Jeudi 2 juin 2016
- Présidence de M. Jean Bizet, président -La réunion est ouverte à 8 h 40.
Justice et affaires intérieures - Protection des données personnelles : communication de M. Simon Sutour
M. Jean Bizet, président. - La commission des affaires étrangères a adopté la proposition de résolution européenne de MM. Simon Sutour et Yves Pozzo di Borgo : cela prouve que le travail de cette commission est apprécié. Que nos deux rapporteurs en soient remerciés !
J'ai appris que M. Aleksandar Pejovic, secrétaire d'État, négociateur principal du Monténégro pour l'adhésion à l'Union européenne, était à Paris. Je le recevrai ici à 15 heures ; les collègues intéressés sont les bienvenus.
Notre ordre du jour appelle en premier lieu la communication de M. Simon Sutour sur la protection des données personnelles, sujet essentiel au regard des libertés fondamentales. Deux textes étaient en discussion au sein des institutions européennes depuis un certain temps déjà : un règlement général devant se substituer à une directive de 1995, un peu datée compte tenu des évolutions technologiques, et une directive devant fixer un cadre pour le traitement des données à des fins répressives, en remplacement d'un dispositif datant de 2008. Les discussions ont pu aboutir tout récemment.
Notre commission a adopté en 2012 et 2013 des résolutions européennes proposées par Simon Sutour sur le sujet ; comme pour toutes les résolutions que nous adoptons, il est important d'évaluer ce qu'il est advenu des positions du Sénat. Le règlement général étant d'application directe, il ne fera pas l'objet d'un texte de transposition débattu devant le Parlement ; le contrôle que nous exerçons aujourd'hui n'en est que plus nécessaire.
M. Simon Sutour. - En 2012, nous avions reçu Mme Viviane Reding lors d'une audition conjointe avec la commission des lois ; elle nous avait dit que nous étions dans sa main. Je crois que c'était plutôt l'inverse.
M. Jean Bizet, président. - Elle a connu des désillusions...
M. Simon Sutour. - Malgré tout, le travail des parlements nationaux et du Parlement européen a donné un texte positif.
Le nouveau règlement général sur la protection des données personnelles et la directive relative à la protection des données à caractère personnel à des fins répressives ont été adoptés définitivement le 14 avril 2016 par le Parlement européen, après quatre années d'un véritable marathon au cours duquel 3 133 amendements ont été déposés devant la commission LIBE du Parlement européen - 3 999 au total - pour la seule proposition de règlement, soit le plus grand nombre d'amendements jamais déposés pour un seul dossier législatif au Parlement européen.
En 2015, je suis intervenu à deux reprises, les 9 avril et 19 novembre, pour vous tenir informés de l'évolution de cet important dossier. On se rappelle qu'à notre initiative, le Sénat a adopté deux résolutions européennes le 6 mars 2012 et le 7 février 2013, qui sont loin d'avoir été sans effet.
Les nouveaux textes à mettre en place au niveau européen devaient répondre à un impératif d'actualisation afin de renforcer la protection des données des citoyens européens dans un nouveau contexte de mondialisation, mais aussi améliorer la sécurité juridique des entreprises ou de leurs sous-traitants responsables du traitement des données, et cela tout en conservant l'acquis national ; sans vouloir crier « cocorico », la France a en effet une avance dans ce domaine, qu'il convenait de ne pas perdre.
Le nouveau projet de règlement ne compte pas moins de 250 pages. Il renforce la protection des données personnelles des citoyens de l'Union, notamment leur information, leur consentement au traitement des données personnelles les concernant, la possibilité nouvelle d'obtenir l'effacement de données personnelles qui ont pu être diffusées par une autorité judiciaire ou réglementaire - c'est le fameux droit à l'oubli -, leur faculté de s'opposer au traitement aboutissant à une décision automatisée susceptible de porter atteinte à leurs droits : c'est l'encadrement du profilage.
C'est peut-être sur l'information et le consentement du citoyen européen que le nouveau règlement améliore sensiblement la protection. Une transparence accrue est exigée des responsables de traitement sur l'existence du traitement, les finalités et la durée probable de conservation des données.
Est posé le principe selon lequel aucun traitement de données ne peut s'effectuer sans le consentement de la personne et uniquement à des fins déterminées jusqu'au moment où le consentement est retiré. Distinction est faite entre les traitements de données dites sensibles pour lesquels le consentement de la personne concernée doit être « indubitable » et les traitements des autres données, pour lesquels il doit être seulement « explicite ». Pour les mineurs, le consentement des parents est nécessaire pour procéder au traitement de données.
Le texte améliore la sécurité juridique et responsabilise davantage les responsables de traitement. La logique générale est d'inciter les responsables des traitements à prendre eux-mêmes les initiatives qui leur permettront de mieux se garantir contre les recours pour traitement illicite des données. C'est vrai tout d'abord dans la suppression de l'obligation de déclaration préalable à la création d'un traitement automatisé. Seules les entreprises de plus de 250 salariés seront tenues désormais de disposer d'une documentation prouvant que les traitements de données sont conformes au règlement européen.
Les entreprises sont, ensuite, invitées à procéder à une analyse interne des risques associés aux opérations de traitement qu'elles effectuent. Ces études d'impact pourront faire apparaître que certains traitements sont potentiellement risqués et les conduire à consulter l'autorité de contrôle nationale - en France, la Cnil - qui pourra alors leur imposer les mesures permettant de respecter les dispositions légales.
Par ailleurs, toujours en fonction des résultats de l'analyse interne des risques, les responsables de traitements pourront être amenés à désigner un délégué à la protection des données (DPO) garant du registre des traitements des données personnelles. Sur la question du guichet unique, la solution finalement retenue tend à concilier le principe de proximité, défendu par le Sénat, et le souci d'efficacité. Dans le projet initial, c'était l'autorité du pays du siège qui était compétente. Facebook étant installé en Irlande, tous les utilisateurs auraient dû s'adresser à la Cnil irlandaise. Quoique sans doute très compétente, celle-ci est à la mesure d'un pays de 4 millions d'habitants ; il est préférable que les Français puissent s'adresser à la Cnil française, comme nous l'avons obtenu.
Dans les affaires internationales faisant intervenir plusieurs autorités de contrôle, l'entreprise ayant des filiales dans plusieurs États membres n'aura certes à traiter, en principe, qu'avec l'autorité de contrôle de l'État membre dans lequel elle a son établissement principal comme dans le projet initial de la Commission. Mais les autorités de contrôle des différents États membres devront ensuite coopérer entre elles, même si l'autorité de contrôle de l'État dans lequel l'entreprise concernée a son établissement principal sera considérée comme le chef de file ; c'est logique. Par ailleurs, les autorités de contrôle nationales continueront à traiter les réclamations déposées par les ressortissants de leur État quitte à transmettre, s'il y a lieu, le dossier à l'autorité chef de file. En cas de désaccord, le nouveau comité européen de la protection des données (CEPD) sera consulté.
Autres innovations : sont affirmés les principes de protection des données dès la conception et de protection des données par défaut, par des mécanismes techniques assurant la protection de la vie privée des personnes - anonymisation, collecte minimale des données, durée de conservation ; le nouveau CEPD, qui prendrait la succession du G29, voit ses pouvoirs renforcés, notamment dans les procédures de sanction ; est aussi créée l'obligation pour le responsable d'un traitement de notifier dans les 72 heures aux autorités les fuites de données ; des codes de conduites par secteur d'activité permettront aux opérateurs de se conformer au règlement européen ; les entreprises pourront obtenir des certifications de l'Union quant à la conformité de leur traitement des données ; est enfin créé un droit à réparation du préjudice subi du fait du non-respect des obligations du règlement européen avec un seuil maximum de 2 % du chiffre d'affaires mondial ou de 10 millions d'euros pour les infractions dites mineures et un seuil maximum de 4 % du chiffre d'affaires mondial ou de 20 millions d'euros pour les plus graves.
La directive relative à la protection des données à des fins répressives entend, quant à elle, faire respecter deux principes : toutes les institutions liées aux services répressifs devront se doter d'un DPO ; serait désormais prohibée toute collecte de données personnelles à des fins répressives sans objectif clair, sans durée limitée et sans possibilité pour les justiciables de connaître quelles sont les données collectées, la finalité et la durée de conservation. La directive s'efforce donc de trouver le bon équilibre entre les spécificités liées aux services répressifs dans les différents États membres et la préservation des droits universels des citoyens que sont aussi les justiciables.
Dans son arrêt Schrems du 6 octobre 2015, consécutif à l'affaire Snowden, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a contesté la compétence de la Commission européenne dans la certification qu'un pays tiers « assure un niveau de protection adéquat » aux données à caractère personnel transférées, estimant que cette compétence ne saurait annihiler ni même réduire les pouvoirs dont disposent les autorités nationales de contrôle en vertu de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Cette décision a invalidé l'accord Safe Harbour conclu en 2000 entre l'Union européenne et les États-Unis qui avait permis à plus de 4 000 entreprises de transférer, dans un cadre d'auto-évaluation et d'auto-certification, des données de l'Union vers les États-Unis.
Cette invalidation a conduit la Commission européenne et le gouvernement américain à présenter fin février 2016 un nouveau projet d'accord dit Privacy Shield (Bouclier de Confidentialité), que la Commission espère finaliser pour la fin juin 2016, qui identifie les quatre garanties essentielles applicables aux activités des services de renseignement : le traitement doit être fondé sur des règles claires, précises et accessibles ; l'État doit être en mesure de démontrer la nécessité et la proportionnalité de ses activités de renseignement et notamment des traitements de données personnelles au regard de l'objectif poursuivi ; il doit exister un système de supervision et de contrôle indépendant, effectif et impartial ; les individus doivent pouvoir se prévaloir de recours effectifs.
Le G29 a pris acte des améliorations apportées par le Privacy Shield : insertion dans l'accord de définitions-clés, mécanismes de contrôle du respect des principes garantis avec des audits de conformité internes et externes. Toutefois, il en a dénoncé certaines insuffisances, notamment s'agissant de l'accès des autorités publiques aux données transférées dans le cadre de l'accord ou de l'application peu claire du principe de limitation de la finalité du traitement des données. L'essentiel, pour lui, est de s'assurer que la protection offerte par le Privacy Shield soit sensiblement équivalente à celle de l'Union européenne.
Le risque est que cet accord soit à la merci d'une nouvelle décision de la CJUE même si ce sont les aléas de la vie démocratique. L'article 45 du nouveau règlement a maintenu la règle selon laquelle « un transfert de données ne peut avoir lieu vers un pays tiers que si ce dernier assure un niveau de protection adéquat » et précisé que toute décision d'adéquation doit prévoir un réexamen au moins tous les quatre ans.
Faute d'accord international, des solutions techniques alternatives - approuvées par les autorités de contrôle telles que la Cnil - existent pour le transfert de données vers des pays tiers, mais elles ne peuvent être considérées comme pérennes. L'insécurité juridique ne sera levée que par la conclusion d'un nouvel accord international respectueux des règles de protection garanties par le droit européen.
Je conclus. Le processus d'adoption des nouveaux textes sur la protection des données personnelles a donc pris quatre ans. Nous avons perdu une année, en partie parce que le Parlement européen et sa commission LIBE ont pris ce texte en otage, en craignant que s'ils donnaient trop vite leur accord sur le PNR, le Conseil européen ne tiendrait pas ses engagements sur les données personnelles. Il y a eu aussi l'« interférence » de la Cour de justice.
M. Jean Bizet, président. - Il fallait trouver un équilibre entre protection des données et sécurité des citoyens.
M. Daniel Raoul. - Je reste sceptique. Cela me fait penser à l'échec de la loi de la « Hadopi », pour laquelle on avait pourtant pris toutes les précautions. Avec les meilleures intentions du monde, nous serons de la même façon dépassés par la technologie. Les sacs de sable qu'on empile ici ou là n'empêcheront pas la crue de tout inonder.
M. Jean Bizet, président. - Les données personnelles représentent aujourd'hui une telle richesse ! La nature humaine est faible et n'y résiste pas. Merci à Simon Sutour pour ce point d'étape.
Elargissement - Négociations en vue de la réunification de la République de Chypre : rapport d'information, proposition de résolution européenne et avis politique de M. Didier Marie
M. Jean Bizet, président. - Nous en venons à la communication de Didier Marie sur l'évolution des négociations en vue de la réunification de Chypre, autre sujet sensible. On peut difficilement admettre qu'une partie du territoire d'un État membre de l'Union européenne demeure occupée par un État tiers, qui plus est lorsque cet État tiers est lui-même candidat à l'adhésion à l'Union.
Malgré les soubresauts qu'a connus le processus de négociation, sa relance récente a nourri un réel espoir, dans un contexte politique qui paraissait plus propice de part et d'autre. Notre collègue nous rend compte de l'état de la négociation dans un rapport d'information et nous soumet une proposition de résolution européenne.
M. Didier Marie. - Plus de dix ans après l'échec du plan des Nations unies, dit plan Annan, les négociations pour la réunification de Chypre, divisée depuis 1974, ont été relancées en mai 2015. Les dirigeants des deux communautés, M. Anastasiádes pour la République de Chypre et M. Akýncý pour la partie nord de l'île, sont favorables à une solution négociée, ce qui autorise un optimisme certain. L'ambition affichée par le plan Annan en 2004 était de permettre l'adhésion à l'Union européenne d'une île réunifiée. Les incertitudes entourant la gouvernance du nouvel État et la question du retour des populations déplacées avaient néanmoins conduit les habitants de la République de Chypre à rejeter le dispositif par référendum.
La réappropriation chypriote du processus par les dirigeants des deux entités comme l'absence de calendrier précis peuvent dissiper l'impression d'une solution imaginée dans l'urgence, imposée par des acteurs extérieurs. Les négociations restent suivies de près par les Nations unies mais aussi par l'Union européenne, qui n'entend pas toutefois être partie prenante compte tenu du statut d'État membre de la République de Chypre.
Où en sont les négociations ? Plusieurs chapitres ont été ouverts en juin 2015 et un accord a pu être obtenu dans différents domaines : le futur nom du pays - République fédérale de Chypre -, la définition de la phase transitoire, le fonctionnement de la Cour suprême et le traitement individualisé des litiges en matière de propriétés spoliées. J'y reviendrai. Un accord s'est en outre dessiné sur la naturalisation des colons turcs installés dans la partie nord. Les autorités de la « République turque de Chypre du Nord » (RTCN) militaient pour qu'un certain nombre d'entre eux soient naturalisés afin de préserver une communauté turque représentant 20 % de la population totale, ce qu'on appelle règle du quatre pour un, qui correspond à l'équilibre démographique constaté en 1974. Des mesures de confiance telles que l'ouverture de nouveaux points de passage et l'interconnexion des réseaux téléphoniques sont en bonne voie. Les deux communautés peuvent se rencontrer bien plus facilement que précédemment.
Reste trois questions cruciales, qui seront traitées en fin de négociations : le mode d'organisation du nouvel État, les ajustements territoriaux et les garanties militaires. Un accord s'est dessiné autour de l'idée d'un État bizonal et bicommunautaire. Les discussions tournent autour de la présidence de cet État. Est ainsi évoquée l'idée d'une présidence tournante, sans que la réalité de son pouvoir n'ait, pour l'heure, fait l'objet d'un consensus. Les autorités du nord préfère un système de vote croisé, la République de Chypre une présidence tournante aux pouvoirs limités au profit d'un Premier ministre chypriote grec.
La question du tracé des limites administratives est, quant à elle, sujette à controverse. En l'état actuel des échanges, les autorités du nord du pays rétrocèderaient moins de territoires que dans le cadre du plan Annan - pourtant considéré par la République de Chypre comme un minimum en matière d'ajustement territorial. Des avancées sont néanmoins possibles.
Par ailleurs, en dépit de la commission dédiée mise en place, les deux parties n'ont pas abouti à un accord sur les propriétés occupées. Se pose en filigrane la question de la priorité à accorder au propriétaire légitime ou à l'occupant actuel. Les propriétaires réfugiés dans le sud de l'île seraient 160 000, contre 40 000 au nord. Chacun considère que les flux de population qu'entraînerait une simple rétrocession sont inadmissibles. L'indemnisation est préférée. Elle pourrait atteindre près de 30 milliards d'euros.
Le problème des garanties de sécurité n'a pas encore été réellement abordé. Il implique une révision du traité de garantie de 1960, dont la Grèce, le Royaume-Uni et la Turquie sont signataires, et dépend en large partie de la position turque. La Turquie dispose encore de 44 000 soldats répartis sur 156 bases au nord de l'île. Un retrait de la moitié des troupes dès la signature de l'accord et une réduction progressive à 650 soldats sont envisagés par les autorités turques. Il n'est pas évident qu'une armée étrangère soit présente sur le sol d'un État membre de l'Union européenne... Cette présence symbolique est censée dissiper la crainte d'une invasion au Sud et d'une épuration ethnique au Nord. Il est permis de s'interroger sur le fait qu'une puissance extérieure puisse continuer à être le garant de la sécurité d'une communauté présente sur le territoire d'un État membre de l'Union européenne.
Pour l'heure, le processus de négociation semble toutefois au ralenti. Les élections législatives du 22 mai dernier en République de Chypre ont fragilisé la position du Président Anastasiádes, qui ne dispose plus d'une majorité parlementaire favorable aux discussions. Au Nord, un changement de coalition au profit des nationalistes affaiblit également les efforts d'ouverture du leader chypriote turc.
J'en viens au rôle de la Turquie. L'État turc
rappelle régulièrement qu'il avait soutenu le plan Annan. Rien ne
se fera sans lui. La Turquie a plus avantage à voir le processus de
négociation aboutir qu'à le ralentir. Le coût de l'aide
directe à la partie nord de l'île
- un milliard de
dollars par an - n'est pas à mésestimer. La Turquie souhaite
désormais nouer un nouveau partenariat avec une île
réunifiée, notamment en matière énergétique,
proposant ainsi que les hydrocarbures découverts au large des
côtes de Chypre transitent par un oléoduc et un gazoduc à
travers son territoire vers l'Europe, plutôt que via la
Crète, ce qui coûterait 20 milliards d'euros. La Turquie y
gagnerait bien sûr un droit de péage...
Au-delà de l'aspect économique et financier, l'appui à la réunification doit permettre à la Turquie de rompre un isolement régional grandissant, comme en témoignent ses relations difficiles avec l'Égypte, Israël ou la Russie. Il doit, aux yeux des autorités turques, faciliter le rapprochement avec l'Union européenne et l'adhésion à terme.
La question chypriote n'est pas sans incidence sur l'absence d'avancée tangible sur l'ouverture de nouveaux chapitres, qui dépend largement de l'application du protocole additionnel à l'accord d'Ankara, signé par la Turquie et l'Union européenne le 29 juillet 2005. Ce texte étend l'union douanière entre la Turquie et l'Union aux États membres ayant adhéré, dont Chypre. Dans une déclaration unilatérale, les autorités turques ont néanmoins estimé que leur signature ne valait pas reconnaissance de la République de Chypre et n'ont pas autorisé celle-ci à accéder à ses ports et aéroports. Le 11 décembre 2006, le Conseil Affaires étrangères a décidé par conséquent de geler huit chapitres des négociations. Ils n'ont pas été ouverts depuis. L'Union européenne a, en outre, posé le principe qu'aucun chapitre ouvert ne pourrait être clos en l'absence d'application complète, par la Turquie, du protocole additionnel à l'accord d'Ankara. La République de Chypre est, quant à elle, à l'origine du blocage de six autres chapitres.
Cette non-reconnaissance de Chypre reste pour l'heure la position officielle. Si, dans le cadre de la feuille de route sur la libéralisation des visas, la Turquie vient de supprimer le traitement discriminatoire visant les Chypriotes, elle a précisé que ces avancées ne valaient pas reconnaissance.
Dans ce cadre, quel doit être le rôle de l'Union européenne ? Aux termes de l'article premier du protocole n° 10 d'adhésion de Chypre à l'Union européenne, l'application de l'acquis communautaire est simplement suspendue dans la partie nord de l'île. La RTCN, soutenue par la Turquie, souhaite pourtant que soient mises en place des dérogations permanentes à l'acquis communautaire. Ces exceptions sont censées constituer une garantie pour le caractère bizonal et bicommunautaire du nouvel État. Elles devraient être inscrites dans le droit primaire européen, les autorités chypriotes-turques appelant à la rédaction d'un nouveau traité d'adhésion. La Commission européenne est très réservée sur cette option, qui impliquerait une ratification par tous les États membres. La France a également exprimé son opposition de principe aux dérogations permanentes, jugeant qu'elles ne pouvaient être que limitées dans le temps et justifiées.
Dans le cadre des négociations à venir sur les propriétés et l'ajustement territorial, les autorités du nord, appuyées par la Turquie, souhaitent ainsi limiter l'exercice des droits de propriété et de vote des membres des communautés vivant dans l'État constituant de l'autre communauté, via l'instauration d'un droit de séjour. De telles mesures ne sont pas sans susciter des réserves quant à leur adéquation avec l'exercice des libertés prévues par les traités européens : liberté de circulation des biens et des personnes, liberté d'installation et libre prestation de services.
C'est dans ce contexte que je vous propose d'adopter une proposition de résolution européenne destinée à accompagner la position de l'Union européenne dans le respect de ses valeurs et de ses principes, accompagnée d'un avis politique. Cette question peut paraître accessoire, mais elle a un caractère géostratégique, à une demi-heure d'avion de la Syrie. Chypre sortant à peine d'un protocole de sortie de crise, la réunification pourrait également contribuer à relancer l'activité.
M. Simon Sutour. - Je suis très heureux que nous ayons ce débat, que nous aurions pu avoir plus tôt, mais qui est d'autant plus intéressant que les négociations semblent avancer - je reste prudent, car chat échaudé craint l'eau froide.
Nous remarquons en passant que les grands principes sont défendus lorsqu'il s'agit de certains pays - et qu'ils le sont moins pour d'autres. Plus de 40 000 soldats turcs occupent un pays membre de l'Union européenne ; la colonisation a créé des situations acquises. Les choses avancent néanmoins : les Chypriotes peuvent circuler librement. Un Chypriote grec propriétaire d'une terre dans le Nord m'a raconté qu'il était allé la voir, qu'il l'avait trouvée bien cultivée et qu'il y avait rencontré un jeune homme lui disant que ses parents étaient venus d'Anatolie, mais que lui était né à Chypre. C'est là qu'on se rend compte du temps qui passe, et que l'indemnisation est plus réaliste que les échanges de biens, sauf peut-être pour certaines maisons de Turcs au Sud sur lesquelles les voisins ont veillé.
Il y a eu des changements dans la structure de la population : les Chypriotes turcs d'origine avaient une plus grande facilité à s'entendre avec les Grecs, pour avoir toujours vécu avec eux et être souvent des descendants de Grecs convertis à l'Islam. Mais les colons anatoliens sont, semble-t-il, devenus plus nombreux qu'eux. Les Chypriotes d'origine ont profité de leur droit à obtenir un passeport de la République de Chypre pour fuir la situation économique, notamment en direction du Royaume-Uni.
Nous avons la chance d'avoir un leader chypriote turc favorable à la négociation. Mais ne nous leurrons pas : ce n'est pas lui qui décidera, mais le Président Erdogan.
Je profite de ce débat pour demander une rectification du compte rendu de notre réunion du 12 mai. Mon propos était de dire que le partage des réserves d'hydrocarbures entre les pays riverains de la Méditerranée orientale se faisait sous la houlette des États-Unis et non de la Turquie. En revanche, la Turquie a mis son grain de sel en procédant à des manoeuvres navales d'intimidation.
Aujourd'hui, le Bundestag votera la reconnaissance et la condamnation du génocide arménien, ce qui provoque des remous. Il n'est pas concevable qu'un pays candidat à l'Union européenne n'ait pas réglé ce problème avant d'adhérer. Un candidat ne peut pas occuper le territoire d'un État membre.
Je trouve cette proposition de résolution un peu modérée. Elle est excellente, mais elle sera ensuite examinée par la commission des affaires étrangères...
M. Alain Vasselle. - Quel est le poids de la population turque par rapport à la population grecque ? L'Union européenne agit-elle à l'initiative des Grecs ? Y a-t-il urgence à délibérer ? Qu'est que la France a à espérer de tout cela ?
Mme Gisèle Jourda. - Notant que la Turquie refuse toute reconnaissance formelle de Chypre, vous vous inquiétez dans votre rapport du fait que l'accord entre l'Union européenne et la Turquie sur les réfugiés puisse se faire au détriment de l'île. La Turquie ne fera-t-elle pas levier de cet accord pour consolider ses positions dans la négociation intercommunautaire chypriote ? L'intérêt de la réunification est évident mais ne lève pas toutes les interrogations.
Étant par ailleurs membre de la commission des affaires étrangères, je veux néanmoins souligner le rôle important de la commission des affaires européennes qui doit être reconnu.
M. Didier Marie. - Nous bénéficions d'une conjoncture exceptionnelle : de part et d'autre, deux dirigeants qui souhaitent la réunification et négocient en tête-à-tête. Un processus a été mis en place pour traiter les questions les unes après les autres. Les dirigeants se rencontrent deux fois par mois, leurs équipes techniques plusieurs fois par semaine. C'est désormais une affaire interne, alors qu'auparavant les solutions étaient imposées de l'extérieur - c'est notamment le cas du plan Annan. Bien qu'impliquée, l'Union européenne veille par conséquent à maintenir une certaine distance.
Les récentes élections pourraient atténuer l'optimisme régnant, puisque le Président de Chypre est désormais soutenu par une coalition au sein de laquelle les partisans de la réunification ne sont plus majoritaires. Au Nord, un parti a quitté la coalition dirigée par le centre-gauche, entraînant la formation d'une nouvelle coalition plus pro-turque. C'est pourquoi l'ONU, la Commission européenne et les autres partenaires souhaitent réaffirmer leur intérêt pour ces négociations qui représentent une dernière chance : en cas d'échec à l'horizon 2018, les autorités turques ont déjà fait savoir qu'elles privilégieraient une solution à deux États, option qui pourrait avoir les faveurs de certaines forces politiques au Sud.
L'Union européenne ne peut accepter qu'un État membre soit occupé par une puissance étrangère. Elle reconnaît l'ensemble de l'île ; l'acquis communautaire est suspendu au Nord, mais celui-ci fait bien partie de l'Union européenne. Un délégué spécial pour les questions chypriotes est attaché au président de la Commission européenne. Nous avons une mission permanente installée au Nord, et l'Union consacre un budget annuel de 30 millions d'euros à la préparation de l'intégration du Nord, notamment en formant l'administration chypriote turque.
La France a des liens historiques avec Chypre. Au moment de la partition, la République de Chypre a été abandonnée par tous ses parrains à l'exception de la France, qui l'a aidée à se réarmer face à la menace turque. Les Chypriotes grecs nous en sont d'autant plus reconnaissants que, membre permanent du Conseil de sécurité, la France y défend leurs intérêts. Nous avons par conséquent intérêt à promouvoir la stabilité à Chypre.
En 1974, on comptait un Chypriote turc pour quatre Chypriotes grecs. Or la population du Nord, qui est aujourd'hui de 150 000 personnes, est en décroissance démographique et les autorités souhaitent naturaliser 70 000 colons turcs implantés depuis longtemps sur l'île pour maintenir ce ratio. Les Turcs voudraient davantage. Si l'accord est signé, que deviendront les Turcs non naturalisés ?
Cette proposition de résolution peut paraître trop modérée, mais le sujet est sensible. La Turquie s'est déclarée favorable à un accord mais à certaines conditions. C'est une négociation sur plusieurs plans qui s'engage, avec la question des réfugiés, celle des visas pour les citoyens turcs et accords économiques et, à terme, l'adhésion à l'Union européenne. La Turquie peut en effet utiliser le dossier chypriote pour faire pression sur l'Europe, mais c'est plutôt une monnaie d'échange car Chypre n'est pas, en Turquie, un sujet majeur de politique intérieure. De plus, l'Union européenne pose comme préalable à toute discussion la reconnaissance de Chypre par la Turquie. Huit chapitres de négociation ont été suspendus par l'Union européenne, six par Chypre ; ils n'ont pas été rouverts. Les autorités européennes n'ont jamais donné le moindre signe de souplesse à cet égard.
Enfin, au point de vue stratégique, la Turquie a besoin de rompre son isolement. Elle ne peut développer ses relations commerciales et jouer un rôle significatif qu'en dialoguant avec les pays riverains, l'Union européenne et les États-Unis. La position de la Turquie sur un éventuel règlement de la question chypriote appelle donc un optimisme raisonné même si, naturellement, elle s'inscrira dans une relation donnant-donnant.
M. Jean Bizet, président. - Je vous félicite pour ce rapport et la précision de vos réponses. Je confirme la belle image dont jouit la France auprès de Chypre, notamment au sein de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC).
L'examen par la commission des affaires étrangères de cette proposition de résolution européenne ne devrait pas poser de problème.
Il est incontestable que le comportement du Président Erdogan isole la Turquie, mais à terme, avec le retour de la Russie sur la scène internationale, il lui faudra modifier sa conduite. La dérive autocratique que nous constatons n'est pas acceptable. Une communication sera présentée la semaine prochaine par MM. Jean-Yves Leconte et André Reichardt sur les relations entre l'Union européenne et la Turquie.
À l'issue du débat, la commission des affaires européennes a autorisé la publication du rapport d'information et a adopté, à l'unanimité, la proposition de résolution européenne, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.
La réunion est levée à 9 h 50.