Mercredi 23 mars 2016
- Présidence de Mme Corinne Féret, présidente -La réunion est ouverte à 14 h 30
Audition de Son Excellence Hakki Akil, ambassadeur de Turquie en France
Mme Corinne Féret, présidente. - Nous avons l'honneur de recevoir successivement les ambassadeurs de la Turquie et du Maroc. Nos auditions ont montré que la communauté musulmane en France provient majoritairement d'une immigration plus ou moins récente, dont beaucoup de personnes sont encore de nationalité étrangère ou conservent des attaches fortes avec leur pays d'origine. La structuration de la communauté et l'organisation du culte reflètent ce phénomène, les États d'origine jouant un rôle important dans le financement des lieux de culte ou encore dans la formation des imams.
Monsieur l'ambassadeur Hakki Akil, vous représentez la République turque qui, selon les estimations, compterait un peu plus de 600 000 ressortissants établis en France. La Turquie détache et rémunère environ 150 imams qui officient en France. Nous aimerions mieux comprendre comment la Turquie participe à la structuration et au financement de la communauté musulmane en France. Quels sont les financements accordés ? Vont-ils principalement vers les mosquées et les associations contrôlées par vos compatriotes ou les accordez-vous sans critère de préférence nationale ? Comment s'organise l'envoi d'imams en France ? Y a-t-il des attentes particulières de la population d'origine turque à laquelle vous vous efforcez de répondre de manière préférentielle dans l'organisation du culte ?
Je vous propose de nous présenter vos observations générales. Ensuite, les rapporteurs et mes autres collègues vous poseront leurs questions.
M. l'ambassadeur a obligeamment donné son accord pour que cette audition fasse l'objet d'une captation vidéo diffusée en direct sur le site du Sénat.
M. Hakki Akil, ambassadeur de Turquie en France. - C'est toujours un privilège et un honneur pour un ambassadeur de pouvoir s'adresser aux sénateurs.
Je tiens à m'incliner devant les victimes des attentats qui ont frappé Ankara, Istanbul et, hier, Bruxelles. La solidarité et la coopération internationales s'imposent pour lutter contre ce fléau qui met en cause nos valeurs et nos sociétés. Aucun motif idéologique, religieux ou ethnique ne peut expliquer l'assassinat d'anonymes ou de représentants des forces de l'ordre.
La France compte plus de 650 000 ressortissants turcs, dont 320 000 ont la double nationalité. Selon l'Insee, les Turcs sont la quatrième communauté étrangère en France, après les Portugais, les Algériens et les Marocains. Les autorités locales - préfets et élus locaux - et les forces de police estiment que la communauté turque ne présente pas de sérieux problèmes d'adaptation et le taux de criminalité y est très bas. Cette communauté s'occupe prioritairement de sa réussite sociale et les jeunes sont bien encadrés par leur famille.
Il existe en France plus de 500 associations créées par nos concitoyens, conformément à la loi de 1901. Après avoir obtenu les autorisations idoines auprès des mairies, une partie de ces associations a ouvert des salles de prière afin de permettre à leurs membres d'accomplir leurs devoirs religieux. Ces lieux ne peuvent être qualifiés de mosquées car ils ne réunissent pas tous les critères requis. Sur les 500 associations, 260 travaillent en collaboration avec l'Union turco-islamique des affaires religieuses en France (Ditib), créée en 1986 conformément à la loi de 1901. Des assistants sociaux - c'est-à-dire des personnes qui aident la communauté turque à pratiquer sa religion, à l'instar des imams - sont envoyés par la Présidence des affaires religieuses en Turquie. Ces assistants sociaux permettent à nos citoyens d'accomplir leurs devoirs religieux et d'obtenir des informations via le bureau des affaires sociales de l'ambassade. Sur les 207 assistants sociaux actuellement en poste au sein de ces 260 associations, 151 occupent des postes à long terme, soit des contrats annuels qui peuvent être prolongés durant quatre ans, et 56 postes sont provisoires.
Les 200 associations qui ne collaborent pas avec l'Union turco-islamique des affaires religieuses en France mais qui possèdent leur propre salle de prière emploient leurs propres assistants sociaux qu'ils forment ou qui sont des imams à la retraite. L'Union essaye de répondre aux besoins d'assistants sociaux de ces associations si elles en font la demande. Mis à part les salaires des assistants sociaux versés par l'État turc, ces associations turques ne bénéficient d'aucune subvention et il est exclu d'intervenir dans leurs activités quotidiennes.
Dans le cadre de la déclaration d'intention que nous avons signée avec la France le 30 septembre 2010, il est prévu de réduire progressivement le nombre d'assistants sociaux envoyés en France par la Turquie et de les remplacer par des assistants d'origine turque mais possédant la nationalité française et ayant suivi des études théologiques poussées au sein de l'université turque. Un programme international de théologie a été mis en place en Turquie en 2016 dans ce but. Dans le cadre de ce programme, il est prévu que des étudiants d'origine turque vivant en France et possédant la nationalité française soient formés comme assistants sociaux dans les facultés de théologie turques après leurs études secondaires en France et qu'ils soient nommés à des postes d'assistants à leur retour en France. Actuellement, 180 ressortissants français d'origine turque bénéficient de ce programme.
Les assistants sociaux envoyés en France depuis la Turquie sont choisis après de sérieuses évaluations. Pour être admissibles, les candidats doivent avoir un diplôme universitaire de la faculté de théologie islamique, soit deux ou quatre ans d'études supérieures. Les candidats doivent avoir obtenu une note égale ou supérieure à 75 sur 100 aux tests organisés par le centre d'évaluation, de sélection et d'implantation. Les candidats ayant réussi doivent ensuite passer le concours de la Présidence des affaires religieuses et obtenir un minimum de 70 points sur 100. La dernière étape est d'un examen oral devant une commission composée de représentants des ministères des affaires étrangères, des finances, de l'éducation nationale et de la culture. Une fois que ces assistants sociaux sont sélectionnés, ils suivent 400 heures d'enseignement de français et 20 heures de cours de civilisation française avant de partir en France. Ces personnes ne sont donc pas choisies au hasard.
Ainsi, sur les 151 assistants sociaux qui occupent des postes à long terme en France, 71 (soit 47 %) sont diplômés de quatre années de faculté de théologie islamique ; 51 (soit 33,7 %) sont diplômés de deux années ; 8 (soit 5,5 %) possèdent un master et 21 (soit 14 %) possèdent deux diplômes universitaires, dont un équivalent à quatre années de faculté et l'autre à deux ans. Sur les 80 assistants sociaux occupants des postes provisoires en France, 18 (soit 22 %) sont diplômés de quatre ans, 47 (soit 58,8 %) sont diplômés de deux ans, cinq ont un master et dix ont deux diplômes.
Les autorités turques accordent au moins autant d'importance que la France à ce que ces assistants sociaux aient bien assimilé les valeurs, la culture, la civilisation et la langue françaises, en sus d'une connaissance approfondie de la religion islamique.
Un accord permettant à ces assistants de suivre les 400 heures de cours de français et les 20 heures de cours sur la civilisation française à l'Institut français de Turquie a été conclu. L'objectif est d'atteindre le niveau A2 en français avant de se rendre en France. Il a été convenu avec la partie française que les assistants sociaux devront suivre à leur arrivée en France un cours de langue complémentaire de 300 heures durant une année.
Suite à la demande de la partie française, la partie turque s'est engagée à ce que les assistants turcs obtiennent dans les deux années suivant leur arrivée en France des diplômes universitaires de formation civique et civile. Ces diplômes sont nécessaires pour une prolongation du permis de séjour. Nous accordons une grande importance à la coopération de nos assistants avec les autorités locales et au maintien du dialogue entre nos deux pays.
Dans le cadre de la déclaration d'intention de 2010, le groupe de travail franco-turc organise régulièrement des réunions de travail concernant l'accueil en France des responsables religieux turcs. Lors de la dernière réunion qui a eu lieu à Paris le 29 janvier, les représentants du ministère des affaires étrangères et du développement international et du bureau central des cultes du ministère de l'intérieur étaient présents et tous les sujets relatifs à l'accueil en France des responsables religieux turcs ont été abordés en détail : apprentissage du français, conditions de séjour, niveau de connaissances relatives à la culture et à la civilisation françaises, échanges avec les autorités françaises.
Mme Nathalie Goulet, co-rapporteure. - Qui compose ce groupe franco-turc ?
M. Hakki Akil, ambassadeur. - Les représentants du ministère des affaires étrangères et ceux du bureau central des cultes du ministère de l'intérieur. L'objectif est que ces assistants sociaux répondent aux critères requis par les deux parties afin d'éviter tout dérapage.
J'en viens au projet de faculté privée de théologie islamique de Strasbourg. Face à la montée de l'extrémisme religieux, la France a grand besoin d'assistants sociaux capables d'enseigner la véritable signification de l'Islam. Pour répondre à ce besoin et former des assistants sociaux de qualité, maîtrisant la langue et la culture françaises ainsi que les sciences sociales, cette faculté privée a été ouverte en 2011 pour accueillir des étudiants de nationalité française. Malheureusement, cette université a été contrainte de fermer en 2013 en raison de problèmes d'équivalence de diplôme et de fondements juridiques inachevés. Les élèves ont été transférés dans différentes facultés de théologie en Turquie afin de poursuivre leurs études. Cette faculté, qui a bénéficié lors de sa construction du soutien des autorités françaises, pourra à nouveau ouvrir ses portes si les conditions juridiques et administratives sont remplies. Les autorités françaises et turques poursuivent leurs échanges afin d'aboutir.
Nos compatriotes n'ont pas été spécifiquement visés par des actes racistes, contrairement à ce qui s'est passé à l'égard d'autres musulmans, notamment d'Afrique du nord. Depuis 2015, la recrudescence de ces actes est néanmoins inquiétante.
Le délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, M. Gilles Clavreul, estime ainsi que « les chiffres indiquent clairement qu'au-delà des mesures de protection immédiatement mises en place après les attentats pour garantir la sécurité des lieux de culte et des écoles juives, mais aussi pour prévenir les exactions contre les lieux de culte musulmans, la mobilisation de tous les citoyens dans un esprit de rassemblement républicain est plus que jamais nécessaire pour faire échec aux appels à la haine ». Le Premier ministre a lancé une campagne d'intérêt général sur ce sujet de société majeur. Avec la campagne « #tousuniscontrelahaine », le Gouvernement veut faire prendre conscience que ces actes sont inacceptables. Je salue cette initiative.
La faculté de Strasbourg comptait 181 étudiants qui ont été envoyés en Turquie. Malheureusement, la plupart des diplômés ont préféré rester en Turquie, car le marché du travail leur semble préférable. Seuls dix sont revenus, dont la moitié, heureusement, sont des jeunes filles qui pourront certainement mieux encadrer les femmes turco-françaises.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Merci pour cette intéressante présentation. En tant que sénateur du Haut-Rhin, j'aimerais des précisions sur cette faculté de théologie de Strasbourg.
Quelles sont les relations de l'État laïc turc avec l'Islam ? Comment fonctionne la laïcité dans votre pays ? Y a-t-il une interférence institutionnelle entre l'État et l'Islam ? Contrôlez-vous les prêches effectués, comme c'est le cas dans les Émirats arabes unis où le bureau central des cultes rédige avant chaque vendredi le prêche qui doit être lu par chaque imam ? L'État finance-t-il la construction de mosquées ? Payez-vous les assistants sociaux ? Quelles sont les consignes données aux religieux par l'État, en Turquie mais aussi en France ? Pourquoi appelez-vous les imams des assistants sociaux ? Comment sont perçues en Turquie les femmes imams qui vont revenir en France, alors que le statut de la femme musulmane n'est pas spécialement enviable ?
Enfin, où en est-on de la procédure de réouverture de la faculté théologique de Strasbourg ? Récemment, une université privée turque a ouvert à Strasbourg. L'homologation des diplômes semble poser quelques difficultés. J'ai appris l'ouverture de cette université par la presse et, depuis, nous n'en savons pas plus.
M. Hakki Akil, ambassadeur. - La Turquie s'est inspirée de la France lorsqu'elle a décidé de devenir un État laïc. En 1905, la France s'est interrogée pour savoir si l'État devait continuer à contrôler l'Église. À la grande surprise - et au grand soulagement - du Vatican, l'État a décidé de ne pas interférer. Lorsque nous avons opté pour la laïcité à la française, nous n'avions pas de système religieux hiérarchisé. Dans l'Islam, il y a Dieu, les croyants, et entre les deux, les imams. L'État turc jacobin ne pouvait laisser les imams sans contrôle, si bien qu'il a créé son propre Vatican dans l'État même : une direction générale qui dépend du premier ministère et s'occupe des affaires religieuses. Deuxième différence, survenue depuis une trentaine d'années : la laïcité militante à la française est devenue de plus en plus difficile à gérer en Turquie, car elle servait d'alibi à certains groupes pour interférer avec le Gouvernement, voire fomenter des coups d'État. Ainsi, lorsque Turgut Özal est arrivé au pouvoir en 1983, il a été faire sa prière du vendredi dans une mosquée. Les journaux ont estimé que ce n'était pas admissible. Il a répondu qu'en tant que croyant, il se devait d'aller à la mosquée le vendredi. Les militaires avaient murmuré, parlant de lèse-kémalisme. Deuxième exemple : les deux filles du président Erdogan, alors Premier ministre, ne pouvaient faire leurs études en Turquie car elles portaient le foulard. En revanche, elles pouvaient venir étudier en France où le foulard était permis. La population turque s'est dit que quelque chose n'allait pas puisque dans deux pays également laïcs, les filles ne pouvaient suivre des études qu'en France. Cette interdiction a été abolie en Turquie. Il y avait un problème de cohérence entre nos libertés publiques et notre idée de la laïcité, trop rigide et trop politisée. Nous sommes donc passés à un concept de laïcité à l'anglo-saxonne, à savoir le sécularisme. Aujourd'hui, l'État turc garantit la liberté de culte à tous ses concitoyens, quelles que soient leurs croyances. Le président Erdogan, lors de sa visite en Égypte et en Libye, avait dit que la meilleure solution pour les pays musulmans était d'être laïque : selon lui, l'État se devait d'être laïc tandis que les habitants étaient libres d'embrasser la religion de leur choix. Il avait été très critiqué par les médias arabes.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - L'État donne-t-il des instructions au culte musulman ?
M. Hakki Akil, ambassadeur. - J'ai dit tout à l'heure en plaisantant que nous avions créé notre propre Vatican : un religieux, reconnu comme une autorité en la matière, est à la tête de la direction générale des affaires religieuses. L'État ne se mêle pas de l'organisation de cette institution, certes placée auprès du premier ministre, mais indépendante en raison de ses fonctions religieuses.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Ce religieux est nommé par le Gouvernement ?
M. Hakki Akil, ambassadeur. - Non, il est nommé par cette direction après être passé par les différents grades.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Quid des prêches ?
M. Hakki Akil, ambassadeur. - Quand survient un problème très sérieux, comme les attentats à Paris ou à Istanbul, le Gouvernement donne la consigne d'en parler, mais il ne s'agit en aucun cas de textes rédigés à l'avance.
Du fait de la laïcité, l'État ne finance pas plus les mosquées en Turquie qu'en France. Il est en revanche confronté aux problèmes de restauration des églises et des synagogues : le ministère de la culture finance alors les travaux pour préserver le patrimoine culturel de la Nation. Ce fut le cas pour la synagogue d'Edirne, dont la rénovation a coûté 2 millions de dollars. Pour les mosquées, le problème ne se pose pas car les volontaires ne manquent pas.
Les femmes imams ne peuvent pas conduire la prière mais elles peuvent prêcher, c'est-à-dire encadrer les hommes et les femmes.
La faculté de Strasbourg me tient à coeur : je voudrais parvenir à sa réouverture avant mon départ. Nous avons beaucoup investi pour former les imams qui vont travailler en France, afin de lutter contre les extrémismes et de faire connaître le véritable Islam. L'utilisation politique de la religion provoque de graves tensions, mais ce n'est pas la faute de la religion en tant que telle. Cette faculté de théologie, proposant également des cours de philosophie orientale et occidentale, encadrerait les musulmans de France, qu'ils soient turcs ou non. Malheureusement, la reconnaissance du diplôme pose problème : les étudiants ne veulent pas étudier pendant quatre ans sans diplôme reconnu à la clé. J'essaye de convaincre les autorités turques de lier cette université à une faculté turque de théologie pour parvenir à cette reconnaissance. Nous travaillons également avec le bureau des cultes pour aboutir à une solution satisfaisante. Cette université de Strasbourg apporterait beaucoup aux ressortissants français de diverses origines.
Mme Evelyne Yonnet. - Merci pour votre exposé. L'intégration de la communauté turque est exemplaire. Quel est le rôle exact des assistants sociaux en France auprès de la communauté turque ? La formation portera-t-elle sur la seule religion musulmane ou sur toutes les autres ? La Turquie me semble de moins en moins laïque : comment gérez-vous les jeunes que vous envoyez en France ?
M. François Grosdidier. - La communauté turque est certainement la mieux organisée des communautés en France. Je suis surpris que votre État ne participe pas au financement des lieux de culte. Nous voulons bâtir un Islam de France, et pas seulement un Islam en France. À l'usage, il apparaît difficile de faire cohabiter plusieurs communautés religieuses dans une seule salle de prière. Est-ce dû à une impossibilité culturelle, à un obstacle théologique ou linguistique ? Pensez-vous qu'une fusion des diverses communautés soit envisageable ?
Mme Chantal Deseyne. - Quelle est la place accordée à la laïcité, à nos valeurs et à nos institutions dans la formation des assistants sociaux ?
Comment la communauté turque considère-t-elle les femmes imams ?
Mme Nathalie Goulet, co-rapporteure. - L'État turque ne finance pas la religion sur son territoire mais finance-t-il des institutions turques en France, comme des centres culturels ou cultuels ? La communauté franco-turque bénéficie-t-elle de subsides de l'ambassade ?
M. Hakki Akil, ambassadeur. - Le rôle des assistants sociaux est d'encadrer la communauté turque et de dispenser une formation religieuse pour éviter les dérapages vers les extrémismes.
À l'université de Strasbourg, l'histoire des religions était sans doute enseignée. En Turquie, c'est le cas.
La dénomination d'assistant social tient sans doute aux problèmes administratifs rencontrés en France par la communauté turque.
La Turquie, moins laïque et plus musulmane ? Quel rapport ? On peut être à la fois laïc et musulman. Les Turcs sont en paix avec leur religion. En revanche, la religion est redevenue une valeur politique dans certains pays, ce qui explique la montée de l'extrême droite.
Islam en France ou Islam de France ? Il n'y a qu'un seul Islam : mieux vaut s'adresser aux autorités françaises pour la réponse.
Les différences entre communautés ? Elles sont inévitables, même entre Turcs ! Peut-être qu'à la quatrième ou cinquième génération, les différences s'atténueront.
La communauté turque ne fait pas de différence entre les femmes et les hommes assistants sociaux. Ne vous méprenez pas sur la place des femmes en Turquie : au ministère des affaires étrangères, il y a plus de femmes que d'hommes ! Il y a beaucoup plus de femmes PDG en Turquie qu'en France : parmi les 40 premières entreprises turques, il doit y avoir une douzaine de femmes, bien plus que pour celles du CAC 40 !
Enfin, l'ambassade finance certains projets spécifiques comme une exposition d'art contemporain, mais jamais les associations, qu'elles soient culturelles ou cultuelles.
Mme Corinne Féret, présidente. - Merci pour votre contribution, monsieur l'ambassadeur.
Audition de Son Excellence Chakib Benmoussa, ambassadeur du Royaume du Maroc en France
Mme Corinne Féret, présidente. - Nous poursuivons cette séance sur le rôle des États étrangers dans l'organisation et le financement du culte musulman avec l'audition de M. Chakib Benmoussa, ambassadeur du Royaume du Maroc en France.
Le lien entre le Maroc et le culte musulman en France est d'abord démographique : on estime à environ 1,3 million le nombre de Marocains ou de Français issus de l'immigration marocaine vivant en France, dont la plupart sont de confession musulmane. Le lien est également financier, avec des aides à la création de grands lieux de culte sur notre territoire. Il se traduit enfin par l'envoi en France de trente imams fonctionnaires marocains, et par une déclaration conjointe de septembre 2015 en vue de la formation d'imams français au Maroc, pour promouvoir un « Islam du juste milieu ». La relation entre nos deux pays, sur la question religieuse comme dans bien d'autres domaines, est soutenue.
Vous savez, Monsieur l'ambassadeur, que nous avons programmé un déplacement au Maroc, fin avril. Vous pourrez certainement nous aider à le préparer.
Nous souhaiterions mieux saisir comment votre pays participe à l'organisation du culte musulman en France. Quels financements lui accorde-t-il ? Sont-ils alloués sur un critère de préférence nationale en direction des mosquées et des associations contrôlées par vos compatriotes ? Comment s'organise l'envoi d'imams en France ? Quelles sont les perspectives en matière de formation d'imams français au Maroc ? Y a-t-il des attentes cultuelles spécifiques des musulmans d'origine marocaine, à laquelle vous vous efforceriez de répondre ?
S.E. Chakib Benmoussa, ambassadeur du Maroc en France. - En matière de gestion du culte, le Maroc se distingue des autres pays par le fait que Sa Majesté le Roi a le double statut de chef d'État et de Commandeur des croyants pour l'ensemble des religions. En cette qualité, il incarne la plus haute autorité religieuse du royaume et constitue un référent pour les croyants. Sachant qu'il n'y a pas d'autorité religieuse de référence dans l'Islam sunnite, Sa Majesté Mohammed VI a toute légitimité pour structurer le champ religieux au Maroc. Il supervise un certain nombre d'institutions religieuses et a développé une politique de réforme en la matière.
Le modèle marocain repose sur le rite malékite qui développe les notions d'intérêt général et de prise en considération du fait local. Les contradictions ou les difficultés auxquelles certaines communautés musulmanes se heurtent dans leur pratique religieuse peuvent être transcendées au nom de l'intérêt général. Le Maroc suit le dogme acharite qui rejette toute forme d'excommunication. C'est important quand on sait combien les extrémistes s'y réfèrent. L'Islam marocain s'appuie sur une tradition spirituelle héritée du soufisme qui transcende les questions pratiques pour aller vers une religion de l'amour de Dieu à dimension universelle.
La Constitution de 2011 a réaffirmé la place d'un certain nombre d'institutions, parmi lesquelles la commission de l'Ifta, seule habilitée à donner des avis en matière d'interprétation de l'Islam et présidée par Sa Majesté. Son rôle est d'autant plus important que la multiplication des fatwas rend la lecture de l'Islam confuse. Le Conseil supérieur des Oulémas regroupe les théologiens qui encadrent le champ religieux.
La pratique religieuse s'est focalisée ces dernières années sur la modernisation du cadre juridique en relation avec la gestion du culte : loi sur les mosquées et les lieux de culte, loi sur les associations de bienfaiteurs pour encourager la transparence du financement des lieux de culte, travail sur la réhabilitation des mosquées et sur la construction de nouveaux édifices, ainsi que sur la qualification et l'encadrement des 50 000 imams qui pratiquent au Maroc. L'État consacre 300 millions d'euros par an à ces opérations, budget complété par les contributions des bienfaiteurs que la loi autorise à participer jusqu'à 60 % à la construction ou la maintenance des lieux de culte.
Les Marocains qui résident en France, soit une communauté de 1,3 millions de personnes dont beaucoup sont de confession musulmane, sollicitent régulièrement l'intervention du Royaume du Maroc pour faciliter l'exercice de leur culte. Cet accompagnement se fait dans le respect des institutions françaises, de manière transparente et ouverte. En accord avec les autorités françaises, le Maroc a participé à la construction et à la restauration d'un certain nombre de mosquées, à Saint Étienne, à Strasbourg, à Évry, ou à Mantes-la-Jolie. Ces lieux ont une forte dimension culturelle, car dans l'Islam marocain, la frontière entre le religieux et le culturel est moins étanche que dans d'autres religions. Ces travaux ont été réalisés dans le respect des règles françaises d'urbanisme, de sécurité et d'équipement.
Depuis 2009, le Maroc a procédé à la désignation de trente imams détachés auprès de quelques mosquées pour encadrer la communauté musulmane. La gestion du projet a été confiée en 2013 à une association de droit français, l'Union des mosquées de France, avec pour objectif de diffuser dans la communauté marocaine un Islam de tolérance, d'ouverture et de croyance. En période de ramadan, le Maroc délègue également plus de 220 imams par l'intermédiaire de la fondation Hassan II pour les Marocains résidant à l'étranger. Des récitateurs du Coran, des prédicateurs, des imams instructeurs interviennent ainsi sur une période déterminée pour animer et encadrer les activités religieuses dans les mosquées.
Dans le cadre de sa coopération avec la France, le Maroc a mis en place un programme de formation d'imams français à l'Institut Mohammed VI de Rabat, créé en 2015. La formation initiale dure trois ans et est entièrement prise en charge par le Maroc, tant pour l'enseignement que pour l'hébergement. L'institut accueille un peu moins d'un millier d'étudiants, marocains ou originaires d'autres pays d'Afrique, comme le Mali, la Côte d'Ivoire, la Guinée ou la Tunisie. Il accueille également 47 étudiants français sélectionnés grâce au réseau des mosquées de France. À l'issue de leur formation, les étudiants obtiennent un certificat délivré par l'université Al Quaraouiyine, l'une des plus anciennes du monde musulman. Pour la promotion 2016-2017, l'Union des mosquées de France a reçu plus de trente candidatures, dont six femmes. Les dossiers sont en cours d'examen. Cette formation s'intègre dans le cadre du protocole d'accord signé entre nos deux pays lors de la visite de votre président de la République à Tanger, en septembre dernier.
Ces actions sont financées par le ministère des Affaires islamiques. L'enveloppe budgétaire allouée sert à la fois au financement de la construction des mosquées, à la rémunération des trente imams qui exercent en France et au soutien de certaines mosquées en difficulté de gestion, pour un montant de 6 millions d'euros en 2016. Il n'existe aucun autre soutien non-étatique en provenance du Maroc. Cependant, chaque mosquée peut recourir à d'autres sources de financement, par l'intermédiaire de bienfaiteurs, par exemple.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Les relations entre la France et le Maroc sont excellentes. Au Sénat, MM. Karoutchi et Cambon y veillent religieusement, si j'ose dire ! La formation des imams ou leur rémunération par le Maroc sont régies en toute transparence par des conventions passées avec la France. Que pensez-vous de la certification halal ? Le Maroc entretient des liens particuliers avec la mosquée d'Évry qui est habilitée pour cette certification. Il semblerait qu'il y ait des difficultés.
Quelles relations les imams délégués en France entretiennent-ils avec votre ambassade ? Doivent-ils rendre compte de leur activité, notamment en cas de difficulté, ou s'ils remarquent le développement d'activités extrémistes dans leur communauté ?
S.E. Chakib Benmoussa, ambassadeur du Maroc en France. - Il n'existe pas de certification halal mise en place par le Maroc en tant qu'État. Une réflexion est en cours pour l'ensemble du champ alimentaire, car le terme halal recouvre des conceptions très différentes selon les écoles et les approches. Au Maroc, la question de la certification halal se pose en termes de financement. Une loi est en cours d'élaboration pour organiser ces mécanismes de certification de manière transparente et ouverte. Nous n'avons pas de doctrine affichée sur les certifications mises en place en France ; elles relèvent de l'organisation française qui a octroyé ce droit à certaines mosquées, dans un cadre qui, à ma connaissance, n'est pas totalement réglementé.
Les trente imams délégués en France exercent depuis un certain nombre d'années. Leur affectation est régie par l'accord passé entre le ministère des Affaires islamiques et l'Union des mosquées de France, en charge de leur suivi et de leur rémunération mensuelle. Il est convenu avec la France de réaliser une évaluation régulière de ces imams, pour vérifier que leurs discours et leur comportement s'inscrivent bien dans les lois de la République. De cette évaluation dépend le renouvellement de leur agrément. S'agissant de la formation des imams délégués, le Maroc intervient à la demande de la France. Il s'assure que les candidats répondent aux prérequis nécessaires. Il ne leur garantit pas un emploi ultérieur. Il se contente d'accueillir des Français qui viennent se former au Maroc pour exercer ensuite en France. Plusieurs des modules de formation dispensés à l'Institut Mohammed VI sont consacrés aux institutions des pays d'origine des étudiants, afin d'aider les futurs imams à s'adapter au contexte dans lequel ils auront à exercer. L'enseignement qui leur est dispensé est celui d'un Islam ouvert et tolérant, en concordance avec les traditions marocaines, et avec pour référent la Commanderie des croyants. Voilà ce que nous garantissons.
M. François Grosdidier. - Le Maroc contribue à organiser et à faire rayonner un Islam modéré et ouvert, non seulement en France, mais aussi dans la région sahélo-saharienne. C'est une contribution précieuse dont la République française est demandeuse. Nous sommes pris dans une situation schizophrène, où en dépit de nos principes de laïcité, nous tentons d'édifier un Islam de France plutôt qu'un Islam en France. Dans les années 1960, 1970 ou 1980, lors des premières vagues migratoires, personne ne s'est soucié d'organiser l'Islam de France. Nous voulons sans doute y remédier, et surtout mettre nos concitoyens à l'abri des tentations salafistes. L'autorité du roi du Maroc est très consensuelle chez les musulmans de France d'origine marocaine. Elle est moins bien perçue chez ceux qui sont d'origine algérienne, ou dans la communauté turque. Au-delà des actions à court terme, comment voyez-vous l'organisation d'un Islam de France moins tributaire de ses origines nationales qu'il ne l'est aujourd'hui ? Les imams qui disent aux fidèles comment pratiquer leur foi doivent le faire en tenant compte de leur ancrage dans la société française. C'est indispensable. Il ne s'agit pas de détourner l'Islam de ses origines nationales, mais de le faire évoluer pour que les musulmans de France vivent mieux leur appartenance à la société française dans la fidélité à leur foi d'origine.
M. Roger Karoutchi. - Quand je défends le Maroc, c'est à juste raison, car je défends cette conception ouverte qui fait du Maroc un exemple dans le monde musulman. Si tous les États musulmans fonctionnaient comme le Maroc, le problème de l'Islam de France ne se poserait pas dans les mêmes termes. Malheureusement, un certain nombre d'imams suivent des formations moins ouvertes que celles dispensées dans l'école malékite, et arrivent en France sans rien connaître de notre langue ni des pratiques en cours dans la société française. Rien à voir avec les imams formés à l'Institut Mohammed VI.
Cette audition de l'ambassadeur du Maroc et notre voyage prévu en avril sont une plongée à contre-courant. Nos relations avec le Maroc sont un modèle des accords que nous souhaiterions passer avec d'autres États. Sa Majesté le Roi est le Commandeur des croyants. Ce type de chef religieux n'existe pas en France, ni dans bien des États musulmans. Le problème vient de ce que les musulmans de France ne sont pas tous de la même obédience. Il y a des musulmans malékites et des musulmans turcs. L'accord entre la France et le Maroc est-il transposable à d'autres États musulmans ? Personnellement, je ne le crois pas.
S.E. Chakib Benmoussa, ambassadeur du Maroc en France. - Beaucoup de vos questions dépassent le cadre français. Au Maroc, l'Islam n'est pas abordé comme un enjeu de pouvoir. Il règne une forme de laïcité, dans la mesure où les partis ne s'organisent pas en liaison avec la religion. Ce principe vaut aussi au niveau international. L'enjeu pour le Maroc n'est pas d'utiliser la religion pour faire de la surenchère politique mais d'assurer une sécurité spirituelle aux Marocains qui résident à l'étranger en les aidant à construire des mosquées, en les finançant et en les orientant vers l'organisation la mieux adaptée.
L'Islam est ancestral au Maroc. Il est bien ancré, avec comme référent le Commandeur des croyants et avec des institutions très anciennes comme l'université Al Quaraouiyine. Un travail d'interprétation des textes du Coran et de la Sunna est en cours pour aider les croyants à pratiquer leur religion tout en respectant les lois des pays dans lesquels ils vivent, y compris le Maroc où les moeurs ont évolué.
L'Islam est traversé par de nombreux courants depuis des siècles. Le travail d'interprétation doit s'inscrire dans la durée et les concepts doivent être pensés en profondeur si l'on veut mobiliser les acteurs à l'échelle du monde musulman et dans d'autres régions du monde comme en France, par exemple. Cette interaction peut être riche et donner naissance à un Islam de France qui prendrait en considération le contexte dans lequel on le pratique. La communauté musulmane en France est multiple. Il n'y a pas de différence de doctrine entre l'Islam marocain et l'Islam algérien. D'autres approches de l'Islam existent avec d'autres référentiels, comme le chiisme. La synthèse entre des courants qui se sont opposés tout au long de l'histoire est un exercice pour le moins complexe. Peut-être faudrait-il définir certains fondamentaux pour donner une base à l'Islam de France et tirer parti de l'influence que peuvent exercer certains pays musulmans dans le respect des objectifs de la France ? Ces sujets doivent faire l'objet de recherches. Il faudra cultiver les interactions avec le monde musulman si l'on veut que les notions mûrissent et que la communauté musulmane de France trouve des repères satisfaisants.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Les relations que nous entretenons avec le Maroc sont un modèle de coopération réussie. Cela tient non seulement à la sagesse de votre pays, mais aussi à l'ancienneté de l'ancrage de la communauté marocaine en France. L'instance de dialogue mise en place par le ministre de l'Intérieur, lundi dernier, montre notre volonté de travailler à la mise en place d'une organisation compatible avec les valeurs de la République. Nous en sommes convaincus au Sénat.
Mme Corinne Féret, présidente. - À mon tour de vous remercier pour avoir répondu à notre invitation. Vous avez enrichi et éclairé notre réflexion.
S.E. Chakib Benmoussa, ambassadeur du Maroc en France. - Je vous remercie. À titre d'information, une conférence-débat est organisée en partenariat avec l'Académie diplomatique internationale, le 29 mars prochain, sur « l'Islam contre le radicalisme à travers l'expérience marocaine ». Vous y serez les bienvenus.
La réunion est levée à 16 h 40