- Mercredi 3 février 2016
- Communication de la présidente
- Audition de Mme Fériel Alouti, journaliste
- Audition de M. Antoine Sfeir, directeur de la rédaction de la revue Les Cahiers de l'Orient, spécialiste de l'Islam et du monde musulman
- Audition de Mme Bariza Khiari, sénatrice de Paris, auteure de la note « Le soufisme : spiritualité et citoyenneté » publiée dans l'ouvrage Valeurs d'islam de la Fondation pour l'innovation politique »
Mercredi 3 février 2016
- Présidence de Mme Corinne Féret, présidente -La réunion est ouverte à 15 h 10
Communication de la présidente
Mme Corinne Féret, présidente. - Efforçons-nous de poser des questions aux experts que nous auditionnons plutôt que de leur soumettre notre point de vue, nous aurons tout le loisir d'échanger entre nous sur les conclusions de nos travaux.
Quant à la communication envers les médias, elle est prématurée. J'ai moi-même opposé une fin de non-recevoir au Monde. Avec la rapporteure et le co-rapporteur, nous avons présenté l'objet de notre mission sur Public Sénat. Restons-en là pour l'instant. D'autant que les auditions sont enregistrées et ouvertes au public, sauf cas particulier, celui en l'occurrence de notre première invitée, qui a souhaité réserver ses propos à notre seul auditoire.
Audition de Mme Fériel Alouti, journaliste
Mme Corinne Féret, présidente. - Je remercie Mme Fériel Alouti, journaliste à Mediapart et auteur de plusieurs articles d'investigation très documentés sur les djihadistes et les réseaux salafistes en France, d'avoir accepté notre invitation tardive Madame, je vous propose de nous exposer les principales conclusions de votre travail d'enquête, en développant en particulier votre point de vue sur les rapports entre l'Islam institutionnel et l'Islam du réel, tel qu'il est pratiqué par la majorité de nos concitoyens musulmans. Nous aimerions également comprendre la réalité statistique et sociologique des courants sur lesquels vous centrez vos articles, notamment le salafisme, et de leurs dérives.
Mme Fériel Alouti, journaliste. - La doctrine salafiste est identifiée dans l'Hexagone depuis les années 1990. Selon les estimations de la Direction générale de la sécurité intérieure, le nombre de fidèles a été multiplié par trois en cinq ans, de 5 000 à 15 000, et le nombre de mosquées a doublé : on en recensait cinquante il y a cinq ans contre une centaine aujourd'hui. Les salafistes prônent un retour à l'Islam des origines et un mode de vie rigoriste sur le modèle de celui des compagnons du Prophète et des « pieux prédécesseurs ». Ils refusent tout engagement politique dans une société non régie par les lois de l'Islam et toute interprétation moderne du Coran. Le salafisme n'est pas un phénomène propre aux zones urbaines : les communautés salafistes sont présentes sur tout le territoire, même en milieu rural ; leurs pratiques se sont banalisées. Les salafistes quiétistes, qui forment le courant majoritaire, défendent un Islam orthodoxe et une manière de vivre ultra-communautaire. S'ils ne se reconnaissent pas forcément dans les valeurs de la République, ils n'appellent pas pour autant à la lutte armée. Ce qui importe pour eux, c'est surtout de participer à la dawa, la propagande religieuse selon laquelle tout ce qui n'est pas salafiste n'est pas musulman.
Les universitaires estiment que les salafistes quiétistes s'opposent aux Frères musulmans dans la mesure où ils se définissent comme apolitiques et non violents et où ils dénoncent les dérives brutales du djihadisme. Selon le sociologue Samir Amghar, les salafistes considèrent la France comme un pays de mécréants tout en estimant préférable de ne pas aller contre les lois de la République pour éviter la fitna, c'est-à-dire la division ou le désaccord, qui représentent le plus grand danger. Visibles dans l'espace public, ils revendiquent le port de la barbe et du qamîs.
La progression du courant salafiste puise ses racines dans le repli identitaire qui affecte la communauté musulmane comme toute la société française. Les imams séduisent les jeunes en perte de repères, car ils prêchent un Islam « prêt à consommer » qui apporte des réponses simples à des questions compliquées. Rachid Abu Houdeyfa, imam autodidacte de la mosquée de Brest, estampillé salafiste, refuse toute étiquette religieuse. Il incarne un néo-fondamentalisme musulman qu'il diffuse sur les réseaux sociaux, dans des vidéos qui rencontrent un franc succès et ont davantage d'audience que les prêches de son collègue de Bordeaux, l'imam Tareq Oubrou, pourtant beaucoup mieux formé. En effet, Houdeyfa cultive la ressemblance avec les jeunes auxquels il s'adresse. Ses prêches, concrets et pragmatiques, alignent les formules qui font mouche. Lors du fameux salon de la femme musulmane, à Pontoise, il a disserté sur l'harmonie dans le couple, avec comme seule substance que la femme devait le respect à son mari et inversement, les deux ou trois mots en arabe qui ponctuaient chaque phrase garantissant la légitimité du discours.
L'imam de Brest se distingue également de ses confrères parce qu'il s'adapte à la modernité. En 2012, lors des présidentielles, il a ainsi appelé à voter pour le candidat susceptible d'être un moindre mal. Cela n'a pas échappé aux parlementaires qui, dans un rapport sur les filières islamistes, ont conclu qu'il était possible de « concilier le salafisme et l'intégration dans la société française ».
Autre raison de son succès, Houdeyfa se méfie des politiques et des médias. Contrairement à l'imam de Roubaix, Reza Khobzaoui, ou à Dalil Boubakeur, recteur de la grande mosquée de Paris, Houdeyfa n'entretient pas de relations avec les politiques et fuit les caméras. Il n'a d'ailleurs pas été convié à la nouvelle instance de dialogue avec l'Islam instituée l'an dernier. C'est une stratégie efficace pour incarner une élite alternative, à l'écart des imams officiels. À la mosquée de Pantin, un imam français, formé au Yémen et de tendance rigoriste, a qualifié Houdeyfa de « guignol », en dénonçant une ambition cachée et le souci de faire parler de lui.
Le salafisme en France est loin d'être homogène. Ce n'est pas parce qu'on porte une barbe et un qamîs, qu'on revendique le port du voile pour les femmes et qu'on fait sa prière cinq fois par jour qu'on est salafiste. Il y a des degrés dans la pratique et de nombreuses divisions dans le courant. Si le salafisme séduit une partie des musulmans français, le recours à des imams salafistes pour prêcher dans les mosquées s'impose aussi par nécessité car ils parlent français et connaissent la société française, ce qui n'est pas le cas des 300 imams détachés par l'Algérie, le Maroc ou la Turquie. J'ai rencontré la mère d'un jeune homme en voie de radicalisation. Désireux de se conformer avec rigueur aux principes de l'Islam - il ne possède ni compte en banque, ni mutuelle, ni sécurité sociale et n'accepte de travailler que pour des salafistes, il ne pouvait pas suivre les prêches de la mosquée de Fréjus qui ne sont pas en français. Il a donc préféré l'enseignement de prédicateurs à Nice, dont on ne connaît absolument pas le contenu. La maîtrise du français constitue un enjeu important. Les musulmans français ont beaucoup de mal à trouver des imams qui leur ressemblent.
En réaction aux attentats et à l'engagement des jeunes Français en Syrie, les imams salafistes ont développé un argumentaire anti-Daech. En octobre 2014, un tract de quatre pages, d'émanation saoudienne, a été diffusé sur le site de de Dine Al Haqq, une association prosélyte, qui définit le terrorisme de Daech et d'Al Qaida comme l'ennemi numéro un de l'Islam. Après les attentats de novembre, quinze prédicateurs salafistes ont associé leurs voix à ce mouvement en signant un communiqué. Sans compter ceux qui ne souhaitent pas se revendiquer salafistes et qui préfèrent garder le silence plutôt que d'avoir à subir une perquisition et l'assignation à résidence.
Pour contester les valeurs non orthodoxes et refuser l'interprétation moderne des textes, le salafisme est-il l'antichambre du djihadisme ? Pour le politologue Gilles Kepel, le glissement est possible, si ce n'est inéluctable, car il y a rupture avec la culture fondamentale. D'autres universitaires estiment au contraire que le courant développe des principes qui empêchent le passage à l'acte. Raphaël Liogier, un sociologue et philosophe qui dirige depuis 2006 l'observatoire du religieux, explique que le fondamentalisme est religieux et non politique depuis quinze ans. Les salafistes recrutent sur le même marché que Daech et retiennent les jeunes comme dans un sas. Pour le psychanalyste Patrick Amoyel, qui dirige l'association niçoise « Entr'Autres » spécialisée dans la déradicalisation des jeunes, le discours des salafistes quiétistes peut servir de rempart s'il est solide et bien construit. Beaucoup de jeunes ne passent pas par le salafisme avant de rejoindre Daech ou le front al-Nosra. Pour eux, les quiétistes sont des bouffons ; leur réaction est comparable à celle des maoïstes devant les communistes qui venaient leur expliquer que le pouvoir devait être pris par les urnes, et non par la révolution. Dans certains cas, que les universitaires jugent minoritaires, le salafisme ne parvient pas à retenir ses fidèles. La drogue, l'isolement, les difficultés familiales ouvrent la porte à une radicalisation politique parfois violente. Cependant, le djihad ne se résume pas à Daech ; il faut en distinguer la version idéologique, qui peut être de reconquête, et la version armée, sans quoi on passe à côté du problème.
Dans sa thèse publiée en 2015, Alexandre Piettre rend compte de ses travaux de terrain sur le renouveau islamique dans les quartiers populaires - ils sont assez rares en France. La communauté musulmane ne se sent pas représentée par le conseil français du culte musulman (CFCM), pas plus que par l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), fondée par des musulmans qui ont émigré dans les années 1980 et qui sont désormais déconnectés de la jeunesse. Les ONG comme Baraka City ou les associations comme BeurFM ou Banlieue Plus ont beaucoup plus de légitimité.
Mme Nathalie Goulet, rapporteure. - Je vous remercie pour ce tableau qui nous est très utile. Nous connaissons mal les musulmans en France, alors que le sujet est présent au quotidien. Selon vous, la mission que nous menons est-elle légitime ? Elle a été plutôt bien reçue par les associations et les réseaux sociaux. Vous nous avez dépeint une communauté non homogène. Comment percevez-vous le contrôle de l'UOIF et du CFCM sur la communauté musulmane ?
M. Michel Amiel. - Quelle est la sociologie du salafisme ? Le mouvement touche-t-il toutes les couches de la société ou se concentre-t-il sur les plus défavorisées, dans les cités ? La dawa implique-t-elle un prosélytisme orienté vers les non musulmans ? Enfin, parle-t-on dans les courants salafistes d'un djihadisme pacifique, frôlant l'ésotérisme ?
M. François Grosdidier. - Pourriez-vous approfondir la structuration du salafisme ? Est-elle associative ou s'agit-il d'une mouvance relayée de manière informelle sur les réseaux sociaux ? Quid du CFCM tenu par des organisations sous contrôle étranger peu légitimes auprès des jeunes ? de l'UOIF dont on dit qu'elle est affiliée aux Frères musulmans ? Quel est le jeu des puissances étrangères et notamment des pays du Golfe, opposés aux Frères musulmans ? Ces deux courants sont-ils à égalité en termes de difficulté d'intégration dans la société française ?
Mme Fériel Alouti. - L'Arabie saoudite est en conflit avec les Frères musulmans. On connaît son soutien au coup d'état d'Al-Sissi en Égypte pour se préserver de l'arrivée de Morsi au pouvoir. Les Saoudiens ont pris leurs distances avec l'Islam politique depuis que des attentats ont été commis sur leur sol. Ce qui importe, c'est leur position vis-à-vis de l'Iran. Daech est au second plan. D'où une propagande qui place les Frères musulmans au même rang que l'État islamique et le front Al-Nosra. L'État islamique a adopté une idéologie takfiriste qui veut que sa proclamation passe forcément par un affrontement violent avec l'Occident. Les Frères musulmans ont toujours été favorables à la légalité pour que les musulmans jouent pleinement leur rôle politique dans la société, qu'elle soit musulmane ou étrangère. L'UOIF me donne l'impression d'être en perte de vitesse, sans que ce soit forcément le cas partout. Il est rare qu'un musulman pratiquant se définisse comme un frère musulman, car l'organisation est politique, alors que les quiétistes privilégient la pratique religieuse.
M. François Grosdidier. - L'UOIF se définit comme une association cultuelle. Elle ne revendique aucun rôle politique.
Mme Fériel Alouti. - C'est parce que les Frères musulmans ont mauvaise presse en France que l'UOIF a toujours refusé ce lien. Pendant longtemps, les salafistes ont rechigné à créer des associations, à s'organiser, à s'impliquer dans les organes cultuels des mosquées. C'est de moins en moins le cas car il y a de plus en plus d'imams et d'organisations d'obédience salafiste. Le mouvement fonctionne depuis plusieurs années par petits regroupements d'individus.
La forme la plus noble du djihad est intérieure : il s'agit du combat d'un individu pour choisir dans sa vie quotidienne entre le bien et le mal. Les djihadistes déforment cette vision en défendant un djihad guerrier. Patrick Amoyel définit également un djihad de conquête, qui consiste pour les salafistes à imposer progressivement leur manière d'imaginer le vivre ensemble en France.
Quant à cette mission, je regrette qu'elle arrive dans le contexte post-attentats. Il aurait été plus apaisant de l'organiser il y a trois ou quatre ans. Elle peut être l'occasion de recevoir des personnalités musulmanes qui sont d'ordinaire peu exposées. La communauté musulmane est très divisée. Dans l'Islam, il n'y a pas de hiérarchie religieuse : ni consistoires, ni clergé.
Mme Fabienne Keller. - Il aurait fallu Napoléon.
Mme Fériel Alouti. - À mon avis, on parlera différemment de l'Islam dans cinquante ou soixante ans. Cette religion est apparue en France dans les années 1960, quand les chibanis venus travailler dans les usines françaises au sortir de la guerre ont voulu organiser leur culte. Laissons le temps au temps. Le gouvernement français a joué un rôle direct dans l'établissement d'un lien entre les mosquées et les pays d'origine : il pensait qu'un imam algérien, marocain ou turc, payé par son pays d'origine serait d'autant plus contrôlable qu'il n'était pas indépendant.
En ce qui concerne la dawa, les salafistes considèrent que ceux qui ne pratiquent pas leur Islam ne sont pas de vrais musulmans. Par conséquent, on parlera également de conversion dans le cas d'un musulman qui choisirait de devenir salafiste alors même qu'il pratiquait auparavant l'Islam traditionnel. Les convertis sont souvent plus royalistes que le roi. On le constate dans toutes les religions, que l'on soit bouddhiste, juif ou catholique.
M. Jacques Grosperrin. - Pour les salafistes quiétistes, la France est un pays de mécréants. Croyez-vous que les atermoiements de la classe politique ont favorisé cette image ? Vous avez également parlé d'un « Islam modéré ». Est-ce à dire que, dans son ensemble, l'Islam ne serait pas modéré ?
Mme Fériel Alouti. - L'« Islam modéré » est l'expression d'usage en France. Le seul Islam que l'on accepte dans ce pays est un Islam soft où la pratique se résume à manger un couscous le vendredi. Nous entretenons un rapport complexe à la religion. La question ne se poserait même pas aux États-Unis. Nos politiques cultivent une tendance à vouloir différencier un bon et un mauvais Islam.
J'ai vécu trois ans dans les quartiers nord de Marseille. C'était autrefois le fief du parti communiste, de sorte que la municipalité a délaissé cette partie de la ville. Les socialistes sont arrivés au pouvoir dans les années 1980, le clientélisme s'est développé, le trafic s'est installé. La population est dégoûtée par les politiques et ne va plus voter qu'en échange d'un logement social ou pour donner une voix au Front national. Il y a de moins en moins d'associations et de subventions. L'affaire de Sylvie Andrieux a causé beaucoup de tort aux associations de terrain. Les éducateurs se font rares. Beaucoup de jeunes qui ont eu un parcours de délinquance s'investissent dans l'Islam après être passés par la case prison. Ils y trouvent des réponses simples et un cadre de vie. On ne peut pas généraliser, évidemment.
Mme Corinne Féret, présidente. - Nous vous remercions pour cette présentation éclairante.
Audition de M. Antoine Sfeir, directeur de la rédaction de la revue Les Cahiers de l'Orient, spécialiste de l'Islam et du monde musulman
Mme Corinne Féret, présidente. - Nous avons le plaisir et l'honneur d'accueillir Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l'Orient mais aussi président de l'Institut libre d'étude des relations internationales, où il a succédé à d'illustres prédécesseurs comme René Cassin, Edgar Faure ou Raymond Barre. Il bénéficie d'une expertise très large sur le monde arabo-musulman et ses rapports avec les différentes cultures du monde méditerranéen.
Après un exposé liminaire d'environ quinze minutes sur les lignes de force qui traversent le Moyen-Orient et la manière dont elles se reflètent sur l'Islam en France et la communauté musulmane, nous vous adresserons une série de questions.
M. Antoine Sfeir, directeur de la rédaction des Cahiers de l'Orient. - En un quart d'heure, l'exercice relève du funambulisme intellectuel... Quand les choses vont mal au sein d'un couple, la faute en revient souvent, sinon toujours, aux deux partenaires. La présence de l'Islam en France est ancienne, elle remonte au colonialisme ; mais la plupart des musulmans de notre pays, nous sommes allés les chercher dans les années 1960 pour pourvoir aux besoins de l'industrie - l'automobile, la sidérurgie mais surtout le BTP - en main d'oeuvre non qualifiée et non spécialisée. Plus spécifiquement, nous sommes allés les chercher dans les villages, au bled, et non dans les villes. Les termes du contrat étaient clairs : ils venaient, ils travaillaient, touchaient leur salaire et s'en retournaient.
La première rupture au contrat a été le regroupement familial : après avoir touché son salaire, l'immigré restait, faisant venir en plus sa famille avec lui, et notamment son épouse, voire ses deux, trois ou quatre épouses, complaisamment enregistrées par l'administration comme cousines, brus, voire filles. Néanmoins, la loi républicaine et le droit associatif apportaient un encadrement rigoureux. Certains jeunes, en arrivant, ont monté leurs propres entreprises, surtout les Algériens ; quant aux Marocains et aux Tunisiens, nombre d'entre eux ont, grâce à la chaîne familiale, ouvert ces commerces que nous nous félicitons de voir ouverts tard le soir.
La deuxième rupture fut la libération du droit associatif en 1982 : pour mettre sur pied une association, plus d'enquête de moralité ou financière, mais un simple devoir d'information à la préfecture ou à la sous-préfecture. On est ainsi passé de 450 associations à dénomination islamique ou musulmane en 1982 à 1 574 en 1985. La troisième génération des français musulmans est passée du droit à la ressemblance au droit à la différence. Désireuses d'une rapide intégration, les deux premières ne parlaient ni du pays d'origine ni de l'Islam. Les jeunes de la troisième se sont vu dire qu'ils étaient français, mais musulmans.
Troisième rupture, la déstructuration identitaire et familiale. Très vite, ces adolescents se demandent qui ils sont, étrangers sur les deux rives. Ils se révoltent, davantage contre leurs parents que contre la République ; d'autant qu'après avoir entendu, depuis leur naissance, que seul existait le pouvoir patriarcal, ces adolescents voient leur soeur, qui a étudié et réussi à l'université, trouver du travail tandis que leur père et leur frère sont au chômage. Des gens comme Khaled Kelkal, dont on a fait un symbole du mal-être des musulmans en France, cherchaient en partie à regagner ce pouvoir patriarcal. C'était un terrorisme national plutôt que religieux, à travers le Groupe islamique armé (GIA).
Ne confondons pas islamisme, salafisme, djihadisme - quant à la confusion entre l'arabe et le musulman, après quarante ans à tenter d'expliquer que seulement un sixième des musulmans dans le monde sont arabes et que 15 % des Arabes ne sont pas musulmans, j'ai renoncé... Chez Chateaubriand, « islamisme » est sur le même plan que « catholicisme » ou « judaïsme ». Un islamiste, dans la définition qu'en ont donné les chercheurs, veut réislamiser le champ social, judiciaire, et économique par le haut et vise la conquête du pouvoir ; bien au contraire, un salafiste n'est pas intéressé par le pouvoir politique et ignore les frontières. Il prend à la lettre l'expression coranique qui désigne Mohammad comme le « sceau des prophètes », venu parfaire la révélation apportée aux juifs, aux zoroastriens et aux chrétiens mais dévoyée ; toute la planète a donc vocation à devenir muslim - non pas « soumis à Dieu » comme on le traduit parfois, car l'Islam n'est pas forcément la soumission ; voyez l'Islam des Lumières en Andalousie, la Maison de la sagesse à Bagdad...
Pour le moment, nous sommes en plein radicalisme, dont procède le salafisme. Mais c'est de notre faute... Dans les années 1950, nous avons choisi l'alliance stratégique avec les salafistes plutôt qu'avec le républicain Nasser. Par le même processus, nous diabolisons désormais l'Iran - or s'il me fallait choisir d'aller vivre dans ce pays ou en Arabie saoudite, je n'hésiterais pas une seule seconde. C'est un héritage de l'époque où le monde était divisé en deux. Les Américains nous ont entraînés dans une alliance stratégique avec l'Arabie saoudite au moment même où dans le monde musulman s'installaient des « ruptures de représentativité » - bel euphémisme pour désigner les dictatures. Seuls les lieux de culte conservaient une certaine liberté ; nous avons alors fait venir des prêcheurs saoudiens chez nous et, avec eux, l'Islam radical. Et nous continuons à présenter le royaume comme notre seul allié stratégique dans la région ! Notre âme n'est pas à vendre : elle est déjà vendue... Ah, la realpolitik !
Depuis les années 1960, nous avons ghettoïsé ces personnes venues de l'autre côté de la Méditerranée au lieu de les intégrer. Je ne parle pas d'assimilation : je sais ce que veut dire être libanais depuis que je suis français !
On produit de nouvelles idées à n'en plus finir, mais les solutions sont déjà là : nous avons la loi et la Constitution. On parle de déchéance de nationalité, mais il y a l'indignité civique. Les binationaux qui professent ne pas aimer la France, point n'est besoin de les déchoir : ils se sont eux-mêmes déchus.
La rupture a eu lieu à l'école. Il appartient aux maîtres d'instruire et aux parents d'éduquer, mais les parents n'éduquent plus ; on demande alors aux maîtres d'éduquer, et ils n'ont plus le temps d'instruire... d'autant que les parents s'en mêlent. J'ai essuyé de sévères reproches de mes jumelles pour leur avoir dit que le professeur avait toujours raison !
En France, nous formons des imams à l'Institut catholique de Paris : c'est marcher sur la tête ! Formons les agents des collectivités territoriales chargés de la diversité non pas aux religions, mais à leur histoire. On ne saurait aborder le Quattrocento italien sans connaître l'histoire de l'Église, et il en va de même avec le judaïsme et l'Islam. Il est temps de redevenir ce que nous avons toujours été : les meilleurs islamologues et orientalistes au monde. À vous, représentants de la Nation, on ne saurait assigner un devoir d'universalisme, mais nous devons vous donner les moyens d'appréhender les problèmes actuels. Nous sommes en guerre et nous n'en avons pas conscience.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Contre qui sommes-nous en guerre ?
M. Antoine Sfeir. - Contre un État autoproclamé et non reconnu, un mouvement radical qui, fait sans précédent, s'est territorialisé et doté d'un chef, de ministres, de délégués régionaux et locaux. Il a revendiqué un acte de guerre contre la France, légitimant par ce fait notre riposte du point de vue du droit international. Puisqu'il nous menace, de surcroît, de recommencer à travers nos propres moyens de communication, il faut le combattre ; même si, en tant que république démocratique, il est difficile de le faire tout en restant fidèles à nous-mêmes.
Mme Nathalie Goulet, rapporteure. - Pensez-vous que cette mission d'information soit une bonne initiative ? Quelle serait votre première préconisation pour remédier au manque d'éducation ? Enfin, que faire pour que l'Islam ait sa place dans la République ?
M. Antoine Sfeir. - D'abord, reconstruire la citoyenneté, en commençant par l'école où l'on découvre l'altérité, le respect de l'autre tel qu'en lui-même, qui n'est pas la tolérance. La tolérance, c'est supporter quelqu'un, c'est se mettre une marche au-dessus de l'autre. Comment respecter quelqu'un sans le reconnaître, comment reconnaître sans connaître ? Saint-Exupéry disait que la différence enrichit. Qui a lu le Coran, qui peut le mettre en perspective et enseigner l'histoire de l'Islam à ses enfants ? J'ai écrit une Brève histoire de l'islam pour les institutrices à qui le Gouvernement a demandé d'enseigner cette histoire sans les former.
Ensuite, il faut intégrer les musulmans dans la population au lieu de les ghettoïser. J'ai vu l'une de mes étudiantes sortir un voile de son sac en arrivant à Saint-Denis : une bande se trouvait là ; en passant devant eux, m'a-t-elle dit, je me ferais insulter si je ne portais pas de voile. C'est très grave ! Beaucoup d'enfants ne vont pas à l'école parce que les parents ont démissionné. Il faut reprendre dès le début, appliquer la loi républicaine. Nous ne sommes plus dans la situation de 1905, où l'Église était omnipotente. La laïcité doit être englobante là où les religions sont en train de délier les liens sociaux.
Inutile de se lancer dans des acrobaties intellectuelles : la définition de la laïcité est simple. C'est le droit de croire ou de ne pas croire et la reconnaissance de l'agnosticisme et de l'athéisme. La foi est une démarche de l'intime, alors que la religion est l'organisation temporelle d'une communauté qui implique un pouvoir. Il n'y a pas de juifs et de musulmans de France, mais des citoyens français dont la confession ne regarde qu'eux-mêmes. Dans mon pays d'origine, lorsque j'ai voulu inscrire ma fille, le préposé m'a demandé ma confession. Comme je me récriais, il m'a expliqué que c'était la loi. Nous nous sommes battus vingt-sept ans pour obtenir le retrait de la mention de la confession de la carte d'identité. Combien de coups de boutoir la laïcité a-t-elle reçus !
Mme Fabienne Keller. - C'est un honneur de vous recevoir. Vous n'ignorez pas qu'en terre concordataire, les relations entre les Églises et le pouvoir sont codifiées. Depuis de longues années, nous avons en Alsace une journée du patrimoine juif, initiative du Conseil de l'Europe pour lever les ignorances et le rejet. Que penseriez-vous d'une journée d'histoire des religions pour développer le dialogue inter-religieux et la reconnaissance de l'autre ?
M. Antoine Sfeir. - Sollicité par une mairie des Hauts-de-Seine à l'occasion de la construction d'un lieu de culte musulman, je lui ai conseillé d'y adjoindre une salle culturelle dédiée au patrimoine islamique. La notion de dialogue inter-religieux me hérisse : quand deux personnes qui ont une foi différente discutent, elles tentent, assez naturellement, de convaincre l'autre en un échange dont un non-croyant est par définition exclu. Demander comment l'autre vit, comment il pratique sa religion, cela s'appelle le dialogue interculturel. C'est ce que j'ai compris à quatorze ans, quand je draguais les filles à la sortie de la mosquée le vendredi, de la synagogue le samedi et de l'église le dimanche !
Mme Fabienne Keller. - Après douze ans d'existence, le CFCM ne représente plus, de l'avis général, la diversité de l'Islam français. Les droits de vote sont proportionnés à la surface d'occupation en mètre carré, c'est très frustre... Avez-vous des pistes pour une coordination des cultes susceptible de jouer le rôle d'interlocuteur des pouvoirs publics ?
Quelle est votre analyse de l'impact du financement étranger, en particulier saoudien et marocain, des mosquées en France ?
M. Antoine Sfeir. - Le Maroc a un commandeur des croyants en la personne du roi. Le souverain actuel, Mohammed VI, s'est fait un nom en chapitrant le Parlement, trop lent à élaborer un projet de monarchie constitutionnelle. Le problème est ailleurs. Lorsque le gouvernement, dirigé par des islamistes légitimistes, rase un bidonville, un autre le remplace dans la semaine. Le lumpenproletariat qui vit en marge des grandes villes est un danger plus grave que les islamistes illégitimistes, qui ont recueilli 0,7 % des voix aux dernières élections.
Le Qatar et l'Arabie saoudite sont les deux seuls États se réclamant du wahhabisme, selon laquelle rien de nouveau après le Prophète ne saurait être accepté. Ils pratiquent une islamisation à la fois par le bas et par le haut. Après avoir financé l'État islamique, ils se sont retrouvés dans la situation de l'arroseur arrosé. Il y a désormais des attentats dans les grandes banlieues d'Arabie saoudite.
Le salafisme croît parce qu'il est populaire ; mais d'un autre côté il est aussi en train de perdre du terrain. L'Arabie saoudite se sent aujourd'hui encerclée par l'Iran via la Syrie et le Yémen. L'Iran est devenu une puissance méditerranéenne grâce aux Américains ; il est aussi une fenêtre sur le Pakistan, la mer Caspienne, l'Asie centrale et le Caucase. Partenaire incontournable, l'Iran est le Vatican du chiisme, si j'ose dire, alors que l'Arabie saoudite voit sa qualité de Vatican du sunnisme contestée par la Turquie et l'Égypte.
Dominique de Villepin avait créé une fondation qui devait contrôler le culte, sans résultats visiblement. Cela devrait pourtant fonctionner par le biais de la finance islamique. Ce dispositif contourne l'interdiction du taux d'intérêt mais oblige les banques à accompagner ceux qu'elles financent dans leur développement. On ne demande pas à l'emprunteur des garanties, mais une association dans son projet, par exemple en lui donnant une machine en leasing ou en prenant des actions. Voilà un moyen de contrôler les financements et, par leur intermédiaire, les fondations islamiques.
M. Roger Karoutchi. - Vous incarnez la culture ; vous avez évoqué la démission de l'école, des parents, de la République, de l'État qui a manqué l'intégration et se trouve dans une situation qu'il ne sait pas gérer. Mais les quelque 6 ou 7 millions de musulmans en France ne sont pas tous les héritiers des Omeyyades du califat de Cordoue. Notre modèle d'intégration ou d'assimilation fonctionne-t-il encore ? Il faut le prouver ou en changer. Nous ne pouvons pas nous permettre que 10 % de la population ne se considère pas partie intégrante de la France. Comment sortir de la fracture ?
Le royaume du Maroc, avec lequel je ne cache pas mes liens, a condamné, par la voix de l'association des oulémas, l'extrémisme et le djihadisme. Le roi a fait inscrire dans la constitution du pays la tradition juive et l'apport chrétien. En France, les prises de position courageuses de certains imams après les attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre n'ont pas été suivies d'une mobilisation de l'ensemble de la communauté musulmane.
M. Antoine Sfeir. - Au Maroc, la parité hommes-femmes a été voulue par le roi et votée par le Parlement malgré les oulémas. Aujourd'hui, les victimes de l'État islamique autoproclamé sont d'abord les musulmans. La majorité silencieuse a peur ; je le ressens dans les lycées - j'ai fait 143 conférences en province en 2015. Nous devons redevenir des citoyens, dans un sens qui transcende l'appartenance identitaire. Nous avons décidé que quelqu'un devait représenter la communauté musulmane ; mais le Prophète a dit : « Seuls ceux qui possèdent le savoir ont le droit d'interpréter ». Il ne s'agit pas des philosophes, mais des juristes-théologiens, de moins en moins nombreux et suscitant peu l'intérêt des médias. On préfère les barbus qui insultent la France...
Le CFCM ne représente que lui-même et une partie du courant algérien, qui est en reflux. Dans cinq à dix ans, le courant le plus représentatif sera le courant marocain, grâce au soutien du roi. Les Tunisiens sont plutôt à ranger dans la catégorie « loup solitaire ». Il y a une tendance islamiste incarnée par l'UOIF, qui est, en réalité, représentée dans tous les courants. Au départ réformatrice, cette organisation est aujourd'hui dans la ligne des Frères musulmans. Au Maroc, le rite dominant est le rite malikite : libéralisme économique à outrance, mais solidarité à toute épreuve. Il est indispensable de connaître les différents courants, qu'ils soient salafistes ou djihadistes. Je signale en passant que djihad signifie « effort » et non « guerre ».
Je fais des conférences tous les deux mois dans les prisons ; je fais partie de la réserve citoyenne des lycées et de la Marine. Je m'en félicite, car c'est le signe que les gens ont besoin de comprendre. Être citoyen, c'est être co-responsable de la cité, co-solidaire. Voilà notre modèle.
Mme Corinne Féret, présidente. - Je vois que Mme Feriel Alouti, que nous avons entendue tout à l'heure, souhaiterait réagir. Pour la bonne information de notre mission, je vais l'inviter à reprendre très brièvement la parole.
Mme Feriel Alouti. - Merci madame la Présidente. Monsieur Sfeir déplore un manque de citoyenneté chez les musulmans mais gardons à l'esprit que dans certaines élections, l'abstention atteint 50 %, signe que le manque d'engagement des Français est tout autant en cause.
On parle d'éducation, mais comment oublier que les élèves de certaines écoles sont tous issus de l'immigration, habitent tous les mêmes quartiers ? Dans des cités marseillaises, les Gitans ont été rassemblés dans des tours afin de faire émerger des leaders et d'éviter les conflits. C'est aussi cela qu'il faudrait changer.
Mme Evelyne Yonnet. - En France, on a permis l'installation d'écoles musulmanes, juives, dont une partie est financée par l'Éducation nationale. En Seine-Saint-Denis, où l'on trouve des Loubavitch, des musulmans, des écoles confessionnelles en dehors du système public, parler de laïcité est compliqué. La banlieue, dans les années 1960, était le réceptacle de l'arrière-ban. Les populations qui y ont été accueillies ont désormais peur. Dans ma ville, 73 % de 25 000 inscrits ne votent pas. N'est-ce pas un problème de reconnaissance de la citoyenneté ?
M. Antoine Sfeir. - J'ai évoqué une ghettoïsation. Il faut responsabiliser ces populations. En 2005, lors de ce qu'on a appelé pompeusement les « émeutes », le ministre de l'intérieur a parlé de faire intervenir les grands frères dans les cités, essentiellement des grands frères musulmans ! Les jeunes n'en voulaient pas. Le drame des jeunes musulmans français est qu'ils ne connaissent ni l'Islam ni la langue arabe. L'un d'entre eux m'a dit un jour : « Nous ne voulons pas être différents ; nous voulons être comme vous. »
En 1984, j'ai battu le pavé pour l'école dite « libre », avec ce sous-entendu que l'école publique ne l'était pas - formidable opération de communication ! Aujourd'hui, je crois qu'il faut revenir à Jules Ferry et au petit père Combes, à la promotion de la notion d'instruction publique. Rebâtissons ces écoles d'excellence qui ont essaimé dans le monde entier à travers l'Alliance française et la Mission laïque, dont on a rogné les ailes pour des économies de bout de chandelle.
Mme Evelyne Yonnet. - Les écoles privées sont surtout catholiques. Comment redonner de la citoyenneté à nos frères musulmans ? Comment mettre en place des rythmes scolaires adaptés pour les enfants en échec scolaire, leur ménageant la possibilité de faire de la musique, du théâtre ou du dessin ? Dans nos villes, l'échec scolaire atteint 57 %.
M. Antoine Sfeir. - Aux Pays-Bas, dix campus ont été construits dans les plus grandes villes, pour un coût unitaire de 150 millions d'euros. Chacun reçoit deux cents étudiants en musique, en arts plastiques, mais aussi des fraiseurs et des zingueurs. Les professeurs viennent du monde de l'entreprise. Au bout de trois ans, plus de 85 % des étudiants trouvent un CDI. Cette piste mérite d'être creusée.
M. Michel Amiel. - Les religions révélées n'ont pas toujours véhiculé la tolérance. Après une période brillante, comment expliquez-vous que l'Islam pose problème aujourd'hui ?
M. Antoine Sfeir. - Simple décalage historique. Demandez-le aux juifs et musulmans de Jérusalem lorsque les croisés l'ont prise en 1095, aux orthodoxes au moment du sac de Constantinople en 1204... Je rêve que Dieu tue les religions pour sauver la foi. En tant que républicains, laïcs et citoyens, défendons une laïcité englobante qui donne l'envie de vivre ensemble dès l'école plutôt que d'en faire une religion de plus.
Mme Nathalie Goulet, rapporteure. - La rupture du lien citoyen pose aussi le problème de l'exemplarité de la classe politique... Que pensez-vous des statistiques ethniques ?
M. Antoine Sfeir. - L'appartenance ethnique ou religieuse de mes concitoyens ne me regarde pas. Dès lors que l'on croit dans ce modèle républicain, on ne peut pas les accepter, pas plus que la discrimination positive. Il ne s'agit pas d'être positif ou négatif, mais d'être citoyen français.
Mme Corinne Féret, présidente. - Je vous remercie.
Audition de Mme Bariza Khiari, sénatrice de Paris, auteure de la note « Le soufisme : spiritualité et citoyenneté » publiée dans l'ouvrage Valeurs d'islam de la Fondation pour l'innovation politique »
Mme Corinne Féret, présidente. - Chers collègues, pour clore cette séance consacrée à des personnalités qualifiées ou experts de la question de l'Islam en France, nous avons l'honneur et le grand plaisir d'accueillir notre collègue Bariza Khiari, sénatrice de Paris, membre de la commission des affaires étrangères, mais surtout - et c'est à ce titre que nous l'entendons - spécialiste reconnue de la question des liens entre la pensée musulmane et la citoyenneté.
Dans ce cadre, vous avez publié récemment une note intitulée « Le soufisme : spiritualité et citoyenneté », publiée dans l'ouvrage Valeurs d'Islam de la Fondation pour l'innovation politique. Si vous en êtes d'accord, je me propose de vous donner la parole pour un propos liminaire d'environ 15 minutes, au cours duquel vous pourrez nous faire partager votre regard sur les principaux courants de l'Islam et, surtout, la manière dont ils sont effectivement diffusés et pratiqués en France par nos concitoyens musulmans.
Il serait également très intéressant que vous nous présentiez votre propre vision des institutions de l'Islam en France : quelle est leur la capacité réelle à diffuser et à promouvoir cet « Islam des Lumières » que vous appelez de vos voeux dans le texte que je viens de mentionner ? Et à quelles pistes notre mission pourrait réfléchir, pour favoriser dans notre pays un dialogue constructif entre l'État et l'ensemble des musulmans ?
Je précise que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo, diffusée en direct sur le site du Sénat. Madame Khiari, ma chère collègue, vous avez la parole.
Mme Bariza Khiari, sénatrice de Paris. - Je suis heureuse d'être parmi vous et d'être auditionnée par des collègues, c'est du reste la première fois que cela m'arrive ! Je me suis posé la question de ma légitimité à être devant vous pour parler de cette thématique. En octobre 2004, alors que je venais d'être élue sénatrice, je n'aurais jamais imaginé que j'en viendrais à parler de l'Islam. Je remercie donc la Présidente et la rapporteure de cette commission, qui accorde une grande importance à ces questions, de m'avoir invitée.
J'ai essayé d'analyser tout mon cheminement pour comprendre comment j'en étais arrivée là. Ces questions me taraudaient-elles il y a une quinzaine d'années ? En fait, pas vraiment. Je savais en revanche que la question de l'égalité républicaine, minée par les discriminations, serait au coeur de mon mandat.
J'ai été très honorée lorsque le Président Poncelet m'a demandé, en 2004, d'être la marraine de l'opération Talents des Cités, qui se tient au Sénat depuis cette date. J'ai été également chef de file du groupe socialiste du projet de loi créant la Haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE). À partir de 2008, l'Islam est devenu, avec l'identité nationale, une question politique. Je perçois d'ailleurs cela comme une démarche qui consisterait à opposer l'identité nationale et l'Islam.
L'Islam est devenu une question politique et je ne pouvais rester en-dehors du débat. Il m'a semblé important qu'il y ait une voix différente de celles des fondamentalistes, d'un côté, et de l'autre côté des extrémistes Islamophobes. Parler de l'Islam en tant que musulmane serait, pour certains, verser dans le communautarisme. Je me demande pourquoi un musulman ne pourrait pas parler de l'Islam.
Il y a des radicalités religieuses d'un côté, et des radicalités politiques de l'autre. Au milieu, il y a un vide et il faut le remplir. Je pense que le fait qu'un certain nombre de musulmans dit modérés ne se soient pas exprimés a provoqué une brèche dans laquelle se sont engouffrés les fondamentalistes.
Au sein de ma formation politique (le PS), j'ai présenté de nombreuses contributions lors de tous les congrès, sur Islam et laïcité, Islam et République. Mais elle est demeurée totalement hermétique à ces questions, à l'exception de M. Laurent Fabius. D'autres instances m'ont alors ouvert leurs portes, comme une loge maçonnique ou l'épiscopat parisien où, à la demande du Père Matthieu Rougé, aumônier des Parlementaires, j'ai été invitée à m'exprimer aux côtés de Monseigneur André Vingt-Trois sur ces questions. J'ai également écrit un certain nombre d'articles dont, pour les démographes, une contribution sur les statistiques ethniques contre lesquelles je m'inscris. J'ai également participé au groupe de travail du Sénat sur la mission « La France dans 10 ans » dirigé par M. Jean Pisani-Ferry. J'ai aussi participé aux travaux de la Fondapol consacrés aux Valeurs d'islam et je suis à l'origine, avec notre collègue M. Roger Karoutchi, de l'intérêt que porte le Sénat aux minorités chrétiennes d'Orient. Au tout début, nous étions d'ailleurs les seuls à nous intéresser à cette question. À partir du moment où nous voulons que la diversité soit respectée en France, il nous paraissait essentiel de défendre la diversité au Moyen-Orient, consubstantielle de l'identité de cette région. D'autres collègues se sont progressivement agrégés à notre démarche et notre groupe est désormais important.
Ai-je une légitimité pour parler de l'Islam ? Théologique ? Certainement pas. Mais je suis l'une des rares élues, au niveau national, qui s'assument à la fois comme farouchement républicaine et laïque, et sereinement musulmane. Personnellement, je ne mets pas mon Islam dans ma poche, tout en étant républicaine et laïque. À cet égard, être laïc et chrétien, ainsi que laïc et juif, ne pose pas de problème, tandis qu'être laïc et musulman semble susciter une forme de suspicion, qu'il faut donc lever. Comme beaucoup d'élus ici, je suis saisie par nos concitoyens d'un certain nombre de questions. J'y suis particulièrement sensible et tout ceci m'a permis de développer une réflexion sur ce sujet.
Quelle est la place de l'Islam en France ? Je formulerai, tout d'abord, quelques considérations générales. Deuxième religion de France, l'Islam est une religion du livre qui n'est en rupture ni avec le judaïsme, ni avec le christianisme car il en est le continuum. L'Islam fait ainsi partie de ce que l'on appelle le socle abrahamique. A la question déjà posée à M. Antoine Sfeir, j'aurais formulé une autre réponse que la sienne : l'Islam a connu sa Renaissance avant son Moyen-Âge ! Elle appartient au socle abrahamique et, afin d'illustrer mon propos, je voudrais vous conter une petite anecdote. Je suis une élue du XVIème arrondissement de Paris et j'habite dans un immeuble bourgeois. Lorsque je suis arrivée dans cet immeuble, une voisine m'a fait part de l'interrogation des autres habitants sur la manière dont je réagirais au sapin de Noël traditionnellement installé par la copropriété dans l'entrée. Lorsque je lui répondis que je n'en étais nullement gênée, ma voisine a semblé incrédule. Il m'a alors fallu lui rappeler que Jésus était également l'un de mes prophètes et que le Coran consacrait une sourate entière à Marie, mère de Jésus. Tout d'un coup, je démontrais à cette dame que nous avions quelque chose en commun, et cela a paru la déranger.
La population musulmane de France est en majorité sunnite de tradition malékite. C'est le rite le plus ouvert des quatre écoles juridiques de l'Islam, à savoir le Hanafisme, le Hanbalisme, le Chafirisme et le Malékisme. On retrouve principalement cette dernière école en Afrique du Nord et un peu dans l'Afrique subsaharienne ; c'est pourquoi, l'immigration en France est à 95 % de rite malékite. Je suis personnellement l'héritière d'un Islam européen qui s'est développé en Espagne andalouse dans la coexistence des juifs et des chrétiens. C'est un Islam d'une grande ouverture et c'est également la belle période de l'Islam. Isabelle la Catholique a expulsé les Juifs et les Musulmans qui, du coup, ont irrigué le Maghreb, voire plus loin. Cette civilisation arabo-judéo-chrétienne a jailli de Cordoue et a irrigué le monde.
Je revendique cet héritage d'un Islam européen. Et c'est cet héritage-là qu'il faut que nous retrouvions ! Je serais tentée de dire que nous sommes passés d'une civilisation arabo-judéo-islamique à une situation qui se serait bédouinisée : nous sommes devenus les otages impuissants d'une wahhabisation de l'Islam dans le monde musulman, et l'Europe en est largement gangrénée.
On dit souvent qu'il faut déconsulariser l'islam de France, c'est-à-dire libérer les lieux de culte de l'emprise des pays d'origine. L'idée est séduisante, mais d'une certaine façon, l'Islam déconsularisé existe déjà : c'est celui des imams autoproclamés, de ceux qui sont financés par les organisations caritatives du Moyen-Orient - et je précise, pas par le régime, car il faut faire une différence, lorsqu'on évoque le financement par les Saoudiens, entre le régime et les organisations. Je rappellerai que l'Arabie Saoudite, dans son histoire, a séparé le pouvoir religieux, qui est libre, et le pouvoir politique. Les Saoud ont délégué la question de l'Islam aux tenants du Wahhab et donc ces groupes-là, grâce à l'aumône légale (« Zakat »), disposent de moyens considérables qui proviennent pour partie des pétrodollars. L'Islam a ainsi été réduit à une vision binaire, entre le licite (« Hallal ») et l'illicite (« Haram »). L'Islam a perdu de sa verticalité, c'est-à-dire de sa spiritualité. Je considère que la wahhabisation est une catastrophe qui ronge l'Islam sunnite et touche à présent nos quartiers.
S'agissant de la place démographique de l'Islam, il est toujours difficile de parler de religion dans les enquêtes. Je ne sais comment l'Institut national d'études démographiques (INED) et l'Institut national des études territoriales (INET) sont parvenus à ce résultat, mais ce sont d'après eux 8 % de la population qui se déclarent musulmans parmi les 18-50 ans. De ce résultat, on peut extrapoler à un peu plus de deux millions le nombre de personnes se revendiquant dans cette tranche d'âge et autour de quatre millions pour l'ensemble de la population.
S'agissant de la place médiatique qu'occupe l'Islam, la situation est caricaturale. On reproche souvent aux « musulmans modérés » leur silence. Mais celui-ci est en réalité une construction médiatique. Les grands médias s'entêtent à inviter sur leurs plateaux des personnes que je définirai comme des analphabètes bilingues, et qu'on s'obstine à considérer comme des représentants de l'Islam. Je ne citerai pas de nom. Lorsque Mme Caroline Fourest me dit que de telles personnes à la télévision font baisser le racisme, je dirais que cette baisse est bien relative comparée à la honte et à l'humiliation qu'elles suscitent parmi les Musulmans de France. Se sentir représenté par cela, ce n'est pas possible ! Si l'on voulait humilier les Musulmans, on ne s'y prendrait pas autrement !
Les médias formatent notre représentation. Dans les feuilletons, qui sont par nature récurrents, le voyou ou le violeur est le plus souvent arabe ou noir, et non le médecin ou le policier ! Lorsqu'en revanche nos concitoyens vont aux urgences hospitalières, le médecin est bien souvent noir ou arabe, en raison du déficit de la Sécurité sociale, parce qu'il fait office de variables d'ajustement du budget de l'hôpital.
Avec les antennes paraboliques, que l'on voit si nombreuses dans nos banlieues, on ne capte qu'une seule chaîne francophone parlant de l'Islam. Or, cette chaîne est saoudienne ; il s'agit de « Ikra », ce qui signifie « Lire » en arabe et qui désigne, par ailleurs, l'un des premiers versets du Coran. En revanche, 150 chaînes arabophones peuvent aussi être captées partout sur le territoire. Celles-ci ont une indéniable influence en France, sur les habitudes vestimentaires notamment, en suscitant une forme de mimétisme.
J'ai essayé d'apporter mon soutien à une chaîne qui devait être créée par des Français et s'appeler Mitaqh, (« La Charte »), mais qui n'a jamais pu voir le jour, faute des financements nécessaires.
Quelle est la place de l'Islam dans la culture, point qui retient tout particulièrement l'attention de votre mission ? De nombreux efforts ont été conduits par les grandes institutions culturelles pour promouvoir les arts et les cultures d'Islam. Je pense notamment à l'Institut du monde arabe et je rends un hommage appuyé à M. Jack Lang qui y a conduit un travail vraiment remarquable. Je pense également au Louvre, qui a organisé une très belle exposition sur le Maroc, ainsi qu'à Arte, qui a diffusé une série passionnante sur le Coran. En outre l'une des plus prestigieuses maisons d'édition d'art, Diane de Seillers, a publié, il y a trois ans, une version versifiée du chef d'oeuvre d'Attar, la Conférence des Oiseaux, intitulé aussi Cantique des Oiseaux, et dont les illustrations se retrouvent dans les Musées de Téhéran.
Mais le bruit dominant est occupé par une « islamophobie savante » qui postule que le monde musulman n'a rien apporté au monde moderne. On pourrait également souligner qu'en mettant en avant des télé-polémistes comme M. Eric Zemmour, les médias ont finalement accrédité l'idée que l'Islam n'existe que dans sa radicalité ou sa médiocrité. Au cours des travaux de la commission d'enquête sur le Djihadisme, on a ressenti l'humiliation des musulmans.
S'agissant de la place de l'Islam dans le monde intellectuel, j'ai conduit l'an passée à l'Élysée une délégation d'une dizaine de personnalités de haut niveau, se reconnaissant dans la sphère de l'Islam. Elles demandaient, entre autres, la création d'une chaire provisoire de deux ans au Collège de France, qui aurait permis d'élaborer un discours transverse sur l'Islam européen. Celui-ci eût été un contre-discours face aux Salafistes. Cette idée a séduit. Quelques mois après, une nouvelle chaire a été mise en place au Collège de France, mais intitulée « Le Coran, manuscrit ancien »... Une telle démarche se retrouve partout et nous n'avions pas besoin de cela en France ! Nous n'avons pas été entendus pour élaborer un discours qui aurait pu être utile par la suite.
S'agissant de la place politique, la configuration du modèle français est, sinon bloquant, du moins particulier. La droite formatée par le nationalisme a quelques petits problèmes avec l'étranger, l'immigré. La gauche est, quant à elle, formatée contre l'Église, a aussi quelques problèmes avec les croyants, donc les musulmans. Se surajoute le fait que de nombreux exécutifs municipaux ont reproduit, à l'échelle locale, le modèle colonial du caïdat : on fait ainsi élire sur sa liste un Monsieur Diversité qui va être chargé de gérer la communauté, les liens avec les mosquées, les associations dédiées. De ce fait, les questions qui se posent ne remontent à l'élu qu'en cas de problème !
En politique, le citoyen de confession musulmane a l'impression d'être l'objet d'une farce où alternent gauche et droite. Une telle pratique se voit partout, que ce soit à droite ou à gauche. Tantôt variable d'ajustement d'une gauche en mal d'électeurs et cherchant à catalyser les mécontentements, tantôt repoussoir pour une droite soucieuse de donner des gages à son électorat le plus radical et de séduire les soutiens de l'extrême droite. Si cela perdure, il ne faudra pas s'étonner de voir fleurir pour les prochaines élections davantage de listes communautaires.
Tout à l'heure, vous avez posé une question sur la citoyenneté à M. Antoine Sfeir, qui évoquait SOS Racisme. Sur la question de la citoyenneté, SOS racisme a été la bonne conscience de la gauche. Il fallait faire de grands concerts pour calmer le jeu, mais en réalité, on n'a jamais rien fait. Je ne suis pas contre l'antiracisme, il en faut ! Mais l'antiracisme et la lutte pour l'égalité et contre les discriminations ne sont pas les mêmes choses, elles impliquent des outils et des méthodes différents. Un quinquennat n'y suffit pas, et il faut s'inscrire dans la durée pour pouvoir déployer une ingénierie fine, longue et ambitieuse. Je n'ai donc pas de problème à dire que l'antiracisme a été la bonne conscience de la gauche. D'ailleurs, alors qu'un SOS racisme mobilisait avant tout les garçons, quelques dizaines d'années après, il s'est agi de faire de même avec les filles autour de l'association Ni putes ni soumises ! D'où la difficulté d'assurer la primauté de la citoyenneté sur l'identité. Lorsqu'on veut constitutionnaliser la déchéance de nationalité, c'est instaurer une déchéance de l'identité, car dans nationalité, il y a nation, et dans nation il y a identité ! On constitutionnalise quelque part une idée de l'identité française. Après, vous vous posez la question sur ce qui se passe dans les quartiers !
On s'interroge toujours sur la question de la comptabilité de l'Islam avec la République, mais cette question est généralement envisagée de manière unilatérale. À des fins de compréhension, je vais inverser les termes de la question, quitte à faire un peu de provocation, et demander en quoi le cadre républicain est compatible avec les dogmes de l'Islam.
Pour faire simple, l'Islam repose sur cinq piliers et quelques prescriptions susceptibles d'impacter la société.
Les cinq piliers sont la shahada - c'est-à-dire la profession de foi -, la prière, le pèlerinage, l'aumône et le ramadan. La shahada, c'est du domaine intime, ça n'entrave pas le cadre républicain. L'aumône légale, la Zakat, est la charité qui n'entrave pas non plus le cadre républicain. Le pèlerinage n'est pas plus une remise en cause de la République. C'est par ailleurs un enjeu économique important : une réglementation existe, la réglementation européenne sur les voyages à forfaits, mais son application n'a pas été évaluée. Près de 25 000 Français ou résidents français se rendent à la Mecque pour un budget moyen de 4 000 euros. Certains y consacrent l'économie d'une vie de labeur et des déceptions existent, quant au sérieux des tours opérateurs. Il faudrait sans doute regarder d'un peu plus près cette situation.
La prière, et notamment la prière collective du vendredi, a posé des problèmes, avec les prières de rue. Mais cette situation me semble aujourd'hui quasiment réglée. Pour le reste, en quoi, la prière dans les lieux de culte constituerait-elle une entrave aux principes de la République ? Pas du tout ! En revanche, le financement de la construction des lieux de culte soulève une série de questions liées à sa compatibilité avec la loi de 1905.
Le ramadan, qui est une période de jeûne de plus en plus suivie, peut éventuellement poser la question de l'absentéisme pour les fêtes. Il y a en Islam deux jours fériés canoniques, le jour de la fin du Ramadan et de la fête de l'Aïd quelques temps après. En quoi cela peut-il gêner ? Dans l'entreprise, il est toujours possible de poser une journée de RTT. À l'école, on pourrait prendre une circulaire disposant que ces jours-là, il vaut mieux ne pas fixer d'examen. Dès lors, la seule question posée est celle des jours fériés. Pour ma part, je ne pense pas que la création de nouveaux jours fériés soit justifiée. Cela peut se régler de cette manière-là et, à mon sens, cela ne pose pas de problème réel.
A ces cinq piliers, il faut rajouter une prescription forte, qui est de nature cultuelle et culturelle : la non-consommation de porc et la consommation de viande halal qui peut impacter la vie en société, s'agissant notamment des cantines scolaires. Il faut être clair sur ce point. On mange casher, mais on ne mange pas hallal ; c'est la viande qui est hallal, c'est-à-dire qui est licite ou illicite. Ça se règle, de manière assez facile, avec un système de self-service ou avec un repas de substitution.
Vu sous l'angle des cinq piliers et des interdits alimentaires, la pratique de l'Islam ne pose donc au cadre républicain aucun problème majeur. Il y a certes le voile dit islamique, mais celui-ci n'est pas une prescription coranique ; il est le symbole d'autre chose !
Enfin, dernier point, je souhaitais aborder la question des carrés confessionnels. À ma connaissance, il n'existe en France qu'un seul cimetière musulman et quelques carrés confessionnels. Aujourd'hui, une très grande majorité de musulmans demandent à être inhumés dans leur pays d'origine. Mais c'est souvent pour la génération passée, du fait du mythe du retour. Inhumer un musulman qui a toujours vécu ici dans un cimetière en France ne devrait pas poser d'énormes problèmes. Il y a peut-être, à cet égard, un petit effort à faire : l'inhumation en France traduit une sorte d'intégration par la terre, ce symbole me paraît extrêmement fort. Comme l'écrivait le grand poète turc, Nazim Hikmet, deux visions s'offrent au regard du mourant : « le visage de sa mère et les rues dans lesquelles il a vécu. » Le fait que le musulman soit enterré là où il a vécu marque l'acceptation par la terre.
S'agissant du financement, on pourrait envisager un dispositif franco-français passant par la Zakat ainsi que l'organisation de la filière hallal. La Zakat est l'aumône légale canonique. Cette aumône, qui est symbolique et d'un petit montant, doit être versée le jour de la fête de l'Aïd qui doit permettre à chaque musulman, fût-il nécessiteux, d'être à l'unisson des autres et de participer à la fête. On dit ainsi que « l'on sort la Zakat avant la prière du matin ».
Un musulman doit aussi verser un pourcentage sur tout l'argent qu'il possède. Ce pourcentage s'élève à 2,5 % de l'ensemble de ses avoirs. S'y surajoute les intérêts, car l'usure n'est pas accepté par l'Islam. On pourrait ainsi dire que les principes de la finance islamique s'inscrivent pleinement dans l'économie sociale et solidaire et sont autant de principes éthiques que l'on essaie d'insuffler finalement dans la sphère financière. Il s'agit de montants qui, mis bout à bout, ne sont pas négligeables et qu'il ne s'agit surtout pas d'opposer à l'impôt républicain. Ce dernier est en effet acquitté en contrepartie d'un service rendu. Ce financement de l'Islam vient en plus de l'impôt républicain et ne se confond nullement avec lui.
Le halal est aujourd'hui une activité mal réglementée et non contrôlée. La définition d'une norme hallal est attendue par nos concitoyens de confession musulmane ou non. Ils veulent pour les uns avoir l'assurance de manger licite et pour les autres, ne pas manger halal. Les enjeux du halal ne sont pas que cultuels, mais relèvent du droit à l'information des consommateurs. Il devrait y avoir un droit à l'information des consommateurs ainsi qu'un respect de règles sanitaires. C'est aussi une vraie question économique, car la grande majorité des poulets qui sont consommés lors du Pèlerinage de la Mecque par quelques millions de personnes est d'origine française. Une dîme prélevée sur le kilo de viande pourrait être reversée à la Fondation des Oeuvres de l'Islam, de même que cette fondation pourrait être en mesure de recevoir des donations des fidèles français. Encore faut-il qu'elle s'en donne les moyens, à l'instar de fondations plus connues, comme celle de la lutte contre le cancer. Que fait la Fondation des oeuvres de l'Islam en direction des musulmans ? Cette fondation, dont la création par M. Dominique de Villepin était une bonne idée, pourrait communiquer davantage sur ses activités et pourrait demander la Zakat. Je pense que des sources de financement peuvent être dégagées en dehors des fonds étrangers. Il faut simplement nous en donner les moyens. A la tête de cette structure, il faudrait mettre un banquier !
Je n'ai pas évoqué la question du Conseil Français du Culte musulman (CFCM) et de sa représentativité, car vous avez très certainement déjà réfléchi à ces questions !
La compatibilité de l'Islam et de la République, vue sous l'angle d'un musulman sérieux et soucieux de pratiquer son culte tranquillement, ne se pose vraiment que dans deux cas : la possibilité d'avoir un repas de substitution à l'école et celle d'être enterré en France conformément aux rites islamiques. Alors pourquoi grossir les problèmes ? À moins qu'on ne veuille faire de l'Islam une matière inflammable ? On est un peu habitué du fait.
Pour conclure mon propos, la dédiabolisation de l'Islam est le test de crédibilité de notre république laïque. Nous devons être capables de lutter contre l'instrumentalisation de la religion à des fins politiques, sans stigmatiser les musulmans, et de donner à chacun les moyens d'exercer dignement sa pratique religieuse, sans transiger sur la laïcité.
La ligne de conduite qui doit être la nôtre est aussi simple sur le plan théorique qu'elle est exigeante du point de vue de la pratique. Pour moi, la loi doit protéger la foi, aussi longtemps que la foi ne prétendra pas dire la loi. Les musulmans de France ont surtout besoin d'être considérés comme des citoyens à part entière, et non comme des citoyens à part, d'autant que, selon un principe de la philosophie tiré du droit musulman, la règle qui s'applique aux habitants musulmans d'un pays non musulman est la règle du pays d'accueil.
Enfin, l'Islam de France est lié à notre histoire coloniale et à ses vicissitudes. En cela, l'Islam est porteur d'une histoire récente et douloureuse, qui comporte des épisodes comme la décolonisation, mais aussi de rituels et d'une spiritualité spécifiques. Il est actuellement le vecteur d'une recomposition identitaire. Afin que l'Islam se recentre sur sa dimension spirituelle, il est essentiel, me semble-t-il, d'empêcher son instrumentalisation, aussi bien par les intégristes que par les Islamophobes. Ces derniers se nourrissent l'un de l'autre et cannibalisent l'espace médiatique. L'Islam est devenu un sujet politique. On doit savoir en parler et je remercie cette mission d'information de m'avoir écoutée.
Mme Corinne Féret, présidente. - Merci beaucoup pour toutes ces informations.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je souhaite tout d'abord remercier notre collègue Mme Bariza Khiari pour son intervention. Il est important que les choses soient dites. Cette mission est née dans l'esprit d'André Reichardt et le mien à la suite des travaux de la commission d'enquête sur le Djihad ; nous en avions longuement discuté avec Mme Bariza Khiari, puis il a fallu que tout cela mâture.
Je reviens d'une mission en Arabie Saoudite. J'y ai constaté, d'abord, que la zakat est désormais interdite en Arabie saoudite, de façon à pouvoir contrôler les flux financiers qui en résultent.
Mme Bariza Khiari. - On ne peut interdire la Zakat. C'est un pilier canonique.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Elle est interdite dans les lieux publics. Elle est probablement organisée autrement. En ce qui concerne les pèlerinages, 47 organisations touristiques reçoivent un agrément délivré par le Ministre du Pèlerinage. Si ces dernières manquent aux règles déontologiques, précisément pour ne pas gêner les pèlerins ou les décevoir, les autorités saoudiennes, parmi lesquelles le Ministère du pèlerinage, peuvent le leur retirer. Ce point nous a été confirmé par le Ministre du pèlerinage et le Gouverneur de la Mecque la semaine dernière. Nous auditionnerons prochainement la fondation pour les oeuvres de l'Islam de France. Le Hallal sera également une thématique de choix pour nos prochaines auditions. L'audition de notre collègue est en fait fondatrice puisqu'elle vient de soulever l'ensemble des questions auxquelles nous espérons pouvoir apporter des réponses. Merci beaucoup pour cette brillante prestation.
M. André Reichardt, co-rapporteur. - Je voudrais également remercier notre collègue Bariza Khiari pour cette très bonne intervention et sa présentation de l'Islam en France qui m'apparaît particulièrement exhaustive. Vous souhaitez qu'on s'oppose à l'instrumentalisation de l'Islam, c'est une question qui revient sans cesse depuis le début de nos travaux.
M. Antoine Sfeir a mis l'accent sur les problèmes sociaux et culturels des communautés musulmanes dans ce pays, mais, tout compte fait, il n'a pas beaucoup parlé de l'Islam. Or, notre problème est de mesurer quel rôle a l'Islam dans la montée terrible des communautarismes et le départ des apprentis djihadistes, ainsi que dans les attentats dramatiques que nous avons éprouvés.
Pouvez-vous approfondir cette question du rôle que joue ou non l'Islam dans ces phénomènes ? J'étais à une conférence, il y a deux jours à Strasbourg, à l'occasion de la commémoration du premier anniversaire des attentats de Charlie Hebdo et de l'Hypercasher. Un représentant de l'Islam, à la table ronde, y a déclaré que le terrorisme n'était qu'un phénomène politique et nullement religieux. Il en était presqu'à nier le rôle que pouvait jouer l'Islam dans cette évolution et mettait l'accent sur l'énorme précarité que connaissaient les communautés musulmanes dans notre pays. Selon vous, l'Islam comme religion a-t-il une part dans cette radicalisation et cette montée des communautarismes ?
J'ai été surpris par votre analyse de l'Islam écartelé entre la radicalité ou la médiocrité. Comment se fait-il qu'en France, il n'existe pas d'élite musulmane, comme il y en a au Royaume-Uni ou en Allemagne, qui puisse tirer cette religion vers le haut ? Ce point me paraît fondamental.
Mme Bariza Khiari. - La dernière question me paraît la plus simple. Me voyez-vous beaucoup sur les plateaux télévisés ? Non, car je n'y suis jamais invitée du fait que je représente ce qui n'est pas dans la ligne. J'ai un jour été pré-sélectionnée pour participer à une grande émission du soir, mais on ne m'a jamais rappelée. Par curiosité, j'ai alors regardé les personnes qui avaient été retenues à ma place pour parler de l'Islam. Ces personnes appartenaient toutes à cette catégorie que j'appellerai « analphabètes bilingues » ! Je ne conçois pas d'être représentée dans les médias par de tels individus ! On ne nous tend pas le micro ! Une élite républicaine sortie de nos grandes écoles, qui se reconnaît dans la sphère de l'Islam, ça existe pourtant ! On a dû créer le Club XXIème Siècle, qui a fourni plusieurs ministres d'ailleurs, pour que cette élite puisse être visible. Dans la sphère économique, nous sommes représentés puisque les compétences priment sur l'origine. Mais ce n'est pas le cas dans les sphères politiques, citoyennes et médiatiques !
Je siège au Comité d'éthique aux côtés de journalistes et de représentants des médias, que j'interpelle souvent. J'ai présenté quelques propositions pour qu'on regarde autrement cette question de la diversité à l'écran, qu'on abandonne ces représentations identitaires formatées. Des patrons de chaînes se sont intéressés à moi, non pour que je passe à l'écran, mais pour que je les aide pour changer les mentalités au sein même de la télévision. Je suis membre du Comité d'éthique de BFM TV, où l'on a fait quelques progrès, avec des visages nouveaux. Un habitant des quartiers ne se sent souvent représenté par personne, faute de visage ni de modèle positif d'identification. Tout le monde ne peut pas s'identifier à Zinedine Zidane ou à Djamel Debbouze. Cet habitant a peut-être besoin de s'identifier au médecin, à l'avocat ou encore à l'enseignant qui passera à la télévision.
L'élite existe et elle est brillantissime. Elle a dû se battre. Si je regarde mon propre parcours au Sénat, mes collègues ont reconnu mes compétences. Quand je présidais les débats, ils ont oublié mon appartenance. Encore faut-il être visible, alors que pour le moment les élites semblent ne pas exister, faute de la visibilité suffisante. Pendant ce temps-là, les radicaux sont sur les plateaux télévisés et on nous dit qu'ils représentent l'Islam de France. Bien évidemment, on peut penser que l'Islam n'existe que dans sa radicalité et sa médiocrité, puisque ces personnes-là les incarnent totalement.
La question de la discrimination sociale est compliquée, comme l'a constaté la commission d'enquête sur les réseaux djihadistes. À l'évidence, les discriminations sont aussi des morts sociales. Pour autant, tous les gens discriminés ne vont pas au djihad ! Il y a donc autre chose. La question est plutôt celle de l'humiliation de tous les musulmans du monde, comme en atteste la diversité des provenances géographiques des recrues de Daesh. Dans le logiciel d'un musulman, lorsqu'on détruit Bagdad puis Damas, c'est comme si l'on tuait pour la seconde fois les Omeyyades et les Abbassides. Quelque part, on lui dit : « Tu n'existes pas, tu n'as jamais existé et tu es un moins que rien. » Je pense que les conditions de vie sont un terreau, car les personnes inactives sont plus facilement identifiables et sont des cibles privilégiées pour la propagande, à l'inverse des personnes occupées. Mais cet aspect ne me paraît pas principal, il y a manifestement autre chose.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Que fait-on des 50 % de convertis ?
Mme Bariza Khiari. - C'est vrai, le rapport à l'idéologie se pose également. Dans ma jeunesse, nous avions le choix entre plusieurs idéologies. Celles-ci sont aujourd'hui tombées et il n'y a plus de sens. On ne donne plus de sens à la vie ni à l'avenir. Comme le faisait remarquer Olivier Roy, Daesh représente la seule offre idéologique disponible sur le marché. Ces convertis cherchent du sens ainsi qu'une chaleur humaine qu'ils n'ont peut-être plus dans leur vie familiale, car les familles se décomposent et se recomposent. Sans être une spécialiste de la question, c'est ce que je ressens actuellement.
M. Michel Amiel. - Je vais reposer la même question qu'à M. Antoine Sfeir, car je suis resté un peu sur ma faim. Pourquoi l'Islam ? Vous avez évoqué un âge d'or initial suivi par une ère d'obscurantisme. Vous avez ensuite évoqué l'Islamophobie savante. Il y a quelques années est sorti un ouvrage de Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel. Ce livre a déchaîné les passions, ce qu'on n'aurait guère pu imaginer pour un ouvrage aussi érudit. Il semble donc que l'Islam a bien une place particulière dans nos sociétés. Par ailleurs, est-ce que le terrorisme musulman, qui est un phénomène mondial, existerait sans les pétrodollars ? En effet, il y a eu, par le passé, des groupes terroristes, comme la Bande à Baader ou les Brigades rouges. Mais ils ont fait long feu, alors que le terrorisme Islamique perdure, du fait qu'il est financé dans la durée. Les relations entre un phénomène religieux et terroriste ainsi que les finances qui l'alimentent, me paraissent devoir être abordées.
M. François Grosdidier. - Après avoir entendu notre collègue M. André Reichardt, je regrette que la thématique de notre mission ne soit pas consacrée à l'organisation de l'Islam de France, au lieu de l'Islam en France. Durant mes vingt ans de mandat parlementaire, je constate que nous n'avons jamais pu, que ce soit au Sénat ou à l'Assemblée nationale, traiter le fond du problème de l'Islam et de son organisation en France. C'est bien que nous en parlions aujourd'hui et que nous recentrions le débat sur l'organisation elle-même. J'ai écouté avec beaucoup d'intérêt ce qui a été dit sur le hallal et la nécessité de réglementer les ressources financières, ainsi que sur la Fondation des oeuvres de l'Islam de France qui se révèle être, jusqu'à présent, un échec complet ! Rien ne se passe pour différentes raisons ; mais on y retrouve les mêmes divisions et les mêmes acteurs qu'au sein du Conseil national du Culte musulman. Il faudra, à un moment ou un autre, aller beaucoup plus avant sur cette question de la grande division de l'Islam de France, elle exige que nous approfondissions suffisamment nos travaux pour parvenir à des propositions et aider l'Islam de France à sortir de sa pauvreté qui n'est pas intellectuelle, mais financière, et qui le place sous la totale dépendance de financements étrangers dont l'influence n'est pas forcément positive. Notre mission n'aboutira et ne fera avancer les choses qu'à cette condition. Il faudrait ainsi cerner la part des financements étrangers dans l'apparition du Djihadisme et la création de son vivier de combattants. Quelle est la part des discriminations sociales et celle des conflits internationaux dans ce phénomène ? Il incombera à notre mission de formuler des propositions : votre audition nous a permis de dégager des pistes, à nous de les approfondir.
Mme Evelyne Yonnet. - Beaucoup de choses ont été dites. S'agissant de la télévision, je me souviens d'une émission très intéressante du service public diffusée le dimanche matin, qui retraçait l'histoire de l'Islam dans le monde. Les intellectuels sont toujours mis de côté, à l'instar ce que qui s'est passé en Algérie dans les Années 90. Ma question est simple : parmi les cinq piliers se trouve la Zakat. Or, nous voyons des musulmans, tous les samedis et dimanches, faire la quête sur les marchés afin de financer la mosquée qu'on projette de construire dans ma ville. C'est tout de même très lourd pour un Musulman de donner 2,5 % de ses avoirs ! Tous les musulmans le font-ils et si tel est le cas, est-il encore nécessaire de réfléchir au financement des lieux de cultes en France ? C'est tout de même une vraie question car, à partir du moment où les collectivités territoriales mettent à disposition un terrain, il n'y a plus de financement public possible, à moins de solliciter ceux des pays étrangers mentionnés précédemment. Avant votre audition, je ne savais pas que la Zakat était aussi stricte, d'autant que les musulmans de notre département ne sont en général pas très riches.
Mme Bariza Khiari. - L'Islam est une matière inflammable en France, car on l'utilise à des fins politiques. Chaque fois qu'il y a une élection, les partis politiques s'en emparent, dans le contexte de montée des populismes qui se nourrissent de ce type de difficultés. Nous sommes tous dans des partis politiques et nous savons ce qui peut en être fait. L'ouvrage évoqué était absolument abominable et un contre-ouvrage a même été rédigé par des Normaliens pour montrer ce que l'Islam a apporté au monde.
S'agissant des groupes terroristes qui sévissaient auparavant en Europe, ils ont fait long feu faute d'argent, c'est tout à fait exact. Dans le cas du terrorisme islamiste, la cagnotte fonctionne soit avec les moyens que nous avons évoqués tout à l'heure, soit par le travail clandestin, le petit banditisme et le commerce informel. Daesh rémunère mensuellement ses recrues destinées pourtant à une mort certaine. Lors d'une précédente audition, le Ministre de la défense nous indiquait que les pertes essuyées par les combattants de Daesh étaient immédiatement compensées. On se pose ainsi la question de l'attractivité de Daesh : pourquoi la coalition n'utilise-t-elle pas les musulmans dits modérés pour travailler à un contre-discours idéologique face aux radicaux ? Il y a vraiment tout un travail à mener dans la durée. La question des modèles positifs d'identification se pose avec acuité dans les médias et nos sphères politiques. Les musulmans « normaux » ne sont pas entendus, on ne leur tend pas le micro et, par voie de conséquence, ceux qui ont réussi ne peuvent donc pas faire rêver les jeunes des quartiers ! Un jeune qui devient député, conseiller régional ou figure sur une liste, à moins qu'on l'utilise pour le caïdat colonial et non pour ses compétences, fait avancer la diversité.
Je n'ai pas beaucoup parlé de l'organisation, car c'est un sujet en soi. Le CFCM a été construit difficilement, sur le modèle choisi pour les Juifs de France par Napoléon. Ce n'est pas vraiment une réussite, car dans l'Islam sunnite, il n'y a pas de clergé, ce qui pose déjà certaines difficultés. En outre, cet Islam consularisé, qui dépend des pays d'origine, me semble problématique. Il faut couper le lien ; ça devrait être possible avec une nouvelle génération de musulmans qui sont plus indépendants vis-à-vis du pays d'origine. Que fait le CFCM ? On a créé des notables qui parlent aux institutions et aux Pouvoirs publics, mais plus aux musulmans. Ces gens-là ne parlent pas à leurs ouailles. C'est une réelle difficulté à laquelle s'ajoute celle de la formation des imans, dont certains ne parlent pas couramment le français et ne connaissent pas très bien nos usages.
Nous pouvons former des imans dans la zone concordataire, qui est une singularité de notre république laïque. Pour le moment, nous avons délégué leur formation à Rabat, ce qui n'est pas une mauvaise chose, car le Maroc demeure le réceptacle de cet Islam européen. Le Roi du Maroc, qui est commandeur des croyants, applique un Islam du juste milieu. Des professeurs y expliquent la laïcité. Mais nous pourrions très bien réintégrer cette démarche de formation en France dans un espace concordataire !
Mais ça suppose aussi des moyens, avec le soutien de la Fondation des oeuvres de l'Islam dont l'idée initiale est, me semble-t-il, tout à fait pertinente. Il faut à sa tête un banquier venu de la sphère de l'Islam, qui soit capable de rechercher des fonds et d'étudier des projets à financer, avec à ses côtés des personnalités qualifiées. Elle pourrait aussi financer des activités culturelles.
En termes d'organisation, on peut donc mieux faire.
Les musulmans pieux respectent la Zakat. Je me souviens de mon père qui calculait le montant de tous les comptes des membres de la famille, ainsi que celui de l'intérêt, pour sortir la Zakat. 2,5 % c'est lourd, tout de même, et les commerçants doivent également donner 2,5 % du montant de leur stock, sauf s'il s'agit d'un stock périssable. À cela s'ajoutent également les impôts ! Mais si vous faîtes appel à la charité des musulmans pour aider à construire un Islam spirituel, libre et responsable, vous aurez du monde !
Mme Corinne Féret, présidente. - Je vous remercie, ma chère collègue, pour votre intervention et toutes ces précisions.
Mme Bariza Khiari. - J'ajouterai juste que mon texte intitulé « Soufisme : spiritualité et citoyenneté » a été repris dans un ouvrage des Presses universitaires de France qui mérite d'être consulté.