Jeudi 28 janvier 2016
- Présidence de M. Yannick Vaugrenard, vice-président, puis de M. Roger Karoutchi, président -Audition de Robin Rivaton, économiste, membre du Conseil scientifique de la Fondapol, auteur de deux rapports consacrés à la relance industrielle de la France grâce à la robotique
M. Yannick Vaugrenard, vice-président. - Mes chers collègues, je vous prie tout d'abord de bien vouloir excuser le président Karoutchi, retardé par des problèmes de transport et qui nous rejoindra dans quelques instants.
Je suis heureux d'accueillir en votre nom Robin Rivaton, économiste, membre du Conseil scientifique de la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol), que je remercie vivement d'avoir accepté notre invitation.
Monsieur Rivaton, nous avions pris connaissance, voilà quelques mois, des deux rapports particulièrement inspirants que vous aviez présentés, au nom de la Fondapol, sur la robotique et l'apport que ses progrès technologiques pourraient fournir à la réindustrialisation de notre pays.
Notre collègue Alain Fouché y avait d'ailleurs fait lui-même référence dans le rapport d'information qu'il a consacré, en juin 2014, aux emplois de demain.
Plusieurs de nos membres ont également fait savoir l'intérêt qu'ils portent à ces questions. Je pense notamment à Annie David ou à Philippe Kaltenbach, mais je sais que ce sujet central et déterminant pour l'avenir fait partie de ceux que nous souhaitons approfondir dans le cadre des travaux de réflexion que nous menons au sein de la délégation à la prospective.
Si vous en êtes d'accord, je vais vous céder la parole pour une petite vingtaine de minutes afin de laisser le temps nécessaire à nos échanges et nos questions que je pressens nombreuses.
M. Robin Rivaton, économiste, membre du Conseil scientifique de la Fondapol, auteur de deux rapports consacrés à la relance industrielle de la France grâce à la robotique. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité à venir débattre de ce sujet essentiel qu'est la robotique.
Je commencerai mon intervention par définir rapidement ce que recouvrent la robotique et ses technologies puis je m'attacherai à en évaluer les impacts économiques et sociaux, qui sont au coeur de la réflexion. Nombreuses en effet sont les théories qui s'affrontent pour évaluer le nombre d'emplois susceptibles de disparaître du fait de la menace représentée par les outils robotiques.
Il convient donc de prendre un peu de recul pour mesurer la réalité de cette menace, jauger ses éventuelles implications et vérifier si pareil schéma ne s'est pas déjà produit par le passé.
Le premier robot, qualifié comme tel au sens de la définition internationale, est apparu en 1961 sur les chaînes de montage d'une usine de General Motors, à Détroit, aux États-Unis. De conception extrêmement simple, il servait à démouler des pièces détachées fondues dans des moules en plastique.
En cinquante-cinq ans, les robots se sont à ce point développés qu'ils ont peu à peu colonisé un très grand nombre de domaines. À l'époque, le robot était assimilé à un automate : muni d'un bras articulé, il pouvait se déplacer, entretenait un rapport physique avec son environnement par sa faculté d'interagir avec de nombreux objets. Désormais, le champ de la robotique s'est largement étendu et sa définition ne correspond plus du tout à ce qui prévalait initialement, d'où un développement exponentiel de la robotique relayé abondamment dans la presse.
Inventé au début du vingtième siècle pour désigner un automate capable de répondre à des ordres humains et d'interagir avec son environnement, le mot « robot », étymologiquement, tire son origine du tchèque « robota », qui signifie « travail forcé ». L'image du robot-esclave, de l'humanoïde qui apparaît dans tous les films de science-fiction, reste encore dans l'imaginaire collectif comme le robot ultime. Nous en sommes encore très loin aujourd'hui.
Depuis les premiers bras articulés apparus dans les usines à partir de 1961, auxquels on associait simplement un outil - fer à souder, pince, pistolet à peinture -, les robots ont gagné en puissance, en polyvalence, en vitesse d'exécution, en précision. En même temps qu'ils devenaient plus rapides et plus puissants, les robots étaient également plus dangereux. C'est donc logiquement qu'ils ont pendant longtemps été confinés dans des cages pour les séparer des opérateurs humains.
L'industrie automobile est la première à avoir permis la diffusion de la robotique, notamment chez les constructeurs japonais. Ce sont eux qui l'ont développée massivement à partir des années 1970-1980, jusqu'à en devenir eux-mêmes des spécialistes, autrement dit des roboticiens. Ils allaient même partager leur savoir-faire à l'étranger.
En France, nos deux grands constructeurs nationaux ont eu très largement recours à la robotique dans les années quatre-vingt. Sur certains sites industriels, l'évolution a été violente sur le plan social puisqu'elle s'est traduite par la substitution de la machine à l'homme. Ailleurs, notamment au sein des ateliers de ferrage, les équipements robotiques ont été réclamés par les syndicats eux-mêmes, pour effectuer des tâches très difficiles sous des températures élevées, excédant parfois soixante degrés.
La robotique industrielle s'est ainsi développée bon an mal an, avec cette ambivalence entre, d'un côté, l'automatisation d'un certain nombre de tâches vraiment très difficiles et, de l'autre, le remplacement pur et simple de l'opérateur humain, ce qui a rendu son acceptation sociale plus délicate.
Après la construction automobile, la robotique a essaimé dans d'autres secteurs, la sidérurgie, la plasturgie, en vue d'effectuer des opérations relativement calibrées. Au cours des années quatre-vingt-dix, elle fait son apparition dans la logistique, pour palettiser et filmer les marchandises. Commencent alors à apparaître, sur les lignes de production, des chariots autoguidés capables de circuler de manière intelligente et d'apporter les pièces à un opérateur situé à un endroit précis de la chaîne.
C'est au tournant des années deux mille que la notion de robotique va renvoyer à une définition plus large, et donc plus complexe. On appelle robots, non plus seulement des outils industriels entretenant un rapport physique à l'espace et interagissant avec leur environnement, mais également des algorithmes, des logiciels, des lignes de code. Aujourd'hui, les « robots de trading » sont entrés dans le langage courant et les « robots-journalistes » font de plus en plus parler d'eux. Tout récemment encore, un journal s'est fait l'écho d'un programme informatique capable d'écrire des discours politiques en s'appuyant sur une base de données regroupant des milliers de précédents.
Cette extension du champ de la robotique, bien éloigné de la définition initiale, introduit, chez les décideurs et nos concitoyens, une certaine confusion quant à la compréhension des enjeux inhérents à ces nouvelles technologies.
Dans le secteur tertiaire est apparue une robotique des services professionnels et une robotique des services domestiques. La première intègre, par exemple, les voitures autoguidées, capables de se déplacer toute seules, suffisamment autonomes pour prendre, en fonction de l'environnement qui les entoure, des décisions non programmées. Elle englobe également les machines mises au point pour faire du gardiennage, de la surveillance périmétrique de certaines zones - hangars, entrepôts, voire aéroports. Un drone automatisé est ainsi considéré comme un robot.
Au milieu des années deux mille, des progrès considérables ont été obtenus dans ce qu'il est désormais convenu d'appeler la robotique médicale. Il s'agit d'outils extrêmement perfectionnés, mais non autonomes, car manipulés par un opérateur humain qui garde le contrôle des opérations. Ces outils permettent d'amplifier les mouvements, ou à la rigueur de les atténuer, et de travailler à l'échelle du micron. En l'espèce, le robot est non pas une machine automatique capable de prendre des décisions mais un simple outil - scalpel ou autres -, très sophistiqué, certes, mais rien de plus.
Telles sont les étapes qui ont conduit à une définition de la robotique extrêmement élargie, mais dont l'objectif ultime reste le même : l'androïde de services à domicile, sur lequel les Japonais investissent massivement depuis une quarantaine d'années, avec des progrès somme toute assez mesurés. En ce domaine, le robot le plus avancé est le Asimo de Honda : absolument fantastique, d'une extrême complexité, il est même capable de courir ; cela aura pris bien du temps pour arriver à un tel résultat tant la marche bipède est difficile à dupliquer. Si l'horizon mythique de l'androïde domestique est encore loin, il n'en demeure pas moins que les robots ont investi la plupart des secteurs de l'économie.
J'en viens à mon second point : la réaction économique et sociale au développement de la robotique. Encore une fois, il convient de distinguer ce qui relève de la robotique industrielle et des autres domaines.
À l'évidence, un pays dont les usines ne seraient pas équipées de robots industriels, autrement dit de machines suffisamment complexes et sophistiquées, se verrait dans l'incapacité de fabriquer, même avec les meilleurs ouvriers du monde, des produits susceptibles de se vendre dans le cadre d'une concurrence mondialisée.
C'est justement le problème français. La France compte 125 robots pour 10 000 ouvriers dans l'industrie manufacturière ; l'Espagne, 141. Ce ratio permet de relativiser l'idée communément répandue selon laquelle l'Espagne afficherait des productions plus bas de gamme que la France. L'Espagne n'a jamais cessé d'investir en robotique industrielle, même pendant les pires années de la crise, en 2008-2009. Les États-Unis, qui ont continué d'accroître leur parc d'installation, comptent 152 robots pour 10 000 ouvriers ; la Suède, 174 ; l'Allemagne, 282 ; le Japon et la Corée du Sud, plus de 400.
Notre pays accuse donc un retard considérable, d'autant que l'âge moyen d'un robot dans le parc français oscille entre douze et treize ans, quand il est inférieur à huit ans chez nos voisins allemands. Du point de vue technologique, cela équivaut à un saut de génération.
Avec des machines aussi anciennes, nous sommes condamnés à avoir une production de moindre qualité. Ce n'est pas une critique contre le travail humain, loin de là, mais force est de constater qu'une partie des opérations ne peuvent plus être effectuées par des opérateurs humains. Prenons l'exemple d'un panneau solaire, qui comporte des milliers de soudures faites en série : une seule erreur, et le panneau est bon pour la poubelle. Statistiquement, et c'est normal, avec un opérateur humain, il y aurait forcément quelques ratés ; avec un robot, aucun. Voilà ce qui différencie les productions haut de gamme.
Les observations en dynamique montrent que la France a réduit sa base de robots installés là où l'ensemble des autres pays est en train de très fortement l'augmenter. Et pas uniquement des pays développés. Le piège serait de penser que la robotisation va nous permettre de reconcurrencer des pays à bas coût. Ainsi, la Chine est le premier marché mondial d'automatisation et de robotisation. S'y installe aujourd'hui plus de la moitié du parc de robots. Les dirigeants chinois consentent d'énormes efforts pour inciter les usines à se robotiser, conscients qu'ils sont que c'est un moyen de les conserver sur leur territoire.
L'enjeu essentiel est là : mieux vaut une usine robotisée quasiment à 100 %, même peu pourvoyeuse d'emplois, car au moins elle crée de la valeur ajoutée sur un territoire et produit des recettes fiscales.
La France s'est très largement fait déposséder de son industrie, cela n'aura échappé à personne. Notre incapacité à investir pour maintenir un outil industriel de qualité, un outil robotique notamment, est très liée à cette situation. La robotique permet de répondre à des exigences de qualité, à l'instar de la production de panneaux solaires que j'évoquais, et de flexibilité. Le jour où il faut augmenter la cadence, il suffit de faire tourner la chaîne robotique deux ou trois fois plus vite, plus longtemps, toute la nuit si nécessaire : passer à un cycle de production continue permet très largement d'encaisser les chocs de demande. À l'inverse, il est toujours possible de s'adapter aux variations à la baisse du carnet de commandes.
Prenons-en conscience, l'industrie est capable aujourd'hui d'avoir des usines 100 % robotisées. Ce n'est pas forcément optimal sur le plan économique du fait des surcoûts engendrés, car de nombreuses petites tâches pourraient être encore réalisées par les humains. Mais une fois l'investissement réalisé, la productivité obtenue est absolument incroyable. J'ai eu la chance de visiter récemment une usine 100 % robotisée du groupe Fanuc, au Japon, le plus grand fabricant de robots industriels au monde. Fanuc est parvenu à conserver au Japon toute sa production de robots alors même que les coûts de production y sont très élevés. Fanuc se hisse à la quatrième place des entreprises les plus rentables de l'archipel. Nul doute que l'absence de robotique industrielle dans nos usines est l'une des grandes causes de notre échec.
La robotique et ses avancées soulèvent une autre question qui nourrit nombre de commentaires et d'expertises : est-ce la fin du travail ? La perte de 500 000 emplois dans l'industrie en sept ans s'explique en partie par un déficit de compétitivité mais aussi par l'automatisation. Demain, le secteur des services - 80 % des emplois totaux - ne connaîtra-t-il pas le même sort ? Les robots-journalistes, les robots de trading, de services financiers, toutes ces machines ne nous conduiront-elles pas vers une réduction du niveau de travail disponible, vers la fin du travail ?
La plus célèbre enquête sur le sujet est celle de Frey et Osborne. Publiée en septembre 2013, elle soulignait que 47 % des emplois aux États-Unis étaient à risque de destruction dans les vingt prochaines années. C'est le niveau communément admis aujourd'hui.
À bien y regarder, ce débat sur la fin du travail a surgi dans l'histoire des dizaines de fois, pour ne pas dire des centaines. En 1960, le président Kennedy avait demandé la création d'une commission pour étudier les effets destructeurs de l'automatisation. Malgré tout, je suis convaincu que c'est grâce à l'automatisation et aux gains de productivité qu'elle a entraînés que nous avons pu atteindre un tel niveau de vie.
Il n'en est pas moins vrai que, avec l'essor des technologies actuelles, dans le domaine industriel comme dans le numérique, 45 % à 50 % des tâches pourraient être automatisées sans aucun problème. Les capacités cognitives des machines en termes de traitement de l'information sont très largement suffisantes pour écrire des discours, des articles, des résumés de rencontres sportives, pour traduire des textes. Le métier de traducteur est condamné à disparaître très prochainement. Même la profession de juge est menacée. D'après l'étude de Frey et Osborne, c'est celle qui pourrait être automatisée le plus facilement, tant il est simple de faire avaler à une machine l'ensemble de la jurisprudence.
Il convient de bien distinguer, sur le plan sémantique, les tâches des emplois. Si près de la moitié des premières sont automatisables, seuls 5 % des emplois pourraient être totalement automatisés. C'est dire combien l'emploi a peu de chance de disparaître massivement, d'un seul coup.
Entre 1970 et 2000, la société française a quasiment détruit la moitié de ses emplois du fait de la tertiarisation. Elle s'est pourtant adaptée sans trop de problèmes. Le taux de chômage est toujours très élevé, certes, mais ce phénomène est beaucoup plus lié à des questions de politique économique que d'automatisation.
Si la société s'est montrée capable d'encaisser de tels chocs, pourquoi en serait-il autrement demain ? D'autant que des gisements d'emplois considérables restent inexploités. À mon avis, plus l'automatisation gagnera du terrain, plus les exigences de relations humaines seront élevées.
En 2035, il sera possible d'ouvrir un restaurant entièrement automatisé. D'ores et déjà, il existe des fabricants qui fabriquent des machines qui fabriquent des hamburgers, et je peux vous dire que le résultat est très convaincant. Pour autant, le seul restaurant 100 % automatisé dans lequel les clients accepteront d'aller, ce sera le fast-food. L'homme est un animal social, qui a besoin de tisser du lien, de communiquer. D'ailleurs, que faisons-nous quand, au téléphone, nous nous retrouvons avec un robot à l'autre bout du fil, sinon appuyer frénétiquement sur la touche dièse pour enfin être mis en contact avec un opérateur humain ?
J'en suis intimement convaincu, l'automatisation ira de pair avec un renchérissement de la qualité de la relation humaine en milieu professionnel parce qu'il nous sera insupportable de vivre dans un monde 100 % robotisé. Je reprends l'exemple du Japon, pays fortement robotisé par certains aspects, avec une robotique industrielle extrêmement développée, mais très peu automatisé dans ce qui relève de la relation personnelle. Vous trouverez toujours un guichet, un comptoir, un accueil où quelqu'un se rendra disponible pour vous renseigner ou vous vendre quelque chose. C'est très important pour les Japonais.
Je suis tout aussi convaincu que la stratégie française est très mauvaise en la matière. Nous sommes défaillants en robotique industrielle alors que c'est là que se trouvent les gains de productivité. En revanche, nous sommes toujours prompts à remplacer les opérateurs humains par des guichets ou caisses automatiques, ce qui ne crée quasiment aucune valeur, ni pour le client ni pour l'entreprise. Il ne s'agit que d'une simple substitution, qui, au final, détruit de nombreux emplois pour un résultat somme toute modeste.
Nous nous sommes complètement trompés de combat. Notre grande erreur, ce fut de délaisser la robotisation industrielle au profit de l'automatisation des services à la personne.
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur Rivaton, mes chers collègues, je vous présente de vive voix mes excuses pour mon retard et je remercie Yannick Vaugrenard de m'avoir suppléé.
Monsieur Rivaton, j'ai lu avec intérêt votre ouvrage La France est prête. Au-delà de la beauté de son titre, c'est un livre qui m'a interpellé parce que, à sa lecture, on comprend que la France, justement, ne l'est pas du tout.
Mme Dominique Gillot. - J'ai écouté vos propos avec attention, monsieur Rivaton, d'autant que votre audition s'inscrit dans le prolongement d'une table ronde organisée par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) sur les questions de robotique et au cours de laquelle plusieurs acteurs sont venus témoigner du développement de cette discipline dans leurs secteurs d'activités respectifs.
J'ai conscience que l'automatisation d'un certain nombre de tâches permet de libérer du temps pour améliorer l'accompagnement humain. C'est le cas, par exemple, dans les bibliothèques équipées d'automates de classement qui fluidifient le retour des ouvrages : les bibliothécaires peuvent alors consacrer davantage de temps aux usagers. Encore faut-il que le projet politique du gestionnaire de l'équipement concerné aille dans ce sens. La robotique n'a pas pour seule finalité de faire des économies sur les emplois, elle doit s'attacher à encourager une autre manière de profiter de la présence humaine en vue d'une meilleure qualité de vie.
De même, dans le domaine médico-social, des recherches sont en cours pour développer des robots d'accompagnement de personnes vieillissantes ou handicapées, munis de détecteurs de présence et de chute. Si aucune machine ne pourra complètement remplacer l'être humain, les chercheurs tentent de développer les interactions entre le robot humanoïde et la personne humaine, autrement dit une forme d'empathie du premier à l'égard de la seconde, laquelle serait d'ailleurs conduite elle aussi à adapter son comportement.
Pour ce qui est de la médecine, vous l'avez bien indiqué, les robots chirurgicaux ne sont en aucun cas des substituts du médecin mais contribuent à améliorer la qualité des soins. Cela suppose, dès la phase de fabrication, l'implication des équipes médicales, la formation des professionnels qui, derrière un écran, devront manipuler un joystick à la place du scalpel ou de la pince. Cela ouvre également de nouvelles opportunités en termes de qualification, à la fois pour ceux qui fabriqueront ces robots de grande précision et pour ceux qui les utiliseront et en assureront la maintenance et l'entretien.
La généralisation de la robotique est source tout à la fois de destruction et de création d'emplois, sous réserve qu'elle soit suffisamment prise en compte dans l'évolution de l'offre de formation et d'orientation à destination des jeunes générations.
Mme Annie David. - Votre intervention, monsieur Rivaton, me laisse tout à la fois enthousiaste et inquiète.
Enthousiaste parce que, effectivement, la robotique est source de progrès indéniables et mérite d'être encouragée en ce qu'elle permet d'accomplir des tâches difficiles, qui mettent à mal la santé de certains salariés.
Inquiète aussi car, à mes yeux, le temps ainsi libéré n'est pas suffisamment mis à profit pour permettre aux salariés concernés de se réorienter, pourquoi pas de se former à la manipulation et au pilotage de certains de ces robots. J'ose croire que l'on trouve toujours, même dans une usine complètement robotisée, un, deux ou trois opérateurs humains derrière un banc électronique pour éviter tout risque d'incident.
Vous soulignez les destructions d'emplois d'ores et déjà constatées en France et le retard pris en matière de robotisation industrielle. Nous connaissons tous des entreprises françaises qui ont délocalisé leurs usines à l'étranger, notamment en Chine. Je suppose qu'elles ont dû investir sur place dans la robotisation pour être compétitives. Mais alors, pourquoi n'ont-elles pas choisi d'utiliser cet argent en France pour automatiser leur production plutôt que de partir dans d'autres pays et détruire des emplois sur le territoire national ? J'exprime là autant un regret qu'une incompréhension.
Compte tenu de notre incapacité à investir dans la robotique - je reprends vos propres termes -, il me paraîtrait intéressant d'engager une réflexion prospective pour creuser les pistes susceptibles de donner à la France une capacité à réinvestir dans son outil de production, afin de le moderniser, de le robotiser et, avez-vous souligné, de gagner en compétitivité. Je m'attarderai sur ce dernier aspect car d'aucuns mettent souvent en avant le coût trop élevé du travail en France pour justifier les délocalisations au nom d'une meilleure compétitivité. Si la robotisation permet véritablement d'être plus compétitif, il serait intéressant que tous les partenaires sociaux, y compris le Medef, soient incités à étudier les moyens d'encourager l'installation de robots dans les entreprises.
Mon enthousiasme à l'écoute de vos propos se double donc d'une inquiétude quant aux conséquences sur l'emploi et d'un regret, celui que la robotisation ne profite pas suffisamment à la société tout entière. Puisque un certain nombre de tâches sont automatisées, pourquoi ne pas songer à diminuer le temps de travail ? Qui pourrait dire que ce ne serait pas une avancée positive ? Je vois que vous souriez...
M. Philippe Kaltenbach. - Le retard colossal que la France accuse en matière de robotique industrielle avec d'autres pays, sur le plan tant quantitatif que qualitatif, est très inquiétant.
Automatiser le travail, le rendre plus facile, plus productif, est une constante dans l'histoire de l'humanité. Tous les gains de productivité obtenus se sont traduits, in fine, par une meilleure qualité de vie et une diminution du temps de travail. C'est une tendance lourde qui n'est pas près de s'infléchir.
Certains peuvent avancer que l'on ne travaille pas assez, il est une réalité qui s'impose à nous : plus il y aura de machines, moins on aura besoin de travailler pour produire. En conséquence, la logique, pour sortir d'un chômage de masse, est de réfléchir à un partage du temps de travail, pas forcément sur la semaine mais peut-être sur la durée d'une vie.
Notre vie quotidienne est d'ores et déjà transformée par la robotique, qu'il s'agisse d'acheter un billet d'avion ou d'utiliser les services bancaires. Je peux admettre que, en théorie, nos concitoyens soient attachés au contact humain. Mais si l'arbitrage doit se faire entre le contact humain et le prix, ils iront vers ce qui coûte le moins cher. D'où le nombre accru de caisses automatiques, de plateformes où l'usager devient son propre fournisseur de services, comme sur les sites internet des banques, avec parfois des gains financiers promis à ceux qui les utilisent.
Loin de s'inverser ou au moins de ralentir, cette tendance est au contraire appelée à s'accentuer. Peut-être que le Japon a, traditionnellement, une différence d'approche en termes de relations humaines. Pour ce qui est de la France, je ne sens aucun frein au développement de la robotique, quand bien même il est très destructeur d'emplois, justement parce que, en cas d'arbitrage, priorité est donnée au coût le plus bas.
Monsieur Rivaton, comment analysez-vous la place prise par la robotique, le numérique et internet ? Au-delà de la question des emplois menacés de destruction, c'est bien notre manière de vivre, de travailler, de faire des études, de passer des examens, de prendre des loisirs, qui s'en trouve affectée. Or ces évolutions ne sont pas toujours suffisamment mesurées et prises en compte.
M. Robin Rivaton. - On ne compte plus le nombre d'études qui, depuis trois ou quatre ans, prédisent la fin de l'emploi. Moshe Vardi, un grand scientifique américain affirmait, en 2013, que la moitié des emplois disparaîtrait dans les vingt prochaines années. Roland Berger, en 2014, annonçait que le taux de chômage français en 2025 serait de 18 % compte tenu du chômage technologique. Tout récemment, des instituts aussi sérieux que le World Economic Forum ou l'OCDE ont produit des analyses tout de même bien différentes.
Selon le World Economic Forum, l'un des meilleurs organes de prévisions, en 2020, la perte nette d'emplois liée à l'automatisation s'élèvera à l'échelle du monde à deux millions ; à rapporter aux quatre milliards d'emplois existants, deux milliards si on enlève l'économie informelle. Ces deux millions d'emplois menacés se situent dans les fonctions de support administratif : paie, comptabilité, une partie des ressources humaines.
Il convient donc d'être extrêmement prudent par rapport aux prévisions apocalyptiques et savoir que d'autres études moins « sensationnalistes » existent même si elles font beaucoup moins que les précédentes la une des journaux et des magazines.
Il est toujours intéressant de se pencher sur l'influence de la robotique dans la vie quotidienne et sur la façon dont une organisation réagit à l'installation de robots en son sein. Cela crée, d'abord, des frictions et des freins. La robotique est un investissement coûteux, qui n'est pas accessible à toutes les entreprises. Une fois les résistances aplanies, on entre dans la période d'adaptation aux nouvelles machines, pendant laquelle l'organisation est de facto moins productive, voire inefficace. Une fois que l'opérateur humain s'est approprié la machine, vient le cycle vertueux des gains de productivité.
En 1987, Robert Solow énonçait son fameux paradoxe : « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de la productivité. » En fait, on était encore en période dite « basse » et il fallait laisser le temps à la société tout entière de s'adapter et de faire évoluer son organisation. En la matière, le coeur du problème, c'est la formation des utilisateurs.
Par ailleurs, je signale que les entreprises qui, aujourd'hui, investissent massivement en Chine pour moderniser leur outil de production, améliorer leurs process de fabrication et monter en qualité sont des entreprises non pas occidentales, mais chinoises.
Quant au débat sur le temps de travail, il tourne souvent au conflit idéologique. Comme je le note dans un livre à paraître prochainement et dont le numéro du Point qui sort aujourd'hui se fait l'écho des bonnes feuilles, en 2014, un Français adulte travaillait en moyenne 902 heures par an. En 1933, Keynes affirmait qu'au tournant de l'an 2000 on travaillerait deux à trois heures par jour. On s'est beaucoup moqué de lui, mais ses prévisions étaient d'une réelle acuité : divisez 902 heures par 365 et vous obtiendrez exactement deux heures et vingt minutes.
Toutes les statistiques le montrent, sur très longue période, l'automatisation libère du temps pour faire autre chose. Après, tout est une question d'équilibre par rapport aux autres : il ne faut ni décrocher trop rapidement ni être trop en avance, car ce peut être annonciateur d'un retard futur. C'est un peu ce dont la France souffre aujourd'hui. Avec 902 heures travaillées par an et par adulte, nous sommes les champions du monde. Dans le même temps, nous avons moins de robots que les autres pays développés.
M. Pierre-Yves Collombat. - Je vous remercie, monsieur Rivaton de votre intervention. Pour une fois que je suis d'accord avec un intervenant... Au niveau de la politique nationale, nous n'avons pas d'autre choix que d'essayer de rattraper notre retard en matière industrielle. Sauf que, à la différence des Chinois, nous n'avons pas de politique industrielle. Et pour cause : on nous « bassine » depuis des lustres sur l'idée que « l'industrie, c'est pour les sous-développés » et que « le summum, c'est le remue-méninge, la création, le tertiaire ». On voit aujourd'hui les résultats de cette politique.
Notre façon d'aborder les choses est pétrie de contradictions. D'un côté, tout le monde défend la robotique, persuadé que son développement va permettre d'augmenter la productivité et de diminuer la pénibilité et le temps de travail. De l'autre, le discours à la mode stigmatise les 35 heures - abomination suprême... -, prône le recul de l'âge de départ à la retraite et le sacrifice de nombreux emplois au nom de la compétitivité.
Apparemment, cela ne choque personne. Le problème politique fondamental, ce n'est pas le temps de travail, c'est le partage de la richesse. L'erreur de raisonnement est de penser qu'il suffit de ne laisser personne exclu du marché du travail. Mais que se passera-t-il le jour où il n'y aura plus assez de travail pour tout le monde ? Il faudra bien inventer autre chose.
On a su apporter des réponses à la paupérisation gigantesque qu'a engendrée la première modernisation industrielle. Après deux guerres mondiales, on s'est tout de même aperçu qu'il valait peut-être mieux essayer de redistribuer la richesse autrement. Aujourd'hui, la question ne se pose plus. J'y insiste, c'est cela le vrai problème. Nous, parlementaires, qui faisons de la politique, ferions mieux de nous la poser plutôt que de laisser les choses aller. Aristote, déjà, disait : quand les plectres - c'est un instrument de musique - joueront tout seuls, il n'y aura plus d'esclaves. Sous-entendu : tout le monde sera philosophe.
M. Yannick Vaugrenard. - Le débat sur la robotique est un débat économique, social, mais également philosophique.
M. Pierre-Yves Collombat. - Et politique !
M. Yannick Vaugrenard. - La question posée par Pierre-Yves Collombat est éminemment transversale et devrait logiquement dépasser l'ensemble de nos débats et échanges, y compris lorsqu'il s'agit parfois de considérations techniques.
Vous dites, monsieur Rivaton, que le juge, au même titre que le traducteur ou le rédacteur de discours politiques, pourrait être remplacé par un robot. Je ne suis pas d'accord. Le magistrat juge non pas seulement un fait, mais la personne qui l'a commis.
Mme Dominique Gillot. - Et ce dans un contexte particulier.
M. Yannick Vaugrenard. - Absolument. Entre en ligne de compte l'aspect humain.
De même, nous avons tous entendu prononcer des discours politiques standardisés lors de certaines inaugurations ou remises de médailles. Mais lorsqu'il s'agit d'aller au fond du fond des choses, c'est une autre paire de manches. Depuis toujours, la maîtrise par l'homme du progrès - technique, dans un premier temps, puis technologique - est un élément essentiel, qui a entraîné une diminution du travail, voire plus de travail du tout. L'apparition de la machine à vapeur et l'essor du chemin de fer ont fait disparaître cochers et maréchaux-ferrants. Le plus important à mon sens, c'est la maîtrise de ce progrès et la place laissée à l'humain.
Puisque, au bout du bout du compte, se pose la question de la forte diminution du temps de travail et même de la fin du travail, pourquoi ne pas soulever celle d'un revenu minimum généralisé ? En tout état de cause, il faut en mesurer les conséquences économiques et sociales et nous ne saurions être le seul pays à suivre cette voie.
Après La France est prête, vous vous apprêtez à sortir un nouveau livre Aux actes dirigeants ! Qu'attendez-vous en particulier des dirigeants politiques ?
M. Jean-François Mayet. - À l'instar de tous les progrès de l'humanité, les robots suscitent d'abord la peur, la crainte, voire le fantasme, et poussent l'homme à philosopher. Que faudra-t-il faire quand les robots accompliront toutes les tâches à notre place ? Verser un salaire à celui qui ne travaille pas ? Certains s'ennuieront tellement qu'ils en seront peut-être eux-mêmes contraints à payer pour travailler... Pourquoi pas ?
Je suis de ceux qui pensent qu'il faut profiter du progrès sans trop se poser de questions. D'abord parce que, en en profitant, on se forme. Moi je suis très content de pouvoir aller retirer de l'argent aux distributeurs automatiques de billets plutôt que de faire la queue au guichet d'une banque. Il est tout de même extraordinaire de pouvoir organiser ses vacances en quelques clics !
Les pays les plus robotisées sont ceux qui ont le moins de chômage, en dehors de l'Espagne, je vous l'accorde. Qu'un robot puisse devenir juge, je peux le comprendre, à partir du moment où il est en mis en capacité d'intégrer l'ensemble des paramètres requis, non seulement la jurisprudence, mais également le profil du justiciable, son environnement, son passé. Au moins ce robot-juge ne sera-t-il pas soumis à quelque pulsion que ce soit. Il jugera des faits à partir d'un stock d'informations constamment mis à jour.
C'est ce message d'optimisme que je voulais faire passer ce matin.
M. Robin Rivaton. - À très long terme, c'est clair, l'automatisation permettra de libérer du temps pour les individus. Mais il arrive un moment où il nous faut nous confronter au court terme ; à cet égard, j'y insiste, la statistique le montre : nous ne travaillons pas assez.
Deuxième problème : dès lors que, sur un certain nombre de tâches, la concurrence entre l'homme et la machine est en train de tourner à l'avantage de la seconde, faire peser sur l'emploi un taux de fiscalité supérieure à ce qui se pratique dans les autres pays ne peut que défavoriser encore plus des emplois menacés par la robotique. Les allégements de charges décidés depuis des années sur les bas salaires ne sont ni plus ni moins que des tentatives pour rendre l'individu plus compétitif face à la machine.
Les entrepôts d'Amazon sont tellement robotisés - Amazon détient même une filiale, Kiva, spécialisée dans la robotique - qu'ils comptent quatre fois moins d'employés que leurs concurrents directs. Ces emplois disparus étaient plutôt peu qualifiés, occupés par des personnes ayant un bas niveau d'études et qui y trouvaient une porte d'entrée sur le marché du travail.
Nous touchons là à un vrai problème de politique de genre, car les métiers de force, faiblement qualifiés, sont majoritairement destinés aux hommes. Les métiers tournés davantage vers la relation humaine, mais tout aussi peu qualifiés, sont largement féminisés : eux ne sont pas encore menacés par la robotisation. Je reviens à ce que j'expliquais tout à l'heure : la société ne supporterait pas la déshumanisation de la relation à l'autre et la perte d'empathie. Au-delà de cette question de l'emploi pour les jeunes hommes peu qualifiés, il est à l'évidence inconcevable de faire peser des prélèvements aussi lourds sur le travail.
Au final, tout est une question de temps. L'horizon ultime, est-ce la fin du travail ? La société est-elle capable d'avoir assez de temps pour se réinventer, imaginer de nouveaux emplois et les formations qui vont avec ?
M. Pierre-Yves Collombat. - C'est un problème politique.
M. Robin Rivaton. - Le temps, c'est tout de même une denrée rare en politique. La politique, c'est un rapport au temps spécifique, c'est la gestion du temps, et rien que cela.
M. Pierre-Yves Collombat. - Si vous ne posez pas le problème de la rémunération et de la répartition de la richesse, vous ne réglerez pas le problème.
M. Robin Rivaton. - Encore une fois, tout est une question de temps, il faut avoir du temps pour mener le changement. Le manque de temps, c'est la promesse de l'échec, pour une petite organisation comme pour une grande.
La question est de savoir si l'on aura assez de temps pour s'adapter avant que la moitié des emplois ne disparaisse. En trente ans, de 1970 à 2000, on a réussi à mener le changement. On pourra recommencer, il n'y a aucun problème.
Pour en revenir à la réflexion sur l'arbitrage que font les consommateurs entre le contact humain et le prix, je ne conteste pas ce qui a été dit. Il n'empêche, si la Fnac est aujourd'hui en train de reprendre du poil de la bête et voit les clients revenir dans ses magasins, c'est parce qu'elle privilégie la qualité de services.
M. Philippe Kaltenbach. - Il y a des caisses automatiques à la Fnac, je suis le premier à les utiliser.
M. Robin Rivaton. - Certes. La Fnac des Halles dispose de deux caisses automatiques et de six caisses non automatiques : je peux vous dire qu'on observe davantage de clients devant ces dernières. Voilà à peine trois ans, tout le monde prédisait la faillite de la Fnac. Deux ans plus tard, l'entreprise va bien mieux. Aux États-Unis, le commerce de proximité - le retail - continue de bien se porter, malgré la forte concurrence du e-commerce.
Ma conviction, c'est que l'on est sur un temps de plusieurs décennies. Cela n'enlève rien à l'importance de l'action politique mais laisse de la marge pour pouvoir penser un changement qui ne soit pas radical, révolutionnaire, lequel n'aurait aucun sens.
Cela me permet de rebondir sur la profession de juge. En théorie, un robot-juge est capable de tenir compte de l'environnement d'un individu, de l'ensemble de ses trajectoires par le biais du big data prédictif et de prendre la décision qui s'impose. Comme dans toute statistique, il y aura toujours une part d'aléas. Mais cette dernière est également présente, et beaucoup plus d'ailleurs, chez l'être humain. Pour le dire simplement, il suffit que le juge se soit levé du mauvais pied, ait raté son train ou rayé sa voiture, et il ne rendra pas du tout le même jugement. Vous vous faites une idée sur une personne dans les trente premières secondes ; le juge n'échappe pas à cette règle.
Au demeurant, quand bien même il serait possible d'avoir un robot-juge cent fois plus performant qu'un humain, personne n'acceptera jamais d'être jugé par une machine. Cela vaut aussi pour la médecine. Watson, l'ordinateur le plus intelligent du monde, fait des diagnostics sur le cancer beaucoup plus efficace que n'importe quel oncologue. Mais imaginez à quel point il serait terrible d'apprendre par une machine qu'on souffre du cancer.
Mme Dominique Gillot. - Ça n'est pas tout à fait exact : les gens vont fréquemment se renseigner sur internet.
M. Robin Rivaton. - Ils font un peu d'automédication, certes, mais c'est tout de même bien différent : ils demandent alors leur avis à d'autres personnes pour essayer de comprendre leur pathologie.
Il nous faudra toujours, pour certains métiers, un intermédiaire humain, capable de nous expliquer ou de justifier ce que dit la machine. C'est ma conviction.
Je prendrai un autre exemple pour vous montrer l'importance du contact humain. L'essor d'internet et des nouvelles technologies a favorisé les voyages - neuf Français sur dix ont déjà pris l'avion - et baissé leur coût : prix des billets d'avion, compagnies low cost, dépose bagages automatiques, système Parafe pour passer rapidement les frontières. Il a entraîné la disparition d'une grande partie des agences spécialisées. Force est de constater aujourd'hui un regain des agences qui se positionnent sur un segment plus haut de gamme, dans lesquelles les gens viennent passer du temps pour organiser leur voyage. Et cela fonctionne très bien : une agence de ce type lancée à Paris a déjà atteint 20 millions d'euros de chiffre d'affaires en l'espace de deux ans.
Aux actes dirigeants ! se veut un livre sur la méthode. Pourquoi le changement réussit-il sans aucun problème dans un certain nombre de pays, dans des entreprises, parfois même dans des collectivités territoriales, et pas au niveau national ? À mon sens, le problème vient d'un manque de méthode. Avant d'envisager le changement, il faut d'abord faire un diagnostic, proposer une vision, connaître la direction à prendre. Ce n'est qu'ensuite qu'il convient de tracer une route, une route ponctuée d'obstacles.
De par ma modeste expérience, j'ai pu constater que, au niveau de la politique nationale, la méthode faisait souvent défaut. Là encore, j'en reviens à la question cruciale du temps. Les pays qui ont su mener un changement radical avaient défini une méthode extrêmement claire, précise, après avoir travaillé très en amont sur le diagnostic, un diagnostic partagé avec le plus grand nombre.
Avoir des solutions différentes pour les mêmes problèmes, c'est une chose. Mais ne pas s'accorder sur les problèmes du pays, c'en est une autre. La France est l'un des rares pays où l'on n'est pas capable de dégager un diagnostic commun, une vision partagée. Je vous mets au défi de me donner les visions des dernières campagnes présidentielles. La réduction des déficits publics n'est pas une vision ; c'est un objectif.
Mme Dominique Gillot. - Sur la méthodologie, vous avez raison : en France, c'est surtout la politique du doute qui prédomine. Dès l'instant que quelque chose de nouveau apparaît, on doute, on cherche à savoir ce qui ne va pas, à expliquer pourquoi cela ne va pas marcher, plutôt que de s'enthousiasmer, d'être optimiste sur les progrès potentiels.
Dans le même temps, on trouve des documents qui précisent des stratégies nationales en matière de recherche, d'enseignement supérieur, de culture scientifique et technique. Ces documents préconisent la politique du « oui ». Je défends la société du « oui » plutôt que la société du « comment » ou du « pourquoi cela n'a pas marché ».
Vous parliez du temps. Il s'agit non pas uniquement du temps de travail, mais également de l'allongement de la durée de la vie. Nous devons réfléchir aux moyens de prendre en considération cette partie de la vie supplémentaire pour qu'elle soit une vie réussie et pas simplement une vie à moitié. J'ai pris tout à l'heure l'exemple de la robotique et du numérique au service de l'accompagnement des personnes à leur domicile. C'est un champ de développement économique et social extrêmement important, sur lequel de nombreux chercheurs et innovateurs doivent se pencher.
Vient ensuite la question de l'acceptabilité philosophique ou financière. C'est aussi un levier important. Peut-être le savez-vous, l'un des précurseurs des centres commerciaux, le groupe Mulliez, est en train de travailler aux centres commerciaux du XXIe siècle. Ce seront non plus des lieux d'achat mais des show-rooms où les gens se rendront pour regarder, prendre des conseils ; ce n'est qu'une fois revenus chez eux qu'ils commanderont sur internet. Le stockage des marchandises se fera ailleurs. Le premier centre de ce nouveau genre ouvrira aux portes de Roissy dans une dizaine d'années.
Lorsque vous expliquez que, grâce au big data et aux algorithmes prédictifs, une machine est capable de prendre en considération l'environnement, c'est exactement ce qui est en train de se faire aujourd'hui pour suivre les parcours de radicalisation : de nombreuses données sont mises à la disposition d'analystes et de chercheurs transdisciplinaires qui travaillent sur cette question. En l'espace de six mois, il n'y pas eu de révélations, mais un certain nombre d'objectifs a pu être mis en évidence. Pareille puissance d'analyse n'était pas du tout envisageable sans l'apport de la machine.
Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous sur le fait que l'être humain n'est pas disposé à accepter le diagnostic numérique. Non seulement les gens vont consulter internet pour avoir des informations sur leur pathologie, leurs symptômes, mais, quand il n'est pas possible en France d'effectuer certaines analyses, notamment génétiques, pour des raisons éthiques, les gens envoient leurs échantillons de cellules dans d'autres pays via l'outil numérique. Ils font tout à fait confiance.
M. Robin Rivaton. - Ce genre de tests reste du domaine de l'analyse médicale.
Mme Dominique Gillot. - Il comporte aussi une part de diagnostic. Il convient évidemment d'apporter les adaptations, les sécurisations, les accréditations nécessaires, mais, dans le domaine de la médecine également, d'autres horizons sont possibles.
M. Gérard Bailly. - Grâce à vous, monsieur Rivaton, j'ai beaucoup appris ce matin. D'abord, que la robotisation n'avait pas entraîné de chômage dans les pays qui l'ont développée. Il était important de le rappeler. La France est un pays où le salaire est très « chargé » même s'il est légitime d'apporter une bonne protection sociale à nos concitoyens. Comment analysez-vous le fait que notre pays ne soit pas allé plus vite dans la voie de la robotisation et n'occupe pas le peloton de tête en la matière, surtout que nous avions, plus que d'autres, des raisons de robotiser davantage sans avoir à craindre une hausse du chômage ?
Pensez-vous que le développement de la robotisation conduirait à instaurer une fiscalité spécifique ?
M. Franck Montaugé. - Après cet exposé d'une grande clarté, je constate que la dispersion de ce que j'appellerais les augures en matière de conséquences de la robotisation ou de la numérisation sur les emplois est extrêmement large. Devant tous ces chiffres, nous sommes quelque peu perdus. Il n'en demeure pas moins que l'époque est à un bouleversement profond des cadres sociaux, industriels, économiques.
Pour les dirigeants politiques, dont nous sommes, il y aurait un réel intérêt scientifique à avoir une approche prospective des futurs possibles quant aux effets du développement de ces techniques, en termes notamment de pertes d'emplois, de changement de la nature même du contrat social, comme cela vient d'être évoqué par Yannick Vaugrenard.
M. Jean-Jacques Lozach. - Monsieur Rivaton, le titre de votre dernier ouvrage est assez volontariste. C'est une sorte d'interpellation, d'apostrophe en direction de ceux qui ont des responsabilités publiques. Pourriez-vous être un petit peu plus précis et concret quant à son contenu ?
Vous avez répondu au niveau des principes, des préceptes, défendant l'idée d'un investissement massif dans la robotique industrielle plutôt que dans les services à la population. Précisément, quelles en seraient les implications en termes de formation et d'organisation du travail ?
Par ailleurs, n'oublions pas que la robotique est une industrie en soi. Les robots, il faut les fabriquer et cela crée de l'emploi. La France a toujours été en retard en matière de machines-outils par rapport à nos voisins. Y a-t-il une adéquation entre la fabrication et l'usage ?
M. Robin Rivaton. - Mon dernier livre ne traite pas spécifiquement de la robotisation.
Si de nombreux robots ont investi nos services pour remplacer les emplois de caissière ou de guichetier, c'est en partie parce que le salaire minimal est extrêmement chargé en France. Nous entrons là dans des considérations politiques. Dans l'industrie, le coût du travail ne représente qu'un quart environ des coûts totaux, loin derrière les matières premières, le foncier, les taxes.
Dans une usine, on installe un robot pour améliorer la qualité de la production ; dans la grande distribution, c'est uniquement dans le but de substituer une machine à un humain, ce qui rapporte très peu économiquement, ne crée pas de gains de productivité, donne juste un peu de flexibilité. Et même pas de la flexibilité horaire, puisque les conventions collectives sont suffisamment souples en ce domaine. Ma conviction est faite : c'est vraiment néfaste pour l'économie.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je me suis efforcé de vous faire un exposé le plus objectif possible, en explorant le champ des possibles. Il y a aujourd'hui un monde entre les études très négatives et d'autres plutôt positives. Une telle « dispersion des augures » - très belle formule que je reprends à mon compte - est réelle.
Je le répète, à un horizon de dix-quinze ans, la moitié des tâches est automatisable, mais seulement 5 % à 10 % des emplois. Un emploi comporte à la fois des tâches à faible, moyenne et forte valeur ajoutée. C'est valable pour à peu près toute la gamme des emplois qui existent dans notre pays.
Au-delà de ces chiffres, l'exercice prospectif devient ardu. Si, un jour, le véhicule automatique est suffisamment fiable pour être autorisé à rouler, effectivement, de très nombreux emplois seront détruits dans le secteur du transport à la personne et du fret. Mais cela n'est pas encore près d'arriver, en tout cas pas du jour au lendemain. Aujourd'hui, si vous mettez un véhicule automatique à un carrefour, il ne passera jamais. Tout simplement parce que c'est une machine réglée pour respecter les règles de priorité et de prudence, ce qui n'est pas le cas de tous les autres conducteurs. Pour bien connaître le sujet, je peux vous dire que l'on ne progressera qu'étape par étape et que la cohabitation entre les deux mondes - véhicule automatique et conducteur humain - s'annonce très difficile.
Globalement, la France accuse un retard non seulement dans le développement des robots et machines-outils sur son territoire mais également dans la qualité de l'équipement et de l'investissement. Il n'existe qu'une seule usine qui fabrique des robots dans notre pays : celle de Staübli, en Haute-Savoie. Nous ne sommes ni de bons fabricants ni de bons consommateurs. Il est d'ailleurs rare à l'échelle du monde de trouver un pays qui soit un bon fabricant d'un produit qu'il ne consomme pas.
Si les robots sont si peu nombreux dans les usines françaises, c'est parce que la fiscalité sur le capital est à ce point délirante et la réglementation en la matière tellement instable qu'elles incitent plus à placer l'argent dans des produits défiscalisés que dans des investissements productifs. Ne l'oublions pas, l'investissement a une dimension éminemment psychologique. Même que les conditions paraissent plutôt favorables, on a parfois du mal à expliquer le fait que les entrepreneurs ne réinvestissent pas le produit de leurs activités.
M. Pierre-Yves Collombat. - On gagne plus en spéculant.
Mme Annie David. - Je suis presque d'accord avec M. Rivaton. Sauf sur la finalité !
M. Roger Karoutchi, président. - Il me reste à vous remercier grandement, monsieur Rivaton. La robotique est un sujet passionnant, sur lequel nous aurons l'occasion de revenir.