nos amis wallons, mais surtout parce que ce sujet ne faisait pas partie de l'étude qui m'était proposée. Je me limiterai donc à parler du traité transatlantique.
Avant de vous soumettre ce que je crois être l'essentiel du rapport que nous avons élaboré, je me dois de vous faire quelques réflexions.
Cette affaire a intérêt à ne pas être politisée. À lire la presse, on s'aperçoit que, si l'on exprime des réserves sur ce traité, on est aussitôt qualifié de populiste et d'ennemi de la liberté ; au contraire, si l'on y est favorable, on est aussitôt taxé d'ultralibéralisme et accusé de jouer contre les intérêts nationaux. Je suggère que nous nous éloignions de ces poncifs un peu automatiques pour regarder la réalité en face.
En fait, ce débat met en cause la conception que nous nous faisons du libéralisme, question récurrente en France depuis des siècles. Doit-il comporter ou non des règles que tous doivent respecter ? Pour ma part, depuis toujours, je considère que la liberté est le bien suprême, à la condition qu'elle s'exerce dans des conditions et des circonstances respectueuses des droits et des intérêts de chacun.
Nous retrouvons partout ces interrogations sur le sens du libéralisme : dans la politique nationale, et je ne développerai pas ce point ; dans la politique européenne, lorsque l'on s'aperçoit que la politique monétaire ne peut être gérée dans l'autonomie la plus complète, en négligeant les problèmes d'harmonisation des systèmes fiscaux et des législations ; au niveau mondial, comme l'exemple du TTIP le montre surabondamment.
Jusqu'où doit aller la liberté ? Quelle place faut-il faire à la réglementation et au respect des intérêts de chacun ?
Certains ont proposé, notamment au Gouvernement, de rejeter le traité, ce à quoi la Commission européenne a répondu qu'un mandat unanime lui ayant été donné, celui-ci ne pouvait lui être retiré que par une décision unanime des États. En d'autres termes, la France à elle seule ne pouvait pas prétendre paralyser le processus. C'est une évidence, mais il faut bien avoir à l'esprit que lorsque la négociation arrivera à son terme, la ratification devra être unanime. Dans ces conditions, la France aura tout son rôle à jouer à ce moment-là.
Enfin, je tiens à préciser que je suis partisan non pas du rejet du traité, en l'état actuel du texte, mais de la suspension de la négociation en attendant la clarification d'un certain nombre de points. De toute façon, elle sera de fait suspendue, compte tenu des échéances électorales qui s'annoncent dans des pays importants.
Ces quelques réflexions générales étant faites, messieurs les présidents, mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais insister, sans m'y appesantir, sur quelques points du rapport.
L'objet de la négociation est de faciliter l'accès aux marchés, ce qui implique de lever les obstacles tarifaires et non tarifaires aux échanges de biens et de services. C'est l'élargissement aux obstacles non tarifaires qui a fait naître la difficulté actuelle. En effet, ces sujets, sociaux ou réglementaires, sont la plupart du temps de la compétence des États. À partir de là, il était légitime que les États s'en préoccupent et qu'ils donnent mandat à la Commission européenne pour négocier, alors que, s'agissant des obstacles tarifaires, la compétence relevait en propre de la compétence de la Commission en vertu des traités.
Pour justifier le TTIP, on a prédit une impulsion considérable donnée au développement du commerce international. Sans doute sera-ce le cas, mais je ne suis pas persuadé que cette hausse soit si considérable, ce commerce étant déjà très important. Pour autant, s'il devait l'être encore plus, je n'y verrais, pour ma part, que des avantages.
Dans l'état actuel de la négociation, on est arrivé à éliminer les droits de douane pour 97 % des 10 000 lignes tarifaires concernées. Bien entendu, les 3 % restants sont extrêmement importants et surtout, de nombreux obstacles restent à franchir, puisque sont concernés l'accès aux marchés de services, la coopération réglementaire, les indications géographiques et le mécanisme d'arbitrage des différends.
Force est de constater par ailleurs que le déroulement de la négociation prête le flanc à un certain nombre de critiques. En effet, on a voulu maintenir le secret, censé être un gage d'efficacité. C'est parfois vrai, mais pas trop longtemps, surtout dans un système démocratique où les opinions et les parlements nationaux ont leur rôle à jouer. Pour ma part, je suis tout à fait réservé sur ce secret, et je pense que bien des objections qui sont faites à ce projet de traité eussent été mises de côté si l'on avait pu en débattre publiquement.
En tout état de cause, le traité transatlantique porte sur des aspects essentiels de la vie économique des pays qui devront le signer, et il ne pourra être ratifié qu'avec l'accord du Conseil statuant à l'unanimité. Dans ces conditions, vouloir mettre les États et les nations de côté serait illusoire.
Quels sont plus précisément les points d'achoppement de la négociation ?
Il y a tout d'abord les tarifs douaniers. Comme je l'ai dit, les problèmes ont été résolus sur 97 % des quelque 10 000 lignes tarifaires, mais les 3 % restants sont particulièrement sensibles, puisque est notamment concernée l'agriculture, domaine dans lequel l'Union européenne entend se protéger des importations de viande bovine, tandis que les Américains, eux, veulent se protéger de l'importation des produits laitiers.
La deuxième difficulté réside dans la convergence des normes réglementaires. Neuf secteurs d'activité ont été identifiés comme prioritaires, notamment l'automobile, le textile, les produits pharmaceutiques et autres, mais il demeure des points sur lesquels un accord n'a pas encore pu être trouvé. J'ai en tête un exemple précis, qui apportera de l'eau au moulin de ceux qui ne cessent de dire que les Français sont obsédés par la défense de leur langue nationale, même s'ils n'arrivent pas toujours à assurer cette défense de façon convenable, comme le montre le fonctionnement aussi bien de l'Union européenne que de l'ONU. Lorsqu'il est envisagé que l'usage de certaines langues nationales autres que l'anglais pourrait être regardé comme un obstacle commercial non tarifaire, c'est parfaitement inacceptable pour nous, et peut-être aussi pour quelques autres.
Troisième difficulté, l'ouverture des marchés publics américains, qui met en cause le Buy American Act et un certain nombre de législations fédérales et des États membres des États-Unis, grâce auxquelles les marchés publics américains sont deux fois plus fermés que leurs équivalents européens.
Quatrième difficulté, les indications géographiques, auxquelles les États-Unis opposent la défense des marques. C'est l'équivalent pour les territoires locaux de ce que sont les AOC dans le domaine des vins et des fromages. En d'autres termes, il s'agit d'un point important de la négociation, mais les négociations avec le Canada - je vous avais pourtant dit que je ne parlerais pas du CETA - montrent que des avancées sont possibles, le CETA ayant reconnu l'existence de plus de 150 indications géographiques européennes.
Enfin, cinquième et dernière difficulté que je tiens à évoquer, le règlement des litiges entre les États et les investisseurs, avec le mécanisme d'arbitrage prévu, auquel pourrait avoir recours toute entreprise qui s'estimerait lésée par la législation du pays où elle décide d'intervenir. À ce stade de la négociation, l'UE a proposé un mode d'arbitrage plus juridictionnel comportant 15 juges, donc 5 issus de pays tiers, et assorti d'un mécanisme d'appel.
Devant chacun de ces problèmes, les déséquilibres de la négociation apparaissent.
Au nom de la conception que les autorités judiciaires et politiques américaines se font de leur compétence, toute personne qui a utilisé le dollar, y compris dans des opérations extérieures au territoire américain, peut tomber sous le coup de la législation américaine et se voir très lourdement taxée, si bien qu'on a pu dire que les taxes imposées à des banques européennes, et notamment françaises, constituaient une part importante des recettes fiscales américaines, ce qui est évidemment inacceptable. Il y a là un élément d'extrapolation de la souveraineté monétaire que les États-Unis exercent légitimement sur leur propre territoire, qui est pour nous, je le répète, inacceptable.
Il y a des précédents dans l'histoire juridique américaine. La Cour suprême s'est ainsi estimée compétente pour statuer sur une plainte dirigée contre la société Shell à raison des dommages que cette société aurait causés dans le delta du Niger. C'est proprement inadmissible à nos yeux. Nous ne pouvons pas accepter qu'un des États signataires du traité puisse s'arroger une compétence que nous considérons comme excessive.
Par ailleurs, il faut savoir que les marchés publics américains sont surprotégés. À cet égard, j'ai déjà eu l'occasion de citer le Buy American Act, promulgué en 1933 par le président Hoover, le dernier jour de son mandat, et qui pèse encore sur les relations entre l'Europe et les États-Unis.
Comment l'Europe peut-elle faire pour défendre ses intérêts ?
Il est très difficile d'atteindre l'unanimité sur tous ces sujets, d'autant que l'on est toujours l'objet de procès d'intention, comme je l'ai expliqué dans mon propos liminaire. Il ne faut pas que toute réglementation de la liberté apparaisse comme du populisme, ni que tout souhait d'élargir le domaine de la liberté soit vu comme de l'ultralibéralisme mondialiste. Laissons de côté ces débats de principe, qui ne signifient finalement pas grand-chose, et regardons les réalités telles qu'elles sont.
Nous devons d'abord régler le problème des marchés publics. Dans le cadre de l'accord sur les marchés publics conclu à l'OMC en 1994, 45 États, dont l'Union européenne et ses États membres, se sont engagés à libéraliser leurs marchés publics. À cet accord sont annexées des clauses limitatives, dont le Japon, mais surtout les États-Unis font un très grand usage. Il appartient donc à l'Union européenne, dans le cadre de l'accord sur les marchés publics, de réviser sa propre liste de marchés publics accessibles et de consacrer ainsi une véritable préférence communautaire. De toute façon, en la matière, nous ne devons nous satisfaire que d'une réciprocité véritable, claire et équitable.
Je rappelle aussi qu'un projet de règlement européen, élaboré en 2012, visait à redéfinir le périmètre d'ouverture des engagements plurilatéraux et bilatéraux de l'Union, sur le fondement du principe selon lequel, pour les entreprises d'un pays dont les marchés publics sont fermés, l'ouverture des marchés européens aurait été conditionnelle. Par une résolution du 26 novembre 2012, le Sénat avait apporté son soutien à ce texte, qui n'a finalement pas été adopté.
En outre, l'Union européenne ne peut pas s'accommoder de l'extraterritorialité des lois américaines telle que la conçoivent les autorités américaines. À cet égard, l'Union européenne avait adopté en 1996 un règlement portant protection contre les effets des applications extraterritoriales d'une législation adoptée par un pays tiers. Mais ce texte n'a toujours pas été mis en oeuvre, vingt ans après, ce qui est très regrettable. C'est peu dire que l'urgence commande de remédier à cette carence.
Voilà un survol très rapide et assez superficiel des problèmes qui se posent à nous.
Pour conclure, je voudrais revenir sur deux points.
Tout d'abord, nous devons nous interroger sur le sens que nous donnons au libéralisme et à la liberté. Jusqu'où nous autorisons-nous à aller dans la réglementation de cette liberté ?
Ensuite, je me permettrai de soumettre un avis au Sénat. Dans cette affaire, il faudrait que la liste de ce qui est inacceptable pour la France soit établie de façon parfaitement claire et que cette liste soit officiellement adressée par le Gouvernement à la Commission européenne, assortie de la menace de ne pas ratifier le traité aussi longtemps qu'elle ne serait pas prise en compte. Il faudrait surtout que cette lettre fût rendue publique, pour tenir l'opinion publique informée, contrairement à ce que souhaitent les tenants du secret des négociations.
Permettez-moi de vous rendre compte de mon expérience.
Lorsque j'ai été nommé Premier ministre, l'accord du GATT avait été signé par le Gouvernement précédent, l'ensemble de nos partenaires européens et le gouvernement américain, mais il donnait lieu à une très forte contestation en France, notamment au sein même de la nouvelle majorité. Le Président de la République de l'époque l'avait sinon signé lui-même, du moins cautionné, et il ne souhaitait pas le voir remis en cause. Par ailleurs, une partie seulement de la nouvelle majorité voulait le remettre en cause.
En tant que Premier ministre, chef de cette nouvelle majorité, je me suis efforcé de trouver une solution parfaitement claire. J'ai désigné un certain nombre de ministres pour être les chefs de file de la négociation - il s'agissait de MM Juppé, Longuet et Lamassoure -, avec mandat d'établir un document récapitulant toutes les questions que nous entendions voir résolues. Elles étaient essentiellement au nombre de trois : l'agriculture, comme toujours ; la culture, comme souvent ; le mécanisme de règlement des conflits, qui n'était pas satisfaisant.
Ce document a été transmis au Président Mitterrand, qui l'a jugé utile et honnête intellectuellement. Par la suite, je l'ai fait envoyer à tous les chefs de gouvernement des pays concernés. À ce moment-là, il a été clairement précisé, aussi bien au Conseil européen que dans les négociations bilatérales avec les Américains, que la France ne ratifierait pas le texte et ferait jouer son veto si elle n'obtenait pas satisfaction sur ces points. Finalement, au bout de quelques mois, tout le monde s'y est résolu, et nous avons pu faire accepter l'accord du GATT à la quasi-unanimité de la majorité parlementaire.
À mon sens, cette méthode est la plus efficace. Un, il faut dire clairement ce que l'on veut ; deux, il faut le faire savoir ; trois, il faut annoncer sans ambiguïté les conséquences que l'on tirera si l'on n'obtient pas satisfaction.
Après, il importe de garder l'esprit ouvert et éventuellement d'accepter dans ces textes d'autres solutions que celles initialement envisagées, à la condition qu'elles soient finalement dans l'intérêt de la France, mais si nous voulons dépolitiser au maximum ce débat pour aboutir en tenant compte de nos intérêts légitimes, la méthode que j'ai exposée serait la meilleure. Je suggérerai d'ailleurs au président Larcher de la soumettre au Sénat pour validation. Ensuite, il s'agira de convaincre l'Assemblée nationale et le Gouvernement, mais nous verrons bien dans les prochains mois comment évoluera le contexte politique.
M. Éric Bocquet. - Monsieur le Premier ministre, messieurs les présidents, mes chers collègues, cette présentation permet de poser les termes du débat, qui est de fait un débat politique, quoi que vous en disiez, car il n'est pas seulement technique. Il intéresse l'ensemble de nos concitoyens, et, partant, devient un sujet politique, au sens noble du terme. Au fond, il revient à faire un choix d'organisation du monde économique, pour aujourd'hui et pour demain. Le libéralisme, qu'il soit régulé, réglementé, modéré, est un choix d'organisation économique du monde.
Ce texte nous inspire des réserves, car, finalement, il consacre un nouveau recul de la puissance publique dans la marche du monde. J'ai en tête ce que l'on vit aujourd'hui sur le plan fiscal, par exemple. Ainsi, les multinationales choisissent de payer tel montant d'impôt dans tel pays, réclamant même des exceptions à la loi fiscale que les États déterminent eux-mêmes en pleine souveraineté. On peut imaginer que, demain, d'autres « coups de force » soient décidés par les multinationales pour défier les États, donc les peuples et les citoyens.
J'ai eu la chance de me rendre en Californie au printemps dernier, au nom de la commission des finances du Sénat, avec plusieurs de mes collègues, pour travailler sur le sujet de la fiscalité du numérique, qui est très complexe et pour lequel il va falloir inventer quelque chose d'efficace rapidement. Nous avons pu constater, en visitant les différents campus des grands groupes du numérique, c'est-à-dire Google, Apple, Facebook et Amazon, et en rencontrant leurs dirigeants, que ces gens peuvent demain gérer le monde sans les États. Pour tout dire, je pense même que tel est leur projet. Leur vision du monde économique de demain s'articule autour de 40 ou 50 multinationales en face de 6 ou 7 milliards d'êtres humains, par-dessus les États. En effet, au-delà des services qu'ils fournissent aujourd'hui, contre espèces sonnantes et trébuchantes, ces grands groupes investissent également dans l'éducation, dans la santé, dans la formation, en lieu et place des États, mais pas nécessairement avec le même objectif final, ce qui ne laisse pas de m'inquiéter.
Vous avez parlé de la réaction du parlement wallon, qui vient de donner son avis très clair sur la CETA, lequel s'inspire de la même philosophie que le TTIP. À mon sens, nos amis wallons posent le vrai problème de fond dans ce débat. Je ne me situe pas forcément dans le camp des TTIPistes ou TAFTAistes. Il s'agit d'un sujet qui concerne tous les citoyens.
Où est aujourd'hui cette puissance européenne, que vous évoquez, quand le continent est divisé, mis en concurrence, fiscalement, socialement ? À l'évidence, nous sommes en état de faiblesse face à la puissance américaine. Nous avons certes des projets européens différents, mais nous sommes tous convaincus que l'Europe doit être tirée vers le haut, avec un vrai projet politique qui rende la vie meilleure pour tous, ce qui n'est pas le cas actuellement.
M. Ladislas Poniatowski. - Monsieur le Premier ministre, j'ai beaucoup apprécié votre conclusion concernant la confidentialité, car il est évident que beaucoup de réticences portées sur ce traité viennent du fait que tous les peuples, et les Français en particulier, ont le sentiment que les négociations sont tellement confidentielles et secrètes qu'il doit forcément se préparer quelque chose de funeste pour eux.
Votre suggestion, pour que le Gouvernement exprime clairement et publiquement ses réticences à Bruxelles, me paraît tout à fait pertinente.
J'ai publié il y a quelque temps une tribune sur mes réticences concernant ce traité, et elle a eu un effet totalement contraire à celui auquel je m'attendais. Il se trouve que j'ai toujours suivi dans ma vie parlementaire les problèmes énergétiques, et j'ai choisi d'appuyer mes critiques sur les marchés publics, qui n'étaient pas assez ouverts à mon goût. Figurez-vous que des dirigeants d'entreprises françaises spécialisées dans l'électricité, l'eau ou l'assainissement m'ont expliqué que les marchés américains, qui ne relèvent pas de l'État fédéral, mais des collectivités territoriales, étaient beaucoup plus ouverts. Ils m'ont révélé qu'ils étaient en train de prendre d'importantes parts de marché dans le domaine de la production et de la distribution d'électricité, ainsi que dans le domaine de la distribution d'eau. Ils craignaient donc de perdre ces marchés si l'Europe se montrait intraitable en la matière. La France est particulièrement en pointe dans ces secteurs et il ne s'agirait pas de prendre des décisions qui mettraient nos fleurons en position de perdre des marchés qu'ils gagnent allégrement.
Monsieur le Premier ministre, êtes-vous sûr que les négociateurs du traité font bien la part des choses en matière de marchés publics ? C'est bien d'ouvrir les marchés publics américains aux entreprises européennes, mais faisons attention de ne pas léser les secteurs dans lesquels nous sommes performants.
M. Yannick Vaugrenard. - Monsieur le Premier ministre, vous avez évoqué, et c'est bien logique, le rôle de la Commission européenne. À ce sujet, il convient de rappeler un point fondamental : la Commission a le pouvoir de négocier, mais n'a pas le pouvoir de décider, qui relève du Conseil et des parlements nationaux. Parfois, il arrive que la Commission s'arroge des responsabilités et des prises de position différentes de celles des États, en contravention aux traités. Dans ces cas-là, on peut regretter que la réaction des États soit trop faible. En l'occurrence, les choses sont claires : elle a un mandat non pas de décision, mais de négociation.
Par ailleurs, vous avez abondamment parlé du libéralisme. Bien sûr, la loi du marché est au coeur du sujet, mais si le libéralisme, c'est la liberté du renard dans le poulailler, nous n'y trouvons pas notre compte. Or c'est parfois ce que l'on constate.
Par parenthèse, je vais vous raconter une anecdote. Avec Éric Bocquet et Philippe Dominati, nous sommes allés en Suisse dans le cadre de la mission d'information sur la fuite des capitaux et ses conséquences fiscales, d'où sont sorties 61 propositions fort intéressantes pour régler ce problème. Tenez-vous bien, nous nous sommes fait traiter de « gestapistes » dans un journal suisse. Cela vous donne une idée de la manière dont sont reçus ceux qui veulent montrer que la puissance publique existe et que le suffrage universel a un sens.
Monsieur le Premier ministre, vous avez détaillé la méthode vous semblant appropriée pour peser dans les négociations en cours. Il faudrait, dites-vous, que le Gouvernement explicite ses doutes, ses oppositions, ses interrogations. Mais c'est ce qu'il fait ! Mathias Fekl, que nous avons reçu à plusieurs reprises, a indiqué très clairement, à la satisfaction de tous, toutes tendances politiques confondues, quelles étaient les pistes inacceptables et les limites à ne pas dépasser.
Les positions sont claires, transparentes, publiques. Certes, on peut toujours faire plus en les couchant sur le papier, par exemple, mais il n'y a pas d'ambiguïtés.
La difficulté, qui s'impose à nous tous, c'est que la rapidité avec laquelle l'information circule aujourd'hui nous empêche de négocier au niveau international comme nous le faisions voilà dix, vingt ou trente ans, l'opinion publique ayant besoin de distinguer le vrai du faux dans un maelström d'informations. Aujourd'hui, les responsables politiques doivent informer beaucoup plus, faute de quoi c'est la désinformation qui s'impose. Je situe là la principale difficulté de l'action politique de nos jours.
En tous cas, je le répète, les choses sont claires du côté du Gouvernement. Matthias Fekl a été offensif pour porter les intérêts de la France de manière satisfaisante, y compris sur le CETA.
Je termine en exprimant ma surprise. Vous avez indiqué ne pas souhaiter faire de politique politicienne. Or, à deux reprises dans votre rapport, vous vous abandonnez à cette faiblesse. En page 2 du rapport, il est écrit que « la majorité présidentielle résiste mal à la tentation d'y voir un moyen de galvaniser les forces politiques dont l'hostilité de principe au libéralisme constitue le ciment ». Je n'ai pas du tout ressenti cela lorsque nous avons auditionné Matthias Fekl. Enfin, vous terminez votre rapport sur le même ton : « Il s'en déduit que la première tâche du gouvernement français devrait être, plutôt que d'utiliser le projet de traité transatlantique à des fins de politique intérieure, de convaincre ses partenaires européens ». Dans les échanges que nous avons eus avec le Gouvernement, je n'ai ressenti à aucun moment des préoccupations de politique intérieure ou politicienne.
Monsieur le Premier ministre, vous avouez avoir été surpris de l'invitation du président du Sénat ; j'avoue que nous l'avons été aussi.
M. Gérard Bailly. - Monsieur le Premier ministre, j'ai beaucoup apprécié votre intervention. Je souhaite vous poser deux questions.
Pouvez-vous dire s'il y a une différence entre les Démocrates et les Républicains sur ce traité, en cette période électorale cruciale aux États-Unis ?
Ma seconde question porte plus particulièrement sur l'agriculture. Avec le CETA, nos appellations d'origine ne s'en tirent pas trop mal. En revanche, avec les Américains, c'est plus compliqué, et les agriculteurs sont inquiets, comme vous l'avez relevé. Je voudrais ajouter qu'il y a une grande différence entre les modes de production aux États-Unis et ce que nous faisons dans nos exploitations agricoles. Les Américains utilisent des OGM, beaucoup d'hormones et d'antibiotiques. De surcroît, leurs fermes n'ont rien à voir avec les nôtres.
Les agriculteurs, éleveurs en tête, sont vent debout contre ce TTIP, car ils perçoivent le problème qu'il posera en termes de compétitivité. Nous devons aussi craindre pour la qualité alimentaire que nous, agriculteurs français, voulons essayer de conserver pour les consommateurs. Il y a le volume, certes, mais il y a aussi la qualité.
Bref, ce traité annoncerait une nouvelle révolution dans les campagnes, qui n'en ont pas besoin actuellement.
Ne pensez-vous pas qu'il faille mettre cette problématique plus en avant dans les négociations ?
M. Pascal Allizard. - Monsieur le Premier ministre, je vous remercie de vos propos empreints de sérénité sur un sujet sensible.
Ma question porte sur la problématique de l'information, ou plutôt de l'absence d'information. En effet, les contraintes strictes entourant l'information sur ce traité ont paradoxalement entraîné plus de communication, parfois fausse, que d'absence de communication. On sait aussi que nos amis américains imposent régulièrement des règles à leurs partenaires tout en s'en affranchissant eux-mêmes.
Est-ce que cette obligation de non-communication qui prévaut en Europe est aussi valable aux États-Unis ?
M. Bruno Sido. - Monsieur le Premier ministre, je vous remercie de votre communication. Je voudrais vous poser une question, qui me paraît fondamentale, au sujet de la souveraineté monétaire. Au fond, le dollar est la seule vraie monnaie internationale, le yuan n'inspirant pas confiance dans la durée et l'euro n'arrivant pas à s'imposer. Grâce au dollar, les Américains peuvent se permettre d'avoir des déficits colossaux, de faire tourner la planche à billets, de taxer les banques lorsqu'elles ne respectent pas leurs propres règles. Finalement, le traité de 1927, qui stipule que chaque État n'est maître que chez lui, est bafoué en permanence par la puissance américaine adossée au dollar.
Comment se sortir de ce cercle vicieux ?
M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre. - Monsieur Bocquet, vous vous inquiétez du recul de la puissance publique, concomitamment à la mondialisation. Je partage ce constat, mais nous devons nous demander dans quelle mesure nous pouvons l'éviter. Je vais dire des banalités, mais force est de constater que, aujourd'hui, nous communiquons facilement d'un point à l'autre du monde pour prendre des décisions ou récolter des informations et les diffuser.
Je vous ai donné ma conviction, et peut-être pourrions-nous nous rejoindre sur ce point. Il n'y a pas de liberté efficace sans harmonisation. Je vais être plus précis : il n'est pas normal que, dans la zone euro, il y ait des différences aussi grandes dans le taux de l'impôt sur les sociétés et qu'un pays comme l'Irlande, qui reçoit par ailleurs beaucoup de fonds structurels, en profite pour baisser son taux d'IS beaucoup plus bas que tous les autres pour bénéficier d'un avantage concurrentiel. Cela veut dire que l'on est resté au milieu du chemin dans la construction européenne.
J'étais partisan du « oui » au traité de Maastricht, qui avait à l'époque soulevé beaucoup de débats, et je demeure partisan de l'euro. Néanmoins, je pense que l'Europe doit être consciente de la nécessité d'aller plus loin pour être plus efficace. Politiquement, le sujet est sensible, et M. Vaugrenard me pardonnera de parler politique. J'attends toujours que naisse en France un grand mouvement d'opinion dont le programme préconiserait de laisser d'autres que nous décider de notre fiscalité, de nos régimes sociaux, de nos transferts. Un tel projet n'existe pas, et nous sommes bloqués dans une espèce d'entre-deux. Il faudrait surtout que nous nous persuadions tous - ce n'est pas le cas actuellement - que nous sommes plus faibles si nous sommes isolés que si nous faisons partie de l'Union européenne.
Pour montrer à M. Vaugrenard que je ne suis pas aussi sectaire qu'il semble le penser... (Sourires.)
M. Yannick Vaugrenard. - Ce n'est pas ce que j'ai dit !
M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre. - ... je reconnais bien volontiers que ce problème existe dans la famille politique dont je suis issu, à savoir la droite. Il y a sur la question du degré auquel il faut garantir la souveraineté nationale ou la coordination européenne des désaccords profonds. Il y en a aussi au sein de la gauche, et l'on retrouve parfois des convergences transpartisanes.
J'ai la conviction que nous ne resterons pas éternellement avec une zone euro dans laquelle on n'est pas maître de sa monnaie, mais où l'on demeure maître de sa fiscalité, de son budget, de ses transferts sociaux. C'est ou l'un ou l'autre. Si l'on veut retrouver une souveraineté totale, il faudrait retourner au franc, et nous en verrions alors les conséquences.
Je suis cependant embarrassé par ma réponse, qui pointe la difficulté sans laisser entrevoir de solution. Mais faisons confiance au temps : il fut une époque, que la plupart d'entre vous n'ont pas connue, où il était question d'une coordination militaire entre la France et l'Allemagne. Ce projet, vieux de 60 ans, et qui avait pour nom la CED, a été rejeté à l'époque ; maintenant, tout le monde appelle de ses voeux la création d'une armée européenne.
Vous avez raison, j'ai parlé d'une puissance européenne, mais je reconnais qu'elle n'existe pas en ce moment, pour la bonne et simple raison qu'elle ne veut pas exister. Pourquoi ? Justement parce que l'on n'a pas tranché pour savoir jusqu'où l'on veut aller dans la coordination entre États européens.
Ce choix est très difficile à faire, surtout pour les hommes de ma génération, qui ont vu les effets de la guerre sur notre pays et savent combien le fait de retrouver son indépendance est important. Pourtant, j'en suis convaincu, il faut que nous sachions organiser une interdépendance des pays européens les uns avec les autres, faute de quoi aucun pays, même pas l'Allemagne, ne s'en sortira tout seul. Telle est mon intime conviction, même si je reconnais que je ne suis pas en mesure de proposer une solution rapide. J'irai même plus loin : si l'on me demandait demain d'accepter que le niveau de l'IS en France soit décidé par l'Europe et non par la France, j'aurais beaucoup de mal à m'y résigner. Et je pense que tout le monde autour de cette table est à peu près dans le même état d'esprit.
Monsieur Poniatowski, je note que vous êtes d'accord avec moi sur la publicité des négociations. Je me réjouis que les sénateurs souhaitent être plus amplement informés qu'ils ne le sont actuellement par les négociateurs gouvernementaux. En revanche, je ne suis pas capable de répondre à votre remarque sur les marchés publics énergétiques, pour lesquels les Américains seraient plus ouverts qu'on ne le dit. C'est sans doute vrai mais, grosso modo, les lois américaines font le plus souvent prévaloir la préférence nationale dans les marchés publics. Or rien de tel n'existe pour les entreprises françaises. D'ailleurs, l'Europe ne l'accepterait pas. Pire, pour obtenir une véritable concurrence au sein de l'Union européenne, on a affaibli un certain nombre de grands groupes européens dans la concurrence internationale.
M. Vaugrenard a évoqué le rôle de la Commission de Bruxelles. Je suis d'accord, elle a un rôle de négociation, la décision finale incombant au Conseil. Cependant, elle a un rôle de négociateur exclusif pour les questions qui sont de la compétence de l'Union. Le problème, dans notre affaire, c'est que l'on a ajouté aux éléments tarifaires des éléments non tarifaires, qui sont normalement de la compétence des États. Ces derniers ont donc donné mandat à la Commission à l'unanimité pour négocier en leurs lieux et places. Pour finir de vous convaincre de mon impartialité politique, je me demande même si la droite n'était pas au pouvoir à l'époque... Si tel était le cas, ce ne serait pas de nature à m'émouvoir particulièrement, car le résultat est le même : nous sommes devant une négociation dans laquelle le négociateur, à savoir la Commission, ne veut pas donner suffisamment d'informations - je crois savoir que l'accès aux documents a été organisé dans des conditions absolument rocambolesques. Vous avez déclaré avoir été surpris que le président Larcher fasse appel à moi, mais si mon intervention vous permet d'être mieux informé, vous n'aurez pas lieu de le regretter. Nous verrons bien.
Enfin, pour stigmatiser le libéralisme, vous avez utilisé la métaphore du renard dans le poulailler. Je suis très à l'aise sur ce sujet, car j'ai en mon temps concouru à mener une politique libérale sur le plan économique. Pourtant, on m'a reproché de ne pas être assez libéral... (Sourires.) En effet, je veillais à ce que les intérêts de l'État fussent défendus, ce qui m'a valu de ne pas être en odeur de sainteté auprès de milieux intellectuels qui considéraient que le marché devait tout décider librement sans aucun contrôle, ce qui n'est pas ma conception.
Soyez rassuré, j'ai beaucoup de considération pour M. Fekl. Cependant, si ce qu'il dit devant vous est important, une communication officielle du chef du Gouvernement sur nos positions à la Commission de Bruxelles, envoyée en copie à tous les membres de l'Union, semblerait souhaitable.
Monsieur Bailly, vous m'avez demandé quelle était la différence entre les Républicains et les Démocrates sur ce sujet. Je suis bien en peine de vous répondre. J'entends par exemple que Mme Clinton propose d'augmenter le salaire minimum de presque 100 %, ce qui, me semble-t-il, serait plutôt contraire à la doctrine traditionnelle américaine. Quant à M. Trump, c'est une autre affaire (Sourires), et je ne me hasarderai pas à vous dire quelle est sa position sur un sujet aussi technique. J'ai plutôt le sentiment que souffle en ce moment sur le monde un vent de protectionnisme et de correction de ce que l'on appelle « les erreurs du libéralisme ».
On en tire d'ailleurs des conséquences pour la France, d'aucuns s'étonnant que des candidats à la magistrature suprême veuillent mener une politique libérale, alors que, partout dans le monde, on revient en arrière. Monsieur Vaugrenard, pardonnez-moi, mais je vais faire encore un peu de politique... Comme nous avons fait beaucoup moins de réformes libérales que nos voisins allemands ou anglais, on ne doit surtout pas tirer argument de cette soi-disant tendance mondiale pour en conclure que nous ne devons plus rien faire du tout. Mais je m'éloigne un peu de la mission que le président Larcher a bien voulu me confier. En résumé, je donne ma langue au chat pour la différence entre les Démocrates et les Républicains.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Ce n'est pas prudent, monsieur le Premier ministre. (Rires.)
M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre. - En revanche, s'agissant de l'agriculture, il faut absolument saisir l'occasion de cette discussion sur ce traité pour protéger davantage nos agriculteurs. Il est inconcevable que la France voie son agriculture s'affaiblir, non seulement pour des raisons économiques, sociales, financières, mais surtout pour des raisons d'ordre historique et culturel.
Longtemps, nous nous sommes reposés sur la PAC, que nous devons au général de Gaulle, pour faire de notre agriculture la première d'Europe. Il semble que tel ne soit plus le cas, ce que je trouve désastreux. Cela étant, nous assistons au développement de modes d'exploitation agricole qui troublent parfois notre conscience, et, si j'ose dire s'agissant d'élevage, qui heurtent nos sentiments d'humanité. Nous ne sommes pas obligés de les adopter, mais ils posent incontestablement un problème pour l'avenir de l'agriculture française. Nos partenaires étrangers nous reprochent de toujours parler d'agriculture, et le reproche m'avait d'ailleurs été adressé voilà vingt ans au moment du GATT. C'est vrai, mais il s'agit d'un élément de notre puissance et, plus fondamentalement, de notre histoire, de notre culture, de notre équilibre social et territorial. Il faut donc non seulement écarter toute mesure qui l'affaiblirait, mais il faut également prôner des mesures qui la renforceraient.
Monsieur Allizard, vous avez abordé l'obligation de non-communication. Je suis d'avis de la transgresser. C'est d'ailleurs ce qui va être fait, ou du moins je l'espère. À mon sens, nous devrions organiser au Parlement, au Sénat d'abord puis à l'Assemblée nationale, un débat très ouvert sur ce sujet, où tout le monde pourrait s'exprimer et faire état de ses préoccupations. La période n'est, certes, pas très propice, d'autant que l'ordre du jour des assemblées est, paraît-il, chargé.
M. Pascal Allizard. - Est-ce que les Américains s'imposent à eux-mêmes cette obligation de secret ? Je n'en ai pas le sentiment.
M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre. - Comme ils sont en position de force, ils ont tendance à ne pas s'imposer beaucoup d'obligations. C'est l'inconvénient de la force, pour ceux qui ne la détiennent pas... (Sourires.)
M. Jean Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. - Je me permets de vous interrompre, monsieur le Premier ministre. Avec Jean Bizet, nous avons rencontré plusieurs fois l'ambassadeur américain qui négocie avec l'Union européenne, M. Punke, et il a reproché aux Européens de faire de même. (Nouveaux sourires.)
M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre. - Dans ces conditions, monsieur le président, la solution est que tout le monde fasse la même chose, donc que tout le monde parle. Cette règle sera beaucoup plus démocratique et, finalement, plus efficace. Quand on perd son temps à discuter sur des dossiers dont on ne connaît qu'un morceau, tandis que votre interlocuteur connaît l'autre, c'est le meilleur moyen pour que les discussions s'enlisent. Il y a des domaines dans lesquels le secret doit s'appliquer, mais, en l'espèce, il ne s'agit pas d'une discussion sur l'usage de la force nucléaire.
Enfin, monsieur Sido, vous m'interrogez sur notre souveraineté monétaire, qui n'existerait finalement pas, le dollar étant tout puissant. De Gaulle le déplorait déjà il y a cinquante ans, ce qui lui a valu d'être taxé d'anti-américanisme. Mais son constat demeure d'actualité. Par exemple, je ne comprends pas que l'on accepte que l'État américain taxe forfaitairement les entreprises françaises, à hauteur de 10 milliards ou 15 milliards d'euros, sous prétexte qu'elles ont fait un usage du dollar qui ne lui convient pas. C'est proprement inadmissible. Après tout, nous pourrions nous aussi taxer sur le sol européen des entreprises américaines dont nous estimerions qu'elles font un usage exagéré de telle ou telle de nos prérogatives nationales. Dans certains domaines, il ne faut pas reculer devant l'usage de la force. Nous avons encore des atouts : certes, l'euro n'a pas la force du dollar, mais il vient juste après comme monnaie de réserve ; par ailleurs, la BCE n'est pas non plus dépourvue de moyens. Aussi, les gouvernements européens, toutes tendances politiques confondues, ont eu tort de garder les bras croisés quand de grandes entreprises européennes ont été taxées, de façon parfaitement arbitraire à mon sens. Il y avait sûrement des moyens de réagir.
Je suis conscient de ne pas avoir très bien répondu à toutes vos questions, souvent par défaut d'information. Je n'ai pas été assez clair sur la direction dans laquelle il faudrait aller pour conjuguer préservation de la souveraineté et avènement d'une Europe puissance. C'est le grand débat que nous avons depuis la Seconde Guerre mondiale ; il n'est pas encore tranché et il ne le sera sans doute pas avant des dizaines d'années. Néanmoins, je pense quand même qu'il faut aller dans le sens d'une plus grande coordination.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le Premier ministre, avant de laisser la conclusion à Jean Claude Lenoir, je voudrais de nouveau vous remercier de cet échange. Nous ne sommes pas au bout de l'exercice. J'en veux pour preuve toutes les questions soulevées par vos propositions.
Je souhaite en reprendre au vol quelques-unes, qui pourraient faire l'objet, dans les semaines et les mois qui viennent, d'un travail et de la commission des affaires économiques et de la commission des affaires européennes.
Tout d'abord, je retiens l'invitation faite au Gouvernement de bien clarifier ses positions au moyen d'une lettre publique.
Ensuite, il me semble que la commission des affaires européennes aurait tout intérêt à élaborer une proposition de résolution, envoyée ensuite à la commission saisie au fond, c'est-à-dire la commission des affaires économiques, pour rappeler qu'un règlement de 1996 traite des problèmes posés par l'extraterritorialité des lois américaines. Or il n'est toujours pas inscrit à l'ordre du jour du Parlement européen, ce qui montre qu'il n'y a pas de volonté politique pour le faire émerger. Par ailleurs, il ne faut pas oublier l'accord multilatéral sur l'ouverture aux marchés publics, qui a été négocié par 45 États, donc qui dépasse le cadre européen. C'est vrai, l'ouverture des marchés publics est contrecarrée aux États-Unis par le Small Business Act et par le Buy American Act. Je ne suis pas naïf au point de penser que nous ferons céder les Américains sur ce point, mais, en vertu du principe de réciprocité, nous pouvons faire sortir ces projets d'acte qui sont coincés au niveau communautaire.
Par ailleurs, je souhaite appuyer les propos de notre collègue Gérard Bailly, président du groupe d'études sur l'élevage. Force est de constater que le modèle agricole européen est très différent du modèle américain. Au-delà de ce constat se pose le problème de l'arme alimentaire, que les Américains ont très bien compris. Devant la constitution d'un certain nombre de conglomérats, notamment dans le domaine des semences - vous voyez où je veux en venir, mais c'est un autre débat -, je crois que nous aurions tout intérêt à bien faire savoir que nous tenons au modèle agricole européen. On nous reproche souvent de subventionner nos agriculteurs, mais il faut savoir que le montant du Farm Bill est beaucoup plus important que celui de la PAC.
Je pense aussi que le droit de la concurrence européen doit être repensé. Il a été écrit en 1957, au moment du traité de Rome, or les choses ont beaucoup changé depuis. À mon sens, la façon dont l'Europe régit les problèmes de concurrence au niveau communautaire ne coïncide pas toujours avec l'intérêt des entreprises françaises. Ensuite, la déclinaison nationale de ces principes laisse apparaître des différences d'approche. Je ne reviendrai pas en détail sur l'action du dernier président de l'Autorité de la concurrence, mais sa vision était quand même plus étroite que ne l'était celle de son homologue allemand. Ces divergences d'approche ont tendance à fragiliser les entreprises françaises.
Enfin, tout le monde convient que le TTIP, en l'état, est trop déséquilibré, mais si nous ne nous mettons pas d'accord sur un traité transatlantique, notamment sur la partie non tarifaire, les normes seront demain élaborées et imposées par des pays qui ne nous demanderont pas notre avis, à savoir la Chine, l'Inde et tous les BRICS. Nous avons donc tout intérêt à mettre en place ces normes, qui deviendront des normes mondiales. Voilà tout l'intérêt de ce traité de 3e génération, comme le dit Pascal Lamy, qui suscite un véritable débat dans l'opinion. Mais, à mon avis, le Sénat est l'enceinte idoine pour nous permettre de sortir par le haut de cette affaire.
M. Jean Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. - Je n'ai pas l'ambition d'ajouter quoi que ce soit à la conclusion de Jean Bizet, car nous travaillons ensemble depuis de longs mois sur ce sujet, et je partage entièrement son point de vue.
J'insiste néanmoins sur une question importante : comment faire coexister le Buy American Act et un accord entre l'Union européenne et les États-Unis ? Si la préférence est donnée aux produits et aux prestations des entreprises américaines au détriment des produits européens, l'Europe n'a-t-elle pas intérêt à jouer la carte de la préférence pour ses propres produits et services ?
M. Édouard Balladur, ancien Premier ministre. - Il serait tout de même assez piquant qu'une grande négociation qui dure depuis plusieurs années sur la libération du commerce international se conclue par une telle recommandation de la part des deux protagonistes, mais l'histoire a parfois des dénouements surprenants... (Sourires.)
M. Jean Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. - Je vous remercie, monsieur le Premier ministre, mes chers collègues.
La séance est levée à 10 h 45.