Jeudi 31 mars 2016
- Présidence de M. Michel Magras, président -Problématique des normes sanitaires et phytosanitaires applicables à l'agriculture dans les outre-mer - Perspectives de développement de l'agriculture biologique
M. Michel Magras, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui nos auditions sur les normes sanitaires et phytosanitaires applicables aux secteurs de l'agriculture dans les outre-mer par une audition spécifique sur l'agriculture biologique. Nous avons déjà évoqué ce sujet lors des auditions précédentes sur les grandes cultures tropicales comme la banane et la canne mais nous devons également nous intéresser à ce type d'agriculture pour d'autres productions telles que les plantes maraîchères ou les filières élevage et aquaculture. Il y a là en effet des perspectives à forts enjeux, en particulier sur les marchés locaux de nos outre-mer mais aussi à l'exportation pour certaines productions de niche.
Nous allons donc prendre connaissance de l'étude réalisée par le cabinet AND-International sur le développement de l'agriculture biologique dans les DOM. Publiée en janvier 2014, cette étude a été commandée par l'Office de développement de l'économie agricole des départements d'outre-mer (ODEADOM). Nous accueillons Monsieur Christian Renault qui en est le coauteur.
Mais avant de lui céder la parole, je veux simplement vous signaler, mes chers collègues, que nous nous réunirons la semaine prochaine, le jeudi 7 avril, pour une audition sur notre autre sujet d'étude : le foncier. Nous nous entretiendrons par visioconférence avec Monsieur Geoffroy Filoche, de l'Institut de recherche et de développement (IRD), auteur du rapport « Zones de droits d'usage collectifs et concessions en Guyane française ». Puis nous reprendrons nos auditions sur les normes après la suspension des travaux du mois d'avril, notamment le jeudi 12 mai où nous devrions réaliser plusieurs visioconférences, le matin avec la Nouvelle-Calédonie et, l'après-midi après les questions au Gouvernement, avec la Guadeloupe.
À présent, nous vous cédons la parole Monsieur Renault pour présenter votre rapport sur le développement de l'agriculture biologique dans les DOM.
M. Christian Renault, associé du Cabinet AND-International. - Notre étude a pour l'essentiel été réalisée en 2013 : elle est donc déjà vieille de trois ans. Je le précise à titre de précaution même s'il est fort possible que la situation ait assez peu évolué depuis. L'objet de notre étude était de faire le point sur la production et la consommation d'agriculture biologique dans les départements d'outre-mer. Nous nous sommes appuyés sur une enquête de terrain en réalisant 110 entretiens outre-mer. Nous avons également réalisé deux enquêtes sur des bassins de production au Brésil et en République dominicaine, ainsi qu'une enquête auprès d'utilisateurs de produits tropicaux en métropole.
Nous avons dressé trois principaux constats. Tout d'abord, le marché des produits « bio » sur l'ensemble des DOM est assez peu développé puisqu'il ne représente qu'environ 30 millions d'euros. Ensuite, ce marché est largement approvisionné par des produits d'importation venant essentiellement de métropole. Enfin, la production dans les DOM est relativement limitée, l'agriculture biologique y couvrant moins de 1 % de la surface cultivée. La Guyane fait cependant exception puisque 10 % de la surface agricole utile (SAU) est cultivée en « bio », même s'il faut nuancer ce constat en considérant qu'il s'agit surtout de prairies mobilisées pour un élevage bovin très peu intensif. En d'autres termes, le « bio » dans les DOM est un marché étroit qui se développe par l'importation tandis que les producteurs ultramarins sont rares et que les exploitations sont fragiles, de petite taille et surtout gérées par des doubles actifs qui disposent d'une autre source de rémunération.
Comment expliquer cette situation ? Premièrement, l'accès au foncier est difficile, plus ou moins selon les départements mais globalement difficile, et l'agriculture biologique n'est pas au coeur des préoccupations de la profession en outre-mer. Deuxièmement, il est techniquement plus difficile de produire selon les canons de l'agriculture biologique qu'en agriculture conventionnelle. En milieu tropical, cette difficulté technique est encore accrue, d'autant plus que les producteurs biologiques possèdent des exploitations de taille modeste et disposent de peu de moyens. Les efforts réalisés en matière de développement agricole et d'expérimentation sont limités dans les DOM, même si quelques essais ont eu lieu à La Réunion. On est encore loin de pouvoir développer toute une gamme de produits « bio ». Or, l'agriculture biologique ne constitue pas une filière, mais plutôt un faisceau de filières de production, chacune avec ses propres difficultés techniques. La structuration et l'organisation de l'agriculture biologique sont donc complexes à assurer dans les DOM où les référentiels techniques sont moins abondants qu'en métropole. Le conditionnement en particulier est beaucoup plus difficile à réaliser.
Toutefois, la demande de « bio » existe dans les DOM - elle est même prête à se développer davantage - et des candidats à la production existent aussi dans les DOM, si bien que le marché local constitue selon nous l'axe de développement le plus simple et le plus porteur à court terme. En priorité, l'effort devrait porter sur les productions maraîchères et fruitières, ainsi que sur les poules pondeuses pour l'approvisionnement local en oeufs « bio ».
Les débouchés à l'extérieur des DOM pour l'agriculture biologique des DOM sont plus incertains, étant donné l'état de la concurrence sur le marché international, qui se résume pour l'essentiel aux États-Unis et à l'Union européenne. Prenons l'exemple du sucre. Il n'existe pas de production de sucre « bio » de betterave. Toute la production de sucre « bio » vient de la canne, principalement du Brésil, première puissance agroalimentaire mondiale qui exporte vers les marchés américains et européens. La surface cultivée en mode biologique est deux fois plus importante au Brésil qu'en France. Elle est particulièrement ciblée sur la production de sucre « bio » qui bénéficie d'avantages très nets par rapport aux DOM. Le foncier est beaucoup plus disponible, le climat brésilien est moins humide car plus continental, les coûts de main d'oeuvre sont beaucoup plus bas. En outre, l'appareil industriel des sucreries brésiliennes s'est spécialisé pour permettre de la production de sucre « bio ». Ce ne pourrait pas être le cas dans les DOM car les quantités de canne produites sont trop faibles pour permettre l'alimentation en flux continu d'une sucrerie spécialement dédiée à la fabrication de sucre « bio ». C'est pourquoi il serait extrêmement difficile pour une production sucrière biologique des DOM de venir concurrencer le Brésil.
La banane évite l'écueil de la transformation industrielle mais les Antilles sont concurrencées par la République dominicaine qui emploie une main d'oeuvre, notamment haïtienne, à des coûts en moyenne 16 fois moins élevés. En outre, la République dominicaine bénéfice d'un autre avantage compétitif majeur : ses planteurs peuvent traiter les plantations avec un infiniment plus grand nombre de molécules. Le faible nombre de traitements disponibles sur le marché européen handicape tous les producteurs qui voudraient produire de la banane en mode biologique dans les Antilles françaises.
Ceci m'amène à évoquer un point essentiel qui est au coeur de vos préoccupations : la superposition des normes sur les produits phytosanitaires et des règles de l'agriculture biologique. Ces dernières sont émises au niveau international par une association privée basée en Suisse, l'International Federation of Organic Agriculture Movements (IFOAM). Elles ont servi de base au règlement européen relatif à l'agriculture biologique. De même, la République dominicaine s'est dotée d'une réglementation en phase avec les règles de l'IFOAM. Des organismes certificateurs rémunérés par les entreprises mais agréés par les pouvoirs publics français et européens procèdent au contrôle sur place du respect des normes. Ce sont eux qui portent la responsabilité de déclarer telle ou telle production conforme aux principes de l'agriculture biologique. En matière de normes « bio », sur le territoire français, il faut tenir compte du règlement européen, du guide de lecture de ce règlement préparé par le ministère de l'agriculture et l'Institut national de l'origine et de la qualité (INAO) et de l'action des organismes certificateurs. En pratique, lorsque des doutes, des difficultés d'appréciation, des hésitations sur des cas concrets apparaissent, ce sont les organismes certificateurs qui valident ou pas la conformité à l'agriculture biologique.
Un problème supplémentaire se pose pour les productions tropicales : la réglementation européenne sur le « bio » n'a jamais été élaborée en tenant compte des zones tropicales. De ce fait, la production de banane ou de sucre estampillée « bio » n'existe quasiment pas dans l'Union européenne, si ce n'est une petite production de banane « bio » aux Canaries. La République dominicaine et le Brésil ont su définir des règles d'agriculture biologique à la fois conformes aux normes internationales et adaptées au climat tropical. Leurs productions sont validées par des organismes certificateurs européens. L'emploi des produits phytosanitaires est beaucoup plus souple, réactif et en phase avec les innovations ; le délai pour une autorisation de mise sur le marché provisoire est de trois mois et de six mois pour une autorisation définitive, avec un coût faible. En France, au contraire, le processus d'autorisation de mise sur le marché (AMM) de produits phytosanitaires est extrêmement long, avec l'obligation de constituer des dossiers techniques complexes et onéreux, à hauteur de plusieurs dizaines de milliers d'euros.
Au final, il est beaucoup plus aisé de produire en agriculture biologique en République dominicaine ou au Brésil que dans les DOM. Les normes jouent un rôle, mais il faut convenir que ce n'est que le second frein après le différentiel de coût de main d'oeuvre. Les simulations montrent que, pour compenser cet écart salarial, il faudrait augmenter de 50 % l'aide à l'hectare dont bénéficient les producteurs de bananes européens.
Après le marché local et l'export sur des marchés de masse, le troisième axe possible de développement réside dans l'export ciblé de produits « bio » de niche. En 2016 arriveront à Rungis les premiers conteneurs d'une banane « bio » martiniquaise grâce au soutien d'un importateur spécialisé. Mais il convient de souligner que la banane est déjà le principal fruit « bio » consommé en France et dans l'Union européenne et la République dominicaine occupe des positions très fortes sur ce marché en exportant 80 000 tonnes de banane « bio » dont le coût de production est à peine supérieure à celui de la banane conventionnelle. Il faut donc pouvoir se démarquer par des produits particuliers qui soient aussi compatibles avec une exploitation à petite échelle et un développement progressif du savoir-faire. Parmi les niches possibles, on peut mentionner la production de jus de canne biologique pasteurisé en Guadeloupe et un projet de culture biologique de cristophines à La Réunion, même si, pour cette dernière production, se pose le problème du transport sur longue distance.
Nous avions émis plusieurs préconisations pour développer l'agriculture biologique dans les DOM. Il convient d'assurer une véritable gouvernance des filières « bio », où l'État devrait jouer un rôle important. Un des soucis majeurs de l'agriculture biologique demeure de se faire accepter par la profession agricole ; seuls le poids et la force d'entraînement de l'État sont capables de faire bouger durablement les lignes. La situation était identique il y a quinze ans en Île-de-France. Il serait utile de créer un volet « bio » au sein des réseaux d'innovation et de transfert agricoles (RITA) en privilégiant une approche inter-DOM pour trouver des synergies et des économies d'échelle.
Par ailleurs, les aides du Programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI) devraient être adaptées pour soutenir la consommation locale de produits locaux dans les outre-mer. Un allègement des contraintes administratives qui pèsent sur les producteurs « bio » serait bienvenu. Je me dois également de rapporter une des revendications des producteurs : le passage à l'octroi d'aides à la surface, plus faciles à gérer, plutôt qu'au produit, qui peuvent être complexes.
En matière d'adaptations réglementaires, il nous paraît essentiel de faire comprendre d'abord aux instances françaises, le ministère de l'agriculture et l'INAO, que l'agriculture biologique dans les DOM présente des spécificités, afin qu'ils puissent ensuite porter ce message avec conviction au niveau européen. Sur le fond, il conviendrait d'autoriser les productions « bio » sur claies, au moins en milieu tropical ou équatorial. C'est un débat de fond au sein même du mouvement de l'agriculture biologique, dont l'un des principes fondamentaux est de faire vivre le sol pour faire vivre les plantes. Dans cette acception, il n'est pas question qu'une culture hors-sol, sur claies ou en bac, puisse être considérée comme biologique. Pourtant, la réglementation brésilienne prévoit par dérogation la possibilité de productions biologiques sur claies pour limiter l'impact des parasites et des ravageurs tropicaux très dynamiques. En Europe, il n'existe qu'une dérogation historique demandée par les néerlandais ou les danois sur un certain type de cultures. Cette dérogation ancienne est elle-même contestée et certains demandent son abrogation. Ce débat peut s'entendre en milieu tempéré. Dans les zones tropicales, en revanche, il faut admettre que la production sur claies est un système intelligent pour se prémunir des ravageurs, qui peuvent parfois en une nuit détruire tout un champ, tout en évitant l'emploi des pesticides.
Il nous apparaîtrait également intéressant d'accorder plus de facilités aux exploitants « bio » pour recourir à des semences conventionnelles. Il n'existe de dérogation que lorsqu'il n'existe pas de semences certifiées biologiques. Or, il est vraiment difficile pour les producteurs ultramarins d'en disposer. En effet, les plants « bio » ne peuvent pas être facilement importés dans les DOM car ils ne disposent généralement pas des certificats d'importation nécessaires qui nécessitent la réalisation d'analyses sanitaires. Je peux vous donner l'exemple de maïs « bio » importé à La Réunion en provenance de Madagascar, pour lancer un élevage de poules pondeuses. La cargaison est restée bloqué trois mois en attente des contrôles nécessaires et a donc pourri avant d'être utilisée... Pour pouvoir étayer les demandes de dérogations au niveau européen, il faudra au préalable davantage structurer les filières biologiques et parvenir à dégager des synergies entre les DOM. Pour l'instant, on en reste à une production balbutiante par des producteurs peu organisés, voire parfois divisés entre plusieurs associations souvent rivales.
Enfin, notre dernière recommandation dont je reconnais qu'elle peut paraître un peu facile est tout de même de mener des actions de promotion et de communication en faveur de l'agriculture biologique dans les DOM.
M. Michel Magras, président. - Je vous remercie pour cet exposé à la fois dense et limpide. Je laisse la parole aux rapporteurs qui souhaitent vous demander quelques précisions.
Mme Catherine Procaccia, rapporteur. - Vous ne nous laissez finalement pas beaucoup d'espoir pour le développement de l'agriculture biologique dans les DOM, compte tenu des difficultés techniques, des obstacles normatifs et de la concurrence internationale. À votre connaissance, certaines collectivités territoriales outre-mer soutiennent-elles leurs producteurs « bio », notamment via un soutien à la consommation locale ? Je pense en particulier aux repas servis dans les cantines scolaires ou dans les centres hospitaliers. La loi de modernisation de l'agriculture a imposé un objectif de 20 % de produits « bio » dans la restauration collective. Dans quelle mesure cet objectif est-il réaliste dans les DOM si la production locale ne suit pas ? Par ailleurs, pensez-vous que le label « banane durable » mis en avant par les producteurs peut se transformer en certification « bio » au regard des conditions dans lesquelles sont produites les bananes « bio » de la République dominicaine importées en Europe ?
M. Éric Doligé, rapporteur coordonnateur. - Vous nous avez dit qu'il existait un marché local, mais que pour alimenter cette consommation locale, on recourrait aux importations. Avez-vous une idée du volume importé et des risques d'accroissement des importations ? En effet, si nous faisons la promotion du « bio » dans les outre-mer, n'allons-nous pas aboutir, en l'absence de production locale, à accroître encore la dépendance de ces territoires à l'égard des importations ? Par ailleurs, lors de nos auditions précédentes, nous avons beaucoup entendu parler de banane dominicaine, qui semble être conforme à toutes les normes internationales et européennes, mais pas à nos critères français. À l'inverse, les bananes produites en Martinique et en Guadeloupe répondent à des cahiers des charges extrêmement stricts qui ne pèsent pas sur la banane dominicaine et elles ne peuvent donc pas être concurrentielles sur le marché du « bio ». Quelle est votre analyse sur ce double différentiel en termes de qualité et de compétitivité ?
M. Christian Renault. - Nous n'avons pas voulu par notre étude décourager définitivement le développement de l'agriculture biologique dans les DOM. Nous avons essayé d'être les plus réalistes possibles. Il faut avouer que la situation n'est pas facile. Produire local pour une consommation locale est l'axe de développement qui doit être privilégié. Se lancer dans une gamme de légumes courants ou produire des oeufs entre tout à fait dans ce cadre et peut participer à atteindre l'objectif de 20 % de la restauration collective. L'idée, comme en métropole d'ailleurs, est de procéder progressivement en introduisant des aliments bio petit à petit, sans vouloir immédiatement proposer un menu bio complet. Les produits qui se développent le plus vite sur le marché sont les oeufs et le lait bio, qui représente 10 % de la consommation courante des ménages de l'Hexagone. En effet, ces produits restent peu onéreux et le label « bio » n'introduit pas un écart de prix très important par rapport aux produits conventionnels car il n'est pas difficile, techniquement, à obtenir. La production laitière n'est pas très importante dans les DOM mais la production d'oeufs peut s'y développer. Par exemple, la production locale à La Réunion couvre l'ensemble de la consommation locale, tout en important l'alimentation des poules. On peut accroître la proportion de « bio » sur ce marché. L'intérêt serait ensuite de l'associer à des cultures maraîchères « bio » en tirant partie de l'engrais naturel et non minéral apporté par les déjections des poules.
De mémoire, le département de La Réunion s'est impliqué en octroyant des aides à la certification. Ce type de soutien est régulièrement pratiqué par les collectivités territoriales dans l'Hexagone. Notre étude ne pouvait pas prendre en compte les nouvelles actions des DOM dans le cadre du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) 2014-2020. Ils ont pu faire des choix favorables à l'agriculture biologique. Cela mérite d'être vérifié.
Si l'on se concentre sur la production locale en mode biologique de légumes courants et d'oeufs, on contrecarrera en partie la tendance à l'augmentation des importations. Il serait toutefois illusoire de penser pouvoir se passer des importations de produits d'épicerie. C'est la même chose en métropole. Prenons l'exemple des pâtes : elles doivent être importées d'Italie car c'est là que pousse le blé dur et qu'est produite la semoule « bio ».
Je n'accepte pas l'analyse qui voudrait que la banane dominicaine ne soit pas biologique. Bien évidemment, on peut toujours pousser les exigences encore plus loin. En matière d'agriculture biologique, différents systèmes de contrainte existent. L'Union européenne a adopté un règlement de niveau de contraintes médian et la réglementation française a dernièrement été abaissée au niveau d'exigence européen. La philosophie qui prévaut dans l'Union européenne est de disposer d'un socle de base et de laisser les consommateurs s'orienter, s'ils le souhaitent, vers des modalités de production et de marques encore plus exigeantes. Il existe en effet des démarches professionnelles autour de cahiers des charges durcis. Je pense aux réseaux Naturland en Allemagne ou Demeter, notamment sur la vigne ou le blé en biodynamie. Les rendements sont nettement plus faibles qu'en mode conventionnel mais les produits sont vendus à des prix beaucoup plus élevés. Certains militent pour la spécialisation des exploitations alors que le règlement européen autorise une mixité des exploitations qui peuvent produire à la fois en mode conventionnel pour une culture et en mode biologique pour une autre. Si nous adoptions le principe de spécialisation, nous perdrions environ 25 % des surfaces « bio » de métropole.
D'une manière générale, la production de bananes en République dominicaine répond aux grands principes de l'agriculture biologique. Les produits phytosanitaires utilisés sont connus et listés, ce qui n'est pas toujours le cas dans l'agriculture conventionnelle. Aucun pesticide, ni aucun engrais d'origine chimique n'est employé. Des contrôles sont effectués. Certes, la France ajoute ses propres normes contraignantes sur les autorisations de mise sur le marché et les produits phytosanitaires utilisables. Le problème se pose aussi au sujet de la pomme « bio », objet d'un désaccord de fond avec l'Italie. Pour soigner une maladie de la pomme, appelée la tavelure, le même produit est autorisé en Italie et interdit en France, que cela soit en mode de production biologique ou conventionnel. C'est la raison pour laquelle le consommateur français mange des pommes « bio » italiennes. Ce n'est pas la réglementation « bio » qui est en cause mais la réglementation générale d'utilisation des produits phytosanitaires. Tous les producteurs maraîchers et fruitiers français vous diraient que par rapport à leurs concurrents belges ou espagnols, ils disposent de moins de produits autorisés. Ce problème n'est propre ni aux DOM, ni à l'agriculture biologique.
M. Charles Revet. - Au cours d'auditions précédentes avec les organismes de recherche, il nous a été dit que la diversité des règles applicables selon les pays rendait possible l'importation de produits labellisés « bio » qui ne respectaient pas les normes françaises. Je prends un autre exemple, hors de l'outre-mer. En 1987, j'ai été rapporteur d'un projet de loi sur la viande et le recours aux anabolisants. François Guillaume, ancien président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), était ministre de l'agriculture. Je me suis opposé aux mesures que l'on voulait nous faire adopter. Finalement, on a contourné notre opposition en procédant par décret. La même année où nous avons décidé d'interdire les anabolisants français en France, les États-Unis ont autorisé le recours aux anabolisants français chez eux. Aujourd'hui, dans le cadre des négociations du traité de libre-échange transatlantique, l'Union européenne s'apprête à laisser entrer sur son territoire, non pas 40 000 tonnes comme initialement annoncé mais 200 000 tonnes de viande américaine, y compris traitée avec des anabolisants. Le consommateur français retrouvera dans son assiette les produits que nous avons interdits, il y a trente ans ! Dispose-t-on des moyens réglementaires et de contrôle de faire en sorte que les produits mis à la disposition du consommateur français, dans l'Hexagone ou en outre-mer, soient conformes aux normes françaises ? Nous devons prévenir les tromperies du consommateur qui ne manquent pas de se multiplier.
Après avoir évoqué l'aval, j'aimerais revenir à l'amont. En tant qu'agriculteur en Normandie, je connais bien les différences techniques qui permettent d'assurer un équilibre naturel entre les cultures, par exemple lorsque la luzerne sert d'engrais pour le blé en enrichissant le sol en azote. Existe-t-il en outre-mer des dispositifs similaires pour stimuler la production biologique ?
M. Christian Renault. - Dans le cadre du marché unique européen, la solution aux problèmes que vous évoquez réside dans l'étiquetage et l'information du consommateur, non pas obligatoire mais volontaire. Le réseau Biocoop a créé une marque propre avec un cahier des charges spécifique plus exigeant que le règlement européen.
La banane dominicaine répond à la réglementation européenne puisqu'elle est contrôlée par des organismes agréés par l'Union européenne. De plus, elle n'est pas importée directement dans les ports français mais, comme beaucoup de produits, elle passe par Rotterdam ou Anvers, y compris lorsque l'importateur est français. Ainsi, nous importons des bananes belges ou néerlandaises puisqu'elles sont déjà sur le marché européen. Toutefois, le marché de la banane « bio » commence à se segmenter : on distingue déjà la niche de la banane « bio » équitable, plutôt produite en Équateur et qui répond à un second niveau de certification tenant compte des conditions socio-économiques de production. La banane produite dans les Antilles françaises mériterait sans aucun doute d'être étiquetée « équitable » au regard des conditions de travail et du niveau des rémunérations des salariés beaucoup plus favorables que dans les pays concurrents. Sur le marché du café et du chocolat « bio », plus de la moitié des volumes écoulés bénéficie du label équitable.
Le label « banane durable » est compatible avec l'emploi de produits phytosanitaires chimiques, il ne sera donc jamais conforme aux principes de l'agriculture biologique. Il peut être envisagé de développer de la banane « bio » à petite échelle dans les DOM pour que la technique se développe et se diffuse et pour que progressivement les producteurs y adhèrent. Les techniques d'agriculture raisonnée permettent de limiter le recours aux pesticides et aux herbicides et peuvent à terme converger vers la démarche de l'agriculture biologique. Mais aujourd'hui, pour être clair, la banane durable des Antilles est moins « bio » que la banane « bio » de République dominicaine. Tous les spécialistes vous le confirmeront. Je sais que l'on répond souvent que la République dominicaine utilise un produit autorisé par le règlement européen mais auquel les producteurs français ne peuvent pas recourir. La réalité est plus complexe. C'est surtout le banol, une huile minérale produite par Total qui est visée. Il se trouve qu'en effet les huiles minérales sont autorisées par le règlement européen. Ce qui est interdit aux Antilles, à la suite de mouvements locaux et de décisions de justice, c'est l'épandage aérien, par hélicoptère, qui est le seul mode d'utilisation vraiment efficace du banol. L'usage de banol en culture biologique est autorisé par la norme européenne, qui n'interdit pas non plus l'épandage aérien.
Les organismes certificateurs en savent davantage que quiconque, puisqu'ils sont les seuls à avoir une vision détaillée de ce qui se passe dans les DOM et dans les pays tiers. Peut-être pourriez-vous prévoir d'en auditionner certains. Nous pouvons affirmer sur la base de notre enquête de terrain que tout se déroule dans un cadre légal aussi bien dans l'Union européenne qu'en République dominicaine et que les principes de l'agriculture biologique définis par l'IFOAM sont respectés.
Par ailleurs, j'aimerais évoquer le travail d'une coopérative biologique en Guyane qui produit, en lien avec le CIRAD, du bois raméal fragmenté pour doper les sols pauvres en humus. Il s'agit de broyer et laisser pourrir à l'air du bois pour produire rapidement un compost naturel. En matière de complémentarité des cultures, je peux également signaler une expérience à La Réunion où des courges sont associées à la canne pour lutter contre les parasites. En résumé, le développement de l'agriculture biologique dans les DOM demande du temps, des budgets d'expérimentation et une ouverture d'esprit du monde agricole ultramarin pour reconnaître que ce type de techniques peut être aussi efficace que les produits phytosanitaires, qui sont par ailleurs achetés aux coopératives... Il ne faut pas négliger que la production biologique bouleverse les schémas économiques habituels.
Mme Catherine Procaccia, rapporteur. - En Guadeloupe et en Martinique, la pollution des sols à la chlordécone pose-t-elle un problème pour une labellisation en agriculture biologique ?
M. Christian Renault. - Cette question doit vraiment être posée aux organismes certificateurs car cela relève de leur responsabilité. Ce sont eux en réalité qui, en fonction de l'état du sol et des traces de polluants détectées, décident d'homologuer une production ou non. L'agriculture biologique répond à un principe de conversion selon lequel au bout de trois ans suivant l'abandon des techniques conventionnelles, la terre est en quelque sorte redevenue vierge.
Mme Catherine Procaccia, rapporteur. - Certes, mais la chlordécone est présente pour 350 ans dans les sols.
M. Christian Renault. - C'est tout à fait exact. Je ne faisais qu'évoquer le principe général mais pour chaque cas d'espèce, ce sont les organismes certificateurs qui tranchent. En fonction de la plante cultivée, ils peuvent décider de valider l'exploitation ou non.
Mme Catherine Procaccia, rapporteur. - Par exemple, ils pourraient valider la culture de tomates mais pas de légumes racines plus sensibles aux polluants du sol.
M. Christian Renault. - En effet. Mais les organismes certificateurs ne sont pas toujours d'accord entre eux. Pour vous donner un exemple hors des DOM, je peux vous citer le cas de la culture de cresson en Île-de-France. Un exploitant s'est adressé à un organisme certificateur X qui lui a affirmé qu'il ne serait labellisé « bio » qu'au bout de trois ans, en raison des désinfections au formol des fossés de culture que l'exploitant pratiquait. Un autre exploitant s'est adressé à un organisme certificateur Y qui lui a expliqué que, le cresson poussant dans l'eau, il n'y avait pas de période de conversion. Cela peut créer de lourdes distorsions entre producteurs, d'autant plus qu'une autorité comme l'INAO n'a pas les moyens humains suffisants pour répondre à toutes les questions technico-juridiques que posent les exploitants et qui nécessitent un travail d'interprétation certain car l'ensemble des cas concrets ne peut évidemment pas être prévu par un règlement. C'est aussi une des raisons pour lesquelles la responsabilité repose in fine sur les organismes certificateurs.
Mme Vivette Lopez. - Je rejoins les interrogations de notre collègue Charles Revet sur la variabilité de la réglementation « bio » selon les pays. J'aimerais également que vous puissiez revenir sur les dérogations en faveur des productions sur claies.
M. Christian Renault. - Le principe fondamental de l'agriculture biologique bannit toute culture hors sol. Une tolérance est prévue pour la production d'endives « bio », qui nécessite un forçage hydroponique dans des bacs. Même cette dérogation fait débat parmi les militants du « bio ». Des organisations comme Demeter ou Biocoop adoptent des critères plus stricts que la réglementation européenne, elle-même moins souple que la norme mondiale.
M. Michel Magras, président. - Je remarque tout de même que l'action de certains militants freine l'adaptation de la réglementation. Je m'interroge en tant qu'ultramarin sur l'existence de certaines barrières à l'importation, y compris de boeuf américain. C'est une des raisons pour lesquelles Saint-Barthélemy a choisi de devenir un PTOM. Je ne suis pas opposé par principe à ce que nous adoptions des normes strictes, à la condition que nous orientions alors notre stratégie commerciale vers la conquête de niches haut de gamme à forte valeur ajoutée. Cependant, il faut que nous puissions adapter certaines normes aux spécificités, notamment climatiques, de nos territoires. Vous avez fait une parfaite démonstration de l'intérêt de la culture sur claies. Il faut par exemple avancer sur ce point.
M. Éric Doligé, rapporteur coordonnateur. - Je retiens que ce ne sont pas des normes législatives qui sont en cause. Il y a beaucoup de normes réglementaires qui prolifèrent dans le silence des normes supérieures parfois trop générales.
Mme Catherine Procaccia, rapporteur. - À cela, s'ajoute encore la prise en compte de décisions purement locales comme dans le cas de l'interdiction de l'épandage aérien sur requête de riverains et de consommateurs. Pourtant l'épandage devait déjà respecter des normes très contraignantes.
M. Michel Magras, président. - Les constats et les préconisations de votre rapport font-ils l'objet d'un suivi par l'ODEADOM ou les directions régionales de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (DRAAF) ?
M. Christian Renault. - Je l'ignore, mais pour dire le vrai, je ne suis pas sûr que nous ayons convaincu les principales autorités décisionnaires. L'évolution des surfaces biologiques dans les DOM, d'après le dernier rapport de l'Agence Bio, est défavorable alors même que l'on connaît des extensions très fortes en métropole. Nous ne faisons pas encore le minimum nécessaire pour amorcer un véritable développement dans les DOM, qui passe par l'action de pionniers soutenus par un centre technique dédié. Ce ne seront pas les techniques « bio » de l'Hexagone qui s'appliqueront mais des techniques locales développées par des producteurs locaux avec un appui scientifique. Les approches intégrées traditionnelles sont promises à un bel avenir. À Mayotte, par exemple, on produit déjà du « bio » mais les productions ne sont pas certifiées et ne peuvent pas l'être sans comptabilité. La certification « bio » demande en effet de vérifier le statut légal des exploitations agricoles. La réglementation française ne me paraît pas en l'état adaptée à Mayotte. C'est pourquoi il pourrait être intéressant de s'inspirer de l'exemple du Brésil où sont prévus deux niveaux de certification de groupe, et en particulier une certification collective à l'échelle du village dans la zone équatoriale. Si l'un des producteurs ne respecte pas les protocoles, c'est l'ensemble du village qui perd sa certification. L'intérêt est de favoriser un contrôle collectif adapté aux structures sociales locales.
M. Michel Magras, président. - Je vous remercie pour la qualité de nos échanges.