Jeudi 5 juillet 2012
- Présidence de M. Joël Bourdin, président. -Maladies infectieuses émergentes. Présentation du rapport
M. Joël Bourdin, président. - Après notre colloque exceptionnel du 24 mai, nous en arrivons aujourd'hui à la présentation du rapport de Mme Keller sur les nouvelles menaces des maladies infectieuses émergentes.
Mme Fabienne Keller, rapporteure. - Notre atelier de prospective fut en effet un temps fort et l'occasion d'une écoute mutuelle fructueuse entre les acteurs, spécialistes du développement, sociologues, géographes, spécialistes des maladies animales, responsables des agences de santé...
Qu'est-ce qu'une émergence ? Elle peut tenir à une évolution microbienne, soit l'évolution rapide du comportement d'un virus, à une vulnérabilité accrue des organismes hôtes, liée à des pratiques sociales et comportementales réduisant le système immunitaire, à un contact prolongé avec les vecteurs, souvent des animaux, à l'apparition de nouvelles connaissances scientifiques sur les pathogènes. Reste enfin une zone aveugle, mystérieuse : on ne sait pas expliquer, dans certains cas, pourquoi, à un moment, une pathologie apparaît et se diffuse.
Les maladies infectieuses émergentes ont une longue histoire. L'humanité a toujours connu de grands fléaux épidémiques. La danse macabre de la peste peinte en l'église de la Ferté-Loupière, dans l'Yonne, au XVIème siècle, peut en fournir l'illustration. C'est au XIXème siècle seulement qu'apparaît un discours médical rationnel. Après les quarantaines, les bureaux de santé, vient la vaccination, qui peine d'abord à s'imposer, comme en témoigne telle caricature d'époque montrant des patients qui craignent que la vaccination ne leur fasse pousser des cornes. Puis vint Pasteur et le vaccin contre la rage.
Depuis la seconde moitié du XXème siècle, on voit à nouveau émerger des fléaux que l'on croyait domptés, telle la maladie du sommeil en Afrique centrale. Paradoxalement, les progrès en matière de santé publique se sont accompagnés de facteurs propices à l'émergence épidémique. Les uns ont un mode de transmission complexe - incubation longue, impact fort à long terme - parmi lesquels se range le HIV, responsable de près de deux millions de morts par an ; les autres de transmission simple et pouvant avoir un impact fort à court terme - SRAS, dengue, Ebola. La carte des zones d'émergence est en forte corrélation avec celle des conflits, avec leur cortège de précarisation, de déplacements forcés, d'effondrement des systèmes de santé. Les zoonoses, soit les maladies venues de la vie animale, domestique ou sauvage, frappent davantage les pays pauvres, tandis que les zones développées souffrent plutôt de maladies résistantes aux traitements et transmises par vecteurs.
La plupart des émergences viennent du monde animal. Parmi les 335 nouvelles maladies infectieuses découvertes entre 1940 et 2004, 60 % sont des zoonoses provenant à 72 % de la faune sauvage. La base de données des virus connus ne cesse de croître depuis les années 1960 : Marburg, Lassa, Ebola, grippe aviaire, SRAS... Parallèlement, les traitements antibiotiques disponibles se raréfient du fait du développement des résistances, depuis la mise sur le marché de la pénicilline en 1943 jusqu'à celle de la daptomycine en 2003.
Les infections émergentes ont un impact fort sur l'économie. L'OCDE estime le coût du paludisme en Afrique à 10 milliards d'euros par an, et lui impute un retard de croissance de 1,3 %, chiffre considérable. Le SRAS aura quant à lui coûté ponctuellement 70 milliards. Il a fait plus de 8.000 morts.
A quelles tendances faut-il s'attendre demain ? Parmi les principales variables propices aux émergences, la concentration urbaine vient en bonne place. Les mégapoles, de plus en plus nombreuses - 15 % de la population mondiale vit dans des bidonvilles - multiplient les possibilités de recombinaison et de mutation. Viennent ensuite les pratiques agricoles - déforestation, élevage intensif, déplacements - et les échanges de marchandises. On sait que c'est par la voie de containers que l'Aedes albopictus, vecteur de la dengue et de la fièvre jaune, a fait son apparition dans le sud de la France, sans demander de visa...
Autre facteur, la multiplication des transports aériens. Un scénario hypothétique de l'organisation mondiale de la santé (OMS) montre qu'un virus de la fièvre jaune parti de Lagos peut en un rien de temps se diffuser dans toutes les grandes villes du monde. On fait aujourd'hui dans la journée le trajet vers les États-Unis qui représentait autrefois des mois de navigation. Les déplacements de population liés à l'intensification des conflits jouent également leur rôle : souvenons-nous des 300 000 morts de choléra du camp de Goma, au Rwanda. Comme joue son rôle, que l'on mesure mal, le changement climatique. Il en a sans doute un dans la progression de l'Aedes albopictus que j'ai évoqué dans le midi de la France.
Tous ces facteurs ont contribué à l'émergence des maladies infectieuses de ces dernières années, en particulier celles qui sont causées par des virus. Le facteur prévalent varie selon l'infection. Pour la coqueluche, le VIH et la syphilis, par exemple, ce sont les changements démographiques et de comportements : fin de la vaccination, relâchement des comportements de protection... Pour le choléra et la tuberculose, le facteur prévalent reste la précarité. On l'a vu à Haïti, où le vibrion cholérique s'est diffusé par les effluents : les eaux usées, non évacuées, entrent en contact avec les eaux consommées, et l'épidémie se propage. Quant à la grippe saisonnière et au H5N1, ce sont les voyages qui constituent le principal facteur de propagation.
Nous avons recensé les travaux prospectifs, parmi lesquels il faut relever l'étude du Haut conseil de la santé publique de 2010, la réflexion prospective de l'Inra sur les maladies infectieuses animales, l'exercice de prospective, modèle du genre, du gouvernement britannique, qui a rassemblé plus de 300 experts dans une approche interdisciplinaire pour réfléchir aux scénarios du futur, celui de la Chine, mené après l'épisode de la grippe aviaire, celui de l'Organisation économique de la zone Asie-Pacifique, enfin.
Décrire, cependant, toute la combinatoire des scénarios reste un exercice impossible. Charles Nicolle, dans son Destin des maladies infectieuses, le pressentait déjà, en 1926 : « Il y aura donc des maladies nouvelles. C'est un fait fatal. Un autre fait, aussi fatal, est que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine. Lorsque nous aurons notion de ces maladies, elles seront déjà toutes formées, adultes pourrait-on dire. Elles apparaîtront comme Athéna parut, sortant toute armée du cerveau de Zeus. Comment les reconnaîtrions-nous, ces maladies nouvelles, comment soupçonnerions-nous leur existence avant qu'elles ne revêtent leurs costumes de symptômes ? » Aux pages 56 à 58 de mon rapport, vous trouverez un tableau des évolutions potentielles qui croise les facteurs. Le scénario catastrophe est celui d'un virus hautement contagieux, à incubation courte, virulent, contre lequel les moyens de prévention et de traitement restent très limités. On l'a évité avec le SRAS, grâce à des mesures rapides de cantonnement, avec la grippe aviaire, moins virulente qu'on ne l'avait prévu, avec le H1N1, qui s'est révélé moins létal que les premiers cas apparus au Mexique ne l'avaient laissé penser.
Reste que nous demeurons mal préparés à de tels scénarios. L'époque ne s'y prête pas, la presse relaye les besoins immédiats et ne répondent qu'à des peurs spontanées vite chassées par d'autres peurs. La préparation au long terme est très difficile. Quelles décisions stratégiques prendre ?
Nous sommes face à un triple défi. Comment appliquer, au XXIème siècle, dans une société complexe, mobile, parcellisée, en crise, des mesures traditionnelles de santé publique ? La quarantaine qui était imposée aux navires au XVIème siècle ne sera pas acceptée de même dans une société qui valorise la liberté de chacun et répugne aux mesures coercitives. Comment communiquer sur le risque et l'incertitude sans provoquer la panique, dans une société demandeuse de sécurité et d'assurances, où les medias nouveaux font circuler toutes sortes d'informations ? Comment garantir un accès équitable aux ressources en cas de crise ?
A ces défis, deux réponses principales : la préparation des sociétés et l'évolution des systèmes de santé.
Préparer les sociétés, c'est tenir compte des contraintes de l'information en assurant la prévention selon un modèle interactif et flexible - ainsi que l'a souligné Mme Anne-Marie Moulin lors de nos auditions, c'est là un levier d'action en temps de paix. C'est aussi exploiter les modes de communication en situation épidémique - les potentiels de l'internet sont ainsi insuffisamment exploités et notre collègue député Jean-Pierre Door a souligné combien comptaient, dans le système de suivi, tel celui qui mobilise 400 personnes au centre d'Atlanta, aux Etats-Unis, non seulement l'information mais aussi la correction des erreurs dans un monde où, avec les nouvelles technologies, les institutions n'ont plus le monopole de l'information. Il s'agit d'instaurer une « démocratie sanitaire 2.0 ». C'est encore croiser les approches, face à l'ignorance des scénarios à venir, en comprenant les comportements collectifs. La réaction plus que tiède du public face aux recommandations de vaccination contre le H1N1, tient sans doute pour partie au fait que l'on s'est insuffisamment appuyé sur les professionnels de santé, puisque pour des raisons techniques, c'est un autre mode de vaccination, en centres, qui a été retenu. C'est une chance que le virus n'ait pas été aussi virulent qu'attendu. Autre exemple, celui des États-Unis, où une étude, réalisée en 2004, a montré qu'en cas d'épidémie de variole, celle-là même qui a décimé les Indiens lors de la conquête, seuls deux Américains sur trois se vaccineraient. On voit par là combien les comportements individuels ont de conséquences sur la collectivité. D'où l'importance d'échanger et de travailler main dans la main avec les sociologues. Les notions de confiance et de gouvernance sont essentielles.
En ce qui concerne l'évolution du système de santé, quatre choix politiques sont à clarifier. Dimensionner les outils d'alerte, tout d'abord. Plus on intervient tôt, mieux on prévient la contamination, à moindre coût, d'où la nécessité de surveiller les émergences dès le stade animal. L'exercice britannique des Cobra (cabinet office briefing rooms) reste de ce point de vue un rêve pour le système français. Organiser la gouvernance du système pendant la crise, ensuite. Le système Cobra prévoit ainsi différents stades d'intervention en fonction de la gravité de la situation, selon une gradation depuis la réponse locale jusqu'à l'alerte nationale. Au regard de ce schéma britannique, le système français de réponse, présenté sous forme de schéma à la page 76 de notre rapport, fait pâle figure, qui comporte, au lieu de cellules spécialisées, les seules institutions : il y manque un vrai travail de mise en réseau. Renforcer, en troisième lieu, les soins, la recherche et la formation dans les pays du Sud, caractérisés par la faiblesse de leur système sanitaire, logistique, et le faible nombre des professionnels de santé, lié à l'aspiration des compétences par les pays développés : c'est ainsi que le taux d'émigration des infirmières africaines vers les pays occidentaux peut aller, comme cela est le cas au Burkina-Faso, jusqu'à 81 %. La recherche, elle aussi, mérite d'être renforcée, puisque les nouveaux pathogènes se concentrent dans les pays du Sud, justifiant une veille sanitaire assidue. Définir, enfin, les priorités de la recherche sur les maladies infectieuses émergentes, en construisant des alliances stratégiques entre les laboratoires, ainsi que l'ont engagé différents réseaux dans le monde.
Je conclus en présentant les dix leviers d'action dont nous préconisons l'usage.
Faire prendre conscience aux opinions publiques de la globalisation du phénomène des maladies infectieuses émergentes et de l'importance des rapports Nord-Sud.
Agir sur tous les facteurs d'émergence et de propagation des maladies infectieuses pour ralentir, ou mieux inverser, les grandes tendances observées - urbanisation, transports, concentrations humaines, modification de l'usage des sols, déplacements de population, méthodes d'élevage - à tous les niveaux d'organisation institutionnelle, international, national, régional, local.
Considérer la prévention de la diffusion des maladies infectieuses émergentes comme une grande cause collective de l'humanité : empêcher et réprimer les actes qui concourent à l'augmentation des menaces, comme les trafics alimentaires, les déplacements de population, la modification des méthodes culturales traditionnelles, la diffusion de polluants, l'introduction non autorisée d'espèces sauvages... J'ajoute que la lutte contre les maladies infectieuses émergentes mériterait de figurer parmi les objectifs mondiaux du millénaire pour le développement.
Faire progresser l'information des populations du Nord comme du Sud sur les pathologies, les vecteurs et les prophylaxies des maladies émergentes, en particulier pour celles qui sont localement ou régionalement les plus menaçantes.
Inventer ou développer des méthodes de concertation pluridisciplinaires les plus larges associant praticiens, chercheurs ou industriels des métiers les plus concernés pour créer des liens de confiance et faciliter la mise en place de dispositifs d'urgence en cas de pandémies.
Réintroduire des protocoles classiques de lutte contre les pandémies - isolements, quarantaines, hygiène publique - et travailler sur les moyens de pallier les nouvelles exigences en termes de volumes et de coûts de la sécurité sanitaire dans le domaine des transports de personnes, de biens et de marchandises.
Promouvoir de nouveaux outils d'intervention sur les maladies infectieuses émergentes : observations spatiales, constitution de bases de données épidémiologiques avec le recours aux téléphones portables et à Internet, modélisation des phases de diffusion pour les différents types de maladies.
Réguler les mouvements de praticiens de la santé des pays du Sud vers les pays du Nord et au sein des pays du Nord entre les pays demandeurs de praticiens et les pays exportateurs de praticiens et faciliter l'accès aux vaccins pour les populations des pays du Sud. C'est tout le problème des génériques de médicaments encore soumis à brevet que des accords internationaux permettent de diffuser dans les pays insolvables.
Orienter la recherche vaccinale et organiser les thérapies dans la durée par un rapprochement des politiques menées par les organisations internationales sur les santés humaines et animales - FAO, ONU Habitat, OMS - et les organisations régionales ou sous-régionales.
Mieux organiser la logistique pour l'acheminement des vaccins, des médicaments et le transfert de souches de pathogènes dans les zones les plus difficiles d'accès et encourager la coopération décentralisée entre collectivités locales du Nord et du Sud, car il existe de vraies compétences dans nos villes et nos départements.
M. Joël Bourdin, président. - Je vous remercie de votre intervention et j'en profite, avant de laisser place au jeu des questions, pour recommander la lecture du roman de Le Clézio, La quarantaine. Il ne porte pas à l'euphorie mais est superbement écrit.
M. Yvon Collin, vice-président. - Je ne suis jamais déçu de la qualité des rapports de notre délégation, riches et toujours assortis de propositions...
M. Joël Bourdin , président. - Vous en avez publié quelques-uns...
M. Yvon Collin, vice-président. - Il est vrai que les scénarios qu'il nous présente font un peu froid dans le dos. Vous avez évoqué la mode des animaux sauvages, serpents, tortues et j'en passe, dans nos appartements, et rappelé combien il fallait se méfier de ce facteur nouveau de contamination. Existe-t-il des études sur ces animaux porteurs de maladies susceptibles de se transmettre à l'homme ?
Vous avez cité Charles Nicolle, qui soulignait déjà, dans les années 1920, combien, dans ce domaine des infections émergentes, l'anticipation est complexe. C'est toute la difficulté du sujet, et ce doit être l'objet de toute notre réflexion : comment mieux anticiper ?
Pour être l'auteur d'un rapport sur le défi alimentaire à l'horizon 2050, je suis frappé de voir combien coïncident certaines des cartes que j'y présente avec les vôtres. Il ne pleut que sur les gens mouillés : où prévalent la misère, la précarité, les maladies s'enracinent, comme la faim. Et nous ne prenons pas assez de mesures, notamment dans le cadre du G20, pour affronter ce qui est aussi un fléau. Je suis satisfait de voir que nos rapports se complètent : preuve que la délégation a de la suite dans les idées.
Mme Fabienne Keller, rapporteure. - Il est vrai que le défi alimentaire est un enjeu central, et que la corrélation des cartes est saisissante. Sans surprise, car la faim, qui affaiblit les défenses, frappe en des zones qui souffrent tout à la fois d'une carence des systèmes de soins, favorisant ainsi doublement le développement d'infections pathogènes. La pauvreté, sous laquelle on peut ranger dénutrition et malnutrition, figure parmi les facteurs favorisants que recense mon rapport. Nous rejoignons là également le rapport de Jean-Pierre Sueur sur l'urbanisation. Il est vrai que sur études fines, on peut trouver des inversions paradoxales, ainsi de celle du géographe Pascal Handschumacher, conduite à Dakar, qui montre que le moustique Aedes se développe davantage dans les quartiers aisés, où les jardins irrigués sont nombreux, que sur les chemins de terre sèche des quartiers pauvres. Mais c'est l'exception qui confirme la règle.
M. Joël Bourdin, président. - Voir le choléra !
Mme Fabienne Keller, rapporteure. - Ce fut l'un des enjeux pour Haussmann, à Paris, au XIXème siècle. La gestion des effluents, pour prévenir l'épidémie de choléra, est une question majeure. Le développement d'infections pathogènes, qui prospèrent dans les pays pauvres dépourvus d'assainissement est de fait très lié à la précarité dans l'urbanisation.
Vous m'interrogez sur les animaux de compagnie issus de la faune sauvage ? Le défi principal va à la lutte contre les filières d'introduction illégale. La promiscuité avec ces animaux - qui ne voient jamais un vétérinaire - dans un appartement, en particulier avec les enfants, qui les prennent dans leurs bras, quand ils ne partagent pas leur bain ou leur lit avec eux, est un vrai problème. Il est bon d'informer, sans affoler, sur les dangers que font courir aux familles rongeurs, primates ou serpents dont elles ont fait leur mascotte. Ce n'est pas un hasard si en Afrique, on se met à l'abri à l'heure où sortent les chauves-souris.
Oui, comme l'avait prédit Nicolle, l'anticipation est complexe. C'est pourquoi il faut s'inscrire dans un travail largement concerté sur les scénarios du possible, comme sur ceux du passé, afin que le moment venu, puisse se construire en commun, en confiance, une analyse partagée. Je songe aux débats qui ont suivi l'apparition de la grippe H1N1 : on a reproché aux pouvoirs publics des mesures excessives, mais c'est le nombre de personnes jeunes touchées dans les débuts qui avait fondé les hypothèses initiales. Lorsqu'il s'agit d'êtres humains, il convient de prendre les mesures correspondant au scénario le plus pessimiste, compte tenu des informations disponibles à un moment donné. Il nous reste beaucoup à faire, en France, pour construire ensemble des méthodes de travail adaptées.
M. Michel Magras. - Je tiens à vous remercier pour la qualité de votre travail.
La plupart des agents pathogènes se développent en milieu tropical. Les transports participent à cette propagation. Pour la France, notre région caraïbe est en première ligne.
Vous avez évoqué le rôle des mouvements de population humaine. Je souligne celui, fondamental, du commerce au sens large. Nous importons à peu près tout. De très nombreux agents pathogènes arrivent chez nous dans les containers, avec les marchandises en provenance du monde entier, et trouvent des conditions particulièrement propices à leur développement. Le commerce international est un agent de diffusion des maladies contre lequel nous ne pouvons rien. Il est impossible d'aseptiser toutes les marchandises avant qu'elles quittent un pays pour aller dans un autre.
Nous sommes heureusement protégés de la maladie du sommeil, l'anophèle n'existant pas dans nos îles. Mais Aedes aegyptii, vecteur de la dengue, y est très présent. Cette épidémie comporte une forme hémorragique qui effraye nos populations. Des campagnes de lutte sont menées en conséquence, de plus en plus accentuées. Pour avoir été professeur de sciences de la vie et de la terre, je sais que la vie du moustique comprend quatre phases, dont seule la dernière est aérienne. C'est pourtant elle qui concentre l'essentiel de la lutte à grande échelle. Voilà de quoi inquiéter. On a longtemps répandu dans mon île du malathion. J'ai attiré l'attention des services de l'Etat sur les dangers de ce produit, on ne m'a pas écouté à l'époque. J'étais préoccupé en particulier par la santé des jeunes chargés de son épandage et dont beaucoup sont hélas décédés depuis. L'usage de ce produit chimique particulièrement dangereux a été mal encadré. Les Etats-Unis et le Canada ont été beaucoup plus prudents que nous. Il a heureusement été interdit depuis, mais quarante ans trop tard.
Quand je prends l'avion pour venir travailler au Sénat, on pulvérise dans la cabine un produit censément sans danger pour la santé humaine, en tout cas validé par l'OMS, pour tuer les moustiques. Sans doute est-il sans effet s'il n'est respiré qu'une fois, mais quid du personnel de cabine qui l'inhale tous les jours ?
J'ai toujours milité pour la lutte intégrée : hygiène, salubrité, assainissement, lutte biologique, par laquelle on utilise un prédateur pour lutter contre un vecteur. La lutte chimique ne doit intervenir qu'en tout dernier ressort. Chacun connaît le scandale du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique.
Mon avis personnel est assez réservé sur l'utilisation généralisée de la vaccination. Elle a des effets positifs. Mais les microbes et les virus mutent, comme l'illustre celui de la grippe et les vaccins ne sont pas sans risques. A trop habituer un organisme humain à des produits de provenance externe, on peut affaiblir son système immunitaire. Les jeunes de nos îles, qui sont tous vaccinés, conformément au programme du ministère de la santé, sont plus fragiles que leurs parents ou grands-parents qui ne l'étaient pas mais luttaient contre les maladies grâce à leur propre système immunitaire. Il y a là matière à réflexion.
Les grands animaux domestiques ne sont pas, loin de là, les seuls vecteurs des agents infectieux. Les microbes, par définition, voyagent, et l'abondance des moyens de transport est telle aujourd'hui qu'ils peuvent se répandre comme jamais.
Mme Fabienne Keller, rapporteure. - Nous aurions dû vous auditionner ! Je note ce que vous dites du malathion...
M. Michel Magras. - C'est un produit qui libère, en se dégradant, des substances chimiques encore plus nocives pour la santé. Pendant qu'aux Etats-Unis et au Canada on recommandait de calfeutrer les maisons lors des épandages, on conseillait au contraire en France d'ouvrir grand portes et fenêtres afin qu'il pénètre partout !
Mme Fabienne Keller, rapporteure. - Nous ne pouvons qu'être d'accord sur l'importance de la lutte intégrée. La médecine génétique permet aujourd'hui de séquencer le génome des agents pathogènes, mais on tend à oublier le milieu. L'éducation, afin de favoriser les comportements sains, la lutte biologique sont évidemment essentiels.
J'entends vos réserves sur la vaccination. Elle n'a pas réponse à tout, mais c'est un outil. Il faut sortir du débat idéologique, présenter les faits pour examiner ses avantages et ses dangers. On se souvient des peurs suscitées par le vaccin contre l'hépatite. Le recul de la vaccination contre la variole a de même provoqué une réémergence de la maladie. Vous avez raison de rappeler le rôle du système immunitaire. Il y a moins de malades dans une ville bien organisée, où l'eau est assainie et l'air peu pollué. Notre système de santé est très réactif. Sur un sujet aussi complexe, il faut procéder avec prudence.
Au CHU de Strasbourg, nous avons reçu un patient atteint du H1N1, un médecin, qui n'a pas accepté d'être cantonné alors que c'était la meilleure mesure à prendre, au regard des risques pour la population.
Il faut mener un travail à long terme d'information. La carte des priorités de recherche publiée dans notre rapport fait apparaître que dans la zone caraïbe, les laboratoires partagent leurs informations.
M. Yannick Vaugrenard, vice-président. - Je vous remercie à mon tour pour votre travail, qui doit être poursuivi. Je voudrais apporter une touche d'optimisme : les progrès de la médecine ont permis à notre planète de compter 9 milliards d'individus, ce qui ne s'était jamais vu ! M. Collin a raison : le défi alimentaire, le sous-développement, les relations Nord-Sud sont au coeur de la question.
Au terme des exercices de prospective que vous avez mentionnés, les Britanniques et les Chinois arrivent-ils aux mêmes conclusions que nous ? Font-ils d'autres propositions ? Quelles leçons en tirer pour agir ?
Nous l'avons vu lors de l'épidémie de H1N1, les politiques veulent se prémunir contre le reproche de n'avoir pas suffisamment agi. Cela change notre perception des risques. Ils seront moins crus le jour où un danger très grave se présentera. On peut comprendre que la ministre de la santé ait voulu éviter qu'on lui reproche son inaction. Mais la crédibilité de la parole politique est en cause. C'est une vraie difficulté. On dit que nos populations sont surinformées, elles ne le sont que superficiellement.
D'où l'impérieuse nécessité de l'éducation, à tous les niveaux scolaires : il est indispensable d'inscrire cette information dans les programmes. Les comportements logiques, normaux, rationnels cèdent souvent le pas à ceux qui sont dictés par l'émotion.
Les mesures à envisager, cependant, doivent faire la part entre le souhaitable et le possible : je doute que le baiser masqué vienne un jour à détrôner le french kiss !
Pourquoi la recherche sur les antibiotiques est-elle si limitée ?
Mme Fabienne Keller, rapporteure. - Notre rapport comporte une synthèse des études britannique et chinoise. Elles n'envisagent pas tant des leviers d'action que des scénarios correspondant à diverses hypothèses, afin de déterminer l'organisation qui en découle. Elles aboutissent à peu près aux mêmes conclusions que nous. Les Chinois ont traduit leurs résultats en propositions opérationnelles, à partir du constat de leurs retards dans la prise en compte de facteurs de risques, comme les maladies sexuellement transmissibles.
La crédibilité de la parole politique pourrait faire l'objet d'un séminaire ! Nous sommes très bas sur l'échelle de crédibilité, les médecins très haut. Aussi le politique n'est-il pas toujours écouté comme il devrait l'être lorsqu'il se mêle de santé et entend fixer des règles en la matière.
Je vous renvoie à l'antimanuel de communication de crise publié en page 65 de notre rapport : silence, absence de communication ; fermeture (no comment) ; démentis (« il ne se passe rien ») ; déclarations « rassurantes » ; manque total d'humilité ; dégagement sur d'autres responsables ; incapacité à donner des informations minimales sur des données élémentaires ; mise en cause de ceux qui informent. Il faut, a contrario, reconnaître qu'il y a bien un problème, démontrer son sérieux, dire ce que l'on sait et accepter de dire ce que l'on ne sait pas. Il faut aussi être organisé et disposer de relais. Il me semble que notre dispositif est trop institutionnel et s'en remet essentiellement aux agences. Comment interagir, dans la communication, et disposer de relais vers les médecins, en les associant aux mesures à mettre en oeuvre ? Comment, de même, être mieux à l'écoute de la population ? Voyez l'exemple de la maladie de Lyme, véhiculée par les tiques, dont les spécialistes disent qu'elle est bien maîtrisée, tandis que les malades se plaignent du contraire. Nous pourrions prendre exemple sur la Suisse ou l'Autriche à ce sujet. La connexion entre l'information de terrain et le système institutionnel est trop faible. Il y a la place pour un lieu d'échanges, de rencontres, pour vérifier la validité des informations : tout un programme !
Sur la recherche sur les antibiotiques, nous dressons un constat. J'ai assisté à Libreville, au Gabon, à un séminaire réunissant l'ensemble des spécialistes des maladies infectieuses. En Inde, j'ai consacré cinq jours à la lutte contre la tuberculose. La recherche s'est bloquée lorsque la maladie ne concernait plus les pays occidentaux, qui seuls ont les moyens de la mener. La moitié des cas actuels concerne l'Inde et la Chine. Pendant une dizaine d'années, la recherche a régressé. On a utilisé des diagnostics et des médicaments datant de plusieurs décennies. Le bacille de Koch est devenu multirésistant. On a employé plusieurs antibiotiques à la fois et la tuberculose est devenue résistante à tout. Elle revient en Seine-Saint-Denis, où elle touche des populations d'origine étrangère, vivant dans de mauvaises conditions sanitaires.
M. Yannick Vaugrenard, vice-président. - Il semble que les moyens d'intervention du gouvernement, en cas d'épidémie, ne soient pas très performants. Nos réponses sont trop administratives. Il convient de mieux prendre en compte les médecins, qui ont une crédibilité très forte. Ne serait-il pas nécessaire de saisir le gouvernement, afin de l'inviter à formuler des propositions plus efficaces, tendant, par exemple, à mieux prendre en considération le réseau des généralistes ? Nous devrions faire des propositions en ce sens. A moyen et long terme, le rôle de l'éducation est crucial.
M. Michel Magras. - Les maladies infectieuses sont causées par des virus ou des bactéries. Les antibiotiques n'agissent que sur les bactéries, pas sur les virus. Les vaccins agissent dans tous les cas. Les antibiotiques restent des produits chimiques, tandis que les vaccins stimulent nos propres défenses immunitaires. Toutes ces raisons expliquent peut-être le moindre engouement pour la recherche sur les premiers.
Mme Fabienne Keller, rapporteure. - Nous avons écrit au ministère et aux agences, mais nous n'avons pas obtenu de leur part une réponse ou une participation d'un niveau satisfaisant. La directrice générale de l'agence nationale de la recherche est venue participer à notre atelier de prospective, les chercheurs et les professionnels se sont mobilisés, mais pas les représentants institutionnels. Nous pourrons envoyer notre rapport au ministère, en recommandant qu'il s'associe à un exercice de prospective comparable à celui qu'ont mené les Britanniques, transversal, regroupant tous les acteurs publics. Il convient de les réunir pour les faire travailler ensemble, repérer leurs compétences, échanger, comprendre.
M. Joël Bourdin, président. - Le professeur Didier Raoult, lors de l'atelier de prospective, fut, si j'ose dire, l'un des intervenants les plus virulents. Il a souligné qu'on dépense beaucoup d'énergie pour des maladies qui font finalement très peu de morts, comme le SRAS ou le H1N1, et que l'attention des pouvoirs publics devrait se focaliser sur le drame des maladies nosocomiales.
Mme Fabienne Keller, rapporteure. - Elles peuvent tout à fait être considérées comme des maladies infectieuses émergentes, au même titre que les infections multirésistantes ou que la diffusion volontaire d'agents pathogènes, objet du plan Biotox : elles relèvent des mêmes mécanismes.
La délégation à la prospective autorise la publication du rapport.
Mme Fabienne Keller , rapporteure. - Nous présenterons notre rapport à la presse mardi 9 juillet à 11 heures ici même.
M. Yvon Collin, vice-président. - En même temps que les réunions de groupe...
M. Joël Bourdin, président. - Je dois participer à l'assemblée parlementaire de la francophonie, où je m'exprimerai devant la commission de la culture, le même jour.
La séance est levée.