Jeudi 23 juin 2016
- Présidence de M. Michel Magras, président -Problématique des titres de propriété dans les outre-mer - Présentation du rapport d'information
M. Michel Magras, président. - Mes chers collègues, nous nous retrouvons aujourd'hui pour examiner le deuxième volet de l'étude sur le foncier dans les outre-mer dont Thani Mohamed Soilihi est le rapporteur coordonnateur et Mathieu Darnaud et Robert Laufoaulu, les rapporteurs. Après un premier volet sur la gestion des domaines public et privé de l'État publié en juin dernier, la deuxième partie se concentre sur la problématique du titre de propriété et, plus largement, sur la sécurisation des titres fonciers.
L'instruction de ce volet à la fois très vaste et très technique, du fait notamment de la grande diversité des situations et des régimes juridiques, a nécessité un lourd travail d'instruction : si l'on additionne les auditions effectuées au Sénat et celles effectuées lors des deux déplacements, à Mayotte et dans les trois collectivités du Pacifique, on parvient à près de 150 heures d'entretiens et plus de 220 personnes entendues, ce qui est considérable. Mais cela était indispensable car l'information disponible sous forme écrite en la matière est à la fois rare et lacunaire, comme souvent pour les données relatives à nos outre-mer : aussi, je ne doute pas que le rapport que nos collègues vont nous présenter devienne un précieux ouvrage de référence !
Cependant, avant de leur donner la parole, je souhaite vous informer d'un projet concernant la rentrée : dans le prolongement du colloque que nous avons organisé en septembre dernier sur le tourisme, sous l'angle des préoccupations environnementales dans la perspective de la COP21, une nouvelle opportunité se présente : le thème est cette fois celui de l'innovation. La direction générale des entreprises (DGE) du ministère de l'économie et des finances a en effet diligenté une enquête pour la France entière sur le thème « Tourisme et innovation » dont un avenant a concerné les DOM. Il me semblerait pertinent, à l'occasion du prochain salon international du tourisme TOP RESA, de valoriser les données de cet avenant et d'organiser un événement centré sur nos outre-mer sur ce thème porteur. Ce colloque, si vous en étiez d'accord, pourrait se tenir le jeudi 22 septembre. Nous serons déjà en séance à cette date.
Sans plus tarder car il nous faut tenir l'horaire en vue de la conférence de presse de 11 h 00, je vais céder la parole à nos rapporteurs qui interviendront successivement dans l'ordre suivant :
- Thani Mohamed Soilihi sur le panorama général et le cas spécifique de Mayotte ;
- Mathieu Darnaud qui évoquera la problématique générale de l'indivision et la Polynésie française ;
- et Robert Laufoaulu plus spécifiquement pour Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Calédonie et l'importance de la coutume.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur. - Comme l'a souligné à l'instant le président, ce deuxième volet de notre étude sur le foncier dans les outre-mer fait oeuvre novatrice en rassemblant de très nombreuses informations, jusque-là éparses, mais également par son corpus de propositions dont nous espérons qu'elles fructifieront et que leur audace ne les condamnera pas à rester sur une étagère !
Nous l'avons bien souvent éprouvé au cours de nos travaux : les outre-mer sont très divers tant du point de vue de leur statut que du droit applicable, tant au regard de leur histoire que de leurs identités culturelles propres. Néanmoins, par-delà les différences, certaines caractéristiques communes les rassemblent : tel est le lien à la terre. Si chaque Français est généralement fortement attaché à sa terre d'origine, à son terroir, la force et la valeur essentielle du lien à la terre dans les outre-mer constitue une donnée commune fondamentale des sociétés ultramarines. L'attachement à la terre, la terre des ancêtres, y est viscéral et sa possession intimement liée à l'appartenance à un lignage ou à un clan. Au-delà de la diversité des situations et des régimes juridiques, la terre est partout un pivot de l'organisation économique et sociale.
Les principes de la solidarité et du consensus gouvernent traditionnellement les modes de gestion du foncier outre-mer, mais la confrontation au formalisme du code civil et l'irruption des logiques de profit du monde moderne ont progressivement fait passer l'individu au premier plan. Si une évolution quasiment générale en direction du cadre civiliste peut être constatée, cette évolution s'effectue selon un calendrier et un rythme différent d'un territoire à l'autre. Par ailleurs, le « mariage » avec les systèmes de droit préexistants est plus ou moins heureux, avec des constructions parfois singulières qui ont fait la preuve de leur efficacité économique comme nous le verrons pour la Nouvelle-Calédonie.
Cependant, faute de tenir suffisamment compte des singularités de nos territoires, l'État n'a pas su garantir un déroulement harmonieux du processus de substitution des droits fonciers individualisés aux équilibres collectifs familiaux, villageois ou claniques. Le relais difficile entre ces systèmes juridiques aux fondements et aux logiques de fonctionnement si différents a compromis la sécurité juridique de la propriété et des transactions. Les situations parfois chaotiques qui en sont nées ont suscité l'incompréhension et la défiance des populations, qui éprouvent à certains endroits le sentiment d'être spoliées.
Il est désormais urgent de remédier à ces problèmes et de restaurer la paix et la sécurité foncières dans nos territoires. L'évolution vers le droit civil est désormais largement partagée dans le but de favoriser le développement des outre-mer. Cette longue marche ne doit pas exclure certaines originalités légitimes. Elle doit aussi tenir compte des choix d'autonomie de certaines collectivités qui maîtrisent leur propre cadre juridique dans le respect des principes fondamentaux de la République. Le défi lancé à nos outre-mer est de pouvoir conserver leur identité foncière, de « ne pas perdre leur âme », tout en définissant un modèle qui garantira la sécurité juridique de chacun et inspirera la confiance des acteurs économiques pour favoriser l'investissement et le développement des territoires.
Malgré ce cap clairement fixé, force est d'admettre qu'il reste encore beaucoup d'imbroglios juridiques à dénouer, beaucoup de cas concrets à résoudre. Pour sécuriser les droits et emporter l'adhésion des populations face à des conflits qui menacent quelquefois d'exploser violemment, il faudra sans doute aménager parfois une période de transition et en tous cas trouver des solutions audacieuses face à des situations inextricables. Ce sont ces principes et ces objectifs qui ont guidé vos rapporteurs dans leur analyse et la formulation de leurs propositions.
Vous me permettrez à présent, mes chers collègues, de revenir sur le cas de Mayotte, qui concentre en un seul lieu tous les problèmes fonciers de l'outre-mer avec une intensité inédite.
Ce jeune département, où l'état civil est établi depuis peu, reste très imprégné des règles traditionnelles héritées de coutumes africaines et du droit musulman de rite chaféite. La marche vers la pleine application du droit civil y est laborieuse. De multiples facteurs l'entravent tels que :
- la maîtrise limitée du français qui ne facilite pas l'acculturation à de nouvelles règles ;
- l'impact de l'immigration illégale qui génère un flot continu d'occupations illicites ;
- le coût des procédures pour des familles aux revenus très modestes ;
- la confusion et le sentiment d'injustice alimentés depuis le traité de rattachement de Mayotte à la France en 1841 et le décret du 4 février 1911 qui crée un régime dual d'enregistrement des terres et des transactions foncières.
Les règles asymétriques d'appropriation des terres ont favorisé la distribution de titres imprescriptibles et inattaquables aux européens pour lesquels l'enregistrement était obligatoire. Pour les locaux, en revanche, le régime restait facultatif : peu en ont usé, ce qui signifie qu'ils ne jouissaient que de droits coutumiers. Les Mahorais ont eu recours à une multitude d'actes sous seing privé qui n'ont pas été publiés et qui ne sont pas opposables aux tiers.
La conciliation difficile entre légitimité traditionnelle et légalité positive qui entrent en conflit débouche sur la situation actuelle, grevée par l'ampleur inédite du phénomène indivisaire sur plusieurs générations et sur une carence de titrement des terres. L'État n'a pas pris soin d'apurer cette situation catastrophique avant de transmettre au Département la compétence de gestion du foncier en 2006.
La convergence vers le droit commun en matière foncière s'est amorcée avec l'établissement d'un cadastre en 1992 et la relance de la régularisation foncière à partir de 1996. Malgré l'ordonnance de 2005 qui reprend au niveau législatif la procédure de régularisation sur les terrains du conseil général et qui impose l'enregistrement au livre foncier ainsi que le recours au notaire pour réaliser des transactions par acte authentique, le mouvement marque le pas et la confusion actuelle bloque le développement de Mayotte.
Faute d'avoir été correctement préparé, l'accès au droit commun et à ses garanties est aujourd'hui dans l'impasse : il ne se concrétisera pas sans quelques détours et une phase de transition innovante, dont la durée pourrait être fixée à 10 ans, avant de rejoindre le droit commun. Nous devons mettre à profit la marge de manoeuvre offerte pour « la propriété immobilière, l'urbanisme, la construction, l'habitation et le logement », matières dans lesquelles n'est pas exigé un alignement immédiat sur le code civil.
Au terme d'une analyse pragmatique de la situation, nous avons formulé quelques mesures fortes.
Tout d'abord, résoudre la question foncière, qui doit devenir la priorité stratégique partagée de l'État et du Département de Mayotte, nécessitera la création d'une commission de l'urgence foncière. Cette commission ad hoc serait présidée par un magistrat et comprendrait des représentants de l'État, du Département, des communes, des cadis et des professionnels du droit rôdés à la problématique foncière. Le secrétariat de cette commission serait assuré par la direction des affaires foncières et du patrimoine (DAFP) dont il faut utiliser les compétences opérationnelles et l'expérience. Pour le recensement des informations nécessaires à l'instruction de la régularisation, la commission tiendrait des audiences foraines en formation restreinte. À cette occasion, elle associera étroitement à ses travaux les autorités locales et recueillera les témoignages de notoriété au plus près du terrain. Afin de restaurer un climat de confiance et d'emporter l'adhésion de la population sans laquelle toute réforme sera vouée à l'échec, les témoignages pourraient être exprimés dans les langues locales. L'état des lieux des possessions et des droits d'usages, ainsi réalisé, ferait ensuite l'objet d'une transcription en termes civilistes. Le but est de préserver le plus possible les équilibres existant dans le cadre des liens coutumiers, afin que le titrement ne soit pas un vecteur d'exclusion ou n'aboutisse pas un bouleversement des rapports sociaux.
Le cas des indivisions informelles « gelées » par l'existence d'un titre ancien imprescriptible mérite un sort à part. Certains terrains sont couverts par un titre émis avant 1996, délivré sur le fondement du décret de 1911, enregistré au livre foncier et imprescriptible. Or, lorsque le titulaire est décédé, le terrain est livré à une indivision informelle résultant de successions non liquidées et de cessions sous seing privé non enregistrées. Facteur aggravant, la possession ne peut pas être sécurisée par la voie de l'usucapion. Pour résorber ces situations hors du commun, nous proposons d'ouvrir à la commission de l'urgence foncière la faculté de racheter le titre et de procéder à une redistribution globale sur la base de l'occupation notoire et socialement acceptée sur une période de 10 ans. Les héritiers non occupants qui se seront manifestés avant l'expiration d'un délai de 5 ans seraient indemnisés. La procédure vous est détaillée dans le schéma qui vous a été distribué.
Par cohérence avec cette procédure exceptionnelle de redistribution, il serait judicieux de généraliser, pour la période transitoire, un mécanisme de prescription acquisitive décennale. Une prescription trentenaire serait trop longue. En outre, la prescription décennale commence à être connue de la population car la procédure actuelle de régularisation foncière utilise comme critère une mise en valeur paisible des terrains depuis dix ans. Je souligne que ce critère d'appropriation est lui-même un exemple de transcription en droit civil d'une norme traditionnelle : le principe de vivification des terres mortes du droit musulman.
Pour soutenir le Département de Mayotte, alors que la régularisation porte largement sur des terrains du domaine du Département de Mayotte, un renforcement et une requalification substantiels des moyens humains et matériels de la DAFP sont indispensables. Il faut davantage de personnel d'encadrement, plus de formation des agents et des outils informatiques plus performants. L'État a le devoir de soutenir le Département ; il pourrait lui fournir un apport direct d'expertise et d'ingénierie grâce à la mise à disposition de fonctionnaires de l'État.
Pour fluidifier la procédure de régularisation sur les terrains du Département, nous préconisons de réduire les délais de carence jalonnant les onze étapes de la procédure et de supprimer, à titre transitoire, les frais d'enregistrement à la conservation de la propriété immobilière.
En plein accord avec le premier volet de notre étude triennale qui portait sur le Domaine de l'État outre-mer, nous souhaitons le transfert des zones urbanisées de la ZPG, actuellement domaine de l'État, vers le domaine du Département. L'objectif est double :
- donner au Département la pleine maîtrise pour définir une politique foncière à l'échelle du territoire ;
- et unifier, dans un souci d'équité et d'efficacité, les procédures de régularisation alors qu'elles sont aujourd'hui distinctes selon que le terrain appartienne à l'État ou au Département. Cela permettra de faire bénéficier les demandeurs de la gratuité, même sur la ZPG, et d'éviter l'aberration actuelle d'une double procédure pour les terrains à cheval sur la ZPG et le domaine du Département.
Dans certains cas inextricables et résistant à un traitement direct, il pourrait se révéler pertinent d'envisager, à titre transitoire, la création de certificats fonciers collectifs qui permettraient de formaliser une gestion de nature collective et de garantir certains droits d'usage. Ils ne remettraient pas en cause l'objectif d'obtention d'un titre et ne pourraient être invoqués contre un titre individuel.
Par ailleurs, il nous paraît essentiel de réfléchir d'ores et déjà à l'aval du titrement. Ainsi, il convient de développer la culture du recours à l'acte authentique pour sécuriser les transactions immobilières et pérenniser les effets du titrement.
En outre, la réforme ne réussira qu'à la condition de protéger les propriétaires titrés contre les occupations illégales, sauf à miner la crédibilité du titre, du code civil et de l'État. C'est pourquoi nous préconisons d'ériger en délit la non-exécution d'une décision judiciaire d'expulsion. Cela permettra une poursuite pénale sur ce fondement, en évitant tout un ensemble de frais aux propriétaires légitimes. D'autres collectivités ultramarines seront intéressées par ce type de réforme. En complément, pour éviter une cristallisation rapide des occupations ; il pourrait être intéressant de soumettre à un régime de déclaration préalable la construction des « bangas », par dérogation à l'article R. 421-2 du code de l'urbanisme. En donnant un motif légitime d'inspection des constructions, cela faciliterait l'intervention des forces de l'ordre dans la lutte contre les occupations illicites et, au-delà, contre l'immigration clandestine.
M. Mathieu Darnaud, rapporteur. - C'est un travail riche et dense que nous avons mené. Nous avons pu développer des solutions concrètes territoire par territoire. Il me revient de vous présenter notre analyse et nos propositions pour remédier à un fléau endémique largement répandu outre-mer, l'indivision.
Aussi bien la Guadeloupe, la Martinique et Saint-Martin dans l'arc antillais, que Mayotte et La Réunion dans l'océan Indien et la Polynésie française dans le Pacifique, sur laquelle je reviendrai plus en détail, sont touchés par une indivision massive. Ce phénomène contribue fortement au gel du foncier dans les outre-mer. Les indivisions sont largement devenues inextricables car elles sont la conséquence de dévolutions successorales qui n'ont pas été réglées, et parfois même pas ouvertes depuis plusieurs générations. Par exemple, en Martinique, 26 % du foncier privé est géré en indivision et 14 % supplémentaires correspondent à des successions ouvertes, soit 40 % du foncier privé pris dans une indivision formelle ou tacite. À Mayotte, le territoire de certaines communes se trouve presque intégralement en situation d'indivision : les 3/4 du village de Chiconi, où nous nous sommes rendus, sont ainsi couverts par deux titres fonciers établis dans les années 1960. En Polynésie française, de nombreux terrains réunissent jusqu'à des centaines d'indivisaires à la faveur de successions non liquidées depuis quatre à cinq générations. Ce sont elles qui alimentent l'abondant contentieux des « affaires de terre » et engorgent les tribunaux.
Ces indivisions stérilisent une grande partie du foncier disponible sur ces territoires insulaires où celui-ci est déjà rare. L'activité économique est entravée, tout comme la politique d'équipement des collectivités, puisque la carence de titres fait obstacle à toute expropriation et par là même, assèche les recettes fiscales.
Du fait de l'importance culturelle du lien à la terre, l'indivision est souvent vécue outre-mer comme une protection évitant la spoliation ou la dislocation du patrimoine familial. C'est également une valeur refuge pour des familles aux revenus souvent modestes, dans la mesure où elle permet aux indivisaires non identifiés de ne pas s'acquitter des impôts fonciers et de s'exonérer des droits de succession. Une gestion indivise informelle est en outre en harmonie avec les modes de fonctionnement traditionnels, plus collectifs qu'individuels et plus oraux que mis par écrit.
Pour fluidifier et alléger le contentieux foncier dans les DOM soumis au droit commun, une action pédagogique pour familiariser les populations aux outils du droit civil pourrait être utile. Cela faciliterait le passage en indivision conventionnelle et éviterait les classements sans suite des recours incomplets, qui désorientent les familles. Des points de procédure mériteraient également d'être précisés. Ainsi, nous penserions judicieux de clarifier, à l'article 1365 alinéa 3 du code de procédure civile, les modalités de recours à un expert pour évaluer les immeubles indivis afin de faciliter l'action du notaire et d'éviter l'intervention du juge si tôt dans la succession. Pour faire face au problème des héritiers coindivisaires introuvables qui paralyse la dévolution et le partage, il conviendrait de faciliter la désignation d'un représentant des ayants droit défaillants, conformément à l'article 1367 du même code, en dressant une liste de personnes susceptibles de remplir cette fonction.
Dans les territoires comme Mayotte ou la Polynésie française où la gestion de l'indivision est paralysée par le nombre pléthorique des indivisaires et l'incapacité à identifier l'ensemble des ayants droit, nous préconisons de prévoir des règles de majorité allégée et une caducité du droit de recours en annulation des actes de gestion par des ayant droits qui n'y auraient pas pris part.
Permettez-moi maintenant de revenir sur le cas très spécifique de la Polynésie française. Avec un territoire constitué de 118 îles dispersées sur une superficie vaste comme l'Union européenne, la situation foncière polynésienne a été historiquement marquée par une grande diversité des statuts fonciers entre les différents archipels. L'unification a été réalisée par le décret du 5 avril 1945 étendant l'application du code civil. Demeurent des survivances de ces histoires foncières singulières, avec notamment l'existence d'une zone des cinquante pas géométriques (ZPG) aux Marquises et le maintien d'un régime de tenure collective gérée par un conseil des anciens à Rapa dans l'archipel des Australes. Nous ne souhaitons d'ailleurs pas que le régime de Rapa soit modifié, son caractère exceptionnel se justifiant par l'efficacité de la régulation coutumière, le faible peuplement et l'extrême isolement de l'île. En revanche, nous suggérons d'arrêter la délimitation exacte de la ZPG et de préparer le transfert de ses espaces urbanisés aux communes des Marquises afin qu'elles disposent d'une réserve foncière propre et gèrent au plus près du terrain les implantations d'équipements en bord de mer.
La première caractéristique de la situation polynésienne est l'abondance du contentieux des affaires de terre avec des indivisions successorales pléthoriques et une durée excessive des procédures : 65 mois en moyenne en première instance, soit plus de 5 ans, le plus ancien recours ouvert datant de 1979. Il est souvent nécessaire de reconstituer la chaîne de transmission successorale jusqu'aux titres initiaux enregistrés au XIXe siècle, les Tomite, en tout cas dans les archipels qui ont connu une procédure de revendication des terres au profit de la population à l'époque coloniale. Ailleurs, la preuve de la propriété est très difficile et doit passer par l'usucapion.
En vertu de l'autonomie dont elle dispose en tant que collectivité d'outre-mer régie par l'article 74 de la Constitution, la Polynésie française est compétente en matière de procédure civile et de droit des obligations, donc d'indivision conventionnelle. Sans s'immiscer dans la mise en oeuvre de ces compétences, vos rapporteurs souhaitent formuler un ensemble de préconisations permettant d'optimiser l'impact des réformes en cours, et en premier lieu l'installation du tribunal foncier, qui a été porté par l'actuel président du gouvernement de la Polynésie française, M. Édouard Fritch, alors député.
Nous souhaitons que soit garantie par l'État la mise en place opérationnelle du Tribunal foncier d'ici 2017, et qu'il soit doté des moyens humains (estimés à 3 magistrats et 4 greffiers) et des moyens matériels nécessaires à la résorption de l'arriéré. Pour garantir l'accès des justiciables au tribunal foncier, nous recommandons d'une part, de maintenir (aux Marquises et aux Îles-Sous-le-Vent) et d'ouvrir (aux Australes et aux Tuamotu-Gambier) des sections détachées dans les archipels, d'autre part, d'organiser des audiences foraines. Puisque la loi prévoit la désignation d'un commissaire du gouvernement de la Polynésie française devant le tribunal foncier afin de faciliter la mise en état, nous souhaitons qu'il soit désigné, en dehors de la direction des affaires foncières de Polynésie, par le Premier président de la cour d'appel afin de garantir son impartialité. La Chancellerie devra également être attentive à conserver, au sein de la magistrature exerçant en Polynésie, les compétences requises en matière de contentieux foncier.
Nous proposons en aval de rendre obligatoire, automatique et gratuite la transcription à la conservation des hypothèques de toutes les décisions de justice devenues définitives relatives aux partages judiciaires. En l'absence de transcription, les droits fonciers ne sont pas opposables aux tiers et le partage judiciaire demeure inopérant. En amont, il convient de continuer à favoriser l'essor des modes alternatifs de règlement des conflits comme la conciliation, la médiation, l'arbitrage ou la convention de procédure participative.
Il nous semble que l'installation du tribunal foncier doit être complétée par une évolution du droit au fond, c'est-à-dire par une adaptation du code civil à la société polynésienne. Pour assurer la cohérence de ces évolutions, il serait pertinent d'unifier la compétence en matière d'indivision successorale et d'indivision conventionnelle au profit de la Polynésie française, car la division actuelle est un facteur de brouillage et de blocage.
Sur le fond, il nous paraît essentiel de sanctuariser la jurisprudence de la cour d'appel de Papeete sur le partage successoral par souches pour résorber le phénomène des indivisions pléthoriques, la nécessité du recours à ce mode de partage étant à l'appréciation du juge de même que ses modalités. Contre la Cour de cassation, il faut admettre que l'ensemble des héritiers d'une souche familiale puisse être représenté dans l'action en partage dès lors qu'au moins l'un d'entre eux est partie à la cause.
Prenons une succession dont le de cujus est décédé il y a un siècle, ses enfants étant eux-mêmes décédés et les petits-enfants aussi, probablement les arrière-petits-enfants également. Dans de telles conditions, il est extrêmement difficile, voire impossible, d'attraire dans la cause initiale l'ensemble des indivisaires. On peut espérer que, pour chaque enfant du de cujus dont est issue une souche familiale, on pourra trouver un lointain héritier vivant qui sera partie à l'affaire. Peut-être même que l'on pourra partager non pas au niveau des enfants, mais des petits-enfants du de cujus, qui eux-mêmes sont à l'origine d'une souche plus restreinte. L'idée est que le partage par tête est soit impossible car nous ne connaissons pas l'identité et/ou la localisation de chaque ayant droit, soit absurde car il reviendrait à attribuer quelques centimètres carrés de terre à chacun eu égard au nombre pléthorique d'indivisaires. On forcerait en fait la licitation, c'est-à-dire la vente pour un partage en valeur et la dissipation définitive du patrimoine familial. Il faut arrêter cette mécanique infernale et admettre un partage collectif du bien initial qui restera alors en indivision, mais dans une indivision beaucoup plus restreinte et maîtrisable.
Par ailleurs, nous proposons trois autres évolutions de fond :
1°- pour l'application de l'article 887-1 du code civil en Polynésie française, il conviendrait d'écarter la possibilité pour un héritier omis de demander l'annulation du partage successoral, au bénéfice d'une action en indemnité. Sans cela, nous resterons dans la situation actuelle où les affaires ne sont jamais closes, où les partages sont systématiquement remis en cause dans leur intégralité. Il faut indemniser en valeur mais pas en nature l'héritier lésé par omission ;
2°- en l'absence d'héritiers ou d'ascendants privilégiés et pour tenir compte de la prégnance du lignage dans le modèle de la famille polynésienne, prévoir, par dérogation à l'article 757-3 du code civil, la possibilité d'une dévolution intégrale des immeubles aux collatéraux privilégiés. Les nouvelles unions après un veuvage sont fréquentes. Lorsque naissent des enfants de cette nouvelle union, ils deviennent héritiers indivis du bien familial, c'est-à-dire d'une partie de la terre des ancêtres alors qu'ils ne sont pas du même lignage. Cette situation est culturellement extrêmement pénible à vivre pour les Polynésiens. C'est pourquoi nous pourrions revenir par dérogation aux anciennes règles du code civil qui tendaient à maintenir le patrimoine familial intact au profit de la fratrie ;
3°- pour l'application à la Polynésie française de l'article 831-2 du code civil relatif aux règles d'attribution préférentielle du logement, il serait plus adapté de prévoir le bénéfice d'une telle attribution pour l'héritier copropriétaire se prévalant d'une occupation paisible et ancienne à titre de résidence principale. En effet, le critère actuel est d'avoir cohabité avec le défunt, mais pour un de cujus décédé il y a un siècle c'est impossible donc la règle actuelle aboutit au tirage au sort du logement entre centaines d'indivisaires d'un logement occupé par une famille qui court le risque de devoir céder son habitation.
Enfin, nous préconisons de modifier le code de procédure civile polynésien sur le modèle de la procédure en vigueur dans l'Hexagone et les DOM pour :
- introduire une injonction de conclure et une clôture d'instruction d'office, ce qui raccourcira le délai de mise en état du dossier et éviter les manoeuvres dilatoires ;
- limiter les conditions de recevabilité de la tierce opposition, en particulier le délai disproportionné de trente ans ;
- instaurer le ministère d'avocat obligatoire en première instance, tout en redimensionnant l'aide juridictionnelle, pour faire barrage aux pratiques frauduleuses prédatrices largement répandues des agents d'affaires, dont les conséquences sont parfois douloureuses pour les familles.
M. Robert Laufoaulu, rapporteur. - Il me revient d'évoquer les systèmes fonciers qui sont le plus éloignés du droit commun dès lors que la possession et les droits d'usage y sont exercés de façon prépondérante par une communauté, qu'il s'agisse d'une communauté villageoise, d'un clan ou d'une famille, et la coutume y est encore revêtue de la plus grande autorité. Les mondes coutumiers sont parfois encore très présents dans les territoires ultramarins : tantôt ils parviennent à cohabiter avec un cadre civiliste, comme les communautés amérindiennes et bushinengue de Guyane ou les clans et tribus de Nouvelle-Calédonie ; d'autres fois ils dominent la vie du territoire, comme à Wallis-et-Futuna.
Concernant les Amérindiens et Bushinengue qui ont traditionnellement vécu de façon itinérante sur de vastes espaces, leur sédentarisation au contact de la vie moderne a induit la mise en place de zones de droits d'usage collectif (ZDUC) ainsi que de cessions et concessions. Les ZDUC, qui ne nécessitent pas la création d'une personne morale, ont la préférence des communautés d'habitants. Or, alors que ces zones étaient prévues initialement pour assurer des droits de chasse, de pêche, d'affouage, de cueillette ou de culture sur brûlis, c'est-à-dire des droits d'usage collectifs centrés sur la notion de pure subsistance, se pose aujourd'hui la question de l'exploitation économique des ressources qui y sont situées, au-delà de la simple subsistance. C'est un exemple de confrontation, à travers les droits d'usage fonciers, entre organisation coutumière et vie moderne.
La coutume est également une donnée fondamentale de l'organisation sociale en Nouvelle-Calédonie où, selon l'Accord de Nouméa de 1998, « l'identité de chaque Kanak se définit d'abord en référence à une terre. » Cette seule citation illustre le caractère crucial de la question foncière, pivot du pacte social calédonien.
La Nouvelle-Calédonie bénéficie d'un système foncier stabilisé, même s'il reste complexe. La loi organique du 19 mars 1999 distingue trois grands régimes de propriété :
1°- la propriété privée est régie par le code civil dans sa version applicable au 1er juillet 2013, date du transfert à la Nouvelle-Calédonie de la compétence en matière de droit civil. Au 31 décembre 2015, les terrains privés représentaient environ 16 % du territoire ;
2°- le domaine des collectivités, la Nouvelle-Calédonie et ses provinces, couvre 55 % du territoire ;
3°- les terres coutumières.
C'est sur les terres coutumières qu'a porté l'essentiel de nos réflexions. Elles représentent 27 % du territoire, soit la totalité des Îles Loyauté et 17 % de la Grande Terre. Elles sont régies par la règle des « 4 i » : inaliénabilité, incessibilité, incommutabilité et insaisissabilité. Elles ne peuvent faire l'objet d'expropriation, même pour un motif d'utilité publique. Elles sont imprescriptibles.
Le propriétaire de terres coutumières est un titulaire collectif, le clan, la tribu ou un groupement de droit particulier local (GDPL). La répartition des droits d'usage est décidée par l'autorité coutumière. Apparu au début des années 1980 et doté de la personnalité morale par la loi référendaire du 9 novembre 1988, le GDPL forme une construction juridique originale. Il se situe à la jonction de la coutume, qui régit son fonctionnement interne, et du droit civil, qui s'applique aux relations juridiques établies avec des tiers extérieurs ne relevant pas du statut civil coutumier. Les GDPL ont connu un réel succès et ont permis la valorisation économique des terres coutumières. Sans être immédiatement transposable dans d'autres outre-mer, cette construction juridique n'en constitue pas moins un modèle de rencontre et de dialogue entre deux mondes aux logiques de fonctionnement très éloignées.
De plus, le recours aux baux formalisés, et notamment au bail emphytéotique, est de plus en plus fréquent sur les terres coutumières, ce qui répond à une demande forte de sécurisation des droits individuels. Enfin, la diversité des montages juridiques et financiers mis en oeuvre pour la réalisation d'équipements collectifs ou l'installation d'entreprises sur terres coutumières montre que l'articulation entre coutume et droit commun n'est pas de nature à faire obstacle à la volonté déterminée des acteurs politiques et économiques. Nous avons pu en faire le constat sur le terrain, dans les trois provinces.
Des évolutions sont par ailleurs en cours en vue d'une formalisation de la coutume. L'acte coutumier a ainsi été institué par une loi du pays du 15 janvier 2007, seule loi du pays prise en matière coutumière. Il permet la transcription dans des actes authentiques des palabres coutumiers. Ainsi, les décisions prises en matière d'attribution de terrains ou de droits d'usage au sein du GDPL ou du clan sont consolidées et l'on évite les contestations ultérieures. En revanche, le cadastrage des terres coutumières prévu par l'Accord de Nouméa reste une entreprise de longue haleine.
L'Agence de développement rural et d'aménagement foncier (ADRAF) est un autre acteur pivot de la question foncière en Nouvelle-Calédonie. EPIC de l'État, elle participe dans les zones rurales et suburbaines à la mise en oeuvre de la politique foncière d'aménagement et de développement rural dans chaque province. En particulier, elle mène des opérations d'acquisition auprès des propriétaires privés et des collectivités en vue d'attributions au titre du lien à la terre. Cette redistribution a ainsi concerné environ 1 500 ha par an depuis 1989. L'action redistributrice de l'agence est cependant aujourd'hui doublement freinée. D'une part, l'État s'est en partie désengagé financièrement, le ministère de l'agriculture ayant renoncé à abonder le budget de l'agence. D'autre part, des revendications foncières conflictuelles entre clans kanak conduisent au gel des quelque 9 000 ha que l'agence a encore en stock. L'article 23 de la loi organique du 19 mars 1999 prévoit le transfert de l'ADRAF à la Nouvelle-Calédonie sur demande du Congrès, mais aucune résolution n'a à ce jour été adoptée, ni aucun calendrier.
La Nouvelle-Calédonie a su évoluer et trouver un compromis entre la coutume et le droit civil, qui est à la fois respectueux du lien à la terre et favorable à la mise en valeur des terres. Cela me semble être un exemple qui pourrait inspirer la réflexion à Wallis-et-Futuna.
À Wallis comme à Futuna, les terres sont exclusivement et intégralement régies par la coutume et la transmission orale. L'assemblée territoriale est de droit compétente pour prendre des délibérations en matière coutumière et foncière, mais la gestion du foncier relève en réalité des autorités coutumières, les chefferies des trois royaumes d'Uvea, Alo et Sigave, agissant comme les « maîtres de la terre ».
L'inaliénabilité des terres empêche toute appropriation de la terre par un étranger qui est, au demeurant, interdite traditionnellement. Le domaine foncier communautaire, le toafa à Wallis et les plateaux à Futuna, a aujourd'hui quasiment disparu au profit d'une répartition entre les familles et des attributions également individualisées. Les chefferies n'exercent pas, en pratique, leur droit théorique de reprise, sauf parfois lorsqu'un individu attributaire ne met pas en valeur la terre.
L'article 5 du statut de 1961 prévoyait l'instauration d'un tribunal local compétent pour trancher les litiges coutumiers. Il a également été tenu en échec par l'opposition des chefferies. Pourtant, les autorités coutumières voient parfois leurs décisions contestées et privées d'effets par de simples particuliers. Ce fut le cas pour l'agrandissement de la piste de l'aéroport de Vele à Futuna. Les crises de succession qui secouent les royaumes conduisent à une fragilisation de l'autorité coutumière qui n'est compensée par aucune régulation institutionnelle, puisque l'assemblée territoriale refuse d'exercer sa compétence et que l'État ne prend aucune initiative pour faire appliquer les dispositions du statut en matière foncière.
Cela nuit évidemment à la sécurité juridique des transactions et des investisseurs. L'absence de cadre juridique applicable aux baux place les locataires en situation de précarité, ce qui stérilise toute initiative économique. La résiliation est souvent purement discrétionnaire, de même que les réévaluations de loyers.
L'État, comme l'Église catholique qui occupe pourtant une place centrale dans la vie quotidienne des habitants, doivent fréquemment composer avec des revendications foncières.
Les modifications de l'usage d'un terrain donné, légué ou concédé par le passé est souvent prétexte à faire valoir un droit de retour au profit du propriétaire coutumier. Ce peut être également le cas lorsque le nouvel usage est d'intérêt général et bénéficie à la population.
Face à ce brouillage des repères, à l'affaiblissement des modes de régulation traditionnels et à l'hémorragie démographique, notamment chez les jeunes, autorités coutumières et institutionnelles doivent réagir et prendre en main le destin du territoire. L'immersion dans le monde océanien auquel appartient Wallis-et-Futuna pourrait conduire à s'inspirer des modèles de tenure foncière conciliant pérennité de la coutume et sécurité des liens juridiques expérimentés à Fidji, au Vanuatu, aux îles Salomon ou encore aux Samoa.
À titre prospectif et afin d'instaurer une sécurité juridique indispensable à un développement aujourd'hui à l'arrêt, nous souhaitons faire plusieurs suggestions.
Il conviendrait de mettre en adéquation les textes et la pratique par une clarification du statut de 1961 en matière de gestion du foncier et de règlement des litiges. Sur la base du consensus actuel, nous considérons logique de conférer formellement aux chefferies la compétence d'attribution des terres et des usages fonciers. En revanche, afin d'éviter, grâce à la formalisation des accords passés, la résurgence de revendications reconventionnelles, nous préconisons que l'assemblée territoriale définisse un régime des baux par une délibération. À cette occasion, il pourrait être donné aux chefferies la faculté de déléguer à un tiers, agissant comme fiduciaire, la gestion des baux impliquant des personnes extérieures à Wallis-et-Futuna afin de rassurer les investisseurs potentiels. Nous nous inspirons ici du modèle du iTaukei Land Trust Board de Fidji. Pour statuer sur les litiges fonciers, nous préconisons de créer un tribunal local écheviné, avec des assesseurs coutumiers. Les chefferies conserveraient une fonction de médiation ou de conciliation en amont.
Enfin, nous invitons les chefferies à engager un travail de formalisation et de stabilisation de la coutume. Il serait utile de compléter cette tâche par la constitution d'un livre foncier dans lequel serait consigné l'ensemble des droits coutumiers reconnus sur la terre.
M. Michel Magras, président. - Grâce aux interventions des rapporteurs, vous avez pu prendre conscience de l'étendue du sujet, de la diversité des situations et de la complexité des cas concrets qu'ils ont étudiés. Nous ne pouvons nous rendre, pour chacun de nos travaux, dans l'ensemble des territoires ultramarins mais il faut souligner que nos déplacements sont indispensables pour collecter les informations nécessaires et pour toucher du doigt la réalité des problèmes. C'est pour prendre en compte la diversité des outre-mer que les rapporteurs ont été amenés à traiter individuellement chaque territoire et émettre des préconisations spécifiques pour chacun. Même si personne ne conteste les points communs qui unissent nos collectivités c'est bien l'impératif de différenciation territoriale qui s'impose à nous. Je crois que cette notion a même vocation à s'étendre à l'Hexagone.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur. - Je veux insister sur la qualité de l'accueil qui nous a été réservé dans chaque territoire où nous nous sommes rendus. Nos collègues ont été des relais essentiels pour l'organisation du déplacement. Je salue nos collègues Hilarion Vendegou, de Nouvelle-Calédonie, Lana Tetuanui de Polynésie, sans oublier Pierre Frogier et Nuihau Laurey, ainsi bien sûr que notre co-rapporteur Robert Laufoaulu. Le même accueil nous avait été réservé aux Antilles et en Guyane, l'année passée.
M. Jérôme Bignon. - Je vous félicite sincèrement pour ce travail passionnant, intelligent, pragmatique que vous avez su rendre compréhensible à tous. Le juriste que je suis ne peut que saluer une étude qui manie tant de concepts différents et complexes à l'articulation du droit civil et de la coutume. J'apprécie particulièrement vos propositions réalistes mais aussi ouvertes sur le monde. La comparaison que vous avez ébauchée avec Fidji ou le Vanuatu, les mondes océaniens en général, me semble très pertinente.
En vous entendant, on mesure combien l'indivision est bloquante. Sa situation reflète des crispations affectives fondamentales qui stérilisent toute évolution. Je me rappelle de notre visite sur la commune de Bouéni à Mayotte pour le Conservatoire du littoral dont j'étais président. Nous tentions d'acheter des terres qui étaient la propriété d'une famille des Comores extrêmement étendue. Les tensions intrafamiliales, les difficultés à établir clairement les droits de chacun se sont révélées redoutables. Plus près de nous, dans l'Hexagone, nous connaissons aussi des territoires où l'indivision bloque des projets. Le cas corse est connu mais la Bretagne n'est pas épargnée. Exemple : sur l'île d'Ouessant, les terrains ont été tellement divisés au sein des familles que l'on mesure les surfaces en sillon de charrue ! Dans mon département de la Somme, le cadastre est parfaitement à jour et les propriétés couvrent plusieurs hectares ; pourtant, il existe encore des biens communaux et des problèmes de remembrement qui freinent le tracé du nouveau canal Seine-Nord. La reconnaissance des droits de chasse et la gestion des droits communaux sont des survivances très anciennes. Il est vrai que, dans l'Hexagone, nous avons largement réussi à régler nos difficultés malgré ces éléments rémanents. Je mesure l'immensité de votre travail. C'est une bouffée d'air frais qui, je le crois, va permettre aux outre-mer d'avancer dans le règlement de leurs problèmes en respectant leurs traditions.
Mme Odette Herviaux. - À mon tour, je félicite tous ceux qui ont oeuvré à ce rapport, dont l'ampleur et la profondeur sont frappantes. Lorsque nous avons lancé notre étude sur le foncier en 2014, j'avoue m'être demandée comment nous allions réussir à maîtriser un dossier d'une telle complexité et à proposer des solutions crédibles. En effet, je m'appuyais sur mon expérience de maire où j'ai dû traiter des problèmes similaires, quoique beaucoup plus limités que ceux de l'outre-mer. Je pense aux communs de village qui rentrent parfois dans des successions très anciennes et qui se révèlent très difficiles à récupérer par les communes même lorsqu'ils semblent laissés à l'abandon. Au-delà de l'île d'Ouessant, les maires de mon département du Morbihan qui veulent acheter des terrains pour constituer des réserves foncières découvrent avec stupeur qu'ils sont détenus par un grand nombre de propriétaires, chacun d'entre eux possédant quelques sillons parallèles étendus sur plusieurs kilomètres jusqu'au bord de mer.
Ce qui me paraît essentiel dans votre rapport, c'est, sans vouloir casser la tradition, d'ouvrir la voie d'une coopération de tous au service du développement des territoires.
M. Georges Patient. - Vous avez mené à bien un travail gigantesque. Nous connaissons tous l'importance des questions foncières en outre-mer. Elles mériteraient une plus grande attention de la part du Gouvernement mais aussi du Parlement. Je souhaite que vos propositions soient prises en compte et trouvent une traduction opérationnelle. Le président Magras a rappelé l'importance de la différenciation territoriale. Il a sans doute raison sur ce point mais nous devons aussi savoir nous inspirer de solutions déjà éprouvées dans un territoire ultramarin pour l'adapter dans un autre qui connaît les mêmes difficultés. Votre rapport incite ainsi à comparer les situations de la Nouvelle-Calédonie et de la Guyane. Il me semble que la situation foncière stabilisée de la Nouvelle-Calédonie est beaucoup plus équilibrée que celle que nous connaissons en Guyane où l'État conserve la maîtrise de 95 % du territoire et où les populations autochtones ne disposent pas de terre coutumière mais seulement de droits d'usage.
M. Michel Magras, président. - J'avoue que la répartition des terres en Guyane et le poids de l'État nous étonnent.
M. Guillaume Arnell. - Je salue le travail qui a été réalisé par les rapporteurs. En tant que vice-président de la collectivité de Saint-Martin, en charge du développement du territoire et de l'aménagement rural, j'ai la difficile tâche de régler les questions foncières, surtout les régularisations sur la ZPG. J'admire l'adresse de nos rapporteurs qui savent présenter avec clarté et simplicité des questions aussi complexes. Il me sera très utile de faire référence aux travaux de la délégation pour gérer les conflits sur mon territoire. J'y trouverai les voies et les moyens de faire patienter mes compatriotes en leur montrant que les situations sont trop complexes pour pouvoir être résolues dans l'instant. Tout n'est pas qu'affaire de volonté, il faut encore dessiner des solutions juridiquement solides et avoir le temps de traiter chaque dossier selon des procédures stabilisées. Il est fort dommage que l'État ne nous apporte pas un soutien plus actif. Nous saurons relayer vos propositions pour résoudre des situations enlisées depuis trop longtemps. J'ai été moi-même très heureux que vous ayez pu dresser un état des lieux sur place à Saint-Martin, l'année dernière.
Mme Vivette Lopez. - Je ne peux que m'associer à ce concert de louanges. Votre rapport pose des fondations sur lesquelles nous pourrons construire. Vous avez insisté sur l'importance des déplacements pour prendre le pouls des populations. Comment avez-vous réussi à associer toutes les parties prenantes dans chaque territoire ?
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur. - Lors de nos missions, nous associons systématiquement l'ensemble des personnes impliquées. Lorsque nous avons inscrit au programme de travail de la délégation la question foncière, nous ne devinions pas à quel point les difficultés étaient épineuses. Néanmoins, ce ne sont pas des sujets nouveaux. Dans chaque territoire, des réflexions ont été menées et la population est très impliquée. Nos rapports prennent en compte la voix qui remonte des territoires.
M. Jacques Cornano. - Nos collègues ont réalisé un travail cyclopéen qui mérite nos félicitations. Leurs trente propositions contiennent des éléments très pertinents pour résorber les désordres liés aux indivisions.
Mme Lana Tetuanui. - Je m'associe à mes collègues pour remercier les rapporteurs de leur travail. Ils présentent un état des lieux de la situation foncière en Polynésie conforme à ce que nous pouvons appréhender sur place. Les préconisations sont axées sur la perspective du développement économique mais nous ne devons pas oublier l'aspect culturel. Par exemple, il restera toujours difficile pour les Polynésiens d'accepter qu'un enfant qui ne soit pas du lignage, issu d'un second lit, puisse prétendre à hériter une part de la terre familiale.
D'un certain point de vue, la Polynésie française est en avance sur certains outre-mer en ayant obtenu l'engagement de l'État sur la mise en place du tribunal foncier qui est en cours.
Certaines préconisations du rapport sont intéressantes même si je ne doute pas qu'elles susciteront des réactions très vives de la part de mes collègues indépendantistes. Il faut avouer que pour un grand nombre de Polynésiens, c'est le code civil qui est venu semer le désordre dans les affaires de terre.
M. Mathieu Darnaud, rapporteur. - Pour répondre à notre collègue Georges Patient, il est vrai que les comparaisons entre outre-mer présentent un grand intérêt, si nous savons éviter l'écueil de la pure et simple transposition. Je pense au cas du GIRTEC en Corse qui est souvent cité en référence. En réalité, il n'est pas adapté au type d'indivisions que les Antilles connaissent ; il l'est encore moins en Polynésie française pour toutes les raisons culturelles qu'a évoquées Lana Tetuanui.
L'élément-clef dans l'évolution de la question foncière réside dans la transition générationnelle. Les jeunes générations n'ont pas les mêmes aspirations, ni les mêmes références ; ils jouent un rôle moteur dans l'individualisation de la propriété foncière.
Jérôme Bignon et Odette Herviaux ont eu parfaitement raison de nous rappeler que l'on retrouve dans l'Hexagone des éléments qui font penser à l'outre-mer surtout en milieu rural : le lien à la terre, les communs, l'indivision. Lorsque ces difficultés sont surmontées dans l'Hexagone comme en outre-mer, la solution est venue d'une approche fonctionnelle des problèmes pour dépasser des conflits identitaires.
M. Michel Magras, président. - Les aspects culturels de la question foncière sont pleinement pris en compte par les rapporteurs qui tentent dans leurs propositions de leur donner une traduction juridique, notamment via l'adaptation du code civil.
M. Jacques Gillot. - Je me joins aux félicitations communes. Ma question s'adresse davantage à Georges Patient. La répartition des terres en Guyane satisfait-elle la population ? Comment peut-on libérer ou mobiliser les terrains du domaine de l'État au service du développement des territoires ?
Mme Gisèle Jourda. - Je veux à mon tour exprimer ma reconnaissance aux rapporteurs. J'apprécie particulièrement que vous ayez pris le soin de présenter vos préconisations territoire par territoire pour faire droit aux spécificités de chacun d'entre eux. Vous avez particulièrement attisé ma curiosité par votre présentation de la Nouvelle-Calédonie, notamment à propos du cadastre coutumier et de l'action de l'ADRAF.
M. Michel Magras, président. - Pour répondre à Jacques Gillot, le premier volet de notre étude, adopté l'année dernière, portait sur la gestion du domaine public et privé de l'État et les rapporteurs, dont faisait partie Georges Patient, avaient émis des préconisations très fortes.
M. Georges Patient. - En effet, notre rapport visait à mettre fin à une gestion domaniale que nous estimons jalouse et stérile. La Guyane a subi une injustice historique en 1946 lors de la départementalisation puisque les forêts n'ont pas été attribuées à la collectivité et sont restées aux mains de l'État. Les communes, comme la nouvelle collectivité unique, ne disposent pas de réserves foncières et doivent ponctuellement solliciter l'État pour qu'il leur concède le foncier nécessaire aux équipements collectifs. Cette situation est rendue encore plus intolérable par le fait que l'État refuse de fiscaliser ses forêts dont l'Office national des forêts (ONF) est gestionnaire, en complète contradiction avec le droit commun. Nous avions proposé la libération immédiate de 110 000 hectares sur l'ensemble des 8 millions que possède l'État. Malheureusement, rien n'évolue.
M. Félix Desplan. - Votre rapport, par sa qualité, nous prouve combien notre choix de la question foncière comme thème d'étude était pertinent. Pourriez-vous revenir sur vos propositions de sécurisation des terrains contre les occupations illégales et l'encadrement de la construction de « bangas » ?
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur. - Mayotte est frappé par une immigration clandestine massive. L'île compte 220 000 habitants officiellement et le double en incluant les clandestins. C'est de là que provient la crise majeure que nous connaissons aujourd'hui. Nos propositions visent à transformer en délit la non-exécution d'une décision de justice ordonnant l'expulsion. Ainsi les forces de l'ordre pourront intervenir sans frais et sans procédure supplémentaires à la charge des propriétaires privés. Notre encadrement de la construction des « bangas » vise à réagir contre l'émergence de véritables bidonvilles. Une déclaration préalable permettrait d'informer les maires qui doivent disposer de tous les éléments d'information en matière de construction dans le ressort de leur commune pour développer une politique d'urbanisme cohérente. L'infraction au régime de déclaration préalable permettra également une intervention des forces de l'ordre qui pourra aller jusqu'à la destruction du « banga ».
M. Michel Magras, président. - Il est temps désormais d'adopter le rapport en l'absence d'objections, puis-je considérer, mes chers collègues, que vous l'approuvez et que vous en autorisez la publication ?
M. Jacques Gillot. - Bien sûr, ils n'ont reçu que des éloges !
M. Michel Magras, président. - Il en est ainsi décidé.
La délégation sénatoriale à l'outre-mer a adopté le rapport à l'unanimité des présents.