Mardi 26 juin 2012
- Présidence de M. Philippe Marini, président -Audition de M. Jean-Pierre Jouyet, président de l'Autorité des marchés financiers (AMF)
La commission procède à l'audition de M. Jean-Pierre Jouyet, président de l'Autorité des marchés financiers (AMF), à l'occasion de la remise du rapport annuel de l'AMF.
M. Philippe Marini, président. - Comme chaque année, nous auditionnons Jean-Pierre Jouyet, président de l'Autorité des marchés financiers (AMF), à l'occasion de la publication du rapport annuel de l'Autorité. L'année écoulée s'est déroulée dans un contexte particulier fait d'instabilité des marchés financiers et d'omniprésence de la crise des dettes souveraines. Pour autant, cette fébrilité ne saurait faire oublier les progrès de la régulation depuis la crise de 2007-2009. Suffisent-ils pour anticiper les risques à venir ? Notre récente table ronde sur le système bancaire parallèle nous a montré que les risques continuent de se transmettre de bilan à bilan, des établissements régis par les lois bancaires aux autres catégories d'investisseurs et à tous les outils de marché. Face à la complexité de ce système de risques parfois contradictoire, notre régulation est-elle suffisamment transversale ?
Les marchés financiers se caractérisent par une innovation permanente. Difficile de nous tenir informés... Nous avons pris par le passé des initiatives sur le trading haute fréquence, sur certains aspects des techniques de marché. Pouvez-vous nous éclairer sur l'évolution de la réglementation française et européenne en matière de marchés financiers ? L'actualité sera dense, avec la révision de la directive Marchés d'instruments financiers (MlF), la nouvelle normalisation comptable internationale, les inquiétudes sur le financement en fonds propres des entreprises.
Innovation et régulation se courent après, en premier lieu aux Etats-Unis, où la mise en oeuvre des textes postérieurs à la crise n'est pas simple. S'ajoute, en France, l'incertitude sur d'éventuelles nouvelles dispositions en matière bancaire. Volcker ou Vickers : quelle solution spécifique pour accompagner ce secteur d'activité ?
L'année 2011 est aussi celle de la fusion avortée entre NYSE Euronext et Deutsche Börse. NYSE Euronext sort affaibli de cet échec, notamment face à son concurrent historique, le London Stock Exchange. Nous avons des interrogations sur l'avenir de Paris en tant que place financière, notamment en ce qui concerne la négociation de contrats sur matières premières. Quel avenir pour le Marché à terme des Instruments Financiers (MATIF), qui avait su se recréer un fonds de commerce ? Pouvez-vous nous apporter un éclairage, pour que nous puissions mieux assumer nos responsabilités ?
M. Jean-Pierre Jouyet, président de l'Autorité des marchés financiers. - Ce rapport est le troisième que je vous présente. Depuis ma prise de fonction en 2008, nous avons eu à faire face à un environnement chahuté : chute des cours, resserrement du crédit pour les entreprises et les ménages, premiers plans de relance et réunion du G 20 sur les principes internationaux et européens de régulation financière. L'AMF a défini en 2009 son plan stratégique autour de trois axes : renforcement de la protection de l'épargne et de la confiance des investisseurs individuels ; stabilité et intégrité des marchés ; mise en place d'un nouveau cadre de régulation des marchés.
La crise de la dette est devenue une crise politique qui menace notre continent dans ses fondements. L'Europe est au bord de la récession, nous entrons dans une ère nouvelle. La crise nous a rappelés à notre mission fondamentale : protéger les épargnants et les investisseurs afin, non seulement, de restaurer la confiance dans les marchés, mais aussi de favoriser le financement de notre économie et l'accroissement des fonds propres pour réduire l'endettement public et privé. L'AMF a ainsi créé en son sein une Direction des relations avec les épargnants qui a engagé un échange nourri avec les épargnants et leurs associations. En effet, une enquête de La Finance Pour Tous a montré les lacunes de la culture financière des Français, qui devraient être mieux informés sur les placements et les risques encourus.
Nos efforts ont porté sur trois axes : une meilleure compréhension des mécanismes de commercialisation des produits financiers ; une clarification des exigences à l'égard des distributeurs de produits financiers, en termes de transparence sur les frais notamment, et de conflits d'intérêts ; un renforcement des dispositifs d'aide aux victimes des manquements boursiers et de la mauvaise commercialisation de produits financiers. Nous avons ainsi rattaché la médiatrice, Murielle Cohen-Branche, au Président de l'AMF. Les cas de médiation se sont développés, dans le secteur financier comme ailleurs. Nous intégrons aussi plus systématiquement la réparation des préjudices dans le cadre de nos procédures de supervision, de transaction ou de sanctions.
Ces axes ont été renforcés par la création d'un Observatoire de l'épargne, chargé d'analyser les tendances des placements financiers des ménages et de renforcer la vigilance afin de mieux protéger, mieux accompagner et mieux informer l'épargnant.
Nous prêtons une attention particulière à la qualité de l'information financière. Ainsi, dans la loi de simplification du droit, le régime de déclaration des franchissements de seuils a été amélioré grâce à l'inclusion d'instruments dérivés à dénouement monétaire dans le champ des titres assimilés aux instruments à dénouement physique pour calculer le niveau des seuils. L'intégration de ces produits dans le périmètre de déclaration évitera que se multiplient les cas de montée occulte au capital. L'entreprise qui franchit un seuil est désormais obligée de déclarer ses intentions concernant les instruments dénouables qu'elle détient. Enfin, avec la nouvelle déclaration pour les modifications de participation liées à l'utilisation de ces différents types d'instruments, le public sera informé du niveau de contrôle réel d'une entreprise résultant de l'augmentation des droits de vote effectivement possédés à l'occasion d'un tel dénouement. Depuis l'adoption de ce texte, auquel Philippe Marini et Nicole Bricq ont beaucoup participé, nous évoluons sur un territoire plus apaisé, et plus proche des pratiques de nos voisins européens. Je remercie le Parlement, et plus particulièrement le Sénat, d'avoir saisi ces enjeux.
Deuxième axe : la stabilité et l'intégrité des marchés. Désormais dotée d'un comité des risques, l'AMF s'efforce d'identifier les tendances et les grandes évolutions des marchés financiers et de prévenir les risques émergents. Ce comité nous force à nous poser la question du périmètre des marchés et des entités à réguler. Cette méthode a permis à l'AMF d'intervenir le plus en amont possible, lors de forums internationaux, et de faire entendre sa voix sur des sujets tels que le système bancaire parallèle. La régulation des marchés de matières premières a été mise sur le devant de la scène internationale lors du G 20. Si le MATIF n'a pas connu de changements majeurs, reste le problème de la coordination entre les différentes instances de régulation en matière énergétique, financière ou agricole. Les marchés de matières premières sont aussi spéculatifs que les marchés financiers !
M. Philippe Marini , président. - Dont le marché du CO2 !
M. Jean-Pierre Jouyet. - En effet. Si l'AMF doit encore renforcer son expertise en ce domaine, elle a progressivement étendu son dispositif de collecte des données aux transactions financières de gré à gré, aux marchés obligataires et enfin aux instruments dérivés. Sans cette adaptation indispensable, les réponses apportées à la sophistication croissante des marchés, à la complexité des moyens utilisés par les intervenants et aux abus de marchés seraient intervenues trop tardivement au regard du temps des marchés.
Comme le montre le problème du trading haute fréquence, le défi du régulateur est en effet de s'adapter à la rapidité de l'évolution, à la complexité des moyens utilisés pour la passation d'ordres et à la segmentation de ces marchés. Dans le cadre de la crise des dettes souveraines notamment, pour anticiper le Règlement européen sur les ventes à découvert, l'AMF, depuis le 1er février 2011, a mis en place un régime complet de transparence des positions courtes nettes sur les actions admises aux négociations sur un marché réglementé ou sur un système multilatéral organisé de négociation.
Concernant le contrôle et les sanctions à l'intérieur même de l'AMF, il fallait tirer les conclusions du traitement de l'affaire EADS. C'est pourquoi nous avons rassemblé en une direction unique les enquêtes et les contrôles et instauré un échange contradictoire et systématique d'informations avec les personnes mises en cause avant le lancement d'une procédure de sanction. Cette évolution a conduit à une augmentation des contrôles, désormais fondés sur les risques, qui donne lieu à une recrudescence de notifications de griefs en matière de commercialisation des produits financiers, garantissant le respect de l'intérêt des clients, y compris au sein des salles de marché.
La loi de régulation financière a renforcé le caractère dissuasif de la répression : plafond des sanctions pécuniaires décuplé, publicité systématique tant des séances que des décisions de la commission des sanctions, faculté donnée au président de l'AMF d'exercer un recours contre celles-ci. L'introduction d'un pouvoir de transaction, sous la forme d'une procédure de composition administrative, nous permet de traiter plus rapidement et en toute transparence les dossiers mineurs. Le collège a déjà approuvé plusieurs accords de ce type dont certains sont en passe d'être homologués par la commission des sanctions.
Un groupe de travail interne se penche sur les moyens de rendre les enquêtes plus efficaces. Nous réfléchissons à étendre le champ des pouvoirs d'investigation des enquêteurs et contrôleurs, et à rendre les enquêtes plus efficaces en luttant contre l'obstruction à laquelle les enquêteurs sont de plus en plus souvent confrontés. Ces mesures incluent les modalités de coopération avec les Responsables de la conformité pour les services d'investissement (RCSI) et surtout avec la justice, avec la possibilité de demander des pièces à un juge ou à un service de police ; la coopération opérationnelle est renforcée avec le Parquet, notamment pour l'utilisation de services de police spécialisés, ce qui nous rapproche des moyens à la disposition de la Financial Services Authority (FSA) britannique et de la Securities and Exchange Commission (SEC) américaine.
En dernier lieu, l'AMF s'est attachée à mettre en place un nouveau cadre de régulation qui fait coïncider développement des activités financières, protection des épargnants et financement de l'économie. Nos orientations sont connues : transparence de l'ensemble des transactions et des marchés vis-à-vis du régulateur comme des opérateurs et investisseurs ; transparence plus large dans la formation des prix des actifs et les conditions de réalisation des transactions ; périmètre de la régulation financière étendu à l'ensemble des acteurs financiers significatifs, comme les fonds d'investissement spéculatifs et les agences de notation, et des marchés, y compris de matières premières et de dérivés de crédit ; lutte contre les risques systémiques liés à l'explosion des marchés dérivés de gré à gré, à leur segmentation et leur manque de transparence ; lutte contre l'instabilité des marchés, renforcée par des pratiques telles que le trading haute fréquence ou les ventes à découvert à nu ; système de supervision financière plus efficace et mieux coordonné au niveau européen ; promotion d'une politique de reconnaissance mutuelle des dispositifs de régulation.
Au sein de l'Organisation Internationale des Commissions de Valeurs (OICV) et au sein de l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), nous avons, en quatre ans, fait des avancées sensibles, et avons bon espoir que notre travail de conviction porte ses fruits.
Au niveau national, nous avons oeuvré pour la relance du marché obligataire primaire parisien, pour la création de plateformes transparentes de négociation des titres obligataires, de façon à rapatrier les émissions obligataires de Luxembourg à Paris. Il faut toutefois que les banques et les institutions financières nous aident à développer cette activité. Certaines réformes ont permis de simplifier la réglementation boursière applicable aux PME et ETI cotées, dans les limites autorisées par les règles européennes. Cela s'est traduit par une adaptation du fonctionnement du marché d'Alternext consacré aux PME. Les transferts d'Euronext, marché réglementé selon des normes appropriées aux grandes entreprises, vers Alternext ont été facilités. Malgré une attractivité toujours insuffisante des marchés pour les PME, le marché Alternext a connu une forte progression. C'est encourageant mais il reste des progrès à faire.
J'en viens aux nouveaux enjeux. Le premier enjeu est la gouvernance d'entreprises. Actionnaires et investisseurs institutionnels font de plus en plus attention à la qualité de la gouvernance comme un élément de la performance sur la durée. Une entreprise dont la gouvernance est inadaptée, dont les procédures de contrôle interne sont faibles non seulement se met en risque, mais les salariés et les actionnaires en paient les conséquences. Je crois au volontarisme politique et réglementaire sur ce sujet : sans l'impulsion du régulateur et du législateur, nous n'aurions pas constaté de diversification de la composition des conseils d'administration. Je sais que vous vous intéressez au Say-on-Pay, le vote consultatif des actionnaires sur les rémunérations des dirigeants. Nous ne pourrons faire l'économie de ce débat. On ne peut demander aux entreprises publiques seules de se remettre en question. Faut-il un vote des actionnaires obligatoire ou optionnel ? Sur quel objet ? Ce vote serait-il contraignant ou consultatif ? Autant de questions que l'on peut se poser. À titre personnel, je prône la transparence la plus large possible des rémunérations à l'égard des assemblées générales. Deuxième enjeu : la commercialisation des produits d'investissement aux investisseurs de détail. Il nous faudra conduire une réflexion sur le conseil en investissement et la régulation de la distribution de produits financiers, qui pourrait déboucher sur une remise à plat du métier de conseiller financier. L'AMF a également formulé des propositions visant la réparation des préjudices financiers, parmi lesquelles le développement des actions de groupe, mais encadrées « à la française ».
Troisième enjeu : mettre les marchés au service du financement à moyen et long terme de l'économie. Le débat sur la séparation des activités bancaires et la structure des banques aurait dû être ouvert plus tôt dans notre pays, comme il l'a été dans d'autres. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni sont en train de réformer l'organisation de leurs banques. En Europe, le groupe Liikanen est chargé de proposer des recommandations sur d'éventuelles réformes structurelles pour renforcer la stabilité financière et améliorer la protection des consommateurs. Quelle approche adopter ? Une approche à la Vickers, avant tout prudentielle, n'aborde pas les questions de prise de risque excessive et de conflits d'intérêts ; elle n'est pas efficace pour discipliner les acteurs. L'approche dite Volcker cherche en revanche à identifier les activités utiles aux clients et au financement de l'économie, tout en interdisant ou en contraignant celles qui exposent les banques à des conflits d'intérêts ou à des risques trop élevés. Il faut mettre en balance ces deux aspects, tout en tenant compte des spécificités du modèle bancaire français, en liaison avec le groupe Liikaneen, mis en place sous l'égide de la Commission européenne.
Enfin, si l'épargne financière à long terme est structurellement aussi faible en France, c'est, en premier lieu, à cause de la fiscalité appliquée à l'immobilier et aux placements financiers. D'une manière générale, certaines incitations fiscales influencent de façon exagérée l'allocation d'actifs des ménages et aveuglent les épargnants plus qu'elles ne les orientent. Le dispositif actuel d'incitations fiscales, extrêmement morcelé et complexe, manque de cohérence et de lisibilité. Au total, la contribution réelle de la fiscalité actuelle de l'épargne au soutien de la croissance et de l'investissement de long terme semble limitée, car elle favorise les placements les plus liquides au détriment des actions.
Le développement de l'épargne à long terme pourrait également pâtir des réformes comptables et prudentielles en cours. Sur le plan comptable, avec les normes IFRS 9 et IFRS 4, la comptabilisation en valeur de marché sur un champ très large induit une plus grande sensibilité des bilans des institutions financières aux fluctuations à court terme des marchés. Les investisseurs institutionnels pourraient se détourner des actifs de long terme et être incités à adopter un comportement pro-cyclique.
Sur le plan prudentiel, certains aspects de Bâle III et Solvabilité II risquent de pénaliser la constitution d'une épargne de long terme. Bâle III incite les banques à accroître leurs encours de dépôts, au risque de détourner l'épargne des ménages d'autres véhicules à plus long terme. Cette concurrence accrue des produits de bilans bancaires représente aussi un enjeu important pour l'industrie de la gestion collective en France. Celle-ci, l'une des plus performantes d'Europe, représente un atout qu'il nous faut protéger. Quant à Solvabilité II, elle impose des exigences en capital très élevées pour la détention d'actions, et, dans une moindre mesure, d'obligations. Ceci pourrait par conséquent inciter les assureurs à diminuer leur exposition à ce type d'actifs et donc leur contribution au financement de l'économie.
Quoi qu'il en soit, on ne pourra développer une place financière au service d'un financement à long terme de notre économie, de sa croissance, que si les règles fiscales et les instruments de réglementation et de régulation apparaissent suffisamment stables et lisibles pour les investisseurs, notamment étrangers, qui contribuent de plus en plus au développement de nos entreprises.
Notre travail est encore dense, et notre vigilance doit être renforcée. Pour ce qui est de nos moyens, nous dépendons de vous... Compte tenu de nos missions, il reste du chemin à parcourir, mais l'AMF est combative et fait entendre sa voix.
M. François Marc, rapporteur général. - Voilà déjà plusieurs années que la commission des finances du Sénat est investie dans la réflexion sur la régulation financière, et ce sur tous les bancs. La loi de sécurité financière ou la transposition de la directive MIF en sont l'illustration. Nous veillons à ce que l'AMF dispose des moyens nécessaires pour mener à bien ses missions, notamment pour investir dans des outils informatiques appropriés. Je me réjouis de voir que vous avez, en peu de temps, porté l'effort très haut, tant en matière de sanctions, de notifications des griefs, que de transparence ou d'accroissement du périmètre de la régulation financière ; vous avez également agi, au sein de l'Union européenne, avec les autres régulateurs, pour améliorer les processus de contrôle. Nous restons vigilants, mais l'AMF a manifestement pris son envol et la mesure de sa mission.
Ma première question porte sur les inquiétudes concernant l'attractivité de la place de Paris, notamment pour le marché obligataire. Quelles seraient les conséquences de la mise en place d'une taxe sur les transactions financières, dès lors que Londres ne s'y associerait pas ? Faudrait-il craindre un retour de bâton ? Quelles seront les conséquences pour la place parisienne de la centralisation à Londres par NYSE Euronext de l'ensemble de l'activité de compensation des dérivés ?
Deuxième préoccupation, les chantiers de la régulation, sur lesquels nous avons entendu récemment votre secrétaire général adjoint, Edouard Vieillefond. Le marché des ETF/ETP (Exchange Traded Funds/Exchange Traded Products) doit-il inquiéter ? Ces produits, qui totalisent un encours d'environ 1 500 milliards de dollars, dont 400 milliards en Europe, sont peu sécurisés ; Crédit Suisse a ainsi perdu plusieurs centaines de millions dans un ETP axé sur la volatilité. Comment mieux sécuriser ces produits ? Les mesures concernant le trading haute fréquence sont-elle suffisantes ? Les ordres émis ont progressé de 50 % en 2011, les transactions effectuées, de 22 %... Sur la titrisation, le risque provient du manque d'information et de transparence. Que vous inspirent les projets de labellisation des actifs titrisés ?
Troisième point : la protection de l'épargnant et de l'investisseur au regard du développement de politiques de commercialisation agressives d'instruments complexes à destination des particuliers. On voit fleurir sur Internet des publicités qui incitent les particuliers à « devenir un vrai trader » sur le Forex !
M. Philippe Marini, président. - Publicités régulées par l'autorité des marchés financiers chypriote !
M. François Marc, rapporteur général. - On pense aux jeux en ligne... Quelles sont les perspectives, du point de vue du régulateur, pour accroître la transparence, l'information et la simplification dans la commercialisation des produits financiers complexes auprès des particuliers ? S'il faut bien entendu aider les victimes, commençons par contrôler en amont ceux qui émettent ces messages !
M. Jean-Pierre Jouyet. - Je remercie le rapporteur général d'avoir insisté sur l'importance des moyens informatiques : étant donné les techniques actuelles de transaction, il est vital pour nous de disposer d'équipements de très haute performance.
Concernant la place de Paris, je partage votre sentiment : avec l'échec de la fusion, nous avons manqué une opportunité historique pour renforcer la zone euro en rapprochant deux marchés organisés. Je n'ai pas à me prononcer sur le jugement rendu par l'autorité de la concurrence européenne, mais cette position ne rend service ni à la zone euro, ni aux marchés organisés par rapport aux plateformes opaques et segmentées. Cette approche de la concurrence reposant sur des segments de marchés organisés conduit les gestionnaires de marché à délocaliser leur activité pour mieux concurrencer les marchés moins réglementés. C'est un cercle vicieux, qui nous affaiblit face à la place de Londres.
Nous avons essayé de renforcer le marché obligataire, mais il faut que les banques et les institutions financières nous aident et favorisent les émissions sur la place de Paris.
La taxe sur les transactions financières sera d'autant plus efficace que sa surface sera large. Les Britanniques ont un droit de timbre. Il faut donc négocier au niveau européen, par exemple en faisant de la taxe un moyen d'alimenter le budget européen. Le rabais dont bénéficient nos amis britanniques pourrait faire partie de la négociation... Cela ne sera pas facile, mais on ne peut en rester à des approches purement nationales.
La localisation des chambres de compensation des dérivés est un véritable enjeu industriel. Avoir la compensation du cash ne suffit pas : le marché qui explose est celui des dérivés ! D'où un déséquilibre entre la zone euro et la Grande-Bretagne. Les banques, actionnaires de certaines chambres de compensation, doivent être mobilisées.
Il faut un encadrement européen renforcé du trading haute fréquence. C'est l'enjeu de la révision de la directive MIF, qui devra englober toutes ces plateformes. Les propositions actuelles de la Commission européenne ne vont pas assez loin : créer des organismes pseudo-organisés assimilés à des marchés organisés ne suffira pas pour lutter contre la fragmentation des marchés et des plateformes et contre le trading haute fréquence.
En matière de titrisation, il faut accroître la transparence. La labellisation va dans le bon sens. L'important, c'est la qualité du sous-jacent. La titrisation participe au financement à long terme de l'économie, et, à cause de certains excès, ne doit pas être écartée a priori.
M. François Marc, rapporteur général. - Sur ce sujet, les messages sont contradictoires. À en croire les uns, il n'y aurait pas assez de titrisation en Europe ; selon d'autres, elle participerait d'un système bancaire parallèle qu'il convient de réguler. Difficile, sur un terrain si flottant, de définir la régulation optimale...
M. Jean-Pierre Jouyet. - De façon générale, sur le système bancaire parallèle, nous souhaitons plus de transparence et un élargissement du périmètre de la régulation des produits titrisés. Il faut, dans le cadre de la révision de la directive, parvenir à cette transparence et à une régulation renforcée. Si l'on n'y arrive pas, il y aura un vrai danger.
M. Thierry Francq, secrétaire général de l'AMF. - En Europe, nous disposons d'un régime de régulation de la titrisation qui impose, s'agissant de crédits bancaires, que 5 % de ceux-ci soient conservés par la banque, ce qui aligne les intérêts. Nous visons tous les aspects du dispositif ainsi que les documents d'information des épargnants. Le résultat en est que les produits titrisés français n'ont jamais posé problème. Un financement alternatif à celui des banques est donc possible dés lors qu'il est bien régulé.
Si la titrisation en Europe est surtout confrontée à une crise de confiance, on observe en revanche, ailleurs, un développement de nouvelles mauvaises pratiques. La labellisation serait une bonne chose si elle mettait en lumière les bons produits bénéficiant de transparence et d'une bonne régulation, comme c'est le cas des nôtres.
M. Philippe Marini, président. - Mais qui labelliserait ?
M. Thierry Francq. - Plusieurs initiatives sont actuellement prises à Paris afin d'éviter que cette labellisation ne se fasse ailleurs. Mais le plus important demeure la régulation à laquelle il est procédé en amont.
M. Jean-Pierre Jouyet. - Sur la protection des épargnants et la question chypriote, nous suivons cette affaire de très près, notamment en travaillant avec l'autorité de régulation chargée du contrôle de la publicité. Nous procédons à des contrôles et nous mettons en garde. Il faut d'ailleurs sans cesse alerter sur les dangers de ces mécanismes.
M. Thierry Francq. - S'agissant des ETF et des ETP, nous sommes préoccupés de la gestion des collatéraux, qui constitue à la fois un risque prudentiel en biaisant la mesure du risque des banques, et un risque pour l'investisseur, sachant que, par exemple, nous avions constaté une surpondération des collatéraux grecs. Nous avons lancé des contrôles de la gestion de ces ETF, et il n'est pas impossible que vous entendiez parler, malheureusement en mal, de certains d'entre eux dans quelques mois. Mais la sanction fait partie intégrante de la régulation.
Sur le FOREX, nous avons développé des outils permettant de déterminer l'impact de ces publicités qui commencent à prendre une place significative en France. Nous avons, dans un premier temps, procédé à des alertes via les associations de consommateurs, puis l'autorité de régulation de la publicité, avec laquelle nous travaillons, a obtenu le prononcé d'un jugement contre l'une de ces publicités, ce qui a permis la mise en alerte des régies publicitaires des sites Internet grand public ; nous sommes désormais consultés avant la diffusion de certaines annonces.
Les produits dont il est question ne sont pas illégaux dés lors qu'ils sont offerts dans de bonnes conditions, ce qui est parfois loin d'être le cas. Aussi n'excluons-nous pas d'aller plus loin. La résolution de l'affaire chypriote dans un cadre européen étant d'autant moins probable qu'en l'espèce, Chypre est en fait un faux nez d'acteurs établis en Israël, nous pourrions envisager des mesures plus sévères de quasi-interdiction de ces produits, comme nous l'avons fait pour les produits aux formules plus complexes qui ne sont plus commercialisés auprès du grand public et sont réservés aux seuls investisseurs professionnels et avertis.
Les instruments dérivés devront en outre être inclus à terme dans la base la plus large de la taxe sur les transactions financières, faute de quoi, comme au Royaume-Uni, on offrira aux particuliers de moins en moins d'actions, et des dérivés d'actions moins transparents et moins régulés, donc plus dangereux.
M. Joël Bourdin. - Ayant en son temps suivi les enquêtes de la COB, j'observe que votre rapport fait apparaitre une baisse du nombre de plaintes et de faits signalés. Cela est-il imputable au travail de l'autorité de régulation ?
Sur les agences de notation, qui viennent de faire l'objet d'un rapport du Sénat, l'AMF avait eu l'occasion de porter un regard sourcilleux. Comment appréciez-vous aujourd'hui leur rôle ?
Enfin, l'AMF s'est-elle penchée sur le fait que l'on retrouve assez régulièrement les mêmes noms parmi les administrateurs des sociétés cotées, cette situation étant très liée à la question du fonctionnement de ces sociétés ?
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Tout en reconnaissant le caractère essentiel de votre activité de surveillance des marchés, je souhaiterais, au titre de votre mission de défense des épargnants, savoir si, d'après vous, le doublement du plafond du livret A ne risque pas de déstabiliser les équilibres actuels au détriment de l'épargne à long terme ?
M. Albéric de Montgolfier. - Au regard de sa mission de protection et d'information des épargnants, l'AMF ne devrait-elle pas étendre son contrôle aux produits défiscalisés de type immobiliers ou SCPI ?
Si l'AMF prononce des sanctions pécuniaires, elle n'a pas, en revanche, procédé, en 2011, à des interdictions temporaires d'exercice, alors même que les professionnels concernés sont récidivistes, et que les sanctions financières prononcées sont, pour eux, d'un montant ridicule.
Enfin, la taxation sur les dividendes distribués ne risque-t-elle pas de favoriser l'épargne protégée, telle que le livret A, et d'écarter encore plus des investissements en actions ?
M. Jean Arthuis. - Quel regard portez-vous sur le contraste entre la gouvernance de la zone euro et la situation des Etats extérieurs à cette zone ? A propos des marchés financiers, estimez-vous que l'on doive aller vers une autorité européenne - peut-être dans un premier temps, au niveau de la zone euro - dans la mesure, par exemple, où les collatéraux dont nous parlons se trouvent souvent dans un autre Etat. Mais de quels moyens disposez-vous pour ce faire ? Percevez-vous la nécessité d'un saut qualitatif dans ce sens ? En tout cas, le statu quo ne pourra pas durer longtemps.
Par ailleurs, quel est, selon vous, le bon niveau de capitaux propres pour l'AMF, sachant que ceux-ci s'élèvent aujourd'hui à 56 millions d'euros, ce qui vous conduit à disposer de 53 millions d'euros de placements financiers.
M. Jean-Pierre Jouyet. - Nous sommes un petit opérateur...
M. Philippe Marini, président. - L'AMF est donc également investisseur !
M. Richard Yung. - Avez-vous le sentiment de disposer des informations et des outils de contrôle nécessaires pour mener votre action alors qu'on ne peut qu'être effaré face à la taille des marchés et au nombre de transactions ? Et ce, d'autant plus qu'en France, la part du financement bancaire des entreprises étant limitée, l'on devrait de plus en plus se tourner vers des outils financiers.
Quels sont les rôles respectifs de l'AMF et de l'AEMF, le partage restant bien mystérieux pour les non-spécialistes ?
Enfin, alors qu'il y a quelques années nous avions, dans la proposition de loi sur les actions de groupe déposée avec Nicole Bricq, écarté par prudence le secteur financier, l'évolution des choses me conduit aujourd'hui à penser qu'il faudrait l'inclure dans un tel dispositif.
M. Jean Germain. - S'agissant de marchés dérivés de gré à gré, quelle localisation estimez-vous être la meilleure pour les chambres de compensation ? Comment appréciez-vous le risque systémique lié au marché des matières premières ?
Enfin, alors que l'on perçoit bien les difficultés globales de financement de l'économie, percevez-vous quelle serait, à l'avenir, la bonne répartition entre le financement par les banques, les assureurs et les réassureurs d'une part, et par d'autres voies telles que la titrisation, d'autre part ? Comment travaillez-vous en commun sur ces questions avec l'Autorité de contrôle prudentiel et la direction générale du Trésor ?
Mme Michèle André. - En matière de gouvernance des entreprises, vous semble-t-il possible de réguler le nombre de présences dans les conseils d'administration ? L'on voit bien, par exemple, s'agissant de la limitation des rémunérations dans les entreprises publiques que, derrière le dirigeant, qui est visible, il y a souvent d'autres collaborateurs, qui espèrent échapper à ces règles. Qu'en pensez-vous ?
Enfin, lorsque vous évoquez la nécessité d'améliorer la culture financière des Français, cela signifie-t-il qu'elle est meilleure dans les autres pays ? Et, si oui, comment s'y prennent-ils ?
M. Yannick Botrel. - Vous nous dites que les produits de titrisation français sont bien contrôlés. Mais qu'en est-il ailleurs en Europe ? Quels sont les pays où il y aurait un défaut d'approche prudentielle ?
Lorsque Thierry Francq indique que les produits complexes ne sont plus commercialisés auprès du grand public, sous-entend-il que l'on peut y accéder sur les marchés d'autres pays ?
M. Philippe Marini, président. - Avant d'inviter le Président Jouyet à répondre aux questions, juste un point technique : avez-vous l'intention de proposer une réglementation des fonds à valeur liquidative constante, sujet abordé la semaine dernière par Édouard Vieillefond, secrétaire général adjoint de votre institution.
M. Jean-Pierre Jouyet. - Au niveau européen, nous serions favorables à une interdiction de ces produits, mais nous sommes en butte à l'opposition de certains pays...
M. Philippe Marini, président. - Les Irlandais, les Luxembourgeois etc.
M. Jean-Pierre Jouyet. - S'agissant de la baisse du nombre d'infractions, si nous constatons de moins en moins de faits, c'est parce que la crise économique se traduit par moins d'activité, et en particulier moins de grandes opérations boursières, ce que, du point de vue de nos ressources, je ne peux, bien entendu, que regretter.
Sur les agences de notation, notre sentiment n'a pas changé, mais elles relèvent déjà d'une procédure d'enregistrement européenne, l'AEMF étant aussi en charge de leur surveillance en termes de conflits d'intérêts, de transparence capitalistique ou de la stabilité des critères de notation. Au niveau national, il ne nous revient pas de nous substituer à cette instance, mais en revanche, lorsque nous observons des faits troublants, nous ouvrons une enquête comme c'est aujourd'hui le cas à l'encontre d'une de ces agences concernant une notation de dette souveraine.
S'agissant du cumul des fonctions d'administrateurs, les règles actuelles sont respectées et c'est au législateur qu'il revient de dire si elles doivent être durcies. Mais j'insiste sur la distinction qui doit être faite entre les administrateurs selon qu'ils exercent ou non des fonctions exécutives ; le cas échéant, la France pourrait considérer avec intérêt les règles en vigueur dans un certain nombre de pays, notamment anglo-saxons.
M. Philippe Marini, président. - Se pose aussi la question du point de savoir si les cumuls de fonctions se produisent ou non à l'intérieur d'un même groupe.
M. Jean-Pierre Jouyet. - Tout à fait. A propos du livret A, notre sentiment, sachant que nous ne sommes pas le régulateur bancaire, est que l'on assiste davantage à un transfert entre dépôts à court terme plutôt qu'un transfert de l'épargne à long terme vers le court terme.
La question du faible nombre d'interdictions temporaires ne relève pas directement du collège que je représente, ni du secrétariat général confié à Thierry Francq, et nous regrettons cette situation. Elle relève de la commission des sanctions avec laquelle il pourrait être utile que nous ayons un dialogue sur ce point.
Sur les produits défiscalisés de type SCPI, un travail est en cours pour renforcer les contrôles.
M. Thierry Francq. - Il est vrai que l'on voit pulluler des produits de tous ordres, en marge de nos compétences car elles sont situées entre les produits financiers et d'autres formes d'investissement. Cela nous inquiète et nous lançons des alertes. Il y a peut-être des améliorations à réaliser sur les champs de contrôle, un certain nombre de produits tirant parti de vides réglementaires. Les produits d'investissement immobilier sont sous l'empire de la loi Hoguet qui n'est pas, à nos yeux, très protectrice des investisseurs.
Mais il y a beaucoup d'autres exemples. Nous venons, par exemple, de faire une alerte à propos d'une société hong-kongaise qui propose de la gestion de containers aux Néo-calédoniens avec une promesse de rendement de 12 %. Ces cas sont de plus de plus fréquents et relèvent souvent de l'escroquerie.
M. Jean-Pierre Jouyet. - En matière de taxation de dividendes, il convient d'effectuer de bons dosages, notamment en faisant attention à l'équilibre entre le traitement du versement des dividendes et celui des rachats d'actions par les sociétés, sachant qu'actuellement nous assistons à un développement de ces derniers.
A la question relative à la mise en place d'une gouvernance européenne, limitée ou non à la zone euro, je répondrai, à titre personnel, en tant qu'Européen, que le statu quo n'est pas possible et qu'il convient d'aller plus loin dans la gouvernance de la zone euro.
Mais la question est extrêmement difficile de savoir comment, du fait de l'importance de la place de Londres en particulier, s'assurer qu'une telle réglementation ne se traduira pas par des délocalisations. Cela pose le problème de l'articulation entre la zone euro et le marché intérieur, question sur laquelle nos amis britanniques ont déjà introduit un certain nombre de recours. Mais, pour reprendre votre expression, il faut un saut qualitatif au sein de la zone euro. Il faut prendre des risques mais, si l'on ne fait rien, l'on n'arrivera à rien et l'on restera dans une situation d'infériorité.
M. Thierry Francq. - S'agissant de la situation financière de l'AMF, le niveau de réserves financières qui me semble raisonnable représente une demi-année de fonctionnement. Il y a trois ans, j'aurais plutôt répondu une année, mais entre-temps le législateur a apporté davantage de stabilité à nos ressources, ce qui nous permet d'être un peu moins prudents. Une certaine volatilité demeure toutefois, nos bases étant en partie fondées sur des valeurs de marché. Je n'avais pas d'inquiétudes sur la situation financière de l'AMF à la fin de l'année 2011 pas plus que je n'en ai aujourd'hui, mais on ne peut de toute façon pas faire tendre nos réserves vers zéro...
M. Jean Arthuis, président. - Je n'ai pas dit cela...
M. Thierry Francq. - Quelques rappels sur la volumétrie de nos contrôles : sont soumis à notre contrôle 1 069 intermédiaires financiers, 6 000 conseillers en investissements financiers et 12 000 OPCVM. En 2011, nous avons également examiné 3 000 publicités pour des produits financiers, 850 documentations commerciales et 143 millions de transactions sur les marchés grâce à d'importants moyens informatiques. Je viens d'ailleurs d'être obligé d'accepter une nouvelle augmentation de nos capacités qui atteignent désormais 30 téraoctets.
M. Philippe Marini, président. - Faites-vous du contrôle à haute fréquence ?
M. Thierry Franck. - Nous effectuons des tests statistiques sur l'ensemble des carnets d'ordres, sachant que le nombre d'ordres se compte en milliards. Aujourd'hui, nous disposons donc à peu près des moyens pour accomplir notre mission. Notre effectif est d'un peu moins de 450 agents, pour un plafond d'emplois de 469. Toutefois, de nouvelles formes de contrôle vont être introduites par les directives européennes, et ces moyens devraient donc être à peine suffisants.
Se pose la question de notre capacité à effectuer plus de contrôles. Il est difficile de déterminer si nous atteignons aujourd'hui un bon taux de contrôle, mais je pense que nous sommes à un niveau raisonnable. Nous demeurons vigilants car des incertitudes demeurent sur les moyens qu'exigera notamment la directive EMIR (European Market Infrastructure Regulation) sur la régulation des dérivés de gré à gré, en ouvrant un nouveau champ de contrôle affectant à la fois les institutions financières et non financières.
M. Richard Yung. - Comment vous situez-vous par rapport aux autres autorités européennes ?
M. Jean-Pierre Jouyet. - En termes d'effectifs, nous sommes une autorité moyenne, ce qui ne correspond pas au rang réel de la France, puisque nous nous situons entre l'autorité espagnole et l'autorité néerlandaise, le contrôle des 143 millions de transactions étant effectué par seulement 150 personnes. Malgré les moyens supplémentaires octroyés par le Parlement, l'AMF demeure donc une PME. D'où l'importance de la question du partage des rôles entre les niveaux européen et national. De ce dernier relèvent notamment les enquêtes, les contrôles, le suivi des groupes et des sociétés de gestion, ou les retraits d'agrément. Quant à l'enregistrement et la régulation des groupes ou entités transnationaux comme les agences de notation, ils ont été transférés au niveau européen. Enfin, la discussion des réglementations européennes se fait au niveau de l'AEMF. L'un des défis que les opérateurs de moyenne importance comme l'AMF auront à remplir dans l'avenir consistera à assurer, avec leurs moyens, des responsabilités plus importantes liées à l'application des directives européennes.
Cela rejoint la question du partage des compétences entre l'AMF et l'Autorité de contrôle prudentiel (ACP) et de la nécessité d'une coordination plus étroite, sachant qu'il existe par exemple, entre les deux institutions, un pôle commun de surveillance des produits d'épargne. Il appartient au législateur d'examiner s'il ne serait pas opportun de renforcer cette coopération par le biais d'une rationalisation des moyens.
Concernant la culture financière des Français, les résultats évoqués proviennent d'enquêtes de connaissances faites auprès de l'opinion. Ils montrent un retard de notre pays par rapport aux pays anglo-saxons et scandinaves. Par un effort de tous les instants, nous sensibilisons les acteurs financiers à la nécessité de faire preuve de davantage de pédagogie financière et de consacrer plus de leurs moyens aux associations de consommateurs ou de défense des épargnants, le législateur et le régulateur devant, quant à eux, travailler ensemble sur ces sujets. Je ne pense pas que les opérateurs puissent logiquement, d'un côté, se plaindre de ce que les Français n'aiment pas la finance et de l'autre, ne pas faire cet effort de pédagogie.
Les chambres de compensation représentent un véritable enjeu industriel pour lequel rien n'est gagné. Développer des chambres de compensation dans la zone euro pour contrôler l'ensemble des contrats qui sont adossés en liquidités libellées dans cette devise présente un intérêt géostratégique essentiel pour lequel il faut se battre politiquement. Mais croyez bien que le Royaume-Uni n'est absolument pas décidé à se laisser faire !
Je partage votre avis quant aux risques systémiques des marchés de matières premières. L'on observe effectivement une financiarisation et une utilisation des produits dérivés de plus en plus importantes sur les marchés énergétiques et agroalimentaires et l'écart entre les transactions physiques et les transactions financières ne cesse de se creuser, à tel point qu'il devient très complexe de déterminer la part du trading réalisé pour compte propre, pour compte de tiers, ou, physiquement, par les opérateurs eux-mêmes. Le caractère de plus en plus virtuel de ces marchés me semble effectivement grave.
M. Thierry Francq. - Sur les produits de titrisation, en dehors de la bonne décision d'obliger aux banques un taux de rétention de 5 %, il n'y a malheureusement pas eu d'initiative législative. Il faut cependant signaler l'action de la BCE, qui a créé une forme de label indiquant les organismes autorisés à utiliser des actifs titrisés comme collatéraux à un refinancement auprès d'elle. Mais celui-ci ne sert qu'au refinancement auprès de la banque centrale et n'a pas de caractère public.
A mon sens, il faut donc une initiative législative afin de créer un label européen officiel, d'autant plus que l'on assiste, dans certains pays, au développement de nouveaux SPV (Special Purpose Vehicle), c'est-à-dire des formes non régulées de titrisation, qui sont actuellement sans impact sur la France mais révèlent qu'il existe un risque réel d'assister aux mêmes dérives que celles observées aux Etats-Unis en 2008.
Je tiens à préciser que nous n'interdisons pas de produits. En Europe, les règles d'organisation des institutions sont fondées non pas sur une base territoriale mais sur la nationalité : nous ne régulons donc pas les succursales françaises d'un établissement anglais ou allemand. En revanche, les règles de commercialisation relevant de la compétence territoriale, nous essayons de les utiliser au maximum pour réguler. Si nous arrivons presque à interdire les produits les plus exotiques, nous n'y parvenons toutefois pas complètement.
M. Philippe Marini, président. - Si vous faites un communiqué pour mettre en garde le public, ce n'est certes pas une interdiction mais cela constitue tout de même une forte dissuasion.
M. Thierry Francq. - Je crois que vous sous-estimez le pouvoir de persuasion des commerciaux. S'agissant des produits complexes, le coeur du problème se situe dans les rétro-commissions. Quand un vendeur ou un conseiller en investissements financiers perçoit une rétro-commission, qui peut être supérieure à 5 % du montant, tous les avertissements ne suffisent pas à entamer sa motivation.
M. Jean Arthuis. - Tous les produits défiscalisés sont bien commissionnés.
M. Philippe Marini, président. - On pourrait limiter la rétro-commission ?
M. Thierry Francq. - La question est posée au niveau européen.
M. Jean Arthuis. - Le législateur est responsable, en ouvrant des brèches avec les niches fiscales.
M. Philippe Marini, président. - ...que l'on vote plus ou moins en renâclant, en résistant...
M. Jean-Pierre Jouyet. - Dans le sens de ce que dit le président Arthuis, nous voyons effectivement que les effets peuvent être démultipliés.
Mercredi 27 juin 2012
- Présidence de M. Philippe Marini, président -Fiscalité numérique - Communication
La commission entend tout d'abord une communication de M. Philippe Marini, président, sur la fiscalité numérique.
M. Philippe Marini, président. - L'intérêt de notre commission pour le sujet de la fiscalité numérique est ancien et je souhaite aujourd'hui vous présenter un état des lieux et un plan d'action permettant de trouver des moyens innovants, équitables, transparents et justes, afin que le principe de neutralité s'applique à des transactions identiques, quels qu'en soient la forme, les modalités, le support, la technologie.
J'ai recueilli de nombreuses propositions et contributions au cours des nombreux forums, auditions et déplacements que j'ai effectués ces derniers mois, notamment à Dublin, au siège de Google, et à Bruxelles auprès des services de la commission européenne et de différents Etats.
L'idée sous-jacente qui s'est dégagée de ces travaux est que la fiscalité doit s'adapter aux technologies et évolutions de l'économie. Celle-ci mue radicalement avec la globalisation de l'internet et, dans ce contexte, la fiscalité numérique apparaît comme la nouvelle fiscalité du 21ème siècle : à nouvelles assiettes, nouveaux impôts. Une fiscalité moderne ne peut donc plus ignorer les nouvelles formes de création de valeur et de richesse apportées par la croissance de l'économie numérique. La crise de l'euro montre que la concurrence fiscale entre Etats partageant la même monnaie est une voie sans issue face à des groupes dont les critères d'implantation au Luxembourg ou en Irlande reposent quasi-exclusivement sur un principe d'optimisation fiscale.
L'idée d'équité fiscale est à la base de notre démarche. Cet enjeu est vital. Le développement du commerce électronique est un thème transversal qui doit transcender les clivages nationaux. Il faut définir une nouvelle fiscalité du numérique qui inclue les géants mondiaux de l'Internet afin de restaurer les recettes fiscales des Etats. Or cette responsabilité nous incombe au premier chef, au législateur et aux Etats.
Comment le débat sur la fiscalité numérique est-il apparu en France ?
Pour des raisons d'équité fiscale et pour faire face aux phénomènes de distorsion de concurrence et d'optimisation fiscale, dans les secteurs notamment de la publicité en ligne et du commerce électronique, un débat s'est ouvert en France sur la manière de faire contribuer aux finances de l'Etat des groupes qui, en parfaite conformité avec les règles fiscales françaises et européennes, sont établis fiscalement dans d'autres pays de l'Union européenne que la France, et ne paient donc pas ici d'impôt sur les sociétés alors même que ces groupes utilisent les infrastructures et les services publics situées sur le territoire national.
La nouveauté est que ces débats s'amplifient dans les grands Etats de consommation : la France mais aussi la Grande-Bretagne, l'Allemagne, l'Italie, sans oublier le premier marché qui est celui des Etats-Unis. C'est pourquoi, il y a déjà trois ans, la commission des finances avait commandé en 2009 une étude au cabinet Greenwich Consulting et organisé, le 7 avril 2010, une première table ronde sur l'impact du développement du commerce électronique sur les finances de l'Etat. Le constat était sans appel. Quelles que soient les impositions considérées (impôt sur les sociétés, TVA, taxe sur la publicité), les grands acteurs mondiaux du commerce électronique ont bâti leur modèle économique et établi leurs sièges sociaux dans les États à « fiscalité basse » : Irlande et Luxembourg principalement.
Ensuite, la commission des finances a donné une première traduction sur le plan législatif à la première version de la taxe sur la publicité en ligne dont l'idée avait été lancée par le rapport « Zelnik ». C'est sur ma proposition, d'abord dans le premier collectif de 2010, puis en loi de finances pour 2011, que le Parlement a institué une taxe sur les services de publicité en ligne égale à 1 % du montant de la prestation. A l'époque, cette initiative improprement qualifiée de « taxe Google » avait recueilli, dans son principe, une large approbation du Sénat. Mais par la suite, cette disposition a été supprimée en loi de finances rectificative pour 2011, avant la date d'entrée en vigueur de la taxe, sous la pression très forte et médiatique du secteur de l'internet et avec comme argument, en partie fondé, que ne s'appliquant qu'aux annonceurs basés en France, elle présentait le risque de voir les groupes délocaliser leurs activités d'annonceur et donc de ne faire peser cette taxe nouvelle que sur les PME françaises. Certes, le dispositif proposé, alors réalisé dans l'urgence, comportait des imperfections, mais il a eu le mérite d'installer le sujet dans le débat public.
Aujourd'hui, tous les acteurs et professionnels du secteur s'accordent sur le danger que représente la concurrence déloyale des grands acteurs de l'internet basés dans les pays à fiscalité basse : les fameux « GAFA » (Google, Apple, Facebook et Amazon).
Nos collègues de la commission de la culture, dont Catherine Morin-Desailly, que je remercie de sa présence, et de la délégation à la prospective se sont également emparés de la question. Je signale à cet égard que Joël Bourdin a publié un rapport intitulé « Commerce électronique : l'irrésistible expansion ».
Par ailleurs, le Conseil national du numérique (CNNum), créé le 27 avril 2011, s'est prononcé, le 14 février dernier, dans des termes qui coïncident très largement avec notre démarche : « Comment faire contribuer aux finances de l'Etat des groupes qui, en parfaite conformité avec les règles fiscales françaises et européennes, sont établis fiscalement dans d'autres pays de l'Union européenne que la France, et ne paient donc pas en France d'impôt sur les sociétés alors même que ces groupes utilisent les infrastructures situées sur le territoire français, les services publics français, bénéficient d'avantages fiscaux et sociaux pour l'embauche d`ingénieurs formés par le système scolaire et universitaire français ? »
En ce sens, plusieurs tribunes ont été publiées par les opérateurs de télécoms et les groupes de médias, notamment Vivendi et sa filiale Canal +. Je note également qu'en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, les journalistes ont également décrit et « décortiqué » dans le détail les stratégies d'optimisation fiscales. Je saisis cette occasion pour préciser que ni Apple, ni Google, ni Amazon ne contestent sur le fond les investigations menées par le Guardian et le New-York Times selon lesquels ces entreprises échappent également au fisc des Etats américains. Il faut noter que nos collègues sénateurs d'outre-Atlantique commencent également à s'en émouvoir. Le sujet n'est plus tabou et est devenu un enjeu de premier plan dans l'actualité économique et fiscale car sont touchés par ces distorsions fiscales de concurrence tous les grands Etats de consommation.
Deux sujets illustrent les difficultés qu'éprouvent les Etats à appliquer et percevoir les taxes applicables aux ventes dématérialisées sur Internet.
Au niveau européen, l'enjeu principal concerne la fuite des recettes fiscales liées à l'impôt sur les sociétés. De ce point de vue, les règles internationales existantes ne permettent pas de rattacher de manière satisfaisante les revenus liés à un chiffre d'affaires développé en France. L'évolution de ces concepts nécessitera un consensus euro-américain qui n'est pas impossible mais qui demandera du temps. Par ailleurs, le volet relatif à la TVA ne doit pas être considéré comme résolu s'agissant de la vente de biens ou de services dématérialisés à destination de consommateurs sur le territoire français. En effet, jusqu'en 2015, l'entreprise facture au consommateur final la TVA du siège social, puis à compter de 2015, l'entreprise devra facturer la TVA du lieu de consommation mais, au terme d'une phase de transition, ce ne sera qu'à partir de 2019 que l'entreprise la reversera directement à l'Etat du lieu de résidence du consommateur. Je vous expliquerai plus loin pourquoi cette échéance est trop lointaine et nécessite une renégociation européenne.
Pour l'heure, nous constatons une distorsion très nette entre les pays d'établissement des « GAFA » (Luxembourg et Irlande) et les grands pays de consommation du e-commerce d'où proviennent les flux de richesses (Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie, Espagne). Dans le cas des services de vidéo à la demande (video on demand - VOD), il apparaît très clairement que le Luxembourg est le premier pays d'établissement des sites fournisseurs de VOD alors que les principaux pays de consommation de ces services sont la France et l'Allemagne. Cette situation est également vraie dans le domaine du commerce électronique (Amazon et Apple étant implantés au Luxembourg) et dans le domaine de la publicité en ligne (la régie publicitaire de Google étant basée à Dublin).
En matière de TVA et d'IS, nous assistons à un déplacement de la matière imposable de l'État de consommation vers l'Etat de la résidence de l'établissement stable. C'est pourquoi nous devrions avoir une position commune pour solliciter une renégociation d'ensemble car lorsque l'Europe et l'OCDE ont eu à décider de ces sujets au début des années 2000, le commerce électronique était loin de bénéficier de l'essor et de la prospérité qu'il connaît maintenant.
De plus, il faut également souligner que les modèles économiques mis en place par certains acteurs allient très intimement optimisation fiscale et distorsion de concurrence. C'est notamment le cas de Google qui fait l'objet d'une procédure en cours de la « DG concurrence » sur ses pratiques déloyales en matière de publicité et de moteur de recherches. Ainsi, il lui a été reproché le 21 mai dernier de discriminer les moteurs de recherche concurrents dans les résultats de recherches et sur sa plateforme de régie publicitaire AdWords. La perte d'audience de 13 % des moteurs de recherches concurrents après le déploiement du nouvel algorithme de Google à l'été 2011 constitue un effet concret de cette position dominante.
L'ensemble de ces constats justifie que la régulation de l'économie numérique ne doive pas se cantonner aux seules questions de concurrence et de droits d'auteurs, mais doive aussi s'élargir à la régulation sur le plan fiscal.
Le problème majeur est que l'Europe offre l'image d'un marché presque totalement capté par un seul acteur sur chaque segment, alors qu'aux Etats-Unis, une situation de concurrence perdure dans le domaine, notamment, des moteurs de recherches.
Les termes de ce débat fiscal font intervenir des parties prenantes et des intérêts différents : les opérateurs, le monde de la culture, l'Etat, dans sa composante budgétaire, et à l'avenir, le financement du budget de l'Union européenne.
Le financement des réseaux haut-débit est assuré principalement par les opérateurs et par les autorités publiques - l'Etat, via le Fonds pour la société numérique, les collectivités territoriales. Certains acteurs souhaiteraient y voir contribuer les « Géants de l'internet ». Or, l'inquiétude des opérateurs télécoms apparaît légitime car ils doivent faire face à des investissements considérables et sont préoccupés par la multiplication des taxes affectées au cinéma, à l'audiovisuel public ou aux droits d'auteurs. Ils en sont donc arrivés, dans la continuité des travaux de la commission des finances, à la même conclusion : il faut définir une nouvelle fiscalité du numérique qui inclue les géants mondiaux de l'Internet afin de ne pas peser exclusivement sur les acteurs français. Ils sont en quelle que sorte devenus des alliés objectifs de notre démarche.
De mon point de vue, l'enjeu dépasse très largement celui du financement de la culture, car la croissance prodigieuse du commerce électronique et le phénomène d'évasion des assiettes fiscale mettent, par les volumes en jeu, principalement en danger les recettes de l'Etat. Il est toutefois indispensable d'associer les acteurs de la culture à la réflexion fiscale car l'érosion des assiettes met aussi en péril le rendement des taxes affectées au financement de l'audiovisuel public et des droits d'auteurs.
L'enjeu principal reste la contribution au budget général de l'Etat que tout acteur produisant un revenu d'activité sur le territoire français devrait apporter, même s'il n'est pas établi en France. Sur ce point, il faut signaler que le CNNum estime que les revenus générés par Google, iTunes, Amazon et Facebook oscilleraient entre 2,5 et 3 milliards d'euros en France. En revanche, ces quatre acteurs n'acquitteraient en moyenne que 4 millions d'euros par an au titre de l'impôt sur les sociétés alors qu'ils pourraient être, si on appliquait le régime français, redevables d'environ 500 millions d'euros.
Enfin, des voix émergent pour étudier la manière de faire participer l'économie numérique au budget de l'Union européenne et au financement des équipements et réseaux à haut débit.
Le débat initié par la commission des finances a donc permis d'identifier les acteurs en présence et de structurer les pistes de réflexion. Il reste maintenant à relever le défi de définir des pistes concrètes.
Aussi, je souhaite placer le débat sur le terrain de la neutralité et de l'équité fiscale : la neutralité est la taxation, quelle que soit la technologie employée pour une même fonction et l'équité est le traitement selon des règles du jeu « one level playing field » des agents économiques lorsqu'ils interviennent sur un même secteur.
En l'état actuel du droit, toute initiative tendant à relocaliser unilatéralement en France des revenus déclarés dans un autre Etat se heurterait à nos engagements internationaux. A défaut, nous devons rétablir à court et moyen terme le principe d'équité de traitement fiscal sur les taxes existantes ainsi que sur les flux dématérialisés de valeur ajoutée, sans remettre en cause les services offerts gratuitement aux internautes et sans créer unilatéralement une pression fiscale supplémentaire sur les seules PME françaises ou nationales. Cette approche doit être très clairement exprimée afin d'éviter que les grands groupes de l'internet et leurs très importants moyens de lobbying ne reproduisent leur message de victimisation médiatique. Il faut rappeler que la neutralité du net ne doit pas conduire à créer des zones franches d'évasion fiscale pour de grands groupes qui se parent de toutes les vertus, telles que la croissance économique ou la liberté d'opinion, mais qui se livrent dans le même temps à des comportements de pure optimisation fiscale. C'est pourquoi la neutralité du net doit s'accompagner de l'équité fiscale et donc d'une véritable régulation fiscale. Les entreprises ont su utiliser en toute légalité les incohérences des législations nationales. Ces comportements sont légitimes mais c'est la légalité qui n'a pas su évoluer en temps utile.
Il appartient aux États, aux autorités de régulation et au législateur d'intervenir. En effet, même si l'effet concret de l'économie numérique est discuté par les économistes sur la question précise du nombre d'emplois directs ou indirects engendrés par la nouvelle économie, il apparaît que l'économie numérique, en particulier le e-commerce, constitue une assiette fiscale dynamique et un gisement de croissance pour l'avenir, dont la majeure partie échappe à l'impôt sur les sociétés et à un certain nombre de taxes spécifiques (publicité, audiovisuel publique). Selon le cabinet de conseil McKinsey, commandité par Google, Internet aurait contribué à un quart de la croissance de l'économie française et à la création de 700 000 emplois en quinze ans et, en 2015, l'économie numérique représentera 5,5 % du PIB, soit 129 milliards d'euros, et aura créé 450 000 nouveaux emplois.
Ces perspectives économiques expliquent certainement pourquoi la fiscalité numérique est devenue un sujet pleinement d'actualité, en phase avec les problématiques de croissance, d'emploi, de soutenabilité des finances publiques et a figuré à ce titre dans les thèmes de la campagne présidentielle. Les deux candidats finalistes ont souligné l'acuité du problème et évoqué la relance des négociations internationales sur l'assiette de l'IS.
Quelles pistes concrètes pouvons-nous suivre ?
Ces deux dernières années, en marge des travaux du Sénat, aucune proposition véritablement opérationnelle n'a été proposée par le Gouvernement. De leur côté, les professionnels du numérique ont formulé de nombreuses propositions, dont quelques pistes concrètes, peuvent être citées :
- la représentation fiscale des acteurs Internet non-résidents en France à partir de certains seuils d'activité. Cette procédure de recouvrement a pour but l'identification des redevables quel que soit le lieu d'établissement, j'y reviendrai plus loin ;
- certains opérateurs de télécoms ont proposé l'extension aux acteurs de l'Internet étrangers de taxes applicables aux acteurs français telles que la taxe versée par les opérateurs télécoms au compte de soutien aux industries de programmes, la taxe sur les services de télévision et une réforme de la redevance sur la copie privée ;
- outre les taxes sur la publicité en ligne et le commerce électronique, une proposition intéressante concerne une contribution sur la valeur ajoutée numérique (CVAN), par analogie avec la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) due par les personnes physiques et sociétés qui exercent en France. Ainsi, le site basé à l'étranger qui n'est pas redevable de la CVAE mais qui réalise un chiffre d'affaires sur le marché français serait visé, mais il faudrait définir les activités assujetties, définir le mode de calcul de la valeur ajoutée et appliquer une procédure déclarative de chiffre d'affaires sur laquelle surgirait des problématiques de déductibilité des charges et de prix de transferts. Cette orientation est intéressante et présente le mérite de ne pas stigmatiser une activité particulière et de développer un discours de principe sur l'équité fiscale quel que soit le vecteur technologique de richesses. Toutefois, elle reste à explorer et expertiser avant de savoir si elle s'imposera dans les années à venir ;
- une dernière proposition, l'octroi numérique sous la forme d'un droit d'accès aux infrastructures de réseaux, semble à exclure car le paiement d'une telle taxe, si elle conditionne l'utilisation d'un réseau national, risquerait de porter atteinte à la libre circulation des services au sein de l'Union européenne.
Des solutions jurisprudentielles ou de renégociation internationale du droit en vigueur ont également été proposées autour de deux notions :
- taxer les bénéfices des acteurs étrangers du numérique sur la base du « cycle commercial complet » qui est une notion jurisprudentielle et qui nécessite l'aboutissement d'une procédure juridictionnelle mais aussi la renégociation des conventions fiscales entre Etats ;
- travailler au plan communautaire à l'adoption d'un statut créant un établissement stable virtuel en matière d'impôt sur les sociétés.
Toutefois, ces deux dernières pistes, que je soutiens également, nécessitent certainement de nombreuses années de renégociation des règles de l'OCDE et des conventions fiscales.
En conclusion de cette première phase de recueils d'information, très riches d'enseignements, il apparaît que la première tentative de « taxe Google » aura atteint son objectif principal qui est de faire entrer la question de la fiscalité numérique dans le débat public européen. La presse mondiale s'est emparée du sujet et il appartient aussi aux professionnels de saisir l'opportunité d'être une force de proposition au niveau européen et international.
Il reste maintenant à faire en sorte que les opinions publiques se mobilisent et, sur ce point, nos débats parlementaires ont un rôle à jouer pour « faire bouger les lignes » et porter ce débat au niveau des Etats. L'économie numérique ne doit plus s'apparenter à une « économie de traite » au détriment des Etats de consommation.
Aussi vais-je, pour ma part, vous présenter mes propositions issues de l'ensemble de ces contributions. Il me paraît important qu'une suite concrète y soit donnée, notamment par le biais d'une proposition de loi au niveau national combinée à une feuille de route opérationnelle au niveau européen et international.
Les pistes d'évolution relèvent autant, sinon plus, de la négociation internationale que de la législation interne. Aussi, en faisant le parallèle avec la démarche adoptée par la France pour la création de la taxe sur les transactions financières, je défends l'idée de jeter les bases de la fiscalité numérique d'abord sur le plan national car, même incomplète, elle préfigurerait l'adoption d'une taxation plus globale au niveau européen. Une telle initiative donnerait un support juridique solide permettant aux acteurs de l'internet et aux responsables politiques de s'impliquer plus fortement en vue de la création d'un projet européen de fiscalité numérique.
Cette proposition de loi s'inscrit dans des enjeux politiques majeurs - compétitivité, croissance des marchés, impact sur l'industrie européenne - et constitue l'une des composantes d'un plan d'action global qui comprendrait trois objectifs : tout d'abord, le niveau national ne doit pas être négligé car c'est à ce niveau que le débat peut se développer. Ensuite, il faut le diffuser au niveau européen, mais seulement grâce aux opinions publiques nationales car il faut bien se rendre à l'évidence qu'une telle conscience n'existe pas à l'échelle communautaire. Il n'y a pas d'opinion publique européenne à part entière, si ce n'est la somme des opinions publiques nationales.
En complément de la proposition de loi comme première étape d'une feuille de route globale, je vous propose, dans une perspective à moyen et long termes, deux actions qui méritent un soutien spécifique et la recherche de synergies au niveau européen avec les parlementaires des Etats membres rencontrant les mêmes problématiques (Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Espagne, etc.) de distorsion de concurrence et d'optimisation fiscale des grands acteurs du net. En premier lieu, il faut, au niveau européen, renégocier le calendrier de mise en oeuvre de la directive TVA relative aux services électroniques afin d'avancer son échéancier d'application. Ensuite, il convient, au niveau international, notamment euro-américain, de sensibiliser et convaincre les Gouvernements des Etats membres de l'Union d'initier un processus d'adaptation des règles d'imposition des bénéfices établies par l'OCDE, en prenant en compte la spécificité de l'économie numérique et de la dématérialisation des flux de richesses.
Pour donner une traduction opérationnelle à l'établissement de la neutralité et de l'équité fiscales, j'ai entrepris un travail d'élaboration d'une proposition de loi relative à la fiscalité numérique dont le dispositif pourrait comporter deux volets au sein d'un nouveau chapitre intitulé « fiscalité numérique » qui serait inséré dans le code général des impôts :
- d'une part, un volet procédural mettant en oeuvre une obligation de déclaration d'activité, le cas échéant au moyen d'un référent fiscal, par les acteurs de services en ligne basés à l'étranger à partir de certains seuils d'activités, sur le modèle procédural de l'agrément accordé aux sites de jeux en ligne mais en respectant les principes de non discrimination et de proportionnalité et donc en veillant à rester eurocompatible ;
- d'autre part, un volet fiscal comportant deux séries de taxation, la première destinée à assurer la neutralité fiscale en matière de taxation de la publicité en ligne et du commerce électronique (Tascoé) au dessus de certains seuils d'activité, la seconde visant à établir l'équité fiscale en étendant aux acteurs étrangers de l'internet certaines taxes existantes relatives aux services de télévision et à la fourniture de vidéogrammes à la demande. Cette extension d'assiette contribuerait à pérenniser le financement de la culture et à ouvrir un débat sur une révision des taux.
Le cadre juridique de l'agrément des sites de jeux en ligne opérant en France constitue un précédent en matière d'encadrement de l'activité des sites Internet et en démontre le caractère opérationnel puisqu'il a déjà permis de collecter près de 600 millions d'euros. Toutefois, à la différence de la procédure d'agrément préalable propre aux jeux en ligne pour des motifs d'ordre public qui ne concerne qu'un nombre limité de sites, les acteurs Internet de la publicité en ligne, du commerce électronique ou de certains services sont potentiellement très nombreux et, conformément à la jurisprudence de la CJUE qui prohibe le caractère général d'une obligation de représentation fiscale, il convient de proposer la mise en oeuvre d'un dispositif déclaratif qui ne serait ni discriminatoire, ni disproportionné. C'est pourquoi il est ici proposé plusieurs options : celle du représentant fiscal (procédure lourde) ou celle du régime spécial de déclaration des services fournis par voie électronique (procédure simplifiée et dématérialisée). De la même manière, afin d'écarter tout soupçon de procédure discriminatoire, les prélèvements applicables aux personnes non établies en France le seraient au même titre que pour celles qui y sont établies, et ne seraient donc pas des prélèvements appliqués aux seules entreprises étrangères.
S'agissant du volet fiscal, par souci d'efficacité, je propose de ne retenir qu'un nombre limité de taxations. Ainsi, les prélèvements soumis à l'obligation de déclaration pourraient concerner la taxe sur la publicité en ligne, la taxe sur les services de commerce électronique (Tascoé), la taxe sur les services de télévision et la taxe sur les ventes et les locations de vidéogrammes destinés à l'usage privé du public.
En proposant une nouvelle version de la taxe sur la publicité en ligne, la « taxe Google 2.0 », il s'agit ici de transposer au média Internet la taxe sur la publicité diffusée par voie de radiodiffusion sonore et de télévision due par les régies publicitaires en application du principe de la neutralité technologique fiscale.
La publicité en ligne est un marché encore limité, mais en forte progression. Il est évalué par le syndicat des régies Internet à 2,5 milliards d'euros en 2011, dont 1,1 milliard pour la seule publicité sur les moteurs de recherches et 600 millions d'euros pour la publicité graphique (bannières, messages, etc.). En 2012, le marché publicitaire en ligne devrait atteindre 2,8 milliards d'euros.
La première version de la taxe sur la publicité en ligne votée en loi de finances pour 2011 (ancien article 302 bis KI) n'était applicable qu'aux annonceurs établis en France, sans seuil d'activité, et ne permettait pas en conséquence d'appréhender l'activité des sites basés à l'étranger, notamment Google. La seconde version ici présentée diffère radicalement et peut être qualifiée de « taxe Google 2.0 » car elle s'applique dorénavant aux régies, où qu'elles se situent, et non aux annonceurs.
De ce fait, Google Ireland sera redevable de la taxe au regard du milliard d'euros de chiffre d'affaires au titre de son audience sur le marché français en qualité de régie publicitaire. Cette taxe sera également due par tout acteur français ou étranger en fonction de seuils d'activités minimales. Assise sur les sommes, hors commission d'agence et hors taxe sur la valeur ajoutée payées par les annonceurs aux régies pour les services de publicité dont l'audience est obtenue en France, cette taxe serait calculée en appliquant un taux de 0,5 % à la fraction comprise entre 20 millions d'euros et 250 millions d'euros et de 1 % au-delà.
Il ne s'agit pas d'une mesure de rendement car le gain fiscal escompté se situerait en l'état du marché à un niveau inférieur ou égal à 20 millions d'euros, dont la moitié acquitté par le principal acteur : Google. Cela reste une piqûre d'épingle, mais il est important d'initier un mouvement. Ce rendement peut être comparé au montant de la taxe sur la publicité télévisée qui est évalué à 54 millions d'euros pour 2012.
La taxe sur les services de commerce électronique (Tascoé) est moins consensuelle, j'en conviens. Elle a pour objectif de transposer au commerce électronique la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) dont le rendement fiscal s'établit à 600 millions d'euros au bénéfice des collectivités locales. Pour mémoire, la Tascom est applicable aux surfaces de vente au détail supérieures à 400 m2 dont le chiffre d'affaires est supérieur ou égal à 460 000 euros.
Cette nouvelle version de la Tascoé diffère très sensiblement de la taxe initialement proposée en loi de finances 2011, qui était due par le preneur établi en France et assise sur les activités de commerce électronique entre professionnels. Le rendement fiscal de la Tascoé pouvait atteindre 500 millions d'euros (0,5 % d'un chiffre d'affaires de 100 milliards d'euros dans le e-commerce B to B) et sa portée dépassait très largement la seule transposition de la Tascom, sans pour autant impacter les principaux sites visés, notamment Amazon et Apple. Aussi, la Tascoé ici présentée prévoit, dans le même esprit que la Tascom, une taxation du vendeur professionnel au consommateur final (B to C) par parallélisme entre commerce de détail physique assujetti à la Tascom et commerce de détail électronique soumis à la Tascoé. Les redevables de cette taxe, qu'ils soient établis en France ou à l'étranger, seraient soumis à la même obligation de déclaration d'activité que celle prévue pour la taxe sur la publicité en ligne, ce qui permettrait d'assujettir les grands groupes de vente en ligne.
J'ai conscience que de fortes résistances vont « se faire jour » mais j'ai la conviction que la loi doit être faite parce qu'on l'estime juste et équitable pour les finances publiques et non pour tel ou tel secteur économique.
Concernant l'assiette de la Tascoé, les prévisions de la Fédération de l'e-commerce et de la vente à distance (Fevad) font état d'un chiffre d'affaires de vente en ligne de 37 milliards d'euros en 2011. Les projections pour 2012 font état d'une croissance de 20 % et d'un chiffre d'affaires de l'e-commerce qui avoisine 45 milliards d'euros, pour ensuite dépasser les 70 milliards d'euros en 2015. A cette échéance, le rendement d'une taxe de 0,5 % pourrait atteindre plus de 225 millions d'euros en 2013 et 330 millions d'euros en 2015. Le rendement d'une telle taxe apparaît d'ores et déjà important. Son application pourrait être envisagée dès 2013, sans attendre les négociations à moyen et long termes nécessaires en matière de TVA et d'IS (notion d'établissement stable virtuel).
Par ailleurs, il pourrait être intéressant de territorialiser cette ressource vers les collectivités et la péréquation. Cette idée serait en cohérence avec la perspective d'érosion du commerce physique au profit du e-commerce et donc de la compensation du préjudice ainsi causé aux territoires.
Ces estimations devront être ajustées à la baisse pour tenir compte de l'exonération des entreprises dont le chiffres d'affaires est inférieur à 460 000 euros (ce montant étant le même que celui qui déclenche l'exigibilité de la Tascom) et de la déductibilité de la Tascom, dans la limite de 50 % du montant de la Tascoé, pour les entreprises assujetties à la Tascom qui pratiquent à la fois le commerce physique et le commerce électronique.
Enfin, pour conclure ce volet fiscal, je propose d'étendre aux acteurs de l'internet établis en France et à l'étranger certaines taxes existantes relatives aux services de télévision et à la fourniture de vidéogrammes à la demande (VOD) pour rétablir une forme d'équité fiscale et trouver une convergence d'approche avec nos collègues de la culture. Ces prélèvements étant effectués au bénéfice du centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), l'élargissement de l'assiette proposé pourrait entrer dans une réflexion plus globale sur la réduction des taux actuels.
Aussi, l'extension de l'assiette de la taxe aux fournisseurs de services de télévision en ligne permettrait d'assujettir les nouveaux services numériques tels que Google TV, YouTube, Dailymotion, Apple TV, qu'ils soient établis en France ou à l'étranger.
A titre d'ordre de grandeur, le rendement de la taxe actuelle sur les services de télévision est loin d'être négligeable, et représente 558 millions d'euros pour 2012 et celui de la taxe sur la vente et la location de vidéogramme 32 millions d'euros.
Il reste que l'essentiel de l'enjeu fiscal se situe sur le terrain de la TVA et de l'imposition des bénéfices.
S'agissant de la TVA, les règles issues de la directive 2008/8/CE du 12 février 2008 qui concernent les services de télécommunication et les services e-commerce ne seront applicables qu'à partir du 1er janvier 2015 : la TVA due sera celle du pays du consommateur final (et non plus du pays du prestataire). Mais entre 2015 et 2019, il subsistera un régime transitoire durant lequel la TVA continuera à être perçue par le prestataire au taux, par exemple, de 15 %. Le Luxembourg reversera une partie de la TVA ainsi perçue au pays dans lequel est établi le consommateur. Ce n'est qu'à partir de 2019 que la TVA sera due par chaque prestataire au taux du pays de résidence du consommateur final. Cette échéance est trop lointaine. Elle favorise les groupes internationaux et les Etats à fiscalité basse au détriment des entreprises et des finances publiques des Etats de consommation.
S'agissant de l'IS, il faut rappeler que les normes d'imposition des bénéfices obéissent à un corpus de normes conventionnelles élaborées au niveau international au sein de l'OCDE qui sert de cadre à l'ensemble des conventions fiscales bilatérales. La question de la redéfinition de ces normes a toutefois été abordée au début des années 2000. L'OCDE a institué en janvier 1999 un groupe technique consultatif sur le suivi de l'application des normes existantes des conventions pour l'imposition des bénéfices des entreprises dans le contexte du commerce électronique. Malgré un très important travail de proposition, notamment sur la notion d'établissement stable virtuel, le groupe de travail avait conclu, en 2004, «qu'il ne serait pas opportun d'entreprendre pour le moment de telles réformes» pour deux motifs : le commerce électronique ne justifie pas de rompre en lui même avec les règles existantes et l'OCDE ne disposait pas de données tangibles prouvant que les gains d'efficience générés par les communications électroniques aient entraîné une baisse sensible des recettes fiscales des pays de consommation. Il apparaît aujourd'hui que ce jugement de 2004 est obsolète. L'évolution du contexte justifie la réouverture du dossier à la lumière de l'essor des groupes internationaux de l'économie numérique (Google, Apple, Facebook et Amazon - les « GAFA ») dont les modèles économiques semblent issus non seulement de leur avance technologique, mais aussi de leur stratégie d'optimisation fiscale. En effet, au début des années 2000, ces groupes ne dégageaient que peu ou pas de bénéfices.
Au terme de cette communication, je souhaite que ces travaux trouvent une issue opérationnelle et législative qui puisse servir à la définition d'une position commune européenne. Aussi, vais-je continuer à porter ce message en me rendant à Rome la semaine prochaine, puis à Londres à la rentrée.
Ensuite, il faudrait que les parlementaires et les Gouvernements incitent l'Union européenne et l'OCDE à inscrire le thème de la fiscalité numérique dans leurs agendas de travail. Cela apparaît indispensable pour assurer des recettes fiscales aux États où réside la création de valeur et non à ceux où sont domiciliés les groupes.
M. François Marc, rapporteur général. - Je salue la constance de l'engagement du président et l'utilité de ces travaux qui sont essentiels pour l'avenir de notre fiscalité et le financement de nos Etats dans les années qui viennent.
On voit l'essor du e-commerce qui n'est pas fiscalisé au même niveau que le sont les activités classiques. Un exemple illustre la nécessité de modernisation du droit existant : la redevance audiovisuelle ne s'applique pas aux ordinateurs, alors que ce moyen va devenir prépondérant dans les pratiques des jeunes générations.
Il faut être vigilant en matière de préservation des recettes fiscales. Le constat est que les pays peuplés fournissent un marché de consommateurs et supportent les charges des réseaux sans percevoir les revenus fiscaux correspondant à la création de valeur qu'ils apportent.
Vous avez évoqué deux chantiers : la TVA, qui nécessite l'unanimité au plan européen et l'IS, qui est lourd sur le plan financier. Dans l'idéal, il faudrait un IS européen mais, là encore, le projet d'assiette commune consolidée d'imposition des sociétés se heurte aux réticences des Etats moins peuplés.
S'agissant de la taxation de la publicité en ligne et du commerce électronique, les précédentes tentatives se sont heurtées à des obstacles techniques et politiques. Des questions se posent concernant les modalités de mise en oeuvre et le recouvrement de taxations qui concerneraient des acteurs étrangers. Pourriez-vous nous expliquer les améliorations qu'apporterait votre proposition de loi.
M. Philippe Marini, président. - En premier lieu, mon souci principal est qu'il faut respecter le cadre communautaire. Le processus de déclaration respecte ce cadre car il n'impose pas une procédure discriminatoire ou disproportionnée. Je rappelle que seules sont visées les entreprises et non les particuliers consommateurs. Par ailleurs, les représentants de Google ont toujours fait état de leur légalisme et déclaré qu'ils se conformeraient aux législations nationales. Au demeurant, sur la question du contrôle et du recouvrement, il existe des conventions fiscales bilatérales qui prévoient les échanges d'information entre administrations fiscales. Ce sera un bon test de leur effectivité. En l'état actuel, le texte proposé est donc plus élaboré et il ne semble pas possible d'aller beaucoup plus loin sur le plan procédural, sous peine de sortir des règles européennes.
Plus largement, l'enjeu, à ce stade, n'est pas le rendement mais la prise de conscience des déplacements d'assiette fiscale. Sans modification du droit européen et des normes internationales, nous demeurons prisonniers de la quadrature du cercle. C'est pour cela que ma proposition de loi vise, au plan national, à taxer ces grands groupes de l'internet. C'est un premier « pied dans la porte ». Si on ne faisait rien, ce serait un signal de complète impuissance.
Le contexte européen se prête à ce mouvement et les opinions publiques commencent à prendre conscience du fait que les comportements d'optimisation fiscale nuisent aux finances publiques de leurs Etats.
M. Albéric de Montgolfier. - L'enjeu est d'importance, le conseil national du numérique évoque 500 millions d'euros de perte de recettes d'IS mais combien en matière de TVA ?
M. Philippe Marini, président. - S'agissant de la TVA, le cabinet Greenwich consulting avait livré une estimation de 400 millions d'euros de perte de recettes en 2010 pour la France. Toute évaluation est discutable, mais l'enjeu pourrait dépasser les milliards d'euros si nous ne faisons rien dans les années à venir.
M. Albéric de Montgolfier. - Cette proposition de loi aura le mérite d'ouvrir le débat même si elle entraîne des risques de délocalisation pour les entreprises qui se trouveraient soumises aux nouvelles taxes sur la publicité en ligne et le commerce électronique.
M. Philippe Marini, président. - La procédure déclaratoire est possible et je la soutiens car on ne peut pas aller aussi loin que pour les jeux en ligne dont je rappelle que la procédure d'agrément très stricte, en raison du caractère d'ordre public de l'encadrement de cette activité, ne peut être transposée au commerce. En tout état de cause, il s'agit d'un succès qui a d'ores et déjà rapporté près de 600 millions d'euros.
Je rappelle aussi que pour ces grands groupes, l'opinion publique et la communication représentent un enjeu important car de leur bonne réputation dépend aussi le succès de leurs services.
M. Jean Arthuis. - Je salue l'opiniâtreté de notre président. Si nous ne faisons rien, nous sommes suspects de fatalisme. Mais il ne faut pas, à l'inverse, être tenté par la gesticulation. Il faut donc être capable de s'assurer de la faisabilité et de l'effectivité de nos propositions. Or, quand on voit l'évasion de 4 milliards d'euros vers les Bermudes, il est facile pour les multinationales de l'internet de financer quelques centres de recherche.
Il faut réfléchir à taxer le consommateur car si on ne vise que les opérateurs, il y a un risque de délocalisation et, au final, toute taxation nouvelle serait supportée par le consommateur final.
Ce qui me choque, c'est l'exception dont bénéficie le Luxembourg en matière de TVA sur les transactions immatérielles, cet Etat en gardant le fruit jusqu'en 2019. Je crois donc en la voie européenne pour modifier cette situation car je crains que la voie nationale ne soit pas à la hauteur du problème à résoudre.
M. Philippe Marini, président. - Je ne crois pas que ce soit complexe, certainement moins que la réforme de la taxe professionnelle. Je suis d'accord avec vous en ce qui concerne la « Taxe Google 2.0 » qui s'inscrit dans une voie étroite. Pour autant, il ne faut pas rester dans le blocage et l'impuissance.
M. Jean Arthuis. - La situation européenne actuelle est intolérable, il faut la changer.
M. Joël Bourdin. - Nous vivons une révolution économique car le e-commerce étend son empire sur tous les domaines de commercialisation et pose des problèmes fiscaux. Par exemple, le développement des « Drive », qui est une forme hybride de commercialisation et qui se diffuse sur tout le territoire, ne donne pas lieu au versement de la Tascom puisqu'il s'agit d'entrepôts et non de surfaces de vente.
Par ailleurs, nous allons rencontrer des problèmes de répartition de la contribution à la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) car la valeur ajoutée est concentrée dans les zones urbaines et périurbaines, mais pas dans les territoires ruraux.
Il y a déjà des cadavres, la Camif jadis et, dans le futur, les grandes surfaces.
Cependant, il faut reconnaître aussi des vertus au commerce électronique car il tire deux pôles d'activités : la technologie et la logistique. Enfin, des petits commerçants voient leur marché s'ouvrir grâce à l'internet sur des niches très spécialisées.
M. Pierre Jarlier. - On ne peut rester dans une zone de non droit. Le développement du e-commerce impacte négativement les recettes territoriales donc je suis favorable à une Tascoé territorialisée. Une proposition de loi est tout à fait utile pour lancer cette réflexion.
M. Philippe Marini, président. - Le commerce physique représente environ 460 milliards d'euros mais nous voyons que le e-commerce progresse plus vite.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Votre exposé recense bien la complexité du sujet et je vous remercie d'avoir repris des conclusions du groupe d'étude « Média et nouvelles technologies».
Il est important d'ouvrir les assiettes fiscales car de nouveaux acteurs de la chaîne de valeur de l'Internet sont apparus. Le respect de la neutralité du net passe aussi par l'application de la redevance audiovisuelle aux ordinateurs.
En ce qui concerne la taxe sur la publicité, je souhaite que les acteurs français ne subissent pas une double peine, à savoir payer une taxe supplémentaire en plus des prélèvements auxquels les acteurs étrangers ne sont pas assujettis.
Ce qui m'inquiète, c'est l'absence de stratégie européenne et le maintien de notre indépendance numérique. Or, peu à peu, les allemands sont plus conscients que nous de la structuration du marché au profit des acteurs américains. Ceux-ci bénéficient du « Internet freedom act » qui leur a permis de conquérir les marchés extérieurs. Rien de tel en Europe où nous devenons une colonie du numérique, toute la valeur étant captée par ces acteurs étrangers. L'infonuage (cloud computing) est en passe d'assurer une domination américaine sur le stockage de données. La matière est certes « gazeuse » mais elle représente un enjeu fiscal et industriel essentiel.
M. Philippe Marini, président. - Par le biais fiscal, nous touchons à un domaine très vaste et primordial. Il est paradoxal que l'Europe, qui s'est construite sur les notions de marché et de concurrence, ait contribué à créer des positions dominantes parmi les pires qui existent. C'est une contradiction fondamentale ! Notre démarche doit être menée à divers niveaux.
Mme Fabienne Keller. - La commission des finances ne pourrait-elle être à l'origine d'une initiative interparlementaire et diffuser ce message auprès de nos collègues des autres Etats membres ?
M. Joël Bourdin. - Bonne idée !
M. Philippe Marini, président. - C'est ce que je m'efforce de faire et cela doit être préparé pour déboucher sur une résolution commune. Donc, une phase de négociation préalable est nécessaire. Le mouvement est en cours et c'est un très bon sujet concret de coopération interparlementaire.
A l'issue de ce débat, la commission donne acte de sa communication à M. Philippe Marini et en autorise la publication sous la forme d'un rapport d'information.
Organisme extra-parlementaire - Désignation de candidats
La commission désigne ensuite M. Jean-Pierre Caffet comme candidat titulaire et M. Serge Dassault comme candidat suppléant proposés à la nomination du Sénat pour siéger au sein du Haut conseil du financement de la protection sociale.