Jeudi 15 mars 2012
- Présidence de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente -Audition de Mme Danièle Linhart, sociologue du travail, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - L'audition de Mme Danièle Linhart est la première à s'inscrire dans le cadre de nos travaux sur les femmes et le travail nous conduisant à nous demander si la société a bien pris en compte l'arrivée massive des femmes dans le monde du travail, notamment au moment où celui-ci évoluait vers une plus grande individualisation.
Comment ce dernier phénomène étudié par Mme Danièle Linhart a-t-il affecté les femmes, davantage soumises à la précarité ? Ces dernières font-elles preuve d'une meilleure résistance psychologique ? Ces évolutions constituent-elles une menace ou au contraire une opportunité pour l'articulation entre vie professionnelle et vie privée ?
Telles sont les questions qui se posent à nous dans la perspective des préconisations que nous serons appelés à formuler.
Mme Danièle Linhart, sociologue du travail, directrice de recherche au CNRS. - Tout en précisant que plusieurs des questions posées sont encore peu documentées en termes de recherches, je souhaiterais revenir sur les transformations spectaculaires opérées au sein du monde du travail depuis une trentaine d'années. La première de ces transformations a été l'individualisation systématique de l'organisation du travail, réponse du patronat aux risques mis en lumière par les contestations collectives de Mai 68. Une telle évolution était ambivalente dans la mesure où elle répondait effectivement à un désir de plus grande autonomie exprimée en 1968, mais constituait aussi un véritable cheval de Troie à l'encontre des organisations syndicales ainsi que de tous les collectifs de salariés dont le rôle était non seulement de développer des savoir-faire et une forme de solidarité, mais aussi de resituer la souffrance des salariés dans le champ politique. Or, aujourd'hui, ces structures ayant disparu, la souffrance au travail est vécue par les intéressés uniquement comme un problème individuel ; ils l'expliquent le plus souvent par leurs propres insuffisances ; cette infériorisation culpabilisatrice, largement partagée, peut aller jusqu'à une véritable paranoïa : si je souffre, c'est que tout le monde est contre moi.
Par l'instauration d'horaires variables, par le développement de la polyvalence qui remet en cause la stabilité des équipes de travail, par l'individualisation des primes puis des salaires, l'évolution observée se présente tel Janus bifrons, par certains côtés comme un facteur d'ouverture et de plus grande reconnaissance du salarié, et par d'autres comme une menace contre les constructions collectives et les protections qui les accompagnaient. La généralisation des entretiens d'évaluation avec le responsable hiérarchique immédiat est particulièrement emblématique de tout le chemin parcouru en la matière depuis les années 50.
La deuxième grande évolution concerne le contrat de travail, par lequel - ne l'oublions pas - un employeur se rend propriétaire d'une partie du temps de son salarié. Or, il existe une « incomplétude » de ce contrat dans la mesure où celui-ci ne dit rien de la façon dont le temps de travail sera organisé, laissant à l'employeur le soin de répondre à la question fondamentale de savoir quel dispositif permet d'utiliser ce temps de la façon la plus rentable.
Le contrat de travail constitue dès lors une source inépuisable de conflits entre des salariés et des employeurs : conflit financier sur le montant du salaire, conflit sur l'intensité du travail, l'objectif du salarié étant de s'économiser afin de préserver son employabilité tout au long de sa vie professionnelle, conflit sur les valeurs, la définition de la qualité d'un produit n'étant pas la même pour un employeur ou pour un employé ; c'est manifeste dans le domaine éducatif ou dans les hôpitaux.
A cette question du rapport de force inhérent au contrat de travail, Taylor prétendait avoir répondu par une « unique et meilleure façon de faire » consistant en une organisation du travail régulière, uniforme et indépendante de la subjectivité des ouvriers, étant entendu que dans l'esprit de son promoteur cette empreinte patronale dans l'organisation du travail devait en contrepartie se traduire par une augmentation des salaires liée à celle de la productivité. Cette formule a connu un succès mondial, comme le montre sa reprise en Union soviétique sous la forme du stakhanovisme.
Toutefois, le monde du travail a beaucoup changé, les salariés étant, notamment du fait de la tertiarisation, de plus en plus placés en situation d'interactions avec d'autres personnes, ce qui remet en cause l'organisation proposée par Taylor.
Comment doit-on faire et quand ? Cette question fondamentale est donc de nouveau ouverte pour les salariés et les employeurs, conduisant ces derniers à définir de nouvelles stratégies managériales de façon à convaincre les salariés de faire l'usage d'eux-mêmes le plus efficace possible.
Il s'est d'abord agi de stratégies dites participatives visant à dégager un accord sur les valeurs ou la culture de l'entreprise ; le philosophe Alain Etchegoyen, ancien commissaire général au Plan a même publié un ouvrage intitulé Les entreprises ont-elles une âme ?
Puis les entreprises se sont situées au plan de l'éthique notamment en édictant des chartes ou des codes de déontologie, faisant ainsi de leurs salariés des militants, disponibles et flexibles, de la cause des sociétés, ces dernières n'hésitant pas à encourager les comportements « risquophiles » ou, tel Google, à proposer des activités ludiques en leur sein. Il s'agissait d'amener les salariés à troquer, selon l'expression de Philippe d'Iribarne, leur « honneur professionnel » contre une soumission aux critères économico-technico-organisationnels perçus comme des exigences de la guerre économique mondiale.
Si ces démarches ne sont pas sans effet, elles ne constituent toutefois pas une garantie pour les entreprises, les managers français ayant par ailleurs le sentiment d'hériter de populations moins bien adaptées que celles des pays concurrents ; certains veulent « produire de l'amnésie » afin que les salariés abandonnent leurs habitudes, perçues comme autant de facteurs de résistance. Cette inquiétude des managers de notre pays tient sans doute à la persistance, dans l'inconscient collectif, d'une tradition de confrontation, alimentée par la lutte des classes, longtemps incarnée par le PCF et la CGT et illustrée par le succès du slogan « Je lutte des classes », associant démarche individuelle et lutte collective, lors des manifestations contre la réforme des retraites. L'une des particularités de notre pays par rapport à ses voisins européens est aussi l'importance très forte accordée par les Français à leur travail, la contrepartie de ce fort niveau d'investissement étant l'existence de frustrations lorsqu'il est porté atteinte au sens que les salariés donnent à leur activité ; le phénomène des suicides liés au travail étant l'un des aspects de cette réalité.
Enfin, la troisième évolution consiste en ce que j'appelle la précarisation subjective. En effet si la précarisation objective, liée au statut de travailleur - par exemple intérim ou CDD - constitue un moyen d'emprise évident pour les managers, elle est encore limitée par les nombreuses protections offertes par notre code du travail. Aussi, sans volonté de simplification manichéenne, l'on constate que les entreprises développent l'inconfort de leurs salariés comme moyen d'asseoir leur emprise sur une population prétendue moins adaptable que celle de leurs concurrents. Cette stratégie de déstabilisation consiste essentiellement à s'attaquer à l'expérience des salariés dans la mesure où celle-ci leur donne la capacité de dire non. C'est ainsi que l'on s'attaque au métier car qu'est-ce qu'un métier sinon de l'expérience collective coagulée ?
C'est dans cette perspective que doivent être analysés les incessants changements d'organisation et de méthode qui, même s'ils peuvent être justifiés par la nécessité de s'adapter à un environnement économique fluctuant, sont aussi destinés à « tétaniser » les salariés. Reprenant l'image de Taiichi Ôno, promoteur du toyotisme, il s'agit de vider suffisamment l'eau du lac afin de faire apparaître tous les obstacles et de pouvoir ainsi optimiser la navigation du bateau.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente.- Merci pour cette présentation qui nous permet de prendre conscience de l'étendue de notre champ de réflexion.
M. Alain Fouché. - Il me semble que votre analyse sur la précarisation subjective est excessive. Si elle concerne peut-être certaines très grandes entreprises, il ne faut sans doute pas la généraliser.
Mme Laurence Cohen. - Vos éclairages sont d'autant plus intéressants qu'ils s'inscrivent dans l'histoire des luttes, montrant comment la montée de l'individualisme s'est opérée en répondant à certaines aspirations de la société. N'en est-il pas de même s'agissant des femmes ? Leur revendication d'une meilleure gestion du temps dans une société demeurée patriarcale ayant abouti à une multiplication des temps partiels subis, cette formule ne finira-t-elle pas par être étendue à l'ensemble de la société ? En d'autres termes, le travail des femmes est-il le laboratoire de la précarisation générale du monde du travail, contrairement à l'égalité professionnelle par le haut que nous appelons de nos voeux ?
Mme Françoise Laborde. - Je suis assez impressionnée par votre analyse sur la précarisation subjective, mais l'employeur n'a-t-il pas lui aussi intérêt à la préservation de la santé de ses salariés ?
Mme Chantal Jouanno. - Vous avez indiqué que le contrat de travail consistait à acheter du temps, mais ne consiste-t-il pas aussi à acheter des compétences ? Quant à la précarisation subjective, est-elle véritablement volontaire ou bien n'est-elle pas plutôt une conséquence, éventuellement inconsciente, de l'évolution générale du marché à laquelle les entreprises sont soumises ? Pourquoi la précarisation de travail continue-t-elle de concerner essentiellement les femmes ? Enfin, parmi les spécificités françaises, ne faut-il pas compter aussi le surinvestissement dans le travail qui débouche sur des horaires souvent atypiques imposés aux cadres et constituant un facteur de difficulté supplémentaire pour les femmes ?
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Ce phénomène n'est-il pas d'ailleurs accentué par l'usage des nouvelles technologies de l'information et de la communication qui estompent les frontières entre ce qui relève ou non du temps de travail.
Mme Danièle Linhart. - La précarisation subjective est une conviction théorique qui s'est imposée à moi au cours de mes années de recherche. Elle ne doit toutefois pas être entendue comme un complot mais comme une stratégie jugée nécessaire par les employeurs pour répondre aux exigences imposées par la compétition économique avec une population jugée difficile. Comme tous les autres salariés, les managers se plaignent de l'écart entre leurs objectifs et les moyens, en l'occurrence humains, mis à leur disposition. Ceci est aussi vrai dans le secteur public où le modèle du fonctionnaire travaillant en son âme et conscience est remis en cause par une politique de changements destinés à les forcer à se remettre en cause.
Le drame de notre époque est de refuser de voir la dimension conflictuelle de cette réalité et de postuler le consensus plutôt que de s'engager dans la recherche d'un compromis. Tant que cela durera, les responsables des ressources humaines continueront à se tourner vers les psychologues ou même vers les militaires afin de recueillir leur expertise, faute de savoir comment agir.
Quant à l'impact pour la société de l'entrée massive des femmes sur le marché du travail, je suis frappée par la volonté des entreprises de prendre de plus en plus en charge des aspects de la vie privée : crèches d'entreprises, conciergeries, pressing, livraison de fleurs... En application du principe selon lequel il n'y a pas de changement de mode de production sans changement de société, l'entreprise s'intéresse à la vie familiale afin de la rendre compatible avec le travail. Les femmes peuvent d'ailleurs leur paraître mieux adaptées que les hommes aux exigences d'une flexibilité à laquelle elles sont déjà accoutumées. Certaines femmes cadres ne demandent par exemple qu'un peu de flexibilité en échange de quoi, elles acceptent de travailler 70 heures par semaine sinon plus.
Mme Françoise Laborde. - Mais elles en souffrent !
Mme Danièle Linhart. - On peut penser qu'elles sont mieux adaptées, et qu'elles sont souvent moins susceptibles que les hommes de s'effondrer en cas de remise en cause de leur situation professionnelle. Toutefois ne sachant pas comment les choses se passent en particulier selon les différentes catégories de femmes, il faudrait mener des recherches sur ce sujet.
A propos de la santé, bien que les employeurs soient en principe responsables de l'intégrité physique et mentale de leurs salariés, l'on assiste à un phénomène de « prédation » attesté par la pyramide des âges des entreprises où les 28-52 ans sont surreprésentés au détriment des autres et notamment des séniors, poussés vers la sortie. Quant à la question de l'inscription de la compétence dans l'échange lié au contrat de travail, c'est bien là que réside le conflit, chacun ayant sa définition de la façon dont le travail doit s'effectuer et des objectifs à atteindre. L'expression « ça passe ou ça casse » de plus en plus employée par les salariés démontre à quel point ils se sentent perpétuellement « sur le fil du rasoir » et sont peu sûrs d'avoir accompli leur travail de façon pleinement satisfaisante.
Les femmes sont-elles le laboratoire de la précarisation de l'ensemble de la société ? C'est une piste qui mériterait d'être étudiée. Il me semble que le management moderne considère qu'il doit prendre en charge une grande partie des problèmes d'organisation de la vie quotidienne rencontrés par les femmes afin d'éviter de compliquer, par ricochet, la situation de l'ensemble des salariés. Il considère qu'il se doit d'être intrusif et de prendre en charge la vie privée des salariés. Les femmes se situent sans doute à l'avant-garde de ces changements.