Mardi 21 juillet 2015
- Présidence de Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente -Audition de M. Pierre Cardo, président de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (Arafer)
La réunion est ouverte à 14 h 40
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Nous recevons M. Pierre Cardo, président de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (Araf), créée par la loi du 8 décembre 2009 en tant « qu'autorité publique indépendante, dotée de la personnalité morale, qui concourt au bon fonctionnement du service public et des activités concurrentielles de transports ferroviaire, au bénéfice des usagers et clients des services de transport ferroviaire. » Ses compétences ont été renforcées par la loi du 4 août 2014 et par la transposition de la directive du 21 novembre 2012. Le projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances a étendu de façon considérable ses compétences, en la transformant en Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (Arafer) : elle disposera de pouvoirs d'investigations, d'un pouvoir réglementaire, d'un pouvoir de sanction étendu, puisqu'elle pourra prononcer des amendes allant jusqu'à 5 % du chiffre d'affaires du contrevenant.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre Cardo prête serment.
M. Pierre Cardo, président de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires. - La loi du 8 décembre 2009 relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires (ORTF) a confié la personnalité morale à l'Araf, qui constitue une autorité publique - et non administrative - indépendante. Un régulateur indépendant était en effet nécessaire avec l'ouverture à la concurrence. Les débats parlementaires le montrent : cette indépendance était considérée comme la clé de voûte de la nouvelle organisation ferroviaire, « alors même que des entreprises nationales figurent parmi les intervenants du marché », pour citer le rapport du rapporteur pour le Sénat, Francis Grignon. L'État est en effet confronté à des intérêts multiples : il édicte les normes, il est l'actionnaire exclusif de Réseau ferré de France (RFF) et de l'opérateur historique dominant, il est aussi l'autorité organisatrice de transport (AOT) pour le service ferroviaire national et les trains d'équilibres du territoire (TET). L'obligation juridique issue du droit communautaire n'a fait que confirmer ce besoin d'indépendance.
Selon le même rapport du Sénat, qui est à l'origine de cette indépendance, « la personnalité juridique et l'autonomie financière sont un gage supplémentaire de l'indépendance fonctionnelle de l'ARAF, qui ne sera plus intégrée à la personnalité juridique de l'État. » Et d'ajouter : « l'Autorité de régulation des activités ferroviaires disposera de la sorte du plus haut degré d'indépendance dont peut jouir une instance de régulation, ce qui renforcera auprès des acteurs du secteur les garanties d'impartialité des décisions qu'elle sera amenée à prendre. » Le Sénat a apporté de nombreux compléments, tels que le choix comme président d'une personnalité en fin de carrière, qui ne puisse en principe être tenté par une carrière postérieure...
Notre indépendance se juge à l'aune de nos décisions. Si l'Araf a été choisie pour assurer la régulation du transport par autocars ouvert à la concurrence et le contrôle économique des autoroutes, c'est sans doute que son indépendance est désormais considérée comme normale. Si la première mission entre dans nos compétences - nous régulerons un nouveau mode de transport - le contrôle des autoroutes sort un peu du champ de la régulation telle que nous la pratiquons.
La loi prévoit un abondement de notre budget par un prélèvement sur les péages, ce qui dégage nos recettes de la dépendance de l'État, même si ce dernier revient sur ses décisions, comme sur les 3,7 millièmes du montant des redevances d'utilisation du réseau que nous percevons. Si nous n'étions pas une autorité mais une administration, nous ne pourrions pas bénéficier de ce type de financements.
Le coût de la régulation est à comparer avec le poids des entreprises concernées - l'Araf compte 62 équivalents temps plein (ETP), contre 50 000 pour SNCF Réseau et 100 000 pour SNCF Mobilités - et avec les bénéfices qu'elle entraîne, puisqu'elle incite les entreprises soumises à sa régulation à maîtriser leurs coûts.
Nous pouvons aussi nous comparer avec d'autres régulateurs, tel que l'Office of Rail and Road (ORR) britannique, créé en 1993 contre 2010 pour nous, agissant sur 16 093 kilomètres de voies ferrées contre 29 784 kilomètres en France, utilisées plus intensément, avec 92 trains par kilomètre de ligne par jour contre 47 en France. L'ORR compte 180 agents contre une cinquantaine à l'Araf, 12 membres du collège élus pour cinq ans contre sept élus pour six ans chez nous, et dispose d'un budget de 30 millions de livres, soit 43 millions d'euros, contre 12 millions d'euros pour l'Araf.
Notre localisation au Mans, décidée par arrêté ministériel - fait inédit pour une autorité administrative indépendante (AAI) - peut se comprendre du point de vue de l'aménagement du territoire. Or l'ensemble des experts - économistes, juristes - que nous devons consulter se trouvent en région parisienne. C'est préoccupant. S'il est aisé de recruter des juniors en province, c'est bien plus difficile pour des spécialistes de haut niveau, dont une partie réside en banlieue ou en grande banlieue. Une mission menée par l'Inspection générale des finances et le Conseil général de l'environnement et du développement durable doit objectiver nos besoins résultant de l'extension de nos compétences, mais des voix se sont fait entendre pour que l'Arafer fonctionne avec les moyens de l'Araf.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Pouvez-vous nous parler d'autres autorités en Europe que la britannique ? Avez-vous des relations avec elles ?
M. Pierre Cardo. - Nous appartenons au Club des régulateurs, qui en regroupe 25, tous dits indépendants, ce qui est plus ou moins vrai. Les régulateurs d'Italie et de Suède sont ceux dont nous sommes les plus proches. Certains disposent d'une compétence intermodale : c'est le cas aux Pays-Bas, c'est également celui de l'ORR, qui vient de récupérer la route, ou du régulateur italien, qui s'occupe aussi du transport aérien. Lors de sa création, l'Araf a été considérée comme correspondant le mieux aux standards, grâce à son budget indépendant de l'État et du processus de nomination de ses membres. Le régulateur allemand gère un ensemble de secteurs, mais je ne me prononcerai pas sur son indépendance.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous considérez donc que certains de ces 25 régulateurs ne présentent pas toutes les garanties d'indépendance...
M. Pierre Cardo. - Tous n'ont pas les mêmes moyens. Le régulateur allemand, comme d'autres, peut recevoir des instructions du Gouvernement...
M. Jacques Mézard, rapporteur. - L'indépendance du budget est-elle indispensable ?
M. Pierre Cardo. - Cette hypothèse, soutenue par le Sénat à l'origine, n'était pas une mauvaise idée. Asseoir le financement de la régulation sur les entreprises qui en font l'objet est une originalité intéressante. L'État a toutefois défini un plafond - à hauteur de 11 millions d'euros - à nos recettes issues des 3,7 millièmes ; il a créé, sans le dire, une taxe qui lui revient au-delà de ce plafond.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - En 2014, le taux du droit fixe a été fixé à zéro par arrêté ministériel.
M. Pierre Cardo. - Oui, à la demande du collège. Ce taux nul était la seule solution pour réduire une trésorerie devenue trop importante sans que l'opération puisse être qualifiée de subvention.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - L'implantation du siège d'une AAI « loin de Paris » pose problème, selon vous : « loin », tout est relatif...
M. Pierre Cardo. - Pour qui habite Paris intra-muros, Le Mans n'est qu'à une heure, en plus du temps passé dans le métro. Mais le temps de transport atteint deux heures et demie aller, soit cinq heures par jour au total, pour qui habite en grande banlieue. Un jeune polytechnicien que nous avions recruté a ainsi « craqué » au bout de deux ans.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Il n'envisageait pas d'habiter au Mans ?
M. Pierre Cardo. - Les conjoints travaillent souvent à Paris ; les cadres de haut niveau sont souvent installés en région parisienne, avec de grands enfants, qui poursuivent leur cursus en région parisienne... Le Mans n'a rien de rébarbatif. Mais pour un membre du collège comme Jean Puech, qui habite près de Rodez, ce n'est pas tout près ! Pour les jeunes, au contraire, les loyers sont faibles et la ville est agréable.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Il était intéressant de connaître l'opinion du président de la seule AAI dont le siège est situé en dehors de la capitale. Si nous généralisions ce modèle, peut-être les opinions changeraient-elles ?
M. Pierre Cardo. - Rien ne s'opposerait à ce que nous soyons installés en banlieue, comme l'est la SNCF et le sera bientôt RFF. Aller à Bruxelles depuis Le Mans n'est pas évident, non plus que d'obtenir de certaines personnalités qu'elles daignent venir jusqu'à nous pour les auditions. Ancien élu, je comprends bien l'intérêt d'une telle localisation en matière d'aménagement du territoire.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - La loi « Macron » a considérablement élargi vos compétences. Pourrez-vous continuer à fonctionner dans ces conditions ? Lors d'une conférence de presse, le 10 juillet, vous déclariez « avoir rarement vu une telle vélocité dans la mobilité », et « qu'il ne fallait pas confondre vitesse et précipitation ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
M. Pierre Cardo. - Il nous était demandé d'être opérationnels, pour notre nouvelle compétence relative au transport par autocars, dès le 1er août, alors que la loi n'était pas encore votée et les décrets pas encore publiés. Comment pouvions-nous recruter le personnel nécessaire en l'espace de quelques jours ? La décision de décaler cette date au 1er octobre est sage. Le début de notre rôle dans le secteur des autoroutes, au 1er février, est en conséquence plus jouable.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous dites avoir besoin de 15 millions d'euros pour fonctionner.
M. Pierre Cardo. - D'après nos estimations, il nous faudrait une dizaine de personnes s'agissant de la régulation des autocars et une douzaine pour assurer nos nouvelles compétences relatives aux autoroutes.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous avez donc besoin d'une trentaine de postes supplémentaires. Serez-vous entendu ?
M. Pierre Cardo. - Je ferai mon travail de président, j'essayerai d'être convaincant.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Et si ce n'était pas le cas ?
M. Pierre Cardo. - Je ferai au mieux, comme d'habitude.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Nous n'en doutons pas.
M. Pierre Cardo. - Si l'on veut que nos décisions soient respectées, il est important que nous puissions en garantir la qualité et qu'une doctrine apparaisse assez rapidement afin que chacun des acteurs du secteur s'y retrouve.
L'idéal serait de limiter les différends et l'utilisation notre pouvoir de sanctions. Il me semble que les opérateurs français ont eu la prudence d'éviter de demander des arrêts distants de moins de 100 kilomètres - ils ne devraient donc pas nous solliciter, mais je ne dispose pas d'éléments concernant les opérateurs étrangers. Les demandes devraient être nombreuses après la première année, mais nous aurons alors à nous pencher sur les gares routières, qui en ont bien besoin dans le grand désert français ; il faut en réguler l'accès, la tarification, etc.
Le choix de notre autorité s'agissant des autoroutes s'explique par le besoin d'une autorité dotée de la personnalité morale ; je peux ester en justice, ce qui constitue un moyen de pression dans notre contrôle des appels d'offres.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Comment articulerez-vous votre action avec celle de l'Autorité de la concurrence, qui a démontré son rôle en cette matière ?
M. Pierre Cardo. - Elle intervient ex post, sur des marchés passés manifestement en violation de certaines règles, tandis que nous intervenons ex ante. Nous nous concertons, sur la séparation comptable par exemple, et notre relation est très correcte.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Je ne parle pas de conflit, mais est-il opportun de confier les autoroutes à plusieurs autorités indépendantes ?
M. Pierre Cardo. - Nous jouons un rôle différent. Nous nous prononcerons sur l'indépendance des membres des commissions d'appels d'offres, ce qui ne correspond pas au rôle de l'Autorité de la concurrence. C'est néanmoins primordial, compte tenu de ce que j'ai observé...
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Jusqu'au plus haut niveau.
M. Pierre Cardo. - Nous vérifierons que l'évolution de la tarification respecte bien les règles fixées, ce qui n'était pas dans les moyens des ministères chargés de ce sujet.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Il est vrai qu'il faut ajouter les ministères : cela finit par faire beaucoup ! Cette extension des compétences par la loi « Macron » n'était pas spécialement souhaitée ?
M. Pierre Cardo. - Il était logique de devenir multimodal, comme le devient l'opérateur principal, qui se lance dans le covoiturage et les autocars. En l'espèce, nous vérifierons que les conventions de service ne sont pas bouleversées par la concurrence des autocars.
Nos nouvelles compétences concernant les autoroutes relèvent d'un choix politique que je ne remets pas en cause, mais qui m'a surpris. L'Autorité de la concurrence aurait-elle dû en être chargée ? Je ne peux pas répondre à cette question.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Et sur l'existence de plusieurs AAI aux missions proches ?
M. Pierre Cardo. - Je n'ai pas l'impression que nous risquions de nous marcher sur les pieds. Nous contrôlons en amont, et les plaintes iront à l'Autorité de la concurrence.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Soit, mais on n'este pas en justice en amont, seulement en aval.
M. Pierre Cardo. - C'est vrai, mais cette possibilité se limitera aux commissions d'appels d'offre. Je suis là pour appliquer et faire appliquer la loi.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous avez fait montre le 13 mai dernier d'une indépendance certaine à l'égard de l'exécutif, en donnant un avis défavorable à un projet de décret qui vous réorganisait.
M. Pierre Cardo. - J'ai toujours fait preuve une tendance naturelle à l'indépendance.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - C'est ce qu'on attend de vous !
M. Pierre Cardo. - Suivi unanimement par le collège - comme depuis ma nomination alors qu'il a été renouvelé deux fois - j'ai considéré que le décret était contradictoire avec la loi d'août 2014, beaucoup moins précise que celle de 2009 sur les modalités de présentation du rapport d'activité, le législateur ayant souhaité introduire plus de souplesse. Finalement, le ministère a suivi nos remarques, sauf sur la règle selon laquelle notre silence vaut approbation, que le Conseil d'État a voulu maintenir.
Nous avions raison de nous inquiéter de l'alourdissement du fonctionnement, et des allers et retours avec le ministère, qui peine parfois à nous répondre. Nous nous sommes expliqués. Avec l'accord du collège, j'essaie depuis plus d'un an d'améliorer nos relations avec le ministère des transports. Nous ne sommes pas là pour nous marcher sur les pieds : nous avons en charge la régulation économique ; ils doivent préparer le schéma de circulation et veiller à l'aménagement du territoire. Chacun son métier, et les vaches sont bien gardées ! Nous nous réunissons tous les deux mois et essayons de régler nos problèmes ex ante et non plus ex post, pour éviter d'avoir à réitérer des déclarations comme celle d'il y a quelques mois.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Ce que vous dites témoigne de l'inquiétant délitement de l'État. Vous avez donc obtenu satisfaction, sauf sur les délais : vos avis sont réputés favorables en l'absence de décision.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous n'y êtes pas allé de main morte - cela peut rassurer sur ce que peut être une autorité indépendante. Vous aviez demandé la suppression du caractère contraignant des délais et obtenu de ne plus avoir à consulter le Gouvernement avant toute décision, avis ou recommandation, ni transmettre les pièces.
M. Pierre Cardo. - Ce n'était pas compatible avec mes obligations en matière de secret des affaires. J'avais tenu deux réunions avec le directeur adjoint du ministère, qui ne m'avait pas suivi. J'aurais sans doute pu agir avec plus de délicatesse...
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Je ne puis que constater que vous avez une personnalité indépendante. Le Gouvernement a cédé ; l'a-t-il fait aussi sur la présence de représentants du Gouvernement aux délibérations de votre collège ?
M. Pierre Cardo. - Oui pour les délibérations : cela aurait été incompatible avec les modalités de nomination des membres du collège, deux étant nommés par le ministère des transports et deux par Bercy : la représentation du Gouvernement aurait faussé la liberté des débats avec ces hauts fonctionnaires.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Au vu de ces modalités, je ne suis pas sûr que cela apporte une solution complète.
M. Pierre Cardo. - Les débats doivent être libres au sein de l'Autorité. Le Gouvernement peut avoir des représentants dans certains cas, mais pas dans tous.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Et si quelqu'un d'autre que vous avait présidé l'Araf ? Il aurait pu accepter de consulter le Gouvernement.
M. Pierre Cardo. - C'est exact. Mais je considère que j'ai des comptes à rendre au Parlement, et non à l'exécutif, avec qui je dois travailler.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Le Gouvernement souhaitait, semble-t-il, que vous soyez moins indépendant que le mot...
M. Pierre Cardo. - C'est possible. Le Sénat a tranché la question de la présence d'un commissaire du Gouvernement avec la loi du 4 août dernier.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Le Sénat a toujours eu une attention particulière pour cette date ! Dans la loi « Macron », il est prévu que le collège décide de la localisation des services de l'Autorité en fonction des nécessités de service.
M. Pierre Cardo. - Le nombre de mètres carrés que nous occupons paraît excessif, compte tenu de notre double implantation, au Mans et à Paris. Je ne peux pas la supprimer, mais j'optimiserai l'usage des locaux, sachant que j'aurai besoin de plus de présence parisienne qu'auparavant. Cet amendement nous a offert une certaine latitude.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - De qui émane cet amendement ?
M. Pierre Cardo. - Du rapporteur de l'Assemblée nationale.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Le mode de désignation des membres du collège vous convient-il ?
M. Pierre Cardo. - Il ne m'appartient pas d'avoir une opinion sur ce sujet. J'ai cependant regretté que la nomination d'un membre par le Conseil économique, social et environnemental ait été supprimée et remplacée par celle d'un ministère - les ministres nomment désormais quatre membres - d'autant plus qu'il s'agissait d'un chef d'entreprise. Il a démissionné dès qu'il a appris la chose. Il faut éviter un collège trop important. Le mélange des vacataires et des permanents est intéressant : cela permet la participation de personnes ayant des expériences diverses. Nous nous réunissons actuellement une matinée et une journée complète par semaine.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - La rémunération du président et des vice-présidents est conséquente, en toute logique. Au contraire, celle des autres membres du collège ne conduit-t-elle pas à un problème au recrutement ?
M. Pierre Cardo. - Il n'est pas simple que des membres acceptent d'être nommés pour des vacations lorsqu'ils habitent en province. Cela limite le recrutement à la région parisienne ; même pour les membres permanents : un Toulousain a ainsi refusé d'être nommé parce qu'il souhaitait continuer son activité d'enseignement.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - En juillet 2013, vous avez fustigé la mauvaise coordination entre RFF, SNCF Infra et la direction de la circulation ferroviaire (DCF) devant la commission du développement durable de l'Assemblée nationale. Y a-t-il eu des suites ?
M. Pierre Cardo. - Je n'ose pas dire que les suites sont inscrites dans la loi du 4 août 2014. Séparer l'attribution des sillons, au sein de la SNCF, et l'infrastructure, dépendant en théorie de RFF, mais en réalité de SNCF Mobilités, correspond à une très mauvaise organisation, créée pour ne pas exister longtemps. Les tensions, très fortes, ont eu, par exemple, pour conséquence l'attribution de sillons fermes, avant que SNCF Infra ne lance des travaux imprévus, nécessitant des déviations plus chères ou des coupures de trafic.
La chute du fret ferroviaire est due notamment aux travaux menés la nuit, quand les trains de marchandises circulent, et aux diagonales complexes alternant entre réseaux électrique et diesel. Si, en plus, les sillons ne sont pas assurés, les industriels préfèrent le transport routier. La chute du fret ferroviaire s'accentue depuis 2000 alors qu'il est censé être prioritaire.
Espérons que la loi du 4 août 2014, en réunissant l'infrastructure et l'attribution des sillons, supprime ces incohérences insupportables. Elle constitue une avancée. L'outil industriel doit néanmoins progresser. Cette exigence de performance explique la mise en place d'une régulation incitative. Plus il y aura d'utilisateurs, plus RFF disposera de recettes.
M. Philippe Leroy. - Tout le monde souhaite un transport écologiquement supportable. Le transfert de la route vers le ferroviaire fait partie des préoccupations nationales. L'ouverture du transport de marchandises à la concurrence européenne va dans le même sens.
Le citoyen est intéressé par votre mode de fonctionnement, mais aussi votre utilité. J'espère que vous pouvez jouer un rôle incitatif. Votre autorité ne sera reconnue que si elle contrôle la qualité juridique des décisions, mais aussi leur efficacité économique. Les Allemands nous dament le pion alors que leur réseau est moins dense que le nôtre.
Êtes-vous déjà responsables des filiales de la SNCF chargées du transport sur route ? Le serez-vous ? Serez-vous responsable du transport de marchandises dans le tunnel sous la Manche, alors que le conflit avec le transport maritime affecte Dunkerque et Calais ?
M. Pierre Cardo. - La chute du fret ferroviaire en France est bien antérieure à l'ouverture à la concurrence. Elle a été continue dès les années 2000, mais s'est ralentie depuis un an à la SNCF. Paradoxalement, la progression de la concurrence est extrêmement rapide, plus qu'en Allemagne. La situation n'est pas pour autant satisfaisante.
La chute du fret est d'abord due à la qualité des sillons, que l'on s'attache à améliorer malgré le mécontentement de RFF. Son président est conscient que leur fonctionnement doit être optimisé et leur fiabilité progresse. Une partie des investissements a porté sur le petit réseau, le « 7 à 9 », peu utilisé. Or priorité doit être donnée à la région parisienne, dont le réseau, saturé, est dans un état préoccupant, et sur les noeuds ferroviaires autour de Paris, Bordeaux et Lyon.
Il est dangereux de lancer des études sur des projets futurs dont la réalisation est hypothétique. La matière grise de RFF, ou plutôt de SNCF Réseau, n'est pas divisible à l'infini. Il faut en éviter la dispersion, qui handicape son fonctionnement.
Le réseau allemand est en bon état et les centres industriels sont répartis différemment sur le territoire, à des distances réduites. La situation française est moins facile.
Des décisions doivent être prises concernant le réseau secondaire. Faut-il le rationaliser en limitant le nombre de kilomètres, ou laisser les industries gérer elles-mêmes certaines sections - sans les privatiser ?
Nous n'intervenons pas dans les secteurs routier et maritime. La réforme du premier paquet ferroviaire nous attribue cependant la régulation économique de la partie française du tunnel sous la Manche, mais la question, relevant d'un traité binational, n'est pas réglée pour l'instant.
M. Philippe Leroy. - Votre autorité, au-delà de ses prérogatives juridiques, peut jouer un rôle incitatif.
M. Pierre Cardo. - Oui. Le règlement des différends nous fait prendre connaissance des problèmes que rencontrent les entreprises sur le terrain et progresser. Le débat contradictoire impose l'expression de chacun, avant que nous prenions des décisions. La médiation est possible, mais minoritaire. Nous voulons une régulation incitative.
Neuf consultations ont aussi été organisées pour recueillir l'avis des acteurs. Nous les synthétisons pour formuler des propositions. L'Araf tente d'établir une doctrine pour que les opérateurs sachent comment se comporter. Nous souhaitons que l'ensemble des acteurs, y compris politiques, aient une vision objective de la situation et non induites par le monopole. L'an prochain, nous créerons un observatoire des transports établissant des comparaisons européennes - tout en respectant le secret des affaires - pour que les décideurs politiques disposent d'éléments objectifs.
M. Philippe Leroy. - Le développement d'observatoires est une tendance actuelle de certaines autorités, comme l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep). On peut s'étonner qu'elle ait mis tant de temps à en créer un qui se penche sur l'état des liaisons mobiles. C'est le meilleur compte rendu qui puisse être donné au Parlement.
M. Pierre-Yves Collombat. - Existe-t-il un marché ferroviaire ? Vouloir installer une concurrence artificielle dans ce secteur a-t-il un sens ? La tentative de conciliation des objectifs économiques et écologiques n'a pas abouti. Les investissements prennent du retard. Le résultat de cette concurrence est surtout la diversification du monopole de la SNCF. Je ne remets pas en cause votre travail - il faut imaginer Sisyphe heureux.
M. Pierre Cardo. - Il ne m'appartient pas d'en juger, mais on ne peut laisser la concurrence sans régulation. Il existe différents segments de marché. Le développement du marché ferroviaire a été handicapé par plusieurs facteurs. L'engagement national n'a pas suffi à endiguer sa chute. Pour moi, la concurrence n'a jamais été un but, mais un moyen pour que l'opérateur historique progresse en se remettant en cause.
M. Pierre-Yves Collombat. - Est-ce possible ?
M. Pierre Cardo. - La SNCF est extrêmement performante à l'étranger, où elle gagne des parts de marché, alors qu'elle en perd en France. Pourtant, la concurrence est très violente, en Allemagne ou ailleurs. La SNCF n'a pas la même pugnacité en France.
M. Pierre-Yves Collombat. - Ne finance-t-elle pas ses activités à l'étranger avec les bénéfices de son monopole français ?
M. Pierre Cardo. - C'est ce qui est reproché en Allemagne. Nous avons mission de réaliser des séparations comptables. Aucune activité subventionnée ne peut en financer une autre. Nous avons réalisé ces séparations pour Gares et connexions et poursuivons avec Fret SNCF, TER, TET, afin que les flux financiers soient correctement identifiés.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Certaines entraves n'existent peut-être pas à l'étranger.
M. Pierre Cardo. - Vous avez raison, mais ce n'est pas de la compétence du régulateur.
M. Jean-Louis Tourenne. - Vous ne disposez pas de l'indépendance financière qui vous donnerait une indépendance totale. Vous êtes financés par un prélèvement sur la redevance sur les autoroutes, mais c'est le pouvoir exécutif qui propose le montant du prélèvement. Cela relativise votre indépendance.
J'ai été effaré par vos propos selon lesquels il serait impossible de recruter hors de Paris, comme s'il n'y avait point de salut hors de la capitale. Moi qui suis de Bretagne, j'y vois une forme de mépris. Vous notez que le réseau est saturé en Île-de-France. Si l'on suit votre logique, selon laquelle tout doit se faire à Paris, on va inévitablement vers la saturation - et ses conséquences, en matière de pollution de l'air notamment. Je redoute ce discours prétendant qu'il faut être près de ceux avec lesquels on est en contact, comme si les nouvelles technologies ne permettaient pas ces relations. Monsieur Cardo, en tant qu'ancien élu, vous devriez prendre pleinement conscience de ce qu'impliquent vos propos.
La SNCF a une volonté manifeste de privilégier le transport de voyageurs. Nous n'avons pas, sur notre territoire, les moyens matériels d'assurer le lien entre le rail et la route. Nous n'avons ni les infrastructures, ni la souplesse. Le fret ne fonctionne que si le train est complet. La rigidité est totale, quand la SNCF fait preuve de souplesse dans le secteur du transport de voyageurs. Quels sont les moyens à mettre en oeuvre pour rattraper notre retard ?
M. Pierre Cardo. - Il ne faut pas confondre l'observation d'une réalité et mes souhaits. Nous avons joué le jeu de l'aménagement du territoire, mais je constate que nous n'avons pas pu pourvoir certains postes. Nous atteignons à peine un effectif de cinquante personnes, cinq ans après notre création. Il est possible de recruter des jeunes brillants prêts à se déplacer, mais nous avons du mal à trouver des personnes expérimentées qui acceptent d'aller travailler au Mans, c'est un fait.
M. Jean-Louis Tourenne. - Lorsque l'on a la volonté manifeste de recruter sur l'ensemble du territoire, on adapte ses moyens. Pourquoi ne pas transformer votre demi-journée de réunion par semaine, devenue une journée et demie avec l'Arafer, en une semaine tous les mois ?
M. Pierre Cardo. - Il faut distinguer le collège et les salariés. En ce qui concerne ces derniers, j'observe la situation à distance puisque je n'effectue qu'une seule nomination, celle du secrétaire général. Tout le reste dépend de lui. Nous avons fait appel à des cabinets de recrutement et tenté beaucoup de choses.
L'opérateur historique a décidé d'arrêter le fret en wagon isolé, qui était déficitaire. En Allemagne, cela représente une bonne partie du marché, mais les pôles sont répartis différemment. Je ne peux qu'observer cette décision de l'opérateur qui a limité le déficit, sans augmenter le chiffre d'affaires.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - La loi « Macron » vous assigne le contrôle des sociétés autoroutières. Vous savez que l'une de mes marottes consiste à étudier les curriculum vitae des membres des AAI. Or l'une des membres de votre collège, qui en fait partie depuis 2012, a été nommée coordinatrice du groupe de travail sur les autoroutes mis en place par le Premier ministre en janvier 2015. Est-ce le nec plus ultra en matière d'indépendance ? Y a-t-il un lien avec la nouvelle compétence qui vous a été confiée par la loi ?
M. Pierre Cardo. - J'ai effectivement constaté qu'elle était coordinatrice de ce groupe de travail, mais je ne suis pas persuadé que nous ayons récupéré cette compétence grâce à elle.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Est-ce compatible avec l'indépendance ?
M. Pierre Cardo. - Nous avons mis au point un code de déontologie que nous améliorons actuellement.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous nous avez démontré que vous saviez vous exprimer sans détour. Votre silence est éloquent...
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - C'est une réponse !
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Je ne doute aucunement de votre volonté d'indépendance, mais vous comprendrez que je trouve cette situation anormale.
M. Pierre Cardo. - Vous avez votre analyse. J'observe la situation et j'aurai une réaction le cas échéant. Soyez certains que je garantirai l'indépendance des décisions du collège, et il y aura débat si nécessaire.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous ne pouvez pas vous étonner de ma question.
M. Pierre Cardo. - Je ne m'en étonne pas.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Il existe une distorsion considérable entre les rémunérations du président et des vice-présidents, d'une part, et les membres du collège, de l'autre, payés 250 euros la séance. Mais si, en plus d'être membre de l'autorité, l'on accepte ce type de mission confiée par l'exécutif, on sait quelles conséquences cela peut avoir sur le fonctionnement de l'autorité.
M. Pierre Cardo. - L'un des membres de notre collège, qui était administrateur d'un port, a démissionné. Je verrai à l'avenir comment cela se passe.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Il ne s'agit pas d'un conflit d'intérêts mais d'un problème d'indépendance. Comment ne pas penser à la corrélation entre ce groupe de travail installé par le Premier ministre et l'extension des compétences de l'Araf ?
M. Pierre Cardo. - Je ne sais pas si ce lien existe. L'Autorité de la concurrence a souhaité que cette compétence nous soit attribuée. Le problème que vous évoquez exige peut-être un débat à un autre niveau.
Audition de M. Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Nous recevons M. Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public (CNDP). Un questionnaire détaillé vous a été adressé par notre rapporteur, vous y avez répondu.
La CNDP a été créée par la loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement, dite loi Barnier. Elle s'est vue reconnaître le statut d'autorité administrative indépendante (AAI) par la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité. Selon l'article L.121-1 du code de l'environnement, elle est « chargée de veiller au respect de la participation du public au processus d'élaboration des projets d'aménagement ou d'équipement d'intérêt national de l'État, des collectivités territoriales, des établissements publics et des personnes privées relevant de catégories d'opérations dont la liste est fixée par décret en Conseil d'État, dès lors qu'ils présentent de forts enjeux socio-économiques ou ont des impacts significatifs sur l'environnement ou l'aménagement du territoire ». À ce titre, elle assure le principe de participation consacré à l'article 7 de la Charte de l'environnement. Il lui est interdit de se prononcer sur le fond des projets qui lui sont soumis. Nous connaissons tous sa façon de procéder, pour l'avoir vue à l'oeuvre dans nos territoires. Son collège compte 21 membres, nommés pour cinq ans ou la durée de leur mandat, lequel est renouvelable une fois. Le président et les vice-présidents exercent leurs fonctions à plein temps et sont rémunérés ; les autres membres perçoivent une indemnité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christian Leyrit prête serment.
M. Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public. - L'article L.121-1 du code de l'environnement donne la fonction principale de la CNDP. Le principe de participation du public a été énoncé dès la conférence de Rio en 1992. La même année, au-delà des processus d'enquête publique, la circulaire Bianco a établi le principe d'un débat en amont sur le principe et l'opportunité d'un projet. En 1995, la loi Barnier l'a fait entrer dans le corpus juridique français. La France est en outre tenue de respecter les engagements qui découlent de la convention d'Aarhus, signée en 1998, notamment prévoir des délais raisonnables pour que le public puisse participer activement au processus décisionnel, et ce dès le début de la procédure, lorsque toutes les solutions sont encore possibles.
Le rapport du groupe d'études présidé par Mme Nicole Questiaux, publié fin 1999, préconisait de transformer la Commission nationale en AAI, ce qui a été fait par la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité. Le principe de participation du public a été conforté par une directive européenne de 2003 et par l'inscription dans la Constitution de la Charte de l'environnement : un éminent représentant des Nations unies a ainsi souligné que la France était le seul pays à accorder une valeur constitutionnelle à la participation du public.
La loi Grenelle du 12 juillet 2010 a étendu les missions de la CNDP et élargi sa composition. Le collège compte aujourd'hui 25 membres, dont le président et les deux vice-présidents qui travaillent à plein temps et sont nommés par décret, le président l'étant après audition par les commissions de l'aménagement du territoire et du développement durable des deux Chambres. S'y ajoutent deux parlementaires, six élus locaux représentant les régions, les départements et les villes, un représentant du Conseil d'État, un de la Cour de cassation et un de la Cour des comptes, élus par leurs pairs, un magistrat des tribunaux administratifs, deux représentants d'associations environnementales, deux du patronat, deux des syndicats, deux des usagers et consommateurs et enfin deux personnalités qualifiées.
La CNDP est obligatoirement saisie par le maître d'ouvrage de tout projet d'aménagement ou d'équipement de plus de 300 millions d'euros, public ou privé : autoroute, TGV, port, aéroport, installation nucléaire ou industrielle, stockage des déchets, transport de gaz ou d'électricité, équipement sportif, comme le stade de la Fédération française de rugby. Nous étudierons bientôt un projet du groupe Auchan.
Les projets entre 150 et 300 millions d'euros font l'objet d'une publication dans la presse par le maître d'ouvrage. La CNDP peut être saisie par dix parlementaires, un conseil régional ou départemental, une commune, un EPCI, ou une association active sur l'ensemble du territoire national. Les ministres concernés peuvent également nous demander d'organiser de débats publics sur des options générales. Cela a été le cas sur les nanotechnologies en 2009, sur les déchets nucléaires en 2005-2006, et sur les transports dans la vallée du Rhône.
La CNDP siège en assemblée plénière une matinée par mois. Elle peut soit considérer que la concertation relève du maître d'ouvrage et se contenter de désigner un garant, soit organiser elle-même un débat public. Dans ce cas, quatre à sept personnes sont mobilisées pour animer le débat sur le terrain. Nous essayons de développer tous les modes d'expression afin de diversifier le public, ceux qui se rendent aux réunions publiques étant essentiellement des hommes, plutôt âgés, de catégorie socio-professionnelle supérieure.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Et plutôt hostiles...
M. Christian Leyrit. - En effet, sauf sur l'éolien en mer auquel le public était plutôt favorable.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Il était sans doute opposé à l'éolien terrestre.
M. Christian Leyrit. - Ce n'est pas le cas aujourd'hui sur le projet d'éolien en mer de Dieppe-Le Tréport, qui suscite une assez forte hostilité.
Nous développons les ateliers d'approfondissement, les cahiers d'acteurs, les avis, les contributions, les débats interactifs sur Internet, les questions-réponses et les débats mobiles auprès des citoyens dans les gares, les lycées, les universités. Nous avons organisé une conférence de citoyens fort intéressante sur le projet Cigéo (Centre industriel de stockage géologique). L'objectif est de rencontrer les citoyens là où ils sont, selon notre nouvelle devise : « Vous donner la parole et la faire entendre ».
La CNDP est l'une des rares institutions à travailler avec des membres de la société civile et non des fonctionnaires. Elle compte dix permanents mais une cinquantaine de personnes sont mobilisées par les débats en cours, qui demandent six mois de préparation. Les débats durent quatre mois, mais peuvent être prolongés de deux mois. La commission particulière a deux mois pour établir un compte rendu ; je rédige le bilan dans le même délai, puis le maître d'ouvrage a trois mois pour décider de modifier, ou non, son projet.
La CNDP a reçu 160 saisines depuis 2002, organisé 55 concertations avec garant et 75 débats publics. À l'issue de ceux-ci, un tiers des projets ont été abandonnés ou remaniés, un tiers ont été substantiellement modifiés et un tiers n'ont pas ou peu évolué.
Les décisions de la CNDP sont susceptibles de recours devant le juge administratif. Ceux-ci ont tous été rejetés, en première instance ou en appel. La CNDP n'étant pas une personne morale, elle ne peut ester en justice et est donc représentée par le ministère de l'écologie, ce qui est loin d'être satisfaisant puisqu'il est possible que le ministère ou l'État conteste une décision de la CNDP...
M. Pierre-Yves Collombat. - Sur quel sujet les recours portent-ils ?
M. Christian Leyrit. - Sur la décision d'organiser ou non un débat.
L'essentiel, c'est l'indépendance. Par rapport à qui ? À quoi ? Ingénieur des ponts, préfet pendant onze ans, je n'ai pas la même onction de l'indépendance qu'un magistrat. C'est la diversité des instances de nomination et la collégialité de la prise de décisions qui garantissent l'indépendance et l'impartialité de notre commission. Ses membres sont nommés selon dix-neuf procédures distinctes : certains sont élus par leurs pairs, d'autres nommés, par les présidents des assemblées, le ministre ou encore des associations d'élus... Difficile, dans ces circonstances, d'assurer la parité homme-femme.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Nous transmettrons à qui de droit.
M. Christian Leyrit. - Peut-on imposer au Conseil d'État, à la Cour des Comptes ou à la Cour de Cassation d'élire en son sein une femme - ou un homme ? Consulté, le Secrétaire général du Gouvernement estime que cela ne serait pas anticonstitutionnel.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Le monde change...
La première valeur de la CNDP est la transparence : les citoyens doivent avoir accès à l'ensemble des informations disponibles. Nous veillons à ce que le débat public procède par échange d'arguments : il ne s'agit pas d'un référendum ou d'une enquête d'opinion, mais de mesurer la puissance des arguments. Nous devons être indépendants vis-à-vis du maître d'ouvrage, qu'il s'agisse de l'État ou d'une entreprise privée. Enfin, impartialité et neutralité sont indispensables : sans elles, la CNDP perd sa raison d'être. Cette indépendance se mesure dans les comportements, les comptes rendus, les bilans que je rédige.
Nous avons organisé le 6 juin dernier un débat citoyen planétaire sur les cinq grands thèmes de la COP 21, en partenariat avec le secrétariat de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), la fondation Danish Board of Technology (DBT) et Missions publiques. Dans 76 pays, 97 débats ont rassemblé plus de dix mille citoyens autour d'échanges d'une grande richesse. Il importait, en Inde ou en Chine, qu'ils soient organisés par des organismes indépendants et n'émanent pas du gouvernement.
Il y a une formidable attente des Français en matière de participation. Notre colloque de juin dernier sur « Le citoyen et la décision publique » a montré que, selon des enquêtes de TNS-Sofres, plus de 90 % de nos concitoyens souhaitaient être consultés directement avant toute décision publique : c'est la première des six propositions formulées pour améliorer le fonctionnement de notre démocratie. Ils souhaitent des garanties de neutralité : ceux qui organisent le débat public ne doivent pas être parties prenantes à la décision. Pour 57 % des Français, l'organisation du débat public doit être confiée à une AAI ; pour 16 %, au Gouvernement ; pour 12 %, à une société privée ; pour 8 %, à un organisme dépendant du Gouvernement et pour 6 % au Parlement.
Les membres des commissions particulières et les garants désignés par la CNDP signent une charte d'éthique et de déontologie, renforcée en mai 2015 : il faut désormais n'avoir pris aucune position publique sur des sujets en lien avec l'objet du débat au cours des trois années précédentes. J'ai eu deux fois à conseiller à un membre de démissionner, car, comme l'écrit le doyen Gélard, l'impartialité et l'indépendance doivent se donner à voir : il ne peut y avoir le moindre doute, sauf à porter atteinte à l'ensemble du processus.
Ce qui est en jeu, c'est la légitimité de la décision publique, le rapport entre le citoyen, l'expert et le décideur politique, le débat entre enjeux de court et de long terme, bref, le fonctionnement de notre démocratie, à un moment où la défiance envers les institutions et la parole publique atteint des niveaux inédits. Il s'agit de fonder une gouvernance publique fondée non sur les rapports de force mais sur l'écoute, la co-construction de l'intérêt général, seule à même de redonner confiance. Le sociologue Michel Callon disait du débat public : « ce qui s'y joue de plus profond, c'est la reconstruction du lien social, à partir de l'existence reconnue de minorités ». La légitimité d'une décision dépend de ses conditions d'élaboration. Transparence, rigueur et impartialité sont indispensables pour éviter conflits et blocages, et garantir une mise en oeuvre rapide des décisions. De ce fait, fonctionnement démocratique et efficacité économique sont liés. Pour que le citoyen retrouve confiance, le débat doit avoir lieu suffisamment tôt, en amont de la décision, alors qu'il y a encore des alternatives. Il doit disposer d'expertises indépendantes du maître d'ouvrage. Ce que le Conseil d'État a appelé en 2011 la démocratie délibérative doit aboutir à une action publique transparente et collaborative, comme l'a indiqué le Président de la République lors de la présentation du plan pour la France 2015-2017, dans le cadre du partenariat pour un Gouvernement ouvert, dont la France assurera la présidence l'an prochain. Nous avons lancé 21 chantiers et formulé de nombreuses propositions innovantes dans le groupe de travail présidé par M. Alain Richard sur la modernisation et la démocratisation du dialogue environnemental.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Pourquoi votre commission doit-elle être une AAI pour exercer sa mission ?
M. Christian Leyrit. - Je crois avoir répondu dans mon propos liminaire. Si, par exemple, des opposants demandent une expertise complémentaire sur la liaison ferroviaire entre Rennes et Nantes qui doit desservir Notre-Dame des Landes, mieux vaut que la CNDP ne soit pas un service administratif sous l'autorité du ministre : cela évite à ce dernier d'avoir à refuser, ce qui ne contribuerait pas à la sérénité du débat, ou à accepter, ce qui serait désavouer ses services. Le statut d'AAI nous donne plus de liberté. De fait, il est rare que nous n'acceptions pas les demandes de débat.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Dans certains pays démocratiques, de telles structures relèvent du ministère du développement durable. C'est le cas au Québec.
M. Christian Leyrit. - Le bureau d'audiences publiques sur l'environnement est proche de la CNDP mais donne un avis sur les projets, contrairement à nous.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Pourquoi sollicitez-vous la transformation de votre commission en autorité publique indépendante ?
M. Christian Leyrit. - Parce que nous ne pouvons pas ester en justice. Le ministère de l'écologie, qui assure notre défense, peut donc être à la fois demandeur et défenseur. Il semblerait toutefois, selon des études juridiques, que certaines AAI puissent ester en justice, si cela est prévu dans les textes.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - En effet.
M. Christian Leyrit. - Autre argument : notre financement. Nous n'obtiendrons certes pas de recettes affectées. L'indemnisation du président d'un débat public est plafonnée à 9 200 euros bruts, pour un travail à tiers temps sur un an. Pour un membre de la commission, le plafond est de 6 800 euros bruts - huit fois moins qu'au Québec. Pour le reste, le débat public est financé directement par le maître d'ouvrage. Le secrétaire général du débat est un de ses salariés, ce qui n'est pas satisfaisant. C'est pourquoi je propose que les maîtres d'ouvrage financent collectivement un fonds que la CNDP utiliserait pour organiser des débats, sur le modèle du fonds d'indemnisation des commissaires enquêteurs (Fice), géré par la Caisse des dépôts. Ils y sont tous favorables, car l'économie réalisée atteindrait 15 %. De même, il est incompréhensible que les garants que nous désignons soient indemnisés par le maître d'ouvrage. Il va y être prochainement remédié.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Être hébergé dans les locaux du ministère du développement durable, boulevard Saint-Germain, fait-il entrave à votre indépendance ?
M. Christian Leyrit. - Cela ne me semble pas poser problème. Nous sommes une équipe réduite. Le site qui nous héberge, au 244 boulevard Saint-Germain, accueille de nombreuses autres institutions, ce qui permet des économies d'échelle.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Seriez-vous prêts à aller en province ?
M. Christian Leyrit. - Pourquoi pas ? Actuellement, la mutualisation des moyens avec l'ACNUSA, notamment, permet un bon rapport coût-efficacité.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - La composition du collège vous donne-t-elle satisfaction ?
M. Christian Leyrit. - Oui. Nous nous réunissons le premier mercredi de chaque mois. Avec 25 membres, il est rare que nous soyons au complet. Souvent, tous les 25 ne sont pas tous nommés. Le représentant du Sénat a ainsi démissionné car nous nous réunissons en même temps que vos commissions, le mercredi matin....
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Un journaliste bien intentionné a voulu démontrer que les sénateurs ne travaillaient pas.
M. Christian Leyrit. - Pas seulement les sénateurs...
M. Jacques Mézard, rapporteur. - C'est typique de la démarche de certains médias. Que vous ne soyez pas toujours au complet n'a rien de dramatique. À l'Académie française, il y a toujours des sièges vacants !
Quel est l'apport des membres issus du Conseil d'État, de la Cour de Cassation et de la Cour des Comptes ?
M. Christian Leyrit. - Il est très important. Le membre du Conseil d'État nous aide sur les questions juridiques...
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Et en cas de recours ?
M. Christian Leyrit. - Les recours sont désormais formés devant le tribunal administratif de Paris.
Le membre issu de la Cour de Cassation ayant démissionné, une nouvelle assemblée générale a désigné son remplaçant parmi quatre candidats : une ancienne juge pour enfants, sensible à ce titre à la problématique de la légitimité des décisions difficiles.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Il n'y a pas de commission nationale du débat judiciaire...
M. Christian Leyrit. - Une décision publique fait toujours des gagnants et des perdants. Le débat public permet non de trouver un consensus mais de voir qui est perdant.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Nous y viendrons. Parmi vos membres, certains, issus des grands corps de l'État, cumulent un nombre de présidences et de participations à des collèges divers qui force l'admiration...
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - À nous, c'est interdit !
M. Christian Leyrit. - Les représentants des trois grands corps assistent quasiment à toutes nos séances. Nos membres reçoivent une indemnité de 152 euros par séance - or les dossiers à étudier sont parfois compliqués et impliquent un travail en amont.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Ce n'est pas l'appât du gain qui les motive...
Ne voyez-vous pas de problème à ce que l'un de vos vice-présidents soit passé du jour au lendemain, le 7 mars 2013, du poste de directeur adjoint du cabinet de la ministre du logement à la vice-présidence de votre commission ?
M. Christian Leyrit. - Je n'ai aucun rôle dans la nomination des vice-présidents.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous pouvez avoir un avis.
M. Christian Leyrit. - Actuellement, les trois membres permanents sont : un spécialiste de l'environnement, une universitaire experte de la participation du public et de la consultation numérique et moi-même, qui ai un profil d'aménageur. Avoir été au service de l'État pendant toute ma carrière me prive-t-il de l'indépendance requise ? J'ai été maître d'ouvrage entre 1989 et 1999, époque où l'on a construit quelque 4500 km d'autoroutes. C'est un atout pour dialoguer avec les maîtres d'ouvrage et les pousser dans leurs retranchements. Et puis ma carrière est faite, je ne demande rien à personne. Ce trio est équilibré, et je propose d'ailleurs de remplacer l'universitaire, qui nous quitte, par une personne au profil semblable.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous ne répondez pas à ma question. Estimez-vous normal que le directeur adjoint de la ministre du logement - Cécile Duflot à l'époque - soit devenu vice-président de la CNDP ? Je ne sais pas où en était le débat sur Notre-Dame des Landes à ce moment, mais cela pose un problème...
M. Christian Leyrit. - Le sujet de Notre-Dame des Landes a été traité par la Commission en 2003. Les nominations sont prévues par les textes, je n'y prends pas part.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Mais vous pouvez avoir un avis. L'un des membres de votre commission a siégé entre 2004 et 2010 et siège de nouveau depuis 2012. N'est-ce pas trop longtemps ? Il a eu des problèmes judiciaires en tant que faucheur volontaire. Est-ce compatible avec la neutralité de votre commission ?
M. Christian Leyrit. - Les membres sont nommés pour cinq ans et le mandat est renouvelable une fois. La personne que vous évoquez quittera donc la commission dans quelques mois.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Avec un tel sens de la diplomatie, vous auriez dû être ambassadeur et non préfet !
M. Christian Leyrit. - Aucun membre n'a un poids déterminant et la plupart des décisions sont prises sans vote. La diversité est une richesse.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Encore faut-il que cette diversité soit réelle. La CNDP a organisé un débat public sur les nanotechnologies à la demande du Gouvernement en 2009 et 2010. Apparemment, ce fut un fiasco. En avez-vous tiré les enseignements ?
M. Christian Leyrit. - J'étais alors préfet de Basse-Normandie. Des groupes organisés ont empêché la plupart des réunions publiques. J'ai pris les mesures nécessaires pour que le débat ait lieu, à Caen. Sur le Cigéo, aucune réunion publique n'a pu se tenir, les opposants au débat empêchant même les opposants au projet de s'exprimer. Nous avons donc utilisé d'autres méthodes : débats interactifs sur Internet, partenariats avec la presse locale, conférences de citoyens... Cette dernière méthode, inspirée de ce qui se pratique dans les pays nordiques, a consisté à former de manière contradictoire dix-sept citoyens, qui n'étaient pas engagés, pendant plusieurs week-ends. Ils ont ensuite rédigé une note douze pages, qui a surpris le président de l'Autorité de sûreté nucléaire par sa pertinence. Preuve que les citoyens peuvent apporter un éclairage pertinent.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Cela dépend aussi des pièces qui leur sont fournies...
M. Christian Leyrit. - Un comité de pilotage, composé de six personnes, et un comité d'évaluation, composé de trois universitaires, dont un Italien, surveillaient le processus. Tout a été publié.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Quelle en fut la conclusion ?
M. Christian Leyrit. - Qu'il ne fallait pas passer directement à la phase industrielle, mais prévoir un délai d'expérimentation. C'est pourquoi l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) a rééchelonné le processus et prévu une phase pilote de quelques années.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Qui sont ceux qui s'opposent au débat et pourquoi le font-ils ? Comment débattre avec eux ? S'agit-il d'associations ?
M. Christian Leyrit. - Oui, locales et nationales. Je les ai reçus. Pour être crédibles, nous devons lancer des débats publics lorsque les alternatives existent. Le stockage profond dans l'argile était décidé depuis la loi de 2006. Idem pour l'éolien en mer : les zones propices sont définies, les appels d'offres ont été lancés, un lauréat a été choisi... Le débat public arrive trop tard. Les pêcheurs de Dieppe-Le Tréport ont beau signaler que la zone est très mal choisie, le maître d'ouvrage ne peut plus rien changer. Il aurait mieux valu que le débat public intervienne au moment du choix entre plusieurs zones, et ensuite l'appel d'offres. Les trois quarts des Français estiment que lorsqu'on lance un débat public, la décision est déjà prise. Personnellement, je n'en souhaitais pas sur l'éolien marin à Dieppe-Le Tréport, car il ne pouvait porter sur l'opportunité du projet. Mais il y en avait eu à Courseulles-sur-Mer, Saint-Brieuc, Saint-Nazaire et Fécamp, et l'opposition était la plus forte à Dieppe-Le Tréport. Il ne faut pas faire des débats publics pour tout, et n'importe quand !
Autre problème : entre la conception du projet et sa réalisation, le délai est si long - parfois quarante ou cinquante ans ! - que les conditions ont changé. Or il est très difficile de remettre en cause un projet sur lequel on travaille depuis vingt ans, même quand il ne correspond plus aux besoins. Dans un récent article, intitulé « État de droit et légitimité des décisions », je montrais comment certains citoyens ont le sentiment de n'être jamais entendus. Je ne parle pas de ceux qui s'opposent à toute évolution la société, mais de ceux qui sont de bonne foi. À force de se sentir méprisés, ils sont prêts à utiliser tous les moyens pour empêcher le projet de se faire. L'objet du débat public est que les opposants ne considèrent pas la décision comme illégitime. Ils défendent parfois des intérêts légitimes ! Pendant le débat, très sensible, sur Cigéo, le maître d'ouvrage a été très maladroit. Même s'il avait raison, il s'est mis dans son tort en annonçant qu'il continuait à avancer sur le projet. Aujourd'hui, il faut co-construire l'intérêt général : prenons plus de temps pour prendre les décisions, elles en seront plus riches. Jean-Pierre Duport, ancien préfet de la région Île-de-France, faisait remarquer combien les ingénieurs de RFF avaient évolué après avoir été confrontés aux citoyens au cours des débats publics. C'est une excellente chose.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Les dossiers sont ralentis à l'excès par la multiplication des procédures. Chez nos voisins, les choses vont plus vite ! Ancien directeur des routes, vous savez qu'il est plus facile de faire une route là où il n'y a pas d'habitants... mais ce n'est pas là qu'on les fait ! Êtes-vous pour la suppression des enquêtes publiques ?
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - À quoi servent-elles ?
M. Christian Leyrit. - Au moment de l'enquête publique, tout est déjà décidé.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Je connais pourtant des projets qui ont échoué suite aux avis des commissaires enquêteurs.
M. Christian Leyrit. - C'est rare.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Vous n'intervenez pas sur le fond des dossiers mais organisez un échange d'arguments. Quel est la plus-value par rapport aux enquêtes publiques ? On ne compte plus les plans locaux d'urbanisme (PLU) ou les schémas de cohérence territoriale (SCoT) que celles-ci ont arrêtés.
M. Christian Leyrit. - Sur les grands projets, c'est plus rare. Les citoyens souhaitent s'exprimer avant les grandes décisions, pas quand tout est réglé.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Qu'importe que les décisions soient déjà prises, puisque vous n'intervenez pas sur le fond ?
M. Christian Leyrit. - On ne lance pas un débat public tant que les données ne sont pas suffisamment claires pour tout le monde. Les dossiers des enquêtes publiques sont d'une complexité qui dépasse parfois les ingénieurs des ponts ! Certes, les procédures ont été multipliées, notamment sous l'influence des directives européennes ; la France a tendance à en faire plus que ses voisins en la matière. Mais la multiplication des comités Théodule ne suffit pas pour que les citoyens aient le sentiment de participer aux débats.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - D'où l'intérêt de supprimer certaines commissions...
M. Christian Leyrit. - En effet, les citoyens n'y comprennent plus rien. C'est aussi l'objet de la commission présidée par Alain Richard sur la simplification du droit de l'environnement. Attention, toutefois, à ce que l'objectif de réduction des délais ne conduise pas à limiter les échanges avec le public. C'est le contraire qu'il faut faire !
Il faut lutter contre la sur-notabilisation des commissions, toujours composées des mêmes experts qui ne représentent pas les citoyens.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - À quoi a servi, par exemple, le débat public sur la LGV au Sud de Bordeaux ? Il a coûté très cher. J'étais contre ce projet, je le reste, et ce débat ne m'a apporté aucune satisfaction.
M. Christian Leyrit. - Vous avez raison, les débats coûtent trop cher, entre 800 000 et 1 million d'euros en moyenne depuis 2002. Nous réduisons leur coût : les deux prochains que nous organisons, sur les Center Parcs de Poligny et du Rousset, coûteront en tout moins de 500 000 euros. D'ailleurs, les réunions en petits groupes sont plus efficaces que des grand-messes, propices aux jeux de rôles. Sur le projet de RER entre Hénin-Beaumont et Lille, nous organisons quarante réunions de proximité pour rencontrer les jeunes défavorisés du bassin minier, afin de promouvoir une démocratie de proximité.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Les élus servent tout de même à quelque chose. Pour eux, la sanction, c'est l'élection !
M. Pierre-Yves Collombat. - Il s'agit de redonner à la décision publique toute sa légitimité. Mais pourquoi l'a-t-elle perdue ? Pourquoi la démocratie représentative ne fonctionne-t-elle plus ? À vous entendre, on se croirait au temps de la Grèce antique, de la démocratie directe. Dans la démocratie participative, le nombre des personnes consultées est inversement proportionnel à celui des décideurs... J'ai bien suivi le dossier de la LGV Méditerranée. C'est le plus mauvais projet - le tracé dit « des métropoles » - qui l'a emporté : il coûte si cher qu'il est irréalisable. Son seul avantage est d'apporter à certains grands élus une satisfaction narcissique. Comment mieux articuler débat et prise de décision ? Qui a la légitimité pour celle-ci ? Votre commission n'a-t-elle pas un rôle essentiellement cathartique ?
M. Christian Leyrit. - Qui sont les opposants ? Pour un projet d'infrastructure linéaire, d'abord ceux qui sont touchés directement. Certains plaident pour la décroissance. Enfin, d'aucuns contestent l'évolution de notre société, par exemple à l'occasion des projets de Center Parcs, qui mobilisent de l'argent public.
M. Pierre-Yves Collombat. - N'ont-ils pas de représentants ? Comment rendre la décision plus légitime ?
M. Christian Leyrit. - Le dossier doit être compréhensible et indiquer clairement qui prend les décisions. Pour Cigéo, cela n'est pas évident...
M. Pierre-Yves Collombat. - Sans cette information, le débat est brouillé.
M. Christian Leyrit. - Je souhaite que le maître d'ouvrage soit contraint de répondre par des engagements précis aux arguments soulevés pendant le débat. La transparence du processus est plus importante que tout. Il y aura toujours des personnes en désaccord, mais il faut qu'ils soient convaincus d'avoir été entendus. Or les maîtres d'ouvrage balayent parfois les arguments d'un revers de main, je l'ai constaté au cours de ma carrière.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Ainsi, lorsque vous occupiez les plus hautes fonctions dans l'administration, vous ne teniez aucun compte de l'avis de vos concitoyens ?
M. Christian Leyrit. - Parfois...
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Si c'est le cas, il faut tout démolir !
Il faut entendre tout le monde, y compris la population locale qui veut que son territoire vive : le projet de Centre Parcs dans l'Isère représente un espoir d'emploi et de développement économique.
L'administration envoie souvent une réponse-type, nous le constatons. Il faudrait que la haute fonction publique qui nous gouverne fasse correctement son travail. Je regrette que vous ne l'ayez pas dit plus souvent lorsque vous étiez en activité.
M. Christian Leyrit. - Ce n'est pas le cas général, même s'il y a des exemples. Il y a des maîtres d'ouvrage qui évoluent à l'issue du débat public. Mais il y a assurément des progrès à faire.
M. Michel Vaspart. - Il y a les grands projets, mais aussi les petits, tout aussi bloqués. Maire depuis 24 ans, conseiller général, je sais que nous faisions avancer les dossiers plus vite autrefois. Il faut certes écouter les opposants, mais en présence d'une large majorité, chacun doit prendre ses responsabilités. Notre pays est bloqué. Le pouvoir a été transféré des élus à d'autres. Il est grand temps que nous le reprenions, sur les territoires et au niveau national - j'espère que le Sénat y contribuera, pour la prochaine législature.
J'ai été surpris de vos propos. Le port de Saint-Cast, le chemin piéton qui longe le littoral de cette commune, le golf d'Aucaleuc, ont été des parcours du combattant ! Le projet Pierre et Vacances a été empêché par un conseiller d'État qui a une maison en face. C'est toujours ainsi.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Eh oui !
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Cela existe aussi sur le Bassin d'Arcachon. Ce qui motive la création de cette commission d'enquête, c'est le démembrement de l'autorité de l'État.
M. Christian Leyrit. - Je suis totalement d'accord avec le sénateur Vaspart. Mais dans notre société, il est important de dialoguer avec les gens, y compris avec les opposants.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Mais nous, élus, ne faisons que cela ! Sinon, nous ne serions pas élus !
M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Merci à M. Leyrit pour son travail sur le 1 % paysage et développement. Je me suis occupé de l'autoroute A 28, bloquée par un pique-prune pendant huit ans à cause de Dominique Voynet ; il a été sauvé par le 1 % et une bonne collaboration avec Cofiroute. Membre de la commission supérieure des sites, j'ai eu à connaître du dossier de Roland-Garros : à aucun moment, le débat public n'a été mentionné... C'est inquiétant. J'espère que le promoteur ne se targue pas d'un débat public tenu il y a cinq ou six ans sans en présenter les conclusions, et que cette consultation obligatoire n'est pas là uniquement pour que les gens aient eu l'occasion de se plaindre...
M. Christian Leyrit. - Sur Roland-Garros, il a été décidé de faire une constatation recommandée, sans débat public. Pour la sérénité des débats, il est préférable que l'organisateur du débat ne soit pas le maître d'ouvrage lui-même.
J'ai dû mal m'exprimer : précédemment, le débat public se traduisait par des réunions publiques, des grands-messes, où les participants sont à 95% des opposants, qui en font une tribune. Aujourd'hui, nous allons à la rencontre des gens concernés par le projet pour prendre en compte l'ensemble des points de vue.
M. Pierre-Yves Collombat. - Dans cette affaire de TGV, j'ai demandé quelle était l'expertise de l'État : il n'en avait pas, faute de moyens - seule la SNCF assurait l'expertise. Que les porteurs du projet organisent ou financent le débat public car ils sont les seuls à en avoir les moyens intellectuels traduit un désengagement de la puissance publique, dont le rôle ne fut pas négligeable au cours des derniers siècles.
M. Christian Leyrit. - Les missions de l'État ont évolué, ne serait-ce que depuis vingt ans, de même que sa capacité à avoir une expertise technique.
La quasi-totalité des recours portent sur la décision de ne pas réorganiser un débat public. En effet, la CNDP est saisie à nouveau si l'enquête publique n'est pas intervenue dans les cinq ans, délai qui me parait trop court. Si le projet n'a pas connu de changement majeur, nous décidons généralement qu'il n'y a pas lieu d'organiser un second débat.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Nous ne pouvons pas vous laisser partir sans vous interroger sur Notre-Dame des Landes ! Que s'est-il passé ? Quel est votre sentiment ?
M. Christian Leyrit. - Le débat public a eu lieu en 2003...
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Les dossiers avancent vite !
M. Christian Leyrit. - L'enquête publique a eu lieu en 2008, et l'enquête au titre de la loi sur l'eau en 2013. Dans un projet aussi long, il aurait fallu un continuum dans le dialogue, donc dans la confiance. Je ne connais pas grand-chose au dossier, sinon que, alors vice-président du Conseil général de l'environnement du développement durable, j'avais dû organiser une contre-expertise et alimenter la commission du dialogue constituée par le Premier ministre d'alors. C'était difficile, après des années d'absence de dialogue. Des conflits aussi violents et aussi longs sont préoccupants, voire dramatiques, pour notre État de droit. Pour en sortir, il faut plus de dialogue, d'écoute et de compensation. Par construction, nous ne nous prononçons pas sur le fond ; mais les opposants ont des arguments audibles, qui sont peut-être restés sans réponse ; ajoutez à cela les gagnants et les perdants...
Un éminent parlementaire m'a dit à propos de Cigéo : « quand j'entends un expert nucléaire, je n'ai pas d'avis ; quand j'en entends deux, je commence à en avoir un. » Les citoyens ont besoin d'avoir une expertise indépendante du maître d'ouvrage. En Allemagne, il y a, semble-t-il, deux grands bureaux d'études sur le nucléaire, l'un qui travaille plus avec le gouvernement et l'autre avec les associations.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - On connait la position des Allemands sur ce sujet...
M. Christian Leyrit. - Dire que des points de vue différents doivent être exposés au citoyen n'est pas faire injure au porteur de projet - je l'ai été pendant des années. Les brillants ingénieurs ne garantissent pas qu'un projet soit le meilleur du point de vue de l'utilité collective. Les territoires aussi ont une expertise.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Il est normal que chacun souhaite s'exprimer : je m'étonne que les citoyens ne soient que 90 % à le dire, et non 100 % ; je n'ai pas besoin de l'Ifop pour le savoir ! L'important est de dégager une opinion majoritaire - privilège de la démocratie représentative. Certains projets font forcément des mécontents, mais doivent néanmoins être réalisés par la puissance publique dans l'intérêt général.
M. Michel Vaspart. - Absolument.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Ils doivent être réalisés dans l'intérêt du plus grand nombre, quitte à en compenser les conséquences négatives pour certains.
M. Christian Leyrit. - Absolument ! Mais ce sera plus facile de l'imposer s'il y a eu dialogue et confiance.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - L'intérêt général n'a jamais été la somme des intérêts particuliers. Il faut, à un moment donné, que chacun prenne ses responsabilités, comme nous, élus, les prenons devant nos électeurs. Je ne remets pas en cause l'existence de votre AAI ; mais il faut savoir où l'on met le curseur.
M. Christian Leyrit. - C'est aux décideurs de décider, nous apportons un éclairage. Les citoyens ont parfois l'impression que les décisions sont prises par deux ou trois personnes. Le processus est aussi important que la décision en elle-même.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Les décisions sont prises par l'État, les entreprises publiques dont il est actionnaire, les collectivités...
M. Christian Leyrit. - L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) propose que la CNDP intervienne dans le domaine de la santé. Le président du Sénat s'est dit désireux, sur certains sujets complexes, que la CNDP organise des conférences de citoyens, très développées en Europe du Nord, et qui apportent un éclairage beaucoup plus riche qu'un simple sondage.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Cela peut concerner une filière, une technique, quand le sujet n'est pas conflictuel... pas forcément un dossier particulier.
M. Christian Leyrit. - Je n'oppose jamais démocratie participative et démocratie représentative.
M. Pierre-Yves Collombat. - La démocratie participative n'est-elle pas devenue un cache-misère du dysfonctionnement de notre démocratie représentative ? Avec la concentration des pouvoirs à l'Élysée, le reste des acteurs fait de la figuration. Nous vivons la fin d'un système. Les décisions se prennent ; par qui ? Quand ? Elles se prennent en douceur. Mais le bon peuple n'apprécie pas beaucoup ces procédés, ce qui crée un malaise. Dès lors, il suffit de déplacer une motte de terre pour déclencher une révolution. Avec l'amplification par les médias, vous êtes parti pour dix ans !
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Le processus européen va dans ce sens.
M. Pierre-Yves Collombat. - Il a été fait pour cela !
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Voilà en tout cas un beau débat public ! Merci d'avoir joué le jeu.
La réunion est levée à 18 h 10
Mercredi 22 juillet 2015
- Présidence de Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente -La réunion est ouverte à 14 h 36
Audition de M. Denis Prieur, président du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN)
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Nous reprenons nos travaux cet après-midi, en recevant M. Denis Prieur, président du comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN). Un questionnaire détaillé vous a été adressé par notre rapporteur Jacques Mézard et vous y avez répondu.
La loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français a créé le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) comme un organisme consultatif. L'article 53 de la loi du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019, a érigé ce comité consultatif en une autorité administrative indépendante (AAI) décisionnelle. Cette initiative résulte d'un amendement du groupe écologiste du Sénat afin de « lever tout soupçon de partialité que certains détracteurs de la loi formulent concernant le rôle décisionnel du ministre de la défense en matière d'indemnisation des victimes des essais nucléaires français ».
L'article 4 de la loi du 5 janvier 2010 comprend désormais les dispositions garantissant l'indépendance du CIVEN : composition, modalités de désignation de ses membres, conditions d'exercice de leur mandat. Vous nous les détaillerez dans votre propos introductif et vous nous présenterez également vos compétences, notamment en matière d'indemnisation des victimes, puisque depuis la loi de 2013, la décision d'indemnisation vous appartient en lieu et place du ministre de la défense.
Comme la loi le permet, votre audition fera l'objet d'un compte rendu publié dans le compte rendu détaillé des réunions des commissions, qui est diffusé en version papier et sur le site Internet du Sénat. Par ailleurs, votre audition est ouverte au public et à la presse et fait l'objet d'une captation vidéo. Avant de vous passer la parole, le formalisme des commissions d'enquête me conduit à vous demander de prêter serment. Je suis également tenue de vous indiquer que tout faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal...
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Denis Prieur prête serment.
M. Denis Prieur, président du comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN). -La brièveté de mon intervention liminaire sera à l'image de la courte vie à ce jour de l'autorité administrative indépendante qui m'amène devant vous aujourd'hui. Celle-ci n'a en effet que quelques mois d'existence, puisqu'elle est née le 16 mars dernier, date à laquelle se sont réunies pour la première fois les personnes la composant, désignées quelques jours auparavant par un décret du Président de la République daté du 24 février 2015.
Le législateur avait toutefois manifesté depuis un certain temps sa volonté de transformer l'instance qui existait déjà, sous forme de commission à caractère consultatif et avec la même dénomination de comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires, en autorité administrative indépendante, en même temps qu'il apportait quelques correctifs au dispositif initial d'indemnisation établi par la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite « Loi Morin ». C'est en effet le II de l'article 53 de la loi du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale qui, sous forme d'incise, fait du CIVEN une AAI. Suit le détail de la composition du comité, et des modalités de nomination de ses différents membres, modalités qui font notamment intervenir pour plusieurs d'entre eux le Haut conseil de la santé publique. Plus que le délai de parution du nouveau décret d'application de la loi rendu nécessaire par les modifications apportées et signé le 15 septembre 2014, ce sont ces modalités de désignation qui sont à l'origine du décalage entre la date de promulgation de la loi de programmation militaire et celle de la naissance effective de la nouvelle AAI.
Toutefois, la loi avait prévu qu'un tel délai puisse exister, et son article 54 dispose sagement dans son III que « le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires continue d'instruire les demandes d'indemnisation, dans la composition qui est la sienne à la date de promulgation de la présente loi, jusqu'à l'entrée en vigueur du décret en Conseil d'État prévu au VI de l'article 4 de la loi du 5 janvier 2010 précitée, puis des décrets de nomination correspondant à la nouvelle composition du comité ». Sur le plan administratif, l'année 2014 a donc été une année « mixte », si je puis dire, ou si l'on préfère, « de transition » : pendant que le CIVEN continuait de travailler sous forme de commission instruisant les dossiers de demande d'indemnisation et préparant, par ses recommandations, les décisions du ministre de la défense sur lesdites demandes, les services du ministère de la défense et ceux du Premier ministre prenaient de concert les dispositions administratives et budgétaires nécessaires et adéquates pour permettre au CIVEN de fonctionner sous son nouveau statut juridique dès que serait fixée sa nouvelle composition.
Ces dispositions ont consisté pour l'essentiel à transférer du budget du ministère de la défense où ils étaient antérieurement inscrits au sein du programme « Reconnaissance et réparation en faveur du monde combattant » à celui des services du Premier ministre au sein du programme « Coordination du travail gouvernemental » les crédits destinés à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires. Un transfert de même nature a également été opéré en ce qui concerne les moyens de fonctionnement du CIVEN, moyens qui sont aujourd'hui couverts budgétairement par les services du Premier ministre. Dans l'attente de la désignation du président et des membres du collège de la nouvelle AAI, les services concernés ont fait le choix, à mon avis judicieux, de minimiser l'impact de ces transferts sur le fonctionnement au quotidien du secrétariat du CIVEN. Ils se sont donc accompagnés de la passation de conventions entre la direction des services administratifs et financiers du Premier ministre d'une part et le secrétariat général pour l'administration du ministère de la défense d'autre part aux termes desquelles la première nommée confiait, par délégation, au second la gestion tant des personnels que des moyens logistiques nécessaires au fonctionnement du CIVEN.
Peu après ma nomination à la présidence du CIVEN, la question m'a été posée de savoir si je souhaitais revenir sur cette solution, qui dans l'esprit de ses auteurs, avait un caractère « conservatoire » en quelque sorte.
Je n'ai pas longtemps hésité pour confirmer et valider le système de conventions de gestion mis en place, considérant que la priorité absolue était d'assurer la continuité de la mission impartie à ce comité d'indemnisation. De nombreux dossiers étaient en cours d'instruction par la petite équipe du secrétariat du CIVEN, des contentieux avaient été engagés par des requérants à l'encontre de décisions de rejet prises par le ministre de la défense en conformité avec les recommandations du comité et nécessitaient un suivi attentif en liaison étroite avec la direction des affaires juridiques du ministère de la défense, des questions parlementaires étaient régulièrement adressées au CIVEN par le cabinet du ministre pour fournir les éléments de réponse, les séances programmées d'examen des dossiers instruits devaient être organisées, et toutes ces tâches passaient par une bonne organisation du travail, des compétences acquises au fil des mois et des années par les personnels en place, et le respect des délais.
Les sept personnes composant le secrétariat du CIVEN notamment étaient inquiètes sur leur avenir, craignant que la transformation du comité en AAI et l'arrivée d'un nouveau président ne soient synonymes de bouleversements remettant en cause la localisation voire l'existence même de leur emploi. Il m'a paru nécessaire de prendre en compte cette inquiétude et de rassurer les intéressés en leur faisant part de mon intention de ne pas modifier l'organisation mise en place en bonne concertation entre les services du Premier ministre et le ministère de la défense. Ils conservent donc leur qualité de fonctionnaires du ministère de la défense et leur lieu de travail respectif est resté le même.
Ce choix de la continuité n'est en rien antinomique avec le changement de statut juridique du CIVEN. En effet, les personnels en question n'assurent que l'instruction administrative des dossiers, ainsi que l'accueil téléphonique et le courrier électronique avec les requérants, qu'ils renseignent avec beaucoup d'attention et de délicatesse, dans un contexte psychologique qui n'est pas toujours facile. Inutile de dire qu'ils le font avec la plus grande objectivité, et même, je puis en témoigner, en manifestant de l'empathie à l'égard de leurs interlocuteurs. L'instruction médicale des dossiers, quant à elle, incombe au médecin expert du comité, tenu au secret médical et au respect des autres règles déontologiques de sa profession. Cette instruction n'a d'ailleurs pour objet que de réunir les informations à caractère médical qui ne sont accessibles, aussi bien matériellement qu'intellectuellement, qu'à un médecin et qui concourront à la détermination de la probabilité de causalité, pierre angulaire du dispositif.
Mais c'est évidemment aux membres eux-mêmes du CIVEN que revient désormais la décision d'accepter ou de rejeter, au terme d'une instruction qui donne sa place au contradictoire, les demandes d'indemnisation dont il est saisi. Or, quelle que puisse être la manière dont sont apportés au CIVEN les moyens humains et matériels de son fonctionnement, la composition même de son collège, constitué en majorité d'éminents médecins, est garante de sa totale indépendance, comme c'était déjà le cas d'ailleurs, naturellement, dans la configuration précédente.
J'ai toutefois souhaité, symboliquement, que les séances du CIVEN puissent se tenir ailleurs que là où il avait l'habitude de se réunir auparavant, dans une salle de réunion du Fort de Montrouge, à Arcueil, à proximité immédiate de l'antenne parisienne du secrétariat du comité. Ce voeu a été exaucé puisque le collège du CIVEN se réunit désormais dans une salle située quai de Javel à Paris, dans la tour Mirabeau, salle qui sert ordinairement aux réunions organisées par l'une ou l'autre des directions relevant des services du Premier ministre qu'abrite cette tour de bureaux, la direction de l'information légale et administrative, notamment. Le CIVEN y dispose également d'une pièce de 16 m2, qui me permet de recevoir, plus commodément et dans un lieu dépourvu de toute connotation « défense », toute personne souhaitant me rencontrer pour une question relative à la compétence du comité.
Je n'ai pas abordé le fond du problème de l'indemnisation des victimes des essais nucléaires et pour plusieurs raisons. La première tient à la complexité de ce problème qui, rapportée au caractère récent de ma désignation comme président de cette instance, m'incite à la modestie et, plus encore, à la prudence sur un tel sujet. La deuxième est que l'objet de votre commission ne porte pas, à ce que j'ai compris, sur la mission proprement dite de cette toute jeune AAI, mais sur son fonctionnement, comme en témoigne le contenu du questionnaire auquel nous avons essayé de répondre aussi précisément que possible et avec la plus grande transparence.
La troisième et dernière raison, qui n'est pas la moindre, est l'existence d'un rapport d'information récent, puisqu'il date de septembre 2013, fait au nom de la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, par deux sénateurs, Mme Corinne Bouchoux et M. Jean-Claude Lenoir. S'il ne m'appartient évidemment pas de porter la moindre appréciation sur un rapport parlementaire, je ne peux que constater que les deux auteurs de ce rapport y exposent, infiniment mieux que je ne pourrais le faire, tout ce qu'il y a dire sur les difficiles questions que soulève l'accomplissement de ce devoir national de reconnaissance et de réparation à l'égard des personnes qui ont contribué aux essais nucléaires français, ou qui en ont simplement été les témoins involontaires, afin de les faire bénéficier, dans le cas où elles en ont subi des conséquences sur leur santé et en ont souffert, « d'un dispositif d'indemnisation juste, rigoureux et équilibré », pour reprendre les trois adjectifs utilisés dans l'introduction du rapport pour qualifier l'objectif poursuivi par le législateur à travers cette loi. Ce rapport d'information, dont plusieurs des préconisations ont d'ailleurs été suivies d'effet, reste d'une grande actualité et constitue un guide très précieux pour ceux que les circonstances amènent à s'intéresser, pour la première fois, à cette question.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Je vous remercie de votre intervention très claire et précise.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Avant que le CIVEN ne devienne une autorité administrative indépendante, son travail y était déjà conduit dans la plus grande indépendance. Je ne doute pas que les médecins qui la composaient agissaient avec une grande déontologie. Puisque vous nous avez déclaré que l'instruction des dossiers se faisait alors dans la plus grande indépendance, quel est l'intérêt de devenir autorité administrative indépendante ?
M. Denis Prieur. - Comme l'a rappelé madame la présidente, cette disposition provient d'un amendement parlementaire.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Tout ce qui concerne les autorités administratives indépendantes découle, dans l'immense majorité des cas, de lois qui ont été adoptées par le Parlement. Dès lors, la réponse qui consiste à indiquer qu'une telle situation reflète la volonté du Parlement a certes un sens, mais ma question est adressée au président d'une autorité administrative indépendante sur l'intérêt d'un tel statut. Ce qui importe, c'est la manière dont les dossiers des requérants sont traités et vous venez de nous dire que ceux-ci étaient auparavant traités correctement.
M. Denis Prieur. - Auparavant, le CIVEN émettait des recommandations et le ministre prenait la décision. D'ailleurs, la grande majorité de ses décisions consistait à rejeter les demandes d'indemnisation, engendrant ainsi un certain nombre de recours contentieux. Ces décisions ministérielles s'avéraient toutes, je crois - puisque je n'étais ni acteur ni témoin de ce passé encore très récent -, dans le sens des recommandations émises par le comité. Désormais, l'autorité administrative indépendante assume la pleine et entière responsabilité des décisions sur les dossiers qui lui sont soumis. La composition du collège du CIVEN, telle qu'elle a été fixée par le décret du 24 février 2015, ressemble très fortement à celle du comité précédent. En outre, plusieurs membres du comité précédent ont été reconduits dans le collège de l'actuelle AAI. Ceci s'expliquant d'ailleurs par la précision des détails fixés par la loi elle-même pour la composition de ce collège dont elle prévoit, non seulement le nombre mais aussi la qualité de ces membres, en particulier les spécialités des médecins y siégeant. Le collège doit ainsi comprendre deux médecins choisis sur proposition du Haut conseil de la santé publique, en raison de leurs compétences en matière de radio-pathologie, un médecin compétent dans le domaine de l'épidémiologie, un médecin choisi, sur proposition de ce même conseil, compétent en matière de réparation de dommages subis par les victimes. L'une des novations liées au statut d'AAI qui vise à rassembler les conditions d'une objectivité et d'une indépendance accrues par rapport à celles de l'instance précédente, réside dans la présence d'un médecin désigné, avec avis conforme même conseil, par les associations représentatives des victimes des essais nucléaires. Ces éléments présentent une différence notable avec le système antérieur.
L'idée de faire de cette instance une autorité administrative indépendante est aussi de l'ordre du symbole, car les symboles ont eux aussi leur importance. Cette démarche est l'assurance pour les associations et victimes des essais nucléaires qui se feraient connaître pour demander réparation pour les dommages subis, que leur demande sera traitée par une instance qui n'a de compte à rendre à aucun ministre et ne pourra statuer qu'en pleine objectivité et en toute impartialité. Du reste, mon jugement sur ce que faisait l'instance précédente exprime une conviction, qui n'est pas seulement la mienne et qui reflète l'opinion de l'ensemble des observateurs, résultant de la composition du comité qui veille à l'application la plus objective de la loi du 5 janvier 2010.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - L'État ne se défausse-t-il pas en définitive puisque l'expertise du précédent comité ne faisait nullement débat et que désormais seule l'autorité administrative indépendante assume sa décision.
M. Denis Prieur. - Je ne le dis nullement ainsi !
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Nous essayons de vous pousser dans vos retranchements !
M. Denis Prieur. - L'indemnisation des victimes est un processus complexe, puisque celui-ci repose sur la détermination de la probabilité d'un lien de causalité entre la présence d'un intéressé dans une zone où ont été conduits des essais nucléaires atmosphériques.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Avant 1995, donc ?
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Recevez-vous encore de nouveaux dossiers ?
M. Denis Prieur. - Tout à fait. La possibilité de demander réparation est ouverte aux victimes elles-mêmes, qui ont été exposées à des rayonnements ionisants consécutifs à des essais nucléaires, ainsi qu'à leurs ayant-droits pendant une période qui a d'abord été fixée à cinq ans à compter de la promulgation de la loi de 2010 avant de se voir prorogée pour une nouvelle période de cinq ans coïncidant avec la loi de programmation militaire 2014-2019. Les dossiers qui nous arrivent actuellement sont plus souvent déposés par des ayant-droits que par les victimes elles-mêmes. Mais nous traitons également des dossiers de victimes lesquelles, tout en souffrant de maladies graves, sont encore en vie.
Tout ce système repose sur une présomption de causalité inscrite dans la loi : ainsi, se trouver sur un territoire où se sont déroulés des essais nucléaires, en y exerçant des fonctions susceptibles d'exposer à des rayonnements ionisants, crée une présomption de causalité expliquant le développement ultérieur de l'une des vingt-et-une maladies relatives à l'exposition nucléaire et figurant à l'annexe du décret. Dans de telles conditions, la loi prévoit que l'État apporte une réparation intégrale au préjudice subi. Toutefois, cette présomption ne s'applique pas si, au regard de la nature de la maladie et des conditions d'exposition, le risque relatif à l'exposition aux essais nucléaires peut être considéré comme négligeable. Tout tient dans cette restriction.
Par ailleurs, la loi ne détermine pas de seuil ni n'établit de présomption irréfragable, car si tel était le cas, il n'y aurait pas besoin d'un comité chargé d'examiner les dossiers. La loi instaure une présomption de causalité qui peut être renversée si le lien entre la situation des personnes et le déclenchement d'une des vingt-et-une maladies n'est pas fermement établi. Le décret d'application de la loi indique clairement que la détermination de la méthode, destinée à établir cette causalité, incombe au CIVEN. Comment le comité a-t-il fait depuis sa création ? Il s'est inspiré des méthodes utilisées notamment aux États-Unis qui ont également pris la décision d'indemniser les personnes exposées à la radioactivité provoquée par les essais. Ces derniers ont ainsi développé un système, qui ne s'adresse pas aux vétérans, mais aux personnes qui exercent des activités les mettant en contact avec les rayonnements ionisants. Cette méthode, qui a été reconnue valide par la communauté scientifique mondiale et par l'Agence internationale de l'énergie atomique, est désignée sous le label de NIOSH-IREP. Elle procède par un calcul de probabilités à partir des données individuelles, dans lesquelles figurent des données de dosimétrie et une série de paramètres normés, et permet d'assigner à chaque cas une probabilité de causalité, s'agissant notamment de pathologies comme des cancers qui peuvent par ailleurs être considérées comme des maladies « sans signature », c'est-à-dire difficilement explicables par l'imputation d'une seule causalité possible. On ne peut donc raisonner qu'en termes statistiques à partir de données épidémiologiques.
Cette application NIOSH-IREP permet de définir un taux de probabilité et le CIVEN a considéré que, dès que le taux d'imputation d'une maladie à l'exposition aux éléments ionisants atteignait 1 %, la présomption de causalité devait être prise en compte. On n'a jamais de certitude quant à une causalité directe. Cette méthode a eu pour résultat jusqu'à présent que rares sont les cas présentant un taux de probabilité supérieur à 1 %.
L'un des objectifs de la loi était de simplifier les dispositifs d'indemnisation qui étaient différents pour les militaires comme pour les civils, que ce soient celles qui assumaient des fonctions sur les sites où se déroulaient les essais ou les populations préalablement évacuées. Certes, certains nuages radioactifs ont pu se déplacer par rapport à la trajectoire qui en avait été initialement calculée. En outre, la loi a unifié les systèmes d'indemnisation qui étaient différents en prévoyant un même dispositif pour les militaires, les civils et les populations. Cette loi avait pour objectif également de rendre plus aisé l'accès à l'indemnisation et aux réparations, tout en posant les règles de la méthodologie appliquée en la matière. Puisque ce constat a été réalisé, il est apparu que l'image donnée par ce comité d'indemnisation auprès des personnes qui n'avaient pu obtenir réparation devait être modifiée afin qu'aucune suspicion ne pèse sur l'efficacité de la loi et sur le dispositif d'indemnisation qu'elle unifie.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Mais quel était l'intérêt de transformer le comité en autorité administrative indépendante puisque, d'une part, le travail qui y était accompli était de qualité et que, d'autre part, l'indépendance de ses membres était avérée ? En outre, les recours à l'encontre des décisions rendues par ce comité avaient également échoué ! Certes, vous nous avez indiqué que cette transformation prenait valeur de symbole, mais le fonctionnement de nos institutions deviendrait compliqué s'il fallait créer des autorités administratives indépendantes pour des motifs symboliques ! Il existe par ailleurs l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), qui traite de l'indemnisation des accidents médicaux. Or, il est placé sous la tutelle du ministre de la santé.
La création ou non d'une autorité administrative indépendante ne relève pas de votre responsabilité. Vous nous avez cependant confirmé que le dispositif antérieur fonctionnait bien et qu'il n'était pas forcément utile, si ce n'est pour le symbole, de le changer ! Le contenu de la loi du 5 janvier 2010 n'a guère été modifié par la loi de programmation militaire pour les années 2014-2019 et on peut estimer que la situation, qui ne satisfait pas tout le monde, ne devrait pas évoluer. Autre élément, qui ne touche aucunement à mes yeux à votre indépendance : vous disposez d'un secrétariat qui est accueilli à La Rochelle par le ministère de la défense et devriez bénéficier de fonctions support, à la lecture des réponses à votre questionnaire, mises à disposition par ce même ministère et par les services du Premier ministre. Sans enlever à votre souci d'indépendance, la même remarque vaut pour votre statut d'ancien auditeur de l'Institut des hautes études de la défense nationale. Ainsi, on ne peut qu'être interpellé par le hiatus entre le caractère symbolique du statut d'autorité administrative indépendante et la dépendance de votre instance, en ce qui concerne ses fonctions support, soit du ministère de la défense, soit des services du Premier ministre !
M. Pierre-Yves Collombat. - Vous essayez d'avoir l'approche la plus objective possible de la situation. Personne ne conteste donc la méthode que vous suivez ? En outre, faire preuve de la plus grande objectivité possible rend secondaire l'indépendance à laquelle vous aspirez également.
Une fois que les personnes ont été reconnues bénéficiaires d'une indemnisation, comment évaluez-vous le montant de cette dernière ? La qualité de professeur de médecine confère-t-elle une expertise sur cette question du dédommagement ou celle-ci relève-t-elle d'un acte plus politique ?
M. Jean-Léonce Dupont. - Je salue l'honnêteté qui a été la vôtre pour nous présenter la situation de votre autorité. Nous nous interrogeons sur la valeur ajoutée qu'apporte la structure d'autorité administrative indépendante. Puisqu'il y a manifestement une continuité entre votre instance et le comité auquel elle s'est substituée, ne pourrait-on pas aborder votre transformation en AAI du point de vue de l'efficience, puisqu'il s'agit d'une sorte « d'externalisation ». Celle-ci permet-elle de faire apparaître des synergies et des économies financières qui légitimeraient parfaitement de recourir à ce statut d'autorité administrative indépendante ?
M. Denis Prieur. - S'agissant de l'évaluation, lorsqu'un dossier donne lieu à une décision d'acceptation qui ouvre la voie à une indemnisation, un expert médical est désigné pour évaluer le préjudice donnant lieu à une réparation intégrale. Cette méthode d'évaluation est tout à fait classique, puisqu'elle concerne à la fois le préjudice permanent et temporaire, ainsi que ses incidences patrimoniales. Cette évaluation procède selon la nomenclature Dintillac, qui est bien connue, et qui conduit à une estimation.
M. Pierre-Yves Collombat. - Validez-vous cette estimation ?
M. Denis Prieur. - Nous validons cette estimation si celle-ci ne fait pas apparaître d'erreur manifeste et le versement est effectué au profit de la personne concernée, en lui précisant que cette indemnisation est exclusive de toute autre action qu'elle pourrait engager sur le même motif. Devenir bénéficiaire de ce versement implique ainsi le renoncement à toute autre action conduite auprès d'autres juridictions éventuelles. Est également déduit du montant versé directement à la personne ce qui a été au préalable octroyé par les autres organismes de sécurité sociale pour faire face aux affections dont souffrent les bénéficiaires du versement. Dans la majorité des cas, nous nous en tenons à l'expertise qui a été réalisée. Cette méthode a-t-elle été contestée ? Je n'ai pas connaissance de controverses au sein de la communauté scientifique sur la validité de cette méthodologie qui repose sur le maniement d'outils mathématiques donnant lieu à un calcul de probabilités.
M. Pierre-Yves Collombat. - Je ne vous demande pas si le modèle est pertinent !
M. Denis Prieur. - Nous ne disposons que d'une seule méthode !
M. Pierre-Yves Collombat. - Les associations de victimes pourraient la contester !
M. Denis Prieur. - Parmi les novations introduites par les articles 53 et 54 de la loi de 2013 figure la nomination d'un médecin désigné sur proposition des associations de victimes. Au moment où j'ai pris la présidence du CIVEN, j'ai interrogé les membres, dont les compétences techniques sont supérieures aux miennes, quant à la pertinence de la méthode suivie. À l'unanimité, ceux-ci, y compris donc le médecin désigné sur proposition des associations, ont décidé d'en poursuivre l'utilisation ! Et il me paraissait essentiel qu'une telle orientation figurât parmi les premières décisions prises par le CIVEN puisqu'à ce jour, aucune décision scientifique n'a remis en cause la méthode suivie.
Sur le plan contentieux, certains recours ont été formés à l'encontre de décisions ministérielles de rejet et plusieurs d'entre eux concernent le premier échelon de la juridiction administrative et ont abouti à des décisions d'annulation. À la lecture que j'ai pu en avoir, ces décisions du tribunal administratif ne se fondent pas sur un défaut inhérent à la méthodologie qui est généralement validée. En revanche, la loi fait obligation au comité d'examiner chaque dossier individuel de manière exhaustive afin de fonder en droit la décision. Ainsi, on ne traite pas de la même manière le dossier d'un technicien qui était affecté au travail de décontamination d'aéronefs et le militaire, appelé du contingent, qui était cuisinier dans la base vie des personnels qui assuraient la logistique des essais nucléaires. Sur le plan des données quantitatives dont on peut disposer, les livrets médicaux peuvent parfois attester que ces deux personnes peuvent avoir toutes deux reçues de très faibles doses de radioactivité du fait de leur situation particulière. Nous prenons ainsi en compte ces différents éléments afin d'être à la fois le plus fidèle à l'esprit de la loi et le plus objectif possible, tout en essayant de faire jouer l'hypothèse la plus favorable à l'intéressé.
Pourquoi ces liens maintenus avec l'État ? Comment le CIVEN peut-il travailler, sinon avec les archives et les documents conservés sur les personnes en contact, d'une manière ou d'une autre, avec les essais nucléaires ? Ceux-ci sont détenus, pour l'essentiel, par le ministère de la défense et tous les dossiers individuels des anciens militaires sont conservés par le service des pensions de la défense implanté à La Rochelle et l'ensemble des éléments sur lesquels le CIVEN fonde ses décisions s'y trouve. C'est d'ailleurs l'une des raisons de l'implantation dans cette localité de son secrétariat.
En dehors des neuf membres que compte son collège, le CIVEN comprend sept agents qui se répartissent ainsi : deux agents de catégorie A, un agent de catégorie B et quatre agents de catégorie C. Notre structure est ainsi extraordinairement fragile ! Est-il vraiment défendable que deux de ces agents se trouvent basés à Arcueil, tandis que les autres le sont à La Rochelle ? Ceux-ci ne pourraient pas changer de localisation sans mettre en péril le fonctionnement de notre comité. Il faut tenir compte des réalités humaines et je ne vois pas en quoi recruter de nouveaux agents présenterait un gage d'efficience, car il nous faudrait alors attendre plus de dix-huit mois avant de retrouver un CIVEN opérationnel et capable de traiter un dossier ! Je ne pense absolument pas que le choix consistant à utiliser les compétences là où elles se trouvent actuellement soit attentatoire à son indépendance.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - S'agissant du fonctionnement du CIVEN, comment expliquez-vous que l'un de vos vice-présidents perçoive près de trois cent euros par séance, soit trois fois les émoluments des autres membres ? Exerce-t-il un rôle particulier pour se distinguer ainsi ?
M. Denis Prieur. - D'une part, le président peut désigner, conformément à la loi, un vice-président et au cours de la première réunion du CIVEN qui s'est tenue le 16 mars dernier, je ne l'ai pas fait. Le vice-président n'a ainsi été désigné que le 1er juillet dernier. Celui-ci appartenait déjà au comité dans sa configuration antérieure et possède de réelles compétences de fond sur les questions qui nous sont soumises. Aussi, cette différence de rémunération, dont cette personne est bénéficiaire, s'explique par le soutien constant qu'il apporte à l'autorité administrative indépendante. Ce vice-président peut d'ailleurs être appelé à me suppléer, lors des séances de réunion de notre comité.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - J'aurai une question plus générale qui concerne l'objet de notre commission d'enquête. Vous êtes membre du collège d'une autre autorité administrative indépendante. Que pensez-vous de cette évolution qui tend à la création d'un nombre sans cesse croissant d'autorités administratives indépendantes, qui sont au nombre de 42. Que pensez-vous de l'appartenance simultanée aux collèges de différentes autorités administratives indépendantes ? Sans remettre en cause vos qualités professionnelles unanimement reconnues, vous êtes membre de toute une série de comités interministériels, d'autorités administratives indépendantes et de hauts comités d'évaluation. Au-delà de la reconnaissance de la diversité des compétences de notre haute fonction publique, que vous inspire une telle situation ?
M. Denis Prieur. - Je n'ai pas demandé à être nommé à ces fonctions !
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Ma question n'est nullement personnelle !
M. Denis Prieur. - S'agissant des deux autorités administratives indépendantes auxquelles j'appartiens, celles-ci ne sont pas du tout de même nature. Je suis en effet suppléant de la commission des sanctions de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, à la demande de son président. Une telle situation est classique car j'étais conseiller d'État en activité jusqu'au 15 mars dernier et désormais retraité. Cette nouvelle autorité existe en raison de l'impossibilité d'être à la fois autorité de régulation et de supervision, ainsi que de sanction. Cette autorité intervient si la commission de régulation la saisit lorsqu'un établissement est reconnu fautif d'un grave manquement. Les activités de cette commission ne sont pas du tout de même nature que celles du CIVEN. À cet égard, je ne pense pas qu'il y ait une unité par essence des différentes autorités administratives indépendantes.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous avez une longue carrière dans l'administration puisque vous avez été un préfet aux compétences reconnues avant d'être nommé conseiller d'État. Ce qui nous interpelle, c'est de constater que la composition des collèges de ces autorités administratives indépendantes reflète essentiellement la haute fonction publique et surtout ses grands corps. Certains textes législatifs disposent également de l'impossibilité d'être nommé dans certaines autorités administratives indépendantes au-delà de l'âge de soixante-cinq ans. Si une telle disposition était appliquée à l'ensemble des AAI, imaginez les difficultés qui s'ensuivraient ! Une telle réalité marque l'attachement de notre haute fonction publique à poursuivre, souvent d'ailleurs bénévolement, ses fonctions au-delà de l'âge de la retraite. Mais pour les autres, la question porte sur la pertinence de ce cumul de fonctions par ceux qui sont déjà membres de cette haute fonction publique ! Une telle question ne nous conduit nullement à remettre en cause la compétence de ces personnes d'expérience qui assument une véritable mission de service public. D'ailleurs, est-ce qu'au-delà du symbole affiché, la création d'une autorité administrative indépendante n'était en définitive pas une manière pour l'État de garantir le caractère incontestable des décisions qui étaient auparavant prises par le ministère de la défense ? Est-ce que vos statuts de membre, en qualité de personnalité qualifiée, du comité de rémunération des personnels du ministère de la défense ou de vice-président du haut comité d'évaluation de la condition militaire, sont de nature à rassurer les associations, du fait de vos liens avec le ministère de la défense. Je suis un peu provocateur, certes, mais vous avez saisi le sens de mes questions.
M. Denis Prieur. - Je vais tenter de répondre. Dès que j'ai été sollicité pour la présidence du CIVEN, j'ai demandé à ne plus siéger au sein du comité de rémunération des personnels du ministère de la défense. J'appartiens à un certain nombre d'instances dont certaines ne se réunissent qu'une à deux fois par an, ce qui est loin d'obérer ma capacité à assumer la présidence du CIVEN ! Cette dernière fonction me prend le plus de temps, en raison de deux à trois jours par semaine et je suis suffisamment disponible pour en assumer la présidence de manière suivie et rigoureuse. Peut-être aviez-vous l'idée qu'une personne ne présentant aucun lien avec l'administration renforcerait la crédibilité de l'AAI qu'elle présiderait ? Sans me prévaloir de l'opinion que pourraient en avoir les intéressés, je constate cependant qu'avoir une culture juridique et administrative, dans de telles fonctions, est loin d'être inutile. Je regrette vivement de ne pas avoir de culture médicale autre que familiale, mais je me familiarise avec les problématiques médicales spécifiques au CIVEN au contact des membres de son collège.
J'ajouterai que le CIVEN demeure avant tout une instance collégiale et n'est nullement personnifié par son président. Certes, en assumer la présidence demande du temps, mais ne confère nullement la qualité d'être une autorité décisionnaire en lieu et place du collège.
M. Jean-Léonce Dupont. - Nous sommes dans l'interrogation les uns les autres, que ce soit au sein des collectivités locales, qu'au niveau de l'État, de l'efficacité de la gestion de la dépense publique. Je souhaiterais ainsi savoir si, de votre point de vue, le passage par une autorité administrative indépendante induit a priori une économie de gestion, une équivalence de frais de gestion ou une augmentation des coûts de gestion. Ma question ne remet pas du tout en cause ni l'expertise des gens qui y travaillent, ni la qualité du travail qui y est réalisé. Je m'interroge seulement sur les implications budgétaires qu'une telle démarche entraîne. D'ailleurs, j'ai bien compris que, dans un certain nombre d'autorités, des personnes travaillaient bénévolement et je trouve cela d'autant plus respectable au regard de l'expertise de ces personnes. Mais j'ai cru comprendre qu'ici ou là se trouvaient des dépenses supplémentaires !
M. Denis Prieur. - S'agissant du CIVEN, je ne vois pas de poste de dépense qui serait directement imputable à la modification de son statut juridique. Le fait d'avoir pris comme option de maintenir le fonctionnement aussi proche qu'il était conduit à la conclusion d'une absence d'effets financiers.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - C'est d'ailleurs la raison pour laquelle l'amendement sur le CIVEN n'avait pas été déclaré irrecevable au titre de l'article 40 de la Constitution.
M. Jean-Léonce Dupont. - Je note cependant qu'on y retrouve quelques rigidités, y compris dans la réorganisation et la réimplantation de ces services. Il me semble tout de même que la finalité est d'obtenir un service public qui reste au service du plus grand nombre, et non une organisation qui réponde aux demandes, y compris personnelles, des acteurs. On pourrait ainsi penser que le recours à une autorité administrative indépendante donne plus de flexibilité dans une organisation efficiente.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Avez-vous eu connaissance de dossiers impliquant des essais nucléaires autres que ceux dans l'Océan Pacifique ? Certains épisodes ont été relatés.
M. Denis Prieur. - Un essai nucléaire est en effet bien connu pour avoir été raté et a été d'ailleurs conduit en présence de hautes personnalités. Il y a en effet eu une période durant laquelle de telles informations n'étaient pas accessibles, car elles relevaient du secret-défense. Mais aujourd'hui, l'épisode, auquel vous faites référence, est connu et reconnu. À ce titre, dans notre rôle d'instruction des dossiers, nous sommes amenés à extraire des éléments d'information des documents militaires. En tant que président, je n'ai d'ailleurs aucunement l'impression d'une quelconque forme de rétention d'information. Tout le monde souhaite que l'application de cette loi apporte toute la satisfaction possible aux personnes concernées et l'accès aux sources ne souffre d'aucune difficulté particulière.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Nous vous remercions pour votre intervention et vos réponses.
Audition de Mme Evelyne Ratte, présidente de la commission consultative du secret de la défense nationale
Cette audition s'étant déroulée à huis clos, le compte rendu ne sera pas publié.
La réunion est levée à 17 h 02
Jeudi 23 juillet 2015
- Présidence de Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente -Audition de M. Sébastien Soriano, président de l'Autorité de régulation des postes et télécommunications (ARCEP)
La réunion est ouverte à 9 h 06
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - L'ARCEP a été créée il y a quinze ans sous le nom de l'Autorité de régulation des télécommunications (ART) par la loi de réglementation des télécommunications du 26 juillet 1996. Cette autorité a été mise en place pour accompagner l'ouverture à la concurrence du secteur des télécommunications et pour réguler les marchés correspondants en mettant en oeuvre les objectifs que lui assignent le cadre communautaire et le législateur. La loi du 20 mai 2005, relative à la régulation des activités postales, a étendu les responsabilités de l'Autorité, devenue à cette occasion l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP).
L'Autorité est composée d'un collège de sept membres. Trois d'entre eux sont désignés par le Président de la République et les quatre autres respectivement par le Président de l'Assemblée nationale et le Président du Sénat. Depuis mars 2014, pour répondre à l'invalidation par le Conseil constitutionnel de dispositions législatives relatives au pouvoir de sanction de l'ARCEP, le collège siège sous trois formations distinctes. Comme son nom l'indique, les activités de l'ARCEP s'exercent dans le champ des télécommunications et dans le secteur postal.
S'agissant du marché des télécommunications, vous en fixez les règles de fonctionnement à la fois en définissant une régulation dite asymétrique à l'égard des opérateurs puissants mais également une régulation dite symétrique qui fixe les règles générales s'imposant à tous les opérateurs. Vous disposez également d'un pouvoir de sanction à l'égard des opérateurs ne respectant pas leurs obligations et d'une compétence pour régler les différends entre ces opérateurs.
S'agissant du secteur postal, la loi du 9 février 2010 fixe au 1er janvier 2011 l'ouverture totale du marché postal. Elle a confirmé et étendu les missions de l'Autorité. Récemment, vos compétences ont été élargies et de nouvelles missions vous ont été confiées, notamment au sujet du très haut débit fixe et des dispositions du projet de loi Macron.
Le formalisme des conditions d'enquête me conduit à vous demander de prêter serment. Tout faux témoignage durant votre audition sera passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Sébastien Soriano et Benoit Loutrel prêtent successivement serment
M. Sébastien Soriano, président de l'ARCEP. - L'ARCEP est considérée comme un régulateur technico-économique. Nous organisons régulièrement des réunions multilatérales avec les différents opérateurs autour de sujets techniques très précis afin de régler des problèmes concrets. Notre régulation s'exerce également sur des aspects tarifaires. Ainsi, nous manipulons des modèles de coûts afin de fixer des références de prix et parfois de les imposer.
La loi prévoit une régulation conjointement mise en oeuvre par le ministre chargé des communications électroniques ou le ministre chargé des postes et l'ARCEP. Nous lançons notamment l'appel d'offres relatif à l'attribution des fréquences suivant un processus de codécision avec le gouvernement. Nous proposons un dispositif qui est ensuite homologué par le gouvernement. Nous travaillons également avec le gouvernement, de manière moins formelle, notamment dans le cadre de projets de couverture des territoires gérés au niveau national tels que le plan France très haut débit ou le programme des zones blanches mobile. Nous apportons toute notre expertise pour que ces programmes puissent être mis en oeuvre.
Nous entretenons également une relation forte et ancienne avec les territoires. En effet, la loi pour la confiance dans l'économie numérique de 2004 a instauré la capacité pour les collectivités locales de devenir elles-mêmes des opérateurs. Cette disposition, non prévue dans le cadre initial, est passée par voie d'amendement. Nous avons donc dû co-construire avec les territoires cette intervention et sa bonne articulation avec le marché.
Notre régulation diffère grandement selon qu'il s'agisse de télécommunication ou de poste. Dans le premier domaine, nous exerçons une régulation lourde en deux volets. La régulation symétrique s'impose à tous les opérateurs. Elle doit permettre le bon fonctionnement des réseaux. Cette régulation correspond, par exemple, à l'acheminement gratuit des appels d'urgence sur le réseau téléphonique, à la contribution au service universel ou à des aspects de normalisation. La régulation asymétrique découle d'une approche plus concurrentielle. Nous imposons des obligations particulières aux opérateurs détenant des positions de marché très fortes. Nous suivons un processus d'analyse de marchés, en application du cadre communautaire, après avis de l'Autorité de la concurrence et approbation de la Commission européenne et de la confrérie des différentes autorités nationales. Cette régulation asymétrique a permis d'imposer le dégroupage et d'ouvrir le réseau téléphonique de France Telecom. Ainsi, le marché du haut débit s'est développé pour devenir l'un des plus compétitifs du monde.
En contraste, notre intervention sur la Poste se révèle beaucoup plus légère. Nous représentons un tiers de confiance dans la relation entre l'État et La Poste. Nous veillons à ce que le service universel postal soit rendu dans les conditions prévues par la loi, notamment en termes de qualité de service. Nous participons également à des évaluations de coût de la mission de service public postale.
L'ARCEP comprend également une dimension européenne. 80 % des règles que nous appliquons proviennent du droit communautaire. Nous appartenons à un réseau de régulateurs : l'ORECE, Organe des régulateurs européens des communications électroniques. Une partie importante de nos décisions est contrôlée par la Commission européenne.
L'ARCEP est également soumise à des contrôles du Parlement, du Conseil d'État, de la Cour d'appel de Paris et de la Cour des comptes. De plus, la Commission européenne dispose d'un droit de véto sur certaines de nos décisions. La commission spéciale du service public des communications électroniques et des postes, commission bicamérale, a rendu récemment un avis d'évaluation du travail de l'ARCEP.
Le pouvoir de sanction de l'ARCEP avait été annulé par le Conseil constitutionnel mais l'ARCEP l'a récupéré l'an passé. Elle l'a utilisé pour retirer, dans les DOM, trois licences d'opérateurs mobiles qui n'avaient pas déployé leur réseau ni payé leur redevance. L'ARCEP est organisée en trois formations de jugement : la formation plénière, la formation de règlement des différends, de poursuite et d'instruction composée de quatre membres du collège de l'ARCEP et enfin la commission des sanctions ou commission restreinte composée des trois autres membres.
Le collège de l'ARCEP est composé de sept membres aux profils divers, dont quatre universitaires et trois fonctionnaires. Parmi ces derniers, se trouvent un membre du Conseil d'État et deux membres du Corps des mines. En termes de métier d'origine, le collège comprend deux juristes, deux économistes, deux ingénieurs et un scientifique.
Nous avons engagé une revue stratégique le 24 juin 2015. Elle s'inscrit dans le cadre des nouvelles missions qui nous ont été confiées par la loi Macron. Ces missions couvrent notamment l'accompagnement du programme sur les zones blanches mobiles et le plan France très haut débit mais également l'itinérance entre les réseaux et la manière de partager les réseaux mobiles. Comme toutes les administrations de l'État, nous disposons de moyens contraints. Nous n'avons pas demandé de moyens supplémentaires pour faire face à ces nouvelles missions. En revanche, nous avons décidé de réaliser une revue stratégique afin de remplir de manière plus efficace les missions qui nous sont confiées. Nous avons également hérité d'une nouvelle mission liée à un règlement européen en cours d'adoption sur le marché unique des télécommunications. Nous pourrons ainsi contrôler la neutralité de l'internet.
Je suis président de l'ARCEP depuis six mois mais je pratique la régulation depuis quinze ans. Ainsi, je reste très attentif à tous les travaux parlementaires relatifs aux autorités administratives indépendantes. La confiance n'excluant pas le contrôle, ces travaux se révèlent très utiles. J'ai constaté au fil des années des interrogations des élus de la nation au sujet de ces autorités qu'ils considèrent parfois comme « des objets technocratiques qui leur seraient imposés ». Ainsi, à titre personnel, j'estimerais très bénéfique que le Parlement puisse s'approprier ces institutions. Un rapport d'information, élaboré par le sénateur Gélard, a donné lieu à deux propositions de loi : une organique et une ordinaire. Il me semble qu'à travers ces propositions et votre travail, le Parlement disposera de toutes les données nécessaires pour s'approprier pleinement ces institutions.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Le Parlement s'est lui-même imposé ce système, sans nécessairement disposer de tous les éléments pour en appréhender toutes les conséquences. Vous souhaitez le contrôle du Parlement. Or pour que ce contrôle soit efficient, celui-ci doit disposer de toutes les données, y compris techniques, pour apprécier justement le travail réalisé par les autorités administratives indépendantes (AAI). Ce contrôle se révèle donc particulièrement complexe dans des domaines techniques tels que le vôtre. Ainsi, avez-vous le sentiment que vos interlocuteurs disposent de suffisamment d'éléments, notamment techniques, pour vous poser des questions pertinentes ? Le rapport de la Commission supérieure du service public des postes et des télécommunications semble apporter des éléments de réponse.
M. Sébastien Soriano. - Les AAI sont régulièrement accusées de faire passer des messages. J'admets qu'il se révélerait problématique que les AAI disposent d'un monopole technique. L'ARCEP ne se trouve, évidemment, pas dans cette situation. La commission que vous évoquez accumule de l'expérience. Certains membres de cette commission sont véritablement devenus des spécialistes de nos sujets. Fréquemment, ces derniers, ayant souvent été des élus locaux, nous posent des questions très précises sur la couverture mobile de leur territoire. En outre, nous travaillons avec des collectivités qui portent des projets d'initiative publique dans lesquels elles s'engagent, parfois pour des durées de dix ou vingt ans, avec des budgets de plusieurs dizaines de millions d'euros. Ces projets font l'objet de débats locaux. Il nous semble donc que les élus de ce pays disposent d'une expertise technique forte sur le sujet de la communication électronique.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Suite à la lecture d'interviews auxquelles vous avez répondu, je me demande si les élus disposent véritablement de tous les éléments pour appréhender les directions que vous suivez.
Le sujet des autorités administratives indépendantes fait l'objet d'un débat difficile. En effet, un sens doit être donné au terme « indépendant ». En revanche, l'indépendance des AAI ne doit pas entraîner un délitement du pouvoir de l'État. Votre profil m'interpelle. En effet, dans vos expressions publiques, vous faîtes part d'une volonté d'indépendance et de pouvoir, dans le bon sens du terme. Or vous êtes passé directement d'un poste de conseiller spécial d'une ministre à la fonction de président de l'ARCEP. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
M. Sébastien Soriano. - Je constate deux questions dans vos propos : N'existe-t-il pas une sorte de technicité capturée dont je serai un des représentants ? Peut-on être indépendant du gouvernement en venant du gouvernement ?
Pour répondre à votre première question, l'ARCEP se veut pédagogue. Nous avons rendu un rapport annuel d'une centaine de pages et avons souhaité rassembler, dans un document de quatre pages, un descriptif de l'ARCEP et de ses missions. Lors de mon audition à propos de ma nomination par la commission des affaires économiques du Sénat, un sénateur avait dénoncé le langage technocratique utilisé par l'ARCEP. Je m'étais donc engagé à simplifier au maximum notre langage. Nous veillons à être bien compris et à ce que nos décisions soient lisibles. Par ailleurs, l'ensemble des décisions que nous prenons est soumis à une consultation publique. Notre travail est étudié de près par des associations d'élus ou de consommateurs, par les opérateurs et par les équipementiers. Or les opérateurs de télécommunications sont détenus par des personnes capables de s'exprimer dans les médias. Ainsi, l'ARCEP est soumise à un contrôle médiatique en complément des contrôles démocratiques.
Concernant votre deuxième question, je souhaite vous rappeler que le président de l'ARCEP ne décide pas seul. En effet, chaque décision de l'ARCEP est débattue au sein du collège dont j'ai souligné la diversité des membres. En outre, je consulte également ce collège sur mes expressions publiques afin de m'assurer de l'adhésion du collège sur l'ensemble de l'action de l'ARCEP.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - La spécialisation et les compétences des personnes qui dirigent les autorités administratives indépendantes leur permettent d'exercer au mieux les missions qui leur sont confiées par la loi. Cependant, la représentation parlementaire craint que ces personnes pèsent également sur les orientations politiques.
Dans l'interview que vous avez accordée à Rue89, vous vous êtes exprimé de la manière suivante : « Notre mandat politique est figé dans les textes. Nous n'avons pas à le discuter mais nous avons la capacité de modifier nos priorités. » Pouvez-vous expliciter vos propos ?
M. Sébastien Soriano. - Nos missions, outils et objectifs nous sont confiés par la loi. Au travers de notre revue stratégique, nous usons de notre seule marge de manoeuvre : la priorisation des dossiers. En effet, de nouvelles missions nous ont été confiées sans que nous n'ayons demandé de moyens supplémentaires. Nous devrons notamment nous prononcer sur les tarifs de l'ensemble des réseaux d'initiative publique en fibre optique des collectivités territoriales. Dans ce cadre, nous interviendrons dans une cinquantaine de projets alors qu'actuellement nous ne régulons qu'un seul opérateur en haut débit et trois ou quatre opérateurs en fibre optique. L'ARCEP devra également intervenir sur des domaines très précis auprès des opérateurs et des consommateurs dans le cadre de la régulation de la neutralité d'internet. Afin d'assurer ces nouvelles missions, nous devrons opérer des choix. Nous ne pouvons pas choisir nos missions mais nous pouvons les prioriser. Cependant, en aucun cas, nous ferons obstacle à l'accomplissement de nos missions.
Comme la loi le prévoit, nous pouvons abandonner certains secteurs de la régulation dans le cadre d'un processus d'analyse de marché, en lien avec l'Autorité de la concurrence et la Commission européenne. Ainsi, nous avons arrêté la régulation de l'interconnexion des SMS que nous avions initiée en 2006. Nous travaillons également sur la simplification de la régulation de la télédiffusion. Nous continuerons à alléger au maximum notre régulation, non seulement pour des raisons budgétaires mais surtout en raison d'un degré de maturité plus poussé du marché.
Cette revue stratégique ne sera pas élaborée en chambre. Nous organiserons une consultation publique formelle et des ateliers internes avec les agents de l'ARCEP. J'appelle également de mes voeux une audition, en temps utile, par la commission compétente.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Lors de la discussion sur la loi de finances pour 2015, vous avez fait savoir que vous ne seriez pas en mesure de mettre en oeuvre les réductions envisagées sur les emplois et les moyens de fonctionnement. Vous avez même écrit dans vos réponses à notre questionnaire : « Si les moyens de l'ARCEP devaient diminuer en 2015 comme il est prévu, l'autorité n'aurait pas d'autre choix que de ralentir l'exercice de certaines de ses missions. ». Ainsi, si je comprends bien, vous considérez que l'État ne vous donne pas les ressources suffisantes pour accomplir toutes vos missions. Vous devez donc les prioriser.
M. Sébastien Soriano. - Nous concevons la revue stratégique à moyens constants. Suite à un arbitrage du Ministre de l'économie rendu en juin 2014, il était prévu que les moyens de l'ARCEP diminuent significativement. Nous avons donc initié un dialogue avec le ministère. D'après nos derniers échanges, nos moyens devraient stagner plutôt que diminuer. Si nous avions dû subir la trajectoire budgétaire prévue initialement, nous nous serions retrouvés face à un grave problème.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Le fait d'avoir occupé un poste important au sein du cabinet de la ministre de la communication ne facilite-t-il pas la résolution de ce type de problèmes ?
M. Sébastien Soriano. - Les ministres eux-mêmes obtiennent difficilement le budget qu'ils souhaitent.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Dans votre interview, vous avez tenu les propos suivants : « Nous restons dans notre couloir. C'est important car c'est un des motifs de friction entre le politique et les autorités administratives indépendantes. Celles-ci ne sont pas démocratiquement élues, ce qui pose, selon moi, une certaine limite à la liberté de parole. » Il ne me semble pourtant pas que votre liberté de parole soit limitée.
M. Sébastien Soriano. - J'estime qu'une autorité indépendante ne peut pas et ne doit pas se prononcer sur tous les sujets. Elle ne doit pas occuper un espace symbolique, contrairement au politique. Cependant, a priori, il reste difficile de restreindre la parole d'une autorité administrative indépendante.
La journaliste m'a interrogé sur la loi relative au renseignement. L'ARCEP a été saisie pour avis sur ce projet de loi. Certains observateurs du numérique s'attendaient à ce qu'elle participe aux critiques sur le caractère potentiellement attentatoire aux libertés publiques de ce projet de loi. Nous avons souhaité, avec le collège, rester dans « notre couloir », c'est-à-dire dans notre cadre de compétences. Nous n'avons pas à exprimer nos opinions générales sur toute question relative au numérique. L'ARCEP reste une autorité technique. Je distingue les sujets technico-économiques de la question des libertés publiques. D'autres autorités sont en charge de cette question, notamment la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ou le Conseil supérieur de l'Audiovisuel (CSA).
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Sur le plan technique, vous considérez avoir fourni au parlement toutes les informations nécessaires pour qu'il puisse émettre un avis sur la loi relative au renseignement. En effet, vous avez émis les propos suivants : « Potentiellement, les dispositifs de proximité, (les IMSI-catchers) et les dispositifs automatisés (les boîtes noires) pourraient, en toute hypothèse, poser un problème de fiabilité des réseaux et nous l'avons dit. »
Il ne me semble pourtant pas que cet aspect ait été beaucoup évoqué dans le débat parlementaire.
M. Sébastien Soriano. - Nous l'avons écrit. De plus, nous avons échangé à ce sujet avec la commission des Lois de l'Assemblée nationale. Des questions techniques très pointues ont été posées lors de cette audition. Nous avons été entendus puisque le dispositif choisi par le législateur permet de faire vivre un lien technique dans la durée. Deux mesures ont été ajoutées au projet de loi initial.
La première implique que le collège de la Commission nationale des contrôles des techniques de renseignement (CNCTR) sera composé de sept membres dont un expert des communications électroniques que je proposerai et qui sera nommé par décret. Ce dernier ne réalisera pas des expertises mais sera en mesure de conserver une exigence technique dans le contrôle exercé par cette autorité et d'entretenir un dialogue avec le secteur des communications électroniques afin de garantir une bonne intégration des dispositifs mis en place.
La deuxième mesure donne la capacité à l'ARCEP et à la CNCTR de se consulter dans le respect des secrets de la défense nationale. Elles pourront donc nourrir un échange technique dans la durée. En effet, en matière de régulation, tout ne peut pas être inscrit dans un texte figé, notamment en raison des évolutions technologiques constantes.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Envisagez-vous de rester toute votre carrière dans le domaine public ?
M. Sébastien Soriano. - Après avoir travaillé dans le cabinet de Mme Fleur Pellerin, au quai d'Orsay puis au sein du ministère de la Culture, j'ai réfléchi à mon avenir. Je ne l'envisageais pas nécessairement dans le domaine public. Les évènements se sont déroulés autrement. En tant que fonctionnaire d'un corps de l'État, je dispose d'un engagement décennal. Je respecterai également les règles de déontologie auxquelles je suis soumis. Cependant, j'ignore si je resterai toujours en France et dans le secteur public.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Avec toutes vos compétences, vous deviendriez fort redoutable pour l'administration si vous passiez dans le secteur privé.
M. Sébastien Soriano. - Dans un tel cas, je prendrais soin de ne pas devenir l'interlocuteur de structures dans lesquelles j'ai exercé dans mon passé récent.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - L'accroissement des missions de l'ARCEP ne vous conduit-il pas à sortir d'un rôle strict de régulateur pour exercer une fonction d'expertise et de conseiller de l'État en matière de nouvelles technologies ?
M. Sébastien Soriano. - Dans le domaine des communications électroniques, il existait, auparavant, une direction générale au sein du ministère de Bercy. Or une partie importante de ses équipes a été intégrée dans l'ART à sa création en 1997. Aujourd'hui, près de 170 personnes travaillent au sein de l'ARCEP. La Direction générale des entreprises compte environ 1 300 personnes dont une dizaine seulement qui travaillent spécifiquement sur le sujet des télécommunications. Ainsi, numériquement, un déséquilibre s'est instauré au profit de l'autorité de régulation. Je suis donc favorable à la disposition adoptée dans la loi Macron, à l'initiative de la députée Corinne Erhel, visant à permettre au gouvernement de solliciter l'expertise de l'ARCEP sur tout sujet relatif aux communications électroniques et aux postes.
Les sénateurs Patrice Gélard et Jean-Pierre Sueur ont également proposé, dans le cadre du rapport d'information 2014, que les autorités administratives indépendantes puissent être consultées par le gouvernement au titre d'une expertise indépendante. Les commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat peuvent auditionner l'ARCEP mais aussi la consulter pour avis sur tout sujet. Dans un contexte de contrainte budgétaire ne permettant pas de multiplier les compétences à l'infini, cette solution m'apparait intelligente.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Il me semble que votre rôle de conseiller de l'État sur certains sujets s'articule difficilement avec les actions que vous menez conjointement avec l'État.
M. Sébastien Soriano. - L'essentiel reste d'effectuer une bonne régulation. En l'occurrence, j'estime que cette articulation fonctionne bien.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Nous pouvons nous demander si l'ARCEP ne va pas devenir la structure qui détermine la politique du pays dans le domaine des techniques de communications électroniques.
M. Sébastien Soriano. - Emmanuel Macron et Axelle Lemaire occupent une place importante dans les sujets relatifs à l'électronique et aux postes. De plus, le gouvernement a lancé un plan ambitieux nommé « France très haut débit ». Les deux ministres concernés réunissent tous les mois les opérateurs à Bercy pour contrôler leurs actions et leur engagement. Une ou plusieurs lois sur le numérique seront portées par ces ministres. Ainsi, nous constatons une action forte du gouvernement sur le sujet des communications électroniques.
Par ailleurs, j'accueille favorablement la formalisation des échanges entre l'ARCEP et le gouvernement. Jusqu'à présent, ces échanges restaient informels avec une contribution volontaire de la part de l'ARCEP. Demain, avec la loi Macron, l'ARCEP devra apporter son expertise au gouvernement.
M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Vous paraissait-il nécessaire de créer une agence pour le numérique devant laquelle les territoires ont notamment présenté leur plan Très haut débit ? Comment s'articuleront les relations entre l'ARCEP, l'agence pour le numérique et les territoires ?
M. Sébastien Soriano. - L'agence du numérique porte des projets tels que le programme France Très haut débit dans lequel les territoires sont amenés à déployer des réseaux. Ainsi, l'agence du numérique les accompagne dans leur projet. Elle instruit les dossiers de demande de financement et s'assure d'une harmonie entre les réseaux. La création de l'agence pour le numérique était très attendue par les territoires.
L'ARCEP, quant à elle, définit les règles qui s'appliquent à tous les réseaux. Un comité consultatif examine, en amont, les dossiers des collectivités. L'ARCEP fait partie de ce comité mais sans voix délibérative.
M. Jean-Louis Tourenne. - Je souhaiterais connaître le degré de responsabilité de l'ARCEP dans l'organisation de la couverture du territoire en très haut débit.
Dans un premier temps, les grands opérateurs ont choisi les territoires qu'ils allaient desservir gratuitement. Ils ont donc sélectionné les zones les plus rentables. La desserte des territoires ruraux doit donc être financée par l'État et les collectivités locales. Il aurait été plus judicieux d'imposer aux opérateurs de desservir l'intégralité des territoires même si cela aurait impliqué une participation des collectivités locales. Disposiez-vous d'un pouvoir en la matière ?
M. Sébastien Soriano. - Nous nous assurons du bon fonctionnement du marché. Ainsi, nous fixons un certain nombre de règles aux acteurs qui déploient le réseau en fibre optique. En revanche, nous ne pouvons pas les obliger à couvrir tel ou tel territoire. A travers le plan France très haut débit, le gouvernement a décidé d'organiser le partage des rôles. Les opérateurs prennent des engagements sur les zones dans lesquelles ils interviennent. La couverture du reste du territoire est assurée à l'initiative des collectivités locales avec le soutien du programme national très haut débit par le biais de subventions. Ce programme est financé par des redevances dues par les opérateurs de télécommunications.
M. Jean-Louis Tourenne. - La situation me paraît injuste. Nous distinguons deux catégories de citoyens : ceux qui habitent en ville et qui bénéficient gratuitement du déploiement de la fibre et ceux qui résident en milieu rural où la collectivité doit intervenir financièrement.
M. Sébastien Soriano. - Ce sujet n'entre pas dans le cadre des compétences de l'ARCEP. Des barèmes de soutien aux collectivités locales ont été définis. L'État apporte un soutien financier de l'ordre de 50 % en moyenne et qui peut atteindre jusqu'à 70 % des dépenses engagées.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Vous donnez le sentiment de rester sur la réserve lorsqu'il s'agit des collectivités locales.
M. Sébastien Soriano. - Nous respectons la libre administration des collectivités. Nous avons créé des enceintes de dialogue avec les territoires. Nous accompagnons leur intervention mais les laissons décider.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Comment vos compétences s'articulent-elles avec celles du CSA ? Que pensez-vous d'un éventuel rapprochement entre ces deux autorités administratives indépendantes ?
M. Sébastien Soriano. - Trois autorités administratives indépendantes sont concernées par le numérique : la CNIL, le CSA et l'ARCEP. La question de la coopération et d'un rapprochement entre ces trois institutions se pose régulièrement. Il existe de très nombreux modèles différents à travers le monde. Je me garderais bien de dire que tel modèle est structurellement plus pertinent qu'un autre.
Nous entretenons des rapports croissants avec la CNIL, notamment en raison du développement des objets connectés. Cette multiplication soulève des problématiques de vie privée, de bon fonctionnement des réseaux, de qualité de service et d'interconnexion. La CNIL a souhaité associer l'ARCEP à une démarche de développement des bonnes pratiques, les pactes conformité, avec les opérateurs de télécommunications. De plus, nous lancerons un cycle d'auditions publiques, ouvertes à d'autres autorités publiques, sur les enjeux techniques liés aux objets connectés.
Nous travaillons en coordination avec le CSA sur des sujets tels que l'attribution des fréquences. Si l'ARCEP et le CSA fusionnait, une seule entité gérerait donc seule un domaine d'une telle importance. Par ailleurs, nous avons mis en place des mécanismes de consultation réciproque sur ces derniers sujets. Nous sommes convenus avec Olivier Schrameck, président du CSA, de sujets sur lesquels nous pourrions travailler ensemble.
Le fait de mélanger les sujets relatifs au numérique, à savoir la liberté d'expression, le pluralisme, la vie privée et « la tuyauterie », ne rendra pas notre travail plus efficace. Aujourd'hui, la territorialité constitue la véritable limite à la souveraineté des états et des régulations. En effet, les acteurs de l'internet sont implantés dans d'autres pays. Il s'avère donc complexe de leur faire respecter nos règles sans avoir à coopérer avec d'autres autorités. À mes yeux, le véritable enjeu d'une bonne régulation du numérique réside en notre capacité à travailler de manière intégrée entre autorités nationales et avec la commission européenne.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous avez souligné qu'une fusion entre ces entités créerait un pôle puissant et pourrait aller à l'encontre de nos objectifs. Pourtant, une trop grande séparation des compétences avec la création de nouvelles autorités administratives indépendantes pourrait contribuer à un délitement de l'État.
M. Sébastien Soriano. - Les trois autorités chargées du numérique ne sont pas nouvelles. Nous ne participons donc pas à la prolifération des entités, parfois critiquée. Les missions de certaines entités nouvellement créées auraient pu être confiées à des autorités existantes, tel que cela a été le cas pour l'ARCEP. En effet, les synergies restent limitées entre la poste et les télécommunications. Je ne pense pas que nous empêcherons la création de nouvelles autorités en fusionnant des autorités anciennes et d'une taille importante.
Par ailleurs, quatre champs séparés ont été définis au niveau européen : le e-commerce, le droit de la vie privé, le droit de l'audiovisuel et le droit des télécommunications.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Pourriez-vous nous présenter la répartition de vos compétences respectives avec l'Autorité de la concurrence ?
M. Sébastien Soriano. - Notre coopération est désormais bien établie et fructueuse. Lorsque l'Autorité de la concurrence est saisie d'un contentieux dans le secteur des télécommunications ou des postes, elle nous le transmet et nous exprimons un avis. Réciproquement, lorsque nous sommes amenés à prendre des décisions importantes sur la régulation, nous saisissons systématiquement l'Autorité de la concurrence. Les deux autorités ont joué un rôle dans le développement du marché des télécommunications avec sa compétitivité exemplaire.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Pouvez-vous nous expliquer l'arrêt de la régulation liée aux SMS, demandé par l'Europe ?
M. Sébastien Soriano. - L'ARCEP régule l'interconnexion des SMS depuis 2006. L'interconnexion correspond à la somme que chacun des opérateurs paie lorsqu'un SMS est envoyé d'un opérateur vers un autre. Nous avons constaté que les charges entre opérateurs pouvaient s'équilibrer. Cependant, si l'un d'entre eux décidait de développer l'usage des SMS avec des offres attirantes pour les consommateurs, il aurait eu à supporter des charges beaucoup plus importantes que les autres. A travers la régulation de l'interconnexion, nous avons permis la libération des usages. Désormais, quasiment toutes les offres incluent des SMS illimités alors qu'ils étaient quasiment tous payés à l'unité en 2006.
La commission européenne a considéré que notre régulation avait porté ses fruits. Elle a estimé qu'en la poursuivant, nous pourrions encourager les consommateurs à envoyer des SMS plutôt que d'utiliser des services concurrents d'instant messaging fournis par des opérateurs internet. Ainsi, afin de ne pas intervenir arbitrairement entre ces différentes technologies, la Commission européenne a jugé plus prudent que nous stoppions notre régulation des SMS. Nous avons indiqué aux opérateurs que nous espérions qu'ils ne remettraient pas en cause les acquis de cette régulation.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Merci d'avoir participé à cette audition.
Audition de Mme Christine Lazerges, présidente, et M. Michel Forst, secrétaire général, de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH)
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - La Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH) a été créée en 1947, sous la présidence de René Cassin. Elle a été consacrée sur le plan législatif par la loi du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot, qui lui confie la mission de rendre public un rapport annuel sur la lutte contre le racisme.
La commission répond aux principes concernant le statut des institutions nationales pour la promotion et la protection des droits de l'Homme, dit principes de Paris, définis par la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies du 20 décembre 1993. Sans la qualifier d'autorité administrative indépendante, la loi du 5 mars 2007 indique que la commission « exerce sa mission en toute indépendance ». La loi lui assigne un rôle de conseil auprès du gouvernement dans le domaine des droits de l'Homme, du droit international humanitaire et de l'action humanitaire. La commission peut également, de sa propre initiative, appeler l'attention du Parlement et du gouvernement sur les mesures qui lui paraissent favoriser la protection et la promotion des droits de l'Homme.
La commission comprend 64 membres soit 30 représentants d'ONG, 30 personnalités qualifiées, un défenseur des droits, un représentant du Conseil économique social et environnemental, un sénateur et un député. Les missions de la commission sont précisées par le décret du 26 juillet 2007.
Le formalisme des conditions d'enquête me conduit à vous demander de prêter serment. Tout faux témoignage durant votre audition sera passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Madame Christine Lazerges et Monsieur Michel Forst prêtent serment.
Mme Christine Lazerges, présidente de la CNCDH. - L'histoire de la CNCDH et son statut législatif et réglementaire lui confèrent une véritable originalité et une spécificité parmi les autorités administratives indépendantes. La CNCDH représente une des toutes premières institutions de contrôle. Elle est née modestement dans un bureau du ministère des affaires étrangères, à l'initiative de René Cassin, alors conseiller d'État. A l'époque, il participait à la rédaction de la déclaration universelle des droits de l'Homme. Notre commission s'est d'abord nommée Commission consultative de droit international. Elle a été présidée par René Cassin jusqu'à sa mort en 1976. Sans être composée d'un collège formalisé, elle comprenait déjà des diplomates, des magistrats, des avocats et des universitaires. Elle représentait également un lieu de concertation avec la société civile et les ONG. Tout comme son fondateur René Cassin, la CNCDH se caractérise par son pragmatisme et son utopisme.
La CNCDH constitue l'une des plus anciennes institutions internationales des droits de l'Homme dans le monde et la seule institution française à disposer du statut A, accrédité par les Nations unies. Notre commission est donc conforme aux principes de Paris. Ces derniers subordonnent l'accréditation du statut A à deux conditions : l'indépendance à l'égard du gouvernement et du parlement et le pluralisme dans la composition.
Sur le plan national, de 1947 à 1984, aucun texte ne régissait l'existence de la CNCDH. Est ensuite paru un arrêté suivi d'un décret en 1984. La loi de 1990 a confié à la CNCDH la mission de rapporteur national en matière de lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie. La loi relative à la composition et au fonctionnement de la CNCDH du 5 mars 2007 et le décret du 26 juillet 2007 indique que la CNCDH exerce ses missions en toute indépendance. La CNCDH a également été nommée rapporteur spécial en termes de lutte contre la traite par le plan national d'action de lutte contre la traite des êtres humains de mai 2014. Ainsi, de par son statut, la CNCDH constitue une autorité administrative indépendante atypique.
Les missions de la CNCDH consistent à rendre effectif l'accès aux droits fondamentaux et à répondre aux exigences des textes français, européens et internationaux en matière de droits de l'Homme. Pour assurer ces missions, la CNCDH dispose d'un effectif de sept personnes complété par une mise à disposition du ministère de l'éducation nationale. Il s'agit d'un secrétaire général, une secrétaire générale adjointe, de deux magistrats détachés et quatre chargés de mission. La CNCDH se compose également d'une assemblée de 64 personnes dont beaucoup sont très impliqués. Nous regrettons, cependant, que la sénatrice qui en est membre ne le soit pas du tout, sans doute en raison de ses autres activités. Aucun des membres de l'assemblée ne reçoit d'indemnité, excepté la Présidente. Ces personnes sont simplement défrayées lors de leurs déplacements à plus de 100 kilomètres au-delà de Paris.
La présence de trente ONG et syndicats, dont les représentants sont des experts de nos sujets de par leur profession, garantit le pluralisme et l'indépendance de notre commission. De plus, elle entraîne des réflexions d'une richesse étonnante.
Nous avons publié en 2015 notre 25ème rapport sur le racisme qui est remis chaque année au premier ministre. En septembre, nous remettrons également notre premier rapport sur la traite. Nous rendons des avis sur saisine ou auto-saisine. Depuis le début de mon mandat en 2012, la CNCDH a rendu 44 avis dont 12 sur saisine et a participé à 40 auditions au Sénat ou à l'Assemblée nationale. Depuis le début de l'année 2013, les avis sont publiés dans le journal officiel. Pour la préparation de ces avis, nous auditionnons de nombreuses personnes.
En matière d'éducation aux droits de l'Homme, la CNCDH organise le concours René Cassin, en collaboration avec le ministère de l'éducation nationale, et le concours, Liberté, égalité, fraternité de la République française, ouvert aux ONG du monde entier. En partenariat avec CANOPÉ, nous avons également produit cinq courts-métrages nommés « Graines de citoyen » sur le thème de la richesse de la différence. Nous considérons que l'éducation aux droits de l'Homme doit commencer dès le plus jeune âge. Nous préparons actuellement, avec l'Observatoire de la laïcité et CANOPÉ, cinq courts métrages sur la laïcité. La CNCDH publie également des ouvrages et organise des colloques.
Sur la scène internationale, nous jouons un rôle pilote. Actuellement, 70 institutions des droits de l'Homme sont accréditées statut A. Cette accréditation confère des obligations telles que la participation aux activités statutaires des INDH. La France doit continuer à aider certains États à devenir suffisamment indépendants et à créer des structures similaires à la nôtre.
Nous interagissons de diverses manières avec l'ONU. La CNCDH mène campagne, avec d'autres INDH, pour que toutes les INDH disposent du même statut et du même rôle dans toutes les agences des Nations unies. La CNCDH intervient lors de l'examen de la France devant le comité contre la torture ou le comité des droits de l'Homme et lors de l'examen périodique universel de la France. Nous participons à des séminaires internationaux sur les modalités de cet examen. Enfin, nous recevons souvent des rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l'Homme.
Nous entretenons également des liens étroits avec le Conseil de l'Europe. Nous avons initié un projet pilote sur le suivi de l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme. Nous intervenons en tant que tiers au sein de la Cour européenne des droits de l'Homme, notamment pour des affaires concernant une atteinte systémique aux droits fondamentaux. Nous avons participé dernièrement à une affaire sur la surpopulation carcérale dans laquelle la France a été condamnée. Nous représentons également les INDH devant le Comité des droits de l'Homme du Conseil de l'Europe.
Nous menons des actions en lien avec l'Union européenne. Nous avons créé, avec plusieurs universités, un consortium qui a remporté à deux reprises un appel d'offres de la Commission européenne afin de devenir le point focal de l'Agence européenne des droits fondamentaux.
Enfin, nous entretenons un dialogue nourri avec les défenseurs des droits de l'Homme dans le monde. Le secrétaire général de la CNCDH s'est même vu confier par l'ONU un mandat de rapporteur spécial sur la situation des défenseurs des droits de l'Homme. Le prix des droits de l'Homme de la République française nous a permis de récompenser, de suivre et de protéger plusieurs dizaines d'ONG dans le monde entier.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous considérez la CNCDH comme une autorité administrative indépendante atypique. Pouvez-vous m'expliquer en quoi vous vous différenciez des autres ? En quoi ce statut d'AAI se révèle utile pour vous ?
Mme Christine Lazerges. - Nous ne répondons pas aux critères stricts du droit administratif relatif aux autorités administratives indépendantes. En effet, nous ne disposons ni d'un pouvoir d'injonction ni d'un pouvoir de sanction. La CNCDH peut être considérée comme atypique pour deux autres raisons : nos fonctions internationales et notre composition, uniques dans le paysage des autorités administratives indépendantes. Notre composition garantit notre indépendance et nous permet d'être une véritable commission consultative.
Cependant, j'aurais préféré que la loi de 2007 nous accorde pleinement un statut d'autorité administrative indépendante privée des pouvoirs de sanctions et d'injonction.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Comme d'autres AAI, l'essentiel des fonctions supports de votre commission sont assurées à titre gratuit par les services du premier ministre.
Mme Christine Lazerges. - Cette situation résulte d'une décision de l'État et représente pour nous une simplification. Cependant, nous pourrions nous débrouiller seuls. Il serait même plus cohérent que notre indépendance se manifeste aussi dans la gestion administrative.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Plusieurs institutions nationales des droits de l'Homme dans d'autres pays ne disposent pas du même statut juridique que la CNCDH.
Mme Christine Lazerges. - En effet, elles ne sont généralement pas gérées financièrement et administrativement par un service du gouvernement. Cela dit, je ne me plains pas de cette situation puisqu'elle ne remet pas en cause notre indépendance.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Lors de son audition le 1er juillet dernier, le Défenseur des droits a émis les propos suivants : « L'institution nationale des droits de l'Homme est en France, contrairement à d'autres pays, la Commission nationale consultative des droits de l'Homme. On pourrait envisager que la CNCDH et notre institution, qui fait office de mécanisme de suivi des décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme fassent pot commun : la fonction tribunitienne de la première serait complétée par le travail effectif de réalisation des droits conduit par la seconde. »
Qu'en pensez-vous ? Votre commission ne peut-elle pas devenir un collège du Défenseur des droits ?
Mme Christine Lazerges. - Les structures qui se comportent « comme des ogres » ne fonctionnent pas nécessairement bien. Avant l'institution du Défenseur des droits, nous avions rendu un avis sur le regroupement de la HALDE, du Médiateur de la République, du Défenseur des enfants et de la Commission nationale de déontologie de la sécurité. En termes de visibilité, j'estime que ce regroupement ne se révèle pas véritablement bénéfique. Messieurs Baudis et Toubon ont cependant bien construit leur « maison à quatre portes ».
Je crains qu'une intégration de la CNCDH au sein du Défenseur des droits n'entraîne une perte de visibilité de notre structure à l'international et d'indépendance sur le plan national.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Dans la réponse à notre questionnaire, vous avez indiqué : « En application de la loi du 11 octobre 2013 sur la transparence de la vie publique, les membres de la CNCDH, parce que la commission est une autorité instituée par la loi et que ses membres sont nommés par arrêté du premier ministre, sont tenus à une déclaration d'intérêt et à une déclaration de patrimoine. » Par courrier du 21 juillet 2015, le président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) m'a indiqué que les membres de la CNCDH ne sont pas au nombre de ceux qui doivent déposer de telles déclarations. Pouvez-vous m'en expliquer les raisons ?
Mme Christine Lazerges. - La HATVP a changé d'avis nous concernant. Son président Jean-Louis Nadal m'a affirmé par courrier, suite à une demande de ma part, que les membres de la CNCDH étaient tenus de fournir une déclaration de patrimoine et de conflit d'intérêt. J'ai donc averti l'ensemble des membres de la CNCDH. Quelques-unes d'entre eux ont saisi le Secrétariat général du gouvernement pour s'assurer qu'aucune erreur n'avait été commise à cet égard par le président de la HATVP. De longs mois plus tard, le secrétariat général m'a informé par écrit qu'il n'était finalement pas nécessaire que les membres de la CNCDH adressent une déclaration de patrimoine et de conflit d'intérêt. J'ai donc transmis cette information au président Nadal, qui avait déjà reçu 80 % des déclarations des membres de la CNCDH. Il ne m'a pas répondu officiellement à ce sujet. Cependant, vous avez reçu une lettre à ce sujet, dont je n'avais moi-même pas connaissance.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Cette lettre liste les AAI pour lesquelles ces déclarations doivent être effectuées.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - De ce point de vue, j'en conclus que la CNCDH n'est pas une autorité administrative indépendante.
Mme Christine Lazerges. - J'estimais important que nous remplissions ces déclarations afin d'être véritablement considérés comme une AAI. Par ailleurs, la Haute autorité ne nous a pas retourné les déclarations que nous lui avions adressées. Monsieur Nadal a consulté le vice-président du Conseil d'état qui a estimé que, bien qu'indépendante, la CNCDH ne disposait pas de toutes les caractéristiques d'une autorité administrative indépendante, notamment en raison du fait que nos membres sont bénévoles.
Par ailleurs, pour les ONG, nous avions convenu que les représentants titulaires et leur suppléant à la CNCDH, et non le président de l'ONG, devaient remplir ces déclarations. En effet, ils correspondaient aux personnes apparaissant sur l'arrêté « Nomination des membres de la CNCDH ».
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Comment sont désignés ces représentants ?
Mme Christine Lazerges. - Les ONG et les syndicats désignent eux-mêmes leur titulaire et leur suppléant.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Sur quels critères choisissez-vous une ONG plutôt qu'une autre ?
Mme Christine Lazerges. - La CNCDH émet des voeux, que ce soit pour les ONG ou les personnalités qualifiées. Une commission, composée du vice-président du Conseil d'État, du premier président de la Cour de cassation et du premier président de la Cour des comptes, examine la liste proposée par la CNCDH. Suite à un échange avec Matignon, cette commission émet un avis motivé sur la liste.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Ainsi, la composition de votre collège est élaborée par le Conseil d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, avec l'aval du Premier ministre.
Mme Christine Lazerges. - Par ailleurs, je souhaite que le président de la CNCDH dispose d'un mandat unique de six ans avalisé par la commission des lois du Sénat et de l'Assemblée nationale plutôt que d'un mandat de trois ans renouvelable une fois. J'ai présenté un texte en ce sens aux présidents des commissions des lois du Sénat et de l'Assemblée nationale. Cette future proposition de loi est actuellement en attente.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Comment déterminez-vous les sujets dont vous vous saisissez d'office ? Vous avez, par exemple, rendu un avis, en 2013, sur la probité de la vie publique.
Mme Christine Lazerges. - Ce sujet est lié aux libertés et aux droits fondamentaux. Notre avis était rattaché aux deux projets de loi qui ont conduit à la mise en place de la HATVP. Les valeurs de la République constituent un socle pour nous.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Pourriez-vous nous dire qui contestait, au sein de votre collège, le fait de devoir remplir des déclarations patrimoniales et de conflit d'intérêt ?
Mme Christine Lazerges. - Quelques associations telles qu'Amnesty International ont considéré comme complexe cette procédure de transparence. L'universitaire Emmanuel Decaux estimait que ces déclarations représentaient une intrusion dans sa vie privée. Les avocats Henri Leclerc et Thierry Massis se sont également déclarés gênés par cette procédure.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Leur réaction me paraît intéressante, étant donné qu'ils ont émis un avis sur la probité de la vie publique.
Mme Christine Lazerges. - Ils arguaient du bénévolat de leur fonction. Certains se plaignaient uniquement du tracas administratif. Personnellement, je soutiens la transparence.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Certains députés ont également utilisé l'excuse du tracas administratif pour éviter d'effectuer leurs déclarations.
Comment choisissez-vous le rapporteur lorsque vous rendez un avis ? En 2014, votre avis sur les violences et discriminations commises à raison d'orientations sexuelles et d'identité de genre a été rapporté par le représentant de l'intersyndicale LGBT. En 2015, l'avis relatif à l'introduction d'un enseignement moral et civique à l'école a été rapporté par un ancien dirigeant d'un syndicat enseignant. Ainsi, d'un point de vue extérieur, le choix du rapporteur peut susciter un doute sur l'orientation de l'avis de la commission.
Mme Christine Lazerges. - Le rapporteur est choisi en comité de coordination. Nous recherchons en priorité, chez le rapporteur, la compétence et l'intérêt pour le sujet. A nos yeux, le rapporteur doit posséder une véritable connaissance du sujet sur lequel porte l'avis. Ainsi, nous sélectionnons généralement Pierre Lyon-Caen ou Catherine Teitgen-Colly pour le droit des étrangers et le droit d'asile, Henri Leclerc pour le renseignement, ATD Quart Monde pour les discriminations en raison de la précarité sociale et moi-même pour le terrorisme.
De plus, le rapporteur ne représente qu'une seule voix sur 64. Ainsi, l'avis de la commission peut différer du sien. Le rapporteur peut donc être frustré.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Je doute que le rapporteur de l'avis que vous avez rendu au sujet du projet de loi Renseignement ait été frustré. En revanche, il est probable que le ministre de l'intérieur ait ressenti une certaine frustration. Ce dernier a répondu à votre avis par un courrier. Il y évoque « un procès d'intention », « un postulat totalement erroné », « des inquiétudes sans fondement » et « des incohérences dans l'avis de la CNCDH ». Il exprime également le regret que ni lui ni ses collaborateurs et services n'aient été entendus par votre commission.
Mme Christine Lazerges. - J'entretiens de très bonnes relations avec le ministre de l'intérieur. Nous avons longuement échangé sur le sujet du renseignement. Il a répondu à notre avis par un courrier de quatorze pages. Tous les juristes qui se sont intéressés au sujet du renseignement considèrent que notre avis ne contient pas la moindre erreur du point de vue du droit. En revanche, le discours politique diffère du discours juridique. Je ne conteste pas le discours du ministère de l'intérieur mais je trouve notre avis excellent.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Je vous comprends parfaitement.
Mme Christine Lazerges. - Nous finalisons actuellement un ouvrage nommé « Les grands avis commentés de la CNCDH depuis 1987 ». Nous avons choisi 35 commentateurs qui ne faisaient pas partie de notre assemblée et qui n'étaient pas nécessairement d'accord avec nos avis. Ce choix démontre que le débat démocratique prévaut au sein de la CNCDH.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Quels rapports entretenez-vous avec l'Observatoire de la laïcité ?
Mme Christine Lazerges. - Nous entretenons d'excellentes relations avec cet observatoire, qui est, par ailleurs, notre voisin. Lorsque Jean-Louis Bianco a été nommé président de l'Observatoire de la laïcité, il a adressé sa première saisine à la CNCDH, ce qui a donné lieu à un avis sur la laïcité par cette dernière. J'ai, de plus, été auditionnée deux fois par l'Observatoire. La CNCDH et ce dernier préparent conjointement cinq courts-métrages qui seront présentés aux collégiens afin de leur apprendre que la laïcité naît de la liberté de conscience, issue de la loi de 1905. La laïcité doit être comprise comme un principe de la République apaisant qui induit de strictes restrictions de l'expression religieuse dans le service public mais pas dans l'espace public.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Par ailleurs, je déplore que le secrétaire général de l'Observatoire de la laïcité s'exprime en lieu et place de son président. Je n'estime ni bon ni opportun que ce soit l'administratif plutôt que l'exécutif qui s'exprime, qu'il s'agisse d'une AAI, d'une haute autorité ou d'un observatoire.
M. Jean-Louis Tourenne. - Rencontreriez-vous des difficultés à fonctionner et à remplir les missions qui vous sont dévolues si le siège de la CNCDH ne se trouvait pas à Paris mais à Montpellier, à Bordeaux ou dans une autre ville de province ?
Mme Christine Lazerges. - Personnellement, résidant à Montpellier, je serai ravie que le siège de la CNCDH se trouve dans cette ville. Cependant, cette situation se révélerait plus coûteuse en frais de déplacements. J'estime néanmoins regrettable que tous les sièges des AAI soient localisés à Paris.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Nous vous remercions.
La réunion est levée à 11 h 20