Mercredi 8 juin 2016
- Présidence de M. Jacques Legendre, président -La réunion est ouverte à 14 h 32.
Audition de Mme Ayça Saritekin, Conseillère à l'Ambassade de Turquie en France
M. Jacques Legendre, président. - Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui Mme Saritekin, Conseillère à l'Ambassade de Turquie en France. Chère Madame, nous vous remercions de représenter Son Excellence M. Hakki Akil, dont l'audition était prévue mais qui a eu un empêchement. Peut-être aurons-nous l'occasion de reprogrammer ultérieurement son audition, avant la présentation de notre rapport. Notre mission d'information a pour objet l'accord passé le 18 mars dernier entre l'Union européenne et la Turquie. Nous voudrions, en préambule, que vous nous fournissiez quelques repères sur les réfugiés présents en Turquie. Quel est actuellement leur nombre, qu'ils soient syriens ou non sur le sol turc ? Quelle a été l'évolution de leur effectif au cours des cinq dernières années ? Comment se répartissent-ils sur le territoire ? Enfin, continuent-ils d'arriver en Turquie et l'accord a-t-il eu aussi un effet positif sur ce plan ? Si ce mouvement se poursuit, d'où proviennent-ils ? En ce qui concerne l'accord, il ne vise, pour l'essentiel qu'à accélérer la mise en oeuvre d'outils juridiques et de procédures existantes. Sa principale « innovation », la possibilité de réadmettre en Turquie des demandeurs d'asile est, semble-t-il, une proposition turque au départ. Cet accord fonctionne, puisque les flux vers la Grèce ont diminué de plus de 90 % depuis son entrée en vigueur. Or aujourd'hui, la crainte est que le Parlement turc ne ratifie pas l'accord, si aucun progrès n'est fait en matière de libéralisation des visas. Progrès qui, soulignons-le, dépendent de la Turquie. Mais l'intérêt de la Turquie dans cet accord se limite-t-il au volet des visas ?
Mme Ayça Saritekin, Conseillère à l'Ambassade de Turquie. - Je voudrais vous remercier de me recevoir et vous prie à nouveau d'excuser M. l'Ambassadeur, dont l'emploi du temps ne lui a pas permis de venir devant votre mission. J'aborderai, à titre liminaire, la politique conduite par la Turquie vis-à-vis des réfugiés syriens. Depuis le début de novembre 2011, la Turquie a ouvert ses portes aux Syriens qui fuient la guerre et la persécution dans leur pays. Une aide humanitaire a également été fournie sans aucune distinction ethnique ou religieuse et le principe de non-refoulement a été respecté. Les Syriens se sont vus reconnaître un statut de protection temporaire, conformément aux obligations de la Turquie en matière internationale. La création de ce statut repose sur une base légale : le règlement de protection temporaire qui est entré en vigueur en octobre 2014.
Le nombre de réfugiés en Turquie s'élevait, au 6 juin 2016, à 2 744 915 personnes d'origine syrienne, soit quelque 2,7 millions de personnes auxquelles s'ajoutent 300 000 réfugiés de différentes nationalités, dont 200 000 Irakiens. Au total, le nombre de réfugiés en Turquie s'élève donc à 3 millions de personnes. Parmi les réfugiés syriens, 259 896 vivent dans les vingt-six centres de protection provisoires, et le reste dans les diverses provinces turques notamment frontalières avec la Syrie telles que Þanlýurfa, Hatay, Gaziantep et Kilis et aussi dans les grandes villes comme Istanbul, Ankara ou Izmir. Le nombre des nouveau-nés dans les camps s'élève aujourd'hui à 152 000. Tous les réfugiés syriens sont enregistrés bio-métriquement et disposent d'une carte d'identité qui contient également leurs empreintes digitales. Leur enregistrement précède une procédure de contrôle de santé.
Nous assurons gratuitement aux réfugiés bénéficiaires d'un statut temporaire l'alimentation, les soins de santé, l'éducation ainsi que des activités sociales. Les réfugiés syriens, qui se trouvent en dehors des camps sont également sous le contrôle de notre régime de protection et ont également accès aux soins de santé et à l'éducation.
Depuis cinq années, la Turquie a assumé ses responsabilités en accueillant tous ces Syriens, mais avec l'intensification de la crise migratoire et ses images tragiques comme le décès du petit Aylan Kurdi, l'Europe a pris la mesure de l'ampleur du phénomène. La Turquie et l'Union européenne ont alors franchi une nouvelle étape. Celle-ci s'est traduite par la « normalisation » de nos relations.
En novembre dernier, l'Union européenne s'est associée à la Turquie dans le cadre d'un « plan d'action commun », dont la mise en oeuvre a amélioré les conditions de vie des Syriens en Turquie, tout en limitant l'immigration irrégulière en Mer Egée. La Turquie a appliqué avec détermination ce « plan d'action » qui a permis d'atteindre de très bons résultats.
Dans ce cadre, avant la réintroduction des visas pour les Syriens venant des pays tiers, le 9 janvier dernier, 40 000 personnes passaient la frontière turque chaque semaine. Une fois les visas réintroduits pour les Syriens venant des pays tiers, ce nombre a baissé pour atteindre environ 1 000 entrées. Depuis le 15 janvier, les Syriens peuvent se voir délivrer un permis de travail, ce qui apporte une amélioration réelle à leurs conditions de vie.
En outre, les mesures policières que la Turquie a appliquées avec vigilance depuis le début de la crise ont elles aussi produit de bons résultats. Pour preuve, près de 7 000 personnes passaient la frontière chaque jour en novembre 2015, alors qu'en février 2016, ce chiffre baissait à 2 000. Ces mesures n'étaient cependant pas suffisantes pour endiguer les flux migratoires irréguliers. Comme vous l'avez mentionné, Monsieur le Président, lors du Sommet du 7 mars, la Turquie a fait une proposition qui fut acceptée par l'Union européenne le 18 mars dernier. Cette résolution dite de « un pour un » visait d'une part à mettre un terme aux pertes en vies humaines dans la Mer Egée, d'autre part à démanteler les réseaux de passeurs et enfin à organiser une forme « régulière » d'immigration. La Turquie était animée par des motivations humanitaires et cet accord a permis d'enregistrer des résultats tout à fait tangibles.
La Turquie a souhaité créer un effet dissuasif destiné à frapper les esprits. Cette démarche a fonctionné. En effet, depuis l'application de l'accord, certains jours ne connaissent aucun passage et aucun décès à déplorer en Mer Egée. Certaines allégations, relatives au retour des flux en raison de l'amélioration des conditions météorologiques, se sont avérées fausses. Aujourd'hui, la route centrale méditerranéenne a certes été réactivée, mais ce n'est plus le cas pour la Mer Egée.
Je souhaiterais préciser un point. L'accord contient des éléments importants concernant les relations entre la Turquie et l'Union européenne. La crise migratoire, comme je l'ai rappelé à titre liminaire, a donné lieu à la normalisation, au sens strict du terme, des relations entre la Turquie et l'Union européenne. L'accord comporte la libéralisation des visas qui n'est nullement un engagement nouveau de l'Union européenne puisque le dialogue de libéralisation a été lancé en parallèle de la signature de l'accord de réadmission signé en 2013. On a juste « anticipé » l'exécution de ce paquet dont les deux volets sont inséparables. L'ouverture des chapitres constitue, me semble-t-il, un sujet anodin par rapport à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, mais cette démarche ne permet nullement d'en présager l'accélération. J'ajouterai que l'accord de mars dernier fonctionne très bien, mais que certaines hésitations se font jour quant à la pérennisation des résultats qui viennent d'être obtenus. Ainsi, la désorganisation des Autorités grecques empêche l'échange de migrants avec la Turquie et un tel obstacle peut nuire à l'effet psychologique et dissuasif de cet accord. En effet, si les réseaux clandestins et les migrants comprennent que cet accord est inopérant, les flux peuvent « redémarrer ». Nous pensons en conséquence qu'il importe de soutenir la Grèce dans ses efforts pour traiter la question migratoire. Je vous remercie de votre attention.
M. Jacques Legendre, président. - Je vous remercie, Madame, pour cette première série de réponses et vais tout de suite donner la parole à notre rapporteur, M. Michel Billout.
M. Michel Billout, rapporteur. - Madame la Conseillère, je voudrais assurer, par votre intermédiaire, la Turquie de la solidarité du Sénat français après les nouveaux attentats qui viennent de frapper votre pays. Je commencerai par vous adresser une première série de questions qui concerne la façon dont la Turquie s'efforce de respecter le droit des réfugiés dans cette période un peu difficile. Suite à vos propos évoquant l'accueil massif assuré par votre pays d'un très grand nombre de réfugiés syriens et l'application du principe de non-refoulement notamment sur la frontière turco-syrienne, un grand nombre d'observateurs nous indiquent que ce n'est plus le cas aujourd'hui. D'après leurs témoignages, la Turquie serait actuellement « fermée », ce qui pourrait conduire à s'interroger sur le statut de « pays tiers sûr » qui vous a été reconnu notamment par la législation grecque. Qu'en est-il donc aujourd'hui de la politique turque à l'égard des nouveaux réfugiés syriens qui se présentent à la frontière, compte tenu notamment des nouvelles opérations militaires conduites en Syrie ? Comment envisagez-vous la présence des réfugiés syriens à long terme sur le territoire turc, car la question syrienne ne saurait être réglée à brève échéance ? La Turquie prévoit-elle leur « retour au pays » ou prend-elle le parti de les intégrer ?
Je formulerai une autre question. L'« arrangement » entre l'Union européenne et la Turquie prévoit des adaptations législatives ou réglementaires en Turquie afin que des garanties supplémentaires soient apportées aux personnes ayant besoin d'une protection internationale, qu'elles soient ou non syriennes. Nous savons que des mesures ont été prises en ce sens, avec des garanties écrites. Ces mesures sont-elles bien mises en oeuvre ? La pratique de l'asile, dans votre pays, évolue-t-elle dans le même sens ?
En outre, la Turquie envisage-t-elle de tirer les conséquences de ce renforcement de la protection internationale, en levant formellement la restriction géographique qu'elle oppose à l'application de la Convention de Genève qui lui est tout à fait spécifique ?
Mme Ayça Saritekin. - Je vous remercie de vos questions. Je répondrai tout d'abord à celle concernant la législation turque concernant les étrangers et leur protection internationale. Cette loi est entrée en vigueur en 2014 et avait reçu l'aval du Haut-commissariat aux réfugiés (HCR). Mais cette première loi ne concernait que les individus et il nous a fallu gérer l'arrivée « en masse » de migrants. Nous avons dû promulguer une réglementation spécifique destinée à ces masses de personnes arrivant en Turquie. D'ailleurs, avant que ne survienne cette crise migratoire envers l'Europe, personne ne questionnait la politique migratoire conduite par Ankara ni ne remettait en cause la qualité des infrastructures destinées à l'accueil des réfugiés. Après le commencement de la crise, la Turquie a essuyé des accusations sans fondement de la part des organisations non gouvernementales et des groupes d'intérêt. Certes, nous avons des restrictions géographiques à l'application de la convention de Genève, mais nous disposons de notre propre législation qui fournit assez de protections aux réfugiés en Turquie. Cette législation nationale s'avère totalement conforme aux critères internationaux. Aucune lacune juridique n'est par conséquent à déplorer s'agissant de la protection que nous accordons aux Syriens. En outre, la Convention de Genève prévoit également le partage du fardeau et des responsabilités, mais cet aspect est toujours passé sous silence. On nous oppose souvent ces restrictions géographiques, mais depuis longtemps la Turquie a dépassé ce seuil grâce à sa législation nationale. Les polémiques qui entourent ces restrictions géographiques sont purement « politiques ».
Depuis cinq ans, la Turquie a assumé totalement ses responsabilités envers les Syriens. Elle a ainsi dépensé pour eux plus de 10 milliards de dollars, la crise syrienne a un impact de près de 30 milliards de dollars pour l'ensemble de l'économie turque. Nous accueillons tout de même trois millions de réfugiés ! De ce fait, la Turquie agit toujours pour répondre à la fois d'un point de vue juridique et politique aux besoins des Syriens. Nous avons ainsi accordé le droit de travailler en janvier dernier, ce qui permet d'intégrer ces personnes dans notre économie. De fait, notre pays a une vision à long terme de l'intégration de ces populations. Ainsi, les enfants d'origine syrienne en âge d'être scolarisés peuvent bénéficier, l'après-midi, d'une parité de cours avec des enseignants eux-aussi d'origine syrienne. Cet aménagement du temps scolaire souligne notre préoccupation d'éviter que ces enfants ne deviennent pas une « génération perdue ».
Contrairement aux allégations qui ont pu être faites ici ou là, la Turquie ne contraint nullement les Syriens à retourner en Syrie. Tous les retours volontaires s'effectuent sous l'égide du HCR. En outre, par exemple si le conflit à Alep s'intensifie, ce qui induirait un nouvel exode de réfugiés, il faudrait sans doute revoir les dispositifs actuellement mis en oeuvre. Pour que cette crise connaisse un terme, il faut une solution politique en Syrie. Mais c'est un autre sujet qui mérite une discussion séparée. Le risque demeure quant à une arrivée en masse de réfugiés à nos frontières.
M. Jacques Legendre, président. - Monsieur le Rapporteur, avez-vous d'autres questions ?
M. Michel Billout, rapporteur. -Tout à fait, Monsieur le Président. Cependant, je tenais à clarifier un point. Nous ne sommes pas ici pour nous faire l'écho d'allégations ou pour donner des leçons à la Turquie sur la problématique des réfugiés. Nous sommes ici pour comprendre comment l'accord du 18 mars fonctionne et peut susciter des questions au regard du respect du droit international. Nous souhaitons également obtenir des informations plus générales sur le traitement de cette question migratoire, qui ne va pas s'arrêter demain, entre la Turquie et l'Europe. Je comprends bien l'inquiétude de la Turquie sur le fait qu'elle accueille aujourd'hui près de trois millions de réfugiés, sans présager de la suite de cette immigration. D'ailleurs, la Turquie considère-t-elle avoir atteint une limite quant au nombre de ressortissants syriens accueillis ou, au contraire, s'estime-t-elle capable de reculer les « limites » du « possible » en la matière ?
Mme Ayça Saritekin. - Notre pays n'a nullement fixé de limite quant à l'accueil des réfugiés syriens. Il y a quelques mois, leur nombre s'élevait déjà à deux millions et sa hausse s'est effectuée contre toute attente. La Turquie continue à fournir sans hésitation une aide humanitaire à tous les Syriens et aux Irakiens qui la lui demandent, que ce soit sur son sol mais aussi au-delà de ses frontières. L'évolution de cet accueil dépend de celle de la guerre, mais la volonté de la Turquie demeure constante. Nous avons eu quatre élections en une année et aucun parti politique n'a utilisé les Syriens ou les réfugiés comme une question politique. Ce sujet n'a jamais politisé, à l'inverse de ce qui s'est produit dans certains États européens. Cette question a toujours fait l'objet d'un traitement humanitaire, sans doute pour des motifs culturels. Pour répondre encore à de fausses allégations, la Turquie est un pays aussi sûr que la France et son inclusion dans une liste de pays sûrs n'a pas à être débattue. Considérer la Turquie comme un pays « non sûr » est pour nous une démarche irrecevable, comme si notre pays était considéré comme sûr pour les trois millions de réfugiés et « dangereux » pour les ressortissants turcs. C'est un paradoxe et il incombe aux autorités européennes de le résoudre.
M. Michel Billout, rapporteur. - J'aurais également une autre série de trois questions. À la suite de l'accord de mars dernier, il est apparu que la Turquie était tout à fait en mesure de contrôler ses côtes et ses frontières maritimes, de lutter efficacement contre les réseaux de passeurs et, en conséquence, de juguler dans une très large mesure le départ massif de réfugiés des côtes turques vers l'Union européenne. Or, avant la conclusion de l'accord, la Turquie laissait entendre que lutter contre les passeurs et les flux migratoires relevait quasiment d'une mission impossible. Qu'est-ce qui a permis une telle évolution ? Quelles dispositions très pratiques la Turquie a-t-elle été amenée à mettre en oeuvre ? Vous avez par ailleurs évoqué le montant de l'effort budgétaire consenti par la Turquie à l'accueil des réfugiés syriens. Cet accord a permis de renouveler le principe d'une aide de trois milliards d'euros de l'Union européenne à la Turquie qui pourrait être complétée par une aide supplémentaire de trois autres milliards. J'avoue cependant que nous n'avons toujours pas bien compris ici, dans le cadre de la mission, comment cette aide parviendrait aux intéressés. Celle-ci, nous a-t-on dit, ne sera pas directement versée à l'Etat turc et devrait contribuer au financement d'actions conduites par des organismes indépendants. Quels sont ces organismes ? Je vous pose cette question car les principales ONG que nous avons auditionnées nous ont fait part de leurs difficultés à agir comme elles le souhaiteraient sur le territoire turc. Pourriez-vous nous donner votre vision quant à la possibilité d'utiliser ces fonds, afin qu'ils soient effectivement versés et qu'ils puissent être utiles ? Enfin, s'agissant de la problématique de l'accès au travail pour ces millions de réfugiés, vous nous avez indiqué que le droit de travailler avait été formellement accordé en janvier dernier aux réfugiés syriens. Bien que cette mesure soit récente, ce droit se traduit-il déjà dans la pratique et êtes-vous en mesure de nous donner des informations quant à l'accès des réfugiés syriens au travail et qu'en est-il des autres réfugiés auxquels une protection est également reconnue ?
En outre, comme vous l'avez indiqué, la Turquie accueille 2,7 millions de réfugiés syriens, dont 300 000 dans les camps et je dois dire que les personnes que nous avons auditionnées ont salué la qualité de l'accueil dont ont bénéficié ces réfugiés ; je pense notamment aux camps placés sous l'égide du Croissant rouge. La Turquie fournit des efforts importants pour l'accueil de ces migrants, même si la problématique du « phénomène de masse » demeure. En effet, ces personnes sont accueillies autour des villes turques et leur situation demeure délicate. D'ailleurs, au cours de nos auditions, il nous a été indiqué que l'aide des trois milliards d'euros serait plutôt destinée à ces réfugiés qu'à ceux qui sont déjà accueillis dans les camps et dont l'accès au droit est déjà satisfaisant.
Mme Ayça Saritekin. - Je commencerai par répondre à votre question portant sur les passeurs. On a reproché à la Turquie de ne pas avoir pris assez de mesures sécuritaires avant la signature de l'accord. Cette réflexion est sans fondement. En effet, la Turquie a arrêté 4 471 passeurs en 2015. Durant cette même année, près de 91 000 réfugiés illégaux ont été arrêtés le long des 3 000 kms des côtes égéennes. De tels chiffres démontrent le travail effectué par les garde-côtes et les policiers. La Turquie a manifestement pris l'ensemble des mesures policières nécessaires avant et après la crise. Or, j'insiste sur le fait que l'accord que nous avons conclu a eu un indéniable effet psychologique et c'est là une réussite de la démarche conjointe à l'Union européenne et à la Turquie que d'avoir fait passer un message dissuasif aux passeurs et aux immigrés irréguliers. Pourquoi payer des milliers d'euros pour partir en Grèce avant d'être renvoyé en Turquie ? En revanche, si toutes les mesures policières, sécuritaires et frontalières ont bien été prises jusqu'au début de la crise, elles demeurent en elles-mêmes insuffisantes, comme nous l'a démontré la continuation des flux. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous sommes parvenus à un accord. Les passeurs, quant à eux, génèrent un chiffre d'affaire colossal de près de quatre milliards de dollars et leurs réseaux se structurent en cellules : pour preuve, si les chauffeurs de bus connaissent les passeurs, ils ne connaissent pas les conducteurs de bateaux. Nous avons fait de notre mieux pour les combattre. Ainsi, en 2016 ainsi, 1 887 passeurs ont été arrêtés et 400 parmi eux ont été emprisonnés. En outre, 73 751 migrants irréguliers ont également été renvoyés. Nous poursuivons ainsi nos efforts depuis le début de la crise. Encore une fois, nous ne pouvons que nous féliciter de l'effet psychologique suscité par cet accord.
S'agissant des trois milliards d'euros destinés aux besoins des Syriens, je vous rappelle que la Turquie a déjà dépensé quelque dix milliards de dollars depuis le début de cette crise. Cependant, dans le cadre du partage du fardeau et des responsabilités, nous attendons que l'Union européenne assure sa part. Notre accord mentionne également une somme de trois milliards d'euros. A quelles populations celle-ci est-elle destinée ? Vous avez évoqué son éventuelle destination vers les camps de réfugiés situés aux abords des villes. Cet argent est destiné à répondre aux besoins de tous les Syriens quelle que soit leur localisation. L'aide de la Turquie n'est pas limitée à sa seule assistance dans les camps, puisque les Syriens en dehors des camps ont accès aux services offerts par la Turquie. Les besoins sont encore importants. Pour preuve, sur les 830 000 enfants syriens en âge d'être scolarisés, seuls 300 000 le sont effectivement. La Turquie a ainsi partagé avec l'Union européenne la liste des projets qu'elle comptait conduire dans ce cadre. Le dialogue à ce sujet avec l'Union européenne est très fructueux. Nous attendons que le versement de ces montants soit effectif et rapide, conformément aux engagements souscrits par l'Union européenne qui doit maintenant les honorer. La Turquie a ainsi assumé son rôle.
Enfin, la plupart des réfugiés se trouve en dehors des 26 centres provisoires qui sont situés dans dix villes. On ne peut sans cesse installer de nouveaux camps. Alors que l'Europe de 500 millions de personnes, n'a pas pu accueillir un million de personnes, notre pays a su en accueillir 3 millions ! Ainsi, à Kilis, la population turque est devenue minoritaire. D'ailleurs, le taux de criminalité des Syriens y est très bas, ce qui témoigne de la qualité de l'accueil que nous leur offrons.
M. Michel Billout, rapporteur. -- Sur l'accès au droit de travailler ?
Mme Ayça Saritekin. - Pour être autorisés à travailler, les Syriens doivent se trouver en Turquie depuis six mois. Notre règlement mentionne des seuils, afin d'assurer l'intégration de ces populations dans l'économie turque. Certes, le travail clandestin existe, mais cette réglementation vise également à le diminuer. Tout est ainsi fait pour donner une base légale, sous le contrôle des autorités, au travail des Syriens.
M. Jean-Yves Leconte. - Nous voyons bien combien la Turquie reçoit de réfugiés par rapport à l'Union européenne. Nous mesurons également l'évolution de notre propre législation, dans les domaines comme la sécurité ou la lutte contre le terrorisme. Nous comprenons ce que la Turquie vit, par rapport à notre propre expérience. Il ne s'agit nullement de donner des leçons mais de s'interroger sur ce qui est fait. Vous avez évoqué le fait que la Turquie n'a pas ratifié l'ensemble de la Convention de Genève et que la conformité de votre législation interne avec celle-ci évinçait tout problème. Il me semble toutefois que subsiste un décalage, car la Turquie n'est responsable que vis-à-vis d'elle-même, sans obligation conventionnelle. Compte tenu de cela, il est difficile pour les autres pays, dont la Grèce, de considérer que votre engagement puisse être bilatéral, faute d'une base multilatérale. Le fait de ne pas avoir ratifié la totalité de la convention de Genève demeure, même si dans les textes on peut considérer que votre loi est conforme aux exigences de la Convention de Genève.
Ma deuxième question concerne toujours le droit au travail. A quelle situation la notion de « réfugié » renvoie-t-elle ? S'agit-il de toute personne arrivant sur le territoire turc ou obtenant la protection sur le territoire turc ? Dans ce cas-là, celle-ci a certes le droit au travail, mais son accès à la demande d'asile demeure problématique. Nous rencontrons d'ailleurs ce même problème en Ile de France.
Par ailleurs, lorsque vous parlez d'effet psychologique, si les sorties sont bloquées depuis la Turquie qui reste « ouverte », les personnes qui ont besoin de protection viendront inéluctablement vers vous. N'allez-vous pas nécessairement vous retourner à terme vers l'Europe pour lui signaler votre difficulté d'accueillir une masse continue de réfugiés ?
J'en viens à ma quatrième question. Vous nous dites qu'il n'y a pas de situation difficile en Turquie aujourd'hui. Or, même l'Ordre des architectes fait l'objet de mesures répressives et lorsqu'on voit l'évolution de la situation depuis un an, un certain nombre de problèmes semble se poser !
Enfin, voyez-vous une possibilité d'obtenir une circulation sans visa, compte tenu du blocage sur la loi anti-terroriste. J'ai compris que le Président Erdogan proposait une commission germano-turque pour travailler sur cette question. Une porte de sortie existe-t-elle ou allons-nous demeurer « bloqués » sur cette question ?
Mme Ayça Saritekin. - Je vous remercie de toutes vos questions. S'agissant tout d'abord de la libéralisation des visas, la Turquie, pour remplir les 72 critères énoncés par la feuille de route de libéralisation des visas, a fourni un travail énorme de ratification et d'élaboration. Nous pensions avoir rempli tous ces critères, mais la Commission européenne a considéré que cinq critères demeuraient ignorés. L'un d'eux concerne la définition du terrorisme en Turquie. Je ne suis pas certaine qu'existe un critère unique de définition du terrorisme parmi les différents pays de l'Union européenne. Certes, chaque pays dispose de ses propres outils pour lutter contre le terrorisme. Attendre de la Turquie qu'elle change sa législation, alors qu'elle combat en même temps Daesh, le PKK et le DHKPC, est injuste. Demander à la Turquie, qui lutte contre le terrorisme depuis une quarantaine d'années, de satisfaire à un tel critère est incompréhensible ! Notre combat continue, comme vous le savez, et nous avons perdu hier onze personnes à Istanbul et aujourd'hui un camion vient encore d'exploser, et le premier bilan, dont je viens d'avoir connaissance, fait état d'un mort et d'un blessé. Dans un tel contexte, la Turquie n'est pas en mesure de changer les outils qui sont les siens pour lutter contre le terrorisme. Nous sommes néanmoins ouverts aux négociations techniques. D'ailleurs, la Turquie et l'Union européenne continuent de discuter le contenu de ces cinq critères. En France, vous n'avez connu qu'une seule attaque certes de grande ampleur, alors qu'en Turquie, celles-ci sont plus fréquentes. La France a pourtant déclaré l'état d'urgence et modifié sa législation pénale en ce sens. Chaque pays prend les mesures qui lui sont propres en matière de lutte contre le terrorisme. Soyez juste envers la Turquie sur ce point.
Il ne faut pas sous-estimer l'effet psychologique de l'accord dont je parlais sur les migrants irréguliers et les passeurs. Ses résultats sont d'ailleurs très concrets. Si la Turquie lève sa réserve concernant la Convention de Genève, quelle en sera la conséquence ? Que va apporter un tel renoncement à la totalité des efforts déjà consacrés par la Turquie à cette question ? La question n'est pas ici celle des demandes d'asile individuelles, susceptibles d'être traitées en mobilisant au cas par cas des bases juridiques, mais d'une arrivée « en masse ». Comment est-il possible alors de procéder au cas par cas ? Enlever notre « veto » sur cette restriction géographique est un acte juridique, mais dont l'effet sur la situation actuelle nous paraît contestable. En Grèce, quelques tribunaux déclarent que la Turquie n'est pas un pays sûr et hésitent ainsi à y renvoyer les migrants. C'est le problème de la Grèce et non celui de la Turquie qui est suffisamment « sûre » depuis cinq ans pour trois millions de réfugiés ! Avant la crise, personne ne remettait en cause l'approche géographique de la Turquie. Ce grief a été formulé par les ONG et au lieu d'insister sur cette clause géographique, mieux vaudrait augmenter les capacités des autorités grecques, afin d'assurer le bon fonctionnement de l'accord. C'est là une question primordiale. Notre législation nationale a d'ailleurs reçu l'aval du HCR, l'autorité internationale la plus compétente en matière d'asile et l'accueil de réfugiés.
Mme Gisèle Jourda. - Je souhaiterais vous poser une question au sujet des événements de l'année dernière puisque nous connaissons tous le rôle joué par l'Allemagne dans la mise en oeuvre de l'accord UE-Turquie pourtant sur les migrants qui nous réunit aujourd'hui. Or, la reconnaissance du génocide arménien par l'Allemagne a suscité une réaction forte du Président Erdogan. Celui-ci a indiqué qu'il s'agissait d'une affaire entre lui et l'Allemagne qui ne remettait nullement en cause les relations avec l'Union européenne. Qu'en est-il des effets possibles sur l'accord lui-même ?
Mme Ayça Saritekin. - Si la crise des migrants a affecté certains pays de l'Union européenne, comme la Grèce, l'Allemagne, et d'autres pays d'Europe centrale, l'Allemagne était la plus intéressée par cette question. C'est d'ailleurs ce qui explique l'importance de son rôle dans la négociation de cet accord qui n'a pas été conclu avec l'Allemagne, mais avec les 28 pays européens représentés par la Commission européenne. L'affaire à laquelle vous faîtes référence demeure bilatérale et ne présente aucun lien avec l'application de l'accord proprement dit, puisqu'il concerne tous les pays de l'Union européenne.
Mme Gisèle Jourda. - Je comprends tout à fait votre réponse. Quand bien même l'attachement de la Turquie à l'Union européenne est réel, comme en témoigne sa candidature à l'entrée, on peut toutefois s'interroger sur la position du Bundestag et ses éventuels effets sur l'accord. C'était là le sens de ma question.
Mme Ayça Saritekin. - Ces scénarii relèvent, à ce stade, de l'hypothèse. La Turquie est au contraire inquiète du « bon fonctionnement » de l'accord. Nous sommes toujours attachés à nos engagements et à notre candidature, depuis des années, pour l'adhésion à l'Union européenne. Nous sommes destinés à y entrer et cet objectif est stratégique à nos yeux. Bien sûr, à la fin du processus, il faudra consulter les peuples concernés. La Turquie se considère comme un membre de la famille européenne. Cet accord fournit une illustration de la bienveillance de la Turquie envers l'Union européenne, ce qui démontre l'inanité des allégations selon lesquelles notre pays s'en éloigne. Les deux parties à cet accord se sont épaulées mutuellement et j'espère que cette coopération ne sera pas de court terme.
M. Jacques Legendre, président. - En l'absence de nouvelles questions, il me reste, en votre nom, à remercier Mme la Conseillère Ayça Saritekin d'être venue nous expliquer la position de la Turquie et répondre à nos questions. Bien évidemment, Madame, si vous estimez disposer de documents complémentaires destinés à nous éclairer dans la rédaction de notre rapport, nous serons intéressés à les recevoir. En outre, une délégation de notre mission se rendra en Turquie pour rencontrer nos partenaires turcs et faire le point sur la situation.
Je vous remercie.
La réunion est levée à 15 h 47.
- Présidence de M. François-Noël Buffet, vice-président -
Audition de M. Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman
La réunion reprend à 15 heures 48.
M. François-Noël Buffet, président. - Monsieur le président Legendre étant obligé de participer à la séance publique, il m'a demandé de présider la réunion à sa place.
Monsieur Giuliani, vous êtes depuis de nombreuses années un ardent défenseur de la cause européenne et de l'idéal qui est poursuivi. C'est en cette qualité que nous souhaitons connaître votre point de vue sur l'accord intervenu le 19 mars dernier entre l'Union européenne et la Turquie dans le cadre de la crise migratoire et, singulièrement, des drames constatés en mer Égée, entre la Grèce et la Turquie.
L'Union européenne a-t-elle été à la hauteur de ses valeurs et de ses ambitions en concluant cet accord ? De nombreux observateurs estiment au contraire que l'Union européenne a sous-traité cette question à un pays tiers sur lequel il y aurait beaucoup à dire, alors qu'elle aurait pu s'en charger elle-même avec tous les moyens dont elle dispose. Quel est votre point de vue ?
D'une façon plus générale, quelle réponse l'Union européenne devrait-elle selon vous apporter à cette vaste problématique des migrations ? Il y a quelques semaines a eu lieu une réunion de l'ensemble des présidents des Parlements européens à Luxembourg, à laquelle le président Larcher participait d'ailleurs.
Enfin, en tant que citoyen européen, quel est votre point de vue sur la possibilité de voir un jour la Turquie rejoindre l'Union européenne ? L'audition précédente a témoigné que la Turquie conservait cet objectif stratégique. Quel est votre sentiment par rapport aux événements récents ? Les évolutions politiques constatées au cours des derniers mois dans ce pays ont-elles fait évoluer les points de vue ?
Cette audition ne fait pas l'objet d'un enregistrement filmé, mais donnera lieu à un compte rendu écrit, qui vous sera préalablement soumis avant publication, afin de s'assurer que nous n'aurons pas trahi les propos que vous allez tenir.
Vous avez la parole.
M. Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman. - Merci infiniment de me faire l'honneur de m'écouter pour former votre opinion, dans une maison qui, vous le savez, me tient beaucoup à coeur, à laquelle je suis très attaché, dans laquelle j'ai servi très longtemps et dont je connais la qualité des travaux et de la réflexion. Je ne doute donc pas que votre rapport servira à former une opinion sur un accord qui a été conclu dans des conditions peu transparentes, et qui suscite beaucoup de réactions.
Vous avez dit que j'étais un Européen convaincu. J'essaie aussi, à la tête de la Fondation Robert Schuman, d'être un Européen lucide, et je vais tenter, malgré mon enthousiasme, d'être le plus objectif possible. Vous saurez de toute façon corriger les choses mieux que moi.
L'idée même de conclure un accord avec ses voisins immédiats - et surtout un grand voisin comme la Turquie, particulièrement concerné par la crise migratoire et les conséquences de la guerre civile en Syrie - afin d'essayer de maîtriser ce flux d'immigration est une idée juste qui, vraisemblablement, devrait être « dupliquée » avec d'autres grands pays parmi ceux qui nous entourent. Je sais que les travaux du Sénat évoquent aussi les relations avec la Russie.
Ce principe de diplomatie est un principe conforme aux valeurs de l'Union européenne, qui consiste à discuter avec ses adversaires, ses rivaux, voire ses ennemis - si tant est qu'elle en ait - pour essayer de régler en commun une question aussi complexe en matière d'immigration. Ceci est d'autant plus vrai que la protection de nos frontières ne saurait s'opérer derrière des barbelés et des murs qui seront toujours franchis et débordés.
Pour répondre précisément à votre question et ouvrir la discussion, je voudrais faire trois séries de réflexions que j'ai préparées pour vous sur le sujet de l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, sur lequel la Fondation Robert Schuman a beaucoup travaillé et fait travailler.
La première série de réflexions concerne le contenu de l'accord. Je dirais que c'est un accord qui a été conclu par défaut, que c'est un accord à la légalité douteuse ou, en tout cas, « questionnée », et que c'est un accord à l'efficacité incertaine.
Il s'agit tout d'abord d'un accord par défaut, parce qu'il faut bien reconnaître, quel que soit l'enthousiasme européen, que c'est faute d'un consensus européen sur la manière de faire face à la crise migratoire, faute d'une politique européenne d'immigration ou des réfugiés coordonnée qu'il a été conclu. L'Allemagne seule, pour des raisons qui lui appartiennent, et notamment la composition de sa population et la forte immigration dont elle fait l'objet depuis déjà plusieurs années, est apparue comme l'artisan de cet accord.
La semaine dernière, nous recevions à Paris le président de la Commission européenne, M. Jean-Claude Juncker, à qui j'ai posé la question. Il m'a dit être sous la pression de l'Allemagne pour donner des réponses qui, au demeurant, concernent tous les pays de l'Union.
Cet accord pose aussi la question de la relation franco-allemande, puisqu'on a vu la Chancelière faire non seulement le voyage elle-même jusqu'à Ankara, mais aussi peser sur les institutions européennes pour la conclusion dudit accord.
On peut dire aussi, plus positivement que, face à la crise des réfugiés, l'Allemagne - à tort ou à raison - est la seule à s'être vraiment engagée pour essayer de trouver des solutions, certes conformes à ses intérêts, à ce qu'elle est et à ses valeurs, mais que l'Union européenne s'est trouvée déchirée, avec une division Nord-Sud qui existait auparavant face à l'immigration et, désormais, une division Est-Ouest sur laquelle il n'est pas nécessaire de revenir.
Cet accord par défaut, je le regrette, à titre personnel, énormément, car je constate une fois de plus, alors que notre environnement est très instable et qu'il s'agit de défendre nos intérêts dans le monde, que l'Union européenne a agi sous la pression, et comme à chaque fois dans pareil cas, qu'elle l'a fait plutôt mal et dans la division.
En second lieu, il s'agit d'un accord à la légalité douteuse, qui a notamment été mis en cause par le Défenseur des droits. Il existe en effet un problème avec la Turquie, qui n'est pas un pays sûr au sens juridique et qui a toujours, dans son droit positif, des réserves sur la convention de Genève de 1951 restreignant le droit d'asile aux citoyens européens.
À ce jour, d'après mes informations, seules 38 593 personnes ont bénéficié de l'asile en Turquie, ce qui démontre, compte tenu des 2,7 millions de réfugiés syriens présents sur son territoire - si tant est que ce chiffre soit exact - que l'acquisition du statut de réfugié, la protection de la convention de Genève ou des autres textes des Nations unies pose un problème en Turquie, problème qui, lorsqu'on interroge les autorités turques, se résout selon elles plus facilement qu'il n'en a l'air. Quoi qu'il en soit, ce n'est juridiquement pas conforme à la manière dont nous agissons généralement en Europe.
Par ailleurs, il existe un problème, pour les réfugiés présents en Turquie, en matière d'accès au marché du travail.
Cela a fait dire au Défenseur des droits que le fait de traiter avec un pays qui n'est pas sûr présente un problème juridique. La Commission européenne, que nous avons interrogée, affirme dans tous ses communiqués qu'elle a pris toutes précautions pour s'assurer que l'instruction des demandes d'asile serait accélérée, que l'accès au marché du travail des réfugiés en Turquie serait amélioré, et qu'elle a obtenu des engagements du Premier ministre - qui n'est désormais plus en fonction.
Troisièmement, c'est un accord à l'efficacité incertaine, car on s'interroge pour savoir si tous les irréguliers ou tous les illégaux entrés en Turquie et ceux qui sont aujourd'hui sur le sol grec auront accès aux dispositions de l'accord. Tous les irréguliers présents en Grèce auront-ils droit à un accord de type « un pour un » ? Seront-ils renvoyés en Turquie, même s'ils ne le veulent pas ? Toutes les demandes d'asile seront-elles traitées, soit en Grèce, soit en Turquie ? Les réponses ne sont pas claires.
Enfin, s'il faut aider les Turcs à faire face à cette situation, on peut cependant s'interroger sur la volonté réelle des autorités turques qui, dans l'accord qui a été conclu, s'engagent à honorer les accords de réadmission conclus avec la Grèce et l'Union européenne, ceux-ci n'étant toujours pas entrés en application.
Enfin, si l'immigration illégale en provenance de Turquie vers la Grèce a beaucoup diminué - on parle de 2 700 arrivées par mois au lieu de 2 700 par jour - on peut se demander si on n'a pas transféré le problème vers la Méditerranée occidentale, notamment avec la recrudescence de migrants arrivés de Libye.
Ma seconde série de réflexions porte sur les conditions dans lesquelles cet accord a été négocié. Pour moi, il s'agit d'un accord négocié sous la contrainte. C'est un accord qui mêle des sujets qui ne sont pas directement liés au problème migratoire, et qui traduit un rapport de force qui s'est inversé entre l'Union européenne et la Turquie.
Le fait que cet accord ait été négocié sous la contrainte est évident. La Turquie, c'est vrai, est débordée par l'afflux de réfugiés provenant de Syrie, mais il arrive aussi en Grèce des ressortissants des pays d'Afrique noire ou du Maghreb, voire du Pakistan, d'Érythrée ou d'Afghanistan. Il y a une forte présomption dans notre esprit - sans qu'on en ait évidemment la preuve - que si la Turquie est débordée, elle est aussi extrêmement cynique dans le traitement de ce problème. Quand on sait la proximité géographique de la Grèce et de la Turquie et la manière dont l'État turc fonctionne, on s'aperçoit que la baisse spectaculaire du nombre d'arrivées tient aussi au fait que les services de l'État turc ont commencé à réaliser un travail qu'ils ne menaient pas jusqu'alors.
La question se pose donc de savoir si c'était volontaire et s'il s'agissait d'une sorte de pression exercée sur l'Union européenne, l'État turc ayant les moyens de contrôler les départs. On a à ce sujet un exemple très précis, que je tiens de la direction des migrations de la Commission européenne, celui des « cargos fantômes ». L'année dernière, les services de la Commission et Frontex ont identifié leur port de départ. On pouvait y acheter un cargo pour 300 000 euros. À force de faire pression sur les autorités turques, tous les « cargos fantômes » ont disparu du jour au lendemain.
Les services de la Commission européenne pourront en attester. C'est le fruit de leur travail.
En deuxième lieu, cet accord mêle des sujets qui ne sont pas liés. C'est ce qui figure dans l'accord, que la Turquie a exigé : relance du processus d'adhésion, ouverture du chapitre 33 sur l'Union européenne économique et monétaire, qui laisse entrevoir que, pour les Turcs, la stratégie de rapprochement avec l'Union européenne est toujours officiellement en vigueur, question des visas. Je comprends très bien l'intérêt politique d'un accord sur la libéralisation des visas mais, s'agissant d'un pays qui n'est pas sûr, c'est selon moi extrêmement dangereux. Cet accord sous la contrainte montre en tout cas qu'on a cédé à d'autres revendications traditionnelles de la diplomatie turque.
Ceci me conduit à ma troisième réflexion : en fait, le rapport de force entre la Turquie et l'Union européenne s'est largement inversé au profit de la Turquie. Pour reprendre la critique de plusieurs commentateurs, nous nous sommes placés dans un état de dépendance qui pose des questions plus générales sur la Turquie elle-même.
C'est l'objet de mes trois réflexions suivantes, qui porteront sur la question turque, l'instrumentalisation de l'Union européenne par la Turquie à des fins de politique intérieure, et les relations entre la Turquie et l'Union européenne.
La question turque, nous l'avons tous à l'esprit. Le projet du président Erdoðan est manifestement de prendre la place de Mustafa Kemal Atatürk, mais pas exactement avec les mêmes principes. Il souhaite en tout cas retrouver une puissance conforme à ce qu'est la Turquie, mais pas sur les mêmes bases qui étaient, à l'époque d'Atatürk, une rupture avec le passé islamique du pays. Au contraire, il s'agit d'assumer le passé islamique, de le revendiquer même, et d'en faire un moyen de politique régionale. On aurait pu estimer logique que les pays entourant la Turquie acceptent cette formule, mais les conséquences ne sont pas au rendez-vous.
La diplomatie officielle de M. Davutoðlu, quand il était ministre des affaires étrangères, consistait à n'avoir aucun problème avec les voisins de la Turquie. Aujourd'hui, la Turquie a des problèmes avec pratiquement chacun d'entre eux.
On sait les difficultés qui existent au sein de l'Union européenne, dont les opinions publiques s'écartent de la perspective d'une adhésion de la Turquie. C'est une position qui a progressé et qui est désormais majoritaire au Royaume-Uni, en Allemagne et en France. Il existe toutefois des exceptions, comme l'Italie ou l'Espagne, qui n'ont pas les mêmes problèmes.
J'ajoute que se pose, outre la question d'Erdoðan, celles des Frères musulmans et des confréries, sur lesquelles nous avons selon moi insuffisamment travaillé pour comprendre ce qui se passe en Turquie.
La question turque elle-même pose des problèmes à nos alliés américains au sein de l'OTAN, mais aussi à la France et ailleurs dans la région. On voit bien que la Turquie a eu une responsabilité dans la guerre civile syrienne, qu'on le veuille ou non. Elle a changé de position pour nous rejoindre dans le combat contre le terrorisme, mais cela n'a pas toujours été le cas.
J'ajoute, pour répondre à votre question sur les valeurs, que le Parlement européen est de plus en plus remonté contre la Turquie pour des questions de respect de la liberté la presse et de droit d'expression. Pour l'instant, les politiques européennes, y compris sur le plan financier - puisqu'il existe des transferts financiers du budget européen vers la Turquie au titre de la pré-adhésion - ont été maintenues mais, sur le plan diplomatique, l'affaire est devenue de plus en plus compliquée à comprendre.
En réalité, pour nous, observateurs certes un peu partisans, l'Union européenne est instrumentalisée à des fins de politique intérieure. Autant on a pu longtemps faire confiance aux autorités turques pour mener de front la modernisation de la Turquie en profitant de la perspective européenne - c'était d'ailleurs ainsi que le voyaient les dirigeants européens - autant on peut aujourd'hui se poser la question.
L'accord sur lequel vous travaillez est particulièrement efficace sur le plan de la politique intérieure, puisqu'il satisfait à la fois les pro-européens et les antieuropéens. On peut dire aux premiers qu'on est toujours dans la perspective européenne, et aux seconds que l'on a fait plier l'Europe : nous sommes redevenus une grande puissance.
Enfin, on peut s'interroger sur la politique européenne en matière de visas et d'ouverture. Je trouverais personnellement plus intelligent d'ouvrir davantage notre politique de visas à l'égard de la Russie plutôt qu'à l'égard de la Turquie, avec laquelle nous partageons déjà une union douanière, et où les choses sont relativement avancées. La question est donc posée.
Cette inversion du rapport de force et cette situation de dépendance me conduisent à un raccourci : incapable de protéger ses frontières extérieures ou d'avoir une politique d'immigration commune à l'égard des réfugiés, l'Union européenne n'a finalement pu se mettre d'accord pour assurer la sécurité de ses frontières qu'en la confiant à la Turquie. C'est pourquoi je pense que les choses sont incertaines, car soumises à des aléas que nous ne maîtrisons pas.
Quand on interroge nos amis allemands de la Commission européenne, ils nous répondent qu'ils ont déjà des résultats. Il y a moins d'immigration, c'est vrai, mais j'ai peur qu'il s'agisse d'un résultat à court terme, soumis à des aléas et à du chantage.
Il ne suffit pas de critiquer : il faut aussi essayer de se demander quelles auraient été les meilleures solutions. C'est la question que vous me posez. Je pense que les grands pays de l'Union européenne - mais les autres aussi - auraient dû venir à l'aide de la Grèce, au nom du principe de solidarité, pour traiter l'afflux des réfugiés. Cela n'a pas été fait. J'ai interrogé le ministre de l'intérieur qui, je crois, partage ce point de vue. Il a fait le maximum, a envoyé des équipes techniques, mais tout cela n'est pas à la mesure de l'enjeu, et certainement pas coordonné. On aurait pu, par exemple, se coordonner avec des Allemands, les Autrichiens, voire les Britanniques, pour essayer d'aider la Grèce, qui en a besoin sur le plan financier. C'est un premier point.
Je suis tout à fait à l'aise avec l'idée d'aider la Turquie à faire face au poids de la prise en charge des réfugiés, y compris sur le plan financier. Cela ne me choque pas du tout, puisque l'Union européenne est déjà un des premiers donateurs du HCR au Liban, en Jordanie, et qu'il faudra vraisemblablement faire davantage encore. Il faut aussi mettre la Turquie devant ses responsabilités et essayer de tirer une contrepartie réelle qui ne soit pas sans rapport avec la question des réfugiés.
Enfin, je pense qu'on a fait preuve - à cause de nos divisions, mais aussi peut-être du fait que l'Allemagne s'est mise en première ligne dans cette affaire - d'une faiblesse à l'égard de la Turquie, qui pratique d'abord le rapport de force dans les relations internationales.
Selon une étude menée par Pew Research Center les Britanniques, les Israéliens, les Américains, les Russes et les Turcs considèrent que la diplomatie doit avant tout s'appuyer sur la force plutôt que sur le dialogue. Ce sont là des tendances profondes de l'opinion qui démontrent bien, selon moi, que les valeurs entre la Turquie et l'Union européenne sont loin d'être partagées.
D'après moi, la Turquie n'est pas un pays sûr, mais ce n'est pas non plus un allié sûr pour l'Union européenne. Je pense que nous avons devant nous une question turque, d'autant qu'on s'est placé dans cette situation de dépendance.
Personnellement, je crois que nous avons commis une grave erreur collective à l'époque où nous avons ouvert des négociations avec la Turquie de manière un peu trop rapide, en fonction du principe selon lequel l'Union européenne, forte de ses valeurs et de sa richesse, pouvait exporter son modèle. En réalité, l'Union européenne ne doit pas se concevoir comme un modèle, mais comme un exemple.
La différence est pour moi importante : on pouvait exporter notre modèle tant que nous étions riches, prospères et que nous n'avions pas en face de nous une puissance comme la Russie ou un dirigeant comme le président Erdoðan. Les relations internationales n'ont rien d'idyllique !
Je pense que nous aurions intérêt, même si cela passe par une crise, à revoir nos relations avec la Turquie pour en faire un grand partenaire privilégié, avec des accords signés, y compris sur les plans militaire et diplomatique, en essayant de partager quelques visions communes, plutôt que d'essayer de poursuivre dans cette voie qui risque de nous apporter beaucoup de déconvenues.
Voici, monsieur le président, l'état de nos modestes réflexions mais qui, je pense, répondent à vos questions.
M. François-Noël Buffet, président. - Merci pour la clarté de vos propos.
M. Michel Billout, rapporteur. - Le président Giuliani a déjà répondu à beaucoup des questions que je souhaitais lui poser, mais on peut essayer d'en approfondir d'autres, tout d'abord en prenant un peu des distances par rapport à l'accord spécifique entre l'Union Européenne et la Turquie - pour en revenir au problème migratoire d'un point de vue plus général.
Quelle est l'analyse de la Fondation Robert Schuman sur ce que beaucoup considèrent comme une crise migratoire ? Est-on vraiment face à une telle crise, qui aurait un début et une fin, ou sommes-nous plutôt face à un mouvement de longue durée - pour ne pas dire perpétuel, dans un environnement bien plus mondialisé que ce qu'il était auparavant ? On doit en effet tirer de l'analyse de cette question une politique en rapport avec le problème qui est posé.
S'il s'agit d'une crise migratoire provoquée par des conditions exceptionnelles liées à la situation de déstabilisation dans certains pays du Moyen-Orient, on peut décider de mesures transitoires, à caractère exceptionnel et limitées dans la durée, mais ce que nous cherchons à savoir, c'est si l'Union européenne n'est pas à la recherche d'un modèle d'accord qui pourrait se transposer à d'autres pays, avec d'autres problématiques qui consisteraient à essayer de faire traiter la question des migrations à destination de l'Europe par les pays voisins. On a là un premier essai avec la Turquie.
Une réflexion est en cours avec la Libye, qui se heurte à d'autres types de problème, notamment celui d'avoir un État qui n'est pas encore réellement constitué. On voit bien, dans les nouveaux mouvements migratoires, que la route de la Méditerranée, au départ de l'Égypte, s'ouvre à nouveau. Ne faudra-t-il pas, demain, avoir ce type d'accord avec l'Égypte, ce qui posera à chaque fois la question des contreparties et de savoir dans quel type de rapport de force on est amené à négocier, sous la contrainte d'un effet migratoire que l'Europe ne souhaite pas affronter ?
Par ailleurs, le droit d'asile est-il remis en cause en Europe ? À partir du moment où on traite du problème avec des pays que l'on peut qualifier de peu sûrs, je pense que le droit d'asile subit, en Europe, une perversion assez importante.
Ceux qui défendent cet accord - et c'était le cas de la conseillère de l'ambassadeur de Turquie que nous avons auditionnée avant vous - mettent en avant le fait que c'est un moyen d'augmenter les voies légales d'accès à l'asile et à la migration vers l'Europe, notamment à travers l'application du principe « un pour un », qu'on ne voit pour le moment pas se concrétiser. Quelle a été l'évolution des voies légales d'accès à l'asile et à la migration en Europe depuis une vingtaine d'années ? Peut-on affirmer, comme on l'entend parfois, que l'Europe s'est refermée ?
Enfin, qu'elle analyse faites-vous de la montée du populisme en Europe face à la crise des réfugiés, qui peut justifier que les vingt-huit États de l'Union européenne aient beaucoup de difficultés à se mettre d'accord sur une politique migratoire commune ? Peut-on parler d'un rejet des opinions publiques vis-à-vis du phénomène migratoire ?
J'ajoute que la question a été posée par la conseillère de l'ambassade de Turquie, qui a précisé qu'il n'existait pas en Turquie de problématique politique quant à l'accueil des réfugiés, à l'inverse de ce qui se passe en Europe.
M. François-Noël Buffet, président. - La parole est aux commissaires.
M. Jean-Pierre Vial. - Je voudrais prolonger la dernière question du rapporteur concernant le droit d'asile. On sait que la Turquie a régularisé environ 30 000 demandes d'asile, tout en campant sur la position qui consiste à considérer que, lorsqu'on accueille des gens comme les Syriens chez soi, on peut les mettre à la porte lorsqu'ils deviennent indésirables.
Dans votre présentation, vous avez évoqué l'interrogation des pays européens au regard de l'asile. L'Europe est-elle en mesure d'arrêter une position commune à ce sujet, ainsi qu'au sujet des frontières et de la migration, après la quasi-disparition de Schengen ?
Mme Gisèle Jourda. - On enregistre beaucoup de flux migratoires en provenance de l'Afrique subsaharienne. Du fait de l'accord passé entre l'Union Européenne et la Turquie, les routes vers l'Europe ont été fermées. Or, on a enregistré la semaine dernière 880 décès en Méditerranée. S'agit-il d'une conséquence liée à l'accord entre l'Union européenne et la Turquie ? Ce type d'événements dramatiques sur le plan humain ne peut-il constituer un accélérateur de la mise en place d'unités de garde-côtes européens ?
M. Jean-Dominique Giuliani. - Vous avez raison, monsieur le rapporteur, on ne peut parler de crise migratoire. Je crois qu'il s'agit plutôt d'une pression migratoire durable. Les chiffres les plus fantasques sont annoncés. Le ministre de la défense a affirmé que 800 000 personnes étaient prêtes à quitter la Libye pour venir chez nous. Certaines personnalités publiques parlent de 10 millions de personnes. Je n'ai pas réussi à trouver de chiffres fiables, mais vous êtes tout à fait dans le vrai - et je mets cela en relation avec la question de Mme Jourda : on n'a pas fermé la route de l'Afrique, on l'a détournée.
M. Leggeri, directeur de Frontex, a vu à Lesbos des ressortissants Ivoiriens, Sénégalais, Maliens, arriver sur les côtes turques. Peut-être cet accord va-t-il limiter les choses, mais on retrouve en tout cas sur les îles grecques des ressortissants d'Afrique noire parlant le français, qui ont des problèmes avec les garde-côtes grecs qui, eux, ne parlent pas français, ou allemands, qui parlent anglais.
Je pense comme vous qu'il ne s'agit pas d'une crise, mais d'une pression de longue durée. Quand on essaye d'étudier pourquoi, on s'aperçoit que la politique de développement de l'Union européenne et de ses États membres, qui est aujourd'hui la plus généreuse - Sénégal, université du Burkina Faso, où la France met beaucoup d'argent - ne suffit pas à fixer les populations. Souvent, les élites des États africains sont les premières à s'expatrier après avoir été formées.
Cela me paraît extrêmement inquiétant, car nous pensions que l'immigration touchait des personnes en difficulté, chassées pour des raisons ethniques ou parce qu'elles étaient les plus pauvres. C'est parfois le cas, mais pas uniquement. L'Europe attire. C'est peut-être le meilleur hommage qu'on puisse lui rendre : elle est devenue le premier continent d'immigration du monde.
De mémoire, selon Eurostat, le nombre d'entrées sur le territoire européen représente chaque année 32 ou 36 millions de personnes. Selon l'ONU, plus de 72 millions de personnes résident plus de quinze jours sur le territoire de l'Union européenne chaque année - étudiants, hommes d'affaire, touristes, etc.
Entre 900 millions et un milliard de personnes passent par l'espace Schengen chaque année. Nous avions découvert ce chiffre quand j'étais à la Commission européenne auprès de Jacques Barrot, alors vice-président de la commission chargée de cet aspect des choses. C'est beaucoup, et l'Union européenne n'est pas prête à les gérer, les États membres n'ayant pas voulu d'une politique migratoire commune, estimant que ceci relève de leur souveraineté. Surtout, il n'existe pas d'accord sur une politique migratoire quelle qu'elle soit.
Les besoins différents des États membres, qui dépendent largement de la démographie, mais aussi du marché de l'emploi ou de la situation économique, voire peut-être de problème d'intégration, constituent aujourd'hui des facteurs de division en Europe, alors qu'ils pourraient être des facteurs de complémentarité. On sait que l'Allemagne a besoin, d'après son patronat, d'un million de travailleurs importés d'ici 2020. C'est un besoin identifié qui peut justifier une politique d'immigration plus ouverte. Ce n'est pas le cas de la France, qui a une démocratie beaucoup plus active, et qui connaît une autre immigration venue d'Afrique noire traditionnelle et du Maghreb.
Il n'y a donc aucun consensus sur le contenu d'une politique migratoire. Les institutions européennes y incitent, mais cela ne prend pas du tout, du fait du refus de toutes les capitales et de tous les gouvernements qui, au-delà des déclarations, conduisent une politique conforme à leurs intérêts du moment - même le gouvernement allemand.
Vous avez raison de dire que l'idée de faire traiter la question migratoire par les autres découle de cette incapacité. Selon moi, elle n'a aucune chance de succès. Seule une politique offensive et imaginative peut le permettre.
Quelques exemples nous autorisent à ne pas désespérer. L'Espagne, il y a quelques années, était soumise à une pression migratoire très importante venue de Mauritanie, du Sénégal et du Maroc. Elle a engagé une politique double en s'ouvrant à une immigration légale nouvelle - avec des quotas, dont des quotas par profession, en exigeant un certain nombre de diplômes pour s'installer en Espagne en contrepartie d'une carte de séjour - et en recourant à une politique financière extrêmement généreuse à l'égard de ces États, assortie de l'obligation de reprendre les illégaux. Il faudrait interroger des autorités espagnoles plus qualifiées que moi, mais la chose est pour moi possible.
Les cas du Moyen-Orient et du Maghreb sont devant nous et apparaissent très préoccupants pour la France : imaginez une déstabilisation de l'Algérie ! On a vu ce que cela pouvait donner avec le « printemps arabe » en Tunisie. Il faudrait y réfléchir. Ceci va nous coûter extrêmement cher politiquement. Il va falloir accepter une immigration légale - et je ne vois pas, sur l'échiquier politique, de personnalités politiques capables de l'assumer devant l'opinion des différents pays. Sur le plan financier, nous allons par ailleurs devoir être bien plus généreux que nous ne le sommes.
Il ne s'agit pas de créer des camps de travail ou de réfugiés en Libye, au Mali, au Niger ou au Sénégal : il faut aussi donner un avenir aux personnes qu'on dissuade de choisir l'immigration. Tous les exemples mondiaux que nous avons en tête - Australie, États-Unis - ne sont pas positifs. L'Australie pratique en effet une politique de retour des réfugiés clandestins ou des immigrés irréguliers dans des conditions assez brutales que je n'imagine pas en Europe. Aux États-Unis, le thème du mur a repris du « poil de la bête » dans la campagne présidentielle.
Pour éviter les autres routes, comme l'Égypte, je pense qu'un partenariat avec ce pays, tel que le Gouvernement et le Président de la République l'ont engagé, est extrêmement intelligent, mais il faut aller beaucoup plus loin, quelle que soit la situation en termes de valeurs, de droits de l'homme, etc.
Je pense qu'une stabilisation de la situation en Libye serait extrêmement utile. Aujourd'hui, nous attendons, pour passer à la phase 3 de l'opération Sofia, une demande des autorités libyennes que nous n'arrivons pas à obtenir, pas plus qu'un mandat de l'ONU, du fait du blocage de nos partenaires russes, notamment. Ils sont « échaudés » par la guerre en Libye.
C'est dans cet ordre d'idées qu'il faut essayer de travailler, en mettant beaucoup plus d'argent à la disposition de ces pays. Nous avons les structures, les ONG, le savoir-faire pour être présents dans ces pays si nous le voulons.
Oui, monsieur le rapporteur, le droit d'asile, tel qu'il est dans les textes, qui est issu des années 1920, est remis en cause en Europe ! Le juriste que je suis considère que nous ne respectons pas les principes du droit d'asile qui, en France, figurent dans le préambule de la Constitution de 1946, et fait donc partie du bloc de constitutionnalité, sous réserve de vérifications.
Les voies légales d'accès à l'immigration sont doubles - ouvrir des possibilités d'immigration, les restreindre. Toutes les formules sont envisageables, comme les quotas, la restriction par profession ou provenance géographique, même s'il est choquant de parler ainsi. Il s'agit d'ouvrir des voies légales d'immigration en contrepartie d'une coopération des États qui nous envoient les immigrés.
Cela pose des problèmes avec l'Afghanistan, l'Érythrée, le Soudan. J'avoue que je n'ai pas de solution immédiate.
Quant au populisme, je ne dirais pas qu'il est la cause de l'euroscepticisme, ou que l'immigration est la cause du populisme. J'ai beaucoup travaillé sur le sujet. Les populismes, en Europe, sont nés dans le courant des années 2000, avec l'apparition du parti de Pim Fortuyn aux Pays-Bas en 2002, lors du référendum français sur le traité établissant une Constitution sur l'Europe en 2005, ou après l'alliance des socio-démocrates autrichiens avec l'Alliance pour l'avenir de l'Autriche (BZÖ) en 2006.
C'est un problème général de démocratie représentative, qui trouve ses origines dans la manière de faire de la politique, la communication instantanée - Twitter, Facebook, etc. - face à la complexité des problèmes et à une mondialisation qui bouleverse toutes les idées reçues, ainsi que la façon de travailler.
En revanche, la question de l'immigration et des réfugiés est un accélérateur des populismes, vous avez raison. On le voit bien dans la campagne référendaire au Royaume-Uni, où les Britanniques, d'après les sondages, s'apprêtaient après un débat assez violent et vigoureux, comme ils les adorent, à être raisonnables et à ne pas voter contre leurs intérêts. Cependant, la question migratoire, on vient de le voir ces tout derniers jours avec les chiffres qui sont parus, a obscurci les raisonnements rationnels et risque de faire basculer l'opinion. Personnellement, je ne le pense pas, mais s'il existe un risque, il est bien là !
Les opinions rejettent donc l'immigration et, dans notre pays comme dans d'autres, on peut l'attribuer bien sûr à une immigration quantitative importante, mais aussi à des défauts d'intégration.
J'ai grandi à Marseille, au milieu des Arméniens, des jeunes Algériens, dont les mères n'avaient qu'un rêve : faire de leur fils des petits Français à part entière. Quand je retourne à Marseille, je ne reconnais plus ma ville. Bien sûr, l'immigration a augmenté mais, surtout, j'ai l'impression que l'on s'est trompé dans la manière d'appréhender l'immigration et l'intégration. C'est quelque chose qui nécessite plus d'autorité. Nous devons être plus fiers de ce que nous sommes et aider les populations à s'intégrer à ce que nous sommes. C'est en tout cas comme cela que le voyaient les familles algériennes. J'ai beaucoup travaillé dans les associations d'immigrés, avec mon père, qui était très engagé dans ce domaine. Ils rêvaient qu'on les aide à avoir des bourses, à faire des études, à devenir de bons petits Français, tout en gardant d'ailleurs leur religion.
Sur ce point, les parents ne mettaient jamais l'islam en avant. C'est peut-être ce qui explique que les enfants s'identifient de temps en temps à une certaine expression de leur religion, en rébellion contre leurs parents. C'est plutôt ce problème d'intégration, qu'on rencontre dans tous les pays d'Europe, qui contribue à accélérer un rejet de l'opinion et à accroître les réflexes populistes.
À l'Est de l'Europe, c'est différent. On le voit en Pologne, en Slovaquie, en République tchèque, en Hongrie. C'est un problème qui est compliqué par la question de la souveraineté, qui a été niée pendant très longtemps. Ils n'ont retrouvé que la moitié de celle-ci en entrant dans l'Union européenne. On ne peut les obliger à avoir une population immigrée, alors qu'ils n'y étaient pas intellectuellement préparés. On voit aussi ce que donnent les effets du totalitarisme sur les opinions publiques.
L'accord avec la Turquie est-il un exemple ? J'espère que non : vous avez compris que j'étais assez réticent et, en tout cas, assez sceptique. J'ai malheureusement peur que l'on agisse toujours un peu de la même manière et qu'on essaye de le reproduire si d'autres poussés migratoires venaient à se produire.
Je pense plutôt à l'exemple espagnol, avec une double politique : on ne ferme pas tout à fait la porte, et on s'engage en même temps sur le terrain ou dans la région de manière plus efficace.
La question des garde-côtes européens suscite chez moi beaucoup de scepticisme. Peut-être cela vient-il du fait que je suis officier de marine de réserve. Je sais que celui qui garde la côte est armé. En France, un garde-côte peut ouvrir le feu sur un trafiquant de drogue. Je n'imagine pas Frontex faire la même chose. Je qualifierais donc plus les garde-côtes européens de société européenne de sauvetage en mer, en l'état actuel du projet, que de véritables garde-côtes, capables d'exercer une activité souveraine à nos frontières - même si c'est une activité commune.
Je crois qu'on aurait mieux fait d'envoyer la marine française aider la marine grecque, les douaniers français, la PAF, les Allemands. Après tout, on peut leur prêter deux mille ordinateurs pour enregistrer les réfugiés. On ne l'a pas fait et on a eu bien tort !
M. François-Noël Buffet, président. - Pourquoi ne l'a-t-on pas fait ?
M. Jean-Dominique Giuliani. - Parce que les gouvernements n'en ont pas eu l'idée !
M. François-Noël Buffet, président. - C'est inquiétant.
M. Jean-Dominique Giuliani. - En effet. J'ai eu ce débat à la télévision avec M. Cazeneuve. Je lui ai demandé ce qu'on faisait concrètement après avoir sauvé la Grèce pour la maintenir dans la zone euro. Il m'a dit qu'il avait envoyé des policiers, mais je pense qu'on aurait dû faire bien plus et que la France, l'Allemagne et quelques autres auraient dû passer une sorte d'accord avec le gouvernement grec et envoyer cinq mille policiers à leurs frontières pour qu'ils traitent correctement les demandes d'asile.
Enfin, sauver le projet européen nécessite une intégration par l'exemple. Je préférerais que ce soit la France et l'Allemagne qui le fassent et entraînent les autres. On a besoin de faire redémarrer le moteur. Cela résoudrait beaucoup de problèmes. Même les Hongrois ou les Polonais ne veulent pas sortir de l'Europe, pas plus que les Grecs, au plus fort de la crise. Ils ont l'impression qu'on n'avance pas et que, dans l'esprit de nos grands dirigeants, quels qu'ils soient, quelle que soit leur couleur politique, la question européenne passe après la question nationale, alors qu'elle en fait désormais partie, compte tenu de toutes les compétences que l'on a déjà déléguées.
Nous devons montrer l'exemple. Même s'il n'est pas conforme au droit communautaire, cela m'est personnellement égal - même si je suis partisan de la méthode communautaire. Plutôt que créer un corps comme Frontex, qui est tout à fait généreux, mais qui n'est pas un vrai corps de garde-côtes, on ferait mieux d'envoyer la marine allemande ou la marine française, les policiers britanniques, etc., aider nos amis grecs. Ceci aurait valeur d'exemple. Chaque fois qu'on a vraiment avancé en matière européenne, c'est lorsqu'on a su montrer la voie. Je constate que, pour des raisons politiques intérieures, aucun pays ne le fait, ce qui m'inquiète.
M. François-Noël Buffet, président. - L'intégration de la Turquie au sein de l'Europe, qui est une volonté forte de la Turquie, la remise en cause des négociations ouvertes il y a plusieurs années, dont les engagements allemands d'aujourd'hui, relèvent-ils d'une procédure particulière ? La décision peut-elle être prise sans formalisme particulier ?
M. Jean-Dominique Giuliani. - C'est une décision du Conseil européen, qui a entraîné des actes ayant une portée juridique. Ils appartiennent au droit positif, et créent des droits à l'égard de la Turquie, comme par exemple le droit au crédit de pré-adhésion, à l'accès à certains règlements ou à l'union douanière.
On ne peut s'en abstraire seul, mais rien n'interdit de réaliser une grande mise à jour, même si c'est délicat, dangereux et difficile, car je pense que l'on va à la catastrophe - et je le pense depuis très longtemps !
M. François-Noël Buffet, président. - J'ai cru comprendre que les visas biométriques étaient autorisés à partir du mois de juin...
M. Jean-Dominique Giuliani. - Les Turcs n'ont pas de visas biométriques. Il existe dans l'accord une période transitoire. La Turquie devait émettre des passeports provisoires sur lesquels figurent les empreintes et la photographie, comme sur nos anciens passeports. La Turquie doit s'engager en décembre à fournir des passeports biométriques conformes à ce que font Safran et Morpho.
Mme Gisèle Jourda. - J'en reviens à l'une de vos conclusions à propos de la politique européenne et du fait de « vouloir sauver » ce modèle en servant d'exemple.
La commission des affaires européennes du Sénat a travaillé sur la politique de sécurité et de défense. Vous dites qu'il conviendrait d'envoyer certaines de nos forces plutôt que Frontex. Placez-vous quelque espoir dans le futur plan de sécurité que va présenter Mme Mogherini ?
M. Jean-Dominique Giuliani. - Je vous enverrai l'étude que je viens de publier, qui est une remise en cause de tout ce que l'on dit et de tout ce que l'on entend. J'estime que la défense européenne n'existe pas, et que l'urgence est la défense de l'Europe !
Mme Gisèle Jourda. - Nous sommes d'accord !
M. Jean-Dominique Giuliani. - On a un peu tout mélangé, y compris dans le traité de Lisbonne, qui était un traité communautaire, dans lequel toutes les dispositions relatives à la défense sont intergouvernementales. Cela ne fonctionne pas. On a fait des battle groups de 1 500 personnes dont on ne s'est jamais servi.
Mme Mogherini va s'acharner à essayer de faire fonctionner ce dispositif avec l'aide de notre brillant compatriote Michel Barnier. Personnellement, je ne lui accorde aucune chance de succès. Il n'y a pas consensus, il existe trop de différences. Là encore, on touche au coeur de la souveraineté, d'autant qu'on est frappé par le terrorisme et que la France est en guerre, avec 20 000 militaires à l'étranger. Je pense qu'il faut faire preuve d'un immense pragmatisme, à la manière de Schuman et de Monet, comme je me suis permis de l'écrire, sans nier la réalité : la France et le Royaume-Uni sont à peu près les deux seuls pays à avoir une armée qui fonctionne. Il faut que l'on fasse en sorte que, lorsqu'ils agissent, ils le fassent de manière moins unilatérale, et qu'en contrepartie, ils aient un soutien effectif de leurs partenaires pour créer une solidarité de fait.
Je verrais bien, à long terme, l'Allemagne se réengager sur le terrain. La ministre allemande a annoncé une augmentation du budget de la défense et des effectifs pour la première fois depuis la Seconde guerre mondiale.
Le travail concret sur le terrain est le seul moyen de démontrer qu'il y a de l'« utilité » à cette solidarité pour rendre ensuite les choses possibles. Si vous interrogez nos militaires, ils vous diront qu'ils ont l'habitude de travailler avec leurs collègues européens, mais en tenant compte des inégalités de formation, etc. J'ai participé à la mission « Jeanne d'Arc » destinée à former les jeunes officiers, en essayant de débattre de l'Europe avec eux. Il y avait là beaucoup de ressortissants allemands, britanniques, etc. Ils ont l'habitude de travailler ensemble. Ce qu'il faut, c'est ne pas se payer de mots et essayer de résoudre les problèmes.
J'entends mes amis pro-européens dire qu'il faut un « FBI européen » : commençons donc par travailler ensemble !
C'est pourquoi je parle d'intégration par l'exemple : donnons nous-mêmes l'exemple en intégrant la plus-value européenne pour répondre aux défis que nos dirigeants ont à résoudre, qui sont considérables, j'en suis conscient. À nous, ensuite, de le rendre public ou non, d'en faire une leçon ou non, d'ouvrir la porte aux autres. C'est ainsi que Schengen est né, à cinq. C'était tellement formidable qu'on l'a agrandi sans regarder les obligations que cela impliquait. Même la Norvège et la Suisse sont aujourd'hui dans Schengen.
Nous nous sommes laissé emporter par notre enthousiasme et notre confort en matière de défense, par notre richesse aussi. Nous en subissons maintenons les revers. La pression migratoire sera de plus à plus forte : à l'heure du téléphone portable, quand Mme Merkel se fait photographier sur Twitter avec un réfugié irakien, des masses se mettent aussitôt en route.
M. François-Noël Buffet, président. - Merci beaucoup.
La réunion est levée à 16 heures 52.