Mardi 16 avril 2013
- Présidence de Mme Jacqueline Gourault, présidente -Communication sur le déplacement de la délégation dans le Rhône, le 28 mars 2013
Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Notre délégation, représentée par cinq de ses membres, a fait un déplacement à Lyon le 28 mars dernier pour prendre connaissance, au contact des élus du Rhône, du contexte et des conditions de la création de la future euro métropole lyonnaise.
Cette visite s'est déroulée en trois temps. Dans la matinée, une séance de travail a eu lieu en compagnie, d'une part, d'une douzaine de membres du conseil de communauté urbaine, dont notre collègue Gérard Collomb, président de la communauté urbaine, d'autre part, d'une dizaine de conseillers généraux, dont Danielle Chuzeville, présidente du conseil général, et notre collègue Michel Mercier, vice-président. Nous avons ensuite été reçus par Jean-François Carenco, préfet de la région Rhône-Alpes. Enfin, en début d'après-midi, nous avons eu une discussion avec Jean-Jack Queyranne, président du conseil régional.
Cette série de rencontres nous a permis d'acquérir un aperçu diversifié de l'ensemble des questions que pose la transformation en métropole sui generis de l'actuelle communauté urbaine.
Je rappelle, à titre liminaire, que la création de l'euro métropole lyonnaise n'aura pas lieu sur le fondement des dispositions de la loi du 16 décembre 2010 relative aux métropoles, mais en application de dispositions spécifiques prévues dans le premier des trois projets de loi de décentralisation déposés sur le Bureau du Sénat la semaine dernière. L'euro métropole lyonnaise aura le statut de collectivité territoriale, bénéficiera de la clause de compétence générale et exercera sur son territoire, dont le périmètre restera inchangé, toutes les compétences du département. Le département du Rhône, maintenu, exercera, de son côté, les compétences départementales de droit commun sur le périmètre de son nouveau territoire.
Celui-ci, nous a précisé Michel Mercier, se situera dans la moyenne des départements français, avec 440 000 habitants - ce qui le place au 51e rang des départements français -, une croissance démographique de 1,1 % par an et une surface de 3 249 km².
Pour Gérard Collomb et Michel Mercier, qui sont les initiateurs du projet, l'idée de créer la métropole lyonnaise s'impose dans la perspective de faire du Grand Lyon, qui représente 30 % du PIB de la région Rhône-Alpes, 75 % de la population du département et 22 % de la population de la région, une entité capable d'entrer en compétition avec les grandes métropoles européennes et mondiales, autour desquelles s'organise aujourd'hui la croissance économique. Pour cela, il faut simplifier la carte administrative, en particulier la répartition des compétences. Certaines compétences sont exercées simultanément par le département et par le Grand Lyon, ce qui provoque des complexités inutiles dans les endroits où elles se juxtaposent. C'est le cas de la compétence voirie. En matière économique, le département met en oeuvre aujourd'hui des actions à l'intérieur de l'agglomération et concurremment avec elle, avec des taux d'aides différents. En matière de logement, une rationalisation est également attendue. La communauté urbaine crée, d'ores et déjà, 9 000 à 10 000 logements par an sur le Grand Lyon, et le fait que ce soit le conseil général qui gère le RSA, la politique du handicap et les actions à l'égard des personnes âgées ne permet pas de donner à cette action toute la rationalité souhaitable. Le transfert des compétences à la communauté urbaine permettra, par exemple, de construire immédiatement des logements destinés aux handicapés, au lieu d'avoir à réadapter à leur intention des logements qui avaient été construits sans que leurs besoins aient été pris en considération.
Nos interlocuteurs nous ont aussi fait valoir que les compétences sociales du département du Rhône, auxquelles celui-ci consacre plus de 52 % de son budget, concernent très largement des personnes résidant sur le territoire de la métropole. En ce qui concerne, par exemple, le budget des personnes handicapées, qui représente 240 millions d'euros, l'essentiel des intéressés résident dans l'agglomération de Lyon, ce qui est aussi le cas de 86 % des bénéficiaires de l'allocation du revenu de solidarité active. Si les élus et les services de l'agglomération auront à acquérir une culture nouvelle pour assumer les compétences transférées en matière sociale, ce transfert, du point de vue du département, présente l'avantage de le décharger de problèmes spécifiquement urbains. Le département maintenu sera très largement rural, tout en restant doté d'industries fortes et prospères. Il s'agira d'une collectivité territoriale parfaitement viable et susceptible de faire face à ses problématiques propres à côté du Grand Lyon.
Sur cet arrière-plan, qui ne semble pas susciter de polémiques ou de vives oppositions, les échanges que nous avons eus avec les élus ont fait apparaître deux grandes interrogations :
- la première porte sur l'avenir des communes. Notre collègue Élisabeth Lamure, présidente de l'Association des maires du Rhône, nous a indiqué à cet égard que si l'idée de métropole était plutôt bien reçue par les maires, ceux-ci ne s'en interrogeaient pas moins sur la préservation de l'indépendance des communes. Le projet de loi prévoit certes le maintien intégral des communes à l'intérieur de la métropole, mais qu'en sera-t-il en 2020, se demandent les maires ? Et, pour ce qui est des 230 communes qui appartiendront au futur département, de quels moyens celui-ci disposera-t-il pour assurer ses compétences dans son nouveau périmètre ? Plusieurs conseillers généraux ont insisté sur le fait que la métropole ne peut pas se construire sans un relais de proximité fort et que ces relais sont les communes. À cet égard, la possibilité, évoquée il y a quelques mois par la ministre Marylise Lebranchu, d'une élection au suffrage direct des conseillers métropolitains à partir de 2020 semble avoir cristallisé un certain nombre de craintes. Chacun pense au scrutin de 2020, nous a indiqué un élu. De même, l'éventuelle inscription dans la loi de l'actuelle conférence des maires du Grand Lyon semble considérée par beaucoup non seulement comme la création d'un échelon administratif supplémentaire inutile, mais aussi comme présentant le risque de dépouiller les communes d'une partie de leur rôle. L'avenir du pouvoir de police des maires de la métropole a aussi été évoqué. En dehors de la métropole, Michel Mercier nous a indiqué qu'il lui semblait nécessaire de revoir la carte de l'intercommunalité et de procéder à un mouvement de regroupement des communes, à l'instar de ce qu'il vient de réaliser dans sa propre commune nouvelle de Thizy : le futur département du Rhône restera un territoire innovant.
La deuxième interrogation porte sur le calendrier, qui reste flou alors que la mise en place de la nouvelle structure doit être rapide pour être efficace. Le préfet de région nous a indiqué qu'il est souhaitable de prévoir l'entrée en vigueur de la réforme au 1er janvier 2015. L'échéance d'avril 2015 a aussi été évoquée. En tout état de cause, un délai sera nécessaire pour procéder au transfert des compétences. De son côté, Michel Mercier a insisté sur la nécessité de procéder rapidement. Pour les prochaines élections municipales, a-t-il indiqué, il faut que la population de l'agglomération et du département sache que les délégués communautaires deviendront des délégués métropolitains.
En ce qui concerne les relations de la future métropole avec la région Rhône-Alpes, Jean-Jack Queyranne nous a indiqué, lors de l'entretien que nous avons eu avec lui au conseil régional, qu'il n'était pas défavorable au projet et que celui-ci pourrait avoir des effets positifs, notamment la simplification de l'organisation du territoire et le renforcement de la lisibilité des institutions. En effet, a-t-il estimé, le conseil général a actuellement peu de lisibilité sur le territoire lyonnais. Sur le fond, si les régions ont besoin de métropoles fortes, elles n'en doivent pas moins continuer à assumer pleinement leurs compétences économiques, a précisé Jean-Jack Queyranne, qui se déclare opposé au transfert de cette compétence à la région. Pour lui, eu égard au fait que les pôles de compétitivité de la région Rhône Alpes ne sont pas tous situés sur le territoire de la métropole, donner une compétence exclusive au Grand Lyon en matière d'aide économique aux entreprises créerait des distorsions. En outre, il existe une assez forte spécialisation des catégories de collectivités. Les communautés urbaines, à l'image du Grand Lyon, financent l'immobilier, l'aménagement et l'attractivité d'entreprise. Les régions, pour leur part, se concentrent de plus en plus sur le soutien à la recherche et l'investissement, l'ingénierie financière, notamment le montage financier. Les interventions des différentes collectivités peuvent se rapprocher, elles ne se superposent pas ; vouloir les superposer serait une erreur. Enfin, Jean Jack Queyranne s'est interrogé sur la possibilité de maintenir les 41 millions d'euros apportés par la région au Grand Lyon en 2012 si les compétences économiques sont transférées à la métropole.
À côté de ces questions de fond, un certain nombre d'autres problèmes de portée plus circonscrite ont été évoqués par les différents interlocuteurs. Il semble, par exemple, que la préfecture du département maintenu doive rester située à Lyon. Par ailleurs, l'aéroport de Lyon n'est pas sur le territoire de la métropole, or il s'agit d'un instrument important du développement économique. En ce qui concerne l'organisation des services de l'État, le préfet Jean-François Carenco a estimé qu'une seule administration pouvait couvrir à la fois le département et la métropole. En revanche, il ne lui semble ni possible ni souhaitable qu'un département soit dépourvu de tribunal de grande instance. Il en existe actuellement deux dans le Rhône, l'un à Lyon et l'autre à Villefranche-sur-Saône. Il semble aussi que se pose à la future métropole un problème de discontinuité territoriale.
M. Yves Krattinger. - Nous avons pu mesurer au cours de ce déplacement les convictions des deux promoteurs du projet et les réticences d'autres acteurs du territoire. Un seul département subsistera après l'opération. L'aéroport Saint-Exupéry n'est pas inclus dans le périmètre actuel de l'agglomération. Le siège du département restera, par ailleurs, à Lyon. En ce qui concerne le partage des moyens humains et financiers, un consensus semble avoir été trouvé. Par ailleurs, le musée des confluences, porté initialement par le département et dont le coût est important, devrait être attribué au Grand Lyon, sur le territoire duquel il se trouve. Enfin, il y aura un seul préfet pour les deux départements.
La métropole sera une collectivité nouvelle non dérivée du modèle parisien où le conseil de Paris se réunit de façon distincte pour régler les affaires soit de la commune, soit du département. À Lyon, il y aura un seul conseil : le conseil métropolitain. Les maires de la métropole craignent le transfert des charges des départements en matière de politique sociale. Ils ne veulent pas non plus être relégués dans des tâches d'inauguration ou de gestion de l'État civil. Autre source d'inquiétude, exprimée par l'ensemble des tendances politiques : si le conseil communautaire sera élu en 2014 selon les règles de fléchage prévues dans le projet de loi électorale en cours d'adoption, en 2020, le régime de Paris, Lyon et Marseille pourrait être étendu à la métropole. Du point de vue de la région, le risque de la création de la métropole est la perte du coeur de l'économie régionale. En outre, Grenoble et Saint-Étienne se profilent derrière. La région Rhône-Alpes estime donc courir le risque d'être réduite à la montagne et à quelques grandes agglomérations. Du côté du département, les choses semblent bien se passer. Les conseillers généraux élus dans l'espace métropolitain ne paraissent pas hostiles au projet.
Audition de Mme Géraldine Chavrier, professeur agrégée de droit public, sur l'adaptabilité des normes au niveau local
Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Madame, je vous remercie d'avoir accepté d'être auditionnée et, par ailleurs, d'avoir bien voulu avancer l'horaire de notre rencontre d'une demi-heure. Vous être professeur agrégée de droit public à l'Université Paris I-Panthéon Sorbonne, vous êtes également doyen du département de droit public.
Certains d'entre nous se souviennent sûrement que vous aviez participé aux états généraux de la démocratie territoriale, qui se sont tenus à la Sorbonne en octobre dernier. À cette occasion, j'ai été très intéressée par les propos que vous avez tenus, mais également par une récente interview sur les normes parue dans La Gazette des communes en février dernier. Il s'agit là d'un sujet très important, qui a donné lieu à de nombreux rapports, propositions de loi, et même de lois qui ont fait l'objet d'un examen en séance, comme la loi de notre collègue Eric Doligé ou celle que M. Sueur et moi-même avons rédigée. Le rapport de MM. Lambert et Boulard étudie également cette question. Nous avons eu beaucoup de discussions autour de ce thème et la prise de conscience, que je salue, est importante. Le Président de la République lui-même avait bien mis en avant ce sujet dans son discours lors des états généraux. En outre, ce qui m'a intéressée dans l'interview de février 2013 est l'explication très précise que vous avez donnée de la proportionnalité des normes, d'une part, et de l'adaptabilité de celles-ci, d'autre part.
Par ailleurs, lors de votre intervention au cours des états généraux, vous aviez parlé du nécessaire pouvoir réglementaire des collectivités territoriales, ce qui avait suscité, je m'en souviens, un certain nombre de réactions dans la salle. Toute cette question des normes soulève des questions juridiques très pointues, complexes et controversées, c'est pourquoi nous sommes très heureux de vous auditionner, afin d'apporter de l'eau à notre moulin et des outils à notre réflexion.
Mme Géraldine Chavrier, professeur agrégée de droit public. - Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d'abord de vous remercier de m'avoir conviée pour présenter ma conception des enjeux et des mécanismes de la simplification et de l'adaptabilité des normes. Je ne m'attarderai pas sur le constat, trop connu, de l'inflation des normes imposées par l'Etat aux collectivités territoriales. Si la simplification des normes revêt plusieurs dimensions, je considère que l'enjeu majeur est celui de la réduction du stock des normes existantes applicables aux collectivités territoriales. Or, pour moi, cette question est liée à celle de l'adaptabilité des normes réglementaires à leur contexte. Ce sont les mêmes blocages psycho-juridiques qui expliquent tant « l'incontinence normative » de l'Etat - pour reprendre cette belle formule d'un parlementaire -, que la difficulté de l'Etat à admettre une adaptabilité locale des normes. Je me propose donc de vous exposer rapidement ces obstacles, car ils permettent de mieux comprendre les choses, avant d'étudier, si tel est votre souhait, les voies éventuelles que pourrait prendre une réforme.
Selon moi, tout s'est cristallisé en 1958 : alors que la Constitution reconnaissait la libre-administration des collectivités territoriales, la délimitation du domaine de la loi a été conçue exclusivement au profit du pouvoir réglementaire étatique. Tout ce qui ne relève pas de la loi en vertu de l'article 34 relève du pouvoir réglementaire du Premier ministre, sous réserve des compétences du Président de la République. Rien d'étonnant à cela, à une époque où la décentralisation était embryonnaire. Or, la « révolution » de 1958 a donné corps à une interprétation de la Constitution dénuée de fondement, selon laquelle le pouvoir d'adopter des règles générales et impersonnelles ne pourrait relever que de l'Etat, et qu'il ne peut en être autrement sans attenter à l'unité de l'Etat. Voici la première question qu'il faut régler si l'on veut envisager un pouvoir réglementaire local.
L'unité est celle de la souveraineté indivisible. Or, depuis l'avènement de la République, la souveraineté c'est la loi. Cela signifie que ce qui est indispensable à l'unité de la République est l'existence d'une loi unique pour tout le territoire français. En revanche, cela n'est pas impératif pour le pouvoir réglementaire, qui n'est qu'un pouvoir subordonné, même s'il est autonome. Il ne peut pas être considéré comme un pouvoir souverain. Or, comme on le verra, il y a un entremêlement des principes d'unité et d'égalité. Et, sur le fondement de cette conviction erronée, puis d'une culture de la norme très prégnante en France, l'exécutif a adopté de très nombreuses règles destinées aux collectivités territoriales, parfois même sans habilitation du législateur. Ainsi, le rapport sénatorial de votre collègue Claude Belot précise qu'en 2009 et 2010, les règlements autonomes ont représenté près de 18 % des coûts générés par les normes étatiques, hors fonction publique. Pourtant, il faut préciser qu'en droit pur, seul le législateur est habilité, en vertu de l'article 34, à imposer des charges aux collectivités territoriales. L'exécutif ne peut intervenir en la matière que sur habilitation du législateur. Cette réalité juridique est souvent largement occultée. En témoigne la circulaire de 2010 sur le moratoire qui, en visant à encadrer le recours au règlement autonome, donne une reconnaissance à ce procédé. En effet, selon les termes de cette circulaire, les règlements autonomes pourront continuer à exister par exception ou lorsqu'il apparaît absolument nécessaire d'édicter des normes impliquées ni par la loi, ni par un engagement international. Toutefois, on ne voit pas quel est le fondement juridique de ce procédé dans le deuxième cas. En résumé, l'idée que seul le législateur peut habiliter le gouvernement n'est pas toujours suivie dans la pratique. Voilà ce qui explique une partie de la création normative à l'intention des collectivités. Je me permets, à ce stade, de vous proposer une piste de réforme. Il serait bon qu'une loi générale sur la décentralisation contienne une disposition de principe aux termes de laquelle, lorsque les lois relatives aux compétences locales, d'une part, ne renvoient pas expressément et de façon circonstanciée - j'exclus ainsi les articles balais - à un décret, d'autre part, n'appellent pas des mesures d'application ne relevant pas obligatoirement du Premier ministre en vertu de la Constitution - je pense à toutes les mesures d'application des libertés publiques ou des droits constitutionnels -, l'Etat perd, au profit des collectivités territoriales, la possibilité d'édicter des normes réglementaires d'application. Il s'agit de limiter l'intervention du Premier ministre à ce qui est juridiquement obligatoire en vertu de la Constitution. L'idée est de réduire un peu la portée de la jurisprudence du Conseil d'Etat sur la compétence réglementaire du Premier ministre.
Enfin, nous avons en France une compréhension excessive de la portée du principe d'égalité. Je suis bien évidemment pour le respect du principe d'égalité mais je suis contre le détournement de ce principe pour éviter toute avancée qualitative de la décentralisation. Vous l'avez déjà entendu lors des états généraux, la décentralisation est légitimée par le fait que l'on administre mieux de près, car cela permet de prendre en compte le contexte local. Or, ce n'est pas tout à fait ainsi que la décentralisation est organisée aujourd'hui. Les lois entrent dans le détail, tout comme les règlements - qui sont d'ailleurs beaucoup plus nombreux qu'il est nécessaire - et même les circulaires expliquent dans le détail la manière d'interpréter ces textes et donc ce qu'ils autorisent aux collectivités territoriales. Il ne reste, dans les faits, aucune marge de manoeuvre aux collectivités territoriales pour qu'elles adaptent l'application au contexte. Pourtant, quand on affirme que l'on administre mieux de près, on affirme que la compétence doit tenir compte du contexte local. Cela signifie que l'uniformité est un obstacle à la qualité de la gestion publique et que le principe d'égalité ne peut recevoir une lecture purement formelle.
En France, le Conseil d'Etat a jugé que le principe d'égalité n'obligeait pas à traiter différemment des situations différentes, alors que la Cour européenne des droits de l'homme et la Cour de justice de l'Union européenne ont jugé le contraire : pour ces deux cours, l'adaptabilité des normes permet de restaurer l'égalité matérielle en tenant compte des handicaps, des circonstances.
Selon moi, ignorer la différence des situations locales signifie souvent sacrifier celle-ci. On comprend les intérêts légitimes que le juge français a voulu sauvegarder en refusant de consacrer cette définition de l'égalité. Au fond, l'égalité formelle a beaucoup d'avantages mais elle ne peut pas valoir en toutes circonstances, et elle ne peut pas valoir dans le domaine de la décentralisation.
Ces réflexions me permettent d'en venir au second grand point de mon propos : quelles sont les solutions juridiques pour imposer cette simplification des normes par l'adaptabilité ? Nul doute que les propositions concernant les modifications de l'actuelle Commission consultative d'évaluation des normes (CCEN) sont opportunes, dans la mesure où elle sera compétente pour se prononcer sur le stock des normes existantes. Mais, à mon goût, cela reste insuffisant, car il ne s'agit après tout que d'associer la CCEN à une procédure étatique d'élaboration des normes. On peut faire la même remarque en ce qui concerne l'expérimentation. Il s'agit d'une façon rassurante de faire de l'adaptabilité normative. Mais regardons ce qu'il est advenu de l'expérimentation réglementaire de l'article 72 de la Constitution : l'Etat n'y recourt jamais, alors même que ce type d'expérimentation est inoffensif, et que des circulaires sont émises depuis des années sur la nécessaire proportionnalité des normes, comme en 2011, ou encore sur la mise en place d'un moratoire. C'est pourquoi je crois assez peu au discours selon lequel l'on va recourir à l'expérimentation réglementaire pour adapter les normes. Les expériences passées montrent que l'Etat ne sait pas s'autolimiter. Il ne va pas changer sa culture du jour au lendemain. Il en sera de même pour l'expérimentation : la procédure restera sous maîtrise étatique. Sans compter que l'obligation de généraliser l'adaptation ne rendra pas toujours les choses possibles. Toutefois, sur ce dernier point, une solution juridique existe, à mon sens : si l'on constate sur le territoire la coexistence de plusieurs expérimentations réglementaires, lesquelles ne permettent pas une généralisation, le pouvoir réglementaire pourra toujours décider de ne pas agir, laissant ainsi subsister les normes réglementaires locales. En effet, ces normes sont subsidiaires : elles ont le droit d'exister quand le pouvoir réglementaire étatique n'est pas étatique.
En résumé, voici ma position : la CCEN est un très bon outil, vraiment nécessaire, mais qui reste insuffisant car ne limitant pas le rôle d'édicteur de normes de l'Etat. De même, le retour à l'expérimentation peut sembler intéressant, mais pourquoi y aurait-on plus recours demain qu'aujourd'hui ? D'où ma conclusion : tout système qui confie au pouvoir exécutif national le soin de s'autolimiter est voué à l'échec. La mise en place d'un principe de proportionnalité des normes qui s'imposerait à l'Etat, ce qui signifie qu'il devrait faire le rapport entre les objectifs poursuivis et les moyens qu'il met en oeuvre, serait intéressante. Il faut cependant reconnaître que cela risque de mettre en place un nid à contentieux. En effet, les collectivités territoriales saisiront régulièrement le juge administratif pour statuer sur un règlement qu'elles estimeront trop détaillé. Pourtant, je considère que l'idée sous-tendant ce principe doit être reprise. Affirmer que l'exécutif ne doit pas édicter des actes trop détaillés, qu'il doit se limiter à ce qui est nécessaire pour la réalisation des objectifs poursuivis est une bonne démarche. En tout état de cause, et peut-être vais-je surprendre, il me semble que finalement ce principe existe déjà depuis la réforme constitutionnelle de 2003, sous la forme du principe de subsidiarité selon lequel les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en oeuvre à leur échelon. La rédaction initiale disait que les collectivités territoriales ont vocation à exercer des compétences ; la rédaction retenue au cours des débats précise qu'elles ont vocation à prendre les décisions pour les compétences qu'elles peuvent le mieux exercer. Même si beaucoup refusent de le voir, c'est un principe de subsidiarité qui est ainsi posé. Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions relatives à leurs compétences lorsque leur échelon est le plus pertinent. Cela signifie qu'au niveau réglementaire, il existe une compétence concurrente : le pouvoir réglementaire du Premier ministre doit s'arrêter chaque fois que les collectivités territoriales sont les mieux à même de définir elles-mêmes des normes concernant l'exercice des compétences. Par le prisme de la subsidiarité normative, on peut considérer qu'il existe un principe de proportionnalité, puisqu'il s'agit de dire que l'Etat s'arrête là où il doit s'arrêter compte tenu de ses objectifs, le relais étant pris par l'échelon local mieux placé que lui pour poursuivre les objectifs définis. Ce principe de proportionnalité s'applique au législateur et au pouvoir réglementaire.
Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Il faut promouvoir cette lecture de la Constitution.
Mme Géraldine Chavrier, professeur agrégée de droit public. - Il me semble opportun que la priorité soit donnée à la réduction du stock de normes, de pair avec l'adaptabilité locale de celles-ci.
Je rappelle que le rapport élaboré en 2009 par votre collègue Claude Belot évaluait à 18 % l'ensemble des normes prises sans habilitation du législateur. Je rappelle aussi que la circulaire de 2010 instaurant un moratoire dans l'édiction de nouvelles normes ménageait une exception en prévoyant, en cas de nécessité, l'élaboration de nouvelles normes.
C'est pourquoi la circulaire de 2011 sur la proportionnalité des normes est, globalement, restée sans effet. Ceci est d'autant plus regrettable que la révision constitutionnelle de 2003 s'est appuyée sur le principe de subsidiarité normative pour aboutir, après amendements parlementaires, à la rédaction de l'article 72-2 de la Constitution.
C'est cette lecture de la Constitution qu'il faut promouvoir pour affirmer l'existence d'un pouvoir réglementaire local.
Le Conseil constitutionnel avait admis, dès 1997, l'existence d'un tel pouvoir dans sa décision sur « la prestation spécifique de dépendance ». Il admettait que la loi ne fixe que le plancher de cette prestation, laissant au département le pouvoir d'en fixer le plafond, sous le contrôle du juge de la légalité. De même, dans sa décision de 2002 sur la loi sur la Corse, il a admis que la combinaison des articles 21 et 72 de la Constitution permettait de confier un pouvoir d'application de la loi aux collectivités territoriales, sous réserve du respect des principes énoncés dans le préambule de la Constitution.
Le législateur est donc fondé à renvoyer l'application de certaines lois aux collectivités territoriales. C'est le cas du régime des aides directes aux entreprises, dont la compétence est passée, en 2002, du Premier ministre aux collectivités territoriales. Celles-ci avaient d'ailleurs reçu, dès 1980, la possibilité de moduler les taux d'imposition dans le domaine de la fiscalité locale.
Le législateur doit donc renvoyer, au cas par cas, et explicitement, le pouvoir réglementaire d'application de la loi aux collectivités territoriales. Naturellement, ce renvoi ne peut porter que sur la mise en oeuvre des compétences confiées à ces dernières, et dans le respect du principe de non-tutelle d'une collectivité sur une autre.
M. Gérard Le Cam. - C'est déjà le cas, car plusieurs niveaux de collectivités territoriales ont mis en place des règlements autonomes. Les départements ont ainsi défini des normes pour les stations d'épuration, et les communes ont élaboré des règlements de lotissement.
Je souhaite attirer l'attention sur les difficultés d'application de la réglementation thermique de 2012, qui s'applique quelle que soit la durée d'utilisation des bâtiments. C'est ainsi que le vestiaire d'un stade récemment construit dans ma commune, et utilisé quelques heures par semaine, n'est pas aux normes, sans que l'on puisse tenir compte de la brièveté de son utilisation.
De même, de nombreux bâtiments d'élevage construits dans les années 60 en plaques d'amiante sont actuellement à l'abandon, car leur démantèlement devrait s'opérer avec les mêmes méthodes contraignantes s'appliquant à l'amiante en flocage, beaucoup plus polluant que l'amiante en plaques.
M. François Grosdidier. - En effet, le pouvoir normatif de troisième niveau existe déjà dans les faits, mais avec les risques évoqués de rupture d'égalité. Serait-il possible d'aller, à droit constant, vers une plus grande simplification des normes ?
M. Yves Krattinger. - Chacun des niveaux de normes pose question : les lois sont trop touffues, car trop précises. Le législateur devrait veiller à s'autolimiter. Je prendrai deux exemples :
- la loi de 2005 sur l'accessibilité des bâtiments publics aurait dû mieux délimiter en quoi celle-ci consistait. De plus, son application dans les transports publics est identique sur tout le territoire français, ce qui conduit à des absurdités. C'est pourquoi les transports en ont été exonérés à Paris ;
- certains groupes de pressions, notamment les fabricants de jeux pour enfants, poussent à une normalisation itérative des jeux installés dans les écoles et les squares. Lors d'un déplacement en Allemagne, j'ai pu constater que ces endroits étaient dotés de matériels solides et naturels, comme des souches ou des piquets de bois, grâce à une concertation avec les parents d'élèves. Cette méthode présente l'avantage de satisfaire tant les parents que les enfants, pour un coût beaucoup plus faible qu'en France.
M. Edmond Hervé. - Il existe plusieurs approches des normes : technique et financière, économique, pratique, écologique. Vous vous en êtes tenue à juste titre, Madame le professeur, à une approche juridique. À mon sens, le principe d'adaptabilité ne peut être recherché que dans la loi, et si celle-ci ne prévoit pas une telle adaptabilité, nous serons toujours confrontés à des problèmes juridiques et à des difficultés contentieuses.
En matière d'adaptabilité, il faut garder à l'esprit notre cadre constitutionnel, en particulier les articles 34 et 37 de la Constitution. L'article 37 énonce une clause générale de compétence réglementaire, l'article 34 est une clause exclusive et limitative de la compétence législative. La combinaison des articles 34 et 37 de la Constitution est fondamentale pour comprendre la question de l'adaptabilité, car il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas un pays de droit fédéral, mais bien un pays de droit unitaire dans lequel l'État possède la compétence de la compétence.
En matière d'adaptabilité de la législation, je remarque qu'il y a eu, au cours des quinze dernières années, des avancées tout à fait exceptionnelles. Il a d'abord été reconnu juridiquement que l'État n'avait pas le monopole de l'intérêt général. Il a ensuite été reconnu que l'État n'avait plus le monopole de la régulation, évolution encore impensable il y a trente ans, mais qui a permis la décentralisation. Je pense d'ailleurs que les élus doivent être pleinement en capacité d'exercer leur pouvoir. Par exemple, je suis convaincu que le pouvoir de police du maire, s'agissant de la création de normes en matière d'hygiène ou de sécurité, est extrêmement important, encore faut-il en faire bon usage, c'est-à-dire un usage qui ne soit pas exclusivement unilatéral. Or, je remarque précisément aujourd'hui que la notion d'acte unilatéral a fortement évolué, puisqu'il n'existe pas, à ma connaissance, d'acte unilatéral qui ne soit au préalable négocié. En définitive, je reste persuadé que le principe d'adaptabilité doit se retrouver dans la loi.
Mme Géraldine Chavrier, professeur agrégée de droit public. - Il faut rappeler que le pouvoir réglementaire local existe depuis très longtemps et que des mesures sont prises tous les jours à ce titre. C'est pour cette raison que je m'étonne de constater les difficultés qui existent au niveau étatique lorsqu'il s'agit d'inscrire l'adaptabilité dans la loi. En effet, la simple consécration du pouvoir réglementaire local au sein de l'article 72 de la Constitution a suscité de nombreux débats, alors que cela fait pourtant des siècles qu'il existe dans notre pays. Peut-être faudrait-il jouer avec les symboles et ne pas parler de « pouvoir réglementaire local » mais de « compétence réglementaire locale », la notion de « compétence » entrant moins en concurrence que celle de « pouvoir » avec le pouvoir réglementaire du Premier ministre.
En outre, il est intéressant de remarquer qu'en dépit d'un positionnement traditionnel du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État assez peu favorable au droit de la décentralisation, ces deux juridictions, à travers de nombreuses jurisprudences, ont infléchi leurs positions. Le Conseil constitutionnel, par exemple, dans sa décision n° 2012-238 QPC du 20 avril 2012, a reconnu qu'une adaptabilité locale des règles n'était pas forcément contraire au principe d'égalité. Ce principe constituait en effet un des derniers remparts qui faisaient obstacle à l'adaptabilité locale. De même, le Conseil constitutionnel indique, dans une décision de 2002, que le pouvoir réglementaire de droit commun du Premier ministre ne fait pas obstacle à l'exercice d'un pouvoir réglementaire local, dans le cadre de l'article 72 de la Constitution qui permet à une collectivité territoriale d'appliquer la loi, la seule réserve étant l'exercice des libertés publiques.
Nous disposons donc d'une jurisprudence constitutionnelle qui nous est favorable et, si l'on parle de « compétence réglementaire » plutôt que de « pouvoir réglementaire », cela nous permettra sans doute de faire avancer les choses. Par ailleurs, il faut rappeler qu'en vertu de l'article 72 de la Constitution, les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en oeuvre à leur échelon.
Pour revenir sur les exemples que vous avez évoqués les uns et les autres, il me semble important de bien distinguer ce qui relève de la simplification de ce qui relève de l'adaptabilité. La simplification doit inciter l'État à instituer des conditions limitatives pour l'application d'une norme. Pour reprendre votre exemple, si un vestiaire n'est utilisé que trois fois par semaine, il n'est pas utile de le soumettre à la même réglementation thermique qu'un vestiaire qui serait utilisé sept jours sur sept. Le pouvoir étatique peut donc tout à fait fixer ses propres limites. À cet égard, l'intervention de la CCEN serait la bienvenue car elle permettrait à des élus de terrain de donner leur avis avant que la loi soit adoptée. L'adaptabilité, en revanche, consiste à rendre possible l'adaptation d'une norme à chaque circonstance locale, ce qui nécessite qu'elle ne soit pas fixée par l'État.
Aujourd'hui, la loi est le seul moyen de prévoir une adaptabilité locale. Le législateur peut toutefois décider demain de contrecarrer la jurisprudence du Conseil d'État selon laquelle, même lorsque le législateur ne renvoie pas à un décret, le pouvoir réglementaire du Premier ministre est prépondérant sur le pouvoir réglementaire local. Vous pourriez décider, en tant que législateur - et vous en auriez tout à fait le droit constitutionnellement - que, désormais, pour les mesures nécessaires à l'application de la loi au sens de la Constitution et en application du principe de subsidiarité, le Premier ministre n'intervienne plus et laisse le pouvoir réglementaire local s'exercer pleinement, avec des limites : la sauvegarde des libertés publiques, la préservation des droits constitutionnels et la garantie d'un intérêt général prééminent.
Vous faisiez référence à la loi sur l'accessibilité des lieux publics. Dans ce domaine, il ne sera pas possible de laisser aux collectivités territoriales une grande marge de manoeuvre mais seulement de petites marges, purement techniques, car on se situe précisément dans le cadre des droits constitutionnels, en particulier la liberté d'aller et venir ou encore les conditions de développement de l'individu. Toutefois, on peut imaginer que la loi prévoie que le décret du Premier ministre puisse instituer des dérogations à la demande des collectivités territoriales à partir d'une motivation précise. Dans ce cas, le législateur sera simplement obligé d'encadrer le pouvoir de dérogation du Premier ministre en indiquant que ces dérogations respectent tels grands principes et ne dérogent pas à telle règle. Une telle solution juridique est tout à fait possible et, même si elle apparaît un peu compliquée, en vaut la peine car elle permet d'avoir un système autorisant une remontée des collectivités territoriales de cas particuliers depuis les préfets vers le Premier ministre.
S'agissant du curseur de la proportionnalité, là encore ce n'est évidemment pas simple et il faudra faire attention que le Conseil d'État ne se fasse pas davantage administrateur que juge. Si on regarde, par exemple, la décision du Conseil constitutionnel relative à la loi sur la Corse, on s'aperçoit qu'il y a très peu de limites. En effet, cette jurisprudence permet de confier à une catégorie de collectivités certaines modalités d'application d'une loi et ne limite ce pouvoir qu'aux conditions essentielles de mise en oeuvre des libertés publiques. Alors, certes, la limite est haute et concerne seulement les droits constitutionnels et les libertés publiques mais, dans de nombreux domaines, comme par exemple la formation professionnelle, prévue par le préambule de la Constitution de 1946, la jurisprudence du Conseil d'État pourra faire obstacle au pouvoir réglementaire local en indiquant qu'une mesure est prise pour l'application d'un principe constitutionnel. Si on considère les compétences départementales, par exemple, on arrive très vite dans le domaine de la solidarité nationale et, là encore, on risque de rencontrer des limites. Dès lors, le curseur dépendra effectivement de ce que le législateur décidera, notamment s'il souhaite ou non limiter la capacité d'intervention du Premier ministre à ce qui est obligatoire en vertu de la Constitution.
M. Joël Labbé. - Je me pose une question : le retour en arrière est-il possible ? Je suis maire depuis 1995 et ce, jusqu'en 2014. J'ai été un maire qui a pris des risques - certes pas insensés - sur un certain nombre de choses, et en toute connaissance de cause. Au fil des années, nous avons eu des rappels à la loi. Mais aujourd'hui, on ne peut plus prendre de risques. Pour moi, les Allemands étaient très tatillons en matière législative. Or, au cours d'un voyage en Allemagne, j'ai vu dans les cours d'école des troncs d'arbre, des murets sans protection avec des cailloux en bas, et l'un de mes interlocuteurs a comparé les Français aux « Américains de l'Europe », avec notre culture du risque zéro. Autrefois, nous avions également dans nos écoles en France ces aménagements dans les cours, et tout fonctionnait très bien. Est-il possible, dans les différents domaines, de faire marche arrière ? À mon avis, un retour au bon sens sera obligatoire, du fait de la limitation des ressources des collectivités.
Je partage complètement ce qui a été dit concernant les bâtiments publics et l'accessibilité la plus totale possible. En matière de logements neufs, par exemple, l'accessibilité pour les personnes à mobilité réduite dans tout appartement engendre des surcoûts très importants.
Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Je souhaite ajouter quelque chose à l'intervention de M. Labbé. Quel est, à votre avis, l'influence du principe de précaution ? Quel est le lien entre le principe de précaution et le problème de l'adaptabilité des normes ?
Mme Géraldine Chavrier, professeur agrégée de droit public. - Ce serait certainement une belle excuse que l'État avancerait en disant que c'est en vertu du principe de précaution qu'il est beaucoup intervenu. Il est certain que cela doit jouer aujourd'hui dans un certain nombre de circonstances, dans des domaines sensibles. Toutefois, je pense qu'il n'y a pas de lien entre les deux questions car le principe de précaution doit être appliqué aussi bien par les collectivités territoriales que par l'État. Il s'agirait donc simplement de confier aux collectivités le soin de prendre des mesures en toute précaution.
Sur les mesures nécessaires d'application des lois, le Conseil d' État constate que le législateur a renvoyé aux collectivités locales pour l'application de telle loi. Or, pour lui, cela n'est pas possible car c'est une norme nécessaire à l'application d'une loi. La loi ne peut s'appliquer si cette norme n'est pas adoptée. C'est une révolution à opérer dans les esprits. On ne dit pas qu'il n'est pas nécessaire de prendre cette norme, on dit simplement que c'est la collectivité territoriale qui va prendre la mesure nécessaire à l'application de la loi. On ne peut pas raisonner, lorsque l'on est dans un rapport triangulaire loi-État-collectivités territoriales instauré par la décentralisation, comme on le faisait au début du XIXe siècle. Aujourd'hui, la compétence de prendre les mesures d'application des lois peut revenir aux collectivités locales. En ce qui concerne le principe de précaution, c'est aussi aux collectivités de l'appliquer. Évidemment, c'est beaucoup plus compliqué pour les collectivités que pour l'Etat, car elles n'ont pas forcément toute la superstructure comme l'État, notamment les plus petites d'entre elles.
En ce qui concerne le retour en arrière, de toute évidence la question n'est pas juridique car une loi peut toujours revenir sur ce qu'elle a décidé. Mais maintenant, c'est la population qu'il faut convaincre.
Vous parliez tout à l'heure des crèches. À titre personnel, ma fille est en dernière année de crèche sur la coulée verte, située en pleine verdure. Je peux vous assurer que les parents seraient ravis si l'on pouvait remettre la terre et les arbres qu'il y avait auparavant à la place de ce sol bien sécurisant mais qui ne permet pas de profiter de la Coulée verte. Je pense donc que si l'on expliquait les choses aux Français, ils seraient capables de revenir en arrière.
Mme Renée Nicoux. - On parle de tout ce qui est public, mais qu'en est-il des normes qui s'appliquent au secteur privé ? Pour prendre le cas des normes d'accessibilité imposées à l'hôtellerie dans les zones rurales, nous sommes également confrontés à ce même problème. Actuellement, pour certaines règles relatives à la sécurité, le maire peut intervenir. En matière d'accessibilité donc, on raisonne établissement par établissement. On ne prend pas en compte l'existence d'autres établissements accessibles à proximité. On sait bien qu'en zones rurales, souvent, il n'est pas possible de pouvoir respecter ces normes dans de bonnes conditions. On pourrait satisfaire la norme en permettant à des hôteliers de se regrouper, avec l'idée que si un hôtel n'est pas accessible, il renvoie à un autre hôtel qui, lui, répond aux normes d'accessibilité et est situé dans un périmètre défini. On ne fonctionne que établissement sur établissement et non pas sur un périmètre plus large.
Mme Géraldine Chavrier, professeur agrégée de droit public. - Effectivement, c'est lorsque l'on a adopté la norme que l'on n'a pas réfléchi à ces difficultés-là. Ce n'est pas de l'adaptabilité locale, c'est bien la loi qui doit prévoir ces possibilités. Le problème, ce sont les difficultés soulevées par l'application de ce que vous proposez. Par exemple, pour les autorisations sanitaires d'ouverture d'établissements privés, il y a une carte : on sait combien d'établissements en ouvre et combien on en autorise. Mais le cas que vous décrivez relève de l'initiative privée. Il est nécessaire d'inventer un mécanisme qui permette de poser un pourcentage ou un quota, et de réfléchir aux façons dont on peut le réaliser. En effet, on va imposer à l'établissement qui va ouvrir d'être accessible, et on ne l'imposera pas à un autre situé dans un périmètre où le quota est déjà respecté. Cela apparaît assez compliqué et je crois que c'est pour cette raison que cela n'a pas été fait. Probablement cela a-t-il été envisagé, mais la mise en pratique s'est certainement avérée difficile. Comme on est dans l'urgence et que l'on n'a pas une instance de réflexion pour tout, comme la CCEN, on passe au-delà d'un certain nombre de problèmes.
Mme Renée Nicoux. - Pour tout ce qui se rapporte aux constructions neuves, on peut comprendre que des normes d'accessibilité soient imposées. Mais, lorsqu'il s'agit d'établissements qui datent du siècle précédent et qui sont difficilement transformables, comme c'est fréquemment le cas en milieu rural, il est difficile de répondre aux normes. Parfois, face aux coûts importants que représente une transformation, certains établissements préfèrent fermer. Ce qui fait que non seulement on n'a pas répondu à cette exigence, mais que, dans le même temps, on a réduit l'offre sur un territoire déjà en difficulté. C'est toute la problématique de cette norme, qui est unique pour l'ensemble d'un territoire alors qu'une réflexion pourrait être menée territoire par territoire.
Mme Géraldine Chavrier, professeur agrégée de droit public. - Si vous arrivez à l'idée du groupement, de la mutualisation, il faudra forcément prévoir un fonds de mutualisation, sinon vous vous heurterez au principe d'égalité. En effet, untel aura des coûts importants alors qu'untel n'en aura pas. Il faudra donc prévoir que celui qui n'aura pas de coûts importants participe au financement de celui qui en a. Mais, encore une fois, cela risque de ne pas être facile à mettre en oeuvre, car cela suppose un recensement et surtout un pouvoir d'autorisation. Or, dans la situation exposée, on est sur de l'initiative privée.
Mme Jacqueline Gourault, présidente. - Nous vous remercions pour toutes ces informations. Ce que je tire comme conclusion, au-delà de l'intérêt de votre exposé et des pistes que vous nous avez suggérées, c'est que nous, législateurs, devrions prendre garde, lorsque nous élaborons la loi, à ne pas trop en faire car nous sommes bien souvent à l'origine de l'excès normatif. Il faut inscrire dans la loi aussi souvent que nécessaire la capacité d'adaptation.