- Jeudi 26 mai 2016
- Politique étrangère et de défense - Régime de sanctions de l'Union européenne à l'encontre de la Fédération de Russie : proposition de résolution européenne de MM. Yves Pozzo di Borgo et Simon Sutour
- Questions sociales et santé - Détachement des travailleurs : rapport d'information, proposition de résolution européenne et avis politique de M. Eric Bocquet
Jeudi 26 mai 2016
- Présidence de M. Jean Bizet, président. -La réunion est ouverte à 8h30.
Politique étrangère et de défense - Régime de sanctions de l'Union européenne à l'encontre de la Fédération de Russie : proposition de résolution européenne de MM. Yves Pozzo di Borgo et Simon Sutour
M. Jean Bizet, président. - Notre ordre du jour appelle la communication de nos collègues Simon Sutour et Yves Pozzo di Borgo sur le régime de sanctions de l'Union européenne à l'encontre de la Fédération de Russie, sujet difficile et d'une grande actualité, puisque l'Union européenne devra se prononcer fin juin sur une éventuelle prolongation de ces sanctions. Je rappelle que ces mesures ont été prises dans le contexte de la crise ukrainienne et de l'annexion de la Crimée, avec pour conséquence l'adoption de contre-sanctions russes qui pèsent sur certaines de nos filières, notamment la filière agricole. S'y ajoute l'embargo sanitaire russe sur la viande porcine qui pénalise sérieusement nos producteurs alors même qu'ils ne sont en rien concernés par les causes qui ont conduit à cet embargo.
Nos deux collègues nous avaient déjà présenté en juin 2015 un rapport sur le régime de sanctions de l'Union européenne et sur les accords de Minsk qui ont posé les bases d'un règlement de la crise ukrainienne. À l'approche d'une nouvelle échéance, il est important que le Sénat puisse formaliser sa position. C'est l'objet de la proposition de résolution européenne de nos deux rapporteurs. Après notre examen, ce texte sera renvoyé à la commission des Affaires étrangères. À la demande conjointe de nos deux commissions, la Conférence des présidents a décidé de l'inscrire à l'ordre du jour du Sénat, le 8 juin prochain.
Si vous en êtes d'accord, nous exercerons pour ce débat les compétences attribuées aux commissions saisies pour avis, faculté qui nous est ouverte par l'article 73 quinquies du règlement du Sénat.
M. Simon Sutour. - Le 4 juin 2015, Yves Pozzo di Borgo et moi-même vous avions présenté un rapport d'information sur le régime de sanctions prises par l'Union européenne à l'encontre de la Fédération de Russie.
Notre rapport rappelait le contexte dans lequel ces sanctions avaient été prises, à savoir l'annexion de la Crimée et le conflit dans l'Est de l'Ukraine. Il précisait le cadre juridique des sanctions, leur contenu et leurs conséquences, qui sont tant politiques qu'économiques, et ce pour l'ensemble des parties, la Russie ayant pris des contre-sanctions de nature sanitaire. Enfin, notre rapport, après avoir rappelé le contenu des accords de Minsk négociés dans le format « Normandie » et le rôle important que la France et l'Allemagne y ont joué, évoquait l'après-sanctions.
Un an plus tard, nous pouvons constater que les sanctions européennes ont été prolongées à plusieurs reprises : jusqu'au 23 juin prochain pour les sanctions visant la Crimée, jusqu'au 31 juillet pour les sanctions économiques sectorielles et jusqu'au 15 septembre pour les sanctions individuelles ou visant des entités. Le Conseil européen des 28 et 29 juin prochains doit de nouveau aborder la question de la prolongation de ces sanctions.
Dans la perspective de cette échéance, le Sénat doit prendre position en adoptant une résolution européenne sur ce sujet particulièrement important, comme l'a déjà fait l'Assemblée nationale. Nous adresserions ainsi au Gouvernement un double message qu'il serait invité à faire passer préalablement au Conseil européen : mettre en évidence les limites de la situation actuelle, qui ne saurait être indéfiniment prolongée, et donc la nécessité d'avancer, tout en proposant une solution à la fois concrète et réaliste de sortie de crise. Je précise que nous avons travaillé avec notre président Jean Bizet, mais aussi avec le président du Sénat, Gérard Larcher, et bien entendu avec le ministère de Affaires étrangères. Ce type de résolution aux enjeux européens et internationaux nécessite une certaine convergence.
Notre démarche est partie d'un triple constat. Premièrement, nous ne devons pas regarder comme un fait accompli l'annexion de la Crimée par la Russie, qui est contraire au droit international. Certes, chacun connaît les conditions du rattachement de la péninsule à l'Ukraine par Khrouchtchev en 1954 dans un ensemble qui était alors soviétique, mais il est indéniable que la Russie a violé le droit international en portant atteinte à l'intégrité territoriale, à la souveraineté et à l'indépendance de l'Ukraine.
Deuxièmement, les sanctions et contre-sanctions, régulièrement renforcées et prolongées, ont altéré les relations de l'Union européenne avec la Russie - les sommets UE-Russie sont suspendus depuis plus de deux ans. Bien sûr, la détérioration de la situation économique en Russie est largement due à la baisse du prix du pétrole et à la dépréciation du rouble, mais les sanctions européennes n'arrangent rien. Dans le même temps, les embargos sanitaires russes pénalisent les produits agro-alimentaires européens, en particulier la filière porcine française. Ajoutons que les États-Unis qui poussent l'Union européenne à maintenir ses sanctions continuent de commercer allègrement avec la Russie.
Troisièmement, l'appréciation de la situation dans le Donbass est soumise aux accords de Minsk qui constituent la seule voie conduisant à une solution d'ensemble du conflit dans l'Est de l'Ukraine. La mise en oeuvre complète de ces accords est indispensable et doit conditionner la levée des sanctions. Le Conseil européen des 19 et 20 mars 2015 a d'ailleurs clairement établi une corrélation entre les deux. Or, ces accords, qui reposent sur un équilibre de contreparties réciproques, ne sont pour l'instant mis en oeuvre que de façon partielle : la situation sécuritaire sur le terrain demeure précaire et le volet politique des accords de Minsk, en particulier la décentralisation en Ukraine et la tenue d'élections locales dans le Donbass, n'avance guère.
Dans ce contexte difficile, notre proposition de résolution européenne propose un dispositif réaliste et équilibré, de manière à trouver le plus large consensus possible sur un sujet qui demeure très sensible pour nous tous.
Nous pensons - c'est notre objectif essentiel - que la Russie est un partenaire stratégique non seulement de la France, mais aussi de l'Union européenne. C'est pourquoi il faut sortir de cette logique contreproductive de sanctions et de contre-sanctions. Certains ministres français, Stéphane Le Foll et Emmanuel Macron notamment, ont exprimé leurs réserves sur ces sanctions, et plusieurs États membres sont réticents à les reconduire sans cesse. Pour autant, nous ne pouvons pas le faire de façon inconditionnelle ou abstraite, comme si nous ignorions ce qui s'est passé.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Les parlements européen et français n'ont jamais été consultés sur les décisions qui ont conduit à mettre en place ces sanctions à l'encontre de la Fédération de Russie. Les décisions de l'exécutif et des diplomates sont nécessaires ; il ne faut pas pour autant écarter du jeu les parlements nationaux.
La proposition de résolution équilibrée et réaliste que nous vous proposons devrait faire l'objet d'un débat avec le Gouvernement en séance publique, après son examen par la commission des affaires étrangères. Nous connaissons la position du Gouvernement : les sanctions visant la Russie ne seront levées que lorsque les accords de Minsk auront été appliqués. Cette position est aussi celle de l'Union européenne telle qu'elle l'a notamment exprimée au Conseil européen de mars 2015 et rappelée lors du Conseil des Affaires étrangères du 14 mars dernier.
Nous savons que la Chancelière Angela Merkel et surtout le Président François Hollande ont joué un rôle décisif dans la conclusion des accords de Minsk. Avec ceux-ci, nous avons une feuille de route et il faut s'y tenir, d'autant plus que sa mise en oeuvre n'est pas aisée, même si des avancées sont constatées par rapport à la situation qui prévalait avant le 12 février 2015. Y renoncer, ne serait-ce que partiellement, serait un très mauvais signal adressé aux protagonistes sur le terrain.
Notre objectif ultime doit être de dénouer la crise ukrainienne le plus rapidement possible, dans l'intérêt de chacune des parties. L'Ukraine a un besoin urgent de réformes d'envergure, à la fois économiques et politiques, et ne peut légitimement pas avancer avec un conflit dans ses provinces orientales. À ce titre, je rappelle l'initiative du président Larcher sur la contribution du Sénat dans la mise en oeuvre du volet politique des accords de Minsk relatif à la décentralisation, grâce à une coopération avec la Rada pour l'élaboration de la révision de la Constitution ukrainienne. L'économie de la Russie pâtit des sanctions européennes. L'Union européenne a gelé ses relations avec la Russie, ce qui la gêne pour relever les défis communs tels que la lutte contre le terrorisme, la sécurité internationale, la situation au Proche-Orient ou encore les négociations climatiques. Elle peine à faire aboutir le partenariat stratégique que nous appelons de nos voeux, et à appliquer son accord d'association avec l'Ukraine. Enfin, les États membres souffrent à la fois des opportunités perdues sur le marché russe et des effets des contre-sanctions russes, comme le montre la crise de la filière porcine en France. Leur unité est mise à mal par des débats sur l'opportunité de prolonger les sanctions.
Nous vous proposons d'aller plus loin que la simple application des accords de Minsk, en prévoyant une levée progressive et différenciée des sanctions sous conditions. En premier lieu, les sanctions économiques sectorielles seraient progressivement allégées en fonction de progrès significatifs et ciblés dans la mise en oeuvre des accords de Minsk au regard de l'évolution de la situation prévalant le 12 février 2015. Ensuite, et selon les mêmes conditions, les sanctions diplomatiques et politiques feraient l'objet d'une réévaluation. En particulier, les discussions en vue de la tenue de réunions bilatérales de haut niveau entre les États membres et la Russie pourraient reprendre. Enfin, le Gouvernement pourrait appeler nos partenaires européens à lever sans délai les sanctions individuelles visant les parlementaires russes, car elles constituent indéniablement un obstacle au dialogue politique : la présidente du Conseil de la Fédération, par exemple, ne peut se rendre ni en France, ni en Europe.
Naturellement, l'allégement de ces sanctions européennes devrait s'accompagner de mesures identiques du côté russe. Nous pensons plus particulièrement, bien sûr, aux sanctions sanitaires. Nous savons que le Gouvernement a déjà entrepris des démarches auprès de la Commission, des États membres et de la Russie pour obtenir la levée rapide de ces embargos qui aggravent la situation déjà fragile du secteur agricole français et européen. Il serait notamment envisageable de parvenir à un allégement progressif de l'embargo sanitaire dans les pays qui ne présentent pas de cas de fièvre porcine africaine - c'est le cas de la France.
Cette proposition de résolution ne constituerait qu'une première étape. En effet, les relations de l'Union européenne avec la Russie sont trop stratégiques pour être retenues indéfiniment en otage d'un débat récurrent sur les sanctions. Elles méritent mieux et doivent pouvoir se projeter au-delà du dossier ukrainien. Je rappelle d'ailleurs que, parmi les cinq principes directeurs pour les relations avec la Russie que le Conseil Affaires étrangères a approuvés en mars dernier, figure « la possibilité d'une coopération sélective avec la Russie sur des questions présentant un intérêt pour l'UE ».
Nous traiterons d'ailleurs la façon d'aller de l'avant dans ces relations dans un prochain rapport que nous entendons présenter à la commission avant la fin de l'année.
M. Jean Bizet, président. - Je remercie nos deux rapporteurs, et particulièrement Simon Sutour qui a travaillé jusqu'à tôt ce matin pour prendre en compte dans ce texte la position du Gouvernement. Cette proposition de résolution est très équilibrée. En matière de diplomatie, il n'y a rien de pire que de rester sur le passé. Il est important que nous rétablissions des relations constructives avec notre grand voisin, aussi turbulent soit-il, sans oublier pour autant ce qui s'est passé. Les sanctions ne porteront jamais leurs fruits et ne préparent pas l'avenir.
M. Simon Sutour. - Nous avons intégré quelques modifications à notre texte initial pour prendre en compte des remarques formulées par le ministère des Affaires étrangères. Nous avons opéré une modification de forme aux alinéas 9 et 13 et procédé à un ajout à l'alinéa 17. À l'alinéa 18, nous avons supprimé la référence à la « suppression de l'exigence de visas de court séjour », car il s'agit d'une mesure non liée aux sanctions. Enfin, nous avons réécrit l'alinéa 21 sur les sanctions sanitaires. À mon sens, cette nouvelle rédaction reste fidèle à notre intention initiale.
M. Jean Bizet, président. - Même si la modification reste mineure, l'alinéa 18 est celui qui a posé le plus de problèmes. Je souhaite que le Gouvernement soit notre allié sur ce texte. C'est à lui qu'il reviendra de défendre cette résolution au niveau communautaire. Le président du Sénat est également favorable à cette levée progressive des sanctions : il a depuis plus d'un an des contacts réguliers avec la présidente du Conseil de la Fédération, Mme Matvienko.
M. Yves Pozzo di Borgo. - On estime que l'impact des contre-sanctions de la Russie représente une baisse de 0,3 % du PIB en 2014 et de 0,4 % du PIB en 2015, soit 900 000 emplois en moins en Europe, et l'on pourrait aller jusqu'à 2,2 millions d'emplois en moins.
M. René Danesi. - Je voterai pour ce texte malgré toutes les réserves que je vais exprimer. Le 28 avril dernier, l'Assemblée nationale a adopté par 55 voix contre 44 une résolution « invitant le Gouvernement à ne pas renouveler les mesures restrictives et les sanctions économiques imposées par l'Union européenne à la Fédération de Russie ». Cette résolution est courte et parfaitement claire dans son énoncé. Ce n'est pas tout à fait le cas de celle que nous proposons, car elle s'enferre dans les nombreuses décisions prises par les instances onusiennes et européennes qui considèrent que l'Ukraine est victime d'une Russie agressive et qu'il faut donc sanctionner celle-ci pour qu'elle lâche prise. La vérité n'est jamais simple. Notre résolution en tient compte et tombe par conséquent dans le travers de la contradiction.
Il est indiqué à l'alinéa 14 que la résolution « réaffirme son attachement indéfectible à l'intégrité territoriale, à la souveraineté et à l'indépendance de l'Ukraine et condamne l'annexion de la Crimée par la Russie ». Si l'on condamne cette annexion, la logique voudrait que l'on maintienne les sanctions contre la Russie jusqu'à ce qu'elle rende la Crimée à l'Ukraine. Or, nous avons choisi de ne pas le faire, et cela avec raison, car le rattachement de la Crimée à la Russie résulte d'une histoire bien plus complexe qu'une simple annexion manu militari. Chacun sait que la Crimée ne retournera pas plus à l'Ukraine que le Kosovo ne retournera à la Serbie. Par conséquent, nous aurions pu faire l'économie de cet alinéa.
Le référendum organisé en Crimée, le 16 mars 2014, s'est révélé favorable au rattachement à la Russie ; il s'est fait en présence de l'armée russe et en l'absence de tout observateur international. Le meilleur agent électoral de la Russie a sans doute été le pouvoir de Kiev, issu de la révolution démocratique de Maïdan, qui a déclaré la langue russe étrangère en Ukraine, exigeant ainsi des habitants de la Crimée et du Donbass d'abandonner leur langue maternelle au profit de la langue ukrainienne. Pour faire bonne mesure, il a interdit la télévision russophone dans ces deux régions. Bien sûr, cette loi plus stupide que scélérate a été rapportée après le référendum, mais c'était trop tard.
Enfin, en janvier 1991, au moment de la dislocation de l'URSS, les habitants de la Crimée avaient déjà voté en faveur du rattachement à la Russie. Avec un taux de participation de 83 %, 93 % des votants s'étaient déclarés favorables au rattachement.
À l'alinéa 17, la résolution « appelle de ses voeux un allègement progressif et partiel du régime des sanctions de l'Union européenne à l'encontre de la Russie (...) en liant cet allègement à des progrès significatifs et ciblés dans la mise en oeuvre des accords de Minsk ». Il faudrait pour le moins préciser que les deux pays, Russie et Ukraine, sont tenus de mettre en oeuvre ces accords. Or, l'Ukraine ne montre pas beaucoup de bonne volonté. Alors que son Parlement devait voter une loi de large autonomie des régions russophones et sécessionnistes, il s'est contenté de voter une loi d'autonomie restreinte pour une durée de trois ans. Il aurait également dû voter une nouvelle loi électorale et le Gouvernement aurait dû organiser des élections. Rien n'a été fait et rien ne sera fait de sitôt par un Gouvernement et un Parlement ukrainiens où dominent les affairistes et les nationalistes. Sans compter que ni l'Ukraine, ni les États-Unis n'ont intérêt à ce que les sanctions contre la Russie soient levées.
Par conséquent, l'alinéa 17 me laisse dubitatif, car il fait dépendre la levée partielle des sanctions contre la Russie de la bonne ou de la mauvaise volonté de l'Ukraine. La résolution aurait gagné en clarté si elle n'avait pas d'abord considéré les décisions de l'ONU et de l'Union européenne. L'embargo ne mettra pas fin au rattachement de la Crimée à la Russie. L'Ukraine met au moins autant de mauvaise volonté que la Russie à régler le problème des régions russophones et séparatistes de l'Est. L'embargo est préjudiciable à notre économie et à notre agriculture. Enfin, la France et l'Europe ont besoin de la Russie pour gérer l'ensemble des crises du Moyen Orient.
Cependant, mieux vaut cette résolution que rien du tout.
M. Jean-Yves Leconte. - Je remercie les rapporteurs. Je ne pourrai pas voter cette résolution faussement modérée. Nous avons parlé de la filière porcine et pas de la situation dans le Donbass : c'est là tout le problème. Cette résolution nie l'implication de la Russie dans le Donbass, au point qu'on pourrait presque se demander à quoi servent les accords de Minsk. En outre, un certain nombre d'embargos étaient déjà en place avant 2014, notamment celui sur l'Ukraine qui date de l'été 2013.
Les accords de Minsk ont renouvelé la situation en Ukraine : la ligne de front ne bouge plus de manière significative. Cependant, on constate tous les jours des violations de cessez-le-feu et on a encore fait état d'une dizaine de morts depuis le début de la semaine. Même dans un pays démocratique, il est difficile de mettre en oeuvre une réforme constitutionnelle. C'est d'autant plus le cas en Ukraine. On pourrait croire que les Russes n'aident plus les séparatistes et que c'est désormais aux Ukrainiens de changer leur constitution. Comment pourraient-ils accepter un changement de Constitution alors qu'ils savent parfaitement que les autorités ukrainiennes n'auront pas la possibilité d'aller dans les territoires occupés et qu'elles ne pourront exercer aucun contrôle près de la frontière ?
Dans un pays qui a le même système économique que l'ensemble de la CEI, on pourrait évidemment mettre en cause la corruption. Cependant, les subventions au gaz qui servaient à l'enrichissement des oligarques ont été liquidées.
Qu'on le veuille ou non, nous ne sommes pas le Congrès américain et nous ne jouons aucun rôle dans la mise en place des sanctions. Je crains surtout qu'on souligne notre impuissance. Si nous prenons une position en décalage avec celle du Gouvernement, nous risquons d'affaiblir la position de notre pays, notamment dans le format « Normandie ». En outre, pour que les sanctions soient levées, il faudrait préciser la nature des violations en cause.
La négociation sur les visas russes a été gelée depuis la crise ukrainienne. Pourquoi ? Ce n'est pas être anti-russe que de constater que cette négociation a été interrompue au moment de la crise ukrainienne. On ne peut pas supprimer un régime de visas sans négociation sur l'État de droit et un certain nombre d'autres points.
Même si l'on supprime toutes les sanctions, la situation n'évoluera pas, car les sanctions américaines continueront à courir et les entreprises françaises en feront toujours les frais. Goldman Sachs a toutes les autorisations pour faire des financements sur la Russie ; les banques françaises ne les ont pas. Nous aurions tout intérêt à demander au Gouvernement de faire en sorte que les entreprises françaises et américaines soient à égalité plutôt que de sanctionner uniquement les nôtres. Négocions avec les États-Unis pour que les sanctions soient coordonnées.
Nous sommes tous un peu fascinés, ou au moins admiratifs, devant l'implication de la Russie en Syrie. En comparaison, depuis cinq ans, notre politique au Moyen-Orient a été bien moins efficace. On ne peut pas cependant tout accepter. Cette résolution semble moins défendre des valeurs que des intérêts. Je crois pourtant que la sécurité européenne ne se construit pas sur de telles bases, mais sur la solidarité des États entre eux. On ne peut pas faire dépendre l'indépendance d'un peuple européen de l'intérêt que l'on pourrait retirer d'un accord avec un autre pays européen. C'est toute la situation ukrainienne. Voulons-nous signer le retour à l'Europe de Yalta où l'avenir de certains pays européens se discutait entre blocs ? Je ne le crois pas.
M. André Gattolin. - Je ne cacherai pas mes réticences à l'encontre de cette proposition de résolution, même si j'apprécie le travail de conciliation avec le ministère des Affaires étrangères. Vous nous dites que la difficulté de la situation économique russe est liée à la baisse du prix du pétrole et à la baisse du rouble. Il y a sans doute un peu de calcul au niveau international pour mettre la Russie en situation difficile, et ce genre de manoeuvre a sans doute beaucoup plus d'impact que les sanctions économiques de l'Union européenne.
Je me suis rendu en Russie en novembre dernier pour parler de la COP 21 et rencontrer les représentants d'ONG sociales, environnementales et citoyennes. Ces ONG font l'objet d'une répression sévère. La situation des droits de l'Homme en Russie est effroyable, et cela depuis longtemps. Les ONG internationales sont criminalisées de sorte qu'on ne peut même plus leur verser d'argent. S'il convient d'ouvrir les voies de la négociation, il faut aussi rester honnête. Je ne suis pas un tenant des sanctions économiques tous azimuts. Elles ont en réalité peu d'impact économique, mais elles renforcent le sentiment national autour de Poutine. Je serais davantage partisan de sanctions très ciblées, voire individuelles, à l'image de ce qu'ont décidé les États-Unis lors de la fameuse affaire Magnitski. Un certain nombre de hiérarques russes proches de M. Poutine ont été interdits d'entrée aux États-Unis, leurs avoirs ont été gelés : cela gêne beaucoup plus le Kremlin et une partie autoritaire du pouvoir que les sanctions générales qui se répercutent sur la population.
Bien évidemment, je ne défends pas l'obligation de la langue ukrainienne décrétée par le Parlement ukrainien, et j'entends qu'il y a une majorité russophone en Crimée et dans le Donbass. Cependant, lors de la réunification allemande, les négociations se sont tenues au niveau de l'Union européenne et pas au niveau de l'Allemagne. Dans les discussions entre Kohl et Mitterrand, la réunification s'est faite en contrepartie de l'intégration du deutsch mark dans la monnaie unique. Il y a une CEI ; elle aurait dû être consultée avant de changer les frontières. Même le pouvoir chinois a refusé d'entériner l'annexion de la Crimée. Quand on commence à remettre en cause les frontières internationales pour demander un statut d'autonomie renforcée, c'est que la procédure n'a pas été respectée.
M. René Danesi. - On pourrait aussi parler du Tibet.
M. André Gattolin. - C'est pour cette raison que la Chine n'accepte pas la sécession et que les Tibétains ne demandent pas l'indépendance, mais l'application du statut d'autonomie régionale qui figure dans la Constitution. Le jour où l'on commencera à retracer les frontières en Afrique, tout un continent risque d'exploser.
Je trouve bizarre que l'on ne mentionne pas à l'alinéa 4 le Conseil du 19 janvier 2015 qui a fait l'objet d'un long débat. Il est vrai que ses conclusions ne vont pas tellement dans le sens de la proposition de résolution. On ne peut pas cependant se contenter de l'omettre.
À l'alinéa 5, le mot « regrettant » est un peu faible d'autant que plus loin on parle de « condamnation de la Crimée ». Il faut au moins « déplorer ».
L'alinéa 10 comporte une inexactitude factuelle : ce sont les accords de Minsk II qui ont ouvert les accords généraux de Minsk.
Je ne voterai pas cette proposition de résolution, même si je ne suis pas négatif sur la démarche. Le cas échéant, je suis prêt à revoir ma position pour m'abstenir. Je conteste une partie du raisonnement mis en oeuvre. La question des sanctions ne peut pas effacer tout un contexte de mise à mal des droits de l'Homme.
M. Éric Bocquet. - Je voterai cette résolution : c'est la voie du bon sens. Elle enclenche un processus d'ouverture et offre des avantages économiques. La Russie exerce une influence au Moyen-Orient. Cette résolution aura aussi un effet diplomatique. Je me félicite du processus nouveau qui s'engage.
M. Pascal Allizard. - Je voterai cette résolution qui me semble équilibrée. Les modifications pour se mettre en accord avec le ministère des Affaires étrangères sont importantes pour renforcer le consensus. Les sanctions ont eu jusque-là une valeur plus symbolique que dissuasive. Le sujet est loin d'être simple et toutes les positions ont leur vérité. Cependant, mieux vaut voter pour cette proposition, car elle est un signal de reprise du dialogue.
D'un point de vue économique, les entreprises et les banques françaises resteront bien évidemment sous le coup des menaces américaines. Les États-Unis, dans ce domaine, ne sont pas beaucoup plus sympathiques que la Russie.
Enfin, dans le cadre du rapport en cours de rédaction sur le partenariat oriental, nous avons entendu l'ambassadeur Morel, le diplomate français qui suit l'évolution des accords de Minsk au niveau de la politique locale. Il a constaté une réduction significative du nombre d'escarmouches, grâce au développement d'actions très locales comme la fête des mères ou les journées de l'école. C'est en ramenant les gens à leur quotidien qu'on leur montre que la paix vaut mieux que la guerre.
La situation en Ukraine est bloquée. Le risque, c'est que la Russie reprenne l'initiative au niveau diplomatique local. On n'est pas à l'abri d'un nouveau référendum sur les régions séparatistes, organisé par la Russie, qui donnerait les résultats qu'on peut imaginer et qui ne ferait que complexifier la situation. Donner un peu d'oxygène va dans le bon sens.
M. Didier Marie. - Je remercie les rapporteurs et je salue leur talent d'équilibristes. La Russie s'assoit sur le droit international et remet en cause le principe de l'intangibilité des frontières. M. Poutine, confronté à des difficultés économiques et sociales majeures dans son pays, utilise la politique étrangère et le rêve passé de la grande Russie pour rassembler ses concitoyens. Il mène une politique expansionniste, en bâillonnant toute opposition interne, pour rétablir une zone d'influence politique, économique et militaire autour des frontières russes.
Cette résolution porte sur l'Ukraine, mais on ne peut pas la dissocier de ce qui se passe en Géorgie ou dans le Haut Karabagh, ni même des relations tendues que la Russie entretient avec les pays baltes de l'Union européenne, ou des menaces à peine voilées qu'elle profère contre la Finlande et la Suède. Dans l'affaire de la Crimée, l'Ukraine est l'agressé, l'agresseur, la Russie. Accepter tacitement l'annexion de la Crimée ouvrirait la porte à d'autres annexions de la part de la Russie et validerait toutes les tentations séparatistes en Europe. Il suffit de rappeler les propos du Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ) sur le Tyrol italien. Faire prévaloir le fait culturel, c'est ouvrir les vannes au fait séparatiste.
On ne peut pas nourrir le débat sur les relations entre l'Union européenne et la Russie par les supposées insuffisances ukrainiennes et les difficultés de politique intérieure. Ces difficultés existent, mais elles ne peuvent justifier le comportement de la Russie au Donbass et encore moins l'annexion de la Crimée. Il reste à se demander si l'ampleur des sanctions était suffisante pour faire reculer la Russie.
Les relations internationales et la diplomatie fonctionnent d'abord sur des rapports de force. En engageant un contre embargo, la Russie s'est installée dans une position dominante. À nous de décider ce qui doit primer : valeurs ou realpolitik ? La realpolitik finit toujours par l'emporter ; évitons que ce soit sans défendre nos valeurs.
Il faut néanmoins soutenir les efforts diplomatiques engagés par la France. Même si cette résolution est un peu trop complaisante à l'égard de la Russie par certains aspects, elle a le mérite de poursuivre la négociation et de rechercher un équilibre entre la défense des valeurs européennes et l'efficacité diplomatique.
Mme Gisèle Jourda. - Faut-il voir la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine ? Tentons de trouver les moyens d'avancer. Je voterai cette résolution. Cependant, à l'alinéa 15, l'expression « partenariat stratégique » me gêne dans ce contexte. Je préfèrerai qu'on en reste à « partenariat ».
M. Yves Pozzo di Borgo. - C'est le terme utilisé par l'Union européenne.
M. Simon Sutour. - Il a été validé par le ministère des Affaires étrangères.
Mme Gisèle Jourda. - C'est pousser loin la diplomatie.
M. Philippe Bonnecarrère. - Je remercie les rapporteurs pour la pertinence de leur résolution. Vous nous demandez de prendre position : le groupe Union des Démocrates et Indépendants - UC est favorable à ce texte. Nos convictions européennes sont fortes et l'Union européenne va très mal. Ses difficultés trouvent leur origine dans des crises multiples, et notamment au Proche-Orient et avec la Russie. D'où l'importance de formuler une proposition.
L'enjeu de cette résolution est davantage dans notre vote que dans le contenu du texte : serons-nous capable d'unir toutes les forces politiques sur ce sujet ? Il convient d'avoir une approche partagée. Par conséquent, je demande à nos collègues qui ont exprimé des réserves d'examiner les possibilités de les lever.
On pourrait sans difficulté accéder aux modifications rédactionnelles demandées par M. Leconte aux alinéas 5 et 6. La remarque de M. Gattolin sur la pertinence du maintien des sanctions économiques à l'encontre de certains oligarques russes peut également être prise en compte à l'alinéa 19. Deux ou trois modifications suffiraient pour débloquer le vote de nos collègues. Nous renforcerions cette résolution si nous la votions à l'unanimité et ce n'est pas rien quand on sait combien les autorités russes sont sensibles au rapport de force. On peut être efficace sans abandonner ses valeurs. La Russie peut également bouger.
Enfin, j'ai une réserve en ce qui concerne la position de l'Europe du Nord. En France, la notion de partenariat stratégique avec la Russie ne nous pose pas de problème. Nos préoccupations sont centrées sur la lutte contre le terrorisme et les difficultés économiques. Nos voisins allemands sont centrés sur la crise des migrants et les insuffisances économiques de leur voisin français. Nos voisins du Nord sont centrés sur la Russie. Ce découplage avec les pays de l'Europe du Nord ne va pas sans problème. Par conséquent, je suggère d'ajouter à l'alinéa 22 une formule comme « dans le respect des préoccupations exprimées par les autres pays de l'Union européenne » ou « en veillant à la transparence vis-à-vis de nos partenaires européens ».
M. Jean Bizet, président. - Je vous remercie de vous être exprimés sur un sujet qui entraîne manifestement un certain nombre de crispations. Les standards démocratiques de la Russie sont assez éloignés des valeurs européennes. Chaque époque a sa vérité et les choses seront jugées sur le long terme. L'objectif est de rallier peu à peu la Russie à nos valeurs.
Je rends hommage à nos deux rapporteurs, et spécialement à Simon Sutour. Même si le droit d'amendement reste ouvert, cette proposition de résolution a été mesurée au trébuchet par les rapporteurs, en collaboration avec le ministère des Affaires étrangères et le président du Sénat. Je ne suis pas tout à fait étranger non plus aux dispositions sur la levée de l'embargo sanitaire. Je suis allé voir M. Andriukaitis, le commissaire européen chargé de la sécurité sanitaire, il y a une dizaine de jours. J'ai également fait une nouvelle démarche auprès de lui, dimanche dernier, lors de la réunion de l'Office international des épizooties, en plein accord avec le président du Sénat. Le ministre de l'agriculture russe, M. Tkatchev, était présent. Les deux hommes se sont rencontrés, alors qu'ils ne se parlaient pas depuis deux ans. C'est la politique des petits pas, ou la realpolitik.
On peut reprendre certaines petites modifications techniques, comme celle qu'a suggérée M. Gattolin à l'alinéa 4, sur le Conseil du 19 janvier, ou la suppression de la répétition du mot « reprise » à l'alinéa 18. On peut également alléger l'alinéa 21, en supprimant « selon les estimations du Gouvernement ». Pour le reste, le texte a été pesé et soupesé au trébuchet.
J'ai noté le vote négatif de Jean-Yves Leconte et l'abstention d'André Gattolin. Ce texte est plus équilibré que celui de l'Assemblée nationale. C'est tout à l'honneur du Sénat.
À l'issue du débat, la commission des affaires européennes a adopté - M. Jean-Yves Leconte votant contre et M. André Gattolin s'abstenant - la proposition de résolution dans la rédaction issue de ses travaux.
Questions sociales et santé - Détachement des travailleurs : rapport d'information, proposition de résolution européenne et avis politique de M. Eric Bocquet
M. Jean Bizet, président. - Le détachement des travailleurs est un sujet épineux, car il a donné lieu à de nombreuses dérives et détournements dans certains de nos territoires. Éric Bocquet a déjà travaillé la question. À partir de ses analyses, nous avons formulé des propositions consensuelles pour répondre à l'enjeu de protection des travailleurs, quel que soit le lieu où ils exercent leur activité dans l'espace du marché unique. Nous avons également posé la question de la convergence entre nos économies sur ce même marché unique. Le sens et la cohérence du projet européen sont en cause. Nous sommes désormais saisis de la proposition de révision ciblée de la directive de 1996. La révision du règlement sur la coordination du régime de sécurité sociale est quant à elle reportée dans le contexte du référendum britannique. La modification de la directive de 1996 répond au souhait de plusieurs pays, dont la France, mais elle suscite aussi l'opposition de plusieurs États membres. Le rapport de notre collègue porte sur ce nouveau dispositif. Il nous soumettra également une proposition de résolution européenne.
M. Éric Bocquet. - Vingt ans après l'adoption de la directive sur le détachement des travailleurs, la Commission européenne a présenté, le 8 mars dernier, une proposition de directive destinée à mieux définir les conditions de sa mise en oeuvre. Les élargissements successifs de l'Union européenne et la crise économique et financière ont contribué à intensifier le recours aux travailleurs détachés, l'imprécision du droit et l'absence de contrôles efficients conduisant à assimiler cette pratique à un dumping social garanti par la norme européenne.
Il ne s'agit pas de la première intervention de l'Union européenne dans ce domaine depuis 1996. Un dispositif destiné à faciliter les contrôles et à mieux faire face à des formes élaborées de fraudes au détachement et de travail illégal a ainsi été adopté en mai 2014. Il est en cours de transposition par les États membres. La commission des affaires européennes avait, lors de débats préalables au vote de ce texte, manifesté son souhait de voir renforcer les dispositifs de contrôle et plaidé pour une réflexion sur les conditions même de détachement, afin qu'elles soient plus détaillées. Il s'agissait notamment de vérifier que le détachement ne soit pas un prêt de main d'oeuvre à bas coût et réponde à l'objectif premier qui lui est assigné : pallier un manque de main d'oeuvre dans un secteur précis.
Cette problématique est toujours d'actualité. La Commission européenne a cependant sensiblement modifié son approche. Le primat accordé à la libre prestation de services est désormais tempéré par la volonté de faire émerger un principe simple : « À travail égal, salaire égal sur un même lieu de travail ».
La Commission européenne a indiqué lors de sa prise de fonctions fin 2014, puis dans son programme de travail pour 2015, qu'elle entendait proposer un paquet sur la mobilité des travailleurs. Sa présentation a finalement été différée à mars 2016, en raison notamment des négociations avec le Royaume-Uni sur le futur statut de celui-ci au sein de l'Union européenne. Le paquet se limite en fait à une proposition de révision ciblée de la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs, alors qu'il devait initialement intégrer une révision du règlement de 2004 sur la coordination des régimes de sécurité sociale ainsi qu'une communication sur la mobilité de la main d'oeuvre. La révision du règlement sur la coordination des régimes de sécurité sociale est reportée en attendant les résultats du référendum britannique.
Sept gouvernements, dont celui de la France, avaient au préalable appelé à une révision de la directive de 1996 dans une lettre adressée, le 5 juin 2015, à la Commissaire européenne à l'emploi et aux affaires sociales, Mme Marianne Thyssen. Les ministres insistent, dans ce document, sur le principe d'un salaire égal sur un même lieu de travail. Ces États souhaitaient dépasser le « noyau dur » de règles minimales prévu par la directive de 1996. À l'inverse, neuf gouvernements ont manifesté leur opposition à tout projet de révision dans un courrier également adressé à la Commissaire européenne. Ils relevaient en premier lieu que la directive d'exécution n'a pas encore été partout transposée. Ils jugeaient ensuite que toute révision pourrait remettre en cause la liberté de service et fragiliser le marché intérieur.
La Cour de justice a, de son côté, sensiblement évolué sur cette question comme en témoignent deux arrêts rendus en 2015 que je présente dans le rapport. Ils précisent les éléments intégrés dans la rémunération due au travailleur détaché et tendent à consacrer le principe d'égalité salariale.
Quatre points sont abordés par le projet : la rémunération, la durée du détachement, les chaînes de sous-traitance et le recours aux agences d'intérim.
Premier point : la rémunération. En l'état actuel de sa rédaction, la directive de 1996 prévoit seulement que les travailleurs détachés perçoivent les taux de salaire minimal prévus par la loi ou les conventions collectives. Le degré de qualification, l'ancienneté et les éléments de salaire annexes ne sont pas mentionnés. Seules les allocations propres au détachement sont considérées comme faisant partie du salaire minimal, au sein duquel ne peuvent être intégrées les dépenses de logement, de nourriture et de voyage liées au détachement. La Commission propose aujourd'hui une nouvelle rédaction remplaçant les termes « taux de salaire minimal » par « rémunération ». Celle-ci permettrait de majorer sensiblement le coût d'un travailleur détaché. Le coût salarial mensuel d'un ouvrier polonais dans le bâtiment détaché en France pourrait passer de 1 587 à 1 960 euros, ce qui reste cependant en deçà du coût d'un salarié français - 2 146 euros, charges sociales obligent. Cette révision va incontestablement dans le bon sens. Les conventions collectives à portée restreinte c'est-à-dire régionales ou établies au niveau de l'entreprise, ne sont pas abordées par la révision. Il s'agit là d'une des failles du dispositif à l'heure où les accords d'entreprise prennent une place sans cesse croissante au sein de la hiérarchie des normes sociales. Ainsi, aux termes de la révision ciblée, l'accord d'entreprise pourrait ne pas profiter aux travailleurs détachés au risque de continuer à rendre leur recrutement plus attrayant. J'estime donc que la révision ciblée doit intégrer ce type d'accord. Je souhaite également que les conditions de logement dignes soient intégrées dans les normes devant s'appliquer aux travailleurs détachés.
Deuxième point : la durée de détachement. Aux termes de la proposition de révision ciblée, la totalité du droit du travail applicable au travailleur dont le détachement dépasse 24 mois devient celui du pays d'accueil. La durée de 24 mois est réputée prévue ou effective : la mesure s'applique donc de fait dès le premier jour où il devient prévisible que le détachement durera plus de 24 mois. La période de 24 mois n'est pas individualisée : en cas de remplacement de travailleurs détachés effectuant la même tâche au même endroit, la durée cumulée des périodes de détachement sur ce poste est prise en compte dès lors qu'elle dépasse six mois. Enfin, le droit du travail s'applique dès lors que le salarié détaché a effectué plusieurs missions dans un même État et que leur durée cumulée dépasse 24 mois. Il convient de rappeler, à ce stade, que la moyenne d'un détachement en France atteint 47 jours. La rédaction actuelle du texte laisse la possibilité de cumuler ces détachements sur différents postes dès lors que la somme de ces périodes n'atteint pas 24 mois. Il est donc possible d'imaginer qu'un travailleur détaché effectue des prestations de service 23 mois sur 24 dans un même pays sans qu'il ne soit concerné par l'application intégrale du droit du travail. Dans ces conditions, il convient d'apprécier la durée cumulée sur une période plus large. Je souhaite, comme le Gouvernement, que soit mise en avant une période de référence de 36 mois. Par ailleurs, l'absence de prise en compte des détachements inférieurs à six mois dans le calcul des durées cumulées en cas de remplacement des salariés, peut apparaître comme une invitation à contourner le dispositif et fragiliser la portée de la mesure. J'estime qu'il convient de supprimer ce seuil.
Troisième point : les chaînes de sous-traitance. La Commission européenne propose qu'un État membre puisse imposer à l'ensemble de la chaîne de sous-traitance les mêmes règles de rémunération que celles qui lient le contractant principal, même si ces dispositions résultent de conventions d'application non générales. L'idée est séduisante mais je m'interroge sur la chaîne de sous-traitance elle-même. Un donneur d'ordre dans le secteur de la construction peut-il imposer des conventions collectives à une entreprise de gardiennage à qui il a sous-traité la surveillance du chantier ? Cette disposition devra donc être précisée.
Dernier point : le recours aux agences d'intérim. La directive révisée prévoit, en outre, de garantir l'égalité de traitement entre travailleurs intérimaires locaux et travailleurs détachés par une société d'intérim d'un autre État membre. Le texte n'aborde pas véritablement la question de la réalité de l'activité des agences d'intérim et le risque que celles-ci s'avèrent être de véritables entreprises boîte aux lettres, sans activité dans le pays d'envoi. Les autorités des pays d'accueil peuvent aujourd'hui demander un certain nombre d'éléments en vue d'apprécier si l'entreprise qui détache ses salariés exerce réellement une activité substantielle dans le pays où elle est affiliée. La notion d'activité substantielle reste cependant relativement imprécise. Afin de prévenir le recours à de faux détachements, il semble nécessaire d'aller plus loin en imposant des critères quantifiables : le chiffre d'affaires annuel d'une entreprise dans un pays d'accueil ne devrait pas dépasser 25 % de son chiffre d'affaires annuel.
Plus largement, Il apparaît également indispensable de pouvoir s'assurer de l'antériorité du contrat à la prestation ainsi que de sa solidité. Le Gouvernement porte au Conseil l'idée d'une double contrainte « 3 mois + 3 mois », soit un trimestre d'affiliation et un trimestre d'exercice avant tout détachement. Je suis favorable à cette proposition qui concernerait, au premier chef, les agences d'intérim et permettrait de juguler les phénomènes de « double détachement » : recrutement par une agence d'intérim d'un pays voisin puis détachement.
J'aurais souhaité que la Commission présente en même temps une révision du règlement de 2004 sur la coordination des régimes de sécurité sociale. La question du formulaire A1 doit en effet être posée. Ce certificat est transmis aux autorités des États d'accueil pour attester de l'affiliation du travailleur détaché à un régime de sécurité sociale de l'État d'envoi. Il s'agit aujourd'hui de sécuriser ce formulaire, en y apposant par exemple une photo du détenteur. Ledit formulaire devrait également être envoyé préalablement au détachement. Il doit pouvoir être déqualifié, dès lors qu'il existe de sérieux doutes quant à la réalité de l'affiliation du salarié détaché au régime de sécurité sociale du pays d'envoi. Plus largement, la question de la réalité de l'affiliation au régime de sécurité sociale doit être posée. Une solution pourrait consister, aux fins de contrôle, en un recouvrement direct par les États d'accueil des cotisations sociales. Cette solution a été portée par la mission commune d'information du Sénat sur la commande publique dans son rapport publié en octobre 2015.
Nous devons être ambitieux sur ce texte comme nous l'avons été en 2013. Adoptée à l'unanimité, notre résolution a incontestablement porté et on retrouve nombre de ses préconisations dans la directive d'exécution adoptée en mai 2014. Je mesure néanmoins les obstacles. Le Conseil est divisé et 11 parlements nationaux ont jugé que la proposition de la Commission ne respectait pas le principe de subsidiarité, déclenchant la procédure dite de « carton jaune ». Nous devons néanmoins réaffirmer nos positions. C'est le sens de la proposition de résolution européenne que je soumets à votre examen.
M. Jean-Yves Leconte. - L'alinéa 18 me semble déjà satisfait. À partir du moment où la société fait une prestation de service, elle la facture et on ne peut pas accepter de facture sans numéro de TVA.
M. Claude Kern. - Merci pour cet excellent travail. Cette résolution est très attendue. J'ai vécu deux ou trois cas dans mon département où les travailleurs détachés étaient hébergés comme des bêtes, sans eau courante, ni électricité, dans les champs, dans un cabanon. Dans certaines prisons, les détenus sont mieux logés que les travailleurs.
M. Jean Bizet, président. - Pourriez-vous expliciter la période des 24 et 36 mois ? Nous verrons comment cette proposition de résolution évoluera. Il serait bon d'établir une fiche synthétique. Nous sommes souvent interpellés sur le terrain et il faut que nous puissions répondre.
M. André Gattolin. - Les questions reviennent sur les mêmes sujets de manière directe et précise. Cette fiche serait presque un outil de communication.
M. Jean Bizet, président. - Durée des séjours, salaires, conditions de travail : sur tous ces sujets, nous pourrions échanger avec la chambre des métiers.
M. Éric Bocquet. - Concernant l'alinéa 18, l'Office central de lutte contre le travail illégal nous a dit que le droit n'autorisait pas que les bases de données soient utilisées à d'autres fins que celles pour lesquelles elles ont été créées.
M. Jean-Yves Leconte. - Si une entreprise fait un devis, elle donne son numéro de TVA qui figure dans la base publique. La seule difficulté, c'est lorsqu'un pays n'actualise pas correctement sa base.
M. Éric Bocquet. - Les conditions d'hébergement ont déjà été évoquées dans le rapport précédent. D'abondants témoignages attestent de conditions innommables. Ils sont l'illustration dramatique de situations inqualifiables, dont il est bon de rappeler l'existence dans ce texte.
M. Pascal Allizard. - Quid d'un citoyen français qui créerait sa société à l'étranger puis serait détaché sur une prestation en France ? Il pourrait ainsi contourner les problèmes de sécurité sociale, des caisses de retraite, etc. ? Est-ce que la résolution en tient compte ?
M. Jean-Yves Leconte. - Ce citoyen ne peut pas faire autrement. Il est citoyen européen. Il a le même droit que les autres.
M. Pascal Allizard. - C'est une déclinaison de la loi El Khomri.
M. Éric Bocquet. - On serait dans le cas d'un faux détachement. Plusieurs sociétés ont déjà utilisé ce système, notamment dans le secteur des transports. Je pense, par ailleurs, qu'il n'est nul besoin de la loi El Khomri pour gagner de la compétitivité.
M. Jean-Yves Leconte. - Les PME et les TPE des pays d'envoi ne sont souvent pas familières des contraintes et des modes de fonctionnement prévus par le droit européen. Je plaide pour une procédure de déclaration préalable centralisée au niveau européen. Sans cela, il n'y a pas de suivi possible du processus.
M. Éric Bocquet. - On peut faire les plus belles règles du monde. Si le contrôle fait défaut, l'imagination a le champ libre pour tous les types de fraudes. Sur la durée des 24 ou 36 mois, je relis le rapport : « La durée de 24 mois est réputée prévue ou effective. La mesure s'applique donc de fait dès le premier jour où il devient prévisible que le détachement durera plus de 24 mois. Par ailleurs, à la différence du règlement de 2004, la période de 24 mois n'est pas individualisée. En cas de remplacement de travailleurs détachés effectuant la même tâche au même endroit, la durée cumulée des périodes de détachement sur ce poste est prise en compte dès lors qu'elle dépasse 6 mois. Enfin, le droit du travail s'applique dès lors que le salarié détaché a effectué plusieurs missions dans un même État et que leur durée cumulée dépasse 24 mois. La limitation du détachement va incontestablement dans le bon sens. Il apparaît nécessaire de la préciser tant elle peut paraître à l'heure actuelle inopérante. La moyenne des détachements en France atteint 47 jours. La rédaction actuelle du texte laisse la possibilité de cumuler ces détachements sur différents postes dès lors que la somme de ces périodes n'atteint pas 24 mois. Il est donc possible d'imaginer qu'un travailleur détaché effectue des prestations de services 23 mois sur 24 sans qu'il ne soit concerné par l'application intégrale du droit du travail. Dans ces conditions, il convient d'apprécier la durée cumulée sur une période plus large. Le Gouvernement a fait part de sa volonté de promouvoir une période de référence de 36 mois ». C'est une piste intéressante.
M. Jean Bizet, président. - Je vous remercie pour ces réponses.
À l'issue du débat, la commission des affaires européennes a autorisé la publication du rapport d'information et adopté, à l'unanimité, la proposition de résolution européenne, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.
La réunion est levée à 10h15.