Mercredi 4 mars 2015
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -Audition d'Hugues de Jouvenel, président de l'association de prospective Futuribles international
M. Roger Karoutchi, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Hugues de Jouvenel, président de l'association de prospective Futuribles international. Votre audition, monsieur le président, s'inscrit dans le cadre d'une réflexion de portée générale conduite par notre délégation. Au-delà des travaux thématiques que nous avons d'ores et déjà engagés, nous entendons ainsi dégager des perspectives d'avenir pour la société et l'économie françaises à l'horizon des vingt ou trente prochaines années.
Je vous laisse volontiers la parole.
M. Hugues de Jouvenel, président de l'association de prospective Futuribles international. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, c'est toujours un plaisir pour moi de m'exprimer devant votre délégation et je suis heureux qu'elle soit représentée au sein du conseil d'administration de l'association que je préside.
Futuribles a été créée en 1960. Elle connut une première période de gloire à la fin des années soixante, à la grande époque du commissariat général du Plan, lorsque Pierre Massé, quittant le Plan, en prit la présidence et qu'Olivier Guichard, maître à bord de la Datar avec Jérôme Monod, apportait un appui important à l'association.
Futuribles dépendait largement à l'époque des subventions. Ces dernières s'étant taries et les frais fixes devenus énormes, elle subit un quasi-dépôt de bilan. Je l'ai relancée en 1973, après un long détour par les États-Unis où j'avais fait la tournée des think tanks américains, mû par une idée fixe : créer un centre indépendant privé de réflexion prospective, au profit des politiques publiques.
Aujourd'hui, sous le terme Futuribles, qui est la contraction, faut-il le rappeler, de « futurs » et de « possibles » - et non pas de « futurs » et de « terribles »... -, il y a en fait trois structures : une association, une société d'édition et une société d'étude et de conseil.
L'ensemble de notre activité tourne autour de trois objectifs relativement simples. Le premier est de travailler non pas sur le futur, mais sur le présent. Nous nous efforçons de nous représenter le présent en faisant le tri entre, d'un côté, les faits de nature conjoncturelle, anecdotique, ceux qui souvent feront la une des médias, et, de l'autre, les événements symptomatiques, révélateurs de ce qu'il est communément appelé des « tendances lourdes émergentes ». Ce travail consiste donc à discerner dans le présent, sans qu'aucune recette miracle existe pour ce faire, les racines de futurs possibles. Comme le génie des consultants est souvent d'inventer de nouveaux mots plutôt que de renouveler la pensée, nous assistons à une inflation de termes pompeux pour désigner le même phénomène. Ces tendances lourdes émergentes, Pierre Massé les appelait autrefois les faits porteurs d'avenir ; d'autres, de manière plus chic, préfèrent aujourd'hui l'expression « signaux faibles ».
Notre deuxième objectif est de tenter d'explorer le « que peut-il advenir ? ». Cela renvoie à la « prospective exploratoire », notion qui doit déjà vous être assez familière puisque vous avez auditionné Bruno Hérault, chef du centre d'études et de prospective du ministère de l'agriculture. La prospective exploratoire se différencie de la prévision dans la mesure où cette dernière, quand bien même elle a recours à des modèles très sophistiqués, ne fait que prolonger les tendances du passé.
La prospective exploratoire attache une grande importance, d'une part, à la prise en compte des phénomènes de discontinuité et de rupture, d'autre part, à l'identification des acteurs et aux stratégies et politiques, plus souvent implicites qu'explicites, que ceux-ci poursuivent. Elle n'a aucune vertu prédictive. Pour le dire plus prosaïquement, son ambition essentielle est d'alerter avant que l'incendie ne se déclare pour éviter aux décideurs et stratèges d'en être réduits à jouer les pompiers.
De là découle le troisième objectif, à savoir répondre à la question : « Face aux enjeux du futur, qu'est-il possible et souhaitable de faire ? »
Sur la base de ce triple objectif, Futuribles a principalement développé un système de veille prospective mutualisée sur l'environnement stratégique des organisations. Notre association réunit à cette fin des entreprises - Total, Michelin -, des administrations - ministère de l'écologie -, des collectivités territoriales - conseil régional Nord-Pas-de-Calais, plusieurs conseils généraux -, ainsi que des centres publics de recherche - Agence nationale de la recherche, Inra, CEA. Une telle mutualisation permet de faire un peu moins bêtement ce que chacun essayait de bricoler souvent dans son coin avec des moyens très modestes.
Ce travail, que nous appelons « Vigie », est l'activité principale de l'association, qui lance par ailleurs chaque année une ou deux études en souscription de sa propre initiative sur des sujets d'intérêt collectifs. Nous avons ainsi récemment travaillé sur l'évolution de la consommation et des modes de production à l'ère de la transition écologique.
Futuribles exerce également une activité de formation et une activité de conseil. Cette dernière consiste à assurer l'ingénierie et l'accompagnement de démarches de prospective appliquées et l'élaboration de plans de développement. Ainsi ai-je participé, voilà quelques jours, à une réunion avec les présidents de six intercommunalités réunissant soixante-treize communes du département des Yvelines pour essayer de les amener à se doter d'un projet de développement. Et je pars tout à l'heure dans le pays du Gois pour faire à peu près le même travail, mais cette fois-ci à l'échelle de quatre communes sur un territoire composé à 80 % de marais.
Futuribles est donc une structure modeste, fonctionnant beaucoup en réseau, faisant appel à des personnes de disciplines très différentes.
Je ne sais pas très bien ce qu'est un prospectiviste, sinon quelqu'un qui a pour mission d'inciter les acteurs - économistes, sociologues, ingénieurs, etc - à prendre un peu de hauteur et de recoller les morceaux de savoirs très dispersés et très pointus détenus par ces mêmes acteurs, lesquels ont souvent perdu en largeur de vue ce qu'ils ont gagné en profondeur d'analyse.
Il est une métaphore que j'aime utiliser. Une organisation quelle qu'elle soit, c'est un peu comme un bateau, qui, à son bord, a deux instruments aux fonctions différentes mais complémentaires : la vigie et le gouvernail. La vigie sert à déceler le vent qui se lève, un navire que l'on va croiser, un iceberg, autrement dit des germes d'avenir possible. Dès lors, se pose la question du « que peut-il advenir ? » sur cet océan, eu égard notamment au fonctionnement de l'équipage. Nous sommes là dans la prospective exploratoire. Celle-ci n'a d'intérêt à mes yeux que dans la mesure où elle conduit à une deuxième question : « Que pouvons-nous faire ? » Nous passons de la vigie au gouvernail. Il revient alors d'apprécier correctement le pouvoir des différents acteurs, d'autant plus important que ceux-ci auront fait preuve de prévoyance, et de vérifier s'ils sont capables de souder des alliances autour d'une vision d'un avenir un tant soit peu partagé. Cela renvoie à la notion de projets. Je suis personnellement convaincu que nous avons besoin de projets collectifs relevant du bien commun et dépassant la somme des intérêts particuliers.
C'est bien d'avoir un projet, c'est encore mieux de le réaliser. D'où le compte à rebours nécessaire pour savoir comment passer de la situation actuelle à l'objectif assigné à moyen et long terme.
Sur l'évolution de la France à l'horizon des vingt prochaines années, je ne suis pas du tout fataliste. Nous avons un héritage. Au demeurant, avant de nous projeter dans l'avenir, entendons-nous déjà sur la situation aujourd'hui. La documentation abonde sur le sujet. Le diagnostic est parfois très clair, comme dans le rapport Gallois sur le décrochage de notre économie et de notre industrie, parfois beaucoup moins. C'est ainsi qu'un certain nombre de points, essentiels à mes yeux, ont été occultés.
Je suis toujours frappé des performances très différentes de la France par rapport aux autres pays européens en matière d'emploi. Nous avons tous connu à peu près la même évolution démographique, nous sommes tous confrontés au même contexte de mondialisation, de choc des technologies. Voilà quarante ans, le taux d'emploi, autrement dit la proportion de la population d'âge actif en emploi, s'élevait à 70 % au Royaume-Uni et dans les pays scandinaves. Il a depuis plutôt continué à y augmenter. En France, il n'a jamais dépassé 63 % au cours de cette même période.
Lorsque j'explique, devant des représentants du Conseil économique, social et environnemental (Cese), à l'occasion d'un rapport sur l'avenir du travail, qu'il y a eu un consensus implicite entre syndicats, patronat et pouvoirs publics, quelle que soit la couleur des gouvernements, pour faire de l'ajustement par le sous-emploi, on me répond qu'il est interdit de dire une chose pareille au risque de susciter une levée de boucliers de ces différents acteurs. Si on ne peut pas être d'accord, ne serait-ce qu'a minima, sur un diagnostic qui, en l'occurrence, est documenté, comment voulez-vous le devenir sur l'exploration des futurs possibles ?
Je regrette l'absence d'un diagnostic partagé, pertinent, sur la situation économique et sociale actuelle, d'autant que nous sommes confrontés à la fois à un sous-emploi durable et à un vieillissement démographique largement inéluctable. Cela étant, je n'y vois aucune fatalité pour les dix-vingt ans à venir. L'avenir reste heureusement ouvert et dépend très largement des décisions et actions humaines qui seront prises, pour autant que celles-ci répondent réellement aux enjeux de l'avenir.
Je suis quelque peu inquiet de voir que bon nombre d'économistes, à propos de ce qu'il est convenu d'appeler la « crise », considèrent qu'elle va laisser la place à un sentier de croissance, à la manière d'autrefois. Telle n'est pas ma lecture personnelle. Nous sommes entrés, selon moi, dans une période de mutation assez radicale entre - je paraphrase là une phrase célèbre - un monde qui n'en finit pas de mourir et un autre monde qui reste assez largement à inventer, à construire, autour, par exemple, de l'économie de la fonctionnalité, de l'économie circulaire, de nouvelles formes de travail.
J'ai le sentiment que la France s'épuise à essayer de retrouver le monde d'hier plutôt que de s'atteler à construire le monde de demain. Je suis d'autant plus inquiet que je constate un vrai déficit de réflexion prospective au sein de la sphère publique. La prospective en France s'est largement développée au sein de l'appareil d'État. Ce n'est plus le cas, sauf peut-être dans une ou deux structures, à l'image du centre d'études et de prospective du ministère de l'agriculture. La prospective est davantage passée du côté des collectivités territoriales et de l'entreprise. Je ne vous cache pas que le rapport Quelle France dans dix ans ?, établi par la structure qui a succédé à feu le commissariat général du Plan et qui est devenue aujourd'hui France Stratégie, me paraît peu prospectif dans l'esprit. Il est loin de définir un cap susceptible de mobiliser les acteurs publics comme privés et, plus généralement, les Français autour d'un minimum de vision partagée qui permettrait le sursaut donc nous avons, me semble-t-il, besoin. C'est une opinion personnelle. Pour le dire plus positivement, nous avons des marges de progrès tout à fait importantes et il est heureux que le Sénat et le Cese s'emparent de la prospective. Il me semble logique que le Sénat - ce n'est pas le cas de l'Assemblée nationale - assume cette fonction, développe une capacité d'« expertise » sur le futur - je mets des guillemets à dessein car personne ne peut se prévaloir d'être un expert du futur -, puisse débattre à la fois des futurs possibles et des futurs souhaitables et utiliser la démarche prospective pour redonner ses lettres de noblesse à la politique. Ce dernier point est le plus important : l'action collective doit servir à corriger les dysfonctionnements actuels de l'économie et de la société françaises et à fixer un cap à l'horizon des dix ou vingt prochaines années.
M. Roger Karoutchi, président. - À vous entendre, notre pays dépenserait beaucoup d'énergie, quels que soient les gouvernements en place, à préserver l'économie et les acquis du passé et bien peu à préparer la suite. Faut-il en conclure que trop d'efforts sont faits sur la préservation des activités traditionnelles et pas assez sur le numérique et autres secteurs novateurs ? Cela a-t-il encore du sens encore de s'accrocher à l'idée de se défendre ou de donner le sentiment de se défendre, ou s'agit-il d'un combat perdu d'avance ? Car il n'est tout de même pas très facile, sur le plan social et humain, d'aller dire à des gens que leur activité est vouée à disparaître et qu'il va falloir songer à trouver autre chose.
M. Hugues de Jouvenel. - Je ne suis pas sûr de très bien savoir ce que recouvre le « secteur traditionnel ». Pour moi, l'agriculture est un secteur moderne. Je me désole de voir notre balance commerciale à ce point déficitaire, y compris dans le domaine des végétaux d'ornement. L'agriculture doit jouer un rôle important non seulement sur le registre alimentaire et celui de la santé, mais sans doute aussi dans le cadre de la mise au point de nouveaux matériaux qui permettront peut-être de remplacer dans le microprocesseur le silicium par des tissus à base végétale.
Quant à l'industrie, elle est en train de tertiariser. Aucun secteur n'est en lui-même condamné. Il n'est qu'à voir le renouveau du textile à très haute valeur ajoutée dans le Nord-Pas-de-Calais. Le numérique est non pas une filière à proprement parler, mais plutôt un outil transversal à l'ensemble des activités. Je ne me reconnais donc pas dans la distinction agriculture-industrie-tertiaire et encore moins dans l'objectif, adopté à l'unanimité des chefs d'État et de gouvernement au sommet de Lisbonne, visant à faire de l'Europe l'économie de la connaissance la plus avancée au monde, laissant entendre que l'économie de la connaissance se cantonnerait à la recherche de prix Nobel et ne s'intéresserait plus du tout au développement de la production agricole ou industrielle et du secteur tertiaire.
L'agriculture française a, j'en suis convaincu, un grand avenir, pour peu que nous sachions trouver les niches adéquates et faire valoir notre différence par rapport à nos concurrents. De la même manière, dans le domaine des services, nous avons beaucoup de progrès à faire. J'évoquais la différence en termes de taux d'emploi entre les pays européens. Même à l'échelle d'un territoire, d'un bassin de vie à l'autre, les performances économiques et les taux d'emploi diffèrent. Cela signifie que les marges de manoeuvre sur le plan intérieur sont beaucoup plus importantes que nous ne l'imaginons. Nous sommes un peu enclins, en France, à nous considérer comme victimes de la mondialisation aujourd'hui comme du choc pétrolier hier, à ne pas nous sentir suffisamment responsables d'un avenir qui dépend tout de même largement de nous.
M. Louis Duvernois. - Selon l'adage populaire, le pire n'est jamais certain. Vous dites vous-même que la France épuise son énergie à retrouver le monde d'hier plutôt qu'à préparer le monde de demain. Voilà une phrase extrêmement lourde de conséquences. Pourriez-vous préciser votre pensée ?
M. Hugues de Jouvenel. - Je reviendrai sur l'exemple de l'emploi, même si ce n'est pas le seul problème. À mon sens, l'emploi salarié à durée indéterminée, à vie, aux mêmes horaires et dans un même lieu, c'est un emploi d'hier. Or la politique suivie jusqu'à présent a plutôt consisté à consolider la rente de situation des personnes qui disposaient d'un tel emploi au détriment d'un nombre croissant d'exclus.
Dans le monde de demain, les frontières de l'entreprise comme celles des États seront plus poreuses, on travaillera de plus en plus en réseaux, sans doute à l'échelle internationale. Par « réseaux », j'entends non pas déterritorialisation, mais noeud de réseaux, donc pôles de compétitivité. Les horaires sont d'ores et déjà différenciés. Alors que le débat se concentre aujourd'hui sur le travail du dimanche, n'oublions pas que moins d'un Français sur deux en activité travaille encore sur le mode traditionnel, c'est-à-dire du lundi au vendredi, de 8 heures à 17 heures, tous les jours au même endroit. Notre pays est plombé par le chômage et le sous-emploi. Face à ce phénomène de désynchronisation des temps sociaux et des lieux de vie et de travail, il conviendrait de donner un peu de souplesse au marché du travail.
Un autre exemple, à cheval sur l'économique et le social, mérite d'être cité : l'avenir des retraites. Parmi les nombreux rapports écrits sur le sujet, je mentionnerai celui qui a été rédigé à la fin des années quatre-vingt-dix par mon ami Jean-Michel Charpin, alors commissaire au Plan, car c'est celui qui, en gros, est régulièrement mis à jour par le Conseil d'orientation des retraites. À l'époque, beaucoup de gens pensaient que la reprise constatée de la croissance et de la création nette d'emplois allait être durable et qu'à partir de 2006 la population d'âge actif allait se réduire, une fois les générations nombreuses du baby-boom parties à la retraite, d'où quasiment une pénurie de main-d'oeuvre attendue pour 2010-2015.
Je me suis insurgé contre cette lecture. À Futuribles, nous avons considéré qu'il ne s'agirait que d'un petit baby-krach et que le renversement annoncé pour 2006 se ferait plutôt en 2016. Selon notre analyse, la population active continuerait d'augmenter, les moteurs d'une croissance durable feraient défaut, la création d'emplois long feu, et le pays serait durablement plombé par le sous-emploi.
Recommander un allongement de la durée de vie active sur l'ensemble de la durée de vie, augmenter le nombre d'annuités de cotisation pour bénéficier d'une retraite à taux plein, développer les préretraites tout en maintenant les seniors en activité plus longtemps, voilà autant de propositions auxquelles nous souscrivons. Mais aucune n'est réalisable dans les conditions actuelles d'un sous-emploi persistant. À défaut de pouvoir se maintenir en activité plus longtemps, les seniors se retrouvent pris en charge par l'assurance chômage ou l'assurance maladie. Autrement dit, on bascule les dépenses d'un poste à l'autre sans résoudre le problème.
Ces deux exemples montrent selon moi à quel point un mauvais décryptage de la réalité conduit à l'adoption de politiques publiques contre-productives. Du reste, les politiques menées en matière d'emploi ou en matière industrielle, avec beaucoup de succès d'ailleurs dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, sont aujourd'hui inefficaces. Il n'est qu'à voir le rapport que vient de publier Bruno Palier sur le coût des emplois aidés, qui représente le double d'un Smic.
M. Aymeri de Montesquiou. - Voilà une information de nature à nous interpeller. Dans votre propos, vous avez notamment insisté sur les termes de stratégie et de collectivités, la plus importante étant l'État. Parmi les États qui comptent et pour lesquels la recherche fondamentale et appliquée ainsi que ses implications sont un élément important, percevez-vous des stratégies convergentes ou divergentes quant à l'avenir ? Par exemple, la Corée du Sud, la Suède, les États-Unis ou la France ont-ils la même stratégie ?
M. Hugues de Jouvenel. - Loin de moi l'idée de plaider en faveur d'une planification de type Gosplan. Mais si tout le monde n'a pas le même objectif, il n'en demeure pas moins que les pays et les régions, les entreprises qui réussissent le mieux ont en général fixé un cap, une stratégie à long terme. Les différences tiennent à la manière d'ajuster les voiles en fonction de la conjoncture, laquelle est difficilement prévisible, y compris à quelques mois.
Je n'irai donc pas jusqu'à dire que les objectifs à long terme de la Corée, de la Chine, de l'Allemagne, du Royaume-Uni ou des États-Unis sont identiques, d'autant que les données de départ et l'exercice de la politique diffèrent. J'ai eu la chance de pouvoir suivre d'assez près l'élaboration du plan désormais mis en oeuvre en Chine et d'assister à un débat étonnant sur les terres rares. Arguant que le pays exportait à vil prix ses terres rares, alors qu'il s'agissait d'un atout considérable pour le long terme, des experts plaidaient pour un arrêt de leurs exportations. Ce fut validé politiquement et, ô surprise pour un petit Français comme moi, mis en application dès l'année suivante.
Dans le domaine de recherche, on a raisonné pendant très longtemps en distinguant recherche fondamentale, recherche appliquée, développement et innovation. Ce n'est plus exactement le paradigme dominant aujourd'hui. Recherche et innovation sont liées par une relation beaucoup plus complexe. Il y a de l'innovation sans recherche et de la recherche sans innovation. Incidemment, l'innovation est non pas exclusivement scientifique ou technologique, mais aussi sociale.
Alors qu'internet n'existait pas encore, la France se montrait très fière de la télématique, du minitel, et annonçait un développement à grande vitesse du télétravail. Ce ne fut pas du tout le cas. La technologie était au rendez-vous, mais pas les conditions économiques et sociales propres à la diffuser et à modifier les usages en ce sens. Cela suppose souvent de remettre en cause nos modes d'organisation, nos portefeuilles de compétences, nos manières d'être, notre culture. D'où l'importance du couple innovation technologique-innovation sociale.
Aucune époque n'a bénéficié d'un tel gisement de technologies nouvelles, lesquelles peuvent déboucher sur les usages les pires comme les meilleurs. Les usages sont de plus en plus ambivalents. En ce qui concerne les sciences de la vie, certains imaginent l'avènement d'une médecine « prédictive » - je préfère dire « présomptive » - quand d'autres insistent sur les possibilités de clonage de l'homme ou de la femme idéale. Ce seul exemple illustre à mon sens toute l'importance du débat.
M. Aymeri de Montesquiou. - Et du délire !
M. Hugues de Jouvenel. - Absolument.
M. Jean-Pierre Sueur. - Je suis frappé par le fait ce n'est pas tant la prospective qui manque, c'est la volonté. Je pense à notre ami Claude Dilain qui nous quittés hier. Convaincu qu'en matière de politique de la ville le zonage produit des ghettos, il n'a eu de cesse, notamment entre 1995 et 1998, de lutter contre l'idée de dissocier la politique de la ville de la politique urbaine et d'en appeler à une gestion à l'échelon intercommunal. Près de vingt ans après, le constat est amer : même si certains gouvernements ont fait plus que d'autres, il n'y a pas eu la volonté.
Vous avez parlé de l'agriculture ornementale. Cela m'intéresse beaucoup. Si nous offrons des fleurs ce soir, elles proviendront, dans neuf cas sur dix, des Pays-Bas voire de la Nouvelle-Zélande, y compris si nous sommes à dix kilomètres d'un endroit où l'on produit de magnifiques fleurs. Il n'y a aucune raison pour que les néerlandais soient dix fois meilleurs que nous. Notre terroir est magnifique. Nos capacités sont grandes. Il nous a manqué au départ l'impulsion et la volonté.
Tout cela me conduit à une réflexion finale sur l'absence de prospective de la politique. Si on ne change pas un certain nombre de choses dans la politique elle-même, je crains que l'on n'ait beaucoup de déperdition. Que d'énergie tout de même dépensée pour éviter de larges accords sur des sujets peut-être difficiles mais nécessaires pour l'avenir !
M. Hugues de Jouvenel. - Sur la politique de la ville, vous avez tant fait.
M. Jean-Pierre Sueur. - Je vais continuer.
M. Hugues de Jouvenel. - Comment se fait-il que ces travaux tout à fait remarquables que vous avez menés dans le cadre de la délégation à la prospective du Sénat n'aient pas donné lieu à plus de débats, à une appropriation par les acteurs concernés ?
J'ai assisté, la semaine dernière, à une réunion de France Stratégie à laquelle participaient le Commissaire général, le Medef, représenté par son vice-président, et la Fonda, qui fédère un certain nombre d'associations, représenté par le préfet Yannick Blanc. Tous avaient le même discours : la France est extrêmement riche d'innombrables innovations sociales, sous-entendu la France d'en bas est vigoureuse et vivace ; il faut passer du top down au bottom up. Je n'ai pas pu m'empêcher de réagir en posant cette question : n'y a-t-il pas dans ces propos un tant soit peu excessifs une espèce de reconnaissance de l'impuissance des pouvoirs publics et de l'État à agir ? Certes, les innovations ne manquent pas. Encore faut-il qu'elles essaiment, se développent, que la TPE puisse devenir une PMI. Or il y a un certain nombre de blocages qu'il faut lever pour que ces innovations prospèrent.
Autre exemple : dans le cadre de ma collaboration avec les Yvelines, que je citais au début de mon propos, j'ai défendu l'idée de développer le maraîchage en agriculture car cela me paraissait assez logique pour un département proche de Paris. Il m'a été répondu que les Yvelines cultivaient des céréales et ne faisaient pas de maraîchage, pour lequel il y avait un blocage au regard des aides de la politique agricole commune.
Sur la politique aussi, je me permettrai de livrer un sentiment un peu abrupt. Il faut réinventer la politique en allant plus loin qu'un simple bricolage politico-institutionnel. La scène politique nous renvoie l'image de personnes qui sont plus dans la gestion et dans la communication que dans la politique. Je suis désolé de le dire, mais il y a un vrai vide politique dans notre pays, une absence de culture politique qui fait d'ailleurs le lit des extrêmes. Trouver les moyens de redonner à la politique ses lettres de noblesse est l'un des objectifs qui me motivent le plus en faisant de la prospective. C'est peut-être un vrai travail pour le Sénat. La politique, c'est l'incarnation du bien commun, et non la somme d'intérêts particuliers tels qu'ils s'expriment dans la rue ou dans les sondages, avec d'ailleurs des résultats différents d'une semaine à l'autre.
M. Philippe Leroy. - Comment situez-vous les problèmes de sécurité, de guerre, chers à Raymond Aron, dans la prospective économique ? La mondialisation telle qu'elle est aujourd'hui ne correspond pas à la vision qu'en avait Teilhard de Chardin. Chaque État accorde à la défense des allocations spécifiques et entretient, selon les cas, une posture tantôt défensive tantôt agressive. Je suis moi-même forestier. Mes grands-parents avaient fait de grands projets sur la forêt, parce que les forestiers sont nécessairement des gens de prospective, qui raisonnent à cent ans. Mais tout ce qui avait été prévu à la fin du XIXe siècle a été contrebattu par deux guerres mondiales qui ont détruit les forêts européennes.
M. Hugues de Jouvenel. - Vous vous en souvenez sans doute, après la chute du mur de Berlin et l'explosion de l'empire soviétique, Francis Fukuyama avait sorti un livre intitulé La fin de l'histoire. Il y annonçait, en substance, la victoire définitive du modèle occidental, de l'économie de marché et de la démocratie.
À l'époque, nous avions relevé la fin de la « belle époque de la guerre froide » - avec des guillemets, bien évidemment -, durant laquelle deux blocs s'opposaient frontalement suivant des règles du jeu communes. Selon notre analyse, la période suivante serait marquée par une multiplication d'acteurs internes aux États, au niveau des États et transnationaux : Al-Qaida et Microsoft, si j'ose les rapprocher. Les risques sont effectivement devenus de plus en plus multipolaires et les armes de la puissance risquent à l'avenir d'être beaucoup plus disséminées. Notre planète est aujourd'hui beaucoup plus une planète poudrière qu'une planète pacifiée. Les problèmes de sécurité et de défense s'y posent avec une acuité très grande. Nous venons d'ailleurs de terminer à Futuribles un travail sur les questions de cybersécurité.
Si je suis un européen très convaincu, je reconnais que l'Europe est impuissante en termes de sécurité et de défense et qu'il n'y a pas beaucoup d'États sur le continent en capacité de peser réellement sur la scène mondiale dans ces domaines. La France est de ceux-là. Je déplore donc l'absence de réelle politique européenne de sécurité et de défense et le retard pris par le projet de création d'une agence européenne de l'armement. Nous sommes en guerre économique, nos territoires sont en concurrence les uns avec les autres pour attirer les talents, les capitaux. Or les moyens de régulation par rapport à ces phénomènes de concurrence ou de conflit sont quasi inexistants.
M. Yannick Vaugrenard. - Il est de bon ton, depuis quelques années, quel que soit l'interlocuteur par ailleurs, de critiquer ou de mettre en cause les responsables politiques. J'ai tendance à penser que les citoyens de notre pays ont les politiques qu'ils méritent.
Notre société connaît une période de profondes mutations. Les habitudes cycliques observées depuis quelques générations appartiennent désormais au passé. Ces mutations sont d'ordre économique, climatique et interviennent à l'échelle planétaire. Raisonner comme si nous étions dans le même monde qu'après les accords de Yalta n'a pas de sens. Les Bric - Brésil, Russie, Inde, Chine - et l'Afrique ont envie d'avoir leur part du gâteau planétaire : c'est logique et normal. Tout cela chamboule d'une certaine manière une partie de nos certitudes. On pointe souvent le rôle des économistes et l'absence de pensée politique. Il se trouve que, dans les siècles précédents, les économistes talentueux étaient en même temps philosophes. Les pensées philosophiques du XIXe et du XXe siècles sont à mon sens toujours valables aujourd'hui. Les critères économiques, eux, ont évolué. Faudrait-il pour autant s'abstenir non pas de repenser mais de regarder avec un oeil neuf ce que disaient les grands philosophes qui nous ont précédés ? À l'évidence, non.
Chacun connaît la réalité de l'utilisation des finances mondiales aujourd'hui. Sur l'ensemble des échanges boursiers, seuls 10 % peut-être s'appuient sur des investissements pour soutenir l'activité économique. Le reste appartient au domaine spéculatif. L'association que vous présidez avait-elle prévu la crise financière de 2008 ? Tout ce qui a été prévu et imaginé, pour autant que c'était nécessaire, n'était certainement pas suffisant. Un bilan est souhaitable pour nous prémunir des risques d'un nouveau krach. La bourse de Paris connaît actuellement une envolée spéculative ; il est en train de se créer une bulle spéculative dont les conséquences s'annoncent aussi redoutables que dramatiques.
J'ai pris connaissance d'une note de veille que Futuribles a publiée le 23 janvier 2012 : depuis vingt ans, au sein des pays membres de l'OCDE, les 10 % les plus riches de la population ont vu leur pouvoir d'achat augmenter, les 10 % les plus pauvres leur pouvoir d'achat diminuer. Nombre d'économistes sont sur cette ligne. N'avez-vous pas le sentiment que de telles inégalités, entre les pays ou sur un même territoire, constituent un frein à la croissance ? De mon point de vue, l'égalité est source de croissance, l'inégalité de décroissance. C'est un vrai sujet qui devrait concerner chacune et chacun d'entre nous.
Mme Sylvie Robert. - Je voudrais pour ma part apporter une note quelque peu différente par rapport au pessimisme ambiant, même si, comme tout le monde, je reste lucide devant la situation actuelle. Pour autant, j'observe des mutations pleines de promesses, tant dans les discours que dans les actes. On privilégie désormais une approche ascendante plutôt que descendante. Nombre d'initiatives mises en oeuvre dans les territoires, dans les villes, sont absolument incroyables, malgré un contexte économiquement contraint. C'est la notion de bien commun qui anime les responsables politiques que nous sommes. Toutes les générations, pas seulement les jeunes, élaborent des modèles économiques extrêmement innovants, trouvent des formes d'organisation sociale inédites. Dans le secteur culturel, qui m'est familier, l'innovation publique, sociale, est remarquable.
Or on ne capitalise pas du tout ces expérimentations qui pourraient sinon avoir valeur d'exemple du moins être questionnées, évaluées. Ces nouveaux modèles d'organisation ancrés dans le XXIe siècle, avec une réelle participation des habitants à l'échelle d'un territoire, sont encore trop peu méconnus. Soyons optimistes. Oui, la politique et le politique sont capables de trouver les leviers nécessaires à de nouvelles formes d'organisation sociale. Notre pays regorge d'initiatives en ce sens. J'aimerais simplement qu'elles puissent faire l'objet d'un travail d'analyse et d'évaluation, pour qu'elles profitent à tous.
M. Hugues de Jouvenel. - Madame la sénatrice, je suis complètement d'accord avec vous. Une grande partie de notre travail consiste désormais à essayer de recenser effectivement les innovations issues du terrain. Il existe une multitude d'initiatives, souvent très innovantes, très intéressantes et prometteuses, mais elles ont malheureusement beaucoup de mal à monter en puissance.
L'essaimage, le transfert de toutes ces innovations est loin d'être optimal. Nous menons actuellement un travail sur les défis et opportunités du vieillissement démographique pour les acteurs de l'économie sociale et solidaire. Nous nous efforçons de dépasser les concepts intellectuels, pour nous intéresser aux innovations que nous repérons de par le monde. Nous étudions les moyens de transposer au niveau global ce que certains groupes sociaux parviennent à créer au niveau local, en termes de solidarité entre générations et de modes de vie différenciés. Il s'agit, comme souvent, d'identifier les verrous à lever.
Monsieur le sénateur, vous avez parfaitement raison de souligner que les élus sont en quelque sorte un sous-produit des électeurs. Raison de plus pour essayer de redonner le goût de la politique, de la vraie politique, à nos concitoyens. Je me souviens à ce propos d'un petit ouvrage publié par Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret Pour une nouvelle culture politique, une espèce de plaidoyer post-soixante-huitard. Michel Crozier s'inscrivait également dans cet esprit.
Le retour vers les grands philosophes est éminemment nécessaire. Mais qui serait en mesure de donner l'impulsion nécessaire ? Je suis propriétaire d'une maison dans le Perche, dans un village de trois cents habitants. Son maire m'a confié consacrer deux jours et demi à la gestion de la commune. Heureusement pour lui qu'il est retraité, sinon comment ferait-il ?
Réhabiliter la politique, cela doit se faire à tous les niveaux, y compris au niveau des citoyens. De ce point de vue, il importe de développer encore davantage l'éducation civique.
Sur la finance, rappelez-vous ce qui se disait voilà quelques années : les flux financiers à travers la planète représentent à peu près mille milliards de dollars, soit cent fois plus que la valeur des transactions commerciales réelles. Si la sphère financière est complètement déconnectée, elle conserve un impact sur l'économie réelle.
Plus la bulle spéculative enfle, plus les risques de krach augmentent, et heureusement qu'il y en a. Beaucoup avaient fait le constat d'une telle bulle avant 2007, mais très peu avaient prévu le krach qui a suivi. Aujourd'hui, tout le monde s'accorde à dire qu'on est reparti dans un phénomène de bulle et qu'il faudra de nouveau que cela craque. Est-ce à dire que nous serions impuissants par rapport à tout cela ?
J'en discute souvent avec un ami qui est l'ancien président de la Coface et qui milite depuis bien des années pour séparer les banques de dépôt des banques d'affaires. Les Américains et les Britanniques, supposés être beaucoup plus libéraux, l'ont fait. Pourquoi pas nous ? C'est incompréhensible.
Au sujet des inégalités, je citerai les propos que me tenaient feu mon ami Michel Drancourt, grand figure libérale si je puis dire : « Les riches ne font plus leur boulot. » Autrefois, les riches entraînaient les pauvres dans leur sillage, c'était l'ascenseur social. Aujourd'hui, les riches sont apatrides, ils jouent au casino planétaire de la finance, ils n'entraînent plus personne dans leur sillage. Au-delà de la justesse du constat que vous faites sur les 10 % de plus en plus riches et les 10 % de plus en plus pauvres, se pose le problème des classes moyennes. Cela me paraît un élément très préoccupant dans la société française.
Dans notre pays, les classes moyennes ont pris la forme d'un sablier : une toute petite minorité devient très riche quand un grand nombre voit ses conditions de vie se détériorer. Il s'agit d'un véritable enjeu, qui renvoie, me semble-t-il, pour une large part, aux questions de l'emploi, de la retraite, de l'avenir de notre système de protection sociale. Ce dernier a merveilleusement fonctionné pendant les Trente Glorieuses. Il est aujourd'hui confronté à une crise non seulement financière, mais également d'efficacité et de légitimité. S'il ne faut certainement pas le détruire, il convient tout de même d'en repenser les mécanismes. Et nous avons encore beaucoup à apprendre d'un certain nombre de philosophes politiques anciens, dont les concepts devraient nous guider et s'incarner dans les politiques publiques, pour que tout cela ne reste pas du verbe.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie vivement pour cet entretien plein d'enseignements, monsieur de Jouvenel.
Mes chers collègues, je vous rappelle que, mardi 10 mars prochain, nous auditionnerons Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique, et Éric Brun, chargé de mission, dans le cadre du rapport sur l'eau que nous avons confié à nos collègues Henri Tandonnet et Jean-Jacques Lozach.